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Baggio 20 ans de folie italienne et mondiale Collection "Espaces et Temps du Sport" dirigée par Jean Saint-Martin et Thierry Terret Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de tous les problèmes de société, qu’ils soient politiques, éducatifs, sociaux, culturels, juridiques ou démographiques. Mais l’unité apparente du sport cache mal une diversité aussi réelle que troublante : si le sport s’est diffusé dans le temps et dans l’espace, s’il est devenu un instrument d’acculturation des peuples, il est aussi marqué par des singularités locales, régionales, nationales. Le sport n’est pas éternel ni d’une essence transhistorique ; il porte la marque des temps et des lieux de sa pratique. C’est bien ce que suggèrent les nombreuses analyses dont il est l’objet dans cette collection créée par Pierre Arnaud qui ouvre un nouveau terrain d’aventures pour les sciences sociales. 5 Baggio 20 ans de folie italienne et mondiale L’Harmattan 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique 75005 Paris, France 6 Italo-français, Mario MORISI, né rn 1951, romancier, essayiste, enseignant, journaliste, écrit en français et en italien. Il a la particularité d’utiliser des heteronymes different selon le genre qu’il aborde : Mario Absentès pour les romans policiers, Seamus Anderson pour les romans fantastiques, Pierre Launay pour les ouvrages critiques. A publié récemment dans le domaine du sport : - Le Monde selon Baggio, suivi d’Orfeo Baggio,, 2006, édition de l’Embarcadère, 95 Nointel : - Brera, c’è l’avevo a casa. In « I Quaderni dell’Arcimatto », 2010. Limina Editore, Arezzo. Italia. Autres publications : - Mort à la Mère, Vauvenargues, 2000 J’aurai ta peau Saxo, 2001 Achevez Cendrillon, 2003 Castor Paradiso, 2005 - Le Poisson d’Absentès, -2007, Dmo Dmo, Dole - La Boue & les Etoiles – 2010, Editions du Sekoya. 7 Prologue “Voi ch’entrate...” 8 “Au pays de Pavarotti, on chante l’amour, la beauté, la victoire, et Roberto Baggio qui est un peu tout ça. Baggio, la chanson le dit, n’est pas un mirage. Il est réel de manière douloureuse, presque bouleversante. C’est un footballeur mais décrire Baggio comme un simple joueur de football, c’est dire que Mona Lisa est une peinture. Baggio est un créateur, un inventeur, l’interprète du plus grand art populaire du monde ” Michael Farber, Sports Illustrated, 1993 On entend rugir la critique. Que de grandiloquences pour un spécialiste de la maltraitance du cuir et du bon goût. Pourquoi ne leur donne-t-on pas un ballon à chacun. Du pain et des jeux, une aliénation de plus. Le genre laudatif n’est pas récent sur les bords de la Méditerranée. Pindare, ce Grec antique, s’était fait une spécialité de la louange consacrée aux dieux, aux héros et aux athlètes : “Qu'est l'homme, que n'est pas l'homme / L'homme est le rêve d'une ombre / Mais quelquefois, comme un rayon venu d'en haut / La lueur brève d'une joie embellit sa vie / Et il connaît quelque douceur...” Les athlètes du IIIe millénaire sont-ils moins admirables que les champions olympiques d’antan ? Ceux qui en rapportent les exploits – Homère et Blondin, Hésiode ou Gioan Brera sont persuadés du contraire. Quand un rayon venu d’en haut se matérialise sous leurs yeux, la musique est belle : “Cette balle du destin en fin de partie avait quelque chose d’hypnotique. Les premiers à entrer en narcose ont été les défenseurs de la Juve, immobiles. Puis Baggio a voulu tous les yeux pour lui. C’est moi qui vous enchante, semblait-il dire en courant. Ce qu’il a fait par la suite appartient aux rares divinités du football : amorti du coup de pied d’une 9 douceur immense avec mouvement de dribble incorporé - le gardien évité, la balle au fond des filets. Le tout presque au ralenti, d’une beauté suprême. Contre l’équipe qui a lancé sa carrière et sa popularité mondiale. Quand nous nous sommes réveillés de ce rêve en sursaut : le titre s’était envolé à Rome. Coup extraordinaire. De ceux dont on parlera et se souviendra pendant des décennies. ” Car quand bien même l’on voudrait exclure le football du règne de l’art et de la beauté, jamais on ne pourra nier que de grands écrivains et de grands poètes, des auteurscompositeurs et de grands cinéastes l’ont célébré à leur manière. En Italie surtout, où l’on a en mémoire les photos de Pierpaolo Pasolini drapé dans son maillot de la Roma sur les plages d’Ostia Mare. Où Dino Buzzati a couvert les duels Coppi-Bartali et la catastrophe de Superga pour le “Corriere della Sera”. Où une douzaine de courts-métrages d’auteurs (souvent ratés) présentaient les villes d’art accueillant le Mondiale 1990. Si l’on ajoute que “Les Dieux du Stade” de Leni Riefensthal ont marqué l’histoire du reportage et du sport, que “Filhu maravilha” est une bossa entièrement dédiée à un but exceptionnel, ou que le cinéma réaliste anglais des années 90 a rendu hommage aux fans d’Arsenal vus par Nick Hornby, rien n’est provocateur dans cette évidence suivante : Le sport et le football font partie du monde de la culture depuis la fin du XIXe siècle ; et ceux qui ont su le raconter, selon leur talent, ont autant de dignité que les romanciers pipole ou que les chroniqueurs de spectacles à la mode. Certes, rien ni personne ne fera changer d’avis ceux pour qui la balle au pied est une perte de temps et les footballeurs sont des crétins. Quand Francis Huster se dépense sans compter pour que le théâtre soit associé au Mondial français de 1998, on le renvoie à sa générosité bavarde et on le traite de démagogue. Pour ne pas 10 mentionner les théories sur la distinction de l’ineffable Finkielkraut ou les charges branchées de Canal-Plus sur le dos de Papin, d’Alesi ou de Zidane qui - comme chacun sait – étaient de triple-crétins, tandis que les humoristes qui les ridiculisent ont davantage de talent qu’Alphonse Allais et que Raymond Devos. Cela ne signifie bien sûr pas qu’au stade - dont les origines sont violentes : cirques romains, arènes espagnoles - tout est pastel et tessiture. Le faisceau des regards converge vers un point unique et cela encourage des choses pas toujours très jolies. Mais ce n’est pas cet aspect qui est mis en avant par les ennemis du jeu, c’est sa fonction abêtissante. Comme si le football - seul sport de balle réellement universel - était la source exclusive de l’idiotie planétaire et la cause de tous nos maux. En 1902, écrit l’Uruguayen Eduardo Galleano, Rudyard Kipling se gaussa du football “et des petites âmes qui admirent les idiots couverts de boue qui le pratiquent”. Un siècle plus tard, Jorge Luis Borges est plus subtil : il tient une conférence sur la mort au moment où l’équipe nationale d’Argentine joue le premier match de sa coupe du monde 1978. “Le mépris de beaucoup d’intellectuels, poursuit Eduardo Galeano, se fonde sur la certitude que l’idolâtrie du ballon est la superstition que le peuple se mérite.” “Possédé par la passion du ballon, la plèbe pense avec ses pieds, s’accoutume et se réalise dans ce plaisir subalterne. L’instinct animal s’impose ainsi à la raison humaine, l’ignorance repousse la culture, et la populace a ce qu’on lui réserve.” Ce qui n’empêche pas plusieurs clubs de naître un 1er-Mai : “en l’honneur du mouvement anarchiste ouvrier de Chicago”. Antonio Gramsci, ex-secrétaire du Parti communiste italien et grand théoricien du marxisme, écrit que “cette pratique de la loyauté en plein air” est digne de louange. Camus ajoute que tout ce qu’il a appris de bon sur 11 la vie en commun lui vient des années où il était le gardien du Racing Universitaire d’Oran. Soyons fair-play. Rien ne sert de convaincre les sceptiques. Croire que le football est un jeu de plébéiens couverts de boue n’est pas un péché mortel. Quant à nous, nous allons vous parler d’un homme que nous avons choisi parce qu’il est bien plus qu’une étoile du sport. Nous l’avons choisi parce qu’il est apparu parmi les cent Italiens les plus importants de l’Histoire en compagnie de Leonard, de Marconi et de Primo Levi. Parce qu’un journaliste de renom a écrit de lui qu’il avait des “rapports étroits avec la magie ”. Parce qu’il a déclaré à vingt-trois ans qu’on “ne peut donner sa vraie valeur au football qu’en y pensant comme à quelque chose qui peut finit d’un moment à l’autre”. Parce que Rigoletto Fantappié (ça ne s’invente pas) a déclaré en pleine émeute qu’il appartenait à Florence au même titre que le “Persée” de Benvenuto Cellini et que le Campanile peint par Giotto. Parce que Vittorio Gassman, Tony Blair et les bonzes anonymes d’un monastère thaïlandais ont fait des pieds pour lui serrer la main. Parce que le cinéaste Zeffirelli, au sortir d’un match qu’il avait éclaboussé de toute sa classe, déclara le vouloir dans le rôle de Dieu aux côté de Jésus dans son “Jésus de Nazareth”. Parce que les auteurs compositeurs Gianni Morandi, Zucchero, Lucio Dalla, Ruggeri et Cremonini lui ont dédié une chanson. Parce qu’il a changé le cours de la carrière de Joe McGuinniss, un best-seller américain. Parce que Baggio, né le 18 février 1967 est un oxymoron multiple, à la fois fragile et indestructible, élégant et 12 cynique, candide et déterminé, fidèle et séduisant, écolo et fan de rock, serein et torturé. Parce que des dizaines de milliers de messages lui sont arrivés des cinq continents lors de la blessure qui allait le priver de sa quatrième coupe du monde. Parce que les cariocas ou les nordestinos pensent avec Darwin Pastorin que seul Ayrton Senna, mort quelques semaines plus tôt, pouvait enlever son tir au but de la lucarne et l’empêcher de remporter la coupe du monde US de 1994. Enfin, parce que celui dont Maradona a dit qu’il était “la beauté même” et que Ronaldo a qualifié en 1999 de “plus grand joueur avec qui il ait jamais joué” a fait rêver la planète pendant vingt ans. Au pays de l’artisanat haut de gamme, n’a-t-il pas reçu à Pontremoli le prix Arts et Métiers 2000 “pour son aptitude à faire rêver les sportifs comme personne avec ses tours de magies et ses prouesses balistiques” ? Si - inexorable ennemi de la cause footballistique - vous êtes toujours sur le point d’abandonner ce livre, sachez que celui qu’on a baptisé le Divin Catogan et qui “a divisé l’Italie en Guelfes et Ghibellins, en partisan de Sacchi ou de Baggio”, davantage qu’un superchampion est : “Un symbole, une religion. La ligne de partage des eaux entre le passé et le futur pour ceux qui sont persuadés que le présent ne peut se passer de ses arabesques” Car il n’y a pas de mot “pour décrire ce petit homme aux yeux verts ressuscité mille fois ; et toujours un mot de plus à partir des moments où on l’a prétendu mort pour le football. Histoire fabuleuse, celle de Roberto Baggio, pure et émouvante. Une magie, un acte de justice, un hurlement ravalé, un grand merci à sa manière, offert à l’armée de ses 13 admirateurs, ceux qui aiment le football, la poésie et l’impossible ” Si cela n’est toujours pas assez culturel pour vous, ayez la bonté de nous laisser tranquilles. Personne, à commencer par le Bouddha de Caldogno, ne vous en voudra jamais. 14 PREMIERE PARTIE L’ENFANCE DU HEROS 15 Il est né, le Divin Catogan Dans le “Livre tibétain des Morts”, les quarante-neuf jours astraux qui séparent la mort d’un homme de sa résurrection sont marqués par une série de rencontres où se paient les vécus précédents. Le livre les raconte avec une telle précision que ce mode d’emploi frappe l’imagination avec une force singulière. À la fin de ce transit, l’âme, entraînée par son karma, a une dernière chance d’échapper au retour dans ce monde de larmes et de souffrance. Le défunt aperçoit un couple par une porte entrouverte. Si son âme, éprouvée par l’atroce pérégrination, est rassurée à la vue de ces deux corps entrelacés et qu’elle pousse la porte, elle redevient foetus et reprend le cours de ses réincarnations humaines. Si elle ferme la porte et rompt ses chaînes, elle franchit un stade vers l’accomplissement du Bouddha en elle. Ne vous inquiétez pas : Baggio a beau être bouddhiste, nous ne vous raconterons pas les vies d’avant sa vie, même si à l’en croire il a été canard sauvage et léopard ailé. C’est du côté des Grecs et des Latins que nous allons nous pencher. D’après certaines légendes, semblable à son protecteur Hermès, Héraklès étouffe les serpents que Héra, l’épouse de Zeus son père, a glissés par jalousie dans son berceau. Jésus naquit dit-on les yeux ouverts et fut annoncé par une pluie d’étoiles. Quant à Mozart il composait au berceau. Ils sont comme ça, les génies. Si vous voulez savoir si votre enfant va marquer l’histoire de la planète, jetez un oeil dans son berceau, une centaine de divinités inconnues se crêpent le chignon pour s’attirer ses faveurs. À moins qu’un tremblement de terre ou un tsunami n’annoncent son arrivée parmi nous. Le jour de la naissance de Roberto, rien de tel ne se produit, même si une brume barbelée cristallise les villas du 16 Palladio et leur donne l’allure de pâtisseries glacées dans le sucre ; un paysage digne du Loreleifelsen ou de la plaine du Danube près de Pilsen. Belle date que celle de la naissance du fils de Matilde Rossi et de Florindo Baggio. On ignore si le talent est réparti dans le temps et dans l’espace mais Baggio n’est pas le premier à voir le jour un 18 février, puisqu’il a été précédé par Fra Angelico et Marie Stuart. Dans la liste on remarque également des bambins répondant aux noms de Michel Ange, Swami Ramakrishna, Nikos Kasantsakis et Boris Pasternak. Si l’on ajoute Andres Segovia, André Breton, Jack Palance et Milos Forman et, pour faire bonne mesure, Enzo Ferrari, Yoko Ono et ma propre mère, l’on en oublierait presque que, le même jour du même mois de la même année, le 18 février 1967 pour être précis, Robert Oppenheimer prit son congé. Une porte se ferme, l’autre s’ouvre, affirme le dicton. Dans ce cas, le monde n’a pas à se plaindre, le mal est déjà fait. Côté actualité, l’année de la naissance de Roberto est une année effervescente. Les titres des journaux s’en font l’écho. Il y a des émeutes étudiantes à Pise et à Bologne et les policiers tirent dans la foule des manifestants qui appellent à la démocratisation de l’Université et à la révolution socialiste. C’est à la même époque que les Italiens apprennent qu’ils ont échappé de peu à un coup d’État. D’après « La Repubblica », « Il Mattino », « La Stampa », « Il Gazzettino », « La Corriere della Sera », « Secolo XIX », « Il Manifesto », « Il Giornale di Vicenza » et même « Il Messagero », la faute en incombe aux services secrets, à quelques gradés, et surtout à un ancien chef de l’Etat. Il faut rappeler qu’en 1967 la guerre fait rage en Asie. Les États-Unis d’Amérique doivent transvaser les premiers sacs dans les premiers cercueils en provenance du Viêt-nam. Comme il vient de s’apercevoir que la guerre tue et que chaque cadavre de soldat fait baisser sa cote de popularité, 17 Nixon emploie les grands moyens et veut triompher où les Français ont échoué quelques années plus tôt. Dans l’opinion publique, l’incompréhension totale. Les Républicains prétendent défendre le monde libre et le rêve américain ; les Vietnamiens se battent bec et ongles pour leur indépendance et la mise en commun des richesses selon le principe communiste qui vient de renverser Chang Kai Chek de l’autre côté de leur frontière. Cela implique-t-il que les premiers doivent arroser les seconds de napalm, une version extrême du feu grégeois ? Les autorités de la plus grande démocratie du monde ne se posent pas la question. La rue va le faire pour elles. Il n’y a pas que le fer et le feu, en 1967. À Londres, quelques jours avant la naissance de Robertino, deux Beatles et Mick Jagger découvrent un guitariste qu’une certaine presse qualifie de “macaque de Borneo”. Le gars s’appelle Jimmy Hendrix. Cela rappelle les mots du Facteur Cheval à Picasso : “Dans le genre byzantin, vous êtes le plus fort, mais dans le style classique c’est moi le meilleur.” En février 1967, à l’Oratoire de Don Belindo, chez Zenere le boulanger comme au marchand de journaux « Le Point Vert » des Frères Nardi, on commente la loi sur le divorce. Papistes contre communistes ? Les positions ne sont pas aussi tranchées. L’Italie est un pays complexe, les caciques bienpensants de la démocratie chrétienne et du P.C. vont s’en rendre compte. Avant les vacances, on assiste à un golpe en Grèce et Israël déclenche une Guerre des Six Jours qui va durer des siècles. Dans le nord-est de l’Italie, on n’a pas que le monde en tête. À quelques dizaine de kilomètres de la via Marconi, fief des Baggio, les plages accueillent des jeunes gens venus du monde entier et Grado, Lido di Jesolo ou Caorlé sont le rendez-vous annuel d’une marmaille chevelue sponsorisée par les congés payés de celle qui l’a précédée. C’est 18 l’époque des mange-disques et des pétards fumés à ciel ouvert. Entassés dans les campings, les teenagers (on vient d’inventer le fossé des générations) jouent au ballon, rient, chantent et - magie de la pilule - font l’amour à corps rebattus, puisque le Sida n’est pas arrivé. Le soir - comme l’heure du village global cher à Marshal McLuhan a sonné -, cette génération effrontée se passionne pour la révolution culturelle chinoise, pour le Flower Power ou pour Che Guevara, un beau rebelle argentin. Fils d’ouvriers ou de bourgeois, voilà une jeunesse bercée par la même musique et par les mêmes utopies, chose rarement advenue auparavant. Si l’on ajoute que l’Italie est passée du niveau du tiersmonde au rang des pays riches, on imagine le bonheur de ceux qui ont vu leurs familiers partir en Argentine ou en Australie une valise à la main. Mais rien n’est jamais simple. Irrités par le « un homme/une voix » de 1789, par les mouvements sociaux du début du XXe et par la Révolution soviétique, l’oligarchie capitaliste se voit mal céder les rênes à ces morveux hirsutes émoulus de leur fac ou de leur comité d’entreprise. Alors ils envoient leurs flics, ils nourrissent la stratégie de la tension, puis ils inventeront le “choc pétrolier” Roberto n’a pas à se plaindre. Caldogno est un bourg voisin de Vicenza dont les habitants sont traités de “mangeurs de chats” par les Vénitiens et par les Padouans, sans doute en souvenir d’un siège autrichien. Surnommée la « Venise de Terre », cette ville est de belle facture, aisée sans opulence, élégante dans la tiédeur. Peu éloignée de la mer mais campagnarde, la contrée a été colonisée par les élites vénitiennes dès qu’elles ont cessé de craindre les Turcs qui menaçaient de remonter par la Croatie et par la Slovénie. Quand les guerres cessèrent et que la région fut plus sûre, les grandes familles de la Cité des Doges se mirent à fuir les étés 19 malsains de la lagune. C’est ainsi qu’ils installèrent leurs demeures du côté des monts Berici, au pied desquels Vicenza, Caldogno ou Thiene reposent paisiblement. Mais Vicenza, c’est surtout Le Palladio, ce tailleur de pierre devenu un des piliers de l’architecture moderne. Hormis Brasilia et certains quartiers de Barcelone, peu nombreuses sont les espaces urbains qui doivent tout à un seul architecte. Le coup de génie de cet ouvrier passionné d’architecture classique grecque et surtout romaine, a été de faire la synthèse entre le modèle antique tout en colonnes et en absides, en cariatides et en volutes, et le sens moderne de l’économie de moyens. Bâtiment officiel ou villa privée, d’apparence impériale ou patricienne, les bâtisses du Palladio sont des trompe-l’oeil où la brique recouverte et le stuc remplacent le marbre, où les murs sont laissés à nu pour permettre aux artistes d’y peindre, où le bien-être naît de cette harmonie des pièces les unes par rapport aux autres, et par ce sentiment omniprésent d’une moindre dépense pour un beau résultat. De sorte que ce compromis entre l’apparence haut de gamme et le coût modeste sera repris et développé partout dans le monde. Plus que tout à Vicenza, c’est l’homogénéité de ce style qui réjouit le coeur. Comme le réjouit cette campagne modelée par le climat méditerranéen, mais également par les frimas d’un hiver qui incite à un réalisme non dénué d’espièglerie. Cela dit qu’en est-il des hommes ? D’où viennent-ils ? Qui sont leurs ancêtres ? — Difficile à dire. Sans être Trieste ou Udine, la Vénétie vicentine est une région de confins qui a encaissé les soubresauts de l’histoire et accueilli des Lombards, des Francs, des Autrichiens (aujourd’hui des Albanais, des Tsiganes ou des Kurdes) venus de l’Istrie ou par Venise, cet aiguillage mondial avant l’heure. 20 Une hybridation invisible, des influences cachées ? Un melting-pot génétique ? Mario Sconcerti ne rapporte-t-il pas que Carlo Vittori, l’homme qui a aidé Roberto à rééduquer sa musculature, disait de lui qu’il avait “des faisceaux de muscles négroïdes très résistants et exceptionnellement élastiques” ; et qu’il pouvait “effectuer des mouvements et des démarrages que peu parviennent à faire.” Roby Baggio en petit-fils d’Othello, en quelque sorte. Dans les légendes, le protagoniste est très souvent exilé. Pour échapper à une mort précoce, l’enfant héros est enlevé loin du monde qu’il a pour mission de transformer. On se rappelle l’archétype. Chronos est un dieu ombrageux qui a dû se battre pour mettre de l’ordre dans le monde. (Elles sont comme ça, les légendes, il y a un avant très obscur, le Dieu nouveau arrive et - que la Lumière soit ! - la gloire du Soleil resplendit à nouveau.) Le problème de Chronos s’appelle Ouranos, son père. Ouranos, le Ciel étoilé, a pour femme Gaïa, la Terre nourricière. Titan, son demi-frère, sème le chaos. Les ancêtres des Grecs étant crédules et les choses se démultipliant à une vitesse folle (la faute au réchauffement de la planète, à Charles Darwin et à l’arrivée de peuples venus de nulle part), ils éprouvent le besoin de simplifier un peu. Chronos déclare la guerre à son Papa, met une pile aux Titans et aux Géants, ses demi-frères, et les fait basculer dans ce que les Grecs appellent les Tartares, l’ancêtre en beaucoup plus effrayant des oubliettes. Quand un fils joue un tel tour à son père, il se méfie de sa propre progéniture. Pour ne pas subir le même traitement, Chronos dévore ses enfants. Lasse de mettre au monde des enfants que son divin époux avale enveloppé d’un drap, Rhéa glisse un caillou à la place de Zeus, d’Hadès et de Poseïdon. Reste le problème d’élever les trois frères sans que Chronos ne s’aperçoive de la supercherie. Zeus grandit sur une île, 21 élevé par la nymphe Sémélé, tandis que ses vagissements sont couverts par le bêlement des chèvres et des moutons. Il en va des héros, ces demi-dieux, comme des occupants de l’Olympe. Les mamans d’Achille ou d’Hercule, séduites et abandonnées par leur amant divin, savent que leur fils porte en germe la chute de ce qui règne avant eux. Oedipe, dont l’oracle a prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère, est confié par Laïos à un sicaire. Jason échappe à la mort que lui réservait son oncle en se réfugiant sur le mont Pélion. Thésée est élevé loin d’Athènes, parce que son père Égée sait qu’il aspirera à son trône. Esculape est recueilli bébé au pie d’une chèvre. À sa naissance Achille est trempé dans le Styx pour devenir invulnérable quand il devra combattre pour le malheur de Troie. Héra, l’épouse de Zeus, tente d’assassiner Hercule, le fils de son mari et d’Alcmène. C’est Acrise, le roi d’Argos qui enferme Danaé sa fille et son petitfils Persée dans un coffre qu’il abandonne aux flots. Par bonheur pour lui et pour ceux qui racontent ses aventures, le héros - étymologiquement l’aborigène, le premier né après les dieux - a la vie dure. Très tôt menacé, il travaille à devenir invulnérable. Il est un bâtard dont la part humaine doit se hisser au niveau de la divinité qui l’a engendré : — Hercule est confié aux meilleurs précepteurs. Amphytrion lui apprend à conduire un char, Eurytos le tir à l’arc et Linos l’art de jouer de la lyre. Ce même Linos se voit confier Orphée. Jason ou Esculape sont adressés au centaure Chiron, le plus fin des pédagogues. Et c’est en participant à des jeux athlétiques que Thésée entreprend la fameuse aventure qui le conduira face au Minotaure. À cette époque, le métissage est mal vu. Fruit d’amours illégitimes, jalousés par les humains, méprisés par les dieux, enjeux de conflits qui les dépassent, les héros sont victimes de l’éternel retour des épreuves qu’on leur fait subir et les acteurs de fréquentes descentes aux enfers. Et comme il 22 s’agit d’une parabole à l’usage du peuple, quand Hercule y descend pour vaincre Cerbère et Orphée pour récupérer Euridyce, il n’est pas exclu que tout cela s’adresse à nous autres. Aussi nous avons encore, de nos jours, le privilège de passer un casting et de nous disputer les rôles de Pâris, de Béllérophon ou de l’Atalante qui - comme chacun sait - n’est pas toujours de Bergame. 23 L’enfance de Raphaël Non loin de l’ancienne voie romaine qui relie Vicenza à Schio, Caldogno s’étend sur seize hectares. C’est en 1297 que cette ancienne possession des évêques vicentins est mentionnée pour la première fois dans un document écrit. D’origine agricole et ouvrière, le bourg est devenu semi industriel et artisanal, ce qui ne lui a pas ôté son côté agreste. Caldogno - sa villa Palladio, son Oratoire, ses placettes - était réputée pour ses hivers glaciaux et pour ses étés torrides ; l’onomastique ne faisait-elle pas descendre Caldogno de kalt, un mot autrichien qui voulait dire froid ou de caldo en relation avec les sources chaudes qui firent la réputation des cités thermales de la région. Chaud ou froid, Coppi ou Bartali, Inter ou Milan, ça ne change rien à l’affaire. Malgré ses dix mille habitants, Caldogno apparaît comme un village : l’église, la place du village, quelques cafés ; effet renforcé par les journalistes qui ont fait du boulanger Zenere, de Nardi, le marchand de journaux ; de Rossetti, le patron du Bar Sport ou de Marcello Gollin, l’inénarrable animateur du “Fan Club Baggio & Vicenza” des célébrités comme en témoigne cet article américain de 1994 qui mentionne le professeur Aldighieri ou Don Belindo, ce curé qui ne manquait jamais une occasion de se fustiger pour la conversion de Roberto au bouddhisme. De sorte qu’à Paris et à Barcelone, à Buenos Aires ou à Tokyo, l’on connaissait aM. Le Maire, l’architecte Costantino Toniolo ; Mutterlé, le premier président de Roby ; le chef des carabiniers Rizzi qu’on dirait sorti de “La Guerre des Boutons”. Sans oublier les amis d’enfance du héros : Diego, Mauro ou Stefano, dont Roby ne cessait de dire qu’ils avaient été aussi bons que lui. Mais revenons en au début des années 70. 24 Un sou est un sou et dans la famille de Roberto dont la maison se trouve 3, Via Marconi, le père Noël ne fait jamais d’extravagance. Pour nourrir Gianna, Walter, Carla, Giorgio et Anna Maria (en attendant Nadia et Eddy), Papa Florindo façonne l’aluminium, ajuste et fraise toute la journée dans ce que ses voisins appellent « la fabrique ». Maman Matilde est la reine du bacalà alla vicentina et de la paetà con melagrana, le tout arrosé d’un petit rouge frisant. Comme le dira Roberto Baggio plus tard, les repas étaient si animés “qu’on avait l’impression d’un mariage perpétuel”. Et quand Nadia ou Eddy, les septième et huitième enfant de la tribu, se joindront à la tablée, Matilde, les manches retroussées, n’aura plus qu’à jeter quelques tortellini de plus dans ses marmites bouillonnantes. C’est dans cette atmosphère que Roberto grandit. Mais d’où ce petit monstre frisé tire-t-il cet inlassable besoin d’activité et cette manie d’inventer sans cesse de nouveaux jeux ? Bouclé comme les angelots de la Sixtine, le regard pétillant, il est têtu comme un mulet alpin. Quand il ne dessine pas des animaux sur les murs, il se pend aux rideaux, il plonge en bas de sa chaise, il renverse ce qu’on lui tend avec un ravissement étonné et - Newton en herbe - se livre à des études balistiques : un scientifique, en somme. “La première chose dont je me souviens, c’est d’un gosse qui court sur son vélo avec les roues adjointes. Mon père voulait que je sois coureur cycliste mais moi je ne vivais que pour le ballon. J’habitais dans la vieille maison, celle qui se trouve devant la station essence. L’espace était ce qu’il était et enfant je dormais souvent dans le grand lit entre mes deux frères. Ils bavardaient et je m’endormais heureux.” (Une vision s’impose d’un Roberto renversé par une balle en pleine figure et reniflant dignement ; fixant un de ses aînés, Walter par exemple, et soulevant la balle du pied gauche pour la reprendre du droit avant qu’elle ne touche le sol. Walter 25 évitant le bolide, pas le vase de Murano qui trône sur la commode. Quand Mamma Matilde revient du marché, le démon aux yeux verts se ramasse une demi-volée dans le derrière, preuve s’il en était besoin que ses exploits techniques ne sont pas les bienvenus à l’intérieur de la maison et qu’il a de qui tenir). Les psychologues affirment que tout se joue avant l’âge de quatre ans. Roberto n’a pas à se plaindre, il est la coqueluche de ses sœurs, il a une belle frimousse et ses maîtresses le trouvent charmant Comme la petite dernière piaille dans son berceau, Roby tanne Walter et Giorgio pour dormir dans leur lit, ce qu’ils acceptent non sans l’avoir torturé de chatouilles. Dès qu’on n’a plus l’oeil sur lui, le petit diable détale comme un chien fou. À moins qu’il ne fasse le tour du pâté de maison sur sa bicyclette, imaginant des courses contre-la-montre où il est tour à tour le Belge, l’Anglais, l’Espagnol, et que l’Italien gagne bien entendu. Mini héros en stand-by, demi-dieu inconscient de l’être, on peut supposer que Roby - que les divinités de la Nuit n’ont pas encore débusqué - est heureux. Une seule chose lui manque : être avec son père. Il ne le voit en fait que le soir quand celui-ci sort harassé par une journée passée à ajuster ou à dégauchir. Florindo prend des nouvelles des uns et des autres, réclame un carnet de notes mais il y a toujours la dernière défaite du Vicenza ou les résultats du Giro pour mettre un terme à son inspection. Dix, douze personnes à table. Des rires, des éclats de voix. Les soupières de minestre qui volent de main en main - pasta è fagioli ou poënta e pesce - : l’atmosphère est peu propice aux confidences et aux câlins. Dès qu’il peut parler, Roby pose des questions sur son père. Gianna, l’aînée, raconte qu’elle l’a vu gagner une course à vélo. Roby n’a pas beaucoup de mots à sa disposition, mais les voisins lui confirment que le père a remporté des courses en “troisième 26 catégorie”. Il saute sûrement dans la maison en répétant que son papa est le plus fort. Un autre jour, sa sœur Carla lui explique que tous les garçons de la famille, lui compris, doivent leur nom à un grand sportif. Le prénom de l’aîné Walter venait de Walter Bonatti, l’alpiniste. Celui de Giorgio était emprunté à Chinaglia, un joueur de la Lazio et de l’équipe nationale ; et le sien, Roberto, venait de Bettega l’ailier de la Juventus ou de Boninsegna, l’avant-centre de l’Inter : elle ne savait plus. Papa Florindo était même convenu avec Matilde que le prochain rejeton mâle s’appellerait Eddy en l’honneur du grand Merckx, le champion qui écrasait le cyclisme mondial. Roby n’y tient plus, il demande à son père de lui raconter sa carrière de cycliste. Ravi de l’intérêt que son fiston porte à son sport préfèré, Florindo se dit qu’il a bien fait de réparer ce vélo à trois roues sur lequel Roby pédale en danseuse comme Felice Gimondi. Roby n’a plus qu’une idée derrière la tête : avoir son papa avec lui. Il tourne autour du pot jusqu’à ce que Florindo l’encourage à se jeter à l’eau. Ce qu’il aimerait ? Si c’est possible, c’est... s’occuper des canards dont on se sert pour la chasse, tu sais, quand tu avances les aiguilles de l’horloge pour qu’ils prennent le jour pour la nuit et le printemps pour l’automne, comme ça ils chantent et les cols-verts arrivent... Florindo réprime le sourire qui illumine son visage : — « Mon petit, tu sais, c’est une mission délicate. » Roby croise ses bras d’enfant de sept ou huit ans sur sa poitrine. Son papa se rappelle le face-à-face qu’il a eu avec son propre père trente ans plus tôt. Il prend son fils sous les coudes, le soulève et lui dit quelque chose comme : — « À l’ouverture de la chasse, tu viendras. Mais attention ! Ce ne sera pas une partie de plaisir, il faut se lever tôt et il fera très froid ! » 27 Une année, deux, trois années passent et vient le temps de la grande école. Roby - qui est loin d’être bête - préférerait filer dans les bois et courir l’aventure. Il y a du Huckleberry Finn chez cet ange aux yeux verts, du Thoreau miniature, du poète chemineau. Dès que la fenêtre de la classe est ouverte, le gamin tend son oreille pour développer un autre de ses dons : l’art d’imiter le chant des oiseaux et les bruits de la campagne. Quand on lui demande de répondre à une question, il sourit en écartant les mains devant lui, ce qui le fait passer pour un imbécile aux yeux des bons élèves. Encore une baggianata, murmure quelqu’un derrière lui, en faisant allusion à ce mot qui signifie “couillonnade”, écho possible au “badjot” bressan. L’obstacle le plus redoutable qui se dresse entre Roby et l’école n’est pas un manque d’intelligence mais ce ballon en cuir qu’on a glissé dans son lit pour son anniversaire. Personne ne comprend à quel point le sixième enfant de la famille Baggio s’est pris de fascination pour cet objet rond et lisse. Jusque là, il s’est contenté de botter dans les boîtes qui traînaient dans la rue et ou bien il a utilisé du carton mouillé roulé en boule ; mouillé et durci au sèche-cheveux par une de ses soeurs. Bien sûr, dans la cour de l’école maternelle, il a joué avec un ballon en caoutchouc, mais le désordre de ces parties entre maladroits l’a agacé. Alors avec ce vrai ballon en cuir tout à lui... Un autre élément a son importance dans la dilection que Roby entretient pour la balle ronde. Au début des années 70, les télévisions diffusent des matchs de Coupe d’Europe. Les résultats des équipes italiennes ne sont pas à la hauteur des passions qu’elles déchaînent. Les équipes de Milan ont triomphé en coupe d’Europe quelques années plus tôt, mais 28 le vent a tourné et la Juventus de Turin et l’Inter de Milan s’inclinent devant les Hollandais de l’Ajax et les Allemands du Bayern. Les mercredis sont chauds, via Marconi, lorsque les noirazur de l’Inter (les chouchous de la maison) affrontent le Real Madrid, Liverpool ou le Celtic Glasgow. Ces jours-là Florindo remonte plus tôt de son atelier, on se livre à une séance collective de désherbage et la famille se tasse devant le petit écran, rejointe par une kyrielle de parents, d’amis et de voisins. Roby apprend à se faufiler au premier rang pour ne rien perdre du spectacle. Dans une autre famille à une autre époque, on se serait inquiété des lubies de ce gosse qui dormait avec son ballon, parlait avec son ballon, passait des heures entières à jouer avec lui. Les résultats scolaires s’en ressentirent. Roby n’était pas bête, ça, non, mais tout ce qui l’éloignait de ses deux passions pour le footl et pour la chasse l’ennuyait. “Si les livres de classe étaient ronds, il nous en remontrerait ” nous dit et répète le Professeur Todescato, tandis que la prof de lettres du collège Dante-Alighieri ne parvient à lui faire apprendre des rudiments d’analyse logique qu’en lui faisant analyser la phrase : “Je sais que tu joues bien au football” ! Hélas il est trop tard. Roby s’invente des matchs où il prend la balle au milieu du terrain et dribble toute l’équipe adverse. Il joue avec l’Inter, il joue avec la Juve, avec Milan, avec la Roma. Il ridiculise les défenses adverses, anéantit l’Ajax, écœure Liverpool ; alors, forcément, on l'appelle en équipe d’Italie et il se prépare pour les hymnes. En finale de la coupe du monde, c’est lui qui tire le penalty décisif. Le bourg entier est devant la télé. Florindo et Matilde ont les larmes aux yeux : C’est notre fils, c’est Roby ! s’écrient-ils à la cantonade. Roby ne se contente pas de rêver. Dès qu’il rentre de l’école, il se poste à cinq, huit, dix mètres d’une cible et il la 29 vise du pied droit comme du pied gauche, la prend au rebond du talon ou de la tête. Il est d’une adresse diabolique. Comme si ses expériences avaient affiné son sens de la géométrie dans l’espace et sa science des trajectoires. Il complique bientôt les exercices. Au lieu de viser la porte du garage, il vise une bouteille de sable en équilibre sur un moellon. Puis une quille en bois qui se balance au bout d’une ficelle. Enfin les feuilles qui volent dans la bora, ce vent glacé qui balaie la Vénétie en hiver. Pour voir s’il progresse, il note ses performances sur un carnet qu’il conserve sous son oreiller. Les rapports de Roby avec son ballon deviennent exclusifs. Il fait de lui son unique confident, un objet transitionnel qu’il traite en amante. Il la caresse, sa balle chérie. Il passe en palpe le galbe, griffe son cuir. Il la comprime sur son buste, la fait rouler sur son ventre, la coince entre ses genoux. Quel est le mystère de cette vessie de cuir plastifié ? Comment pouvait-on faire pour qu’elle devienne partie intégrante de soi et de son propre corps ? Pouvait-on la faire obéir comme on faisait obéir sa langue ou bien sa main ? Incapable de répondre à cette question, Roby pose son amie sur la table et la fait rouler, observant la manière dont les panneaux noirs et blancs tournent, soumis à l’effet qu’il lui a donnée “Si j’ai un conseil à donner à un jeune joueur, dira-til plus tard, c’est de dormir avec la balle, de vivre avec elle, de la faire rentrer dans sa peau...” Le temps passe et Roby va toujours plus loin dans ses expérimentations. Quand il pleut, il dribble dans le couloir du premier étage et jongle en commentant ses actions à haute voix, comme à la radio. Il n’est pas rare que Matilde pique une colère et le jette dehors. Trop petit pour aller au stade tout seul, Roby se rabat sur le rez-de-chaussée et c’est le portail en fer de la Fabrique qui subit le choc répété de 30 ses frappes du droit et du gauche. Florindo est patient mais quand son rejeton a fini de ficher la pagaille dans l’atelier, il l’installe dans l’entrepôt. Roby a vu au stade du village qu’on a dessiné un but sur un mur et qu’on l’a partagé en trois rangées de rectangles numérotés de un à neuf. Il demande un escabeau à son père. Du droit, du gauche, de la gauche ou de la droite, il devient infaillible. Ses camarades le surnomment Guillaume Tell. Florindo tient sa promesse et propose à son fiston de l’accompagner à la chasse. Les hommes de la famille et leurs amis ont décidé d’aller du côté d’Udine, près de la frontière yougoslave. Roby ne lit pas depuis longtemps, mais les dessins animés ont porté à sa connaissance que les petits Indiens devenaient adultes lorsqu’ils avaient ramené un loup ou un ours de la chasse. Les rêves d’Indiens supplantent les rêves de Squadra et les journées d’école lui paraissent deux fois plus longues. Roby commet une grosse bêtise. Il tue un faisan avec son lance-pierre (toujours ce côté Huckleberry, cette passion balistique) : « Mais tu es complètement fou ! lui crie Matilde en lui tapant sur la tête. Tu sais combien ça va coûter si le maréchal Rizzi l’apprend ? Ca fait mille fois qu’on te dit que la chasse aux faisans est interdite ! C’est la faute de ton père, aussi, emmener un garçon de six ans à la chasse, vous n’êtes pas tous fadas dans cette famille », conclut Matilde en plumant le faisan en un temps record et en le mettant au menu du jour. Roby n’a pas dormi de la nuit. S on père lui a donné sa parole d’honneur qu’on le réveillera à deux heures. Le garnement croit à une ruse. Partir chasser le canard et les oies sauvages est une aventure. Il faut aller chercher les cages, les charger, vérifier les niveaux des véhicules, préparer les casse-croûtes, démonter, 31 astiquer et remonter les armes, tout cela pour arriver au point du jour à 250 kilomètres de là. Quand un de ses oncles vient le chercher, il trouve Roby accroupi sur son lit et déjà en tenue. Il fait un froid de canard. La bora vient de se calmer mais l’effet de la bourrasque ne s’est pas dissipé. Emmitouflé dans ses trois pulls et dans son manteau de laine, Roby ne pipe pas mot. Son regard va de son père à son oncle, de son oncle à son cousin, de son cousin aux copains de son père, mais sans bien les reconnaître tant ils sont imposants dans leurs cirés et leur fusil en bandoulière. Quand les trois voitures s’enfoncent dans la campagne en direction de l’autoroute qui les conduit à Udine, Roby pose sa main sur la cuisse de son père qui bombe le torse en conduisant. S’il ne s’était endormi au bout d’un quart d’heure, il aurait surpris son sourire de satisfaction. La chasse aux migrateurs n’est pas une mince affaire. Florindo connaissait le coin mais il fallait trouver un nouvel endroit tant les oiseaux qu’ils chassaient avaient le sens de la survie. Les gens de Caldogne n’étaient pas des viandards. Contrairement aux gars de Padoue ou de Milan, ils refusaient de tirer les bêtes qu’on lâchait la veille de l’ouverture après des mois de captivité. Au sortir de la cabane réservée aux membres de la chasse, il fallait choisir son poste en tenant compte du vent, installer un abri avec les moyens du bord, se camoufler avec des branches, rester immobile et humer l’air comme un félin. Eu égard à la présence de Roby il fut établi qu’on n’irait pas dans les mortes, la chasse préférée des gens de Caldogno. Roby emboîte le pas des grands, soucieux de ne pas tout ficher en l’air avec une de ses “inspirations”. Le cousin qui connaît l’endroit avoue s’être perdu et l’on doit rebrousser chemin pour se rapprocher d’un lac. L’arrivée des canards sauvages est imminente. Abritée par la haute silhouette des 32 ajoncs, la chasse tombe le matériel et prend position. Il n’y a pas de lune et une forte odeur entêtante de terre mouillée monte des berges du lac. Le cliquetis des armes et des pinces ne dure pas longtemps, les chasseurs sont expérimentés et il ne leur faut pas longtemps pour être prêts. Florindo prend Roby avec lui. Il l’installe sur un siège improvisé fait de plots de bois. Dissimulé dans une grosse ornière naturelle à l’abri du vent résiduel, le poste est parfait. Le nez rougi, Roby sent des larmes glacées monter à ses yeux. Mais c’est lui qui bondit quand il voit le ciosà fauché en vol par son père s’abattre dans les fourrés. Roby vient de prendre la mesure du monde de son père, de son grand-père et de tous les Baggio avant eux. Ses yeux verts, cet amour des paraboles tracées par les projectiles ou par le vol des oiseaux, cette exaltation quand Florindo fait mouche, tout cela signait une lignée. “Quand j’avais quatre ans, mon père m’emmenait aux aguets. C’était sa manière à lui d’être avec moi et ma chance de rester avec lui. Cette relation profonde, dans cette situation particulière, est devenue une relation à la nature qui, aujourd’hui, est plus importante que la chasse et me donne la chance d’assumer un grand défi : observer, marcher, comprendre, sentir le monde...” Roby est endormi en chien de fusil après avoir dévoré un mezzoetto di coppa et deux miquettes de pain. Florindo demande à Piero s’il veut bien veiller sur lui. Il accepte volontiers, il a apporté le “Guerin Sportivo/Spécial Inter” et il reste du Merlot dans sa gourde. Quand Roby se réveille, le convoi est en vue de Caldogne et sa tête est posée sur la cuisse de son père qui passe une main dans ses cheveux : — « Je me demande d’où tu tires ta tignasse, pense-t-il peut-être. À croire qu’un de nos ancêtres est revenu d’Afrique avec les oies ou qu’il rôdait dans la galéasse d’un doge. » 33 Dès ce jour, de la fenêtre de l’école ou du balcon de la maison, Roby suit le vol des oiseaux du regard comme s’il voulait s’imprégner des traces qu’ils dessinent dans le ciel. La constatation qu’il fait est révolutionnaire : la ligne droite n’existe pas dans la nature et, forcés d’épouser les vents et la courbe de la terre, les oiseaux s’éloignent de leur but pour l’atteindre en planant. Dans le but de joindre les deux bouts de sa passion, le football et la chasse, qui sait si Roby n’entreprend pas de les imiter avec son ballon ? Les semaines passent et Roby fait des progrès considérables. Ses inventions n’ont plus de limite. Il repère la haie qui sépare la rue de la porte de la Fabrique et pose son ballon au milieu de la chaussée. L’exercice n’est pas simple. Des véhicules vont et viennent entre la maison et la stationservice et la haie dérobe les deux-tiers du garage à sa vue. Qu’à cela ne tienne, il regardera à droite et à gauche et s’élancera entre deux véhicules, puis il imprimera un effet coupé tel que la balle s’écartera de sa cible avant de revenir sur elle à la manière d’un canard qui touche le sol en évitant un obstacle. Roby passe des heures et des heures à se perfectionner. Le reste du temps, il jongle et il imagine des dribbles en les commentant à haute voix. Il lui arrive d’imiter Nando Martellini ou Sandro Ciotti, les rois des radio-reporters de la Rai et du “Calcio Minuto per Minuto“. Roby devint si brillant une balle au pied que le surnom de Guillaume Tell fait le tour de la ville. Pour les gens de Caldogne, Roby est la réincarnation du héros helvète, signe que Baggio, semblable à tant de héros avant lui, se prépare aux épreuves qu’il va devoir affronter pour assumer son destin. Protégé du vaste monde par les cris joyeux de ses frères et soeurs et par l’amour de tout une famille, la future légende du football italien grandit et ses ennemis ignorent encore jusqu’à son existence. 34 Ce qui menace Roby n’est ni sa nature rêveuse ni son originalité fervente, c’est ce qu’il appellera plus tard “son intelligence émotive”, autrement dit son incapacité à refréner les montées d’adrénaline qui le submergent quand il est victime d’une injustice ou quand il croise un enfant malheureux. Ne raconte-t-il pas qu’il éclate en sanglot jusqu’à l’âge de quatre ans chaque fois qu’il entend passer une ambulance ? Les enfants sont cruels, n’en déplaise à Rousseau pour qui l’état de nature est une panacée. À l’école — Appelons-le Paolo — un de ses camarades boite. Il a eu la polyomélite et sa jambe gauche est plus petite que la droite et tordue vers l’intérieur. Paolo était parmi les meilleurs en classe et Roby se prend d’affection pour ce camarade différent. Il se dit qu’il trouvera l’école plus supportable en devenant son ami. Malheureusement, Roby est plus brillant intellectuellement que Paolo sur un terrain de sport. Les plaisanteries fusent dès que le malheureux essaie de sauter en longueur ou de lancer un marteau. À cette époque, on se livrait à un tirage au sort avant de jouer dans la cour. Celui qui gagnait avait le privilète de choisir ses partenaires le premier. Les plus forts, c’étaient Roby, Diego et Mauro, on se précipitait pour les choisir. Un jour, Roby gagna le toss et choisit Paolo, ce qui provoqua un grand “oh” dans la cour. Puis il se démena tant et si bien qu’il lui fit marquer l’unique but de son existence. Cet exploit à la Robin des Bois n’attira pas que des faveurs au petit diable de la via Marconi. Les fils de notaire, de pharmacien ou d’avocat ne manquaient jamais une occasion de se moquer de lui en classe. Roby n’entendait pas toujours ce que le maître ou la maîtresse voulaient de lui. Ces heures passées à l’école l’empêchaient de poursuivre ses expériences. Pour combattre l’ennui, il se transforma en amuseur public, ce qui ne fit qu’accroître le mépris que certains forts-en-thème éprouvaient pour lui. 35 La campagne vicentine est agréable à ceci près qu’il y fait terriblement chaud l’été et encore plus froid l’hiver. Les jours de pluie, Roby s’enrage, mais il doit rester à la maison. Quand il ne joue pas au ballon dans sa chambre ou dans le couloir, quand il ne découpe pas des figurines pour sa collection de Panini, il traîne en short et en maillot dans le salon et il regarde la télé avec ses frères et sœurs, avec - Il l’avouera plus tard - un penchant particulier pour les dessins animés, surtout ceux qui mettaient en scène Goldorak et Mattià, deux héros qui se battaient pour la veuve et l’orphelin et qui faisaient toucher les épaules aux puissants. Comme on le verra plus tard, il y a du Spartacus et du saintAntoine en Roby Baggio. Comment ce garçon un peu naïf allait-il faire pour accepter l’autorité d’un mauvais chef ou les tracasseries d’un mentor jaloux ? L’entêtement est le plus grand défaut de Roby. Mais là où ses camarades les plus gâtés eussent tapé du pied et fait la vie, Roby bourrait de grands yeux mélancoliques. Même Matilde, de loin la plus énergique de la tribu, se laissait prendre à ses airs de chien battu et avait du mal à le gronder. Ca n’était pas de l’hypocrisie, le garçon était tout sauf un faux-jeton, c’était l’effet d’une candeur prise la main dans le sac. Avec Florindo, ça fonctionnait à plein, à croire que le père se reconnût dans les attitudes de son fils. C’est suite à un de ces sourires tristes que Roby se retrouva pour la première fois au Stadio Menti de Vicenza : — « Non Roby, tu ne peux pas venir. Il fait un froid de chien et on y va à vélo avec tes frères ! » On imagine les larmes qui montent aux yeux du chérubin et son sourire qui s’efface. Florindo prive ses frères de match et hisse Roby sur son guidon, puis le père et le fils s’en vont goûter un peu de vin chaud sucré avant que la partie ne commence, une partie qui oppose le Lanerossi Vicenza rendu 36 célèbre dans tout le pays par le Brésilien Vinicio et l’équipe de Paolo Rossi. Roberto ne ferme pas l’œil de la nuit après le match. Il revoit le vieux stade plein comme un œuf et tous ces drapeaux rouge-et-blanc qui s’agitent en claquant au vent. Puis on avait entendu un vrombissement et les équipes étaient entrées sur le terrain. Pressés contre le grillage, les spectateurs des premières travées du virage se trouvaient à quelques mètres des joueurs et du terrain. Chaque geste, chaque frappe, chaque erreur étaient accompagnés d’une salve de vivats ou de jurons. Impressionné par l’électricité ambiante, Roby s’était blotti contre son père en tâchant de lui cacher les tressaillements de son cœur. Surtout quand l’arbitre commit une erreur de jugement et que le stade entier se mit à scander son nom en y ajoutant un chapelet de gracieusetés viriles que Florindo eût aimé épargné à son fils. En face, dans le virage réservé aux supporters visiteurs, Roby repéra la tâche bleue matérialisant les supporters de l’équipe adverse dans la marée rouge-et-blanc des vicentins, se demandant aussitôt si on les laisserait rentrer chez eux en cas de victoire. Mais ce que Roby garderait longtemps en mémoire, le soir dans son lit et de longs mois après, c’était le Brésilien, ce Cinesinho, “Cina” comme tout le monde l’appelait. Petit, noiraud, le visage fripé comme un Indien, il fallait le voir s’emparer de la balle au milieu du terrain, feinter et danser autour d’adversaires qui ne l’arrêtaient qu’au prix d’irrégularités féroces. Il fallait surtout voir “Cina” quand il passait la balle. Car Cinesinho, comme les oiseaux d’Udine, ignorait la ligne droite. Intérieur, extérieur du pied, le ballon volait comme téléguidé de ses pieds à ceux de ses partenaires et Roby était aux anges. Blotti autour de son ballon dans son oreiller, Roby retraçait dans son lit les coups de cimeterre dont “Cina” avait usé pour anéantir le portier 37 et la défense bleus. Si seulement il avait pu l’approcher pour lui demander son secret... L’obsession de Roberto pour le football ne fait qu’empirer quand il entre dans le secondaire. Son aîné Walter lui disait et lui répétait qu’il était trop jeune pour venir au stade avec lui mais il ne voulait rien entendre. Chaque soir après le souper, Roby faisait les yeux doux à son oncle Piero, peu désireux d’abandonner son verre de grappe pour faire le quatrième dans les parties qui se déroulaient au premier étage de la maison familiale. Les équipes ne changeaient jamais : Walter et Giorgio contre Piero et Roby. Le terrain ? Sept, huit mètres de couloir sur deux mètres et demi. Le ballon ? Une balle de tennis élimée. Les parties y étaient endiablées. Surtout parce que le minuscule Roby dribblait et redribblait ses frères avec une virtuosité invraisemblable. Vexés, ceux-ci n’hésitaient pas à jouer des coudes et Piero devait intervenir pour que les taloches ne volent pas. Les jours, les mois passent et Roby accepte de plus en plus mal de ne pas jouer avec les amis de Walter, de six, huit ans ses aînés. Walter l’emmène parfois mais il est exclu de le livrer en pâture aux tackles qui volent dès que le score est serré. En fait Walter n’a pas envie d’avoir son frère cadet dans les pattes. Naturellement, Roby parvient à ses fins et Walter l’autorise à participer aux échauffement d’avantmatch où il démontre une telle virtuosité que ses aînés l’admirent bouche-bée. À force de jouer les funambules sur la ligne de touche, arrive le jour où Roby pénètre sur le terrain pour faire le nombre. En dépit de son physique d’enfant et ses bouclettes d’angelot, il n’en sortira que pour devenir une étoile. Jouer avec les copains de Walter est pour Roby un tel accomplissement qu’il redouble d’efforts pour améliorer ses fameuses paraboles. D’après ces carnets (contrairement à ceux de l’école, ceux-là, il ne les perdait pas), il atteint la 38 porte derrière la haie sept fois sur dix du droit et cinq fois sur dix du gauche. Ses statistiques lui prouvent qu’il est meilleur de la gauche que de la droite et qu’il est possible de frapper la porte du garage de la droite avec le pied droit et de la gauche avec le pied gauche. Il suffit pour cela d’utiliser l’extérieur du pied. Ou de viser le coin droit du gardien en travaillant la balle par la droite à droite et par la gauche à gauche. Il note qu’on peut prendre des repères intermédiaires comme le font les joueurs de billard. Quand Walter n’en peut plus de son petit frère et qu’on ne le fait pas jouer avec les grands, c’est Florindo qui le prend sur le cadre de son vélo et qui l’amène au stade de la paroisse. Le père Belindo ne voit plus que ce bout de chou sur le terrain près de la place du village. Peu motivé par une carrière écclestiastique, Roby accepte de servir la messe pourvu qu’on le laisse jouer au ballon. De sept barres transversales percutées sur quinze tentées, il passe à neuf, puis à dix, du gauche comme du droit. Mamma Matilde dont la famille était plus pieuse que celle de Gino Bartali est ravi. Grâce au football, son fils sera un bon chrétien. Une petite bande s’est créée autour de Roby. Il y a Stefano. Il y a Mauro. Il y a Diego. Le jeu favori de la bande est d’atteindre des objectifs aussi divers que variés avec un ballon propulsé au pied, avec une préférence pour les néons et pour les poubelles. L’affaire manque mal tourner. Les exploits de la bande ne tardent pas à agacer le maréchal des carabiniers Rizzi et les riverains se plaignent des énergumènes qui dégomment l’éclairage public de la commune. Aussi file-t-il via Marconi où Roby écope d’un avertissement de la part de son père et d’une tourlousine de la part de Matilde qui en a jusque-là des inventions de son amour aux yeux verts. Incorrigible, Roby récidive quelques jours plus tard en effrayant sa soeur Anna Maria : — Je suis le Fantôme de la Tri-Vénétie, avait-il ululé tandis qu’elle 39 pédalait comme une dératée en direction de la maison. J’ai soif de sang et de chair fraîche ! — Il est temps que je t’inscrive dans un club, conclut Florindo au souper, tu commences à nous les briser ! À l’époque, l’entraîneur des Minimes s’appelle Giampiero Zenere. Tout le monde le connaît à Caldogno, étant donné que sa famille tient une des boulangeries. Le petit génie a quatre ans de moins que la plupart des autres joueurs et il n’a pas le droit de jouer en match officiel. Aussi doit-il participer aux entraînements sansavoir le droit de porter le maillot du Real Caldogno. Quand le jour de ses débuts arrive enfin, Roby est victime d’une cruelle déception. Auteur du but égalisateur, il se jette dans les bras de son père quand l’équipe adverse reprend l’avantage : — C’est trop injuste, papa, je ne rejouerai plus jamais au ballon ! Le match suivant, il marqua quatre buts. De la tête, du pied, sur balle arrêtée ou sur reprise de volée, il est irrésistible : — Neuf ans ! Mais c’est impossible, s’exclamaient les dirigeants des équipes qui affrontaient Caldogno, c’est déjà un professionnel ! — Les matchs suivants, Guillaume Tell poursuit sur cette voie. Au point de finir la saison 1979 avec un score personnel de quarante-deux buts pour vingt passes décisives : — Ca n’est pas dur, raconte Stefano Marangoni, un de ses amis d’enfance, c’est l’équipe où il jouait qui gagnait et basta ! À quoi devinaient-on qu’il serait une étoile, demandons-nous à Zenere en 2003 ? — Quelle question idiote, mais parce qu’il marquait des centaines de buts et que personne ne pouvait l’arrêter La nouvelle qu’une étoile est née à Caldogne parvient aux oreilles des dirigeants du Vicenza qui a de grosses difficultés financières. Giulio Savoini, un ancien professionnel, fait le 40 déplacement sur les conseils de Zenere et de quelques-uns de ses amis. L’angelot aux yeux verts en profite pour marquer six des sept buts de son équipe contre Leva et tout le monde se met à l’appeler “Cina”. “Quand j’étais petit, déclara-t-il plus tard, je sentais quelque chose en moi, je sentais que j’arriverai à jouer au foot. C’était quelque chose de tellement profond que j’étais sûr de pouvoir jouer mon rôle. Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir quelque chose en plus, je savais seulement que j’allais devenir footballeur. Ca ne m’intéressait pas de devenir un champion. Je sentais seulement que le foot allait devenir mon moyen d’expression ” 41 La tarentelle des sobriquets Si les Romains étaient les plus tolérants des barbares de leur époque, on ne peut pas en dire autant des chrétiens dont le prophète était tolérant lui-même. Les Romains, dans leur souci d’intégrer les peuples qu’ils avaient soumis, avaient compris que cette diversité risquait de leur causer pas mal de tracas mais, au lieu de nier leur existence, il pratiquait l’invocation, principe selon lequel on laisse honorer les dieux de ceux qu’on a vaincus et avec qui l’on entend vivre. Cela ne coulait pas de source. Dans l’Empire on croyait à tout et à n’importe quoi au point qu’il fallut instaurer deux CSA de la Croyance : le Collège des Pontifes était chargé de la religion d’État, celle des dieux italiques. Le Quindecemvirs régulait les cultes rendus aux dieux grecs. À côté de ces instances, il y avait un nombre considérable de croyances et de sous-croyances parmi lesquelles se glissèrent petit à petit le monothéisme juif, puis le chrétien ; idéologies exclusives qui taillèrent des croupières aux autres croyances pour revendiquer leur primat respectif. Pour en revenir aux religions pratiquées du côté de Thiene et Schio sous les Romains, une possibilité s’offrait aux citoyens, celle d’ajouter au nom des dieux des attributs, et ce en quantité illimité. D’où ces fameux “Jupiter Optimus Maximus” et ces “Prestot Serfia de Serfius Martius” relevés par les tables Igurium, le Bottin d’alors pour ce genre de problèmatique. Tel Dieu était de Viterbe et protégeait du malheur ; tel autre d’Agrigente avait le pouvoir de guérir. Attribuer un nom à un Dieu ou à un héros, à un demi-dieu ou à un simple enfant d’homme n’a jamais été une mince affaire et fut souvent une affaire d’État. Le Verbe ayant créé le monde et un être sans nom n’existant pas, une 42 superstition obscure nous amène à penser qu’un tel patronyme protège ou menace, évidence que tous ceux qui ont eu à choisir le prénom de leur enfant connaissent. Avec l’avènement de la science et le positivisme qui l’a accompagnée, tout cela semble lointain. À quoi pourrait servir une étude sur l’influence des noms et des prénoms, des pseudos et des sobriquets, au moment où l’homme dresse sa propre carte génétique ? Il y a longtemps qu’on ne surnomme plus les hommes d’État Jean-le-Bon ou Laurent-leMagnifique, ni même le Tigre ou le Général, comme ce fut le cas pour Clemenceau ou Charles de Gaulle. Si le monde sportif utilise plus rarement le surnom pour caractériser ses champions, il n’a pas complètement révoquée cette coutume. Il n’y a plus d’Aigle de Tolède ni de Bombardier de Détroit. Les « Perles Noire » et les « Major Galopant » ne sont plus de mises. Mais le sport relevant du monde de l’enfance et de la société du spectacle, le public, encouragé par les journalistes et les écrivains, n’a pas totalement renoncé à s’approprier ses héros en leur attribuant des surnoms. On a beau mépriser ce qu’elle désigne, on doit reconnaître à la parole sa capacité à renforcer, à donner un surcroît d’existence à ce qu’elle désigne. Ne dit-on pas sortir ses attributs - virils - dans l’Italie du sport ? De quelle nature relèvent donc les mots chargés de renommer un champion ? Il y a d’abord et avant tout le surnom que celui-ci fait remonter de son enfance. Souvent attaché à une particularité physique ou morale, il s’éteint la plupart du temps avec les conditions qui lui ont donné naissance : noyau familial, amis de régiments, débuts dans la profession. Connu à ses débuts comme Le Cadet, tel champion des années va devenir Le Président. Tandis que Franco Baresi, l’immense 43 capitaine du Milan et de la Squadra, demeure El Piccinin’ pour ceux qui sont ses proches. Il y a le pseudo. C’est un nom de guerre, de plume ou de scène qui colle à la peau du héros et dont il se sert comme d’un bouclier. On le pratique au catch et à la boxe où les Ange Blanc et les Killers du Bronx n’ont jamais manqué. Il y a le sobriquet. C’est l’entourage ou le public qui décide, se référant à l’apparence, à une performance ou à une mésaventure. Biquet pour Jean Robic, le Lion des Flandres pour Fiorenzo Magni ou le Duc de Twickenham pour Jean Domenech. Le surnom durable est d’une autre teneur. C’est une seconde peau, un trophée. Bartali est baptisé Gino le Pieux et la force de la métaphore le suit à quatre-vingt ans passé. Alain Prost restera Le Professeur et Eddy Merckx est encore Le Cannibale. Plus rare est l’hétéronymie, mot qui qualifie une série de patronymes appliqués à la même personne ou aux éléments d’un même ensemble. À la première catégorie appartiennent les alter-ego créés par le poète et écrivain portugais Fernando Pessoa. À la seconde, des mots comme père, mère, fils, oncle, neveu qui qualifient les membres d’un même groupe ou les avatars d’un même concept, dans ce cas une famille. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient peut-être Roberto Baggio. Jamais, à notre connaissance, un sportif moderne ne s’est vu attribué autant de surnoms, en tout cas en Europe. Et quels surnoms ! Quand Roberto débute à huit ans, il en a deux. On l’appelle Cina, du nom du virtuose brésilien Cinesinho ou Guillaume Tell. La linguistique est aussi cruelle que la psychanalyse. Ce qui est nommé, existe et a des raisons d’exister. Ce qui est nommé signifie. 44 Cina est évident. Enfant prodige dans son couloir et dans la cours de son école, Roby est comparé à celui qui, à l’époque, fait rêver le stadio Menti de Vicenza. Guillaume Tell est d’un autre ordre. La légende fondatrice helvète est connue dans le monde entier et elle a valeur de métaphore. Le père de la Suisse moderne est d’une habileté telle qu’il ne tremble pas quand bien même la tête sous la pomme est celle de son fils. À mi-chemin entre Abraham et Robyn Hood, le Partisan fait triompher la Justice au risque de son propre sang et son peuple opprimé est sauvé grâce à son sens du sacrifice et à son habileté hors-norme. C’est de cela qu’il est question dans une anecdote rapportée par le magazine américain “GQ” avant la coupe du monde aux États-Unis. Les filles de son collège ont un tel faible pour l’angelot aux ses yeux verts qu’elles organisent une épreuve. Elles doivent rester immobiles pendant que Roby visera le fruit le fruit qu’elle porte sur la tête avec son ballon. Douze filles posent eur candidature. Six se présentent. Une seule demeurera droite comme un “i” tandis que le ballon vole au-dessus de sa tête. Son nom est Andreina Fabbi. Bien entendu, ils se marient et auront trois enfants. Quand Roby est transféré de Caldogno à Vicenza pour la somme de 500 000 lires (250 euros), il abandonne son surnom de Guillaume Tell pour celui de Zico, le Pélé blanc qui vient d’arriver à Udine. Savoini, l’entraîneur des jeunes de Vicenza, sidéré par le talent de Bagio, s’empresse de téléphoner à Manlio Scopigno, une coach légendaire du Calcio : — « Mister, venez au terrain aujourd’hui. Je vais vous faire découvrir un vrai phénomène, le meilleur qui m’ait été confié en quarante ans de football ! Il s’appelle Baggio. Il est né une balle entre les pieds ! — Il sait marquer au moins ? » maugrée le Sorcier après quelques minutes. Baggio marquera 110 fois en 120 parties dans les équipes de jeunes . 45 Un jour, pour rire,j Savoini crie à « Zico » de faire un petit pont à Carrera, un des meilleurs défenseurs de la Serie A de passage au terrain. Roby s’exécute sans coup férir, à la plus grande surprise du gars qui lui passe la main dans les cheveux. “Je ne voulais pas me moquer, dira Roby en riant sous cape , je n’ai fait qu’obéir à la consigne de mon entraîneur.” Intrigué par cette comparaison flatteuse, Zico-2 est né. Il demande bientôt qu’on le porte à Udine pour étudier « Galinho », en particulier ses coups de pied arrêtés. Après son premier but professionnel avec Vicenza, le 5 mai 1984 (il a dix-sept ans ans), un reporter vicentin demande à “l’espor des espoirs” ce qu’il pense de Platini. Le petit frisé répond qu’il l’aime “énormément” mais qu’il aime “beaucoup plus” Zico, “surtout sa manière de tirer les coupsfrancs : — « Pourquoi, insiste le journaliste, vous trouvez que Platini ne les tire pas bien ? — Très bien, parfaitement, mais ceux de Zico, je ne sais pas, ils ont quelque chose en plus. » Admiration que Baggio nuancera en 1994 : “Zico était visuellement sensationnel. Zico était son propre joueur. On peut simuler, on peut se mesurer aux mouvements d’un autre. Mais on ne peut pas le copier. En fin de compte, on doit devenir son propre joueur. Personne ne peut vous y aider, il faut trouver la force en soi. ” Guillaume Tell, Cina, Zico, et bien sûr « Bajeto », petit Baggio en vénitien : Roby change de surnom à Florence où son allure de Cupidon aux yeux verts ne peut passer inaperçu. Arrivé dans la ville de Dante avec ses béquilles et 70 000 lires en poche, Roby est précédé par une réputation d’enfant prodige qui a coûtér trois milliards de lires au comte Pontello. Aussi devient-il rapidement Il Putto, terme toscan qui désigne aussi bien la personne de petite taille que les angelots sur les fresques de maîtres mais dont les Florentins 46 n’ont pas oublié qu’il provient du latin putus qui désigne les nains et les gens pusillanimes mais également par extension, les prostituées (puta/ae) et les homosexuels (puto/i). Auteur d’un but décisif pour la Fiorentina en mai 1987, bourreau du grand Milan après avoir ridiculisé Baresi et les deux Galli, la lumière des dimanches florentins et l’idole de la Curva Fiesole devient Roby-Gol aux yeux d’une Italie sidérée qui vient de le découvrir en équipe nationale. “D’ores et déjà Baggio rend plus que Maradona” prétend Miguel Montuori, l’ancienne star florentine. “Il a la splendeur du diamant...” s’exclame Zeffirelli. “C’est un prophète de la nouvelle vague, un orfèvre de classe !” ajoute Sandro Mazzinghi. Et Rigoletto Fantappiè, le président de la coordination des supporters, de conclure : — “Il est l’égal du Persée qui, pour nous Florentins, arrivent juste derrière Dante ” “Plus qu’une prophétie, écrit Enzo Catania, c’était un désir. Il naissait du fait qu’une partie de la ville qui avait banni Pétrarque et Cosme de Médicis ; qui avait comploté contre Laurent le Magnifique ; qui avait brûlé vif Savonarole : était disposée à jurer que Baggio appartenait à la cité comme le “Persée” de Botticelli et la “Primavera” de Botticelli. Et de ce lien elle avait fait l’oeillet à sa boutonnière, en pleine résonance avec le champion ” ! C’est beaucoup pour un seul jeune homme de 22 ans, mais la sarabande des surnoms ne s’arrêta pas en chemin. Le lendemain d’un match remporté contre la Bulgarie grâce à deux buts extra-lucides et à mille et une magies, Roberto étrenne le qualificatif de Phénomène que lui empruntera son ami Ronaldo : apex à peine nuancé par l’ajoût de Caldogno chez les ennemis de la Fiorentina, supporters de la Juve et de Pise en tête. 47 Quand l’heure sonne de quitter la capitale de la Toscane pour rejoindre la Juventus, lors d’une fête donnée en l’honneur de son ancien coéquipier Sergio Brio, le bruit court que Michel Platini a déclaré que son successeur “n’est pas un dix mais un neuf et demi”, Le jugement mettant en évidence que la venue d’un petit génie florentin n’était pas de nature à effacer ceux qui l’avaient précédé, et surtout pas le Roi Michel, trois fois meilleur buteurs du Calcio, trois fois Ballon d’Or et leader incontesté d’une Armada composée de six champions du monde et d’un rouquin fougueux du nom de Zibi Boniek. Après deux saisons infructueuses pour son club mais riches en exploits personnels, Roberto s’impose enfin dans les coeurs turinois. Ébloui par sa créativité, Gianni Agnelli sort une de ses fameuses formules de sa boîte de Pandore : — “Baggio, c’est Raphaël et Nuvolari à la fois.” Stimulé par la verve de l’Avvocato, la Stadio Delle Alpi lui attribue le surnom qui l’a rendu celèbre, et de Raphaël il devient : Il Divin Codino, le Divin Catogan. Exagération de thuriféraire ? Pas d’après Michael Farber venu en Italie avant U.S.A. 94 : “Baggio, un buteur qui a la licence artistique de se placer à peu près où il veut sur le terrain, est unanimement considéré comme le meilleur joueur du monde. Son art, comme celui de Michael Jordan sur un paquet de baskets, parle de luimême. Son talent s’offre comme des pictogrammes, visible et évidents mêmes aux Etats-unis. Baggio joue sur l’instinct et l’intuition. Se faufilant entre les défenseurs, aiguillant les passes, altérant la géométrie avec ses déviations imprévisibles des deux pieds, il peut changer le cours du match plus vite que son pays change de gouvernement.” Baggio, que la presse américaine appelle Little Buddha en raison de sa religion et d’une coïncidence avec la sortie du film de Bertolucci, change la face de la World Cup états48 unienne. Auteur d’un début de compétition laborieux qui lui vaut le sobriquet de Lapin Mouillé de la part de son boss, Roberto sauve l’Italie et son entraîneur d’un retour prématuré au bercail. Il marque deux fois contre le Nigéria, une fois contre l’Espagne et deux autres fois contre la Bulgarie avant de jouer la finale diminué et de manquer un tir au but qui rendra sa queue de cheval célèbre dans le monde entier. Après un tel dénouement (deux milliards d’humains en direct), l’endémie de surnoms se calme mais les amoureux du beau football manifestent leur tendresse pour ce perdant magnifique qui ne se rend pas. Quand les cinq années de son amour contrarié avec la Juve arrivent à leur terme, Baggio rejoint le Milan de Berlusconi où, sous la houlette de Fabio Capello pour qui l’équipe compte davantage que le talent individuel, le Divin devient simple Codino ou Baggino, un retour à la simplicité ponctué par un second titre de champion d’Italie et une récompense de la part des supporters rossoneri qui le nomme Cuore da Milan. Installé à Bologne, Roby rase sa queue de cheval et c’est la planète footbll qui retentit de l’écho de ce sacrilège. “C’est un moment historique, lit-on dans la Corriere della Sera ou dans La Stampa : Le ‘Codino de Baggio faisait partie de la littérature du XXe siècle”. “Appelez-moi Le Marine », répond Roby aux questions des journalistes qui lui demandent la raison de cette automutilation pour le moins surprenante. Un garçon qui relève autant de défis attire la sympathie. Comme l’écrit Paolo Condo de La Gazzetta : “C’est si beau de revenir chez le premier de nos Elvis et d’avoir un motif pour retraverser Caldogno. Tant que Baggino 49 ne vieillit pas, nous restons tous jeunes.” Baggino. Baccino. Petit Baggio, Petit baiser. Toujours est-il que le Divin fait voler Bologna contre tous les pronostics, qu’il marque 22 buts et qu’il déclenche une tornade médiatique qui force le sélectionneur à la convoquer pour une troisième coupe du Monde où il s’exhibe avec une coupe à la Tintin. Puis c’est l’Inter et deux saisons contrastées où il est Divin à temps partiel. Par exemple quand il rentre à 12 minutes de la fin et abat le Real Madrid en deux coups de cuillère à pot : “Baggio Mandrake !”, titre la Gazette le lendemain. Le temps passe et Peter Pan, qu’on appelle aussi L’Éternel Jeune homme, finit par rejoindra Brescia en 2000. Il a trente-trois ans mais la ferveur de ses admirateurs est intacte et Ciro Venerato en est la preuve : “Depuis un an, Baggio est le Robyn Hood du championnat. Il se bat avec les pauvres et il fait souffrir les riches. Mais il ne se prend pour un ressuscité, même si certains l’ont donné cent fois pour mort.” “Je n’imagine pas un championnat sans Baggio”, déclare un chroniqueur après sa dernière blessure. Ce n’est pas pour tout de suite si l’on en croit le Pr Maurilio Marcacci qui l’a opéré en février 2001 : “Si l’on considère l’état de ses cartilages et de sa musculature, Baggio est un magnifique athlète. Il a beaucoup moins que ses trente-cinq ans. Son horloge biologique semble s’être ralentie.” Tant que Robybaggio ne vieillit pas, ses admirateurs peuvent rester jeune. 50 Polichinelle dit la vérité en souriant “Les comiques sont un cadeau du ciel, une chose merveilleuse. Ils transgressent les règles, ils n’en font qu’à leur tête.” C’est Roberto qui parle, pas Roberto Baggio, mais son ami Benigni, Roberto Benigni. C’est en 1988 et dans une auberge qu’ils se rencontrent. Installé avec Andreina à Sesto Fiorentino, Roby repère un de ces restaurant pour fines gueules, “La Pianella”, qui est tenu par Giuliano Ghelardoni qui deviendra son ami. Il en fait son quartier général et il y rencontre de vieux bougres avec qui il ira quadriller l’étang d’Osmanoro, histoire de se rappeler les nuits où Florindo l’emmenait chasser. “C’était un jeune homme brillant, une étoile, nous confiera Rigoletto Fantappié en face du stade Artemio-Franchi, quel bonheur quand nous allions chasser avec Ramon Diaz et les autres. ” Roby est heureux. Il vient de récupérer la plénitude de ses moyens et il est devenu le héros d’un tout-Florence qu’une marée d’enthousiasme porte vers les sommets. “Florence a été une orgie, une espèce de long printemps. Je ne sais pas si je serais parvenu à me reprendre de mes deux premières blessures dans une autre ville. Florence était comme moi, pleine de désir et de talent, avec une nostalgie du futur quasiment désespérée.” Qui dit nostalgie désespérée du futur et désir, sous-entend vitalité et humour. Le Putto est un gai luron. Il connaît son Benigni par cœur et joue des tours pendables à son entourage. Une rencontre entre les deux phénomènes s’impose. Quelle n’est pas la surprise de Roby quand il reconnaît la silhouette du gaillard malingre qui s’avance vers lui et qui lui tend la main. À la manière des fans des “Tonton Flingueurs” en France ou de ceux de Tintin, Roby connaît 51 toutes les répliques des films du génie toscan. Benigni dira plus tard qu’il “n’y connaît rien au football mais que Baggio est tellement fort qu’il peut remporter la Coupe Davis, le Goncourt, Liège-Bastogne-Lège et, s’il s’y met sérieusement, la Palme d’Or du festival de Cannes. L’Oscar ? Non, l’Oscar, il est pour moi !” Alors, on ne résiste pas au plaisir compléter la citation de Benigni à San Remo : “(Les comiques)... n’en font qu’à leur tête, ils ont le pouvoir de faire rire et de faire pleurer, le plus grand pouvoir du monde. Il faut les embrasser, les comiques, et les aimer, on n’a pas le droit de les mettre en prison.” Décidément, le monde des Roberto est celui du rire et de la farce, de la jonglerie et du pied de nez. “Baggio est un jongleur exceptionnel”, dira l’écrivain Giorgio Saviane. “Baggio tente une cabriole volante, comme s’il était un gosse”, écrit un journaliste de la Gazzetta. “Ce qu’il faudrait c’est un numéro de Baggio, un vrai numéro, un numéro de phoque, de prestidigitateur ou d’illusionniste, quelque chose de son pied sorti du grand livre du foot fantaisie...” prétend un autre. Dans sa première biographie parue en 1993, Roby répond qu’il est “porté à sourire tout le temps et quoiqu’il arrive”, mais que ça n’est “pas si facile parce qu’on ne trouve pas toujours autour de soi des gens gentils, bien élevés et intelligents”. “Une personne triste ne peut rien donner de ce qu’elle a en elle”, ajoute-t-il en 1994. C’est là que le bât blesse ; selon Platon l’humour est une manifestation de supériorité et le rire se pose au détriment d’autrui. Les behaviouristes pensent que le rire nous oblige à 52 montrer les dents, ce qui est un comportement archaïque emprunt d’agressivité. D’autres estiment que le rire est un signal destiné à communiquer l’absence du danger à l’intérieur d’un groupe. On peut rire parce qu’on est surpris ou parce que l’événement auquel on assiste est incongru... Lorsque Benigni se jette sous les jupes des présentatrices de San Remo ou quand il invente le jeu des olives pressées sur scène, la salle croule de rire en raison de l’énormité de la farce, de son côté incongru, trop incroyable pour être vrai. Il y a cette forme d’humour où le moi se scinde en deux parties, le côté qui se moque et le côté tourné en dérision pour le plus grand plaisir d’un tiers. Hélas, dans un monde de productivité et de compétition farouche comme le Calcio, le comique et l’humour sont diversement appréciés et mettre les rieurs de son côté, c’est risquer de froisser un entraîneur ou un président. Une facétie, un canular et l’autorité, et la principale cible de l’humour, perd de son assise, sa légitimité s’effrite. Nous n’avons pas eu la chance d’assister aux séances d’entraînement auxquelles a participé Baggio dans ses différents clubs, mais il n’est pas eclus que l’humour de ses entraîneurs n’ait été à la hauteur de leurs connaissances théoriques ou techniques. Car Baggio, en plus d’être vénitien, bouddhiste, patrimoine artistique, à la musculature négroïde et chasseur, se paie le luxe d’être un farceur patenté. A dix ans, il fait le tour de Caldogno pour descendre les lampadaires du pied gauche ou du pied droit. Dès qu’il prend la parole en classe, tout le monde éclate de rire, “baggianata” ne signifie-t-il pas “couillonnade” ? Il terrorise ses soeurs Carla et Anna Maria en leur jouant des tours pendables. “Fils unique” dans une famille nombreuse, c’est un maniaque de l’imprévisible. Etre le sixième de huit enfants à un moment de l’histoire où il règne un certain bien 53 être, c’est la garantie d’une grande liberté. “Je le répète chaque fois. Je suis le sixième de huit enfants et je suis arrivé loin du podium ” Roby est un petit dernier qui évite les torgnoles avec le sourire. “Chez nous, à table, raconte-t-il dans une vidéo qui lui est consacrée par Logos-TV, on ne s’ennuyait jamais. C’était comme un mariage permanent.” La table est un lieu privilégié pour Roby et ses amis. On le voit tout au long de sa carrière : Il aime les restaurants, les baraques de chasse et le vin fragolino. Venu le visiter, Giuseppe Antonioli de “Brescia-Oggi” écrit en 2001 : “C’est l’heure du petit blanc. Baggio, en bon Vénitien, est presque vexé quand notre petite troupe demande de l’eau plate. Vexé n’est pas le mot, plutôt surpris. Il a probablement pensé que nous non plus, les gens de Brescia, n’avions aucune sympathie pour ce liquide incolore, inodore et sans saveur et qu’il valait mieux cette couleur paille, un arôme fruitée, de préférence avec des bulles.” Il y a “Da Romè”, surtout. Et ses potes Gianmichele et Peter, du côté de Pavie. Tandis qu’il se morfond à Turin où sa première année ne sont pas enthousiasmantes sous le rapport humain, Roberto découvre l’endroit avec un ami. Peter, le cuisinier, sort de ses fourneaux et engueule celui qui osé lui “amener le sosie de Baggio”, à lui, le supporter de Torino. Le malentendu est vite dissipé et Baggio, qui se morfond d’Andreina, prend pension à Casoni Borroni, imité par ses équipiers Angelo Peruzzi et Dino Baggio, et par pas mal de grands joueurs depuis. Quand Roby ne fait pas le tour du village en tracteur, quand il ne passe pas des heures à épier les canards sauvages, il joue des tours pendables à son entourage, à des annéeslumière du garçon timide que le public se figure. 54 Un livreur arrive avec un camion plein de boissons. Roby convainc Dino, son homonyme, et Peruzzi d’enfiler une blouse et de décharger le camion. Quand le livreur reconnaît les trois stars de l’équipe d’Italie, il pâlit. Gianmichele et Peter, mis dans la confidence, lui expliquent que le foot, ça n’est plus ce que c’était, que la famille Agnelli est vraiment en difficulté et que les gars arrondissent leur fin de mois en leur donnant la main ! Une auberge, la chasse, de bons amis, Roby se lie si intimemement avec ses aînés de Casoni Borroni (ils ont vingt et vingt-cinq ans de plus que lui) qu’il les emmène en Argentine pour ce qui deviendra une formidable partie de rigolade dont Una Porta nel Cielo, le premier tome de son autobiographie de 2001 raconte le détail. Baggio commence par travailler ses compères au corps. Il leur parle de la faune argentine, des scorpions, des serpents mortels et des insectes inconnus. Les malheureux font dans leur culotte. Quand ils arrivent dans l’hacienda de Baggio à 600 km de Buenos Aires trente heures plus tard, Gianmichele, Peter et le papa de Roby sont éreintés. C’est là que l’incorrigible farceur pénètre dans la chambre de Peter et lui glisse sous le bras un long gant de carnaval à tête de chien méchant. Inutile de décrire la frayeur du pauvre et la pantalonade qui s’ensuit. Une autre fois, l’infernal Baggino passe une partie de la nuit à enfoncer des clous dans le mur, jusqu’au moment où il pousse un hurlement atroce ! Réveil en catastrophe de toute la maisonnée. Un énorme clou à chevron vient de perforer son doigt... de farce et attrapes, bien entendu. Souvent victimes de la verve de leur ami, Peter et Gianmichele se vengent. Appelé d’urgence, Roby saute au vol de son 4X4 et tombe sur une armée de grues en train de combler l’étang où ils ont l’habitude de chasser. Baggio se 55 met à protester, se lance dans une diatribe écologiste, défend les canards et les oies, entend faire un scandale... jusqu’à ce qu’on lui apprenne la vérité : c’est pour “Scherzi a parte”, la version italienne de la Caméra Cachée ! À Milanello, au centre d’entraînement du Milan AC, c’est un désespéré qui le prend en ôtage avec deux de ses coéquipiers et qui menace de les exécuter s’ils n’interviennent pas pour le faire jouer le prochain match de championnat ! Adriano Galliani, le directeur général, cède, il est d’accord pour le laisser faire un essai. Gag, bien sûr ! Dont Baggio est le premier à se réjouir aux larmes. À la veille du Mondial en France, sang vénitien ou ironie bouddhiste, le garçon n’engendre pas la mélancolie Aux journalistes du monde entier qui lui demandent s’il ne se sent pas un peu vieux pour la coupe du monde 1998, il répond par une passe décisive et un but contre le Chili : — Vous pensez que vous allez gagner cette coupe du monde, lui demande-t-on après son entrée fracassante ? “Je suis arrivé troisième en Italie en 90, deuxième en USA en 94, si je continue la série, l’issue pourrait être heureuse. — Le temps presse, c’est votre dernière chance ? Baggio fait une pause et dit : — Un jour une cigogne se penche vers son baluchon et voit un vieux monsieur avec sa pipe. Le vieux se tourne vers elle et lui dit : Allez, tu peux me l’avouer, maintenant, tu as perdu l’adresse !” À un journaliste qui lui demande comment il explique que 95% des Italiens consultés l’ont voulu en équipe nationale, il répond : “Ca m’a coûté assez cher.” L’humour peut fatiguer. À en croire Fantappié, Hysen, le Suédois qui a cotoyé Roby lors de sa première renaissance à 56 Florence, n’en pouvait plus de trouver des gelati dans son survêtement et de recoller les cravates que le casiniste Baggio n’arrêtait pas de lui couper au ciseau. Quant à Toto Schillaci, l’homme avec qui Roby s’est révélé, agacé par le Divin qui venait de taper dans le journal qu’il était en train de lire, ne lui aurait-il pas cassé une dent ? Jusqu’à son agent Caliendo et ses amis Peter et Chele qui s’en plaignent dans le privé. Pour dire... Tel est Rafaello quand il est heureux mais quand il ne l’est pas, la potion est plus amère. Lors de sa deuxième saison à Milan, il entre en conflit avec Sacchi qui n’a pas digéré leur défaite en finale de la Coupe du Monde. Décisif quand il entre, Baggio essuie le banc des remplaçants comme un vulgaire stagiaire. — C’est bien, tu travailles bien, lui répète l’ancien sélectionneur national, se gardant de l’aligner sur le terrain. Alors Baggio se met en colère : — “En ce moment, déclare-t-il à la presse, je me fais l’effet d’une Ferrari conduite par un contractuel !” Cinq ans plus tard, c’est encore pire. Marcello Lippi humilie l’ancien Ballon d’Or qui appelera ça “le traitement”. Il le fait s’échauffer des mi-temps entières sur le bord de la touche, même lorsque l’équipe est à la dérive. Chaque fois que Codino entre, il fait la décision à la plus grande joie de l’Italie sportive. Outré Baggio - qui fait rarement de remous - entame une campagne de presse : “Mieux vaut onze joueurs de qualité sans organisation que onze coureurs à pied organisés”, déclare-t-il lors d’une enquête sur la baisse de qualité du football italien. “Ils prétendent que si tu n’es pas au maximum à l’entraînement, ça ne marchera pas en match. Qui a dit ça ? On peut avoir envie de se défouler à l’entraînement, non ? 57 Mais si tu essaies de plaisanter ou de faire quelque chose de différent, on te reprochera de ne pas être concentré.” Rire, se décontracter, ça n’appartient pas au vocabulaire de Lippi, un sergent de fer qui ne rigole jamais des plaisanteries des autres. Baggio trottine le long de la ligne de touche, ovationné sur tous les terrains d’Italie mais il ne joue pas. Seulement voilà, comme le dit le cocasse Serbe Vujadin Boskov : — Chi sa sa ! Celui qui sait sait ! Baggio rentre contre Bari et il marque. Il rentre contre la Roma et il marque. On demande à Roby ce qui se passe avec Lippi. On lui demande s’il se sent près à jouer plus de dix minutes, s’il est blessé, s’il se sent fatigué, s’il a vieilli... “Au point où j’en suis, si quelqu’un me proposait de jouer un match entier, ironise-t-il, j’en serai surpris.” Quelques jours plus tard, après avoir multiplié les exploits, il se présente avec un bob imprimé des mots espagnols suivants : — Matame se non te sirvo : “Si je te sers à rien, tue-moi !” “Encore un plaisanterie, commente un journaliste dans la Gazzetta. Polichinelle dit la vérité en souriant !” Lippi rigole moins. Baggio lui sauve la mise en barrage de Champion’s League contre Parme : 3 à 1, deux chefsd’oeuvre et une standing ovation au Bentegodi de Vérone ! Benigni a raison. Les franciscains exceptés, le rire n’a jamais été la tasse de thé des peine-à-jouir qui entendent gérer nos humeurs. L’homme qui fait rire est suspect. Un an plus tard, au lendemain du chef-d’oeuvre qui priva la Juve du titre contre Brescia (égalisation de Baggio à la 91e minute), Paolo Condo frappe à la porte de Baggino à Caldogno. “Bonjour Paolo, ravi de vous revoir mais qu’est-ce que vous faites là ? Qu’est-ce que j’ai encore bricolé ?” 58 Benigni a raison. On n’a pas le droit de s’en prendre aux comiques. Encore moins aux poètes. Les Maradona, les Garrincha, les Cantona, les Baggio sont un cadeau du ciel, un don merveilleux. Ils transgressent les règles de l’art, ils n’en font qu’à leur tête, ils ont le pouvoir de faire rire et de faire pleurer, le plus grand pouvoir du monde. Il faut les embrasser, les Garrincha, les Maradona, les Cantona et les Baggio. Et les aimer. On n’a pas le droit de limiter leur liberté. 59 L’Éternel Retour du Mal Irrémédiablement doué, une belle frimousse, adroit et vivace : les fées n’ont pas été chiches avec le sixième des Baggio. Mais ce que les fées donnent, elles le reprennent en fin de compte; comme si chacun de nous était l’acteur d’un Jugement de Paris dont il aurait perdu la mémoire. En 1980, Baggio, treize ans, est loin de ce genre de réflexion. Il fréquente le collège, redouble une classe et ne pense qu’à améliorer sa technique. Le Vicenza n’est pas au mieux. Après une vingtaine de saisons passées au plus haut niveau, l’équipe, qui est parvenue à remonter en Serie A sous la houlette de Paolo Rossi et d’un grand entraîneur, G.B. Fabbri, est retombée en B, puis en C, ce qui ne lui était plus arrivé depuis 1940. Financièrement, ça ne va guère mieux. Le fils du président Giussy Farina, le mythique président, cède les rènes du club à son fils, puis à Dario Mareschin qui tente d’instiller un peu de bon sens comptable dans l’affaire. Tout le monde sait que le club ne roule pas sur l’or. Ce qui aura son importance dans la carrière de Roby dont le destin aura souvent été de servir de monnaie d’échange entre les clubs qui se le sont disputé. Vicenza est une pépinière de talent. Roby et ses amis Diego et Mauro font un carnage. — “On marquait tellement de buts qu’on ne savait plus si on en était à huit ou à neuf et on était obligé de demander à l’arbitres, écrit Baggio pour qui l’équipe junior de ces années-là méritait une place : “parmi les meilleures équipes de l’histoire du football”. Curieux comme ce champion exceptionnel se remémore les péripéties des matchs de sa prime adolescence. Dans son premier livre, Baggio il Fenomeno, il se rappelle le jour où il a marqué trois buts de la tête “contre Montebelluno”. — “Quand on jouait, 60 il y avait parfois trois mille personnes, il y avait même des supporters qui nous suivaient en déplacement !” D’après les journaux locaux, Bajeto est la promesse des promesses. Des recruteurs de l’Italie entière se déplacent pour le voir évoluer. Vytpalek, l’entraîneur tchèque de la Juve, insiste auprès d’Agnelli pour qu’on achète tout de suite le gamin. C’est à cette époque qu’un monsieur bien habillé, les cheveux tirés en arrière, pousse la porte de Mamma Matilde et de Papa Florindo. Il s’appelle Caliendo, Antonio Calliendo, il est agent de joueur et il s’occupe de Giancarlo Antognoni, le prince des numéros 10 de la Fiorentina : — Votre fils est un talent, affirme-t-il aux parents de Roby, il faut assurer son avenir, c’est une chance unique. Roby a des moments de découragement. C’est la troisième fois qu’on le trouve trop jeune pour débuter la saison officielle. À Caldogno, c’est parce qu’il n’y a pas de Débutants. À Vicenza, parce qu’on dissout l’équipe Minimes. L’année suivante, Roby se voit priver de compétition avec les Juniors. Il doit démontrer à l’entraînement qu’il est au niveau de joueurs qui ont trois quatre cinq ans de plus que lui. Ceint du maillot à rayures verticales rouge-et-blanc, sa touffe de cheveux frisé galoppe follement et personne ne l’égale dans l’exécution des coups de pied arrêtés. Ni Cadé, son premier entraîneur, ni Bruno Giorgi, son successeur, ne s’y trompent. En février 1982, Roberto Baggio est sélectionné dans sa catégorie d’âge pour un Vénétie-Ligurie se disputant à Vérone. Victime d’un choc, il sort blessé au genou gauche. Le professeur Viola, de l’hôpital Sans Bortolo di Berico, à Vicenza, n’hésite pas, le ménisque est touché et il faut opérer. Cinq ou six semaines plus tard, Zico-2 recommence à jouer. Il est pressé. On l’a déjà assez privé de match. Même s’il y a cette petite série de pépins musculaires et ces 61 douleurs aux genoux. Ca n’est rien. Il est jeune. À cet âge-là on guérit de tout. L’été qui suit est inoubliable à plus d’un titre. Primo parce que l’équipe d’Italie de Paolo Rossi, l’ancien de Vicenza, gagne la coupe du monde en Espagne : — “Une nuit incroyable, dira Roby, avec mes frères et les amis on a sillonné les rues jusqu’à cinq heures du matin, c’était de la folie”. Secundo parce que le nouveau Zico va participer à son premier stage de préparation avec les pros. Enfin parce que, le 28 juillet 1982, une dénommée Andreina Fabbri va et vient sous les fenêtres de la via Marconi. Elle est si belle, il est si timide et maladroit qu’il lui chipe une bague pour qu’elle ne l’oublie pas. Il lui en rendra une en or quatre ans plus tard, à deux pas de là, sur le parvis de l’église de Caldogno. L’équipe première de Vicenza n’est pas mauvaise mais les dirigeants sont impatients. Il n’est pas question de mariner dans cette Série C où les parties sont électriques et où le cocktail jeu physique-querelle de clochers-vieux joueurs vicieux rend la pratique du football assez problématique. En 1983, empoisonné par une série de petites blessures, Roby joue quelques matchs de coupe d’Italie. Le jour de son baptème du feu arrive toutefois, un Vicenza-Piacenza perdu 1 à 0. Lors de la saison 1983-1984, Roby joue plus souvent mais pas assez à son goût. Passer le dimanche sur le banc à voir les autres courir, ça n’est pas une sinécure pour quelqu’un qui ne tient pas en place. C’est de cette époque que date la grande hantise de Roberto : cette banquette où l’on maintient les équipiers surnuméraires et dont l’image du supplice de Tantale peut seul donner une idée aux profanes qui ne l’ont pas expérimenté. Baggio a de quoi se consoler en portant pour la première fois le maillot azur de l’équipe nationale avec les moins de 16 ans contre la Yougoslavie. La moitié de Caldogno se 62 déplace et le Pr Todescato se rappelle que : “tous ses camarades avaient tapissé le collège de panonceaux en son honneur, un vrai carnaval !”. Roby est si ému de porter les couleurs de Tardelli et de Paolo Rossi qu’il n’en dort pas de la nuit et que cela influence sa performance, toujours cette fameuse intelligence émotive. En février, il est sélectionné en équipe nationale junior. Arrive le 3 juin 1984, au stadio Menti, celui-là même où son papa l’a amené voir Cinesihno dit Cina. Ce jour-là, Vicenza reçoit Brescia (un hasard ?). L’avant-centre des Rouge-etBlanc, a pour nom Toto Rondon, un baroudeur de la Série B, le meilleur buteur de la division. Vicenza est troisième. Une victoire et il lui restera une chance de détrôner Bologne ou Parme pour accéder à la Série B. Il fait chaud, le stade est plein. Vicenza mène deux à zéro. À la 65e minute, Bruno Giorgi, qui sait de quelle pâte est fait Bajeto, le lance dans la bataille. Première balle et c’est un premier bijou de contrôle. L’arbitre siffle, Germano Bonvolenta nous raconte la suite : “Penalty. L’entraîneur fait signe à Baggio comme pour lui dire, vas-y, toi ! Robertino, on ne peut plus timide, ne brille pas par sa précipitation et Rondon le précède. Au-dessus ! Deux à zéro, Vicenza caracole. Baggio se montre, il touche un bon ballon et lance le vieux Rondon qui s’infiltre dans la surface du Brescia avant qu’un défenseur nommé Guerra ne l’abatte. Nouveau penalty. Il reste quatre minutes avant la fin du match et Rondon est à terre. Giorgi appelle Baggio : — Allez, vas-y ! Roberto se saisit cette fois de la balle et la pose sur le point de penalty : pied gauche (ndla : Baggio a tiré du pied droit, comme le prouve des images d’archive), avec beaucoup d’angle, trois à zéro. Premier but de Baggio Roberto en série C1. Six parties, mon dieu, pas entières, beaucoup de morceaux de partie. Mais un but.” “Ce dimanche 3 juin, les honneurs de la chronique sont 63 offerts à un gosse destiné à tous les succès. Cet été-là, sur le marché des transferts, on parle de chiffres exorbitants et vertigineux. Un journal écrit — il n’y a plus de religion — que ‘Ce gamin de Vicenza, 17 ans, a été évalué à 3 milliards ! Où est la morale ? Il a joué six parties de C-1, il ne faut pas exagérer !’ On transmet la réaction à Roby et sa frimousse rougit : — ‘Je n’y suis pour rien, je ne suis pas au courant !’ Bruno Giorgi, l’entraîneur qui l’a lancé, demande pour lui un peu de calme et de protection : — ‘Il est timide, laissons le grandir en paix.’” N’en déplaise aux ennemis du foot, on ne peut rien contre le rêve des gosses qui tapent dans un ballon. — Un sur mille, dit la chanson de Gianni Morandi ; Un sur cent millions, un sur un milliard !, précise le chanteur, un de ses fans, en conclusion d’une vidéo de Logos-TV. “Roberto Baggio revient à Caldogno, il a dix-sept ans et une Vespa. Un peu de télé : ‘Domenica In’ avec, bien sûr, Pippo Baudo et des hôtes écrivains, ou presque, qui vendent leurs livres. Puis, sur Rai-2, à 20 heures, “Domenica Sprint”. Ensuite le Lieutenant Colombo. À Vicenza, dans les principaux cinémas, on donne “Voglia di Tenerezza” avec Debra Winger et “Don Camillo” avec Terence Hill. Embarras du choix d’un dimanche spécial, le dimanche de la naissance du canonnier Baggio, le garçon qui deviendra le nouveau Antognoni, le nouveau Zico, le nouveau Platini, le nouveau Baggio, Roby, le Lapin Mouillé, Codino, le vieux Baggio...” Baggino s’en moque, son rêve vient de prendre forme : Jouer pour l’Italie en coupe du monde, gagner la finale de la coupe du monde contre le Brésil... La saison 1984/85 confirme les impressions de ses entraîneurs et du public. Baggio joue trente-deux matchs de championnat et marque douze buts, se procurant un nombre 64 incalculable de coups-francs et de penaltys. Infaillible des onze mètres, imprévisibles dans le jeu, Bajeto fait merveille et sa cote grimpe. “À l’époque, j’étais un gamin parmi tant d’hommes mais sur le terrain je sentais que mes coéquipiers me faisaient confiance. Je tirais les coups-francs, je marquais, ils m’embrassaient, certains me remerciaient en dialecte et je me sentais important, je me sentais adulte. ” Bruno Giorgi, l’entraîneur qu’il retrouvera à Florence, confirme lorsqu’on lui demande pourquoi il confie l’exécution des coups de pied arrêtés au frêle jeune homme : “À cause de la froideur dont je vous parlais tout à l’heure. Cette froideur fait de lui un joueur à la mentalité de catégorie supérieure. Surtout si l’on pense que la plupart des penalties qu’il marque, il se les procure lui-même. ” Baggio est sélectionné en équipe d’Italie des moins de 21 ans. Arrigo Sacchi, l’entraîneur de Rimini dit de lui qu’il est le meilleur espoir de la division et du pays et qu’on le verra un jour en équipe nationale. Il a le timing en lui, la classe, la vision, c’est une grande promesse. En attendant, Vicenza vole de victoire en victoire et dispute au Piacenza la montée en Série B et on ne voit pas le danger arriver. Tandis que l’angelot aux yeux verts fait ses armes, le monsieur aux cheveux laqués, Antonio Caliendo, dit Monsieur 10%”, n’a pas perdu son temps. Le président Mareschin, soucieux du bilan de sa société, comprend ce que son club peut tirer du transfert de son jeune prodige. Avant que Caliendo ne prenne les choses en main, il est question de la Juve. Jadis en bons termes, les relations entre les deux clubs se sont gâtées, le règlement de la copropriété de Paolo Rossi n’ayant pas été d’une clarté exemplaire. Hélas pour Roby, Vicenza et Savoini sont gourmand : Boniperti refuse de dépenser 4 milliards de lires pour un simple espoir ! 65 C’est ensuite la Sampdoria qui est sur les rangs. Mareschin est en bons termes avec le second club gênois et il apprécie Claudio Nassi qui s’occupe du recrutement pour les bleucerclé. Alors que l’affaire est sur le point de se conclure, le président Mantovani — le promoteur d’une magnifique période pour les Doriens — est victime de soucis cardiovasculaires qui l’entraînent aux Etats-Unis. Profitant de ses relations privilégiées à Florence, Antonio Caliendo finit par convaincre la famille Pontello. Le jeune Roberto Baggio passe à la Fiorentina pour la somme étonnante de 2, 7 milliards de lires, record pour un joueur de cet âge ! On ne sait pas grand-chose de la manière dont Roby fut tenu au courant des tractations mais il est sans doute perplexe quand il apprend le montant des sommes précédemment évoquées. L’affaire est conclue depuis un moment mais le principe de sa signature ne survient que le 3 mai 1985, deux jours avant la rencontre que Vicenza doit disputer contre le Rimini d’Arrigo Sacchi, un adepte du football total à qui l’on promet une brillante carrière. En lutte pour la promotion, Vicenza est en ébullation et Roby, sachant qu’il va quitter le club qui l’a fait connaître, veut à tout prix conquérir la montée en Série B avec ses coéquipiers. Quand les équipes entrent sur le terrain, toute la Romagne est curieuse de voir à l’œuvre ce phénomène aux cheveux frisés dont tout le monde dit qu’il sera le nouveau Maradona, le nouveau Zico, le nouveau Platini. Roby marque à la 28e minute et son équipe prend l’avantage. Que la vie est belle pour ce gosse béni des dieux ! Qu’il est élégant et vif. Poussé par l’ivresse de vaincre et par l’inconscience de son âge, Roby, qu’on aligne au milieu de terrain et qui a un moteur dans le ventre, se lance à la poursuite d’un défenseur de Rimini qui vient de récupérer la balle. Le jeu d’interdiction n’est pas sa spécialité mais il veut montrer qu’il luttera 66 jusqu’à son dernier souffle avant de quitter Vicenza pour Florence. C’est là qu’il gicle de toute son énergie et bondit dans les jambes de son adversaire... Sa cheville reste bloquée dans la pelouse. Il pivote et son genou se disloque ! “Tu t’es tout de suite rendu compte de la gravité de la blessure ? demande Enrico Mattesini, co-auteur de Una Porta nel Cielo. — Non, mais j’ai senti une douleur terrible, comme une lame de couteau enfilée dans le genou.” L’ange frisoté se roule de douleur sous le regard de l’arbitre, de ses partenaires et de ses adversaires. Un instant l’on pense à un feu de paille. On aide le jeune homme à se relever. On le porte à dos d’homme sur la touche. Notre version diverge de celle communément admise où l’on parle d’un diagnostic immédiat révélant “une déchirure du ligament interne antérieur, avec arrachement de la capsule et atteinte au menisque du genou droit.” Si l’on prend le soin d’éplucher les archives, il semble que Vicenza, angoissé par cette montée en Série B qui lui échappe depuis deux ans, a essayé de remettre sa jeune star sur pied. La preuve s’en trouve dans la “Gazzetta dello Sport” sous la plume de Gianmauro Anni : “Le match amical de l’autre jour à Zané semblait avoir rassuré les Vicentins quant à la récupération de Baggio mais la jeune révélation a dû déclaré forfait. Le garçon en était particulièrement déçu : — J’aurais temps aimé jouer contre l’Asti. Patience. Il nous reste quatre matchs et j’aimerais vraiment quitter le Vicenza en Série B. — Une promesse ? — Disons que oui, j’ai confiance dans notre capacité à atteindre notre objectif.” Giorgi, le coach de Roby nourrit nos doutes un peu plus loin dans l’article : 67 “Pour ce qui concerne Baggio, nous avons caressé l’espoir de l’aligner jusqu’au dernier moment. Son absence nous contraint d’improviser la composition de notre attaque.” Gianmauro Anni de conclure : “À propos de Baggio : la nouvelle acquisition de la Fiorentina s’est soumise hier matin à une visite qui a donné des résultats rassurants : même si le coach vicentin semble peu disposé à prendre le risque de le présenter sur le terrain au dernier moment”/ Ainsi Roberto semble avoir rechaussé les crampons pour un match ou un bout de match à Zané ! Les médecins qui l’ont examiné après la partie ont-ils estimé qu’il s’agissait d’une blessure bénigne ? On l’ignre. Et si la blessure avait empiré lors de ce match d’entrainement à Zané et des tests passés après le match de Rimini ? Et si Roby navré de devoir quitter le club qui lui a mis le pied à l’étrier avait dissimulé l’entité de son mal en espérant que sa douleur disparaîtrait comme par enchantement ? Et si les sensations de Baggio l’avaient leurré sur ses conditions réelles ? Et si ses dirigeants l’avaient encouragé dans cette voie catatrophique ? C’est le président Mareschin qui tremble le plus. Il a de la tendresse pour son jeune prodige mais il sait que l’avenir de son club est lié à son transfert à Florence. Par bonheur pour lui, la Fiorentina des Pontello et du directeur général Claudio Nassi, un des artisans de son transfert, n’en fait rien. “La Fiorentina, déclare le président vicentin, s’est comportée avec une grande élégance. Le Conte m’a assuré que le contrat serait confirmé jusque dans le moindre détail parce qu’il est convaincu de la proche guérison de Baggio ; si la valeur du joueur devait diminuer, ce serait avec la durée menant à sa guérison complète”. Les observateurs sont d’accord : Roberto Baggio, c’est de la graine de génie ; ne va-t-il pas se voir attribuer le trophée du 68 meilleur joueur de sa division, à Florence, par le Guerin Sportivo ? Et puis, à dix-huit ans, on guérit de tout. Roby vit dès lors son premier drame sportif. Privé du match qui vaut l’accession en Série B pour ses partenaires — le barrage fut joué à Florence et des images le montre sur les épaules d’un partenaire un genou dans le plâtre ! —, il prend la direction de Saint-Etienne où l’attend un chirurgien plein de sagesse et de dextérité, le Pr Bousquet, élève de Trillat et rare spécialiste capable de réparer une déchirure des ligaments croisés antérieurs à une époque où la médecine sportive n’en est qu’à ses balbutiements. “Ce n’était pas une opération compliquée, soutient le Professeur Bousquet à “France-Football ”, dans le numéro consacré au Ballon d’Or que Baggio remporte en 1993. Depuis six, sept ans, des progrès ont été accomplis et j’étais formé à cette chirurgie. Avant oui, c’était plus aléatoire. C’était une question de chance...” C’est l’avis du praticien mais il faut entendre la version de Roberto : “Selon les critères de l’époque, l’opération s’est bien passée mais ça a été terrible. Pendant l’intervention, on m’a percé la tête du tibia avec un trépan, on a taillé mon tendon rotulien et on l’a tiré pour qu’il passe dans le trou ; puis on l’a fixé avec deux-cents-vingt points de suture internes. Tu as compris : deux cent vingt points ! Quand je me suis réveillé de l’anesthésie, j’ai pris peur ! Ma jambe droite était si petite qu’on aurait dit un troisième bras. J’étais devenu une sorte de mutant génétique avec trois bras et une jambe ! Le genou était gonflé comme un melon et rouge de teinture d’iode, en plus, on n’avait pas recousu l’extérieur avec du fil, mais il était refermé avec de petites agrafes comme celles qu’on trouve dans les papeteries... ” 69 Passé une première semaine à Saint-Etienne où Mamma Matilde l’a accompagné, tout le monde rentre à Caldogno. Roby est allergique aux antalgiques et à la plupart des antiinflammatoires. La douleur est terrible. Il passe des heures et des heures à regarder le plafond en pensant que son rêve de finale contre le Brésil est mort et enterré. Quelle poisse, il n’a même pas eu le temps de jouer un match en Série A, il ne portera jamais le légendaire maillot violet qui fut celui de Hamrin, de De Sisti et d’Antognoni. — “Deux semaines après l’opération, raconte-t-il dans son autobiographie, je pesais 56 kilos, j’en avais perdu 12. Je ne pouvais même pas aller aux toilettes... la tête me tournait.” On ne peut raconter les blessures de Baggio. L’éternel retour du mal : une hyperbole ? Vous plaisantez ? Plutôt une litote ! Pensez qu’il passera six fois sur le billard en vingt ans et endurera, mis bout à bout, plus de trois ans et demi de rééducation ! Si Hercule était le roi des travaux, Baggio est celui des blessures au genou ! Mais il n’y a pas d’alternative. Le jeune Vénitien se lance sur la dure route de sa réhabilitation physique et il se passe six mois entre les séances de travail avec le staff médical de la Fiorentina et ses allers-retours à Saint-Etienne où l’équipe du Pr Bousquet s’est prise de tendresse pour lui. La propriétaire de l’hôtel Carnot, Madame Tachdjian, se rappelle : — “Notre petite maison vivait à son rythme. Tous les clients le connaissaient et l’appréciaient. Il était adorable, vraiment. ” “Il était au milieu des stagiaires verts sans jamais manifester le moindre comportement désagréable ou capricieux. Simple et toujours de bonne humeur”, témoigne le Pr Bousquet. “Il faisait un malheur, dit en rigolant Gilles Chabannes qui lui a fait subir de longues et intenses séances de rééducation. 70 Il était drôle et mignon. En fait, c’était un gosse quand il est venu ici.” De retour en Italie, Roby s’abandonne à de tout autres tracas. Il se reproche d’avoir coûté si cher et d’être parfaitement inutile. Le malheureux, que son père a conduit au rassemblement des pros du côté de Modène en béquilles, et qui se languit d’Andreina, vit mal la situation. Il passe des heures enfermé dans son appartement de la via Carnesecchi une bourse de glace sur le genou. N’osant sortir de peur que les supporters pensent qu’il ne fait pas le maximum pour guérir et qu’il vit sur le dos du club. Un jour, un dirigeant file chez lui pour lui demander des explications : il a oublié d’aller porter les cinq premiers chèques de son salaire à la banque ! Dès que son genou va un peu mieux, il se promène dans les ruelles les plus discrètes de la capitale toscane, salué par les gens qui l’aiment à la folie et qui l’invitent à jouer au billard ou à boire un café. Jamais Roby n’oubliera cette affection, cette tendresse des Florentins de tous les jours. Il est tellement déçu de ne pas pouvoir leur offrir quelque chose en retour qu’il n’ose plus sortir de chez lui. Aldo Agroppi, ex forte tête du Torino et son premier entraîneur à Florence, racontera tout cela dans son livre paru en mars 2005 : “Il y avait dans ses yeux la tristesse d’un gosse qui joue à la guerre et qui ne sait pas s’il pourra vaincre la malédiction qui s’en est pris à lui.” C’est l’impuissance d’un texte et d’un écrivain : on ne peut que difficilement transcrire l’écoulement du temps et il est impossible de faire partager le tourment qui découle du lent épanchement des secondes qui deviennent des minutes et des heures à regret. 71 Le chemin d’une rééducation est terrible pour celui qui meurt du désir de courir et de montrer ce qu’il a dans le ventre. Roby doit-il croire ces physiothérapistes qui lui disent et lui répète que que ça ira, que ça va, que ça va aller ? Qui prétendent qu’il y a un contre-temps mais que ça n’est rien, que c’est normal. Tandis que d’autres, les sceptiques et les cyniques, font courir le bruit que vous êtes foutus, que vous ne rejouerez jamais. Être patient à dix-neuf ans quand on est une sorte de génie, un pianiste à qui on a volé les mains ! Durant l’hiver 1986, nombreux sont ceux qui ne croient pas à la guérison du godelureau plein de chaînettes et de bracelets. Des joueurs plus costauds que lui, des Zmuda, des Briaschi ou des Marangon ne se sont jamais remis d’une telle opération, alors pourquoi lui, qui a le physique d’une sarcelle. Et puis il y a cette douleur dont Roby parlera seize ans plus tard : “Je suis absolument persuadé que certaines parties de notre corps, soumises à des opérations importantes, ne redeviennent jamais ce qu’elles étaient auparavant. Je m’en considère la preuve vivante. On peut dire que je vis avec la douleur, c’est ma compagne, une vieille compagne. Si c’était une femme, je dirais : En voilà une amante fidèle, discrète, insatiable.” Et il ajoute après un entraînement à Brescia : “Si quelqu’un me voyait à l’entraînement, il aurait peur. Durant les massages, ma jambe droite subit des torsions anormales. Comme si elle devait se disloquer d’un moment à l’autre.” 72 La rééducation dure du 10 juin 1985 au début de l’année 1986. Baggio est pressé. Les Mancini, les Zenga et les Vialli font des merveilles avec les séléctions de jeunes où ils apprennent à devenir de vrais professionnels, avec ce que cela comporte de rigueur, d’adaptation et de sens collectif. À leur tête, Azeglio Vicini initie une glorieuse série de titres européens pour les Moins de 21 ans. Si Roby veut que son rêve de finale mondiale se réalise, il faut qu’il se remette. La coupe du Monde n’aura-t-elle pas lieu en Italie dans quatre ans ? Hiver 1985/86. Roby déprime, il nous le rappelle dans sa biographie : “La jambe droite était nettement plus petite que la gauche. Si le genou cédait à nouveau, c’était fini pour moi et pour de bon. Le problème c’est que je n’en pouvais plus. De ne pas jouer, de ne pas sortir avec les autres garçons et de rester à la maison la jambe suspendue et enveloppé dans une poche de glace. D’accord, le tendon coupé, le muscle qui n’a plus de force, l’épaisseur de l’articulation, la difficulté de jouer avec, les terrains glissants et boueux de cette fin d’hiver... mais je m’en foutais, je voulais, je devais essayer de rejouer à tout prix. Et à l’époque j’étais pire que maintenant. Quand je sens qu’il faut risquer, je risque ! (...) ” Heureusement, Piercesare Baretti, le président exécutif de l’époque, croit en lui. L’opinion publique gronde, les supporters veulent la peau des Pontello mais, ancien directeur du journal Tuttosport, il fait le pari que le gamin marquera son temps et il est prêt à tout pour démontrer qu’il ne se trompe pas. “Piercesare Baretti, raconte Roby, mérite un souvenir à part. Il ne m’a jamais abandonné. Pour lui j’étais un fils. Son visage, ses manières de gentilhomme, sa compréhension me manquent terriblement. ” 73 Aldo Maldera, un joueur du Milan transféré à Florence, lui conseille d’aller voir Antonio Pagni, un masseur de Montecatini qui lui a permis de revenir sur le terrain après une opération du même type. Pagni et Barsella, un pranopracteur, prennent Roby en mains. Pagni deviendra son ami et son homme de confiance, le seul à croire qu’il peut revenir et à l’en convaincre. Le staff médical de la Fiorentina finit par lui donner son feu vert. Au terme d’une série d’entraînements où il va un peu mieux, Agroppi le convoque pour un match contre Lecce. C’est la première fois que son nom apparaît sur la feuille d’un match depuis ce maudit 3 mai 1985. Le gamin est lucide. Lui qui jouait douze heures par jour sans jamais se lasser, il sent qu’il n’a plus de fibre ; ses cuisses ne tiennent pas la pression, l’acide lactique envahit ses muscles au bout de quelques minutes et il est souvent obligé de laisser partir les autres, vidé de son énergie : “Je me sentais comme un équilibriste sur un fil, la seule différence avec l’équilibriste étant que moi, j’étais sûr de tomber d’un moment à l’autre. C’est ce que je ressentais et sans Pagni ça se serait produit. Si ça n’avait été que de moi, impulsif comme j’étais à l’époque, je me serais cassé pour de bon et pour toujours.” Baggio joue ses dix-sept premières minutes sous le maillot violet lors d’un Fiorentina-Udinese en Coupe. Puis il participe au tournoi de Viareggio avec les moins de 21 où il marque les deux buts de la victoire florentine sur les “Ocean’s” de New York. Il a rejoué trop tôt et, malgré ses deux buts, il s’entend dire qu’il est un “fantastique exjoueur de football”. À dix-neuf ans, il se fait l’impression d’un âne boîteux. 74 Le temps passe. Sous la houlette d’Aldo Agroppi, un homme haut en couleur et à la forte personnalité, l’ex-espoir des espoirs s’entraîne encore et encore. L’ancien joueur du Torino est un sanguin. Il n’a pas toujours le tact nécessaire pour mettre Roby à l’aise. Tous ces bracelets et ces petites chaînes le défrisent, des trucs bon pour draguer sur les plages de la Versilia ; mais ridicules quand on est un homme et un vrai. Et puis Agroppi est pressé, personne ne l’aime à Florence et on lui demande des résultats alors qu’Antognoni, le Prince Violet, n’est plus ce qu’il était. Ce n’est pas de sa faute si le club a manqué une grande occasion en laissant partir Italo Allodi, le manager du grand Inter des années 60. Parti à Naples, celui-ci a fait du club parténopéen un grand d’Europe. Si l’on ajoute à cela quelques soucis de trésorerie, les Pontello sont de mauvaise humeur et Agroppi est renvoyé à ses chères études. Dommage, Roby ne détestait pas Aldo. Que peut-il y faire ? Quelques semaines de vacances à Caldogno et il sera sur le pont pour ce qu’il pense être sa première vraie saison en Série A ; celle de sa révélation, puisque la coupe du monde est dans trois ans et que l’Italie de Vicini fonctionne très bien sans lui. L’optimisme revient durant l’été 1986. Andreina et toute la famille a consolé son héros et la reprit en main. Consolation active puisqu’il doit s’astreindre à mille exercices pour récupérer les cinq centimètres qui manquent à sa cuisse droite et la souplesse qui manque à ses articulations. En juillet, toute l’Italie est impatiente de voir ce que le jeune homme dont on parle tant vaut. Malgré un travail de forçat, Baggio sent qu’il est pétri de lacunes. C’est tout juste s’il arrive à suivre le rythme de ses coéquipiers à l’entraînement. Le président Baretti et son nouvel entraîneur, Bersellini, surnommé l’Allemand, essaient de le protèger. 75 “C’était (Bersellini) un brave homme, il comprenait ce que je ressentais. (...) J’étais à des années-lumière d’une condition acceptable mais il m’a fait joué trois parties de coupe et le 21 septembre j’ai fait mes débuts contre la Sampdoria ! Je marchais à cinquante centimètres du sol ! Finalement, j’avais réussi ! Il était clair qu’il allait me tomber un autre désastre sur le dos...” Quatre jours après ce Fiorentina-Samp, un jeudi, le ménisque du genou droit cède du côté de la cicatrice. Il est question d’une nouvelle opération mais Pagni et Beccani, le chef du staff médical florentin, parviennet à remettre Roby sur pied sans passer par la case hôpital. Roby se remet au travail. Musculation, tests de résistance, piscine. Sage comme une image, il fait son retour le 4 octobre 1986 lors d’un match amical contre les Suisses du F.C. Sion... À l’occasion duquel son ménisque se fend définitivement ! Cette fois, Roberto n’en peut plus. Il veut rentrer à Caldogno, voir ses neveux et ses copains, travailler avec ses frères dans l’atelier de son père. Qu’a-t-il fait au bon dieu ? Comment ne pas penser qu’il est victime d’un envoûtement ? Diego et Mauro, ses amis les plus doués, ont été frappés du même mal et ils vont arrêter à cause d’un de leurs genoux ! Gianni Gullo, le joueur de la San Remese qu’il a rencontré à Saint-Etienne, ne s’en est pas remis non plus ! Mieux vaut tout laisser tomber. C’était compter sans l’obstination de Mamma Matilde qui le gronde et l’accompagne elle-même à Saint-Etienne. Comme d’habitude, le bon professeur Bousquet est optimiste. “Il souffrait d’une lésion méniscale. Il avait repris le foot trop tôt, même si c’était un accident différent. Je lui ai ôté la partie lésée du ménisque, voilà tout.” 76 Et revoilà Baggio stéphanois, poursuit le regretté Gilles Chabannes, son chaperon à Saint-Etienne : “Tous les jours, tous les soirs, il était pris en main. On ne l’abandonnait jamais. Il était timide mais très à l’aise malgré tout. On sortait, on allait danser. Il était toujours de bonne humeur. Il y avait une grande solidarité autour de lui. Bien dans la tradition stéphanoise. ” “Il était d’un éclat extraordinaire, raconte Lamaria, la secrétaire de Gilles Chabannes. Un jour, parce qu’il était fidèle à sa fiancée et pour que les filles ne le drague pas, il m’a demandé de faire comme si nous sortions ensemble. Inutile de vous dire mon émotion et ma fierté. C’était quelqu’un d’exceptionnel.” “La deuxième fois, nous confie cet employé de la clinique Bellevue, il est arrivé en hélicoptère. On a cru que c’était un émir d’Arabie mais comme c’était Roberto, tout le monde en a été ravi. C’était vraiment un type incroyable.” “On le connaissait tous, dit un autre Stéphanois, pour ne pas déranger les stagiaires de l’ASSE, il allait s’entraîner avec nous à Côte-Chaude ; je te dis pas le délire. Il jonglait assis sur une chaise et il prenait dix fois sur dix les cibles que tu lui montrais du doigt !” Quel homme est donc ce Divin qui laisse dans le coeur des gens des traces aussi indélébiles vingt ans plus tard ? Roby revient en Italie où il se remet au travail avec Pagni. Puis seul, toujours seul pendant des heures et des heures, samedi compris. Combien de temps ce jeune homme de succès, cette poule aux œufs d’or que certains ont pris pour une prima-donna, aura-t-il passé à faire de la musculation au lieu de travailler sa connaissance des schémas de jeu en vogue ? Comment a-t-il fait pour continuer à croire que son rêve allait plus loin que la réalité des autres ? — “Depuis que mon genou a été opéré il y a dix ans, dira-t-il sur le site de 77 l’AC Milan, je dois effectuer des exercices spécifiques sur cette jambe. Deux fois par semaine, mon physiothérapiste me fait faire des exercices de contre-résistance pour le ton musculaire, les adducteurs et les tendons. Cela vient en complément des entraînements classiques. Bien sûr, cet excès de travail entraîne parfois des problèmes musculaires, parce que il est évident que je dois me préparer davantage que les autres.” Deux séances hebdomadaires qui deviendront quotidiennes mais qui ne feront que freiner l’éternel retour du mal. “J’ai visité Baggio, témoigne Carlo Vittori, l’homme qui a entraîné Pietro Mennea et qui l’a remis sur pied à Formia. J’ai appelé un photographe pour qu’il prenne une photo et qu’il inscrive le jour et le mois dessus. Je voulais un document officiel. Je jette un oeil sur la jambe du genou blessé, elle fait sept centimètres de moins que l’autre à la hauteur du tiers inférieur. Le déficit se trouve dans la fixation de la rotule.” “Le programme dure trois semaines. Baggio retrouve petit à petit un minimum d’autonomie dans la course. Son genou devient plus stable. Je lui fais faire des démarrages en ligne, parce que le risque, lorsqu’il rejouera, c’est celui de l’entorse. Physiquement il a la peau sombre, peu de poils et très fins. Des muscles exceptionnels qui ressemblent à ceux d’un noir.” Bousquet, Pagni, Vittori : Baggio a de la chance. De 1987 à 1990, tout va mieux pour lui, ce qui ne l’empêche pas de répéter à qui veut l’entendre qu’on “ne donne sa vraie valeur au football qu’en estimant que le match ou l’entraînement que tu fais est peut-être le dernier”. “Quand Baretti lui amena ce garçon glabre, pas de poils, peu de barbe, au teint olivâtre, Vittori trouva le croisement heureux et — à scruter sa peau — il eut l’impression de se 78 trouver devant un cheval arabe. En revanche, par la faute de cette musculature — qui était de la nature de la soie par rapport à la laine — , les accidents avaient fait de lui ‘un poussin blessé qui avait une grande envie de sourire, d’être joyeux’ ” De 1990 à 1994 Roberto évite les grosses blessures et n’entend (presque) plus parler de ses genoux mais est contrarié par des ennuis musculaires. Les physiothérapistes qui s’occuperont de lui par la suite affirmeront que sa musculature a été mal gérée ; étant constituée d’un dosage rare de fibres longues et de fibres courtes qui donnerait à ses muscles explosivité et endurance à la fois, mais qui les fragiliserait terriblement. Retour d’un Mondial qu’il a (presque) remporté à lui tout seul, Baggio se procure une nouvelle lésion au genou droit lors d’un Padoue-Juve où il a marqué un but splendide. Contre-temps de quatre mois d’autant plus fâcheux qu’il fournira des arguments aux nouveaux dirigeants de la Juve pour ne pas renouveler son contrat. Milaniste de juin 1995 à juin 1997, Roby subit quelques contractures, des élongations, un traumatisme crânien ; il lutte contre plusieurs tendinites, souffre de sciatalgie ; mais c’est le lot de tous les joueurs professionnels. De juin 1997 à juin 2000, à Bologne et à l’Inter, l’Éternel Jeune homme ne défraie pas la chronique pour la bonne raison qu’il a rencontré un médecin (le Dr. Nani) et une clinique (l’Isokinetik) qui font de lui un jeune homme en moins de deux mois. Seule ombre au tableau, cette miniblessure qui le prive du Mundialito français de 2003 et qui le prive de ce maillot azur auquel il tient tant. Durant la saison 2000/2001, ça se gâte. Âgé de 33 ans, il doit abandonner ses coéquipiers du Brescia suite à une 79 déchirure qui l’écarte des terrains pendant trois mois (contre Lecce). “Ce jour là, confie-t-il aux journalistes qui le filment pour un dvd qui deviendra culte pour ses admirateurs, je me sentais comme une mitraillette. En m’échauffant, je me suis dis, aujourd’hui, je vais leur en faire voir de toutes les couleurs. Sur ce arrive ce coup-franc. Le terrain est boueux. Je frappe, le mur renvoie, je vais pour reprendre la balle de volée... et crac ! Six semaines d’arrêt !” Alors qu’il vient de marquer huit buts en huit matchs au début de la saison 2001/2002, un tackle assassin affaiblit son genou contre Venezia. Le médecin du Brescia diagnostique trois à quatre semaines d’arrêt mais Roby n’a qu’une idée en tête : la Squadra joue un match amical au Japon où on le vénère plus que partout ailleurs ; où vit son maître spirituel, le très controversé Soka Gakkei de Daisaku Ikeda : et où se jouera la coupe du monde 2002. Prenant les médecins et ses préparateurs de vitesse, Roby joue le dimanche suivant contre Piacenza. Victime d’un coup en première période, il s’effondre au début de la deuxième mitemps. On diagnostique une entorse du deuxième degré au genou gauche avec un arrachement des ligaments au niveau du plateau tibial. Comme son temps est compté et que Roby veut être sélectionner pour la World Cup en juin, le staff (de Brescia ? le sien ? lui-même ?) décide qu’il n’y aura pas d’opération. Nous sommes au coeur de l’automne 2001. Voici de nouveau Roby attelé à ses machines de torture, guidé par Enrique Miguel, le masseur argentin qui s’occupe de lui au quotidien. Depuis le temps qu’il tire, qu’il pousse, qu’il fait des exercices dans les piscines et que des mains passent et repassent sur ses cuisses, il est l’homme le plus savant du monde sur le genou et sur ses mystères. Pour le ménager, Carletto Mazzone, l’entraîneur qui l’a voulu, fait une déclaration préventive. 80 “J’ai soixante ans et plus d’expérience que Roby et que tous les médecins du club réunis. Baggio reviendra sur le terrain quinze jours après qu’on m’ait juré qu’il est à 100% ! Il est trop précieux pour nous, on ne va pas le perdre comme ça !” Fin janvier 2002, Roby pénètre sur le terrain avec le brassard bleu-jaune-rouge de son école bouddhiste. C’est pour une demi-finale de coupe d’Italie à Parme. Il est au centre du terrain, il tend son fanion au capitaine adverse quand de drôles de chœurs montent du virage occupé par les brescians. Deux joueurs blanc-azur s’en vont discuter avec les supporters dans un virage. Pendant ce temps-là l’arbitre est appelé par le quatrième homme. Roby s’approche, tend l’oreille et demande des explications. Depuis les tribunes occupées par les tifosi des Hirondelles monte le cri : — “Vittorio Mero, Vittorio Mero...” Baggio verdit, se détourne et jette ses gants à même le terrain. Puis il disparaît dans le tunnel en se mettant la main à la bouche comme pour vômir. Certains de ses coéquipiers pleurent, les autres se passent la main dans les cheveux. Vittorio Mero, le numéro 13 du Brescia vient de mourir dans un accident de voiture. Il laisse une femme et un gosse d’un an et demi. Des témoignages de compassion arrivent du monde entier. Le club et l’équipe se serrent les coudes et font de leur mieux pour soulager la famille. Le corps est exposé au Palais des Sports. Roberto veille dans la chapelle ardente avec la famille et les proches du défunt. On le sait, le spectacle doit continuer. Si le geste instinctif de Baggio qui a jeté ses gants et qui a montré le chemin de la sagesse aux arbitres et aux dirigeants, le championnat reprend ses droits trois jours plus tard. Cela se passe à Lecce. Roby étale le maillot 13 du défunt et ses copains le pleurent à même la pelouse. 81 Divin Codino est bouleversé. Son visage est dévasté par le chagrin, toujours cette putain d’intelligence émotive. Le match se joue toutefois, quelques semaines plus tard et dans le froid. Pour le prestigieux numéro 10, c’est le premier depuis trois mois. Quant on connaît sa propension à se casser quand les circonstances autour de lui sont dramatiques ou exceptionnelles, on en tremble à l’avance. “Le terrain est gras. Je t’interdis de dribbler, lui ordonne Carletto Mazzone, deux touches de balle et c’est tout !” On dirait que le vieux Romain a pressenti quelque chose. Roby ne tente rien de personnel, histoire de ne pas inciter son garde du corps à le blesser, de ne pas laisser la bride sur le cou à son mauvais karma (à son inconscient ?). Toutes les balles passent par lui, surtout l’égalisation de Brescia qu’il amène en s’arrachant à trois adversaires pour un centre millimétré. La presse le proclame pour la millième fois : Baggio est grand ! Hélas, en Italie comme ailleurs, les étoiles doivent briller tous les trois jours et trois jours de repos après trois mois d’arrêt c’est bien peu. Roby est sur le banc. Mazzone a été ferme : à l’impossible nul n’est tenu. A la mi-temps, il y a zéro à zéro entre Brescia et Parme, puisqu’on rejoue la demi-finale de coupe d’Italie. “Quand je sens qu’il faut risquer, je risque”, disait Roby Baggio quand il était « Il Putto ». Il s’approche de son coach et lui souffle qu’il n’est pas payé pour laisser ses copains dans la mouise et que ce match, si on veut jouer la coupe d’Europe la saison prochaine, il faut le gagner. Mazzone le regarde avec son allure de grand-père irascible mais affectueux. Ils viennent de vivre ensemble une des semaines les plus dramatiques de leur carrière. Que répondre à un tel bonhomme quand on se flatte d’être juste, de ne favoriser personne et de regarder le diable en face ? Baggio frotte ses gants cloqués de givre et 82 part s’échauffer en attendant de faire son entrée au début de la deuxième-mi-temps. En Italie, la coupe ne fait pas chavirer les foules. Roby touche un premier ballon, il fait deux ou trois remises et il met mal à l’aise la défense de Parme. En retard sur une balle, Cannavaro, le stoppeur de la Squadra, tackle Roby avec vigueur. Baggio tique, se touche le genou et se relève. Treize minutes plus tard, treize comme le maillot de Mero, il s’écroule dans le cercle qui protège les dix-huit yards. Personne ne l’a touché. Jaloux de l’état du genou droit, le genou gauche vient de céder. Diagnostic : rupture des ligaments croisés. Genou. “Je-nous”. Lacan entreverrait en français une cheville entre le moi agissant et le moi social, un rotule entre le désir et la socialité. En italien, “Genio-Occhio”. L’articulation entre le génie et l’Oeil, le mauvais oeil, sans doute. Que peut-on faire contre l’éternel retour du mal quand on est un enjeu sur le tapis vert des dieux et des hommes ? 83 DEUXIÈME PARTIE LA RÉSISTIBLE ASCENSION DU DIVIN CATOGAN 84 L’éternel retour du malentendu Si vous ignoriez l’existence de notre héros récurrent (ils le sont tous depuis un temps), vous vous demandez comment un simple jeune homme peut faire coexister autant de contradictions. D’ordinaire, un tel présumé beau est superficiel, un tel brave est impulsif ; le tendre, romantique et l’intrépide, totalement inconscient. Ou bien un tel aura un physique ingrat compensé par une grande intelligence ; il sera prudent aux limites de la pusillanimité, rude et honnête, habile mais entier. Les choses se gâtent quand la psyché est un mélange que la chimie qualifierait de rare et d’instable. À bien y regarder Baggio, enfant aux goûts et à l’éducation campagnards, avait tout pour donner la main à son père en rendant heureux Andreina, avec qui, l’on n’en doute pas, il aurait eu une Valentina et un Mattia, rejoints par un troisième ou un quatrième enfant dont la carrière mouvementée de Roby a interdit la venue jusqu’à ce qu’il raccroche (Leonardo est venu au monde au printemps 2005). Ce que l’on ignore, c’est la manière dont il aurait géré ce besoin mystique de beauté et cette incroyable capacité à renaître de ses cendres. “Celui qui toucherait à mes enfants, verrait sortir de moi l’animal qui repose là au fond !”. On ne parle pas de l’incroyable émotion qu’il fait naître avec ses pieds dans le coeur de millions de personnes aux langues et aux croyances différentes. Que serait-on si l’on était pas ce que nous sommes ? Comment fait-on sortir de soi ce qui y dort à notre insu ? 85 La chose étonnante est que Roberto Baggio est vraiment un garçon normal, coquet sous des dehors décontractés, un peu casanier, toujours près à plaisanter mais habité par un sens consolidé de la famille et du devoir. Il rencontre son épouse quand ils ont quinze ans et il a longtemps avec elle et leurs enfants à deux pas de la maison où il a été élevé (la famille s’est installée à quelques kilomètres de là, à Altavilla Vicentina). Il n’a jamais pris de médicaments bizarres et il adore se promener dans la campagne, à pied ou en 4X4, en tracteur ou par l’esprit. Mario Sconcerti, qui l’a connu dès son arrivée à Florence, nous éclaire sur son profil : “ Baggio est un joueur d’un autre temps. Il a eu et aimé une seule femme, ne connaît aucune « velina », personne ne l’a jamais photographié sur un yacht ou dans une discothèque. Et quand l’entraînement s’éternise, il dort dans un appartement avec son préparateur physique, à Brescia (...) ” À quoi cela peut-il bien servir d’être beau, riche, et célèbre dans le monde entier, si c’est pour refuser les avances des plus belles femmes du monde et passer des heures à tracter des poids en quête d’une inaccessible lubie ? Ils sont nombreux à ne pas apporter la même réponse que Baggio, ce pisse-froid, ce moraliste “de la preuve concrète”. Enfin, il n’est pas drôle. Quand on décide de fêter une victoire, monsieur va prier ou rentre voir sa femme et ses enfants. Pas fréquent, dans un monde où les footballeurs ont rejoint les acteurs, les rock-stars et les modèles au Panthéon de la Jet Set, où les stars du Calcio collectionnent les aventures comme les maillots échangés après les matchs. Premier bourreau des cœurs de la liste : Angellilo, à l’époque héroïque. Suivi d’Aldo Serena, tombé raide dingue de Luisa Corna. Puis il y a Costacurta et Martina Colombari, 86 Simone Inzaghi et Alessia Marcuzzi. Totti et Maria Mazza, Tottti et Samantha de Grenet, Totti (la liste est close pour le moment) et Ilary Blasi, une véline... Le comble c’est que les femmes adorent Roby. Les sondages le démontrent depuis près de vingt ans. “Avec son catogan et sa boucle d’oreille, il a un air de tombeur”, admet l’Américain Farber. “C’était un beau jeune homme charmant, confirme la Dame Tachdjian de l’hôtel Carnot, avec les cheveux très longs, frisés. Très séducteur.” Peut-être que Roby et les femmes... Que nenni. Privé d’une fête d’anniversaire donnée en l’honneur d’une fille de son collège pour qui il a un faible, Bajeto, neuf ans, casse tout dans sa chambre. Pour le punir, ses parents ne réparent pas les carreaux et il doit dormir tout habillé. La vérité, c’est que Baggio est timide d’une timidité particulière. “Je vous suis depuis longtemps, lui dit Gasmann qui a tenu à la rencontrer. Je ne supporte pas forcément les équipes pour lesquels vous avez joué mais j’ai une question, une question que l’âge me permet de vous posez : cette humilité, cette timidité, elle est naturelle ou c’est une construction ? “ Baggio est timide, et apparemment fidèle comme un Chevalier de la Table Ronde. Pendant U.S.A.-94, Madonna fait un numéro. Si le jeune homme aux yeux verts qui bouge si bien sur le terrain est d’accord, elle le fait chercher quand il veut avec sa limousine. Baggio ne sait que répondre aux journalistes qui convoient la proposition de la bombe pop. Anna Maria Ciccone n’a aucune chance. Andreina a laissé leur dernier-né en Italie (Mattia est né en mai 1994) et elle soutient son champion de mari dans un hôtel où elle se débrouille avec Valentina et des familiers. Roberto Baggio, dit Raphaêl, dit le Divin Codino n’est pas facile à décoder. Pour reprendre les théories en cours chez 87 les neuropsychologues, le problème est une question de distance entre lui et les autres. Trop près c’est violent. Trop loin c’est violent aussi. Doit-on y voir avec Freud un question de rapport au père ? “Quand j’avais quatre ans, mon père m’emmenait avec lui aux aguets. C’était sa manière à lui d’être avec moi et ma chance de pouvoir rester avec lui...” “Je suis très proche de ma mère et grâce à la chasse je me suis rapproché de mon père...” Papa Florindo travaille dur. C’est lui qui permet à Matilde de faire bouillir la marmite. Est-ce que Roby en souffre ? Estce qu’il pressent qu’ils ne se verront pas beaucoup ? Certes, c’est papa qui conduit son fils en voiture à Serramazzoni pour son premier stage pro avec la Fiorentina, avec des béquilles et 70 000 lires en poche. Il est là, le malentendu entre Roby et ses entraîneurs, entre Roby et les dirigeants, entre Roby et les agents, entre Roby et un certain public : bref, entre l’Éternel Jeune homme et les adultes. Dans une K-7 de Logos-TV, Roby parle de Gianpietro Zenere, un de ses premiers entraîneurs : “C’est le boulanger qui nous entraînait, c’était merveilleux, sur le petit terrain de Caldogno on faisait tout avec le ballon...” Zenere a la solidité et la causticité des gens de sa terre. Il se moque du petit Baggio parce qu’il a manqué un match pour accompagner son père à la chasse : — “Il m’a appelé ‘Chasse et Pèche’ et ça ne m’a pas plu. J’ai juré que je ne jouerai plus. Finalement, trois copains sont venus à la maison et ils ont tellement insisté, que j’ai joué le dimanche. Quand j’arrive, le président, le plombier du bourg, m’interpelle et me dit : — ‘Voyons ce que va faire Chasse et Pèche aujourd’hui !’ En première mi-temps, on menait six à zéro et j’avais mis cinq buts. Je me suis approché du président et je 88 lui ai dit : alors, ‘Chasse et Pèche’, ça vous va comme ça ? Et j’en ai marqué un sixième en deuxième mi-temps.” Mattesini, l’ami qui l’interviewe pour construire sa biographie, relève le détail : “Cette réaction abrupte renvoie à ton rapport avec Lippi, en particulier après le match de barrage pour la Champion’s League contre Parme...” On retrouve cette ambivalence dans ses rapports aux aînés à de nombreux moments de la carrière du Phénomène. Baggio trouve qu’Agroppi a “contribué à sa formation” mais qu’il a “manqué de tact”. Il prend le comte Pontello en grippe parce qu’il le traite comme un morveux et surtout parce qu’il interdit à Caliendo d’assister à la signature de son contrat. Il a beau n’avoir que dix-huit ans, ce sera avec son agent et tant pis pour les milliards : “Déjà là, ajoute-t-il en privé, j’ai compris qu’entre moi et lui (Pontello) il n’y aurait jamais de feeling.” Mauvais papas et bons papas se succèdent. “Celui qui m’a vraiment aimé, c’est ce pauvre président Baretti. Il avait le don rare de comprendre les gens et de savoir les remonter. Pour que je me sente bien, il a invité ma famille à Florence. Il n’a jamais cessé de croire en moi. Quand il est mort... encore aujourd’hui j’ai du mal à le croire, j’ai perdu un ami. C’était un homme vrai...” Roby, dit d’Eurgenio Bersellini, un sexagénaire un peu rude qu’il a eu lors de sa deuxième saison à la Fiorentina, qu’il “a compris ce qui m’arrivait”. Depuis un an et demi à Florence, à la recherche de bons vieux papas sans le savoir, Roby rencontre les vieux chasseurs du lac d’Osmanorro : la nature, une auberge, la chasse, des heures à se raconter des histoires. Plus tard, il y aura “Da Romè”, le lac, le brouillard, Peter et Gianmichele, comme deux tontons. 89 Mais on peut haïr ceux qu’on aime. Quand la coqueluche piaffe après sa deuxième opération et qu’il n’en peut plus de voir repousser la date de sa rentrée en équipe première, Pier Cesare Baretti et le Pr Beccani décident qu’il passera trois semaines à Formia chez le professeur Vittori. Quelques secondes après que Papa Baretti lui a annoncé la nouvelle de ces trois semaines supplémentaires de souffrance, Roby, 20 ans et un seul match en Série A, éclate en sanglot et casse tout dans sa chambre. Heureusement : “Dès le premier jour, se souvient Carlo Vittori, Baggio m’avait demandé une faveur. Celle de pouvoir tirer quelques coups-francs. (...) Il avait fait un petit cercle sur le mur. Et il tirait toujours là avec un petit ballon, touchant sa cible à chaque fois. Sa précision me stupéfiait. Qu’il soit fatigué, que nous ayons fait un tas d’exercice sur une jambe, il ne renonçait jamais à cet exercice. Et puis il y avait les vrais coups-francs sur le terrain. Je me souviens de ce que j’ai pensé à cet instant-là. Ca m’aurait vraiment plus de profiter des dernières années de ma vie à côté d’un garçon comme Baggio. Pour sa légèreté. Pour sa volonté joyeuse de vivre. Pour sa positivité. Parce que la famille était sa force. Et puis ce fut la stupeur quand il effectua son entrée dans le championnat. C’était le 10 mai à Naples...” “Comme cela arrive dans toute les fables où le Prince Azur doit passer des épreuves titanesques pour étreindre son Aimée, Baggio fut finalement rendu à la balle ronde .” Dans un stade venu pour fêter le titre de Maradona et du Napoli, Baggio, Roberto, né le 18 février 1967 à Caldogno, prend la balle entre ses mains, la pose sur la pelouse rapée du San Paolo à Fuorigrotta et, de la gauche vers la droite, à ras-de-terre, la catapulte trente mètres plus loin dans les filets du gardien ! Cela se passe un 10 mai, premier dimanche d’une longue série où les journalistes allaient apprendre à inscrire “R. Baggio” dans la colonne des feuilles de score. 90 Histoire de donner raison aux fables et à Vittori, Il Putto — dont tout Florence est épris — a remercié ceux qui l’ont soutenu pendant deux ans et châtie ceux qui l’ont enterré une première fois. Hélas, les mésaventures du “gendre idéal des mamme Italiennes ” ne font que commencer. Untel entraîneur l’aimera plus que tout et voudra le protéger comme un fils fragile (Maifredi, Mazzone). Tel autre le méprisera et en prendra ombrage (Ulivieri). Un troisième le prendra en grippe et le travaillera au ventre (Sacchi, Lippi). De sorte que la liste de ceux qui auraient dû être ses papas s’allonge infiniment et reste gravée dans l’histoire peu banale du Divin Catogan. 91 Florence brûle-t-elle ? Connaissez-vous les scoubidous ? Vous prenez un certain nombre de brins de couleur et vous les entrelacez. Combien faut-il de brins pour raconter les trente-sept premières années de la vie de Roberto Baggio ? Chronologie ou pas chronologie ? Histoire des triomphes ou liste des échecs ? L’enfant, l’homme privé, le professionnel, l’artiste, l’homme public, le modèle, la légende ? “Comme le grand art, écrit Michael Farber après son Ballon d’Or, Baggio est beaucoup de choses pour beaucoup de monde. Tranquille et réflexif pour Bettega ; une prima-donna pour le caissier d’un café turinois ; ‘il ne se considère pas comme un dieu à l’instar de certains joueurs de moindre talent’ pour Vicini ; enfin “une demoiselle : dites-lui de couper sa queue de cheval !” pour Nicola Giovanni, le patron d’un routier dans la banlieue de Turin.” Vittorio Orriega de “Tuttosport”, un journaliste inféodé à la Juve et un des contacts les plus proche du Divin à Turin, est plus sournois : “Deux phrases viennent quand on essaie de le cerner. Primo Baggio ne doit pas être compris, il doit être aimé. Secundo Baggio est Poésie et on n’essaie pas de comprendre la poésie, on tente de l’apprécier.” Être apprécié et admiré, prendre et donner du plaisir ; aimer et être aimé, tout cela est-il compatible avec le Calcio des années 90 ? Les avis sont partagés. Le football a changé et le public florentin est avide de revanche. Au Stadio Communale di Firenze, le stade est dévoré tous les quinze jours par un incendie de fin du monde. Comme à Marseille où l’on voit la 92 courbe terrestre : d’un côté les roches dénudées qui mènent aux calenques, de l’autre la côte dentelée et le bleu profond de la Méditerranée, le futur Artemio-Franchi offre le galbe des collines toscanes et cette lumière incroyable qui se refracte à partir du dôme de Brunelleschi, de Santa-Croce ou du Ponte-Vecchio, dans une choréographie d’une luminosité tendre et violente, Parme et Sienne, qui transforme les footballeurs en pratiquants de l’Antique Calcio cinq siècles plus tôt. De cette scénographie sourd un amour inexorable, indécryptable pour le profane, et un sens esthétique d’autant plus difficile à évaluer qu’il est accompagné d’une véhémence congénitale, les spécialistes de la Renaissance ayant mille exemples pour le démontrer. À Florence, être aimé quand on est un personnage public a toujours été une gageure : “Dante Alighieri, ghibellin fuyard...” Dans l’Italie des Cités-États à peine rabibochées par la République de Mazzini et de Cavour, c’est encore pire. La capitale du Quattrocento a des comptes à régler avec ses rivaux toscans, avec Bologne, avec Rome, la capitale et avec la révolution industrielle qui a modelé le nord du pays. Elle déteste surtout Milan, elle déteste Gênes, elle déteste Turin. Turin, surtout, le Piémont de Victor-Emmanuel, des Savoie et de la Fiat, Agnelli et son arrogance ironique. Lorsque Baggio se révèle, la grande inondation de 1966 est inscrite dans les mémoires et il en reste des traces sur les murs. Il a fallu que deux générations de Florentins se retroussent les manches pour faire disparaître les horreurs que les eaux boueuses de l’Arno ont laissées derrière elle. Il a fallu travailler jour et nuit pour sauver les chefs-d’oeuvre, accueillir des volontaires du monde entier, se battre bec et ongles pour assécher les fresques, restaurer les toiles, nettoyer les bustes. À ce moment de l’histoire de Florence — et encore une fois la mémoire en est vive quand Baggio arrive —, la sueur et 93 l’émotion ont réintégré l’art dans les corps. À preuve — miracle de la solidarité ou main divine — la Fiorentina est devenue championne d’Italie un an après la catastrophe ! En 1985, les rêves les plus fous courent dans les venelles de la capitale toscane. Le peuple violet veut un autre scudetto, une vraie coupe d’Europe, une place parmi les grands ! Hélas, à l’exception d’une quatrième coupe d’Italie en 1975 et malgré la venue de grands entraîneurs, la Fiorentina n’a fait que frôler le titre en 1982 par la faute de cette Juve qui va devenir son cauchemar. On en est là quand les Pontello — en place début 80 et qui avaient promis de détrôner les clubs du nord — comprennent qu’ils doivent s’effacer devant le pouvoir économique de la famille Agnelli. Ranieri, le patriarche, renonce en 1983 et installe son fils Flavio dans le fauteuil de président. Les experts pressentent ce qui va se passer. La présidence, en dépit de l’arrivée de grands joueurs sud-américains : Socratès, Passarella, Diaz, temporise. Son analyse est claire. On ne peut attaquer la famille Agnelli quand on est dans les BTP. Ca n’est évidemment pas du goût des supporters violets. Depuis le jour où la Juve leur a soufflé le titre 81/82, les inconditionnels voient le mal partout. Pourquoi, a-t-on laissé partir Allodi, l’éminence grise de l’Inter champion d’Europe, le prototype du directeur sportif et du dirigeant moderne ? Pourquoi ne pas avoir concrétisé l’option qu’il avait fait prendre à ses dirigeants sur un jeune Hollandais répondant au nom de Van Basten ? Résultat, Allodi a soufflé le jeune florentin Berti et a fait du Napoli de Maradona un double champion, tandis que les Pontello, anxieux pour leurs affaires, laissaient partir ses meilleurs joueurs et semblaient accepter la domination du Nord. Comme une mauvaise nouvelle n’arrivait jamais seule, Antognoni — le Capitaine, le champion du monde — avait risqué un arrêt cardiaque, s’était blessé gravement et De Sisti, le Coach, dut quitter le 94 club pour raison de santé. Sandro Picchi, le spécialiste du monde violet, écrivait alors : “La Fiorentina entrait chaque jour davantage dans la sphère Fiat-Juventus ; comme l’avaient démontré les arrivées de Cuccureddu, Gentile, et enfin des président Baretti-Righetti, managers d’école piémontaise”. C’est dans ce contexte particulier que survînt le transfert de ce Vicentin dont tout le monde — en particulier le néo-manager Claudio Nassi — disait qu’il serait bientôt Zico, Platini ou Maradona. Deux milliards sept cent millions de lires pour une jeune pousse, après tout, cela donnerait le change. Hélas pour les Pontello, les résultats sportifs ne suivirent pas et le specacle du petit nouveau recevant (en béquilles) son Guerin d’Or du meilleur joueur de C1 n’avait rien pour rassurer. Aldo Agroppi, ex-Torino et natif de Livourne, parvint à hisser la Fiorentina à la quatrième place mais ça ne suffisait pas et le public, qui ne l’aimait pas, finit par avoir sa peau. La saison suivante, sous la houlette de Bersellini, les Violets arrivèrent dixième, ne devant leur salut qu’à un coup-franc de ce Baggio dont on espérait qu’il allait remplacer Giancarlo Antognoni, le Prince de tous les numéros 10, symboliquement à ses côtés au moment du tir vainqueur. Remplacer Antognoni dans les coeurs des Florentins, Roby n’en demande pas tant. Son objectif est plus modeste. Courir sans crainte et jouer régulièrement, c’est tout ce que demande ce gamin prodige qui de 1983 à 1987 n’a marqué qu’un but en six matchs de Série A , même si ce but a sauvé la Fiorentina de la descente. De leur côté, certains ennemis de la présidence se demandent si le club a bien fait d’écouter Caliendo et si la Juve, en faisant des promesses au comte et à sa famille, n’est pas en train de plomber la Viola. Qui est ce Baggio, d’ailleurs ? Qui peut dire s’il ne rechutera pas dans un mois ? D’autres lui reprochent ses bracelets et 95 ses chaînettes, stigmatisant son hétérodoxie tactique (il va où l’instinct le porte). D’autres se moquent de sa chevelure frisée et de ses allures de fillette (il les rejoint parfois en chignon). D’autres ses fréquentations (que fait-il avec ces gredins de Sesto Fiorentino ?). Roby est nerveux, il se ronge les ongles. Les heures passées enfermé chez lui, le genou enveloppé dans une bourse de glace, la peur d’être pris pour un mercenaire qui ne mérite pas son argent, la crainte d’être surpris dans un endroit à la mode, Roby n’a jamais été aussi mal dans sa peau. Hélas pour la claque, le football se joue sur le terrain et tout le monde s’incline en voyant ce que Roby réalise pour son baptème du feu à San Siro contre le Milan AC. Prenant le ballon au milieu du terrain, il sème la moitié de la défense milaniste et assoit Giovanni Galli pour un but salué par la standing ovation que lui concèdent Florentins, observateurs neutres et supporters du Diable confondus. C’est à ce moment-là que son destin bascule. Comme beaucoup de jeunes gens de son âge, Roby adore le rock, le reggae, la pop et la musique sud-américaine. C’est en cherchant un titre rare qu’il rencontre Maurizio Boldrini, un disquaire dont on dit qu’il a été le dernier batteur du groupe I Califfi. La musique est en effet son seul réconfort, sa seule compagnie. “Cette année-là, il fallait que je lutte contre le fantôme de moi-même, contre le Baggio qui allait être un footballeur manqué, celui qui jetterait l’éponge. J’entrais sur le terrain et je me liquéfiais. Je mourais parce que je n’avais pas de force, pas de résistance, je n’avais rien. Car il me manquait la base, la condition vitale...” Maurizio reconnaît le petit prodige, le prend en sympathie et lui parle de cette forme de bouddhisme qu’il pratique et qui lui a permis de reprendre barre sur lui-même. Roberto n’a qu’à essayer, il ne risque pas grand-chose. 96 Roby n’est pas chaud. Il se souvient de ses performances comme enfant de chœur à Caldogno et il confond Bouddha Gautama et Haré Krishna, avouant ne pas avoir une grande opinion de ces gaillards orangés qu’on voit traîner sur les places d’Italie avec leurs clochettes. Roby en est encore à se poser des questions lorsque, éternel retour du mal et de l’amour, une nouvelle tombe le 13 décembre 1987, épouvantable : Le président Piercesare Baretti a trouvé la mort dans un accident aérien ! Roby font en larmes. Baretti, le bon papa, celui qui a cru en lui, celui qui a parié sur sa guérison, qui a convaincu la Fiorentina “de l’acheter deux fois”. Le coup est terrible. Sous la star au sourire d’ange perce une âme torturée. La mort a souvent accompagné le Divin, Andrea Fortunato et Vittorio Mero, deux de ses coéquipiers, étant partis dans la fleur de l’âge. Le coup est terrible. Milliardaire sans avoir prouvé grand-chose, Roby, vingt ans, est livré aux Médicis et aux Borgia. Pris dans les rêts d’un maillage de rapports de force inextricable, il vacille. Andreina et ses parents ne sont pas là et Caldogno lui manque. Hanté par son hypersensibilité et par cette émotivité qui le fait le sursauter pour un rien, Roby a du mal à lutter contre son orgueil et contre ses impatiences. Il se sent si mal qu’il pénètre dans une librairie ésotérique et qu’il commande les deux livres sur le bouddhisme que Maurizio lui a recommandés. “Au début, chaque fois que je pénètrais dans cette librairie, j’avais l’impression d’entrer dans l’antichambre d’un tribunal surnaturel”. Roby dévore les lectures qu’on lui conseille entre deux séances de musculation et la greffe prend. Le matin du jour de l’an 1988 il sort Maurizio de son lit et le force à 97 l’accompagner à l’endroit où l’on prie. Son copain proteste en se frottant les yeux : “Non mais tu es fou à lier ! Avec tous les autres moments que tu aurais pu choisir, tu choisis ce matin-là ? Mais qu’estce que se passe dans cette maudite tête ?” Donnez-moi un point d’appui et je soulève l’univers, se serait exclamé Leonardo, un autre n°10 selon Roby... Le centre de prière se trouve à Sesto Fiorentino. Il dépend d’une association bouddhiste répondant au nom de Soka Gakkai, issue de l’enseignement d’un moine japonais du XIIIe siècle, Daishonin Nichiren. Les amis de Maurizio l’entourent, il écoute et on l’écoute. Puis il se met à méditer et ça marche. Roberto, qui frémit comme une feuille, que la tension ravage avant les matchs, que l’électricité des stades vide de son énergie semble, s’engage à trouver son équilibre. Relation de cause à effet ou simple auto-suggestion, ce que l’Ange violet réalise le dimanches étonne de plus en plus. Il devient rapidement la coqueluche de la Curva Fiesole, le virage des tifosi les plus exigeants. Sven Göran Ericsson, un entraîneur venu du Nord, a du mal à le situer. Sans doute sceptique quant à sa tenue physique, il propose de l’échanger pour qu’il se reconstruise à Cesena, loin du stress et de la folie violette. Inutile d’imaginer la réaction du héros et de ses supporters. Dès qu’Ericson l’aligne, il Putto s’arrache des cadres d’Ucello ou de Della Francesca et fait preuve de son incroyable pouvoir créatif. Roby est un tel cocktail de force et de souplesse, de cynisme et de raffinement que le monde des arts et de la culture se pâme. Tout à la quête de son nouvel équilibre (et peut-être sous l’influence de ses nouveaux amis), Roby quitte le centre ville pour s’installer à Sesto Fiorentino, loin de la foule déchaînée, pour citer Norma Jewison. Andreina vient l’y 98 rejoindre avant que la saison 88/89 ne débute. Eh puis il y a cette auberge sympa, La Pianella. Les vieux chasseurs autour du lac Osmannoro. Dans un cadre qui rappelle Vicenza. Quand il rentre de vacances en juillet 1988, Roby explose littéralement. Il s’entend comme un larron en foire avec Borgonovo, son compère de l’attaque. Les plus hautes autorités du football italien, pourtant peu enclines à porter les atypiques en triomphe, font du “Phénomène de Caldogno” le successeur potentiel de Zico et le seul joueur digne de succéder à Maradona et à Platini. Dès lors, la ville de Dante peut rêver. Les supporters de la Viola sont saisis d’une folie mystique. Un Chérubin aux Béquilles est venu de Vicenza pour sauver la Ville et exalter son nom dans le monde entier ! C’est à lui qu’appartient de faire triompher le nom de Florence et la Fiorentina ! Président du Centre de Coordination Viola, l’indicible Rigoletto Fantappié que nous rencontreront seize ans plus tard s’exclame : “Baggio a remplacé Antognoni dans le coeur de nos supporters. Il appartient à la ville comme le campanile de Giotto. Qui veut voir Baggio doit venir ici. Florence a la chance de voir surgir une idole quand une autre touche (Antognoni) au crépuscule. C’est un amour possessif, impétueux. Baggio ne pourra jamais quitter la Fiorentina.” Dans son Toccato da Dio, Catania se souvient de cette époque de la carrière du Codino : “L’anthologie des éloges s’enrichissait continuellement. ‘Il me rappelle Bruno Conti’ disait Ferrucio Valcareggi (...). Et Gianni Brera : — ‘J’ai eu la chance de voir Meazza et j’ai pensé à lui quand j’ai vu Baggio. Il a de l’imagination, ses pieds sont dotés d’une sensibilité exceptionnelle et à la différence de Meazza il ne souffre pas de valgisme”. 99 Côté métaphore filée, on n’est pas en reste. Zeffirelli compare Roby “une fine tranche de prosciutto parfumé”. Saviane au diamant. Mazzinghi à un orfèvre. Orfeo Roby vient à peine de s’extraire de l’enfer où il végétait depuis trois ans et il se trouve devant un autre problème : échapper aux pièges de la célébrité, ne pas se monter la tête, poursuivre sa rééducation physique. La tâche n’est pas aisée. Surtout dans un pays où les exploits des footballeur sont chantés avec autant de lyrisme que ceux d’Achille, d’Ajax ou d’Hector trente siècles plus tôt ; où les Rigoletto tiennent à la fois office d’Homère et de d’Annunzio. — “Certaines pressions, note Andrea Aloi du “Guerin Sportivo”, à vingt ans à peine, je voudrais bien vous voir les gérer ”. En attendant, celui qui n’est pas encore Raphaël devient une star absolue du Calcio et la Viola, sous l’impulsion de Capitaine Dunga, un Brésilien que Roby retrouvera sur son chemin le 17 juillet 1994, se qualifie pour une coupe d’Europe qu’elle est bien décidée à remporter l’année suivante. Bilan de la saison : — 30 matchs de Série A et 15 buts, 10 matchs de Coupe et 9 buts, une première sélection en Squadra Azzurra contre la Hollande (victoire 1 à 0) et la réputation d’être le nouveau Golden Boy du football italien, “un joueur tel que la péninsule n’en a plus vu depuis Gianni Rivera, son dernier Ballon d’Or”. Pas mal pour un jeune homme qui, selon sa propre expression, fera toute sa carrière sur une jambe et demie. Hélas, éternel retour de l’amour et du mal, il était écrit qu’il n’y aurait jamais de paix durable pour l’enfant de Caldogno. Des bagarres éclatent le 18 juin 1989 lors du derby des Apennins contre Bologna et les excités de la Curva Fiesole attaquent à coup de Molotoff le train des “rouge-etbleu ”. Un wagon prend feu et l’on compte une brûlé grave : le pauvre Ivan Dall’Olio. Effaré par les proportions que prend 100 la passion qui l’entoure, Roberto intervient mais on l’attaque pour avoir rencontré les responsables de l’attentat. Il en parle quatorze ans plus tard dans sa biographie : “J’avais seulement déclaré qu’on parlait beaucoup de la violence dans les stades mais qu’on en parlait mal. Gamin, moi aussi je suivais le Vicenza et je fréquentais les Virages. Je sais comment les choses se passent. Ce qui est arrivé à Bologne entre les supporters florentins et bolognais, cette violence absurde, m’a bouleversé. J’étais malade comme un chien mais j’ai voulu savoir comment les choses s’étaient passées. J’ai dit que le mépris ne suffisait pas et qu’on devait essayer de comprendre. Jamais je n’ai justifié de tels actes. Je disais seulement que nous avions tous le devoir d’écouter. J’y croyais. Je n’ai jamais supporté la bonne conscience des bien-pensants. ” Tandis que les premières rumeurs faisant état de son départ de Florence pour le Milan AC, Roby fait cette déclaration qui fait couler beaucoup d’encre : “Je ne tiens pas à être continuellement identifié à ce club et à ce maillot, pas pour moi, mais parce que je ne trouve pas juste de construire des mythes qui, par la suite, peuvent s’écrouler pour de tout autres motifs ”. Vous avez dit fracture ? 101 La controverse de Raphaël En parlant de romans noirs que je signe sous un pseudonyme, Christophe Fourvel affirme que j’essaie d’être lu “par tout le monde, l’ouvrier et l’universitaire, quitte à rater un peu les deux”. Que pourrait-on faire d’autre quand Baggio de Caldogno est invité par l’Académie de Florence à graver son nom à la suite de Dante et de Leonardo et quand les arrière-petits enfants de Piero Della Francesca lui tressent des couronnes de lauriers ? Faites un tour Piazza Signoria ou Santa-Croce un 17 février et vous comprendrez. Ce qui se passe ce jour là ? Luciano Artuso, grand spécialiste de l’histoire de Florence, est mieux placé que nous pour en parler : “Le cortège multicolore est composé de 550 participants en livrée de Calcianti, la tenue des nobles à cheval - choisis parmi les descendants des familles historiques, les cavaliers en armes avec les oriflammes d’époque, tout cela ramène comme par enchantement, dans l’atmosphère excitante, allègre et festive de la Renaissance, tout à fait comme à l’époque . ” Objet de la manifestation ? La commémoration de cette partie de Calcio Storico Fiorentino qui se joua le 17 février 1530 durant le siège de la ville par Charles Quint. Vous ignorez ce qu’est le Calcio ? Le premier dictionnaire de la langue italienne établi par les honorables Académiciens de la Crusca va éclairer votre lanterne. Calcio veut dire “calcium” et “coup de pied” : mais c’est également “le nom d’un jeu antique et propre à la ville de Florence, donné à une bataille ordonnée, passée des Grecs aux Latins, et des Latins à nous.” 102 Tandis que la ville est encerclée par les troupes de l’Empereur, les assiégés jouent une partie de ballon pour lui démontrer qu’ils ne sont pas aux abois, en tout cas peu désireux d’interrompre une tradition liée au patron de la ville, saint Jean-Baptiste. C’est ainsi que toute la population, nobles en tête, se dirige vers la Piazza Santa Croce et assiste à ce jeu pratiqué avec une vessie gonflé d’air par une “seringue” entre deux équipes de 27 joueurs issus des plus nobles familles. Pour être bien sûr que l’assiégeant se rend compte de ce qui se passe, on sonne buccins et trompettes à chaque caccia, autrement dit à chaque but. Agacés, les Autrichiens et leurs alliés font tirer un boulet qui passe audessus de la lice sans interrompre la partie... “Le résultat est inconnu, nous racontent les spécialistes, mais c’est peut-être volontairement que les chroniqueurs de l’époque évitèrent de nous fournir le score afin de mêler les vainqueurs et les vaincus dans des applaudissements qui resteront indélébiles dans la mémoire des générations futures. ” On n’a pas inventé le Calcio pour les Autrichiens et attendu les assiégeants pour jouer. Quarante ans plus tôt, le 10 janvier 1390, c’est sur l’Arno pris par les glaces, entre le Ponte Vecchio et la Sainte-Trinité, que le bon peuple a joué au Calcio. Et via Maffia, du côté de la place du Saint-Esprit, les bourgeois - incommodés par la pratique sauvage de ce jeu de manants - insistèrent pour que la Cité fît installer des bancs en dur, de sorte que les croquants ne pussent pratiquer un sport rugueux qui les amenait à bousculer les passants de leurs virils coups d’épaule et à les impliquer dans leurs mêlées. La vogue du jeu est si tenace qu’il sera pratiqué jusqu’en 1732 et qu’il se jouera au Vatican ; et à Lyon, pour la venue d’Henri III de Pologne, futur roi des Français ! C’est bien entendu la version “De luxe” qui a marqué l’histoire et dont 103 on retrouve les traces dans les livres d’histoire. Avant Figo, Zidane et Owen, les stars du jeu ne se recrutaient sur les docks de Liverpool ou dans les favelas de Rio mais à la cour. À preuve, les champions de l’époque se nomment Pierre de Médicis, fils de Laurent le Magnifique ; Laurent de Médicis, duc d’Urbino ; Cosme 1er, grand-duc de Toscane ; Vincent Gonzague, duc de Mantoue et Henri, prince de Condé ! Pour faire bonne mesure l’on trouve trois papes parmi les stars de l’époque : Jules de Médicis, alias Clément VII ; Alexandre, futur Léon XI ; et Maffeo Barberini, alias Urbain VIII ! Et puisque l’Italie est l’Italie, l’histoire rapporte qu’une attention toute particulière était accordée au décorum et qu’on portait “un soin exceptionnel à chaque vêtement, qu’il fût de parade ou de compétition de sorte que l’aspect compétitif s’unît à celui de l’apparence dans une manifestation choréographique pleine d’élégance et de richesse”. C’est pourquoi le forgeron comme le clerc, l’artisan comme le prêtre prenaient place parmi les 40 000 citoyens et forestiers que pouvaient accueillir les piazza Santa Croce, dello Santo Spirito ou encore du Prato et qu’ils poussaient de drôles de cris comme de nos jours à San Siro ou à Marassi. Pour rassurer les haut-pensants et autres tenants de la distinction, Leonardo et Raffaello ne sont pas autour de la piazza Santa-Croce lors du siège de Florence par les Autrichiens, puisque Da Vinci est mort en 1519 et son illustre collègue l’année suivante. On ne peut pas en dire autant de Benvenuto Cellini dont on relève un passage en France 1537 et à qui l’on commandera le “Persée” en 1545. Si Giotto est le Précurseur, Dante Alighieri le Fondateur, Leonardo le Génie absolu, Michel Ange le Colosse et Raphaël l’Ange, alors Benvenuto Cellini est un Diable ! Dessinateur, orfèvre, médailleur, sculpteur virtuose, autobiographe, Benvenuto n’est pas un giton tombé de la dernière pluie. On le dit 104 “orgueuilleux et jouisseur, violent jusqu’au crime, haîneux envers ses rivaux, parfois menteur, volontiers vantard ”. Et instable dans la mesure où on le croise aux cours de Florence, à Sienne, à Bologne, à Ferrare, à Mantoue, à Venise et à Rome, “connaissant les faveurs de puissants protecteurs dont il se veut le familier, l’opprobre et les prisons pontificales du Château Saint-Ange” : éternel retour du mal et de la gloire, en quelque sorte. Ce qui frappe — hormis les papes qui jouent au ballon et les génies qui sont cotés sur le marché des transferts parmi les mécènes —, c’est l’absence totale de compartimentation. Dans les ateliers de maîtres, on trouve des manœuvres, des alchimistes et des prostituées. Les mathématiciens peignent. Les écrivains chantent. Et les sculpteurs étudient avec autant de ferveur la médecine que la géométrie dans l’espace. Fantastique époque que celle-là. Entre l’arrivée des Lombards venus de Hongrie au VIIe siècle et le début des travaux du Dôme de Florence, il s’est passé 732 ans sans changement notable et d’un coup d’un seul : Marco Polo revient d’Orient (1298), le pape quitte Rome (1309), la guerre de Cent Ans éclate entre la France et l’Angleterre (1337), l’Europe est dévastée par la peste (1348), le pape revient à Rome (1377) et un schisme frappe l’Eglise d’Occident (1378) ! Une aimable plaisanterie si les grands esprits du siècle ne remettaient subitement le goût dominant en cause. Dante achève sa Divine Comédie (1321), Boccace le Décaméron (1349) et Pétrarque ses Triomphes (1352). Gütemberg met au point l’imprimerie en Germanie (1445) et la langue vulgaire, le toscan, remplace le latin dans les grimoires, tandis que Nicolas Macchiavel est nommé secrétaire de la République et que Savonarole est brûlé en place publique (1498) ! 105 Pour faire bonne mesure, jouant sur l’avidité des Princes et s’appuyant sur de vieilles théories cosmogoniques et sur le témognage de marins rencontrés en mer, Cristoforo Colombo découvre l’Amérique (1492), Vasco de Gama ouvre la route des Indes (1497), Magellan fait le tour du monde (1519-1521) et Pizzaro conquiert l’Empire Inca (1531-1534). Leur SainteMère-l’Eglise en tremble sur ses fondements et Pierre n’en mène pas large. Pour accroître la confusion : — Mamma, li Turchi ! — les Ottomans soumettent la Rome d’Orient (1455). Pis ! une Réforme est menée par un Allemand nommé Martin Luther (né le même jour que Roby) et il faut l’excommunier (1520) ! Dans la foulée on crée la Compagnie de Jésus (1540) et on instaure l’Inquisition à Rome (1542) ; ce qui n’empêche pas les idées de Copernic (1543) , de Giordano Bruno (1584) puis de Gallilée (1610) de circuler. Et l’on passe sur les guerres qui voient s’affronter les Autrichiens, les Français et d’autres de Naples à Turin en passant par Venise, Milan et Florence. Autre que la Ligue des Champions ! À ce point du récit, je sens poindre votre désarroi. À vouloir prouver que Michel-Ange supportait les Verts contre les Jaunes dans les matchs de soule florentine, je perds l’estime du Fan Club de ce cher Marcello Gollin et j’abuse la magnanimité des zélateurs du “Combat du génie contre la force brute”. Je ne résiste toutefois pas au plaisir de me figurer une controverse devant le Grand Tribunal à l’image de celle de Valladolid et de toutes celles où l’Avocat du Diable est subventionné par le Vatican. Je vois la tête du juge chaussée d’un bérêt joufflu, sombre et longitudinal. Il se dresse et déclare, solennel : “Attendu que le citoyen Baggio Roberto, né le 18 février sur le territoire de la Cité de Vicence, a laissé qu’on le surnommât Il Putto, ce qui désigne en toscan les amours 106 qu’on voit sur les toiles des maîtres, mais également les ‘invertis’ et les ‘filles de petite vertu’ ; Attendu qu’icelui a été maintes fois comparé au dôme de Brunelleschi et cité en l’an 1988 à l’honneur d’être l’égal du Persée qui, comme chaque Florentin sait, n’est second qu’à Dante Alighieri ; Attendu que son sobriquet a été forgé en la semblance du chef-d’œuvre de “Dante, ce ghibellin fuyard” et que “Le Divin’ Codino” est construit sur le modèle de La Divina Commœdia ; Attendu enfin que Turin de Savoie, ennemie de Feu la République de Florence, a osé le baptiser Raphaël du nom d’un de nos plus célèbres enfants ; Nous, antiques représentants du goût et de l’éthique florentins, exigeons qu’un débat contradictoire soit instauré entre les partis en présence : J’ai nommé, à ma senestre : — Les Amoureux du Calcio, les sommeliers du beau jeu, les thuriféraires de Juan Alberto Schiaffino, de Florian Albert et de Giancarlo Antognoni ; les enfants de Gioan Brera, de Brian Glanville et d’Eduardo Galeano ; ainsi que les grands plumitifs Italo Cucci et Gianni Mina ; De l’autre, j’appelle à ma dextre, du côté du Seigneur : — les gardiens jaloux du Temple du Catenaccio, les Enfants du Système dominant, les Maîtres du Grand Occident de la Pureté tactique, les adorateurs de Finkielkraut et de Lippi ; ainsi que les contempteurs de vie et autres adorateurs du Hinayana et de la Porte étroite...” Par chance pour vous, je ne suis ni Boccace, ni Chaucer et je n’ai point l’intention de vous narrer par le menu une controverse qui ferait passer les partisans du “plus grand art populaire du monde” pour des imbéciles aux yeux de ceux qui voudraient que “chaque joueur ait leur ballon” ; et pour 107 des pisse-froids au col roide ceux qui ne sont pas nés la balle au pied. Je peux par contre arguer avec le linguiste que la “chose nommée” existe par le fait-même qu’une controverse la qualifie et oppose les thèses la concernant. Quant à vous raconter pourquoi Roberto Baggio, dit Il Putto est “la ligne de partage des eaux entre les Guelfes et les Ghibellins ” dans l’Empire de la Balle ronde, je ne vais pas m’en priver. Car qu’on le veuille ou non, le prédestiné de Caldogno fut comparé à Rafaello Sanzio dont un critique dit : — “Maître du classicisme, son art allie précision du dessin, harmonie des lignes, délicatesse du coloris, avec une ampleur spatiale et expressive toute nouvelle...” Roberto Notarianni, le correspondant ialien de “FranceFoot”, met len évidence ce mélange de finesse et de géométrie chez le Phénomène de Caldogno : “Il mit un terme au match avec deux gestes d’un raffinement et d’une adresse technique inimitables (...). La frappe de l’intérieur du pied droit est d’une telle pureté et d’une précision si diabolique que le gardien parmesan finit sa course dans ses propres filets, incrédule et écœuré.” Les tenants de la force pure et de l’efficacité réduite à son essentiel prétendent en revanche que Baggio est un maniériste. Plus que Raffaello, ils vénèrent Vieri qui, comme on l’écrivit de Michel-Ange est à la fois : — “Patriote, indépendant, orgueilleux, irascible, exigeant et inflexible ; et qui fut le premier depuis l’Antiquité à glorifier l’homme avec une audace extraordinaire, bousculant ainsi de nombreux principes en matière de représentation picturale et marquant profondément son époque de son empreinte ” ! Version accrédité par Agnelli le noble qui déclarera : “Si Baggio était Raphaël et Del Piero Pinturicchio, alors Vieri est Michel Ange, le sclupteur qui révolutionna la peinture.” Telle est la guerre permanente que se mènent dans la Botte les amants et les pourfendeurs de la beauté, mais également 108 les fans de Coppi et de Bartali, ceux de Benvenuti et de Mazzinghi, de Gimondi et de Motta, ou de Milan et de l’Inter. Telle est la controverse de Raphaël, exercise éternellement florentin, n’en déplaise aux Têtes-de-Cuir. Marcello Giannini n’écrit-il pas dans “Comment mettre un maillot violet à la Coupole” : “Ma Fiorentina comme ma ville ! L’amour dans la raison, l’engagement tendu vers une liberté de pensée et de critique dans l’absolu respect des autres, et avec la capacité entière de dégager des faits objectifs ! Parce que l’absolu n’est pas plus aveugle que le Bien ou l’Amour ! On doit vaincre, mieux encore, être premier. Mais on peut aussi perdre, pourvu que la reddition soit honorable. Il ne s’agit pas de pur orgueil, il s’agit d’honnêteté d’intention !” Et Roberto de lui répondre dans une interview donnée à Mario Sconcerti : “Les gens de Florence ont été extraordinaires avec moi, Ils m’ont aimé tout de suite par-delà ma valeur réelle. Ils m’ont adopté, chouchouté, attendu. Les Florentins sont des gens spéciaux. Je sentais l’affection des enfants, des adultes, des anciens, de tous. C’est une chose que je ne pourrai jamais oublier ”. Ah, Roby ! les cuistres de la Culture et les Trissotins du Café des Arts peuvent bien ricaner, si Benvenuto Cellini t’avait vu contre la Tchécoslovaquie à Rome, contre la Bulgarie en Amérique ou contre Parme à Fatal Verona, il t’aurait pris pour modèle et le Persée aurait un catogan. 109 En chair et en noces Avez-vous entendu parler du syndrome de Stendhal ? “La beauté ravit. Aveugle. Extasie. Le coup de foudre est de la même veine (avec le danger d’être incinéré). Le langage courant essaie de traduire de manière humaine l’expérience de l’ineffable (ce qu’on ne peut pas dire) et du sublime (ce qui est au-dessus de nous). Quand on va plus loin, il y a le langage technique - dans ce cas celui de la médecine et de la psychiatrie - qui tent à proposer une évaluation pour les expériences qui sont en dehors de l’ordinaire (du normal) et la traduit dans un cadre pathologique : le ‘syndrome de Stendhal’, en l’occurence la perte temporaire de soi causée par une émotion esthétique. Je ne sais pas si en vérité ce syndrome existe (...) ; c’est pourtant une expérience que nous avons tous plus ou moins éprouvée : l’émotion intense, bouleversante, à faire venir la chair de poule, devant un tableau, une mélodie, une poésie, un visage, une âme. En face de la beauté. Fait subjectif, certes. Mais quand la même émotion frappe de maintes personnes, cela signifie tout de même quelque chose d’objectif, d’universel. ” Le phénomène est ramené au malaise de Stendhal en voyage à Rome, Florence et Naples en 1818. Dans ses carnets, l’auteur de la Chartreuse de Parme parle de sa visite à la basilique Santa Croce et de “la crise qui s’empare de lui, l’obligeant à sortir sur la place pour se remettre de l’attraction vertigineuse que produit tant d’histoire accumulé et de souvenirs ciselés dans la pierre séculaire de la basilique et de la ville”. Un clinicienne de l’Arcispedale di Santa Maria Nuova, Graziella Magherini, s’en souvient en recevant les touristes qui se sentent mal après avoir admiré les chefs-d’oeuvre de la cité toscane. Or la manière dont la ville entière est 110 foudroyée par la manière de bouger et par les prouesses de Raphaël a un lien de parenté avec le vertige décrit par Graziella Magherini. L’amour que Florence éprouve pour Baggio est si radical que le lendemain d’un match de barrage remporté par la Fiorentina sur la Roma un grand nombre de supporters fait le trajet de Pérouse à Caldogno pour assister au mariage du héros et ne rien manquer d’une love-story à savourer comme un roman photo. Un flash-back s’impose en sépia. Le 24 juillet 1982, en face de la “Fabrique” des Baggio, il y a une pompe à essence. Après avoir éliminé l’Argentine et le Brésil, l’Italie de Bearzot et de Paolo Rossi (un Vicentin d’adoption) a battu la Pologne puis l’Allemagne est devenue championne du monde. Roby a quinze ans et il tourne dans les rues avec ses frères. Il fait un temps magnifique, sa première opération au ménisque n’est plus qu’un mauvais souvenir et le gamin, 15 ans, est appelé à un stage d’avantsaison avec les pros. Son sac est prêt mais il a du vague-àl’âme comme tout ado appelé à quitter le cocon familial et ses amis. Roby fait une partie de ballon avec son ami Diego tout en remarquant cette fille qui passe et repasse avec sa mobylette. Elle est dans le même collège que lui et leurs familles se connaissent. Il l’arrêterait bien mais il n’en trouve pas le courage. “Je me serais maudit”, avoue-t-il au Guerin Sportivo. Heureusement, la coquine passe après le repas. Maladroit, il la siffle. Elle met pied à terre et elle plaisante avec un ami. Roby fait le malin, comme tous les timides. La fille a quelque chose de gracieux, de doux, d’agréable. Elle le trouve sympa, elle sourit. On se les imagine nimbés de lumière, on imagine les yeux de Roby, le sourire craquant d’Andreina, une pluie d’eau de rose et de bonbons... 111 Une légende revue et corrigée “Enfance de star” ? Pas le moins du monde, il est comme ça, le monde selon Baggio : une légende tout enluminure-et-ors sur un épais grimoire en velin, avec de temps à autre une grosses tache d’encre et de sang. “Montre-moi ta bague, elle est jolie.” Andreina ne se méfie pas, elle l’ôte. “Quand elle est partie, je lui ai chipé la bague qu’elle tenait à la main et je l’ai glissée dans la chaîne que je portais autour du cou. C’était une bague que lui avait donnée sa grand-mère. Je lui ai dit : là, je pars, mais je serai de retour dans trois semaines, je prends ta bague, comme ça tu seras obligée de penser à moi.” — Ensuite ? demande Enrico Mattesini — Je suis allé en stage et je me suis rendu compte que j’étais foudroyé, raide dingue d’amour. J’étais vraiment cuit, je ne faisais que penser à elle. Quand je suis rentré, j’ai découvert que c’était pareil pour elle. Nous nous sommes fiancés. C’était le 16 août de la même année !” Trois ans plus tard, Roby se blesse et va s’installer à Florence. Il a besoin de la dame de son cour, mais à dix-sept ans, quand on est une jeune fille mineure, on ne fait pas ce que l’on veut. Andreina va le voir quand elle peut. Mi-1988, les jeunes gens s’installent à Sesto Fiorentino, près de l’aéroport international. C’est un soulagement pour le couple. Même si l’atmosphère est incandescente. Même si les fans organisent de temps à autre des rodéos dans le quartier. Même si les Florentines sont prêtes à tout pour conquérir le Chérubin violet. Rien n’y fait. Roby et Andreina sont taillés dans la même étoffe, mêmes proportions, même lumière. Arrive le jour des noces, un jour mémorable. Après le match de Perouse contre la Roma où il contribue à la victoire de la 112 Fiorentina sur la Roma en match d’appui pour une place en coupe d’Europe, le nouveau Gatsby, le Golden Boy du Calcio passe chercher ses affaires et file à Caldogno. Au lieu de se préparer pieusement, il passe la nuit à boire du Prosecco avec un copain guitarise et à chanter la sérénade sous le balcon de sa promise, empêchant tout le quartier de dormir. “Ce fut une pagaille dont tu n’as pas idée, je suis allé au lit à sept heures du matin. Je devais me marier trois heures plus tard. J’étais détruit. À la moitié du repas, j’avais les yeux qui tombaient...” Paolo Condo s’en souviendra douze ans plus tard : — “Le clocher au milieu du pays. L’église où il épousa Andreina il y a déjà un bail ; ce jour-là il y avait un groupe de supporters de la Fiorentina derrière une banderole de vœux — un télégramme n’aurait pas fait l’affaire — déroulée devant le parvis ; et pendant que ses vieux copains jetaient des brassées de riz, les tifosi viola entonnaient des choeurs. Il y avait le boulanger, le marchand de journaux, le boucher, braves gens tourmentés par nous, les journalistes, à la recherche ? - Pardon - vous ne sauriez pas où il habite ?” L’Américain Farber confirme ce côté Piccolo Antico Paese à propos d’une fête ayant pour but de célébrer son Ballon d’Or en 1994 : “Baggio est félicité par son premier entraîneur, par son épouse très enceinte et par d’autres membres de la famille. Il y a beaucoup de bises et de gros bisous sur les deux joues. On a droit aux témoignages de sa maman (“Depuis l’âge de deux ans, il a dormi avec son ballon”) ; de son prof de maths, le Professore Aldighieri (“Il est le meilleur étudiant que j’ai eu... en éducation physique”) ; et du curé responsable du catéchisme, Don Belindo (“Le seul défaut qu’il a, c’est peutêtre de s’être éloigné de notre religion”).” 113 La presse à scandale essaie de mettre de l’huile sur le feu : — N’est-ce pas un peu tôt pour vous marier ? Comment vont réagir vous admiratrices ? “Tout cela est du folklore. Ca fait plaisir et c’est tout. Les compliments sur mon aspect physique m’ont toujours fait sourire. Je ne me suis jamais senti un sex-symbol. Pas plus que j’ai trouvé difficile de résister à la tentation. Quand tu aimes une femme, cette femme existe avant tout. J’aime Andreina. Dans la vie, il peut se passer beaucoup de choses, peut-être nous quitterons-nous un jour. Mais, aujourd’hui, c’est la dernière chose que je voudrais.” “De toute manière, confirme une Andreina déterminée, nous nous connaissons depuis si longtemps que nous arrivons à donner aux choses leur juste poids et à garder l’équilibre. Et puis, j’ai toujours aimé l’homme Roberto, même quand il n’avait pas la lumière des projecteurs sur lui. Et cette homme est le même aujourd’hui qu’alors.” Quand le champion et sa princesse chantent le même air dans les temps, il ne reste à la noce qu’à reprendre en choeur et Persée, naguère encore Guillaume-Tell, devient Lancelot du Lac pour toute une nation. 114 L’Italie des cités et des couleurs En Italie, l’unité est un concept qui naît de la somme des exceptions et de leur impossibilité à exister ensemble. L’unité, en Italie, est une valeur fantôme. Au sens de la perspective : une ligne de fuite. Trouver le maître étalon qui permettrait d’évaluer les mérites de Venise, de Milan, de Gènes, de Turin, de Bologne, de Florence, de Rome, de Naples, d’Agrigente, de Cagliari ou de Tarante est une gageure à “x” inconnus et à “n” dimensions ! Mais en Italie, la lumière est unique. Les lumières : puisque les objets d’art y sont si nombreux que les rayons du soleil sont obligés d’en faire sept fois le tour et de se plier à leur exigence muette. Vert-Blanc-Rouge ? Vous voyez mal ! Le vert est olive, le blanc est écru et le rouge amarante. Observer les étoffes dans les échopes du centre de Ravenne ou de Viterbe : d’où sortent ces verts d’un émeraude laiteux, ces carmins au substrat de noix ? Et comment se fait-il que les violets soient pourpre, et les orangés de Parme, et les terre de Sienne, et les façades turquoise ou pétrole ? En Italie, il y a le droit de Cité et le droit des centaines de cités. Des Cités-États qui résistent à l’Italie et à l’Europe sans haïr l’Europe et l’Italie. Car Pise, Sienne, Livourne et Lucques sont elles-mêmes avant d’être toscanes, toscanes avant d’être italiennes, et toutes détestent Florence davantage que Vienne ou Berlin. Ce n’est pas leur virginité que protègent ses villes — elles 115 couchent avec le monde entier depuis des millénaires —, c’est leur spécificité. Et Viterbe exècre Rome qui a vaincu les Étrusques, ses aïeuls d’antan et de naguère ! En Italie, les couleurs sont innombrables et cela vient des Cités-États. Partout dans le monde, les puissants s’attribuent les couleurs primaires. Les rois aiment le blanc, les purs le bleu, les guerriers le rouge, les mystiques le jaune, les cardinaux le violet, les moines le noir ou le marron. Avec le temps cela se gâte et l’heure des mélanges survient qui aboutit à l’apparition de nuances destinées à distinguer mais qui contribuent à obscurcir. C’est ainsi que naquirent les cyans utilisés à Marseille ou à Naples, le céleste uruguayen, le bleu de Prusse, le bleu de France ou l’azur savoyard. C’est comme cela que les équipes de football, suivant les princes et leurs armées, se donnent des couleurs. Des couleurs mais également des rayures. Curieux, cet amour italien pour les rayures. En Grande-Bretagne, les clubs majeurs se sont précipités sur les couleurs primaires. Liverpool, ce sont les Reds, Manchester United les Red Devils, Chelsea, Birgmingham et Everton des Blues. En Angleterre, on est entier. Newcastle et Sunderland, les parents pauvres du nord-est ont été contraints aux rayures comme les chats de gouttière, ces bâtards. En Espagne, comme pour confirmer cette tendance de majesté, la puissance royale a pris la non-couleur de base et les autres s’en arrangent : le Real Madrid est blanc, même si les Madridistes se voient « meringué ». En Italie, tout est double, puisqu’il y a deux équipes à Turin, deux équipes à Rome, deux équipes à Milan, deux équipes à Gènes, et deux équipes à Vérone. 116 Là où il n’y a pas deux équipes par ville, il y a deux équipes par région et Bari déteste Lecce, Bologne Parme, Plaisance Crémone, Bergame Brescia. Si l’on ajoute que Milan ne reconnaît pas à Rome le droit d’être la capitale et qu’en Vénétie : Udine, Trieste, Venise, Trévise, Padoue, Vicence et Vérone se disputent la suprématie, on comprend le recours forcé à la géométrie et au design ; et au royaume du multiple et de l’indéchiffrable, les bleux-cerclés de la Sampdoria, fruit d’une fusion tarvive, défient les rouge-et-bleu verticaux du Genoa. L’exemple le plus connu est celui des équipes milanaises. Créé par un groupe d’industriels anglais, le Milan Cricket and Football naît en 1889. Un des fondateurs écrit qu’au moment de choisir les couleurs de l’association nouveau-né un associé désigne la fenêtre du restaurant et montre du doigt la fumée qui monte au crépuscule. Il propose le rouge et le noir pour symboliser le dynamisme que les AngloSaxons importent en Lombardie. Furieux de ne pas être acceptés dans ce club british only, un quarteron de dissidents fonde “l’Internazionale” qui sera ouvert aux nonbritanniques, autrement dit à un Suisse ou à deux Allemand. L’on décide aussitôt de remplacer le rouge par le bleu azur. Ainsi naît le premier “dualisme” du Calcio moderne, celui des rossoneri du Milan AC et des nerazzuri de l’Inter, deux clubs qui ont dominé l’Europe et le Monde. Déjà scindée en centaines de cités jalouses les unes des autres, les Transalplins démultiplient les « campanili », les clochers sportifs à l’intérieur de leurs cités, de sorte qu’un ex-Milaniste qui joue à l’Inter, un Toriniste qui rejoint la Juve ou — pis ! — un Romaniste qui signe à la Lazio : sont maudits jusqu’à la énième génération. Et lorsque la Sampdoria de Gènes perd une finale de coupe d’Europe 117 contre Barcelone à Londres, les supporters du Genoa, le plus vieux club de la Botte, font la fête jusqu’à l’aube. Ces dualismes vont au-delà de l’anecdote. Le meilleur exemple date des années 60. Lors des grands derbys de cette ère, l’Inter et le Milan avaient deux n° 10 de génie. Le premier s’appelait Mazzola, le fils d’un joueur du Torino mort dans la catastrophe aérienne de Superba ; le second Rivera, le Golden Boy qui remporta le Ballon d’Or en 1969. Dans n’importe quel pays du monde, Mazzola et Rivera - qui avaient des caractéristiques différentes - eussent joué ensemble en équipe d’Italie. Mais casuistique et haine entre supporters, on les dressa l’un contre l’autre, le premier étant supposément réaliste et viril ; le second génial et arrogant. Distinction qui, dit-on, se retrouve chez les supporters noiret-azur (plus hargneux) et chez le rouge-et-noir (davantage portés sur l’esthétique) ; ce que contredisent les sociologues, le Milaniste étant d’extraction plus populaire que l’Intériste. Où se situe le petit Roberto dans ce labyrinthe ? “A la maison, tout le monde était intériste. Pour ne pas mettre mes frères en colère, je faisais comme tout le monde. En vérité, j’étais surtout amoureux du foot et je dévorais tout ce que je pouvais voir de beau.” Ou encore : “J’étais l’Intériste le plus modéré, je veux dire, le moins enragé.” “Finalement, écrira Roberto Beccantini, c’est surtout en azur qu’il a laissé une marque indélébile.” On vous le disait : rouge-et-blanc (Vicenza), violet (Fiorentina), blanc-et-noir (la Juve), rouge-et-noir (le Milan), rouge-et-bleu (Bologna), noir et azur (l’Inter) et bleu à chevron blanc (Brescia), cela finit par donner cet azur parfait qui fait vibrer la Botte du Trentin à Pantellaria. 118 Toutefois, cela aurait pu être pire pour celui qu’un destin turbulent a transformé en globe-trotter et, pour ses ennemis, en mercenaire sans foi ni loi. Courtisé par les bleu-cerclés ligures de la Sampdoria et par les grenats piémontais du Torino, il manque passer à Cesena (Fiorentina -1987), à Parme (Milan AC -1997), à Naples, à Salerne et à Udine (Inter - 2000) sans parler des innombrables appels du pied en provenance de Marseille, du Real Madrid, du CF Barcelone, de La Corogne, Manchester, de Lille, d’Arsenal, de Derby County, d’Anderlecht, des EtatsUnis ou du Japon ! Noms qui reviendront chaque fois que les agents du Divin feront part du mécontentement de la star et qui nourriront les fantasmes d’une quinzaine d’étés sur les plages italiennes, faisant vendre des millions de journaux et de magazines de 119 Au bord de l’Arno, les premiers remous… Nous sommes en juillet 1989. Roby vient de passer de bonnes vacances en famille, peut-être à Grado avec sa toute nouvelle épouse ou sur la Versilia où il n’a cessé lutter pour renforcer son maudit genou avec Antonio Pagni. Sept centimètres de déficit sur une partie de la jambe et cinq centimètres de tour de cuisse, ça n’est pas un handicap qui se comble sans effort, plutôt une condamnation à se rééduquer toute sa vie : — le Pr. Bousquet ne lui a-t-il pas promis que son genou était garanti dix ans, mais qu’audelà... Idem pour la capacité pulmonaire, pour le potentiel anaérobique, pour les mille et un rouages de cette machine hyperdélicate qu’est le corps d’un athlète de haut-niveau. On le hèle sûrement dans les rues de Caldogno : — Alors, combien de buts, cette année ? Vingt, vingt-cinq ? Et cette coupe du Monde, Vicini va te prendre ? Roby sourit, on attend tant de lui depuis que les journaux ont déclaré que c’était le nouveau Maradona, le nouveau Zico, le nouveau Platini. Le stage de préparation arrive et le Phénomène sent que la saison qui va débuter sera décisive. Il y jouera un championnat que les Florentins espèrent incandescent, la coupe de l’UEFA et sa place dans l’équipe d’Italie qui veut remporter sa quatrième coupe du monde à domicile. S’il regarde derrière lui, Roby a de quoi être fier de s’être sorti du traquenard de son genou meurtri : “Le plus beau dribble de ma vie, c’est celui que j’ai exécuté contre la commisération, le mal et la douleur”. Déçu de tous ces contre-temps, il fait beaucoup de calculs. Il est à la Fiorentina depuis juin 1985 et il n’a marqué que 22 buts en quatre championnats (0/1/6/15) et 14 en coupe ; 120 autrement dit la misère de 36 buts en quatre saisons amputées par les blessures, soit 9 buts par an, ce qui est peu pour ce qu’il a coûté à son club. Et s’il a fait son apparition en équipe d’Italie la saison précédente, ses statistiques sont loin d’être exceptionnelles avec trois matchs amicaux contre la Hollande (1-0), la Roumanie (0-1) et l’Uruguay (1-1 pour un seul but. Côté jardin, il y a Andreina en jeune mariée et leur installation à Sesto Fiorentino, à quelques pas du premier centre Soka Gakkai d’Italie, fondé en 1975. De l’avis du président exécutif Righetti (un autre homme du giron de la Fiat) et de son staff, Il Putto va murir et tout cela va lui donner davantage d’assurance. La rumeur court que le couple a décidé d’acheter une nouvelle maison à Florence. On comprend cependant que tout ne va pas pour le mieux au royaume du Danemark (beaucoup ont usé de la comparaison avec Hamlet pour moquer les choix existentiels de Roby et la presse anglaise en a fait un montage frappant lors d’USA 94). Fatigué d’être contesté, Erikson, l’entraîneur suédois, s’en est allé vers d’autres cieux et c’est Bruno Giorgi, l’ancien coach de Roby à Vicenza, qui s’y colle pour sa première expérience au plus haut niveau. Du côté de Roby, la pression monte. Il s’appuie sur la passion des Florentins pour réitérer une menace à doubletranchant à l’intention des Pontello. Il adore la Fiorentina, mais il ne restera pas si la présidence s’obstine dans la politique qui est la sienne depuis quelques saisons, à savoir ne plus investir, ne plus avoir d’ambition. C’est dans un super dossier de sept pages réalisé par Carlo F. Chiesa du “Guerin” qu’il explicite sa position : “J’ai confirmé ma foi violette mais j’ai posé une condition : que la société bâtisse une grande Fiorentina. Le comte 121 Pontello m’a donné d’amples garanties. Je peux même dire que dans le pré-accord de confirmation, tout cela est explicité dans une clause. J’aime Florence, la ville qui m’a permis de redevenir moi-même, d’atteindre des sommets et de conquérir une place en équipe nationale. Mais, par-dessus tout, je veux gagner et ne pas suivre l’exemple de certains joueurs du passé qui ont mis un trait sur leur palmarès personnel parce qu’ils étaient contraints de jouer dans des équipes sans ambition. Non, je ne suis pas présomptueux. Je crois que le public de Florence, après tant de promesses faites dans le vide, mérite quelques satisfactions concrètes.” Le contrat de Baggio court jusqu’en 1991, date à laquelle il est libre de partir sans que le club « viola » ne puisse toucher une seule lire sur son transfert. Or sa valeur marchande : évaluée de 15 à 18 milliards de lires et les offres de la moitié de l’Europe (Inter, Milan, Juve, Barcelone...) laissent augurer aux hommes du BTP florentin une plus-value apte à faire monter les enchères lorsqu’il s’agira de vendre le club à plus fous qu’eux. La vérité, et ils l’avouent en coulisses, c’est que les Pontello regrettent d’avoir mis les pieds dans le Calcio. Ils ont géré le club durant les quatre premières années, allant jusqu’à s’acoquiner avec les enragés de la plèbe, avant de confier la gestion à Baretti puis à Righetti, deux hommes issus de la sphère Agnelli. “Les Pontello, écrit Giorgio Viglino dans un “Guerin Sportivo” de mai 1990, ne conduisent plus le club directement depuis quatre ans alors qu’ils sont au pouvoir depuis huit. Ils reviennent au pouvoir pour l’acte final et pour rendre lucrative la cession du club au producteur de cinéma Cecchi-Gori. Une équipe de Série A de bonne tradition, avec un stade de bonne capacité (...), un bon parc de joueurs et une bonne organisation du secteur jeunes ne coûte pas mais rapporte.” Il ajoute : 122 “Quand ces pauvres présidents utilisent le mot ‘sacrifices’, bouchez-vous les oreilles. Dans le cas de la Fiorentina et des Pontello, ils ont pu faire tout ce qu’ils voulaient à Florence et alentour, et même dans l’Italie entière au niveau des appels d’offre, parce qu’ils étaient la Fiorentina (...)” Les mauvaises langues soufflent sur les braises et subodorent que la présidence a bien mené sa barque en scellant un accord avec la famille Agnelli quand elle elle s’est rendue compte que le football était une boîte de Pandore. Tout devint plus clair quand on apprit que Baggio, son agent et sa femme avaient pris les devants en signant, ce même été 1989, une promesse de venue au Milan AC si le Phénomène devait quitter Florence. Accord qui fit beaucoup de vagues quand le même phénomène apprit par son agent qu’il avait été vendu à son insu à l’infâme Juve, cauchemar et ennemi juré de la Viola et des ses turbulents tifosi ! Même si les tifosi ignorent le détail de ces combinazioni, un vent de soupçon souffle sur les piazzali et dans les vicoli, qui transformeront bientôt les eaux de l’Arno en torrents de montagne. Propagés habilement, des bruits courent que les affaires du groupe Pontello périclitent et que le football ne leur a pas apporté ce qu’ils en attendaient. On parle de vente de leurs parts, de rachat par un certain Mazza. Si l’on ajoute que les supporters regrettent les départs de Giovanni Galli et de Massaro (Milan AC), de Passarella (Inter Milan), de Ramon Diaz (AS Monaco) et de Berti (Inter Milan), et qu’ils ont tous une nostalgie folle de Capitaine Antognoni qui a dû renoncer au plus haut niveau et qui est parti en Suisse, le début de la saison 1989/90 a un goût amer. Les Violets commencent par deux nuls à Bari et contre Gênes à domicile, ils sont dominés par les ennemis jurés de la Juve, ils se reprennent en battant la Lazio à Florence, cèdent devant le Naples de Maradona, vont chercher un nul à Milan, perdent à domicile contre l’Udinese et s’effondrent à 123 Lecce ! Le championnat est compromis dès le 8 octobre, la Fiorentina n’ayant obtenu que cinq points, marqué sept buts pour onze encaissés, et ayant d’ores-et-déjà huit points de retard sur Naples, le premier, et deux seuls points d’avance sur le dernier classé : un bilan honteux aux yeux de la Curva Fiesole, même si Roby a marqué quatre buts et qu’il se place juste derrière Van Basten, l’avant-centre hollandais que les Pontello ont été incapables de faire venir alors qu’ils étaient en possession d’un pré-contrat ! C’est dans cette ambiance de contestation que retentit un premier coup de tonnerre : la Juve aurait acheté Roberto Baggio pour la somme de 17 milliards, affaire conclue dans le plus grand secret entre la présidence florentine et Luca de Montezemollo, l’homme d’Agnelli, le patron de la Fiat ! La Fiorentina a beau battre la Sampdoria de Vialli et Mancini, puis la Cremonese, Baggio a beau inscrire quatre buts en quatre matchs et donner une démonstration de son talent en réalisant un doublé de grande classe contre la Bulgarie, on le pousse dans ces retranchements. Pour les tifosi les plus perspicaces, la conjonction est troublante. Le contrat de Baggio s’échève en 1991, les étrangers Kubik et Dertycia ne font rien de bon et une nouvelle saison sans gloire se profile tandis que le club peut espérer une plus-value de 15 à 20 milliards sur Roby-Gol. Aussi envoie-t-on une délégation à Sesto Fiorentino pour demander ce qu’il en retourne à l’idole elle-même. On imagine la réaction de Roby le jeune marié. Il est au courant des tractations que son agent a ourdi “au cas où” avec le Milan ; mais il n’a jamais entendu parler de cette histoire de Juve. Il affirme donc aux supporters n’avoir aucune intention de partir, espérant que l’équipe sera renforcée comme convenu et que le club redeviendra ambitieux. 124 Comme pour donner substance à son affirmation, Roby et Andreina sont à la recherche d’un nouvel logement mais dela ne suffit pas à faire taire la rumeur. Roby marque, enchante, inspire l’équipe qui passe tour après tour en coupe de l’UEFA mais, excédé d’être suspecté pour la énième fois de vouloir s’en aller, il s’énerve au micro d’une radio locale : “Je reste à Florence ! Qu’est-ce qu’il faut que je fasse, que je l’écrive sur les murs ?” Le ton monte entre la star et son président qui craint de perdre l’initiative. Pontello senior déclare ce qu’il le dit depuis le début à son entourage : Il le sait depuis le premier jour, Baggio sera la ruine du club ! L’affaire se dénoue. C’est Vytçpalek, ancien coach de la Juve des années 50 et oncle de Zdenek Zeman, qui a parlé de l’astre montant à Agnelli. Il lui a expliqué que Baggio est le seul joueur actuellement capable de succéder à Platini. Agnelli, qui se mord les doigts d’avoir acheter Zavarov et Rui Barros pour remplacer Platini, mandate Luca Cordero di Montezemolo et l’affaire est convenue entre le club de Piazza Crimea et celui de la Piazza Pic de la Mirandole (!) ; non sans que Silvio Berlusconi fasse le geste de renoncer au pré-accord qu’il a fait signer à Baggio l’année précédente Loin de soupçonner que le rêve d’un tandem Van BastenBaggio vient d’avorter pour la troisième fois , Roby continue son festival. Le Mondiale 1990 a lieu en juin et c’est une chance qu’il veut pas gâcher. Il a joué contre la Bulgarie, contre le Brésil, l’Algérie, l’Angleterre et la Hollande, en marquant trois buts et en obtenant des notes excellentes, mais la concurrence est dure en attaque où Carnevale, Vialli, Serena et Schillaci se disputent quatre places en pointe, tandis que Giannini, le Petit Prince de la Roma, est accroché à son numéro 10 de meneur de jeu. Si l’on ajoute à cette liste Mancini, autre génie atypique, et Donadoni, homme de 125 grand talent, le moment est mal choisi pour se laisser entraîner dans une polémique. La cabale éclate dès le printemps. Il y a ceux qui pensent que Baggio joue double-jeu et qu’il a déjà signé à la Juve. Et ceux, plus nombreux, qui pensent que les Pontello ont déjà trahi la Ville en vendant leur âme à Turin et à la Fiat. En dépit des bons résultats obtenus en coupe d’Europe, la tension monte au point de devenir intolérable. C’est tout Florence, de son maire, Gabriel Moralès, à ses artistes, de ses commerçants à ses syndicalistes, qui monte au créneau pour conserver le Phénomène. “Tout le monde disait que j’allais partir, que Pontello s’était mis d’accord avec Agnelli. Je ne savais qu’une chose, je voulais rester. C’est pour cela que j’avais fait prolonger mon contrat jusqu’en 1991 (...) J’aimais tellement cette ville qu’Andreina et moi avions acheté une maison en décembre et qu’on était en train de l’aménager. ” Avant l’arrêt Bosman, les joueurs sont la propriété exclusive de leur club. À bien y regarder, tout le monde, lui compris, avait intérêt à ce que Baggio soit vendu. Les Pontello, qui voulaient mettre du beurre dans les épinards de leur bilan avant de vendre et entrer dans la sphère Fiat, Agnelli qui était las de voir le Milan truster les victoires ; et Caliendo, qu’on n’appelle pas “Monsieur 10%” pour rien. En vérité, la machine est en route. “Je peux vous dire une chose, déclare Caliendo au “Guerin”, Roberto en a assez de cette histoire qui se traîne depuis six mois (...). Il faut d’ailleurs tenir en considération qu’il y a d’un côté une personne comme Agnelli qui démontre depuis plus d’un an qu’il adore les grands joueurs comme lui (Baggio) et de l’autre, un président qui l’aime mais pas comme l’autre et qui n’a probablement pas la possibilité de résister à certaines offres. Il s’est dit plein de choses sur 126 Baggio à la Juve et il en est sorti un peu de vérité. Les seuls certitudes dont je dispose sont que Roberto n’a pas signé de contrat pour la Juve et qu’il est lié à la Fiorentina jusqu’en 1991. Qui va faire une bonne affaire ? J’espère vivement que ce soit Baggio.” Comme on le voit, tout le monde a intérêt à ce que Roby aille à la Juve : — les Pontello pour récupérer leur mise et se faire bien voir de la Fiat, — les hommes d’Agnelli pour satisfaire le Big Boss, — Caliendo qui va empocher ses 10%... — à l’exception du principal intéressé à qui on a oublié de demander son avis en temps ! Ce que confirme Luciano Moggi, alors General Manager du Naples de Maradona : “Si on se réfère à un accord entre les sociétés (ndla : entre la Fiorentina et la Juve), l’affaire est faite. Mais si on parle de la conclusion de l’affaire, il manque la signature du joueur. Même si, en toute sincérité (sic), je crois que Baggio finira par aller à Turin.” Baggio ne laissera aucune équivoque sur ce point : “Tout avait été décidé sans que je sois au courant. Derrière tout ça, il y avait les intérêts personnels des agents et des directeurs sportifs.” Et quand on lui demandera de préciser le rôle de son agent, il répond onze ans plus tard : “Caliendo était mon conseil, son rôle a forcément été fondamental. Ce n’est pas par hasard qu’il n’a plus été mon agent officiel à partir de 1991. Jusqu’en 1996, j’ai préféré gérer mes intérêts moi-même, plutôt que de les confier à des gens en qui je n’avais plus entièrement confiance.” L’affaire tourne mal. L’ancien entraîneur de Roby, Erickson, déclare que la somme de 17 milliards circulaient en coulisse dès l’hiver 89. Baggio est entre le marteau de ses tifosi et 127 l’enclume de son propriétaire. Certains le font passer pour quelqu’un d’avide, d’autres, le soupçonnant d’être bifide, le baptisent “Pinocchio”. Le pire dans l’affaire tient à la destination de Baggio ! Dans l’Italie des Cités et du football, Turin est la bête noire de Florence. Tête de pont de la haine anti-Gobbi — le surnom donné aux Juventini dont la péninsule entière jalouse les attitudes et moque l’accent français —, les Violets battent le rappel. C’est l’argent de la Fiat qui fait gagner la Juve ! Il suffit de se rappeler les vols historiques dont elle s’est rendue coupable ! D’après les ennemis de la « Vecchia Signora », l’histoire des méfaits bianconeri commence en 1960. Lors d’un match Juve-Inter à Turin la foule envahit le terrain. La sanction officielle est théoriquement un match perdu 2 à 0. Mais le bras diplomatique d’Agnelli intervient et le match est rejoué. L’Inter refuse cette injustice et envoie une équipe de juniors qui encaisse 9 buts à 1 (le but qui sauve l’honneur de l’Inter est signé Sandro Mazzola), perdant le titre in extremis. Durant la saison 1971/72, Milan et Torino paient les pots cassés de la puissance économique de la Juve. Trois épisodes pour le moins douteux permettent à celle-ci de devancer ses deux rivales d’un point. En 1979, après une série de triomphes entachés de curiosités arbitrales et par le comportement “compréhensif” de certains de ses adversaires, un Bologne étrangement passif permet à la Juve d’éviter la descente. L’auteur d’un livre à scandale, Dans la Boue du Dieu Ballon, prétendra que ce match était arrangé. Une série d’incidents entachent l’attribution du titre 80/81, mais c’est en 1982 que la haine des Florentins pour la Juve arrive à son comble. Alors qu’une grande Fiorentina est en tête à une journée de la fin, un penalty qualifié d’ “absurde” 128 par la presse est sifflé en faveur des Turinois, et un but annulé sans raison pour les Violets. De là naîtra la fameuse ritournelle : — “Plutôt second que voleur !”. Il y a également cette Supercoupe européenne disputée sur une seule manche contre Liverpool... à Turin et cet horrible titre européen remporté au Heysel et fêté par un tour d’honneur que le monde entier montre du doigt. Enfin, en 1986, l’agression du président de la Roma qui n’aboutit pas à la perte des deux points réglementaires pour la Juve. Et l’attitude d’un Lecce qui se bat pour triompher de la Roma 3 à 2 alors qu’il est relégué mais qui laisse gagner les bianconeri chez elle lors de la dernière journée ! C’est dans ce contexte qu’on s’approche de la fin de la saison 1989/90. Côté ballon, Roberto poursuit son bonhomme de chemin. Le 18 février 1990, jour de l’anniversaire de Roby, la Fiorentina bat Lecce 3 à 1, but de Nappi, Baggio (s.p.) et Ferri contre son camp. On en est à la vingt-cinquième journée du championnat et la Fiorentina est onzième à dix-sept points du premier mais avec seulement trois points d’avance sur le premier relégable. Les Violets se qualifient pour les quarts de finale de la coupe UEFA, mais se font corriger par la Sampdoria, partagent les points à domicile contre la Cremonese, et perdent à nouveau contre Bologne et contre Ascoli. Le 25 mars 1990, les tifosi n’en peuvent plus et un nouveau match nul à domicile contre Cesena coûte sa place à Giorgi. Sur le point de se qualifier pour une finale européenne contre le Werder de Brème, la Viola est à vingt et un points du leader, le Milan, et à deux doigts de la relégation en compagnie de Cesena, de la Cremonese et d’Udine. Il faut que Ciccio Graziani, l’ancien n° 9 du Torino et de l’équipe d’Italie, s’assoie sur le banc pour que la Fiore 129 obtienne le nul à Rome et batte Vérone 3-0 grâce à deux buts de Baggio. De sorte que, malgré une défaite 2 à 0 contre l’Inter de Matthaüs à San Siro, les Violets terminent la saison en pulvérisant l’Atalanta 4 à 1 et se sauvent in-extremis, nourrissant la rumeur selon laquelle les joueurs se sont contrefichus du championnant misant sur l’Europe pour faire remonter leur cote et s’en aller. Le bilan de la saison est modeste pour la « Fiore » : une douzième place ex-aequo ; mais rassurante pour Baggio qui se classe deuxième buteur du championnat avec 17 buts, juste derrière Van Basten, 19 buts, et devant Maradona, 16 buts. Cerise sur un gâteau amer, la Fiorentina de Baggio et de Capitaine Dunga se qualifie pour une double finale de l’UEFA en produisant un jeu peu spectaculaire mais efficace qui lui ont permis d’éliminer l’Atletico de Madrid, Sochaux, Kiev, Auxerre et Brème. Seul problème, l’autre finaliste à pour nom Juventus de Turin ! On imagine l’ambiance. Les Florentins rêvent d’un second triomphe européen et ce triomphe ils veulent l’obtenir aux dépens du rival le plus haï, contre ces Têtes-de-Cuir, ces ouvriers qualifiés d’Agnelli, que Pontello qualifia un jour de Mettalo ! Pontello qui ne peut faire machine arrière et qui est dans ses petits souliers. Alerté par son agent, Roby ne tient plus en place. Il n’a rien contre la Juve mais il ne veut pas quitter Florence, la ville qui l’a vu renaître, la ville qui l’adore comme s’il était un de ses monuments. L’atmosphère n’est pas l’idéal pour préparer une finale de coupe d’Europe. Et cette coupe du monde que Roby n’est pas encore certain de jouer, puisque les les convocations n’ont pas encore publiées par Vicini, le commissaire technique des Azzurri. Le dernier mercredi d’avril a lieu la première manche. Elle se déroule à Turin, dans un stadio delle Alpi flambant neuf et 130 prêt à prendre le relais du mythique Stadio Communale pour la Coupe du Monde. Il n’y a pas match. La Juve domine la Fiorentina trois buts à un. Mais rien n’est perdu. Si les Violets l’emporter deux à zéro au match retour, la coupe reviendra à Florence. Le problème c’est que les rumeurs concernant le tranfert de Baggio et son passage à l’ennemi deviennent assourdissantes et que les radios privées se déchaînent. Roby a un souvenir terrible de cette période : “J’ai subi des pressions inouïes. Chaque jour je rencontrais les supporters. Je leur répétais la vérité : je veux rester. Ma femme était enceinte, il y avait la finale de la coupe de l’UEFA, contre la Juve en plus, je vous le disais, quand le destin décide d’être contraire (...) Ma tête explosait, j’étais vraiment à cran.” Cerise sur le gâteau, le Communale — en chantier pour le Mondial — est suspendu en raison d’incidents s’étant déroulés lors du tour précédent contre Brème. Tout Florence espère que l’UEFA va accéder aux désideratae de la Fiore et va faire jouer le match dans une ville vraiment neutre. C’est le week-end avant la finale retour qu’un double coup de tonnerre foudroie la Ville : 1. Le match retour se jouera à Catanzaro, club de foi résolument juventine ; 2. Et Roberto Baggio, le Phénomène de Caldogno, va signer pour la Juve lors du stage d’avant-match ! On imagine l’atmosphère en coulisses. La duplicité est totale. Baggio a tout fait pour rester sur les rives de l’Arno. Y compris proposer aux Pontello de réduire son salaire. Mais Pontello lui répond que la situation était critique pour le club et que, s’il devait continuer à le payer au prix où il le paie, il 131 enrôlerait des joueurs bon marché et ferait “une équipe spécialement pour descendre en Série B”. Tentant de convaincre Mario Cecchi-Gori, le producteur de cinéma, Baggio propose à celui-ci de rester violet à vie si c’est lui le prochain propriétaire. Lors d’une rencontre de la dernière chance, Cecchi-Gori confirme que Pontello ne vendra pas si Roby insiste pour rester au club. “C’était incroyable, nous confie Rigoletto Fantappié à la terrasse du café qui fait face à l’Artemio-Franchi, nous nous rencontrions dans le plus grand secret avec Mario Cecchi-Gori et Roby. Une fois, à bord d’une petite Panda près d’une entrée d’autoroute pour que Sconcerti et la presse ne nous dénichent pas. Je peux le jurer, nous avons essayé tout ce qui était possible...” Baggio n’est pas du genre à encaisser sans réagir. Par voie de presse et via le journal “La Nazione” et ses chroniqueurs (ndla : Luca Calamai), il déclare qu’il ne fera pas un pas de plus tant que Pontello ne dira pas toute la vérité aux tifosi. Il n’est pas question qu’il endosse tout suel la responsabilité d’un départ qu’il n’a jamais voulu ! Dans un tel contexte, Baggio, Nappi, Dunga et les autres ont beau se débattre, la Fiorentina ne va pas plus loin qu’un 0 à 0, laissant la Juve remporter sa deuxième coupe de l’UEFA. Roberto s’en souvient dans Una Porta nel Cielo : “Essaie un peu de bien jouer avec l’angoisse qui m’habitait ces jours-là ! Avec les supporters qui m’assiégeaient littéralement ! Avec le club qui refusait de me rencontrer ! Avec le cœur à Florence et la certitude de devoir partir ! Contre la Juve, à l’aller comme au retour, j’ai donné tout ce que j’avais, comme toujours. Si cela n’a pas suffit ce n’était vraiment pas ma faute.” Ils sont nombreux à le confirmer. Baggio ne pouvait pas grand-chose contre la collusion des Pontello, l’habileté de 132 son agent et contre une famille Agnelli bien décidée à ne pas laisser le Milan de Berlusconi dominer seul le football comme il dominait les médias. Coincé à vingt-trois ans entre la Fiat, un vieil homme d’affaires cynique et apeuré, le monde du football et les directeurs sportifs, qu’eût pu faire Roby, si ce n’est risquer la mise à l’écart d’un monde qu’il avait mis des mois à regagner ? Pouvait-il sérieusement narguer tout ce beau monde alors qu’Andreina était enceinte et qu’elle se mourait d’angoisse pour son mari ? “Roby ne pouvait pas rester, nous racontera Rigoletto Fantappié, 80 ans quand nous le rencontrons. Je ne peux pas tout vous dire mais il aurait risqué gros, vraiment très gros...” Forcé et contraint, laissant la responsabilité de la signature à son agent, le Phénomène file à Caldogne pour retrouver un peu de sérénité. Ce qui arrive ensuite est à peine croyable en Europe. Le matin du 17 mai 1990, la nouvelle court des places les plus prestigieuses aux vicoli les plus humbles, du quartier historique où Roby jouait au billard au camping MichelAngelo, du ponte Vecchio à la place Santo-Spirito, via Maffia, dans toutes ces rues que les Calcianti troublaient déjà en l’an 1200 ; sur les collines de Sesto ou de Fiesole : — “Pontello a vendu Il Putto à la Juve !” La réaction est immédiate, brutale, farouche. Les effets du bouche à oreille sont dévastateurs, un groupe de supporters fait irruption devant le siège de la Fiorentina A.C. Les premiers cailloux volent en direction de la façade et des fenêtres. Une réaction de voyoux, les éternels excités ? Pas seulement. Ce sont toutes les catégories de la population qui n’en croient pas leurs oreilles qui se donnent le mot. On ne touche pas à Baggio ! 0n ne touche pas au Persée du stadio Communale ! à 133 l’idole de la Curva Fiesole ! “Baggio for Ever” : protestent les banderoles, anticipant celles de ses adieux 14 ans plus tard. C’est Enzo Catania, témoin des faits, qui continue la narration. “Place Savonarola, dès le crépuscule de ce 17 mai, l’avantgarde des fans violets s’agglutinait. A 18 h 30; Nardino Previdi, le directeur sportif des Violets, affirmait encore énergique : ‘Baggio est un joueur de la Fiorentina’. Quelques minutes plus tard, Antonio Caliendo, l’agent de Baggio, qui n’avait pas l’habitude de mâcher ses mots, annonçait à la presse : ‘Le joueur a été cédé par la Fiorentina à la Juve. La Juve a fait une proposition contractuelle. Nous l’évaluerons et nous donnerons notre réponse demain.’ Avant d’ajouter : ‘La Fiorentina a paraphé officiellement la cession de Baggio à la Juve, pas à un club de deuxième catégorie. Je crois que Pontello a également agi d’un point de vue entrepreneurial.” La nouvelle n’est rendue publique que le lendemain à 13 h 18. Il Putto venait d’être vendu pour la coquette somme de 16 milliards de lire plus Buso, un attaquant de la Juve. Les Florentins apprirent également que Baggio allait toucher 2,1 milliards net par an, montant approximatif de la commission de Caliendo, celui qui avait finalisé sa venue de Vicence. Mais leur désir de garder Baggio contre vents et marées n’avaient que faire de ces considérations. Tout laisse penser que l’affaire était conclue depuis belle lurette et que ces négociations de dernière heure étaient destinées à amortir le choc. L’autre objectif de ces manoeuvres dilatoires était de faire porter le chapeau au joueur qui, trop candide, ne cessait de répéter qu’il n’avait pas envie de quitter ceux qui l’avaient aidé quand il n’était qu’un gamin avec ses béquilles. Interviewé le lendemain à Modène, le pauvre déclare qu’il a essayé de convaincre le club mais qu’il n’y a rien eu à faire. 134 En coupe-feu, le fils Pontello prétend qu’il lui a proposé un million net par an pour trois ans à la star mais que celui-ci “avait déjà signé la veille à 13 heures dans le studio romain de Luca di Montezemolo.” et que “cette histoire de nuit de réflexion à Caldogno est un mensonge de son agent”. Les analyses donnent raison au joueur. Enzo Catania cite des documents administratifs éloquents sur ce point. On y parle de maintenir le bilan “dans les limites d’un équilibre rigoureux”, ne diposant pas, “contrairement à d’autres clubs, de ressources propres supplémentaires et d’un public chaque jour plus nombreux”. Comme se plaisait à le répéter le comte Flavio, si Baggio insistait pour rester à la Fiorentina, il serait le principal responsable de la chute du club. Le soir du 18 mai 1990, alors que des Florentins de tout poil et de toute extraction s’organisent, une vingtaine de policiers arrivent avec deux voitures blindées pour protéger le siège de l’AC Fiorentina : — “Assis à même le sol, deux centaines de supporters écoutaient une radio locale qui suivait en direct ce qui se passait au siège de la Fiorentina ”. “Notre famille restera jusqu’au bout à la tête du club”, déclare Claudio Pontello, le fils du comte. La place Savonarole s’enflamme : “Des enfants et des mamans fuyaient, entre hurlements, choœurs, lancers de pièces de monnaie, pavés, morceaux de bâtons contre le Palais (...) Les blessures infligées à quelques policiers provoquèrent l’arrivée immédiate de renforts. Et ils arrivèrent tous : la Brigade mobile, le département Action, la chef de la Digos antiterroriste, le chef de la Brigade mobile, y compris des gradés de la Préfecture. Puis ce furent les lacrimogènes, la fumée, les policiers barricadés derrière leurs véhicules, des charges à grands coups de matraque et de crosse de fusil !” 135 Des images existent. L’émeute quitte les abords du siège de la Fiorentina pour gagner les petites ruelles du centre historique. Les supporters ont récupéré des barres de fer, des moellons, des cailloux sur les chantiers voisins. Comme en mai 68 ou à Besançon pour les Lip : “Les commerçants baissaient leurs rideaux pour éviter la casse mais les rouvraient pour accueillir les fugitifs.” L’émeute gagne toute la ville et n’est pas l’affaire exclusive des excités des Virages. “Dans la soirée, il y avait eu du chaos, des embouteillages, de la confusion qui avaient causé cinq charges de police. On y avait remarqué des gamins, un monsieur avec un club de golf, des gens du coin de la rue, des gens de la fête habitués à rentrer à l’aube. Tout le monde, en somme, s’était jeté dans la rue dans la tenue où il était.” Une ritournelle plane, vole, rebombe de rue en rue comme à l’époque où les Autrichiens avaient tenté d’interrompre cette fameuse partie de Calcio : — “Tous les soirs, nous viendrons tous les soirs” sur l’air de “Guantamera” ! « Bien sûr, reprend Catania, beaucoup avaient fait la preuve “qu’ils confondaient l’amour pour leurs couleurs et l’art du bâton, les guerres de clocher avec le fétichisme et l’adoration des idoles”. Pour les observateurs neutres ce soulèvement populaire pour un jeune privilégié qui allait gagner des milliards à Turin était obscène. Ces trois jours rendirent Roberto malade, lui, le bouddhiste amoureux de la paix, l’artiste ami du jeu et de l’enfance, il était responsable d’une émeute ! Obligé de quitter Caldogno où il s’était réfugié pour se rendre au stage d’avant-coupe du monde, il fond en larmes. Et comme le stage a lieu au Centre national de Coverciano, à quelques encâblures de Florence, l’équipe nationale, à quelques semaines d’une compétition 136 qui se déroule en Italie et que tout un pays rêve de remporter, se trouve plongé dans la queue de l’ouragan. Alors que les Pontello restent à couvert pour ne pas risquer leur peau, Roby déclare à la presse : “J’ai fait tout ce que je pouvais pour rester, je n’y suis pas parvenu. En outre, je suis contre la violence et j’espère que tout finira et qu’il ne se passera rien de grave.” Arrivé à Coverciano, allongé au fond d’une estafette de police, Baggio gagne la chambre n°22 et tente de s’y reposer tandis qu’une cinquantaine d’excités font le siège du Clairefontaine italien. Cynique, Gianni Agnelli, l’Avocat aux cheveux argentés, déclare peu de temps après les émeutes : “Un temps, on descendait dans la rue pour protester contre la Fiat. Aujourd’hui c’est parce que Baggio ne veut pas venir à la Juve. Je dirai que ce pays s’améliore.” Trahisons ou transactions, obligations ou arrangements, les départs du Divin ne passèrent jamais inaperçus. Turin, Milan, Bologne, Milan à nouveau et Brescia allaient expérimenter la “Baggiomania”, quelques-uns considérant qu’il n’était qu’un mercenaire et une girouette, les autres estimant qu’il était trop universel pour militer toute sa vie sous le même drapeau. “Dorénavant, avouera-t-il après la coupe du monde, je serai supporter de l’équipe où je joue.” Comme nous allons le voir, ca ne sera pas si facile. 137 TROISIÈME PARTIE DES MONTAGNES RUSSES AU TOIT DU MONDE 138 A la Cour de la Vieille Dame En 1990, les enfants de 68 ont quarante ans et ils sont pères de famille. C’est à leur tour de protéger leurs privilèges contre les générations montantes. Les générations montantes, en 1990, ce sont les enfants nés à la fin des années 60. Depuis les chocs pétroliers des années 70, l’Europe n’est plus glorieuse. La crise économique mine le monde, les idéologies sont en pleine déroute, et le bloc de l’Est va s’effondrer. On parle de pragmatisme, d’efficacité, d’organisation, de synergie, mais également de société de l’information, de communication et de télématique. Maître idiome : le flux tendu, cette aérodynamisme de la production vers le marché, ce renoncement au stock, cette adéquation maniaque de l’offre à la demande. C’est de cela que parle Tommaso Pellizzari dans “Génération Trente Ans” : “C’est l’histoire racontée dans ce livre, l’histoire d’une génération - celle de Roberto Baggio - qui tourne autour des trente ans, maltraitée et dépréciée par celle des quarantecinquante ans, devenue adulte dans un monde en train de changer, et pas qu’un peu.” En 1990, les hippies et les yippies sont devenus des yuppies et ils traitent les générations suivantes de yuffies, de l’américain young urban failures désignant les “jeunes ratés urbains”. De 1968 à 1977, les Baby-Boomers ont donné dans la révolution et dans la remise en question globale, ils en sont fiers de manière collective, méprisant ces jeunes - leurs enfants - “qui ne se passionnent pour rien, sont égoïstes, se désintéressent de la politique et ne se soucient que de leurs petits plaisirs”. 139 1990 est une année déterminante. Les écrans de télévision du monde entier ont retransmis le spectacle des Allemands de l’Est et de l’Ouest en train de se réunifier à grands coups de pioche aux dépens de l’ineffable Mr. Ceaucescu va être exécuté devant les mêmes caméras de télévision (qui se laissent piéger par le charnier de Timisoara) et l’Europe de l’Est se désintègre quand l’alcoolique néo-libéral Boris Ieltsine détrône l’ex-communiste Mikhaïl Gorbatchev, l’homme de la glastnost. Dans la foulée, Lech Walesa devient président de la Pologne, la Lituanie déclare son indépendance, tandis que les premiers craquements de la planète Balkan se font ressentir. Pour finir l’année en beauté, Nelson Mandela est libéré et Saddam Hussein envahit le Koweît, ce qui pousse les Américains à mettre sur pied une vaste Alliance et à déclencher la Première Guerre du Golfe. Cette année-là, l’Italie comprend 56.125.000 habitants et le monde plus de 5.301.000.000. Un ouvrier touche à peu près 1.100.000 lires par mois (550 euros) ; ce qui lui permet de prendre connaissance à la télé des revendications du mouvement étudiant et d’assister à la prise de pouvoir de Berlusconi sur l’éditeur Mondadori, à la baisse d’influence du PCI aux législatives de mai, à un référendum sur la Chasse et sur les Pesticides remporté par les abstentionnistes, à l’aggravation de la situation économique, à l’augmentation de la dette publique ; ainsi qu’aux évolutions malsaines de l’affaire Gladio révélée par Giulio Andreotti. En 1990, le Mexicain Ottavio Paz décroche le Nobel de Littérature et Mikhaïl Gorbatchev, le premier leader russe à avoir quitté le pouvoir sans bain de sang, celui de la Paix. Danse avec les Loups, Kevin Kostner et Kathy Bates remportent l’Oscar l’année même où sortent Pretty Woman, Total Recall, Les Tortues Ninjas et Retour vers le Futur III. Quant à l’Italie, elle perd “sa” coupe du monde en laissant 140 aux Argentins de Maradona le privilège de se faire voler la victoire par l’Allemagne de Matthaüs et de Brehme. En Italie encore, les VIP du divertissement ont changé de look. La chanson “Siamo Solo Noi” est classée première pendant quatorze semaines, devancée par “Vado al Massimo”, “Va bene, va bene cosi”, “Cosa succede in città” et surtout par “C’è chi dice no” qui demeurera trente-huit semaines au hit-parade. Les Sept Magnifiques élus par le jury populaire de “TV, Sourires & Chansons” ont pour nom : Giulio Andreotti, le président du Conseil ; Umberto Bossi le sénateur liguard ; Marcello d’Orta, un instituteur écrivain ; Gigi Sabani, un imitateur ; Paolo Villagio, un acteur ; Roberto Baggio, le néoTurinois de la Juve ; et Vasco Rossi, le rocker des rockers italiens qui déclare aussitôt : — “Qu’est-ce que je fous parmi les Magnifiques, moi qui me suis toujours trouvé minable !” Une personnalité que personne ne trouve minable, à la rentrée des classes, c’est Robertino, jouvence nationale dont la planète Football a découvert le talent lors d’une coupe du monde dont nous reparlerons plus tard. Accueilli avec défiance par les supporters de la Juve, il séduit son nouvel entraîneur, Gigi Maifredi, qui déclare qu’il va bâtir autour de lui une équipe ivre du “football champagne” cher à Platini et à son mentor, Gianni Agnelli. L’affaire prend un mauvais pli. La Juve et ses sponsors insistent pour que Roby revendique son appartenance juventina durant la coupe du monde et qu’il fasse briller les couleurs de la Vieille Dame alors qu’il n’a pas joué le moindre match en blanc-et-noir. Roby ne transige avec ses émotions. Il rend hommage à Florence et aux Florentins et raconte la manière dont on l’a secouru quand il clopinait dans les ruelles du centre historique. 141 Dans l’Italie du Calcio et des clochers, cela ne se fait pas et Raphaël l’apprend à ses dépens. Les Ultras accueillent Roberto avec des prospectus stigmatisant son peu de passion pour ses nouvelles couleurs. Roby prend très mal la campagne menée à ses dépens le 30 juillet. Bousculé, pressé, harcelé lors de la cérémonie de présentation à la presse, l’idole de toute l’Italie pose l’écharpe noir-et-blanc aux deux étoiles sur le dossier de sa chaise au lieu de la passer autour de son cou comme cela se fait d’ordinaire. Les journaux ne parlent que de ça le lendemain et certains “Drughi ” veulent le corriger pour lui apprendre. C’est le 5 août, à Buochs (CH) que Roby rencontre Gigi Maifredi, l’entraîneur qui a succédé au mythique Dino Zoff, débarqué pour n’avoir gagné que deux coupettes (!) durant la saison 1989/1990. La rencontre est chaleureuse et le nouvel coach confirme à Roby son intention de construire la nouvelle Juve autour de lui. Depuis sept ans, on s’ennuie ferme au Stadio Communale puis au Delle Alpi, ce vaisseau de béton glacial doté d’une piste d’athlétisme où les joueurs, des tribunes, ont l’air de nains pris par la danse de saint-gui, ce qui n’empêche pas Dino Zoff de faire le doublé coupe d’Italie/coupe de l’UEFA. Mais le jeu prôné par l’ancien champion du monde manque de piment et Agnelli guigne d’un air jaloux vers le Milan AC et son football total. Vouloir est une chose, pouvoir en est une autre. Frappée par la crise, la Fiat a des problèmes et il n’est plus question d’acheter à tort et à travers et de revivre les fiascos retentissants conséquentes aux arrivées de Ian Rush, Zavarov ou Rui Barros. C’est à cet effet que l’Avocat demande au président Boniperti de prendre du recul et à l’avocat Chiusano de remettre la locomotive noir-et-blanc sur les rails du succès. 142 Traduit simplement, le trio Chiusano-Maifredi-Baggio n’a pas le droit à l’erreur : il doit remporter ce titre national qui échappe à la Vieille Dame depuis sept saisons et déboulonner le Milan AC du Cavalier Berlusconi. Dans un premier temps, tout fonctionne à merveille. Le 18 novembre au soir, la Juve est à un point de la Samp de Vialli et Mancini, et devant le Milan des étoiles hollandaises et l’Inter de Matthaüs. Maifredi et ses boys comptent cinq victoires pour quatre matchs nuls. Baggio a inscrit six buts, Toto Schillaci quatre, Casiraghi, Di Canio et De Agostini un. Cerise sur le gâteau pour les Ultras, Parme et Bologne ont été vaincus sur leur pelouse, tandis que l’Inter est reparti du Piémont avec quatre buts (4-2) et la Roma avec cinq (5-0) buts dans la musette. Bouteille vide ou bouteille pleine, ceux qui préférait le sérieux de Zoff au jeu prôné par Maifredi mettent l’accent sur les points perdus à domicile contre la Sampdoria et contre la Lazio, et sur les difficultés rencontrées contre les petites équipes, signe que les stars — Baggio, Schillaci, Casiraghi, Di Canio en tête - ont du mal à se motiver quand il faut mouiller le maillot sur les terrains de Province. C’est à Bari que Baggio & Cie subissent leur premier revers (2 à 0). Se profile le match contre la Fiorentina que Roby ne peut considérer comme un match ordinaire. Quand Roby prétend que le destin peut être perfide, il n’exagère pas. La veille du match contre ses anciens coéquipiers (et l’on imagine l’ambiance qu’il règne dans les deux clubs), on lui apprend qu’Andreina va accoucher de leur premier enfant. Son premier réflexe est de tout laisser en plan et de filer à l’hôpital de Vicenza pour assister son épouse. On le convainc in extremis du contraire. Ne pas jouer contre la Fiorentina à Turin serait considéré comme un affront par les Ultras blanc-et-noir, le bruit courant déjà 143 qu’il regrette Florence, ses amis et les promenades dans la campagne toscane. Aussi joue-t-il le match dans un état second, influant à peine sur la victoire 3 à 1 de sa nouvelle équipe. Comme un journaliste turinois lui fait remarquer lors du point-presse qu’il n’a touché que 23 ballons en 90 minutes, au lieu de la soixantaine de ses meilleurs jours, Roby écarte les micros, saute dans une voiture et file en direction de Vicenza où l’attendent Andreina et Valentina, le bébé qui vient de naître. Valentina n’a que trois jours et un mini-scandale éclate dont Baggio s’ouvrira quatre ans plus tard à Marco Magrini dans “2000”, le magazine édité par « International Soka Gakkai » : — “À l’occasion de la naissance de ma fille, j’avais accepté de signer un contrat d’exclusivité avec un hebdomadaire à condition que la somme prévue (60 millions de lires - 30 000 euros) aille à un hôpital de Vicenza. Un beau jour Valentina vient au monde. À l’extérieur de la clinique, je trouve l’habituel groupe de reporters et de photographes. On m’interroge et je n’ai pas vraiment envie de répondre aux questions. On me demande l’autorisation de prendre des photos du bébé et on leur dit que ça n’est pas possible. C’est comme ça que, le lendemain, un quotidien titre quelque chose comme : “Valentina Baggio rapporte 320 millions de lires à son papa ! Tu comprends ? Non seulement le chiffre était faux mais ils racontaient que je spéculais sur la naissance de ma fille ! ” Roby revient d’un bref congé parental mais la Juve ne décolle toujours pas. Elle concède un nul dans le derby qui l’oppose au Torino (1-1 - égalisation de Roby à la 77e minute), un autre nul à domicile contre Cagliari (2-2), elle succombe à San Siro devant le Diable milaniste (2 à 0), elle s’impose contre Naples (1-0) et à Pise (5 à 1 - 2 buts de Baggio), avant de toucher le fond à Turin contre le Genoa de l’avant-centre tchèque Skuhravy (0-1). Pendant ce temps-là, 144 la Sampdoria, Milan et l’Inter volent de victoires en victoires et l’affaire est mal engagée. “On avait une équipe curieuse, si on arrivait à marquer, on pouvait marquer quatre ou cinq buts. Mais dans d’autres circonstances on ne rendait rien. Je crois que certains joueurs ramaient contre Maifredi.” Au plan de l’attaque, la Vieille Dame est pourtant bien servie avec Baggio, Schillaci, Casiraghi, De Agostini, Alessio ou Marocchi. Mais l’équipe joue la zone, alors que la Juve a une longue tradition de marquage homme à homme et d’un jeu basé sur l’utilisation de la contre-attaque. Agnelli se met à douter. Il n’apprécie ni Maifredi qu’il trouve vulgaire et sanguin (Moratti dira le même chose de Simoni en 2000), ni sa manière de faire jouer l’équipe qu’il qualifie de trop “émotionnante” pour ses vieilles artères. Le nom de Trapattoni, le héros de mille campagnes platiniennes, coach le plus titré de la planète et champion avec l’Inter la saison précédente, court dès lors dans les travées. Pressentant le mauvais sort qu’on réserve à son coach, une partie de l’équipe décroche et, après les cinq buts passés à Parme (doublé de Baggio), un nul à Bergame (00) et une victoire sans bavure contre Cesena (3-0), c’est la chute libre. La veille de l’anniversaire de Roby, la Samp de Vialli creuse un écart de trois points sur son rival turinois. Les hommes de Maifredi concède un nouveau nul contre Lecce (0-0), perdent à Rome contre la Lazio (1-0),à Milan contre l’Inter (2-0) et échappent de peu à une troisième défaite grâce à un penalty de leur n°10 à la 90e minute ! Les bianconeri ont beau battre la Roma à l’extérieur (0-1) et Bari (3 à 1) au Delle Alpi, au matin du match qui l’attend à l’Artemio-Franchi de Florence, ils se traînent à sept points de la Sampdoria, loin derrière le 145 Milan et l’Inter. C’est dans ce contexte sulfureux qu’a lieu le match historique du 7 avril 1991 à Florence. Glissons-nous dans les tribunes en tumulte. 146 Traître et héros L’air du stadio communale était particulièrement épais. La haine était palpable. Occupée par quarante mille âmes, la cuvette de béton retentit d’une ondée de cris et d’exhortations guerrières. D’un côté les cohortes mauves. De l’autre les centuries noir-et-blanc. Entre les deux armées, le peuple des classes moyennes, à peine tempéré. Une déflagration à droite suivie de quelques autres, un nuage de fumée violette qui crépite et va envelopper la moitié du stade en guerre. Une déflagration à gauche et un autre nuage, blanc celui là, qui se jette au coeur de son rival violet. Les deux nuages s’entremêlent, victime d’une physique des fluides aux entrelacs mystérieux. Quand ils libèrent la pelouse, apparaît comme un rêve : de la Curva Fiesole, magie du tifo florentin, naissent la silhouette du Dôme, du Ponte Vecchio ou de la Piazza Maggiore ! A peine le temps de respirer et dix mille poings se tendent vers la pelouse puis se rétractent en cadence, comme les pistons d’une mécanique. Le béton vibre, gronde, tremble. C’est la lutte de Rome contre les barbares, des barbares contre les barbares, des barbares contre Rome ! L’ennemi de couleur et de culture doit mourir, peuple mauve contre peuple blanc-et-noir. Puis il y a un silence, un silence de fin du monde. Les Autrichiens ? Le speaker donne la composition des équipes en commençant par l’Ennemi du Nord. A chaque prénom, à chaque nom, c’est la curée. Certains sont conspués avec une violence qui fait venir les frissons. 147 Quand vient le tour du Putto, de RobyGol, de Juda, le grondement est terrible, féroce, à faire venir les frisons. Des choeurs montent, indignes. La cuvette est inondée de fumigènes et d’adrénaline, d’ire et de lumière ! Nouveau silence, à l’improviste. Des guetteurs ont discerné un mouvement dans le corridor qui conduit sur la pelouse. Des officiels sortent un à un de la bouche qui va vomir les acteurs du drame. On murmure qu’il y a eu des incidents, qu’un supporter mauve a été grièvement blessé lors d’une rixe sur le parvis du stade. C’est toujours pareil avec les noir-et-blanc, c’est toujours pareil avec les Mauves. La haine est ancestrale. Tout sépare les deux “peuples”. Les mauves sont l’art, la beauté, la civilisation. Les noir-et-blanc sont l’argent, le pouvoir, l’arrogance. Et ils ont acheté le monument, et ils ont souillé le génie ! Les Guelfes et les Ghibellins, comme toujours en Italie. Les Montaigus et les Capulets. Bartali-Coppi. Mazzola-Rivera. Mazzinghi-Benvenuti. Ainsi va l’histoire péninsulaire. Ca y est, on aperçoit les maillots derrière ces vendus d’arbitres ! Quel est ce Tchèque qui porte le 10 de Roby ? Est-ce que le 6 noir-et-blanc est remis de sa blessure ? Qui va marquer le 9 ? Qui va marquer Roby ? Ca me rappelle 1973, quand on a terminé le match à 8. Tant qu’on aura pas foutu Lazzaroni à la porte ! Quels fils de p... : Alessio est sur le banc ! L’Avocat a les arbitres dans la poche, tu vas voir qu’on va descendre... On entend une mouche voler. Le tifo prend possession des virages, chorégraphie de l’étoffe qu’on agite au vent : banderoles, oriflammes, écharpes, drapeaux, morceaux de 148 tissu géants aux couleurs des antagonistes. Une marée de couleur déchire la grisaille des fumigènes en voie d’extinction. Le Violet à domicile écrase le noir-et-blanc qu’on a isolé dans un virage sous la haute surveillance des forces de l’ordre. Les casques bleu clair des policiers — et le jaune, le vert, l’orange fluo des photographes et des stadiers — arbitrent le conflit en contrepoint. Et tout explose ! C’est un séisme. Les héros s’acheminent vers le centre du terrain, le torse tendu. Le corps arbitral qui les précède n’en mène pas large. Arbitrer les Violets et les Noir-et-Blanc, c’est le piège. Arbitrer Baggio à Florence, de la folie. L’homme en noir fulmine. Il a des ennemis à la Commission, on ne lui colle que des matchs à risque. Depuis quinze jours les chroniqueurs — qu’on appelle “opinionnistes” en Italie — affûtent leur stylo, soutenus par les historiens du Calcio et leurs statisticiens. L’arbitre a expulsé huit joueurs violets en quatre saisons. Avec lui les Noir-et-Blanc ont 82 % de résultats positifs. Tout le monde se rappelle que cet arbitre là a refusé un penalty à l’Inter l’année dernière ! Les chants montent, les chœurs montent et les slogans. Ils sont magnifiques, les héros ceints dans leur célèbre maillot, élégants comme seuls les Italiens savent l’être. Leurs cuisses brillent de liniment. La mèche en bataille, le rein puissant, la cheville huilée, ils sont prêts pour le combat. Des photographes courent sur la pelouse, en chasse, à genoux, sur le dos, derrière les filets, où il faudrait et où il ne faut pas. Ils sont tous après le petit numéro 10 qui est pâle comme un linge. On entend les cris aigus des filles. Un brame. Des injures. L’arbitre lève le bras, regarde à droite, à gauche, derrière lui, devant lui... 149 Le coup de sifflet initial a retenti, la guerre commence. Une odeur entêtante d’herbe mouillée se mêle à celle des onguents. Un Mauve s’approche du petit n°10 noir-et-blanc (à moins que ce ne soit le 4 nor-et-blanc qui n’approche le 10 mauve) et lui dit : “Tu la finis pas, la partie, je te jure, tu la finis pas !”. Le 10 le regarde, le gars ne plaisante pas, le gars est hors de lui, il a un regard de dingue. Le dingue ajoute : — “T’avise pas à faire le phénomène…, sinon je te pète le genou !” Le 10 sent son cœur sauter dans sa poitrine, il n’est pas trouillard mais là, il a très peur. Pas besoin de faire appel aux statisticiens et aux “opinionnistes” : le 4 est connu pour être un casseur, une brute, l’exécuteur des basses-oeuvres. Tout le monde le connaît dans la Série A. Il est arrivé il y a une saison d’Argentine, du Brésil, d’Ukraine ou de Série C et il a déjà six blessés, 12 cartons jaunes et 4 rouges à son actif. Eh puis il ne connaît pas Roby, il n’était pas là la saison dernière quand le 10 noir-et-blanc était un 10 mauve, quand le stade entier l’ovationnait au moindre geste, à la moindrepasse, au moindre tir ; quand la Curva ne lui promettait pas la mort et de sales trucs pour sa famille. Une première balle arrive. Le 10 a anticipé, il a un talent fou, il voit plus vite que tout le monde, plus loin, plus clair. De l’extérieur du pied gauche il dévie la balle sur sa droite, la brute n’a le temps de rien, elle a déchiré les courants d’air. Deuxième balle, le 10 s’est libéré d’une feinte de corps et d’un coup de rein. Avant que la brute n’arrive sur lui, la balle est repartie, précise et claire, vers un partenaire. Le 4 est furieux, ses naseaux soufflent des flammes, son banc l’exhorte, le menace, le houspille. “Ne le laisse pas toucher les premières balles, lui a-t-ton dit dans les vestiaires, ne le 150 laisse pas s’installer dans le match !”. Mais les Noir-et-Blanc encaissent le premier assaut mauve, le deuxième, un troisième. La balle n’arrive pas souvent au 10 noir-et-blanc qui se fait huer, il n’est pas dans un bon jour, il n’avait qu’à rester. Il ne faut pas s’y fier, ne pas se laisser attendrir. Le Phénomène aux bracelets et aux bagues, c’est un but tous les deux matchs, des passes décisives, une manière unique d’exécuter quand on n’y croit plus, des exploits à n’en plus finir. Les minutes passent. Le score est nul et les esprits se calment. On commence à se dire que ce score arrange tout le monde. Jusqu’à la 41e minute de la première période. Des cris s’élèvent à mesure que la balle s’approche du but de la Juve, un tir en force et l’Artemio-Franchi explose : Gooool pour la Fiorentina ! Goool de Fuser ! Les injures redoublent. Les Gobbi sont promis à mille supplices, à mille sévices sexuels. Des incidents vont éclater dans le virage noir-et-blanc mais la police intervient. Les joueurs sont rentrés aux vestiaires. Avant le match, la Fiorentina était treizième sur dix-huit et ne possèdait que trois points d’avance sur le premier relégué. Si elle gagne, elle se sort de ce guépier et plonge la Juve dans la crise. Pourvu que Dieu le Miséricordieux, que les dieux de l’Olympe, que les numens, que la Beffana ; bref, pourvu que le Putto... Les équipes sont revenues sur le terrain. Le 10 a digéré les affronts, l’émotion, les ombres de son histoire dans le tifo. Par deux fois il a déséquilibré la défense violette mais Iachini, son vieux copain, est intervenu en catastrophe. 151 Mais il est têtu, le petit frisé, il fait un nouvel appel de balle sur la gauche, sa position favorite et on lui transmet la balle. Comme il l’a fait si souvent ici-même, il pointe son adversaire en conduisant la balle de l’extérieur du pied droit, celui-ci recule, une double feinte de corps et il le laisse sur place ; un autre défenseur arrive à la rescousse mais Roby l’a évité d’une espèce de véronique, il n’y a plus qu’une chose à faire, le retenir par le maillot. Sitôt dit, sitôt fait. Roby se tourne désolé vers l’arbitre, comme pour dire : qu’est-ce qu’on fait ? Celui-ci indique le point de penalty ! Dans le stade, ça hurle, ça vrombit, ça vocifère. L’exécuteur des hautes et des basses oeuvres, le sniper infaillible, c’est Bajeto, GuillaumeTell, il Putto ! Les Violets voient la balle au fond de leurs filets. Les Ultras noir-et-blanc jouissent. Qu’ils sont odieux dans leur jouissance de Gobbi, pensent les trente-cinq mille florentins... Mais, que se passe-t-il ? Que fait Baggio ? Pourquoi s’éloigne-t-il ? Un manteau de stupeur enveloppe le stade, unissant le peuple mauve et le peuple zébré. Ce n’est pas Roby, c’est De Agostino, qui s’avance vers le point de penalty ! Ce qui suit est le début d’une histoire sans fin. D’Agostino se recule, prend son élan, frappe sur la gauche de Mareggini qui bondit et bloque la balle ! Dans le stade, c’est de la folie. Il y a ceux qui reprennent en chœur des chants insultants pour la Juve, ceux qui fustigent la lâcheté de Roby et ceux qui louent sa fidélité. Dans le virage noir-et-blanc, il n’en va pas de même. D’autant que Roby en rajoute. Remplacé par Maifredi qui comprend son 152 dilemme et ne veut pas le détruire, Roby se dirige directement vers les vestiaires. Quand il dépasse la ligne de fond et une écharpe mauve plane et vient se poser à ses pieds. Il se baisse et la glisse sous son bras, salué par un mélange étonnant de respect et de mépris, par un cocktail inouï d’applaudissements et de haine. “Ce fut un geste instinctif, raconte Baggio onze ans plus tard. Je sortais du terrain, je venais d’être remplacé, j’ai vu tomber cette écharpe et je l’ai ramassée. C’était totu à fait naturel, un hommage rendu à un public qui, même en me sifflant tout le match, m’avait aimé pendant tant d’années. Je ne m’en repens pas du tout, si c’est ce que tu veux savoir. Au contraire, j’en profite pour éclaircir un point. Bon joueur, professionnel ambitieux, perfectionniste. Cela me va. Mais, moi, Roberto Baggio, je suis et je resterai un homme avant tout. Un homme sensible, complet. Avec une conscience, et riche de sentiments. Je te le répète : riche de sentiments. Il n’y a rien à faire, je les ai placés et je les placerai toujours avant tout autre chose. C’est une obligation et un devoir pour moi. ” Maifredi comprend tout de suite. De retour aux vestiaires, malgré la défaite, il embrasse son joueur devant les dirigeants et ses coéquipiers. Et durant la conférence de presse d’après-match, alors que les journalistes parlent de trahison, de manque de maturité, d’enfantillage, le coach turinois déclare qu’il est heureux d’avoir à sa disposition un homme et un vrai, pas un mercenaire ; et que son rêve n’avait jamais été d’entraîner une grande équipe, mais d’entraîner l’équipe où jouait Roberto Baggio ! 153 La déesse aux cent bouches Henri de Virieu, le défunt producteur du talk-show politique français “L’Heure de Vérité”, a mis en évidence dans son livre “La Médiacratie” la manière dont la télévision, la radio et la presse ont transformé le rapport dialectique entre les acteurs d’un domaine donné. Il donnait l’exemple de la justice et du sport. Avant la société du spectacle, les acteurs d’un procès étaient d’un côté l’inculpé, de l’autre les professionnels de Justice et les jurés. Dans un stade il y avait les joueurs, l’arbitre et le public. Avec les moyens de communication globale tout a été altéré. A ces acteurs constitutionnels ou traditionnels, il a fallu ajouter le grand public qui est “informé” ou “déformé” par les médias. De sorte que les juges et les avocats organisent des fuites pour manipuler l’opinion publique. Et que les journaux en appellent au peuple des supporters et aux sondages pour faire pression sur les décideurs sportifs. Cette constatation s’applique plus que tout au Calcio. Il existe en Italie (et en Espagne) une myriade de radios et de télévisions privées locales. Si l’on ajoute que l’on comptait en 1990 quatre quotidiens sportifs : La Gazzetta dello Sport (Milan), Tuttosport (Turin), Stadio (Bologne) et La Corriere dello Sport (Rome) ; et que chaque grand périodique italien a ses spécialistes, on imagine la cohue dans les vestiaires lors des points presse d’après-match ; et l’arrivée des journaux on-line et du terrestre numérique n’a pas simplifié les chos. Comment peut-on remplir un quotidien de nouvelles concernant exclusivement le sport, pour ne pas dire exclusivement le football ? Le lundi, on raconte les matchs et les faits saillants. Le mardi, on se livre à des analyses, on relève les tendances. Le mercredi, c’est déjà la coupe d’Europe ou la coupe d’Italie. Le jeudi, on se prépare déjà à 154 la journée de championnat suivante. Le vendredi, ce sont les nouvelles des blessés, la désignation des arbitres. Le samedi la présentation du match anticipé et de la journée du lendemain. Le dimanche, le super-teaser pour les matchs de l’après-midi avec les dernières indiscrétions sur la composition des équipes. Et l’été, la sarabande des scoops et des “bombes” sur le mercato, ce marché aux joueurs où les éminences grises, les directeurs sportifs et les agents trafiquent de la chair plus ou moins fraîchepour leurs patrons. Le pire, c’est que chaque ville, chaque région a sa propre presse, ses propres spécialistes, sa propre concurrence. Le Giornale di Brescia et BresciaOggi se font la guerre. Tandis que le Giornale di Vicenza s’en voit avec le Gazzettino de Venezia ou de Padoue, les quotidiens d’Udine ou de Trieste, selon qu’ils appartiennent au même groupe ou non. Imaginez les polémiques quand le Milan lombard et centraleuropéen affronte Naples la grecque à demi-espagnole, quand les thuriféraires de Baresi, fils de la vallée du Po, s’en vont défier Maradona, le dieu adoptif des Parthénopéens et qu’au milieu des deux armées Rome, la capitale parasite, proteste contre la nomination d’un arbitre gênois connu pour avoir favorisé Milan contre la Lazio six ans plus tôt. Et comme le dit si bien le fameux proverbe transalpin : “si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé !” C’est au cœur de ce magma en fusion que naît le phénomène Baggio, une épidémie qui se sera propagée dès 1984, année de ses débuts au Stadio Menti, à ce triste jour de mai 2004 où l’artiste salue San Siro pour des adieux bouleversants à la Scala du Calcio. Comment se fait-il qu’un garçon aussi casanier, aussi normal, n’ait cessé de fasciner le public et les médias ? 155 Roberto est réellement timide. Amoureux du silence et de la nature, il a une sainte horreur des mouvements de foule. Il le dit dans le livre qui lui est consacré en 1993 : — “Ce n’est pas facile de se faire comprendre ou d’être cru quand on a mon caractère (...) Cela dépend sûrement de moi mais je pense toujours ne pas avoir à m’excuser auprès des gens. Maintenant, à 27 ans, j’ai plus d’expérience et les choses vont mieux.” À Stéphane Saint-Raymond de “France-Foot”, il avoue : — “Je n’aime ni me montrer ni passer à la télé. Je n’aime pas beaucoup parler non plus. Je préfère utiliser mon temps à m’entraîner. Moins un footballeur parle, mieux ça vaut pour lui, pour sa carrière, pour son club.” Il décline sa méfiance à l’égard de la presse en 1994 : — “Il y a ceux qui lisent et qui se font une idée de la réalité. Comment est-il possible de distinguer une vraie nouvelle de celles qui sont fabriquées ? En plus, si tu dis quelque chose de beau à la presse, elle transforme tout et tu as vite l’air d’un idiot ! Les gens feuillettent le journal, parfois ne lisent pas l’article, seulement le titre. Et après va leur expliquer que les choses ne se sont pas passées comme s’est écrit dans le journal !” Il insiste au sujet de son départ de Florence : — “Dans cette affaire, les faits ont été distordus, parfois même manipulés. Ce n’est pas vrai que je ne voulais pas aller à la Juve, je ne voulais pas partir de Florence ! Les journalistes, à l’époque, ont joué sur cette histoire, la montant en sauce de manière incroyable. De toute manière j’étais perdant. Si j’étais resté à Florence, j’aurais eu tous les supporters de la Juve contre moi, alors que je suis allé à la Juve pour les raisons que tout le monde connaît (ndla : remplir les caisses des Pontello avant l’arrivée des Cecchi Gori) !” 156 Et il rajoute pour Susanna Wermelinger, l’attachée de presse de l’Inter en 1998 : — “Les titres des journaux ? Tu te rappelles des titres d’avant-hier ?” Cette méfiance est une arme à double-tranchant. Alors que la Planète Football va basculer dans le World Business (1994 et la loi Bosman), alors que certains embauchent des spécialistes (les attachés de presse) pour manipuler les média à leur place, Roby écarte Caliendo et fait de la résistance. Il a des opinions et une morale. Il le prouve en ramassant l’écharpe qu’un tifoso lui lance. Il persiste et signe en insistant sur la reconnaissance qu’il éprouve pour les Florentins. La frange pure et dure des tifosi de la Juve est hors-d’elle. On rappelle à l’insolent qu’il a coûté 25 milliards de lires alors que la Fiat multiplie les plans sociaux de licenciements ! La presse ne lui fait pas de cadeau, en particulier “Tuttosport”, le quotidien sportif turinois. La Juve est née en 1897 et il est dans sa tradition d’éviter les remous. Il ne faudrait pas que le présompteux oublie que les n°10 qui l’ont précédé s’appellent Omar Sivori, Liam Brady et Michel Platini, que la Juve a remporté vingt titres nationaux et toutes les coupes possibles et imaginables, que des dizaines de champions du Monde ont porté la casaque du zèbre, et que l’on compte parmi eux trois Ballon d’Or ! Les intellectuels volent au secours de l’Enfant Prodige. En revenant sur sa décision de ne pas tirer son penalty à Florence, l’écrivain Alberto Bevilacqua apprécie “la spiritualité du geste de Baggio” et Indro Montanelli, la conscience du journalisme transalpin, rappelle que “durant la Seconde Guerre mondiale, des soldats américains d’origine italienne avaient demandé à ne pas être envoyés sur le front italien. On leur donna satisfaction et on les envoya combattre ailleurs”. 157 C’est Maifredi qui s’expose le plus. Tout avait été décidé dans les vestiaires. Au motif que le champion s’était entraîné pendant des mois avec le gardien florentin et que celui-ci connaissait pas mal de ses secrets. Qu’auraient pensé les supporters de la Juve si Roby, déjà contesté, avait manqué son tir des onze mètres ? N’aurait-on pas crié immédiatement à la combine ? Personne n’admit cette version. Roby eut beau devenir le meilleur buteur de la coupe de l’UEFA avec 9 buts, marquer 4 buts en coupe et en supercoupe italiennes, en inscrire 14 autres pour finir sur les talons de Vialli, Matthaüs, Aguilera et Skuhravy au classement des buteurs, loin devant Careca, Gullit ou Maradona, il passa pour un Juda qui retourne sa veste, pour un lâche ; dans le meilleur des cas pour une fighetta qui n’arrivait pas à oublier Florence et qui ne serait jamais un très grand. Quant à Gigi Maifredi, fauché en vol par son échec à Turin, il reviendra sur cette période pendant “Quelli che’l calcio”, l’émission de foot-spectacle du dimanche après-midi : — “Le plus terrible, c’est que tout c’est joué contre Barcelone en demi-finale de la coupe de l’UEFA. Ce jour-là Baggio déchaîné a fait un des plus grands matchs de sa vie. Par trois fois, la balle a roulé sur la ligne à la suite d’un de ses exploits. La balle n’est pas entrée et son but en fin de match n’a pas suffi. Si nous nous qualifions pour la finale, je reste à Turin et tout aurait pu changer.” 158 Entre la Roche Tarpéienne et le Capitole Il existe un mot italien qu’il est difficile de traduire dans une autre langue : la dietrologia. De dietro qui veut dire arrière, derrière et de logia : logos en grec, qui signifie : science, étude. L’arrièrologie, c’est la façon dont on reconstitue les événements quand on réécrit l’histoire. Qu’advient-il de Roberto entre le mois d’avril 1991 - où il passe pour un renégat aux yeux d’une partie de l’Italie - et le 28 décembre 1993 où “France-Football” lui attribue le Ballon d’Or, le Onze d’Or et le titre FIFA de meilleur joueur du monde ? La maturation d’un talent inexorable ? Son installation dans le Gotha et dans l’histoire ? La prise en compte collective de son génie footballistique ? Rien de tout cela. Il est impossible de changer d’un seul coup de cuillère à pot le style d’une Vieille Dame propre sur elle. La zone, le pressing, le jeu offensif de Maifredi, tout cela c’est bien beau, mais quelques jours après l’élimination de la Juve en coupe d’Europe, on comprend que Trapattoni va revenir. Retour également de Boniperti, étoile immémoriale et président triomphant (neuf titres, deux coupes de l’UEFA, une Coupe d’Europe, une Coupe Intercontinentale...). Il devra soutenir l’Avocat Chiusano, un fidèle de la Fiat qui ne déborde pas de charisme. Cela posé, le passé n’est jamais une garantie pour l’avenir et la minestre n’est pas toujours bonne réchauffée. Surtout dans un championnat où il n’y a qu’un seul vainqueur et où les quinze autres participants sont humiliés, dussent-ils répondre au nom de Milan, de l’Inter, ou de la Juventus. Le problème, c’est que le football n’est pas une science exacte et que deux millimètres séparent un triomphe de la 159 vergogne dans un monde de Cité-États où le temps n’a jamais réussi à tempérer les jalousies, un monde où les renversements d’alliances ne dépayseraient pas Nicolas Macchiavel. “Edoardo Agnelli, nous dit ‘www.juventus.1993.com’, était un réformateur-né. Ennemi juré de la baguette magique, il développait les innovations au travers d’une série de raisonnements. — Primo : la communication. Et puisqu’il n’y avait pas encore la télévision, c’était aux radios que revenait le privilège de magnifier la saga de la Juve des Alpes à la Sicile. — Secundo : assembler un maximum de personnes autour de l’équipe. De sorte qu’il n’encouragea pas seulement sa présence aux entraînements mais qu’il parraîna la coutume de faire disputer les parties en soirée sur des terrains illuminés artificiellement, afin que les gens puissent y assister après le travail. — Tertio : se battre pour que les calendriers officiels suivent un ordre et une sévérité plus grands. Tout cela relevait d’un esprit pionnier qui fit du bien au football de ce temps et se révélera fondamental pour le football des décennies à venir.” Des décennies après cette déclaration de principe du fondateur, Boniperti et Trappatoni reviennent aux affaires. Ce sont des hommes sûrs qui ont fait leurs preuves et qui ont le label Juve imprimé sur le front. — “On nait et on meurt juventino, déclarera Boniperti, on ne peut pas le devenir.” Le début de saison donne raison à l’Avvocat et à ses compères historiques. La Vieille Dame bat la Fiorentina à domicile et Foggia à l’extérieur avant d’affronter le grand Milan de Baresi, Maldini, Donadoni, Gullit et Van Basten ; match qu’elle remporterait sans un but contre son camp de Carrera à la dernière minute. Cette occasion manquée de prendre un avantage psychologique sur le grand rival est suivi, la journée suivante, 160 d’un match nul concédé à Bergame et par une victoire 2-0 (contre Bari) qui donne la première place à la Juve au soir de la cinquième journée. C’est la journée suivante que la Juve du Trap commet son premier faux pas. Battus 2 à 1 à Gênes, les coéquipiers de Roby vont néanmoins gagner à Naples, chercher le nul à Rome contre la Lazio avant de triompher dans le derby contre le Torino, à Ascoli ; puis contre la Roma et l’Inter à domicile. Au soir de la treizième journée du championnat de Série A 1991/1992, la Juve compte 21 points pour 9 victoires, 3 nuls et 2 défaites et une moyenne anglaise de + 1. Satisfaisant ? Bien sûr que non. Les “opinionistes ” et les Ultras de tous poils s’en donnent à cœur joie. — Primo : le Milan a un point de plus que le Juve, puisqu’il est venu chercher le nul à Turin. — Secundo : la star de l’équipe n’a marqué que deux pauvres buts sur penalty, alors que Casiraghi et Schillaci, qui ne font pas tant de chichi mais qui se battent sur le terrain, en ont inscrit 7 à eux deux et qu’il a fallu l’intervention des défenseurs Kolher et Carrera (2 buts), de D’Agostino, de d’Alessio ou de Corini, — et même du modeste Galia — pour tenir l’équipe à flot. Les observateurs n’ont pas tout à fait tort. Roby n’est pas à l’aise à Turin et ça se sait. Il regrette la lumière de Florence et il supporte mal les airs hautains que se donne Turin, pour ne pas parler de la froideur sarcastique de son public. “Je restais sur mes gardes, je vivais à l’écart, c’est sûr. Je ne dormais presque jamais à Turin. Quand je le pouvais, j’allais chez ma femme. (...) Quand Valentina est née, je me suis encore rapproché de ma famille. Je retournais immédiatement à la maison après les entraînements. Souvent je me mettais en pyjama à cinq heures du soir et je jouais avec Valentina. Rien n’avait l’importance de ma famille. 161 C’est une constante de ma vie, j’ai toujours mis la famille avant le reste.” Mais la vraie raison de l’inefficacité de Roby ne se trouve pas là. Des problèmes avec Trappatoni ? Pas le moins du monde ; Baggio dit apprécier sa sincérité et sa droiture. Il se sent bien avec lui, au point qu’il n’hésite pas à donner son avis quand ils ne sont pas d’accord. C’est le Trap qui se trouve devant un dilemme. Il a trop d’attaquants et il faut qu’il les fasse jouer ensemble. Toto Schillaci, le héros d’Italia 1990, et Casiraghi, un centre-avant à la carrure de déménageur ne peuvent jouer qu’en pointe. Si l’on ajoute que la discipline tactique n’est pas le fort de Roby, le coach se trouve devant un dilemme : choisir deux attaquants parmi les six stars qu’il a à sa disposition ou faire jouer Roby en 10 derrière deux d’entre eux. Il finit par opter pour cette formule, ce qui éloigne Baggio du but, avec le risque de voir ses statistiques s’effondrer et le public gronder. Roby est conscient d’avoir beaucoup de lacunes du point de vue tactique et stratégique. Ne passe-t-il pas des heures dans les salles de rééducations pendant que les joueurs de son âge apprennent leur métier dans les équipes nationales mineures ou dans les centres de formation ? Trappatoni est un des meilleurs entraîneurs du monde et une légende. “Chacun interprète les choses à sa manière, affirme l’homme de Cusano Milanino, à la fin, celui qui gagne à raison et c’est lui qui écrit l’histoire”. Gagner, c’est bien ce qui manque à Roby qui - selon ses propres dires - “n’a remporté que des tournois de bars”. Il accepte de jouer en retrait à gauche pour ne pas voler de l’espace à Schillaci. Évidemment... “Cela signifiait moins de virtuosité dans le dribble qui était son arme favorite pour la pénétration, la passe décisive ou le but ”. Conséquence : Umberto Agnelli se 162 demande en pleine réunion de la S.A. Juve si Baggio est si fort que ça et s’il faut insister avec lui. “Si Agnelli a des regrets, lui répond par voie de presse Cecchi-Gori, le successeur des Pontello à la tête de la Fiorentina, je le reprends volontiers : à la limite avec une ristourne !” La polémique monte d’un cran avant le panetone. La Juve perd 1 à 0 à Gênes contre la Sampdoria alors que Milan obtient le nul contre la Lazio. Et si le 5 janvier 1992 un tir de 20 mètres signé Baggio sauve le match et le championnat contre Parme, l’article de “La Corriere della Sera” se passe de commentaire : — “Schillaci-Casiraghi, l’un plus mauvais que l’autre” ; donnant une idée de ce qu’est l’humeur turinoise vingt-quatre mois avant que Roby ne soit sacré meilleur joueur du monde : — “Voilà les trois seules occasions où le nom de Baggio apparaît dans la chronique de ce match. Le reste a consisté, comme toujours, dans l’interprétation anonyme d’un rôle, milieu de liaison et de mouvement dans lequel Baggio ne croit pas; et auquel Trappatoni continue de le contraindre. Curieux, vraiment, ce choix du coach. Curieux pas tant parce qu’il part du préjugé que Baggio est un milieu de terrain et non un trois-quartiste, mais parce que les deux pointes s’appellent Schillaci et Casiraghi, et que cela ne permet pas d’insérer un troisième attaquant. Ainsi Baggio, qu’il le veuille ou non, doit se résigner à porter la croix et à chanter en même temps, et à ramasser les sifflet d’un public disposé à lui pardonner des erreurs d’artistes, pas celles de l’ouvrier .” Le plumitif ne s’arrête pas en si bon chemin. “Après avoir vu cette Juve de la deuxième ère Trappatoni, c’est toute l’équipe qui porte la croix, une croix constituée par le duo Schillaci-Casiraghi, ceux-là mêmes qui empêchent l’utilisation de Baggio dans une position franchement avancée.” 163 Concession faite aux malheurs de Roby suivie de deux flèches empoisonnées concernant la manière dont “on n’a pas craint le ridicule en (le) comparant hâtivement à Platini” et sur “la fragilité de caractère” d’un personnage “que le public serait mieux disposé à pardonner en pointe où l’on sait que le coup gagnant ne peut arriver à tout coup”. Garanzini n’a pas tous les torts. Trappatoni est un ancien miliru défensif version “catenaccio” qui fait ses gammes dans un football où la zone et la zone mixte bouleversent les habitudes italiennes. De sorte que la Juve, qui enchaîne avec un nul à Cagliari sur un terrain difficile et par une victoire 20 contre Vérone, ne peut rien pour éviter que le match contre la Fiorentina — encore elle — ne devienne capital, le Milan recevant ce jour-là le dernier de la classe ! Trap le coriace a beau dire à la presse que Roby a retrouvé la joie de vivre à Turin et que les années 80 ne sont plus qu’un souvenir, les supporters Violets s’ingénient à leur mettre la pression, comme le prouve un article de la “Corsera” daté du 26 janvier 1992 : “On se croirait en guerre. Les yeux illuminés de Toto Schillaci s’écarquillent devant l’imposant service d’ordre mis en place pour le déplacement de la Juve en Toscane. Deux autos de la Digos escortent le Bus tout au long du parcours entre Turin et Florence, trois autres voitures, deux camionnettes et une centaine d’agents et de carabiniers sont disposés pour protéger le centre de Coverciano où les Blancet-Noir ont passé la veille de ce qui peut être défini comme le Derby des Venins.” Ce qui doit arriver arrive. La Juve et Roby, insulté pendant 90 minutes par une partie du public et applaudi par l’autre, ne peuvent rien contre les deux buts de Batistuta et Branca dans le dernier quart-d’heure. Au soir de ce choc effroyable, la “Fiancée d’Italie” est à cinq points de l’irrésistible Milan 164 de Capello et elle sait qu’à moins d’un miracle elle ne sera pas championne. Pour fêter l’annonce de sa sélection en équipe nationale contre Saint-Marin, Roby n’en abat pas moins l’Atalanta d’une “parabole diabolique” qui le fait ovationner par le Delle Alpi. Ce qui réconforte le champion de Caldogno, en ce début de saison, c’est la décision de Sacchi de le faire jouer comme deuxième attaquant en équipe nationale et les déclarations qui l’accompagnent. Roby, affirme Sacchi, s’exprimera mieux dans une équipe qui joue la zone que dans une formation bloquée sur les vieux principes du marquage individuel. La presse en fait ses gorges chaudes. Ils sont des dizaines à le bousculer pour faire dire au sorcier de Fusignano que le Trap est dépassé avec son système de jeu à l’italienne. Une querelle des Anciens et des Modernes se déchaîne aussitôt entre ceux qui feraient jouer Roby au milieu (ou le laisseraient sur la touche) et ceux qui, comme Sacchi, fous de pressing et de jeu offensif, l’imposeraient aux avantpostes. Roberto s’exprime en marquant deux fois contre Saint Marin, puis en inscrivant le but vainqueur contre l’Allemagne. L’espoir finit par revenir en championnat. Le Milan n’a que quatre points d’avance à la mi-février et rien ne dit qu’il n’aura pas lui aussi son moment difficile, d’autant que la Juve, avec trois victoires et deux nuls, maintient cet écart de quatre points jusqu’au 5 avril ; journée durant laquelle Milan affronte la Sampdoria, le tenant du titre, tandis que les Blanc-et-Noir de Baggio affrontent Torino dans un “Derby de la Mole” à haute-tension. Ce jour-là, tout le Calcio a l’oreille rivée à son transistor. Les trente premières minutes passent et les deux matchs restent bloqués sur le 0 à 0, mais à la 34e minute Rijkaard ouvre le score à San Siro et Milan porte son avantage virtuel sur la Juve à cinq points. 165 Au stadio Delle Alpi de Turin, les supporters de la Curva Maratona, ceux du Torino, lancent des chants de défi à ceux de la Juve qui font grise mine. Ils sont carrément anéantis quand les haut-parleurs du stade annoncent le deuxième, puis le troisième but des Rouge-et-Noir, signés Evani et Van Basten. Quatre minutes et onze minutes plus tard, la déception se transforme en horreur. Casagrande et les frères ennemis de Torino mettent un point final au suspense. La Juve a perdu le Derby et le titre s’est envolé à Milan. Il n’y a dès lors plus de suspense même si la Juve termine sa saison par deux victoires et cinq nuls, le Trap admettant une partie de ses erreurs et affirmant que Roberto jouera en attaque la saison suivante. En attendant, Juda, Super Girouette, la star manquée se voit sacré deuxième buteur du championnat avec 18 buts derrière Van Basten (25 buts). Pour cette saison “en demi-teinte”, il aura marqué 27 fois en 45 matchs officiels, dont 5 buts en 5 matchs pour l’équipe d’Italie, le dernier étant inscrit à Chicago lors d’un Mondialito destiné à tester les installations d’USA 94. C’est trop peu pour la critique et pour ses détracteurs du Virage. Le garçon doit faire ses preuves. Rien ne prouve que il est un gagnant et un leader. 166 En attendant l’Encens et l’Or, la Croix L’été italien est découpé en plusieurs tronçons. Il est annoncé par les lilas du Giro, dont le maillot rose illustre les prémisses, il est entériné par la saison balnéaire qui débute fin juin/début juillet, il s’effiloche après Ferragosto, ce 15 août qui est la deuxième fête nationale et signe la fin des vacances. L’été italien a une caractéristique, il voit chaque week-end des millions d’employés et de travailleurs rejoindre sur les plages ceux qui sont en congés, la majorité optant pour les deux premières semaines d’août. Or juillet, entre la baignade, les parties de volley et les promenades à la fraîche entrecoupées de gelati, c’est la période des transferts et des indiscrétions. C’est fin juin/début juillet que les rubriques sportives se délectent des rumeurs qui agitent le Calcio en coulisse. C’est en feuilletant “La Gazzetta” — dite la rosea, car comme la rosée on la trouve le matin en se levant —, “Tuttosport” ou le “Corriere dello Sport” qu’on essaie de deviner où vont jouer Del Piero, Nesta ou Vieri la saison à venir. C’est en trempant sa pâtisserie dans son capuccino qu’on essaie de savoir si Totti sort avec Samantha de Grenet ou si cette dernière a été supplantée par Ilary Blasi. On se demande encore si Capello sera le prochain sélectionneur national. Et quand la marée est basse du côté des bombes, nom italien pour les “scoops de mercato”, on se plonge avec délectation dans une rétrospective consacrée à Peppino Meazza, Valentino Mazzola ou Mariolino Corso ; l’on revit les triomphes de l’Inter d’Herrera ; ou l’on pleure les destins tragiques de Gigi Meroni, le papillon grenat mort dans un accident de voiture ; de Vittorio Mero et Jason Mayelé, les dernières victimes illustres de la route. 167 Cette période passée, arrive l’heure des raduni, ces rassemblements de début de saison qui se déroulent loin des touffeurs de la plage. Il ne s’y passe pas grand chose mais les journalistes s’en donnent à coeur joie pour tirer le portrait des recrues étrangères ou de tel coach arrivé à grands frais. Puis c’est l’heure des tournois dont la plupart se déroulent dans les cités balnéaires ou à l’étranger. Le stage de préparation de la Juve, cet été 1993, se déroule à Buochs, en Confédération helvétique. Comme chaque année les supporters et les touristes se donnent le mot pour voir leurs idoles transpirer dur et se faire prendre en photo à leurs côtés. Levés aux aurores, les stars transpirent sang et eau, passent maints tests physiques et médicaux, et s’attèlent à un travail de fond plus proche de la préparation du G.I. en partance pour Kaboul que de la partie de piquenique entre amis. Dans cette atmosphère studieuse mais décontractée, Giovanni Trappatoni, Baggio et compagnie savent ce qu’on attend d’eux. La Juve n’a plus gagné le Scudetto depuis huit ans et la série en cours du Milan AC de Berlusconi agace la présidence qui a déjà beaucoup de problèmes avec la FIAT et avec les mouvements sociaux qui en découlent. Il y a du pain sur la planche. La Vieille Dame est inscrite en championnant, en Coupe de l’UEFA et dans cette coupe nationale qui lui a échappé de justesse à Parme. Si l’on ajoute que les internationaux italiens et étrangers de la Juve (une dizaine) participeront aux éliminatoires de la World Cup U.S de 1994, on imagine l’état d’esprit du staff mis à la disposition du Trap par Boniperti et Chiusano. À première vue, le groupe a fière allure. On note les arrivées de David Platt, l’international anglais qui s’est bien adapté au Calcio à la Sampdoria et d’Andreas Moeller, un Baggio venu de Francfort, et surtout celle de Gianluca Vialli, la star de la Samp transférée à la cour de l’Avocat pour la 168 somme record de 35 milliards de lires ! On note également la présence de Fabrizio Ravanelli (futur joueur de l’Olympique de Marseille) et le maintien du turbulent Paolo Di Canio dans l’effectif. Le Trap a en mémoire les difficultés éprouvées la saison précédente. S’il doit faire jouer Baggio derrière Vialli et Ravanelli, il faut qu’il assure ses arrières. Réputé pour être un “défensiviste”, le Trap est un réaliste qui tire le maximum des hommes qu’il a à sa disposition. À la grande époque, le Trap n’alignait-il pas Platini, Boniek, Rossi et Causio ; dont les arrières étaient couverts par une escouade défensive formée par des gens comme Cabrini, Scirea ou Tardelli. C’est pourquoi il insiste auprès de Gianni Agnelli : si l’on veut que l’attaque donne satisfaction, il faut engagner un défenseur central d’expérience pour prêter main forte au roc allemand Köhler et à Carrera. En dépit du tour de vis financier, on l’entend en haut-lieu, il disposera de Pietro Vierchowod, dit le Russe, un vétéran venu de la Samp. Arrive également Antonio Conte, de Lecce, un petit homme destiné a devenir un des piliers du club. La première sortie est prometteuse : — “Baggio-Moeller : du génie pour deux !” titre la “Corriere” après la victoire 4 à 1 de la Juve à l’Olimpia-Stadion de Münich contre le Bayern. Mais le Calcio d’été est trompeur. Rarement les triomphateurs de cette compétition officieuse dont on regarde les évolutions d’un air distrait sur la télé de l’hôtel confirment en matchs officiels. Malgré l’expérience du Trap et la volonté des stars de conjuguer leurs talents, rien ne va plus dès qu’arrivent les parties qui comptent. La Juve concède le nul 0-0 à Cagliari, pulvérise l’Atalanta 4 à 1, mais concède un autre point au Genoa puis contre la Roma à Turin ; avant de gagner 3 à 2 à Naples, mais d’être à nouveau bloqué au Delle Alpi par le promu Brescia. Le club piémontais bascule dans la crise à San 169 Siro contre l’Inter. Le 3 à 1 sec concédé aux coéquipiers de Matthäus précipite la Juve à la cinquième place alors qu’on en est seulement à la septième journée. Car si l’attaque dite “à quatre cylindres” : Di Canio-BaggioVialli-Moeller, assistée par Ravanelli, a fait mouche onze fois (Moeller 5, Vialli 2, Platt, Kohler et Baggio 1, Ruotolo c.s.c), la défense a encaissé neuf buts et le Milan caracole en tête avec quatre points d’avance sur le Torino, cinq sur la Fiorentina et l’Inter, et six sur la Juve ex-aequo avec le Genoa, la Lazio et la Sampdoria ! Mais Vialli et Baggio, alors ? “En 1992, demande Enrico Mattesini en 2001, la Juve achète Vialli. À vous deux, vous deviez conduire le club au titre. Ca ne s’est pas passé comme ça. À qui la faute ? : — « Au Milan, répond Roby. Ce Milan-là était vraiment imbattable. Nous, nous n’avions qu’une bonne équipe. La première année, Gianluca a eu des problèmes. Mais même si nous avions tous été au maximum, nous n’y serions pas parvenus. Les hommes de Cappelo étaient vraiment inaccessibles... ” Les Ultras et les dirigeants turinois n’acceptent pas ce genre d’argument et l’Enfer commence pour Thésée-Baggio à la conquête de la Toison d’Or. Il y d’abord cette histoire de position sur le terrain qui fait débat au sein de la Juve et en équipe d’Italie et qui fatigue l’opinion publique. Attaquant en équipe nationale où il multiplie les exploits, mais milieu offensif avec la Juve, Roby perd patience. D’autant que les formules testées par Trapattoni, à la recherche des équilibres tactiques et humains, tardent à donner leurs fruits. “Il est indubitable que je préférais jouer plus avancé mais je comprenais les exigences de Trapattoni qui me demandait plus de sacrifice et moins de brio.” 170 Le Trap est tout sauf un âne. Il faire monter Baggio aux côtés d’un Vialli qui a du mal à s’imposer et qui se blesse plus que de raison. En deux matchs contre l’Ancona et contre l’Udinese à domicile, la Juve gagne deux fois par le même score de 5 à 1 ! “La joie blanc-et-noir a le visage de Roberto Baggio, écrit l’envoyé de la “Corriere” mais aussi celui de Trappatoni. Le 5 à 1 sur l’Udinese, les quatre buts et demi de son fantasista représentent un succès personnel pour l’ex-Violet mais également pour son coach (...) : 6 buts en 2 matchs, voilà le Baggio que la Juve attendait. Trapattoni s’en réjouit : — “Les critiques qu’on a encaissées pour nos mauvaises performances nous ont aidés à nous améliorer, le déplacement de Baggio vers l’avant, grâce au débat technique qui a eu lieu, nous a rendus plus incisifs.” Ce regain de forme n’est pas pour déplaire à Sacchi qui attend son phénomène au rassemblement de l’équipe nationale qui va affronter l’Écosse à Glasgow pour les éliminatoires de la World Cup. On se souvient du jeu stratosphérique du Milan hollandais, mais plus d’un technicien (en Italie, on n’en compte pas moins de quarante millions) doutent de la faculté de Sacchi à reproduire en sélection ce qu’il est parvenu à réaliser en club, prétextant qu’il lui sera difficile d’avérer ses théories sans Gullit, Rijkaard et Van Basten. Comme à son habitude, le petit Romagnol est tendu, ce qui fait les choux gras de journaux, comme nous le démontre ce compte-rendu d’un entraînement des Azzurri : (Sacchi :) « — Signori, tu vas jouer ou non ? Ca fait tout l’entraînement que tu restes là à cinquante mètres ! Si tu restes là, personne ne te passera la balle, tu peux comprendre ça ou non ? — C’est une flambée. Sacchi s’échauffe, s’enflamme. Changement immédiat : — Signori sort, Vialli rentre. Lentini va à gauche. — Le coach encourage Roberto : — Mais vas-y, va marquer ! — 171 À peine entré dans la surface, Roby adresse un tir mollasson dans les bras de Pagliuca. Et on entend Sacchi protester : — Roberto, en match, tu tirerais comme ça ?” Giancarlo Padovan, l’auteur de l’article, est appointé par “Tuttosport”, le quotidien turinois. Son collègue de Milan, Arturo Costa, prend le relais la veille du match à Coverciano, Province de Florence. Costa rappelle qu’ici-même, Roberto “s’amusait beaucoup” avec la Fiorentina. Maintenant il y avait “le bus de l’équipe nationale avec le moteur qui tourne, il y avait ses coéquipiers en azur, il y avait la réalité.” Sur le même ton Costa s’étonne que Roberto, “ce Florentin nostalgique, milaniste manqué et juventino de plein effet” porte les sacs “malgré sa petite taille (sic)”. Costa suggère à Baggio qu’il se pourrait bien que lui, le petit gabarit, le fleurettiste, le technicien, soit peu à l’aise sur un terrain gras écossais... “Celle-là, elle est bien bonne, fait Roby. J’ai joué sur tous les terrains du monde, sous le soleil et sous la pluie, y compris avec des patins ! C’est vrai qu’il est difficile de construire un jeu satisfaisant dans la boue...” Costa titille Roby sur Gianluca Vialli et Beppe Signori, ses rivaux à la pointe de l’attaque. Comme il ne parvient pas à lui faire perdre patience, il en revient à la Juve et à ses incompréhensions avec Trappatoni, terminant sur la guéguerre qui a lieu entre la presse turinoise et lui : “Vous savez ce qu’on dit de vous ? Que vous assassinez les avant-centres qui jouent avec vous. Schillaci, Casiraghi, Vialli...” — Celle-là, elle est super, ironise Roby Baggio. Ce sont des histoires mais des histoires mignonnes, ceux qui ont le temps de les lire peuvent même les trouver amusantes.” 172 Le fauteur de polémiques ne s’en laisse pas conter, il mentionne l’opinion de ceux qui pensent que Baggio : “n’est pas un meneur d’hommes”. “Chaque semaine, on en trouve une nouvelle ! La dernière, c’est celle des terrains lourds. Puis cette histoire de leader manqué ou de mes buts qui compteraient pour du beurre. Vous savez quoi, en attendant, je vais continuer d’en marquer, on verra plus tard si mes buts sont décisifs ou non ! Mais surtout ne perdez pas espoir, je vous jure que moi-aussi j’ai des défauts.” L’Italie obtient le nul à Glasgow mais McLaren enfonce le Divin dans le gazon d’un coup de genou dans les reins, ce qui lui vaut une côte fracturée et quatre semaines d’arrêt. Au moment où la forme revient et où le Trap a déclaré le faire jouer devant, c’est malencontreux. La Juve remporte le Derby contre Torino à la dernière minute et certains journaux en profitent pour dire que la Juve est plus “concrète” sans sa star. Analyse d’une grande finesse puisque la juve perd ses trois prochains matchs d’affilée : contre Milan à domicile (0-1), à Florence (2 à 0) ; enfin 2 à 1 à Foggia contre un promu ! Nous sommes le 13 décembre 1992 et la Juve est à neuf points des hommes de Capello. Noël n’est pas arrivé que la saison 1992/1993 est déjà un fiasco. 173 « Tale ot two cities » Depuis ses mésaventures lors de son transfert de Florence à Turin, Roby n’a plus confiance en personne dans le milieu du Calcio. Conseillé par un groupe d’amis (de la Soka Gakkai ?), il s’occupe lui-même de ses contrats et il accepte de se lier ponctuellement avec “International-Managment-Groupe”, c’est-à-dire avec le groupe McCormack. Comme le dit le communiqué du 18 novembre 1992, IMG ne “trouve pas seulement une équipe et un contrat” mais offre “une gestion managériale”. Gestion managériale, c’est le mot pour gestion de la “marque Baggio” qui est (déjà) célèbre dans le monde entier. Cette intervention d’affairistes totalement étrangers au marigot italien mais spécialistes des négociations tombe bien pour Roby, puisque l’ancien contrat, une feuille hâtivement signée dans le bureau de Boniperti, ne tient pas compte de l’exploitation de l’image Baggio, oubli évalué à des dizaines de millions de dollars ! Bien entendu, le club veut rediscuter les clauses du contrat, arguant que Roby a obtenu du club une prolongation de son contrat triennal jusqu’en 1996, et qu’il doit ne doit pas être trop gourmand. Roby n’entend pas la chose de la même façon. Il préfère réduire la durée de son contrat à deux ans (jusqu’à fin 95) et rester maître de l’utilisation de sa griffe et ce pour mille raisons allant de sa réticence à apparaître aux exigences de sa nouvelle foi. La presse, mise au courant de ses négociations par une fuite bien organisée, ne manque pas l’aubaine et souffle sur les braises. 174 À la botte des puissants (La Gazzetta appartient à la planète Agnelli), elle stigmatise les travers de la star. Dans un article titré : “Voyage dans la fragilité d’un personnage qui divise”, Perrone du “Corriere della Sera” enfonce le clou : “Qui est Roberto Baggio ? Un champion ingénu, une victime de ces temps de cupidité, un nostalgique de la Curva Fiesole, un “fantasista” mal préservé de la pauvre fantaisie des autres ? L’homme en plus, un luxe, le caprice d’un puissant, un médiocre surévalué ? Toutes ces définitions s’entortillent autour d’un footballeur qui, comme tous ceux qui sont trop bons, n’aura jamais la paix même en gagnant (...) Derrière Roberto Baggio, il n’y a que Roberto Baggio, avec ses doutes et sa recherche du bonheur. La confusion de ces derniers jours naît des contradictions inaliénables d’un caractère qui n’accepte pas d’être géré. L’IMG et la Juve ont été complètement déstabilisés par sa sortie de dimanche : — Si la Juve veut me garder, qu’elle le dise tout de suite !” “Maintenant, poursuit Perrone, Baggio joue la vierge effarouchée. Il aurait signé un document sans penser que c’était le bon, se fiant à la bonne foi de la personne qu’il avait devant lui (Boniperti) et qui avait besoin d’un geste fort pour les supporters et aux yeux des autres clubs. Dans les deux cas, Baggio s’en sort comme l’innocent livré à des hommes rapaces et sans scrupules ! Ou bien au contraire, c’est lui qui est sans scrupule et qui joue double jeu (...). Et nombreux sont les spécialistes qui disent : la vérité c’est que Baggio veut rejouer à l’idole dans une équipe qui ne gagne pas !” Et ce charmant article daté 3 décembre 1992 de s’achever ainsi : — “Qui veut rester à la Juve doit le faire avec enthousiasme, sinon le club se comportera en conséquence”. Baggio, à qui l’on donne du “fils prodigue”, débarque trois jours plus tard dans une BMW “immatriculé à Florence (sic)”. On apprend qu’un double face-à-face a eu lieu entre le 175 joueur, Boniperti et le Trap. Trappatoni déclare qu’il n’y a aucun problème entre lui et Baggio et que leur relation a toujours été claire et civile : “On se raconte tout mais les intérêts privés doivent se discuter ailleurs”. Le Trap ajoute : “La Juve n’est pas une dictature. Je sais qu’il (Baggio) veut rester et moi aussi je le veux. Mais si les maris et les femmes se séparent, imaginez un peu ce qui peut se passer entre un joueur et un club.” Un journal de titrer : — “Trapattoni à Baggio : Le divorce ? Ce n’est pas la fin du monde !” Par bonheur, Roby, blessé à force de jouer à tout prix pour sauver la baraque, assistera au choc Fiorentina-Juve de son appartement. Cino Marchese, le boss italien de IMG, enfonce le clou quelques jours plus tard. Baggio, qui est un charmant garçon, intelligent, unique et tout et tout, est “plus difficile à gérer que Tomba”, “parce que le football n’est pas le tennis ou le ski et parce que le Calcio est l’affaire de professionnels et de gens moins sérieux” ; "Ce sont des moments où le rôle de l’agent, du manager est important, encore plus que quand il faut aller discuter un contrat.” ; “Roby doit être aidé à donner des solutions plus moderne à son mode de vivre et d’être, nous sommes ici pour ça, pas pour envahir sa sphère privée.” Roby rentre après les fêtes. Un 2 à 2 (égalisation de Baggio 1 à 1) qui n’est pas du goût d’une quarantaine d’Ultras qui s’en prennent au joueur. 176 Le bon Costa raconte : “Quelle signification attribuer à la nouvelle contestation dont a été victime Roberto Baggio ? Les faits : Pendant la séance d’entraînement qui s’est déroulée au Combi, un groupe d’une quarantaine de tifosi appartenant à la frange Ultras a durement apostrophé le capitaine, assaisonnant la ritournelle (“Retourne à Florence !”) avec la vulgarité de toujours. Motif de cette avilissante comédie ? Outre les chefs d’accusation traditionnels qui lui ont valu des insultes par le passé (ndlr : lisez l’amour jamais renié pour le maillot violet) : un geste d’énervement à l’occasion de la contestation qui a éclaté pendant le match contre Parme (...) ! Ainsi cela peut se produire à la Juve aujourd’hui : À savoir qu’une délégation ‘plus ou moins spontanée’ puisse contraindre un joueur à s’expliquer ‘plus ou moins spontanément’, sans que personne ne puisse ni ne veuille intervenir. Exactement ce qui est arrivé hier quand Baggio a été ‘convoqué’ dans les couloirs du Communale...” C’est dans cette ambiance que les hommes du Trap contraignent la Sampdoria au nul grâce à Andi Moeller, qu’ils battent le Pescara grace à 2 buts... de Baggio ; et qu’ils vont chercher le nul à Rome contre la Lazio (Baggio, 14e minute) et battent Cagliari (Baggio à la 18e, Casiraghi à la 86e). Ce qui donne un mois de janvier avec 7 points obtenus sur 10 possibles, 8 buts pour (dont 6 de Roby) et 6 contre. Et un retour à une plus honorable quatrième place exaequo, certes bien loin des Extraterrestres du Milan AC. Un satisfecit pour le futur Divin ? Vous n’y êtes pas. Après le match remporté contre Cagliari et un des rares penaltys ratés par Raphaël, Vittorio Chiusano, le président délégué, déclare qu’il serait préférable “que Roberto Baggio s’entraîne davantage à tirer des onze mètres”. Celui qui est le meilleur réalisateur de penalties du Calcio de tous les temps se voit rapporter le commentaire et 177 détale, son sac sur le dos. On lui demande où il va et il répond : “M’entraîner à tirer les penaltys !” Ainsi va le Calcio depuis toujours. Un joueur va être considéré comme le meilleur du monde un an plus tard et il ne vaut pis que pendre. Février 1993 arrive. La Juve est en course pour la coupe de l’UEFA mais l’humeur n’est pas au beau fixe. Andy Moeller dit tout haut ce que Vialli, relégué au milieu de terrain, pense tout bas. La star allemande ne comprend pas tous ces changements de position sur le terrain et lui aussi veut se rapprocher du but. Fort de ses cinq buts dans les premières journées du championnat, il ne marque plus depuis que Roby joue en pointe. Capitaine Roberto soutient le Trap, bien sûr, mais on imagine l’ambiance dans un vestiaire constellé d’étoiles, avant-goût des turn-overs à venir... Tandis que le Milan aligne sa cinquantième partie officielle sans défaite, l’Atalanta bat la Juve 2 à 1 (but de Moeller) et Roby se donne une élongation qui hypothèque sa participation au match contre Gênes, mais surtout celle prévue le 24 du mois à Porto pour la qualification mondiale. Le lendemain de son vingt-sixième anniversaire, voilà ce que Baggio découvre dans les journaux du matin : “Florence - Coup de projecteur sur les contrats milliardaires du football. Avec la présence du Fisc et des Douanes dans les locaux administratifs de la Fiorentina, s’est ouvert un nouveau chapitre destiné à faire la lumière sur des aspects que le football a toujours tenu secret. Officiellement les agents du Fisc ont seulement examiné les documents concernant la cession de Roberto Baggio à la Juve, le contrat de Dunga et celle concernant la vente de Nappi à l’Udinese.” — Principal accusé Antonio Caliendo ! 178 Porto, le 23 février 1993. Dans l’atmosphère humide du printemps portugais où l’Italie va jouer gros en vue de la coupe du monde, Roby doit répondre aux insinuations de Franco Melli, de la Corriere della Sera : “Vous voilà le leader désigné de la Squadra. Avez-vous grandi, serez-vous moins égoïste ?” Roby tourne neuf fois sa langue dans sa bouche. Arrigo Sacchi l’a remis en selle en l’alignant à la pointe de l’attaque azur et il l’aide à nuancer un dogmatisme que Van Basten luimême avait fini par mal supporter. Inspiré par cette fulgurante candeur qui lui causa tant de problèmes à l’époque, Baggio se livre sans arrière-pensée : “C’est moi qui ai changé, pas Sacchi. Et je n’ai plus aucun mal à me mettre au service de l’équipe. Avant, je marquais d’un jet, j’allais où me portait l’instinct. Gamin, je n’ai reçu aucun enseignement tactique. Le jeu en zone était alors inconnu, les formations étaient éparpillées sur le terrain, les rôles prévoyaient peu de variantes. Puis à 18 ans j’ai subi deux interventions sérieuses aux ligaments. Ensuite il a fallu que je remonte la pente avec peu de connaissances professionnelles, avec ce que j’avais en moi, sans aide, sans une préparation mentale spécifique...” On est la veille du match qui décidera qui du Portugal ou de l’Italie se rendra aux Etats-Unis et Roby sait qu’il est à un tournant de sa carrière. Peut-être le plus important s’il veut réaliser son rêve, jouer la finale contre le Brésil. “L’Italie de Sacchi balaie le Portugal”, titrera le “Corsera” du lendemain. Et les envoyés qui attendaient un faux-pas du Phénomène de s’exclamer : “C’est le début de tout. De l’Italie de Sacchi qui brille comme jamais dans la nuit portugaise. De l’Italie des deux Baggio, décisif Roberto, fondamental Dino. De l’Italie de 179 Casiraghi, le délaissé, celui que la Juve gardait sur le banc. L’Italie d’hier, avec ses hommes, s’approche de l’Amérique. Les joueurs ne font aucune erreur, Sacchi ne fait aucune erreur. Deux minutes de jeu et c’est tout de suite Baggio. Roberto, naturellement...” 180 Le Golgotha et la Toison d’Or Début mars 93, la Juve se débat au bord du gouffre et Roby n’a pas accompli de miracles. Nul doute que le rapport valeur marchande/spectacle et le quotient investissement résultat font de la Vieille Dame l’équipe la moins rentable du championnat d’Italie. Les responsables ? D’après l’assemblée de gestion, c’est Boniperti et la vieille garde installée place de Crimée. Puis Trapattoni. Enfin, les joueurs. Et parmi eux Baggio, ce traître, cette donnina à queue-de-cheval. Après avoir cédé une nouvelle défaite contre la Roma à l’Olimpico (2 à 1) et avoir battu Naples (4 à 3), la Juve succombe contre Brescia, une des plus faibles équipes de Serie A ! Alors, quand l’Inter vient humilier la Vieille Dame sur ses terres, l’Avocat se contrefiche de la qualification en UEFA contre Benfica et révèle un plan de restructuration sur trois ans qui sera mis en œuvre dans les plus brefs délais. Premier a se sentir visé, le Trap qui n’y va pas par quatre chemins pour sauver ce qui peut l’être (la Juve est qualifiée pour une demi-finale de l’UEFA et pour un autre de coupe d’Italie, tout en restant à portée d’une place européenne en championnat !) : “Vous voulez un coupable ? Le voilà, dit-il, rubicond et furieux : je suis là ! Tirez, allez, massacrez-moi, c’est la loi du football, c’est l’entraîneur qui paie toujours, encensé un jour, détruit le lendemain ! Désormais, le roi c’est Mazzone, pourtant il est resté deux ans sans que personne ne vienne le chercher, tout le monde l’avait oublié. C’est ça, c’est la loi du football et je la connais. Tirez-moi dessus, mais laissez mes garçons tranquilles ! Les joueurs, c’est mon affaire, je leur conseillerai de ne parler à personne, on ne peut passer son temps en rixe toutes les saintes journées !” 181 Ca barde en coulisses. L’Avvocato, qui a des soucis de santé et qui sent son Empire glisser vers le chaos (voir chapitres suivants), parle d’une refonte et de succès à remporter après une période de transition de trois ans. Après avoir rétorqué que “trois ans avant de redevenir protagonistes, c’est bien long”, Baggio donne le coup de pied de l’âne comme s’il en savait long sur le proche avenir du club : “Si l’avocat Agnelli a parlé en des termes si précis, ça veut dire qu’il a les idées claires sur le futur, y compris pour la direction technique. Il a sans doute pris seul toutes les décisions nécessaires.” Comme cela se passe après la défaite honteuse contre l’Inter, on se demander ce qu’il est advenu du pacte entre le Trap et son étoile. “Trap : Baggio dedans ou dehors !” lit-on quelques jours plus tard. Un ultimatum du Trap à l’intention de sa star ? Pas pour le moment, seulement une blessure. Baggio revient sur cette période dans l’interview qu’il donne au Guerin pour la réalisation d’un numéro spécial intitulé “Baggio, un ragazzo d’oro” fin 1993. “Pour en revenir au Trap, vous racontez que la relation avec l’entraîneur de Cusano Milanino s’est matérialisé sur la place à Rapallo après un dimanche de tempête... — Vrai. Nous nous sommes expliqués et nous avons éclairci nos rapports. La Juve avait perdu et salement, à San Siro contre l’Inter (sic). Une journée noire. J’ai confessé à Trappattoni mes exigences, lui m’a expliqué les siennes. Nous avons décidé d’aller de l’avant ensemble et de ne pas prendre des routes parallèles. Depuis ce jour, la situation s’est améliorée. Attention, toutefois, ça ne veut pas dire 182 qu’avant on se donnait des coups de couteau dans le dos !” En tout cas, le Roby ne laisse pas tomber son coach après ce match désastreux. “Je joue, dit Roberto, écarté de la pelouse depuis deux dimanches pour une contusion à l’os iliaque. (...) Si ça me fait mal, je ferai une infiltration. De toute manière, je ne veux pas manquer ce match.” Le Trap ne dit rien et apprécie. “Je m’attendais à ce genre de réaction du joueur. Il y a une volonté psychophysique de sa part et une bonne prédisposition à l’effort. Nous ferons un dernier test ce matin pour vérifier s’il est à 100%” Roby joue contre le Torino à l’énergie, hélas la Juve ne va pas au-delà d’un 0-0 qui l’élimine en fonction du 1 à 1 du match aller à domicile (but de Baggio). Le mois de mars se termine dans la morosité. Après avoir gagné à Ancona sans Roberto, souffrant, l’équipe obtient le nul à Udine. Entre le 28 février et le 4 avril Roby n’a joué que trois matchs et demi, il s’est traîné de blessures en mini-scandales, et il n’a marqué qu’un but en championnat et un en Coupe. Tels sont les auspices avant la demi-finale que la Vieille Dame doit jouer au Delle Alpi contre le Paris Saint-Germain où brille un astre naissant du nom de George Weah... “Au fond l’existence est la même pour tous, dit Baggio en 1998 (...), la différence entre nous les footballeurs et les gens qui font un autre travail, c’est la vitesse à laquelle tout bouge dans notre monde. ” Dominique Rocheteau ne disait pas autre chose un soir où il avait été admirable au Parc : — “Une nuit vous êtes une étoile, le lendemain, c’est l’anonymat : les matchs passent, le temps passe, tout est à regagner à chaque fois.” 183 Le 6 avril 1993, au Delle Alpi de Turin, en demi-finale de la coupe de l’UEFA, c’est la pérennité d’un groupe qui est en jeu pour Trapattoni. Le match de tous les dangers puisque le Paris-Saint-Germain est un club qui monte, un équipe au jeu bien ficelé mis en relief par l’étonnant Mister George (Weah), le futur Ballon d’Or libérien. Platini, l’ex-Juventino en Or, la légende, le plus italien des joueurs français, donne le ton : “Le Paris-Saint-Germain a un fond de jeu, la Juve non.” Fine mouche, le Roi Michel ajoute que la Juve ne peut s’en tirer que par ses individualités. Le match commence mal pour la Juve. Trapattoni a décidé de ne pas jeter son équipe à l’abordage pour éviter les contres de Weah et de Ginola, les talentueux attaquants du club de la capitale française. Les premiers tirs sont parisiens. La Juve est mise en difficulté par la zone intégrale du PSG qui se montre dangereux dès que la Juve se déséquilibre vers l’avant. Après que Ravanelli a manqué une occasion facile, Weah glisse la balle hors de portée de Rampulla (il manque cinq titulaires à la Juve, dont Peruzzi) ; et Dino Baggio a beau faire rebondir par deux fois la balle sur la transversale de Lama, puis obliger Le Guen a repousser son coup de tête sur la ligne ; Roby Baggio peut bien protester pour une faute commise sur lui dans les seize mètres : c’est Weah qui manque doubler le score sur un contre. Le zéro-un à la mi-temps est salué comme il se doit par les supporters blanc-et-noir. Tout le monde en prend pour son grade. On tire une banderole : “Trap, va-t-en ! Signé le Virage entier !” À la rentrée des équipes sur le terrain, le jeu se durcit. Conte et Kohler récoltent un carton jaune et rejoignent Dino Baggio sur le carnet de l’arbitre, ce qui les privera du match 184 retour à Paris. À cet instant de la partie — nous en sommes à la huitième minute de la deuxième mi-temps — personne ne donne cher de la peau des blanc-et-noir et les 40.000 spectateurs s’impatientent. Jusqu’à ce que Ravanelli ajuste une remise pour le Divin qui, des vingt mètres et de l’extérieur du pied droit, catapulte un ballon chirurgical dans le petit filet d’un Lama anéanti. À un à un, l’espoir revient mais la situation est toujours critique. Un 0 à 0 suffit à Paris et les statistiques démontrent que les chances de qualification sont restreintes pour l’équipe qui doit remonter un but à l’extérieur. Heureusement pour la Juve, les Français n’ont pas le niveau d’expérience qui sera le leur un peu plus tard. Panique due à une relative inexpérience ou présomption, les Parisiens renoncent à porter le danger devant les buts de Rampulla, même s’ils manquent de peu le k.o. par David Ginola. Le dernier quart d’heure est entamé. Le PSG fait tourner la balle, profitant de la fatigue physique et nerveuse des Turinois pour triompher comme à l’étouffade. On en est là à la 89e minute. Des chœurs méprisants fustigent les Blanc-et-Noir, quand l’arbitre décrète un coup-franc aux 25 mètres, sur la gauche du but gardé par Lama. La position n’est pas excellente mais quelques spectateurs déçus en route pour leurs pénates rebroussent chemin, alertés par ceux d’entre eux qui espèrent encore. On entend les exhortations des défenseurs parisiens et Lama, immense araignée noire, trépigne comme un ressort derrière le mur bleu et rouge. Ah, si Platini était là, pensent quelques huiles dans la tribune présidentielle. La montre de l’arbitre indique la 92e ou la 93e minute. Roby s’élance. 185 La balle décrit une parabole de lumière et vient se ficher à la croisée de la transversale et du poteau droit de Lama comme un coup de cimeterre. “Alors, vous êtes heureux , s’extasient les journalistes qui cherchaient la petite bête la veille. Roby a le verbe aussi sec que la frappe : “Je dédie ces deux buts à ceux qui m’aiment, il n’y en a pas beaucoup.” Deux buts magnifiques ? “Et qui comptent, ceux-là, n’est-ce pas ?” “Michel, Michel, demandent les reporters à Platini, qu’estce que vous pensez de Baggio ?” “Excellent. Il a répondu présent au moment où il fallait prendre ses responsabilités.” “Roberto, Platini a dit que vous aviez été excellent ?” “Je ne peux que m’incliner devant l’avis d’un tel homme...” Roby vient de remporter une bataille mais ne devient pas Jason ou Hercule qui veut. Surtout quand les modernes Hésiode, Homère ou Virgile, ceux qui sont chargés de rapporter leur geste, sont à la solde de Troie ou de Mammon. C’est ce que doit se dire Roberto quand il lit un certain journal le lendemain : “Il y a un homme seul à la tête d’une équipe épouvantée, son maillot est blanc-et-noir et son nom est Roberto Baggio”, entame Luca Valdiserri, paraphrasant Nicolo Carosio commentant la sortie du brouillard de Coppi dans l’Izoard. Enfin, cet homme n’est pas là. La Juve s’est réveillée de la grande peur du Paris-Saint-Germain matérialisée par le but marqué par Weah, et Roberto Baggio est loin : une permission d’un jour, vingt-quatre heures pour profiter de la 186 solitude. Tout le monde à Orbassano commente les deux buts qui ont fait taire la contestation contre Trapattoni mais Baggio n’est pas là aujourd’hui. En cela aussi, il y a du Baggio.” Traduit en mots clairs : Au lieu de répondre à la ferveur de ses supporters et de signer des autographes à ses admirateurs, Baggio l’ingrat chasse le canard en BasseLomellina ou à Udine ! Le Trap, fidèle au serment que les deux hommes se sont faits sur une plage de Rapallo, fait rempart de son corps : “La valeur de certains joueurs se voit dans ce genre de parties. Les champions sont ceux qui savent sortir les œufs du panier. Mais Baggio n’est pas seulement un des meilleurs parce qu’il marque. Il l’est aussi pour ses passes et son engagement. Le manque de continuité ? Même Platini, parfois, baissait de ton. C’est humain, nous ne sommes pas des robots.” Quelques jours plus tard, c’est la modeste Estonie qui subit les coups de boutoir de Baggio et de son bon compère Signori (1 à 0 pour les Azzurri) ; même si les fameux duettistes se font rabrouer par Sacchi pour en avoir rajouté et pour avoir choisi le spectacle au détriment du goal-average. Les semaines qui suivent, le vent tourne pour le Codino qu’ils sont de plus en plus nombreux à qualifier de Divin et pour la Juve qui prend sa revanche de la Coupe sur le cousin grenat du Torino grâce à deux buts d’Antonio Conte. C’est plein d’appétit que les juventini se présente à San Siro dans l’antre de l’Ogre milanais. Certes, la Juve n’a aucune chance de détrôner les Rouge-et-Noir qui caracolent en tête depuis trois ans. Mais Milan-Juve, c’est sacré et une victoire de l’un ou de l’autre est toujours saluée comme un triomphe. 187 A San Siro, c’est du délire : la Juve l’emporte trois à un ! Cette Vieille Dame meurtrie, humiliée, moquée, est renée de ses cendres. On n’avait plus vu ça depuis deux ans. La bande à Baresi a craqué sous les coups d’un Roberto qui donne un but à Andy Moeller, en favorise un autre et conclut par un troisième salué par une ovation du public milanais ! Les caméras, les micros et les stylos se tendent de plus en plus nombreux vers le prodige de Caldogno : “Un de tes plus beaux matchs ? — Un de mes nombreux plus beaux matchs ! Quand l’équipe réussit à te donner tant de ballons, tu peux mieux rentrer dans la partie. Si tu en reçois une tous les quarts-d’heure, tu ne peux pas inventer grand-chose. Espérons que c’est le début d’une période importante pour la Juve, vu que la mienne a commencé depuis un bon bout de temps. Certains me découvrent maintenant, la mémoire historique n’existe pas.” Beau fixe ? Réconciliation ? Retour de l’enfant prodigue ? Bien sûr que non, pas en Italie. Certains journalistes donnent dans l’analyse de discours et font remonter le mot “autogestion” dans les discussions. Baggio exige d’être laissé libre et de se déplacer plus librement. On invente le concept redoutable de “Baggiodépendance”, une fragilité clinique qui met en danger l’équipe dans laquelle Robi joue quand il n’est pas génial ! En d’autres termes, on lui reproche - de trop marquer de buts, - de dévier le cours des parties par-delà toute logique, - de se complaire dans l’exceptionnel, - et de perturber les courbes savantes des staticiens et l’analyse objective des systèmes ! 188 “Un Baggio entraîneur de lui-même, propose l’impayable Valdiserri ; au-dessus des directives de Trappatoni. Un Baggio dont ses amis florentins (sic !) disent qu’il était las de boucher les trous. Appelez-le génie, talent ou égoïsme, tout ce que vous voulez, il n’empêche que la saison blanc-et-noir - qui sans lui aurait été une faillite - pourrait, tout dépend de la coupe UEFA, passer en actif.” Le Trap ? Comme d’habitude, le jésuite campagnard, le futur militant de l’Opus Dei, est grandiose : — "Par rapport à l’an passé, Baggio est plus continu et plus motivé. Il est en train de gravir les derniers échelons pour devenir un champion, ceux qui portent à être un meneur d’homme. Je l’ai toujours dit : cette année Roberto a été continuellement bon. Seules les blessures ont pu l’arrêter.” Les Turinois sont dans l’avion qui les conduits à Roissy. Battre le Milan dans un match sans enjeu est une chose ; se qualifier à Paris en est une autre. Des 90 minutes du Parc des Princes dépend l’avenir d’un groupe qui est las d’être mortifié par la presse et par la foule ; de Baggio qui devient une star européenne à Vialli qui n’arrive pas à retrouver le chemin du but en passant par Andy Moeller, Di Canio et Ravanelli qui craignent pour le renouvellement de leur contrat, et bien sûr par le Trap dont les Ultras supportent mal l’humour (“Resortez-moi cette banderole, dès que vous l’avez tirée l’autre jour, on a égalisé, elle nous porte chance”). Du côté du PSG, on est plus que concentré. Un petit 1-0 devant les 45.000 spectateurs du Parc et les Parisiens d’Artur Jorge sont en finale. L’enjeu est considérable. 189 “Le football peut rendre fou” déclarera Baggio à un envoyé de “France-Football”. Folie (les psychologues des masses), métaphore (Sartre) ou langage (Pasolini) ; absurdité (les sociologues de gauche) ou école de la vie (Albert Camus), les stars baignent dans une atmosphère de violence et se nourrissent de cette adrénaline qui fait gagner ou perdre par la faute de quelques millimètres sur le coup de pied et pour quelque bribe d’énergie de moins ou de trop, dans le quadriceps ou dans la cheville. Hélas pour les ennemis de Baggio, Roby marche sur l’eau. Après avoir placé quelques banderilles dans le dos d’une défense parisienne, il fond sur un tir de Vialli comme un épervier et dévie la balle dans le but de Lama. Le Codino a encore frappé et la Juve se qualifie pour la finale. Et pour que l’on comprenne que tout cela n’est pas dü au hasard, l’enfant terrible de Caldogno enfonce le clou trois jours plus tard à Florence, terre de toutes les fatalités pour lui : “Puis Baggio hausse le ton, raconte Fabio Monti. Plus que décidé à mettre un terme à trois années de suggestion et de nostalgie pour le maillot violet, titillé par des chœurs honteux (“Comme Scirea, Roberto, comme Scirea ”) qui font contrepoint à une banderole tout aussi scandaleuse exposée par les supporters juventini : (“Nous n’avons pas besoin de bombe, nous vous massacrerons à coups de ceinture) !” Marocchi, puis Ravanelli marquent pour la Juve en deuxième mi-temps. Enfin Ravanelli, le futur olympien de Marseille, se fait abattre dans les seize mètres. Tous les regards se tournent vers l’ex-Persée. Aura-t-il l’estomac de tirer le penalty, cette fois ? “Qu’avez-vous pensé quand vous avez pris le ballon ?” 190 “L’habituelle peur de rater comme cela m’était arrivé à Brescia, puis à Cagliari où j’ai fait mouche sur le renvoi du gardien de but. — O.K, mais cette fois, c’était spécial, non ? — Je vois ce que vous voulez dire. Vous faites allusion à un ancien refus ? Non, c’était différent. Il y avait déjà deux à zéro et le penalty n’avait plus d’importance.” Certains lisent entre les lignes. Que se serait-il passé si le penalty avait été décisif ? — “Il s’est enfin totalement détaché de son passé”, conclut le Trap qui pense au double-affrontement en finale de la coupe UEFA contre le Borussia Dortmund. “L’avril doré de la Juve finit sous un déluge, poursuit Monti, mais avec la cinquième victoire consécutive : — PSG, Torino, Milan, à nouveau les Français, et maintenant la Fiorentina. En Italie ou en Europe, la musique est toujours la même et devenue une musique gagnant pour l’équipe la plus ‘crucifiée’ d’Italie.” En football, tout se perd et tout se gagne en une fraction de seconde et la mémoire est sélective. C’est dans cet éphémère éternellement recommencé que s’inscrit le destin des champions. Roby s’en rend compte avec l’équipe d’Italie qui affronte la Suisse chez elle. “Baggio n’est pas au mieux”, déclare Arrigo Sacchi qui se fait des cheveux en pensant qu’il est en train de renier une partie de ses principes collectifs par la faute du génial Vicentin. Roby — ironie ou langue de bois naissante ? — est en harmonie avec le sélectionneur : “Sacchi a raison, nous ne sommes pas au maximum de notre condition. J’allais mieux avant le match de Porto (sic !). Et avec moi toute l’équipe. La saison a été très longue et très 191 dure, nous avons beaucoup joué entre le championnat, les coupes européennes, la coupe d’Italie, la Nationale. Mais on espère tenir le coup au moment où se joue la saison. Il ne faut pas faiblir...” L’Italie perd ce match amical un à zéro. Mais ce n’est qu’un contretemps pour celui qui rêve à son premier triomphe et qui se remémore la silhouette de cette coupe de l’UEFA que la Juve lui a soufflée quand il faisait ses adieux à la Fiorentina fin mai 90. Le 5 mai 1993, Baggio, dit “Raffaello”, alias le “Divin Codino”, produit un match exceptionnel au WestfalenStadion de Dortmund, sèmant la lumière partout où il passe, marquant deux buts glorieux et anéantissant les Jaune-et-Noir de la Ruhr au terme d’une prestation que le public allemand salue debout. “C’est un joueur exceptionnel, déclare Ottmar Hitzfeld, alors entraîneur du Borussia. Il en a fait la démonstration devant le public international. Il file vers son premier Ballon d’Or. Ce sera lui l’héritier de Van Basten. Il n’existe actuellement aucun défenseur au monde capable de le contenir efficacement. C’est un footballeur d’une autre planète, raffiné techniquement, habile, grand passeur et grand buteur.” Certains journalistes ravalent leur bile et lui tresse des couronnes de louanges. D’autres rivalisent de perfidie. La presse milanaise interviewe Papin, le dernier Ballon d’Or, Van Basten, le triple vainqueur du trophée, et Savicevic, l’éternel impétrant. Papin est sincère et enthousiaste : — “Je le lui donnerais tout de suite !”. Le Hollandais brille par son arrogance et le Slave est un peu jaloux… D’autres insistent sur le fait que Baresi et Maldini méritent le trophée, étant des modèles de constance et d’efficacité. D’autres suggérent que le cru 1993 du Ballon d’Or est pauvre, puisque Van Basten et Gullit sont blessés, et 192 que les principaux rivaux de Roby ont pour nom Dennis Bergkamp et Eric Cantona ! Ainsi va la vie du Divin qui ironise comme à son habitude : — “Après cela, j’espère que je suis au moins passé de neuf et demi à neuf trois-quart ! ” Le match retour est une formalité et un triomphe qui le voit faire un tour d’honneur sur les épaules de son ami Julio Cesar. C’est le président délégué Chiusano qui félicite Roby. Qui sait si le Divin n’a pas en tête une série de petites phrases célèbres à son endroit : — “On n’achètera plus de petit grand joueur, de la tribune on ne les voit pas.” Ou bien : — “C’est le plus grand petit joueur qu’on a jamais vu à la Juve.” Ou encore : — “Baggio, c’est le genre de joueur qui émerveille mais qui peut désespérer aussi.” Qui sait si Roberto ne considère pas l’absence du padre padrone Agnelli ou de son frère Umberto comme un marque d’irrespect ? — “Agnelli ? On avait un rapport honnête d’estime et de cordialité. Ils avaient tous les droits d’exprimer leur perplexité mais le rapport entre moi et eux n’a jamais été conflictuel. L’Avocat m’aimait bien. Quand on se voyait, il était cordial. Je ne l’ai pas bien connu, nous n’avons jamais mangé ensemble. On se parlait au téléphone. Il était courtois, un peu détaché mais je crois qu’il l’était avec tout le monde.” Roby est moins courtois quand il prononce à son tour les mots du Trap : — “Maintenant, l’Avocat aura plus de mal à dire qu’il faut trois ans à la Juve pour recommencer un cycle.” Giovanni apprécie. “Quand il est sorti du terrain, la lumière s’est éteinte.” 193 Six mois plus tard Roby est sacré Onze d’Or, Ballon d’Or et FIFA World Player de l’Année 1993 ! Du Golgotha au Panthéon, il y a eu pas mal de croisements dangereux. Le triomphe de Roby a tenu à un fil, sans doute aux millimètres de plus ou de moins qui ont présidé à ses deux buts contre le Paris-Saint-Germain. Et si le coup-franc de la 90e minute contre le PSG avait heurté la barre ? 194 Le pot de terre contre le pot de fer Dans le Calcio, tout est histoire de mémoire et de connivence. “Sfide”, l’excellent magazine culturel et sportif de “Rai 3”, démontre cela tous les jeudis. Dans la livraison du jeudi 28 mars 2002, on revit l’Age d’Or du football quand le Milan AC de Rizzoli et de Nereo Rocco, et l’Inter d’Angelo Moratti et d’Helenio Herrera, dominent l’Italie, l’Europe et le Monde. À cette époque, Milan, ville chaotique, devient le Paris de la Mittel-Europa. Le football est la danseuse de capitaines d’industrie qui gèrent leurs équipes sans réelle réflexion. Rien à voir avec la stratégie des Agnelli et de la Fiat à Turin, de Phillips à Eindhoven ou de Peugeot à Sochaux. Les présidents sont des “tifosi” de l’Inter, du Milan, de la Fiorentina ou de Naples et ils piochent dans leur capital pour remporter le titre. Il en résulte des dysfonctionnements ahurissants. Le Milan, c’est Viani et Rocco, les entraîneurs, Carraro le vice-président, Rizzoli le président, et deux ou trois puissants amis. À l’Inter, il y a le richissime Angelo Moratti, Italo Allodi, le directeur général et l’Avocat Prisco. Dans tous les clubs, on est entre le cercle de gentlemen et l’association, le syndicat d’initiative et le patronage. Comme l’argent coule à flot et que les médias se résument à la presse écrite, on gagne et on perd entre gens de bonne compagnie, et les seuls actes d’hooliganisme sont ces enterrements satiriques de l’ennemi et l’obligation pour le perdant de balayer la route devant le cortège. Sur le terrain, les joueurs viennent à peine de découvrir ce qu’est un entraînement rationnel et le soir, on les voit hanter les caves musicales, les dancings et les soirées de prestige. C’est tout un monde d’artistes, de chanteurs et de footballeurs qui se rencontrent dans les vieux quartiers de Milan. Et le chanteur Jannacci ou les comiques Teocoli et 195 Abbatantuono cotoient au “Derby” Luisito Suarez, Sandro Mazzola, Mora ou Rivera. Dans les années 60/70/80, les joueurs et les supporters se retrouvent dans une pâtisserie du centre de Milan, à “L’Assassino” ou aux “Colli Pistoiesi”, trattorias tenues par deux frères, un supporter de l’AC, l’autre de l’Inter. Rocco, le Triestin, tient cénacle et reçoit en sirotant du barbera ou du merlot, prend la douche avec ses joueurs et déclare qu’il les a connus deux heures avant leur mère. Quant à l’ineffable Helenio Herrera, un Argentin franco-andalou né à Casablanca, on se le rappelle noircissant des pages et des pages de cahiers d’école avec des maximes qu’il accroche au mur des vestiaires. “Un joueur marié c’est mieux”, “Y croire c’est le faire”, etc. Et quand son épouse parle de lui, elle raconte qu’il se répétait à haute-voix qu’il était intelligent, courageux et beau, ce qui la fait encore sourire. Puis les temps changent. On invente le concept de “teenager” puis celui de “consommation de masse”. Qui dit « marché », dit marchand et le football est une mine d’or. Grâce à la retransmission des matchs en Eurovision, le football se globalise. On assiste à des duels farouches entre le football latin et le football du nord de l’Europe. Dans un premier temps, le Real de Madrid, Reims, Barcelone, Benfica et Milan dominent de la tête et des épaules. Puis Glasgow, Rotterdam, Amsterdam, Munich et Liverpool se rebifffent. Qui dit concurrence, dit stratégies et investissements. Avec la naissance de la société du spectacle, le Calcio devient une industrie. Les clubs se structurent. On assiste à la naissance de nouvelles professions : président délégué, directeur sportif, responsable du recrutement, Directeur de la communication, attaché de presse. De sorte qu’entre 1967, 196 année de la naissance de Baggio, et 1993, moment où il renégocie son contrat avec la Juve, tout a changé. Le recours à l’écriture cinématographique est possible. Peut-être même au diaporama. La tirette du projecteur de diapositives cliquète... Première série de photos : — Plan n°1 : un bébé en bonnet tenu dans les bras de ses sœurs sous une statue de la vierge. (1967) ; — Plan n°2 : le même gosse parmi un groupe de chasseurs en treillis et gibecière (1975) ; — Plan n°3 : un gosse frisé coiffé avec un pétard tend le cou au dernier rang, le sourire comme surgi du jabot blanc qui borde sa blouse noire. (I978) ; — Plan n°4 : un gamin de seize ans en train de dribbler Scirea lors d’un match amical disputé entre la Juve de Platini et Lanerossi Vicenze (1983) ; — Plan n°6 : un ado frisé en maillot à rayures rouge-et-blanc court sous le virage grillagé du stadio Menti, les bras levés (1985) ; — Photo n°7 : un jeune homme en béquilles, le regard dans le vague, une écharpe violette autour du cou (1986) ; — Photo n°8 : un homme fou de joie en train de jouer de la guitare sous les fenêtres de sa Promise, à Caldogno, province de Vicence (1990)...” Deuxième série de photos : — Plan n°1 : Edoardo Agnelli emmène ses fils Giovanni et Umberto voir jouer la Juve de Papa au stadio Combi (1935) ; 197 — Plan n°2 : Angelo Moratti (Inter), le pétrolier, discute avec Italo Allodi et l’Avvocato Prisco lors d’une réception en l’honneur d’Ibn Saoud (1961) ; — Plan n°3 : Andrea Rizzoli, le fameux éditeur, félicite son coach d’un air pincé sur le parvis du Dôme de Milan (1963) ; — Plan n°4 : Parmi les huiles qui assistent à l’ouverture à la Scala, on reconnaît six industriels président de clubs de Série A et leurs états généraux (1969) ; — Plan n°5 : Le président Viola de la Roma accepte de participer au triomphe de ses joueurs après la victoire des jaune-et-rouge en championnat (1983) ; — Plan n°7 : Le Cavaliere Berlusconi brandit sa première coupe d’Europe, toute denture dehors (1988) ; — Plan n°8 : Une photo de famille est prise à Rome. On reconnaît Umberto Agnelli (Juve-Fiat), Silvio Berlusconi (Milan-Fininvest), Massimo Moratti (Inter-Pétrole), Stefano Tanzi (Parme-Parmalat), Franco Sensi (RomaHôtellerie/Tourisme), Cragnotti (Lazio-Agro-alimentaire) ; ainsi que les capitaines d’industrie Gaucci, Mattarese, Gazzoni-Frascara, Corioni (1993).” Le choc des cultures est rude. Sans parler de lutte des classes, la vie n’est pas évidente pour les footballeurs venus de milieux qui ne les préparent pas à “tutoyer” aux grands de ce monde. On naît riche et le maintien qu’il faut pour faire bonne figure n’est pas facilement assimilable pour le gosse qui vient des rizières de Pavie ou des Pouilles, des ruelles de BariVecchia ou du maquis sarde. Il y a ceux que l’argent et la gloire enivre ; il y a ceux qui se prennent pour le pot de fer qu’ils ne sont pas ; ceux qui n’ont aucune envie d’être dévorés par des gens qui ne 198 comptent pas sur leurs buts ou sur leurs arrêts décisifs pour se maintenir au pinacle de la société. Baggio appartient à la dernière catégorie. Le football dont il rêve est celui de Cinesinho ou de Zico, celui dans lequel Rivera et Mazzola sont devenus des idoles. Il suffit de lire ses premières interviews. Au lieu de carrière et de projets, il n’y est question que de plaisir et de générosité, de jouissance et d’imagination. Les lauriers qu’on lui tresse, il se les est gagné envers et contre un monde qui change radicalement. On comprend mieux la phrase de Mario Sconcerti après que Baggio ait marqué deux buts contre la Fiorentina au printemps 2001 : — « Baggio est un footballeur d’un autre temps, quand il a commencé à jouer, Maradona était encore à Barcelone... ” Maintenant qu’il est le meilleur joueur du monde, on voudrait l’acheter et le vendre comme un vulgaire mangedisque ? Or la Juve fait sa mue. Il est impossible qu’elle continue de fonctionner à l’ancienne. Il lui faut des cadres modernes, efficaces, une politique de gestion industrielle. Par ailleurs, ceux qu’on appelle encore les impresarii rôdent dans les vestiaires et dans les tribunes officielles. Il y a ces rumeurs de magouille à Naples et à Torino, où le directeur sportif enrôlé par Borsano, un dénommé Moggi , est suspecté de corruption. Il y a l’ « Affaire Caliendo » auquel le nom de Baggio a été injustement mêlé. Les supporters, que certains manipulent en coulisse. Et toutes ces rumeurs dans la presse. 199 C’est dans ce contexte que Roberto le Ballon d’Or s’attèle à bâtir son avenir. Roberto ne se laisse pas faire. Il se rappelle les 500 000 lires de son transfert de Caldogno à Vicenza, devenus 2,7 milliards à Florence, puis 25 milliards lors de son passage à la Juve. Sans parler des journaux qu’il fait vendre dès qu’il marque un but, dès qu’on le mêle à une polémique. Roberto doit faire front sur le terrain, mais encore davantage dans les coulisses. Il prend conseil auprès de sa famille et de ses “amis florentins” mais ça ne suffit pas. Le document qu’il a signé sous le manteau en juin 1992 se révèle un handicap. Il a eu confiance en Boniperti, ancien grand joueur et honnête homme, mais le vent a tourné pour ce monument qu’on est en tran de mettre au placard. Suivant l’exemple du Milan de Berlusconi et de la Fininvest, la Juve a compris qu’il lui faut se structurer. En une quinzaine d’années, les staffs de dirigeants sont passés de quatre à cinq personnes assistés de bénévoles à trente, cinquante, cent, deux cents dépendants. Le Culture-Entreprise annexe la Culture-Club. L’exploitation commerciale de l’image des champions est un phénomène inconnu dans les années 50 et 60. Praest, Nordahl, Boniperti, Valentino Mazzola sont des stars sur le terrain et dans le coeur des gens mais ça s’arrête là. Dans les années 70, Sandro Mazzola, Gianni Rivera ou Giacomo Bulgarelli ne faisaient pas de publicité. Fin 80/début 90, avec l’apparition de ce que les Italiens appellent des “procurateurs”, cela devient une préoccupation. Et à ceux qui ont cru que Roby ne pensait qu’à l’argent, je conseille de jeter un coup d’oeil sur un contrat professionnel pour se faire une opinion. Imaginez l’embarras d’un garçon qui n’a pas fait d’études ; qui est harassé par deux entraînements quotidiens, par les campagnes de presse en sa 200 défaveur, par la ferveur de ses fans et par les soins que nécessitnt ses blessures, et qui doit défendre ses intérêts en face d’avocats d’affaires de haute-volée et d’un pool d’industriels dont c’est le métier de faire de l’argent. C’est dans ce contexte que les deux parties s’aperçoivent que rien n’a été prévu pour gérer et exploiter son image, celle d’une mine d’or travesti en queue de cheval bouddhiste, en artiste baisé par la grâce et en oiseau rare ! L’analyse d’ “International Sport Managment”, l’entreprise de Mac-Cormack, va dans le même sens. Le milieu du football est complexe mais il est impensable de ne pas y mettre le pied quelques mois avant la coupe du monde aux États-unis. McCormack fait passer le message au Divin. S’ils font affaire ensemble, elle ne prendra pas de décisions à sa place ni ne gérera sa vie privée mais elle l’aidera à réguler ses rapports avec la presse, et à tirer les meilleurs fruits de son image, apportant à ses protégés son expérience dans les autres sports. C’est le premier épisode d’un « reality-show » qu’on pourrait appeler : “Peter Pan contre le roi Midas” ou “Pinocchio contre Crésus”. Qu’on en juge. Dans une négociation, il y a au minimum deux parties. Dans le cas qui nous occupe, il y a la Juventus : un géant du football mondial né en 1897, gouverné par la famille Agnelli, par ailleurs patronne de la Fiat, de l’écurie Ferrari et de la moitié du Piémont. De l’autre, un jeune homme de 26 ans, du génie pour le jeu de football mais “un genou en cristal”, des “muscles de soie” et un caractère atypique. Valeur afférente au jeune Gatsby : une dizaine de milliards de lires par an. Lorsque deux parties négocient, elles mandatent des représentants qui travaillent sur dossier pour préparer le cadre décisionnel, les mandataires ne se déplaçant qu’en cas de litige ou d’incompréhensions majeures. Cela se révèle impossible dans le cas de Roby pour la bonne raison qu’il se 201 méfie comme la peste des intermédiaires, McCormack compris, et qu’il entend se débrouiller tout seul. C’est dans cette atmosphère que la nouvelle tombe : le président délégué Giampiero Boniperti, la star du passé, l’emblème du club, est remercié ! ll sera soutenu dans son rôle de viceprésident délégué par un autre grande star Blanc-et-Noir, Roberto Bettega, à qui l’on confie la tâche de rebâtir une équipe et de relancer la Juve vers les sommets en trois ans, ce qui confirme les rumeurs précédentes. “Et vous croyez que Baggio, flair supérieur de chasseur, n’a pas senti venir le vent ?” écrit Enzo Catania dans “Les sept vies de Baggio” ? Car Roberto a beau avoir marqué 79 buts en 130 matchs officiels pour la Juve (moyenne 0,607 but par match) dont près de la moitié ont été décisifs, son talent est toujours mis en doute par une partie de la présidence. Quand il ne réalise pas un exploit à chaque balle touchée, on le dit inconstant, loin du roi Platini. Quand il marque (à peu près deux buts tous les trois matchs), on lui reproche de déséquilibrer son équipe, de faire de l’ombre à ses partenaires, de “tuer” l’attaquant qui joue devant lui. S’il se contente de marquer et de sourire avant de partir à la chasse dans la Lomellina, c’est qu’il n’est pas un vrai leader. Mais qu’il prenne la parole pour demander des renforts ou qu’il se mette en tête d’intervenir pour le bien de l’équipe, et on l’accuse de semer la pagaille dans le vestiaire ! À dire le vrai, Roby ne s’est jamais bien senti à Turin. Mario Sconcerti l’écrit dans le “Guerin Sportivo” : — “Je crois que Baggio acceptait la force de l’organisation Juve mais il se sentait mal dans une machine parfaite. Je crois qu’il aime la 202 chaleur de l’imperfection, une vie protégée mais d’une marginalité paysanne.” Si l’on ajoute que Roberto joue grâce à des séances interminables de musculation et de soins spécifiques, on comprend son intransigeance au seuil de la saison 1993/94, sa quatrième sous les couleurs Blanc-et-Noir. Parce que la famille Agnelli ne pardonnera pas à Trapattoni d’échouer pour la huitième fois de suite dans la course au titre. Et parce que la saison conduit à la Coupe du Monde, le rêve absolu de Roby. Les nouvelles qui filtrent des hautes sphères sont loin d’être rassurantes. L’Avvocato, de plus en plus distant, déclare que la crise économique italienne exige de la rigueur et que le football doit donner l’exemple. À Mirafiore, on parle de licenciements à tour de bras. Le Divin s’en moque, il se mouille et recommande au Trap d’introduire un zest de zone dans sa manière de voir le jeu. Le 7 juillet 1993, alors que la moitié de l’Italie est sur la plage, Roby déclenche son offensive depuis la Versilia : — “Je dis toujours ce que je pense pour le bien de l’équipe. Je l’ai fait dans le passé et avec l’entraîneur nous avons seulement des désaccords au plan technique : il a des exigences précises que je respecte mais que je ne partage pas.” Et il poursuit : — “Je ne suis pas content du recrutement. Nous sommes en état d’infériorité par rapport au Milan, mais également par rapport à l’Inter, à la Lazio, à Parme et à quelques autres qui se sont renforcés. Il nous manque un meneur de jeu devant la défense et un grand attaquant comme Romario.” Un autre jour, il déclare : — “Nous partons derrière la Lazio, Parme, Milan et l’Inter. Si l’équipe n’était pas compétitive pour le titre l’an passé, je ne vois pas pourquoi elle devrait l’être maintenant vu qu’on n’a presque rien changé.” 203 Les journalistes lui rappellent qu’Agnelli a parlé d’austérité. — “Si c’est l’Avocat qui le dit, on est tous ruinés !” répondil avec acidité. Puis il ajoute : — “Nous allons jouer tous les trois jours, il y a le championnat, la coupe, les coupes d’Europe, l’équipe nationale et pour finir la coupe du monde. Comment voulezvous qu’on tienne ce rythme sans avoir une vingtaine de grands joueurs ? Si cela tourne mal, vous allez voir que tout le monde va encore se retourner contre les mêmes.” On voulait du Baggio majeur et vacciné, on est servi : “Il (le Trap) a pronostiqué 50 buts entre moi et Moeller. On peut peut-être y arriver... si on compte ceux qu’on marque à l’entraînement ! Les éloges me font plaisir, mais en cas de difficulté je ne voudrais pas qu’on se décharge sur moi ou sur un autre. Faire le para-tonnerre, ça n’est pas génial.” Trappatoni est de l’avis de son capitaine mais tous deux prèchent dans le désert. Le chômage gagne, l’industrie automobile vit un mauvais moment et les plans sociaux se multiplient au point que certains matchs sont l’occasion pour les syndicats de protester. C’est dans ce contexte que débute la saison qui mène à la World Cup U.S. Après ces sorties (Ah, il voulait du leader, eh bien ils ont du leader !), le Divin sait qu’il doit faire un bon début de saison pour consolider ce Ballon d’Or que tout le monde lui promet. Lors des deux premiers mois, “Rafaello” est sublime, il marque, il fait marquer et rêver Turin et l’Italie. Au soir du 31 octobre la Juve est en tête ex-aequo avec la Sampdoria. Bilan des dix premières journées du championnat : 15 points sur 20 possibles, 21 buts pour et 9 contre, 8 réalisations chacun pour Andy Moeller et Baggio, avec, en 204 complément, des buts de Ravanelli, Kohler, Conte, Fortunato... et du jeune Alex Del Piero. Cerise sur le gâteau, la Juve va chercher le nul contre le Milan à San Siro et Baggio réalise un triplé contre Gênes, marquant pour l’occasion son centième but en Série A, fait unique pour un joueur de 26 ans. Roby et le Trap voient juste quand ils prétendent que l’effectif de la Juve n’est pas assez fourni. Certains rôles ne sont pas doublés et la Juve vacille dès qu’un sénateur se blesse. Fin novembre, malgré deux buts de Roby, la Vieille Dame est sortie de la Coupe d’Italie par le très modeste Venezia. Alternant les bonnes performances et quelques matchs nuls (Roma, Sampdoria, Reggiana et Torino), les coéquipiers du Divin se retrouvent à six points du Milan au moment de le recevoir au Delle Alpi. Match serré qui tourne encore en faveur des Rouge-et-Noir, grâce à un but d’Eranio à la 60e minute. Fin février, l’Uruguay Ruben Sosa égalise à la dernière minute pour l’Inter et la Juve ne va pas au-delà du nul à San Siro. Capitaine Baggio est furieux. Il s’en prend à certains de ses partenaires qu’il trouve étrangement passifs. Début mars et les hommes de Capello ont huit points d’avance sur ceux du Trap. L’ère Montezemo-ChiusanoBoniperti-Trapattoni est morte ! Comme l’écrit Enzo Catania, Roberto sent le vent tourner et, comme souvent sous la pression, il se blesse au ménisque déjà opéré à Saint-Etienne ! “L’inflamation à la cornée supérieure du genou droit laisse peu d’alternative, écrit Luca Valdiserra. À moins d’un miracle se matérialisant grâce à quelques jours de repos, Baggio passera sur le billard.” 205 Une intervention de ce type imposerait un arrêt de vingt jours à un mois, et un retard de préparation difficile à combler à ce moment de la saison. Les ragots vont bon train : — “Il est fichu, entend-on dire en coulisses, ce gars est trop fragile.” C’est grave pour la Juve et pour l’équipe nationale. Peut-on risquer l’avenir de ces deux institutions sur un genou génétiquement affaibli ? Quand on sait que les négociations sur le prolongement de son contrat se poursuivent, on comprend à qui profitent ce genre de prévision. Hélas pour ceux qui se débarrasseraient volontiers de lui, Roby fait venir Antonio Pagni, son soigneur au temps de la Fiorentina, et son ami. Ce dernier le remet sur pied sans qu’il soit question de la moindre opération : — “L’ennemi du genou, c’est le manque de stabilité, déclare-t-il. Or un genou sans ménisque est un genou à la dérive”. Du genou au salaire Baggio, certains font la transition et pensent à une ristourne. Un joueur doté d’un genou et demi ne peut tout de même pas valoir autant qu’un jeune homme en bonne santé. Roby joue le match que les Bianconeri perdent contre le Milan sans même se battre et il pique une colère noire : “Je crois que je pourrais casser une montagne à coups de poing. J’aurais voulu voir la Juve sortir du terrain la bave aux lèvres, je ne dis pas gagnante, mais consciente d’avoir tout donné.” L’accusation est claire. Certains de ses coéquipiers, ayant appris que le Trap était sur le départ, ont rentré les rames dans la barque pendant que lui, Roberto, risquait sa santé, son avenir : peut-être l’occasion unique d’un Mondial taillé pour lui sur mesure. 206 Le Prince Azur (le prince charmant) En Italie, le Prince Charmant a la couleur du ciel, il devient le “Principe Azzurro” ; c’est lui qui embrasse les filles de Trapani à Udine et de Tarante à Vintimille. En Italie, le Prince Azur embrasse les filles et fait rêver les garçons. Fille ou garçon, cette qualité de bleu a la couleur du rêve, des Olympiades, des Coupes du Monde et nulle part ailleurs un éclat du spectre chromatique est révérée avec autant de passion. La chose est d’autant plus curieuse que le « auriverde » brésilien et le “bleu-blanc-rouge” de France sont présents sur le drapeau national, mais pas l’Azur qui est une réminiscence des « Savoie », soi-disant signe de pureté spirituelle et de noblesse. On dit que c’est avec le fascisme que l’Azur a suppléé le tricolore national inspiré du bleublanc-rouge de la Révolution française. Cela dit le Prince Azur ne fait pas de politique. S’il en fait, c’est à la manière d’un poète qui serait le porte-drapeau des valeurs de son peuple. Pour reprendre l’image du scoubidou, on s’émerveille de ce que le mélange de fils de couleur puisse donner un bleu si lumineux. Car il en va de l’équipe d’Italie de football comme des cité-Etats du passé dont nous parlions plus tôt. Chaque région, chaque ville, chaque club considère avoir les meilleurs joueurs et il ne se passe pas un dimanche sans que Verone, Pérouse ou Lecce ne protestent contre l’obstination du sélectionneur national à ne pas convoquer les stars locales et sa soumission aux intérêts des clubs les plus puissants. Pourtant, lorsque la « Nazionale », communément appelée « Squadra Azzurra » ou les « Azzurri » dispute un match 207 international à Trieste, à Empoli ou à Palerme, on affiche complet. À croire que le scoubidou composé par (prenons notre souffle) : le blanc-et-noir juventino, le grenat toriniste, le noir-azur intériste, le rouge-et-noir milaniste, le jaune-etrouge romaniste, le céleste laziale, le violet florentin, le bleu-cerclé sampdorien, le jaune-et-bleu de Verone et toutes les autres couleurs mêlées — n’obéit pas à la loi du mélange du spectre chromatique et, au lieu du blanc réglementaire, finit par donner un bleu d’une étonnante pureté. La question de celui qui va jouer les Prince chargé de conduire les Azzurri est encore plus ardue. Comme dans la Commedia dell’Arte où chaque ville avait son Arlequin, son Capitan et son Polichinelle, chaque club a son héros qu’il considère comme irremplaçable. Ce n’est qu’au terme d’interminables joutes qu’un condottierre montant, après avoir écarté ses rivaux, détrône le Prince qui le précède sur la liste et reprend le drapeau de ses pieds défaillants. Ainsi voit-on des types de héros différents se succéder à la tête des Armées Azur : Meazza, le génial Lombard (Années 30), Valentino Mazzola, le Turinois maudit (Années 50), Gigi Riva, l’Indomptable leader du Cagliari (Années 70), ou encore Paolo Rossi, le vif argent de Vicence (Années 80). Au moment où Roberto fait son apparition en équipe nationale (l’Italie vient de perdre une demi-finale de l’Euro contre la Russie en dépit d’un jeu séduisant), c’est un Romain qui mène la danse. Intelligent, élégant, Giannini, le n° 10 de la Roma, est le leader de la Squadra au seuil du Mondiale 90. Un leader qu’on appelle “le Prince de Rome”. Dans le sport italien et dans le Calcio, on parle souvent de dualisme, une manie qui consiste à hisser deux Princes sur le même trône en même temps. Ainsi voit-on apparaître Bartali et Coppi, Mazzola et Rivera, Benvenuti et Mazzinghi, comme 208 si le pays, dans son effort désespéré pour réduire sa dispersion, ne parvenait pas à franchir le dernier pas et devait laisser les deux derniers élus s’arranger pour la suprématie ! Si l’on y regarde de près, ce ne sont pas deux hommes qui s’affrontaient, mais deux typologies, deux tendances que les Italiens reconnaissaient en eux. D’un côté, tout ce qui exalte les valeurs paysannes du courage physique, de la bravoure et de l’opiniâtreté. De l’autre ce qui représente l’élégance, l’art et la culture. Aussi les Italiens préfèrent-ils Gino Bartali, Sandro Mazzola, Felice Gimondi ou Mazzinghi s’ils se réclament de la sincérité terrienne et de la virilité essentielle. À Fausto Coppi, Gianni Rivera ou Nino Benvenuti s’ils aspirent au triomphe du génie italique sur la force brute. Idiotie réductrice, bien-sûr. Bartali et Mazzola étaient pétris de classe, Coppi et Rivera ne manquaient pas de courage physique. Mais plutôt que de jouer sur la complémentarité, les Italiens préfèrent l’éternel retour de la controverse. D’où l’ahurissante histoire de la « staffetta », le relais entre Mazzola et Rivera à la coupe du Monde 1970 et ces théories prétendant qu’on ne peut faire jouer deux joueurs géniaux dans la même équipe. Où en est-on quand Baggio fait son apparition en équipe d’Italie (Italie-Hollande, 1 à 0, le 16 novembre 1988) ? À un croisement. Les héros du triomphe espagnol ont échoué au Mexique (élimination par la France de Michel Platini et Giresse en 1/8e de finale) et on cherche la relève. 209 Les « Moins de 21 ans » ont fait des étincelles depuis quelques années et ils ont pour nom : Zenga, Vialli, Mancini, Donadoni, Maldini, Massaro. C’est cette génération qui va s’illustrer durant l’Euro 88 en ne cédant que devant la Russie de Mikhailchenko, Belanov et Zavarov. Dès son entrée en équipe d’Italie, le Putto se rend compte du phénomène à ses dépens. Un peu plus jeune que la plupart de ses coéquipiers et privé de sélection dans les catégories inférieures par ses blessures, il est surpris qu’on le convoque alors qu’il n’est pas en pleine possession de ses moyens. Qu’il arrive sur le pointe des pieds ne suffit pas à le faire passer inaperçu. Pour beaucoup, il est un enfant prodige, le seul capable de reprendre le flambeau du Calcio des mains de Platini, de Maradona ou de Zico, son modèle, le joueur qu’il allait observer à Udine pour comprendre comment il tirait ses coups de pied arrêtés. Etre admiré à ce point sans avoir fait ses preuves n’est pas chose facile. Personne ne l’avouera jamais, mais Roby suscite des jalousies. Transféré trois milliards de lires (15 millions d’euros) alors qu’il n’a que 18 ans, il n’a joué que 6 matchs de championnat entre 1985 et 1987 et une quarantaine en tout quand Vicini l’appelle en sélection. Certains spécialistes pensent que le jeune Baggio n’est pas guéri (à preuve ses soucis musculaires). Que le jeune Baggio est inconstant (il disparaît des matchs pendant de longues minutes). Que le jeune Baggio n’a aucune discipline tactique (il ne défend pas). Que le jeune Baggio est égoïste (il considère le football comme un jeu et ne recherche que l’exploit). ` 210 Bref, les spécialistes aimeraient le faire rentrer dans la fameuse catégorie des “génies déréglés” qui vous offrent des délices mais qui sont la Croix de leurs supporters. Au Brésil ou en Argentine, cela ne poserait aucun problème. En France ou en Espagne non plus. Mais en Italie, où les techniciens se prennent pour de grands joueurs d’échecs, si ! En attendant, le jeune Baggio est devenu une étoile à Florence et il illumine les émissions télévisées avec ses buts venus d’ailleurs. Il joue 8 matchs de préparation et marque 3 buts entre le 16 novembre 1988 date de ses débuts contre Van Basten à Rome, et le match retour du 21 février contre ces mêmes Hollandais Inutile de raconter la pression qu’Azeglio Vicini, le sélectionneur de la Squadra, a sur les épaules. Ex-entraîneur d’une belle génération de moins de 21 ans et successeur de Bearzot, le champion du monde 1982, il n’a pas droit à l’erreur. L’Italie doit remporter “sa” coupe du monde et rejoindre le Brésil sur le toit du monde. Le 16 décembre 1988, jour où Roby fait ses débuts victorieux contre la Hollande de Rijkard et Van Basten, il a pour équipiers Tacconi, Bergomi, Paolo Maldini, Ricardo Ferri, Gianluca Vialli et Giuseppe Giannini. Sans oublier Walter Zenga, Baresi, Donadoni ou Serena qui sont blessés ou suspendus. Conscient d’avoir à sa disposition un génie brut de décoffrage, Vicini l’appelle à chaque rendez-vous et malgré son départ scandaleux de Florence en fait un semi-titulaire pour Italia 90. Auteur de 15 buts lors du championnat 1988/1989, le premier qu’il est en mesure de disputer sans blessure, Baggio en inscrit 17 l’année précédent le Mondiale, ce qui le classe au niveau de grands champions comme Maradona ou Van 211 Basten. L’année qui précède le Mondiale est problématique pour le champion de Caldogno. Il se marie en juin 1989, on évoque sa “fuite” à la Juve dès février et il passe six mois à démentir son départ tout en luttant dans une équipe qui change trois fois d’entraîneur, se traîne en bas de tableau et atteint la finale de la coupe de l’UEFA par miracle. “J’ai toujours été très émotif, avoue le héros dans sa première autobiographie. Jusqu’à l’âge de huit, dix ans, je me mettais à pleurer chaque fois que j’entendais la sirène d’une ambulance.” Ce n’est plus l’ambulance ou l’hélicoptère dans lesquels on a dû le transporter plusieurs fois à l’hôpital, qui bourdonne, mais la Volante des carabiniers qui le conduisent à Coverciano, lieu du stage des Azzurri avant le Mondial. Car les supporters déçus de la Fiorentina ne lâchent pas le morceau. Baggio les a trahi, il s’est vendu à cette cochonne de Vieille-Dame et à Agnelli. “Effondré, après avoir passé des heures terribles à regarder les émeutes à la télévision depuis Caldogno, j’ai filé dans ma chambre et je me suis mis à pleurer.” Désireux de préserver la tranquillité de la sélection italienne, Vicini et son staff décide de changer leurs plans et de déménager dans la région de Rome. Pour une entrée discrète, ce fut une entrée discrète. Reste à savoir comment les cadres de l’équipe ont pris l’affaire. Tous les amateurs de foot se rappellent le début de l’aventure du Codino lors de ce Mondial peu spectaculaire. Écarté au profit des titulaires Vialli et Carnevale et de la révélation Schillaci, Roberto attend le troisième match des éliminatoires pour faire son apparition dans ce que les Italiens ont baptisées les nuits magiques de Rome. Une apparition fracassante puisqu’il multiplie les gestes de classe, s’entend comme larron en foire avec Schillaci et 212 marque à la 78e minute le plus beau but de la compétition, le quatrième de l’histoire d’après la FIFA, au terme d’un une-deux et d’un slalom d’une rare élégance, ponctué par une feinte de corps et une série de contrepieds qui laisse la moitié de la défense tchèque sur le dos. Un bonheur complet, une revanche comme le confirmera Matilde, la maman de Roby : — “Ce but est pour moi le plus beau, il est arrivé après une série d’épreuves si dures que notre émotion a été immense.” Malheureusement pour Matilde et pour Florindo, les épreuves ne font que commencer et la montée en puissance de l’enfant prodige donne la migraine au bon Vicini. Vialli, qui s’est révélé lors de la coupe du monde ratée au Mexique (1986) et dont on attend qu’il porte la Squadra à bout de bras, ne voit pas l’avènement de Baggio d’un bon oeil. Légèrement blessé, il a deçu lors des premiers matchs. Idem pour Andrea Carnavale, le partenaire de Maradona à Naples, qui rue dans les brancarts en direct. Le choix du sélectionneur est facilité pour le match contre l’Uruguay : Carnavale s’est exclus de lui-même et Vialli souffre de sa cuisse. Ca roule pour Roby qui fait un match superbe, formant avec Schillaci (un nouveau but) ce que le journaliste Ormezzano baptisera : “un tandem de jumeaux hétérozygotes ”. Roby est encore efficace mais moins brillant contre une Irlande rugueuse et hostile que l’Italie écarte deux à zéro. On en arrive au 30 juin, jour de la demi-finale où le favori italien doit rencontrer à Naples une Argentine meurtrie par une défaite lors du match d’ouverture contre le Cameroun, par les polémiques et par les problèmes de Diego Armando Maradona avec le public et la presse du Nord de l’Italie. L’opinion publique est du côté du “duo des merveilles”, des jumeaux Schillaci-Baggio qui ont porté la Squadra où elle en 213 est, et on ne voit pas pourquoi Vialli devrait briser ce tandem de rêve. Vialli, qui a du toupet, s’étale dans la presse. Faisant allusion au physique de poche de ses rivaux direct, il déclare que “quand le jeu se fait dur, il faut faire rentrer les durs”. Vicini est un monsieur bien. En homme d’honneur, il ne se sent pas le droit d’exclure son leader avant la demi-finale du Mondial… Dommage pour l’Italie. Si l’on exclut une tonne de bonne volonté et une frappe repoussée par le gardien argentin que Schillaci convertira en but, Gianluca n’est pas à la hauteur du défi. Lorsque l’Argentine égalise par Caniggia sur une erreur d’appréciation de Zenga, Vicini fait entrer Baggio qui secoue les Azzurri, multiplie les incursions au cœur de la défense argentine et voit Goicochea arriver par miracle dans la lucarne où il adresse un coup-franc de grande classe qui aurait pu qualifier son équipe. On connaît la suite. Des prolongations hachées par les fautes, un arbitrage contesté de Michel Vautrot et des tirs au but qui voient Roberto exécuter Goicochea avant de consoler Aldo Serena qui n’y parvient pas. Les « nuits magiques » romaines s’arrêtent là pour l’Italie, et les tifosi de s’en prendre à Vicini. Ecoutons Roberto : — “Il s’est approché de moi, et il m’a dit qu’il me sentait fatigué et que je resterai sur le banc. Fatigué, à vingt-trois ans après tout ce qui m’était arrivé ! J’aurais mangé toute l’herbe de la pelouse en courant pour jouer ce match ! » On est tenté de croire Roby. Il est le meilleur sur le terrain lors de la finale pour la troisième place où il marque un autre but génial aux Anglais, réalisant qu’il vient de perdre sa première coupe du monde in-extremis. Après un tel départ on est en droit de penser que la carrière internationale du « Phénomène » est sur les rails et que 214 l’Euro qui se déroule deux ans plus tard en Suède est le théâtre de sa consécration définitive. Mais on le répète, rien n’est jamais acquis dans la Botte. Handicapé par des débuts hésitants à la Juve et par l’influence grandissante des milanistes, Roby ne parvient pas à imposer son style aux Azzurri qui sont éliminés par la Russie et qui ne participent pas à l’Euro remporté par le Danemark de Simonssen et d’Elskjaer-Larsen, le leader d’un Hellas Verone qui est la dernière provinciale à gagner le Scudetto. Suite à cet échec, la fédération décide d’un changement de gestion. Lors d’un Italie-Chypre joué le 21 décembre 1991 à Foggia (2-0, but de Baggio), Arrigo Sacchi, le sorcier qui a fait du Milan une des plus belles équipes de tous les temps en appliquant des recettes révolutionnaires (application du horsjeu, montée ultra-rapide de la défense sur les ordres de Baresi, pressing sur tout le terrain) remplace Vicini et ses méthodes traditionnelles. La question que les experts se posent est simple : Sacchi parviendra-t-il à appliquer ses théories sur des sélectionnés qu’il ne verra qu’une dizaine de fois par an et qui pratique un autre football dans leur club ? Celle que Baggio se pose ne l’est pas moins : — Sacchi lui fera-t-il confiance ? Les deux hommes se connaissent. Par un hasard étrange, le Sorcier de Fusignano était le coach de Rimini quand le jeune Vicentin a subi cette atroce blessure au genou, le 5 mai 1985. C’est lui qui déclarait au “Guerin Sportivo” qu’on verrait un jour ce jeune homme bourré de talent en équipe nationale. Certains experts mettent en doute la valeur du nouveau commissaire technique. Sacchi est un ayatollah du jeu total, un technicien pour qui l’individu doit se soumettre au système, et cette vision du football l’a opposé aux Hollandais du Milan qui avaient du 215 mal à supporter son intransigeance et sa rage d’innover, à l’image de cette “cage” où il les faisait entrer pour devélopper les interactions entre eux et peaufiner leurs mécanismes. Malgré les risques que cela représente, Sacchi a pris une décision. Il décide de miser sur Baggio et d’en faire le pilier de l’équipe qu’il veut modeler en vue de la World Cup 1994. La décision est importante, puisqu’elle a pour effet immédiat de marginaliser des stars comme Vialli, Mancini ou Zola et de mécontenter les caciques du Milan qui, à l’image de Baresi (il l’avouera au moment de la remise du Ballon d’Or et de la Coupe du Monde 94) doutent que le Divin puisse devenir un leader. C’est dans ce double contexte : Baggio leader et un système de jeu axé sur l’offensive que l’Italie aborde la dernière ligne droite qui conduit aux États-Unis et passe par une qualification à disputer au Portugal et à l’Ecosse. C’est dans cette atmosphère que Baggio doit résister à des dirigeants qui essaient de réduire son influence dans son propre club, à McCormack qui veut le vendre en pièces détachées, et à des médias qui utilisent la moindre de ses faiblesses pour vendre l’idée que le Prince Azur au Ballon d’Or est un enfant fragile et capricieux. Un exemple ? “Après notre victoire en Coupe de l’UEFA, déclare le futur Ballon d’Or, nous avons perdu contre Pescara en championnat. Au match suivant nous avons été sifflés contre la Lazio à domicile. Nos tifosi, comme la presse, ne pensaient déjà plus à notre succès européen. Notre défaite avait fait du bruit. Beaucoup plus de bruit, même. Ici, tu n’as pas le temps de t’arrêter un peu, de profiter d’une victoire ou d’un trophée. Ca, on ne te le pardonne pas.” — “Le football peut rendre fou, conclut-il, il suffit de la savoir.” 216 Fiat lux sine lux Les tenants de la « Distinction » chère à Pierre Bourdieu, ceux qui estiment que Malher (Gustav) ne rime pas avec Müller (Gerd ou Hansi), nous seront gré de penser que ce qui se passe sur un terrain de football, y compris quand la messe est servie par Maradona ou par Baggio, n’a pas autant d’impact sur la société que ce qui se déroule dans les gratteciels, et ce même si le Cavallier Berlusconi, magnat des médias et capitaine d’industrie, déclara en 1986 qu’il était temps pour lui et pour ses amis “de descendre sur le terrain”. Car Roby Baggio dût-il ménager ses articulations et son amour-propre en prenant les cabales à contre-pied, la famille Agnelli a d’autres chats à fouetter en cette année 1993 dont Salvatore Tropea dira qu’elle fut : l’annus horribilis de la Fiat : — “Le groupe turinois a fini l’année avec le bilan le plus désastreux de son histoire. Une recapitalisation du groupe sans précédent s’impose sans faiblesse. Fin août l’opération dont Enrico Cuccia a été l’architecte est approuvée. Une des conditions posées par Via Filodrammatici est que l’Avvocato et Romiti restent aux commandes au moins jusqu’en 1996.” “La présidence d’Umberto part en fumée et la famille n’apprécie pas. En septembre, Umberto rencontre Cuccia qui tente de lui expliquer le pourquoi d’un choix difficilement explicable. Il essaie de le rassurer : “Ce n’est pas par défiance, pas par défiance.” Umberto, le cadet de la famille, a compris. Il quitte la Fiat “pour s’occuper des holdings et de la petite IFIL qu’il fera grandir avec des profits qui, en dix ans, passeront de 30 à 350 milliards de nos vieilles lires. Ce sera elle qui interviendra en soutien de cette maison mère qui s’est 217 toujours refusée au Dottore Umberto.” Agnelli Edoardo, Agnelli Giovanni, Agnelli Umberto. Des prénoms qu’on retrouve comme un origami au travers d’un siècle. La famille est Bourbon, de Piémont, liée aux Savoie. Dans ces familles-là, le temps se fige et le petit-fils s’appelle du nom du grand-père. Eduardo est un noble de haute-volée. C’est Giovanni-I, son fils, qui fonde la “Fabbrica Italiana Automobili Torino” en 1899. C’est Eduardo-II, son petit-fils, qui donne naissance à Giovanni-II ou encore Gianni, le futur Avocat et à un frère plus jeune de 13 ans, Umberto ; ces deux enfants mettant à leur tour au monde un Giovannino mort à 44 ans d’une maladie incurable, et un Umberto, retourné lui aussi ad patres avant d’arriver au pouvoir qui leur était destiné. Chez les Baggio, le prénom du grand-père a échappé à la chronique people et Florindo a appelé ses enfants mâles du prénom de quatre grands sportifs : Walter (Bonatti), Giorgio (Chinaglia), Roberto (Boninsegna ou Bettega) et Eddy (Merckx). Les Agnelli mâles se sont toujours défiés des Agnelli femelles et de leur belle-famille. Le grand-père de l’Avvocato a fondé l’IFI (Institut Financier Industriel) dans le but de répartir le patrimoine familial en prenant certaines précautions. “Le centre de tout, raconte Rogazzini, dans le “Manifesto”, était l’IFI, fondé par le grand-père Giovanni pour gérer de manière unitaire et programmer l’hérédité (et les existences) de ses descendants. Au lieu de leur donner des actions de la Fiat, il leur fit distribuer des parts de l’IFI. Les petits-enfants du premier Senateur Agnelli, au nombre de douze, reçurent tous le même nombre d’actions, à l’exception de Gianni qui en eut quatre fois plus de manière à marquer son primat. Le 218 grand-père Agnelli voulait éviter que la belle-mère ait voix au chapitre à travers ses fils, et que les femmes en général ait des responsabilités. Cent ans après la fondation du groupe, aucune femme n’avait jamais fait partie du conseil d’administration de la Fiat ou de l’IFI” Rien de semblable chez les Baggio, puisque Papa Florindo e Mamma Matilde pousse l’égalitarisme jusqu’à faire quatre garçons et quatre filles parfaitement intercalés ! Tradition poursuivie par Roberto qui, jusqu’à la naissance de Leonardo au printemps 2005, avait une fille : Valentina, et un garçon : Mattià. — Et s’il déclara un jour que la famille était le centre de la vie indidividuelle et qu’il appréciait qu’Andreina s’occupe de la maison, on le voit difficilement passer chez un notaire pour exclure sa mère, ses soeurs, sa fille, ses petitesfilles, bref, toutes les femmes de sa famille de la gestion future de son patrimoine. Chez les Agnelli, on joue au golf et on aime les très belles voitures, comme en témoigne l’existence de play-boy jetsetter menée par l’Avvocat jusqu’en 1966. On ne connaît mal ce détail de la vie des Baggio mais il semble que Florindo fait davantage de vélo que de golf, qu’il tire plutôt au fusil qu’à l’arc et que le Prosecco remplace chez eux le château-lafitte 1964 dont on nous parle lors de ce repas de famille à Mandria où l’Avocat, soixante-quinze ans, déclare (sans suite) qu’Umberto sera son successeur à la tête de la grande maison. Le point commun entre les deux “dynasties” tient peut-être au matériau de base : le métal, que la première pliera aux exigences de l’industrie automobile ; et que la seconde soumettra aux nécessités de la charpente métallique. Et puis, grande... : — “Celle que tout le monde considère comme la première fabrique véritable d’automobiles italienne était formée de quatre étrages disposés le long 219 d’un ovale enchanteur de deux ailes longue chacune de 500 mètres pour permettre de faire confluer en ordre des files de voitures sans qu’elles soient détériorées, jusqu’à la sortie où elles rejoindraient une piste d’essai spectaculaire, inimitable par sa fermeture en chapeau.” Ou petite : — “Son papa (de Baggio) faisait des fixations métalliques, il travaillait dans ce que ses parents appelaient la Fabrique, un hangar de vingt mètres sur cinq. Il était si habile que ses amis et voisins l’appelaient l’inventeur !” ... Une fabrique est une fabrique pourvu qu’elle fasse vivre ceux qui la dirigent et ceux qui y travaillent ! C’est le problème quand Baggio s’apprête à devenir le footballeur le plus célèbre de la planète. Car la Fiat - jadis le fleuron de l’Italie qui gagne, fierté absolue de ses propriétaires et des ouvriers qui y travaillent - rencontre de terribles difficultés que le chef du personnel Magnabosco résume ainsi quelques années plus tard : — “Une grande usine automobile qui veut survivre doit investir de quatre mille à cinq milliards de lires par an. Si tu n’investis pas aujourd’hui, demain, tu seras expulsé du marché. Pour survivre, tu dois avoir une production de trois millions d’autos par an. Pour y parvenir, il n’y a que les licenciements ou fuir Turin. Les frères Agnelli savaient tout ça mais ne voulaient pas l’accepter. Chez ces deux citoyens du monde, informés, sophistiqués, riches de conseillers et d’experts, survivait un patriotisme piémontais féodal, amilial, qui leur interdisait d’accepter la fin de leur mode d’exister, de penser et de vivre.” Lorsque l’Avocat meurt le 21 janvier 2003, de rares voix s’écartent du chœur des louanges au défunt. Dont celle de Vittorio Feltri, le patron de “Libero”, un quotidien de l’orbite Berlusconi. Il répond à l’éloge funèbre de Luca 220 Cordero di Montezemolo (l’homme qui a fait signer Baggio à la Juve en 1990) en ces termes : “Gianni manager a été un désastre. Il a tout raté, à l’exception peut-être de la Libye (quelqu’un qui parvient à soutirer de l’argent à Khadafi mérite une médaille au titre de sa valeur levantine). Et son effet négatif à la tête de l’entreprise se déduit de la faillite de la Fiat en quarante ans… Gianni patron a collectionné les fiascos en séries et hors séries. Il n’a jamais réussi le choix d’un seul manager. Mieux. Il en avait un excellent - l’Ingénieur Ghidella, le projeteur de génie (celui de la Uno grâce à laquelle la Fiat s’est remise) et il est parvenu à le mettre à la porte. Inventivité, zéro. Stratégie, zéro. Tactiques, Zéro. Le bilan de sa direction se résume en deux coups de cuillère à pot… L’Avocat a accumulé plus de perte que de profits, plus de dettes que de richesses. Si nous calculons l’argent déboursé par l’État pour secourir la Fiat avocatesque, nous découvrons que la somme est quatre fois supérieure à la quotation de la fabrique. Et nous devrions regretter un homme pareil, le prendre comme exemple ? ” À ce niveau de charge, le jeune Baggio ne pourra plus dire que les média ont eu la dent dure pendant sa carrière et qu’il est le seul dans le collimateur. S’il a effectivement 45 ans quand il active son rôle tout honorifique de viceprésident, Agnelli n’est pas né de la dernière pluie, ayant gardé la main mise sur le fameux IFI, véritable trésor de guerre et noeud du pouvoir dans le clan. Ce qui rend lisible son dualisme avec Umberto, qui n’est pas un playboy, qui ne vaut pas par son originalité mais qui est, selon les dires d’un proche : “un officier sabaudien habitué à obéir même dans les circonstances où il aurait de nombreux motifs de ne pas le faire”. 221 Avec Umberto, c’est une toute autre musique. Drôle de destin “depuis que Donna Virginia Bourbon del Monte a donné le jour à ce bambin, le troisième garçon à qui a été imposé le prénom d’Umberto. Un hommage au Prince du Piémont, son parrain de baptème envers lequel il se dédouanera de nombreuses années plus tard quand, à la mort de celui qu’on appela le Roi de Mai, il fera descendre la Juve le deuil au bras sur le terrain. ” Un homme toujours dans le sillage. Un homme qui ne contestera jamais le leadership de l’Avvocato que, paraît-il, il admirait. Un homme qui devina qu’il allait falloir licencier et être impopulaire ; mais qui se retira plutôt que de livrer bataille. “Dans le clan Agnelli, précise Feltri, on a pensé que l’homme idéal pour dessiner le destin de la Fiat était ce couche-tard bon vivant et il monta sur le trône. Parce que son frère Umberto était quelqu’un de sérieux et qu’il le démontra toute sa vie, il resta sur le parterre. Si telles étaient les prémices, imaginez le reste.” Giorgo Bocca, un expert en étiquette piémontaise va un peu plus loin : “Umberto Agnelli était le prince héréditaire qui ne pourrait jamais vraiment régner, même après la mort de Roi Giovanni, son frère. Pour un raison très simple : le gros du paquet des actions appartenaient à son frère et pas à lui. Une diversité décisive, féodale, au nom de laquelle le Roi demeurait sur la colline dominant Torino, Villa Frescot, et le Prince héréditaire à Mandria, dans la plaine pedimontaine.” Car, poursuit le chroniqueur de “La Repubblica” : — “Dans la famille Agnelli comme dans toutes les grandes familles industrielles, fonctionnait le principe de la division des rôles. Gianni se disait sympathisant de la Malfa et de l’Éder. Umberto acceptait l’investiture démocrate-chretienne. 222 Gianni régnait à Turin et en Italie dispensant bons mots et snobismes sur la manière de porter la cravate ou les bottines. Le premier était théâtral ; le second réservé, feignant d’avoir un rôle décisif dans la gestion de l’entreprise.” Voici donc les deux princes-présidents entre lesquels Baggio, Roberto, né à Caldogno de Matilde Rossi et de Florindo Baggio, sept frères et soeurs, une enfance heureuse dans une famille modeste, va devoir naviguer. C’est à dire, d’un côté le patriarche génétique Gianni Agnelli que Lucio Dalla, l’auteur-compositeur bolognais décrit en ces termes dans sa chanson “Baggio Baggio” : — “Et puis il y a ce vieil industriel/ à la langue de soie/qui fait mal quand il parle”…. De l’autre, son frère Eduardo, une éminence aux lunettes noires “même quand il n’est pas sur les pentes neigeuses à Sestrières”, joueur de golf et leader ombrageux de l’IFIL. Pour plus de précision, voici ce que dit de Gianni Agnelli Enzo Biagi, le maître étalon du journalisme italien : “C’est son père qui l’avait emmené pour la première fois au stade. Gianni Agnelli se rappelait : ‘C’était le terrain d’entraînement de la Juve, c’était à la fin des années 20. J’étais vraiment un gamin et on faisait faire un essai à un joueur hongrois qui s’appelait Hirzer, rapide, si rapide qu’on le surnommait la Gazelle blanc-et-noir. (...) Je ne sais pas si mon père a regretté de m’avoir emmené. J’ai en tête maintenant que j’ai pris une claque à cause du football. Les déplacements de Turi à Rome se faisant en wagon-lit, et naturellement, tout le grattin montait avec nous. J’accompagnais papa et il y avait le Duc d’Aoste, le grand, celui de l’Amba Alagi, et un joueur de la Juve, Munerati. Au lieu d’aller saluer le duc, je me jette sur Munerati. Alors mon père s’exclame : C’en est trop, et il m’a giflé.” 223 Pour beaucoup de monde, Gianni était donc ce bouche-trou hors-catégorie toujours prêt à servir, avec, au fond de lui, la preuve non accomplie de ce que ses idées étaient les bonnes, celles qui auraient pu sauver la Fiat et la Juve. Bref, un « Last Tycoon » se présentant comme le protecteur des arts et des lettres ainsi que le démontrent les réalisations somptuaires achevées sous son instigation royale. Un homme qui ne pouvait passer plus de dix minutes avec vous sans bailler d’ennui et qui se permettait de distribuer des “calembours” d’une acuité et d’une ironie qu’il parvenait à faire passer pour des incitations pédagogiques, alors qu’elles étaient probablement une manière de ne pas avoir à expliciter ses avis et ses impressions. Tels que : — Maradona ? : “Avec lui, on n’a plus besoin d’entraîneur.” — Platini ? : “On nous l’a livré comme un toast, il a fallu rajouter le caviar.” — Vialli ? “Si Baggio est Raphaël et Del Piero Pinturicchio, alors Vialli est MichelAnge, le sculpteur qui a tout révolutionné en devenant peintre.” L’ « International Herald Tribune », n’est pas de cette avis. Il voit Agnelli comme un Prince fasciné par les joueurs atypiques, puisqu’il “était né riche, mais reconnaissait que d’autres était nés avec le pouvoir de le faire entrer en transe grâce à leur maîtrise de la balle inanimée”, voilà pourquoi il admirait “l’habilité de Platini à improviser, à conjuguer la beauté du ballon et le tumulte de la performance compétitive.” Son frère Eduardo était d’un tout autre type. C’était un homme dont on disait qu’il ne connaissait pas grand-chose au ballon, un quinquagénéire aux aigreurs rentrés bien décidé à réaliser à la Juve ce qu’on ne l’avait pas laissé faire ailleurs : à savoir : gérer au plus prêt, mettre en place des professionnels aguerris dans le monde de la réalité économique, vendre beaucoup et acheter peu ; et faire 224 tabula rasa de tout ce qui s’opposerait à sa nouvelle équipe, en particulier les hommes de Boniperti et de son frère aîné ; qui avait de moins en moins de temps à consacrer au football. De tout cela, quand le mois de mars arrive, Roberto Baggio, dit le Divin Codino, le futur Ballon d’Or 93, a-t-il vraiment eu vent ? 225 L’éternel combat de l’homme et du système Roberto Baggio, a appris à jouer un football de rue dont l’ultime trace en Europe est cette roulette dont on attribue à tort l’invention à Zidane, mais dont il a été sans contestation possible le metteur au point le plus raffiné. De nos jours les jeunes joueurs sortent des centres de formation où on leur apprend les bases du jeu collectif et où ils sont formés techniquement, mais surtout tactiquement. Rien de tel pour Roby qui se heurte à l’organisation du jeu (par les adultes) dès son plus jeune âge. C’est dans son autobiographie, « Una Porta nel Cielo », qu’il nous raconte des déboires qui commencent à table où il harcèle son oncle Piero pour qu’il fasse le quatrième lors des matchs que ses deux frères et lui disputent dans le couloir de la maison. Las de jouer seul contre la porte du garage de son père, “Bajeto” insiste pour que Walter, de dix ans son aîné, l’emmène jouer avec ses amis. Mais il n’en est pas question. ll est beaucoup trop jeune et ses aînés le contraignent qui le contraint à jongler seul derrière les buts. Plus tard, c’est Zenere, l’entraîneur des “Giovanissimi” de Caldogno qui refuse de l’aligner eu égard à son trop jeune âge. À treize ans, il pourrait jouer avec les Cadets de Vicenza, mais le règlement s’y oppose et son surclassement se révèle impossible. Lors de sa première saison avec les professionnels, la malédiction du banc se poursuit. Roby est trop fort pour jouer avec la Primavera (les Juniors) mais pas assez costaud physiquement pour être aligné en Serie C. Conséquence de cette fatalité qui l’écarte du rectangle vert depuis son plus jeune âge, Baggio s’acharne à être décisif dès 226 qu’on lui donne sa chance, comme s’il avait une peur folle d’être privé à jamais de sa passion au cas où il ne montrerait pas dès les premières secondes ce dont il est capable. Cette angoisse d’être écarté se retrouve inconsciemment tout au long de sa carrière avec, pour corrolaire : — Une soif maniaque d’exploits et de buts, et un désir fou de marquer les mémoires en réalisant des prouesses ; comme ce but inscrit du milieu de terrain lors d’un de ses premiers entraînements avec les pros. — Une recherche constante des solutions non prévues et hors système. — Et un désir de revanche qu’il lui a fallu des années pour domestiquer. La phrase est de Michel Platini qui, malicieux, a uni dans la formule mise à distance et sens de l’observation : — “En fait, Baggio est un neuf-et-demi dans le sens où il est à la fois un attaquant et un milieu offensif, un buteur et un passeur.” Traduit par ceux que le prodige de Vicenza agace, cela veut dire qu’il n’est pas un leader et qu’il ne mérite pas de figurer aux côtés des grands numéros 10 du passé. Pour d’autres, qu’il est un prima-donna avide de tirer la couverture à soi sans jamais mouiller le maillot. “C’est la presse qui en a rajouté, elle s’est servie des mots de Platini pour entretenir une polémique dont elle a chez nous le secret. Pourtant il n’y a jamais eu le moindre problème entre Platini et moi. Vous savez, ce qu’il a réussi en Italie, personne ne l’avait réussi avant lui et personne ne l’a imité à ce jour .” Le problème est plus profond. On sent bien que Baggio est une “mouche blanche”, un spécimen qui subjuge et effraie. Adolescent, on lui confie à Vicenza le rôle d’attaquant défilé ou de milieu très offensif, tout en le chargeant de l’exécution des penalties et des coups de pied arrêtés. À 227 Florence, ces entraîneurs le baladent au gré de sa rééducation et des problèmes de son équipe. “C’était pitoyable pour quelqu’un comme moi qui avait été capable de courir plus de dix heures par jour. J’étais si faible, je me sentais si fragile que je n’arrivais pas à suivre le rythme de mes partenaires à l’entraînement. Je me faisais l’effet d’un funambule qui pouvait tomber à tout moment.” Tenant compte de ce manque de fonds, Agroppi, Bersellini et Eriksson le font jouer attaquant de pointe, milieu offensif sur le côté, puis numéro dix derrière deux attaquants. Quand il est complètement remis, c’est avec, devant et derrière Ramon Diaz ou son alter-ego Borgonovo que Roby s’exprime le mieux. “La position qui me convient, c’est derrière et autour d’un attaquant de pointe qui peut marquer ‘mes’ buts. Cela me permet de venir de derrière et de surprendre le bloc défensif adverse.”, affirme-t-il lors de ses premières années à la Juve. Pas sür qu’il ait lui-même les idées claires. Dans une interview datée de 1994, il se souvient avoir joué en pointe avec Derticya et Kubik en soutien derrière lui. À la Juve, Maifredi l’utilise comme numéro X, libre d’être à la fois passeur et buteur (14 buts lors de son premier championnat en noir-et-blanc), à la Maradona, en quelque sorte. L’ex-entraîneur de Bologne ayant échoué avec sa cure de football-champagne, le Trap, son successeur, qui dispose de Baggio mais également de Schillaci, de Casiraghi et de Di Canio, pour ne pas parler, plus tard, de Vialli, de Moeller et du jeune Del Piero, a du mal à se décider. C’est l’époque de la zone totale du Milan et le primat du marquage individuel en prend un coup dans la presse italienne, qui lorgne du côté 228 de l’Espagne ou de la Hollande où l’on joue un football autrement spectaculaire. Harcelé par ses dirigeants, par les supporters et par une partie de la presse, Trappattoni aligne Roberto en soutien de deux attaquants de pointe pour ne pas laisser trop de monde sur le banc. Cela ne fonctionne pas : “Curieux, ce choix du coach, remarque le « Corriere della Sera”. Non seulement parce qu’il part du préjugé que Baggio serait un milieu de terrain et pas un ‘trois-quartiste’ ou un attaquant d’appoint ; mais parce qu’il a déjà deux attaquants qui s’appellent Schillaci et Casiraghi et qu’il ne peut pas se permettre d’en aligner un troisième pour des raisons d’équilibre tactique. Alors voilà Baggio, volentnolent, qui doit chanter et porter la croix. En récoltant les sifflets d’un public, qui veut bien lui pardonner les erreurs du créateur, mais pas celles de l’ouvrier.” Pas si bête, puisque Trapattoni en convient et que Roby, qui n’a marqué que deux buts en douze matchs avant Noël, en inscrit seize dès qu’on le fait jouer plus avancé ! En équipe d’Italie, il n’en va pas de même puisque Roby doit satisfaire aux exigences du jeu imposé par Sacchi, le Sorcier de Fusignano. Un journaliste français l’interroge à ce propos : — “Entre Trappattoni et Sacchi, je m’adapte. Mais ce n’est pas parce que le jeu de la Juve est fondamentalement différent de celui de la sélection ; c’est parce que les adversaires ne réagissent pas de la même façon. Le Cacio est un monde à part, vous savez.”. “Les systèmes et les schémas, dira-t-il plus tard, c’est excellent jusqu’aux trente mètres. Après, ce sont les individus qui doivent décider.” C’est ce genre de sortie que les tenants du réalisme lui reprochent, ainsi que son indiscipline tactique, ce refus de 229 s’intégrer dans un système donné et d’assimiler des schémas pré-établis. À ce sujet, Le site “Footie-51” est explicite : “Alors que les entraîneurs italiens rabachaient le mantra selon lequel chaque joueur, quel que soit son rôle, doit se battre pour récupérer le ballon, Baggio brisa le tabou. Quand l’équipe adverse avait la balle, il semblait se désintéresser du jeu, rôdant en attendant que ses partenaires la récupèrent. Mais donnez-la-lui et il avait l’art d’illuminer le jeu en un seul et éclatant instant. Pour chaque but qu’il marquait, les entraîneurs insistaient sur le fait qu’il avait perdu de nombreux de ballons. Et pour chaque défense qu’il écartelait en une seule passe décisive, ils faisaient remarquer celles qui avaient été interceptées. Tout cela, aux yeux de ses managers, était une offense impardonnable.” Le vrai problème, c’est que Baggio, comme les trentenaires dont parlaient les sociologues de l’époque, arrive après les baby-boomers Platini, Maradona et Zico, et avant ces attaquants du IIIe millénaire qui ressembleront davantage à des footballeurs américains qu’aux manieurs de balle des années 90, confère des gens comme Van Nistelroy, Ibrahimovic ou Ian Koller. La vérité, c’est surtout que Baggio naît au milieu des ultimes soubresauts du cattenaccio et croît dans l’enfer du pressing et de la zone intégrale. Lorsque j’ai commencé, dira-t-il substance, vous aviez un homme sur le dos mais quand vous le passiez, vous pouviez aller jusqu’au bout vu que vos adversaires étaient éparpillés sur le terrain. Avec l’utilisation de la ligne et le pressing tout-terrain sur le porteur de la balle, l’espace s’est restreint, l’oxygène s’est raréfié et on est tombé dans un football étouffant fait de contacts physiques et de systèmes, un peu comme le basket. Autre changement radical durant la carrière de Baggio (19852004) : le changement d’organisation de jeu. Si l’on jouait le 1-4-3-2 ou le 4-3-3 au temps de Platini et de Maradona, on se 230 remit à jouer le 4-4-2 ensuite, ce qui eut pour principale conséquence... de pousser les numéros 10 vers la ligne de touche. À partir du moment où l’on n’avait plus que deux attaquants de pointe, on préfèrait qu’ils soient grands et solides pour le pivot, petit et ultra-rapide pour celui qui tourne autour de lui. Avec pour corrolaire la difficulté de s’imposer contre les équipes qui ne vous n’attaquaient pas et de tromper des défenseurs qui passaient leurs vacances dans les gymnases de la musculation ou dans les pharmacies. Evidemment, quand on dispose d’un Baggio, d’un Gascoigne ou d’un Gianfranco Zola, même à cette époque-là, on est obligé de faire des concessions. Allez expliquer au spectateur qui se saigne à blanc que le petit génie ne joue pas parce qu’il ne s’intègre pas dans les plans de jeu élaborés par l’intellectuel qui fume son cigare sur le banc et qui gesticule pour le replacer ! Allez lui démontrer que son slalom contre la Lazio (un action de 15 secondes ou il laisse huit adversaires sur les fesses, gardien compris) est une erreur tactique. Ou que les dix minutes où il n’a pas touché le ballon avant d’inscire le but décisif sur coup-franc prouvent qu’il n’est pas en forme ! “Si Baggio était né au Brésil, écrit Gabriele Marcotti, de CNNSI, il aurait simplement été considéré comme trop bon pour être mis à l’écart. Le coach lui aurait donné un rôle d’électron libre derrière les attaquants et ça y était. Au Brésil on fait tout simplement jouer les joueurs les plus talentueux. Hélas, le jeu a changé et Baggio a la malchance d’être né dans un pays comme l’Italie, qui est totalement obsédé par la tactique.” C’est incontestable. Le gendre idéal des Italiennes n’a jamais été apprécié par les grosses têtes du tableau noir. Ces professionnels aux responsabilités exorbitantes (une bonne moitié est mis à la porte et l’autre doit affronter l’ire des Ultras) — touchent des salaires de ministre et ont un 231 procuratore qui leur rappelle qu’ils ont tout intérêt à se mettre en avant. Que ce soit par leur aptitude à remporter des succès, pour celle à comprendre leur président, à faire bonne figure devant les caméras ; mais surtout par la fermeté avec laquelle ils gèrent ce qu’on appelle en Italie lo spogliatoio, autrement dit les vestiaire qui sont le creuset de tous les triomphes et de tous les échecs. C’est là que le bât blesse pour Baggio et pour ses coachs. Comme le déclarera affectueusement Carletto Mazzone : — “Quand Roby arrive quelque part, 99% des personnes présentes se précipitent vers lui et pas vers l’entraîneur, et je trouve ça normal.” ; Un jeune coéquipier qui joue avec lui à Brescia confirme ce magnétisme embarrassant en 2001 : — “Aux premiers entraînements, on était scotchés, on aurait dit que la Warner tournait un film dans les vestiaires !”. 232 Quand le lapin mouillé sauve la patrie “Jusqu’à présent, on ne peut pas dire que j’ai réalisé ce que je rêvais dans cette coupe du Monde” déclare Baggio après deux matchs médiocres. La polémique est intense. Dans les journaux. Sur le petit écran. Dans tous les BarSport de la péninsule. Il y a ceux qui pensent que Baggio doit jouer derrière un numéro 9 de poids, genre Casiraghi ou Vialli. — Sacchi aussi, au début, mais il change d’avis. Il y a ceux qui pensent que Baggio doit jouer en duo avec Signori, comme Romario et Bebeto, le duo brésilien. — Sacchi essaie plusieurs fois mais ca marche mal. Il y a deux qui pensent que Signori doit jouer sur le côté gauche, Berti à droite et Roby seul devant ou avec Casiraghi ou Massaro. — Sacchi pencherait pour cette solution Il y a ceux qui regrette que Signori ne joue pas en pointe, comme à la Lazio avec qui il est devenu le meilleur buteur du championnat. — Qui sait si Sacchi n’y pense pas et si Baggio jouera les prochains matchs. Il y a ceux qui protestent parce que Sacchi a laissé les meilleurs à la maison (Vialli, Mancini, Crippa, Lombardo...) par la faute de Baggio, par la faute de la Diadora, le sponsor de l’équipe nationale et de Roby. Il y a ceux qui... En attendant, il s’en est fallu de peu que les quatre premiers matchs ne tournent au cauchemar. À New-York contre l’Eire de Jacky Charlton, dit la Girafe, les journaux américains font leur une sur le duel historique, quasiment mafieux, qui va opposer les “Ritals” et les 233 “Paddies”. Le Geant-Stadium est comble. L’Irlande a une équipe compacte et bien préparée, un gang de copains qui ont pris le dessus sur l’Allemagne et sur l’Argentine en match amical. L’Amérique, novice en matière de soccer, attend de voir à l’oeuvre ce Little Buddha alias The Divine Ponytail à qui l’on a attribué le titre de World Soccer Player FIFA of the Year. De New York à Dallas en passant par Cheyenne et San Diego, on ne tarit pas d’éloge sur le Michel-Angelo du Calcio : “Baggio, un buteur qui a la licence artistique de se placer à peu près où il veut sur le terrain, est unanimement considéré comme le meilleur joueur du monde. En outre son art, comme celui de Michael Jordan sur un parquet de basket; parle de lui-même. Son talent s’offre comme des pictogrammes, visible et évident, mêmes aux Etats-Unis. Baggio, un brin d’homme de 1 m 74 pour 72 kg (inclus la queue de cheval) a les plus grandes chances de relancer aux USA un amour du foot qui remonte au Pelé des New York Cosmos. ” Relancer le soccer ou non, The Divine joue mal et essuie une défaite 1 à 0 qui sidère la presse mondiale. Roby confirmera neuf ans plus tard : “Un match à oublier. Nous étions paralysés par la chaleur et par la peur. À la fin du match, on était démolis” Patrick Barclay, l’envoyé du “Guardian”, est moins sévère : “L’Italie a toujours eu au moins autant de possession de la balle, presque tout son jeu étant aiguillé par Roberto Baggio dont le touché de velours s’est révélé d’un toute autre qualité que tout ce qu’on a vu sur le terrain”. “Avant le match, ajoute-t-il, pas mal de ces spécialistes italiens en quête de mauvais présages ont maugréé quand ils ont appris que l’attaque de Sacchi serait constituée de Baggio et de Signori (...). Mais Baggio et Signori sont moins à 234 blâmer dans l’échec de l’Italie que le côté prévisible de son milieu de terrain et la fragilité de sa défense.” Pour le deuxième match de poule contre la Norvège, on passe de la contestation au scandale. L’Italie et Baggio jouent correctement pendant vingt minutes jusqu’à ce que la défense se fasse surprendre par une longue balle profondeur. Pagliuca sort en catastrophe, percute l’avant-centre scandinave en dehors de sa surface et touche le ballon du coude. L’arbitre l’expulse et l’Italie est à dix ! C’est là que se produit le premier coup de théâtre de cette World Cup à l’italienne. Sacchi fait entrer Marchegiani, son gardien remplaçant... et sortir Baggio, qui lâche un : — “Il devient complètement dingue” que les télévisions du monde entier décortiqueront sur ses lèvres le soir-même ! “Je ne suis pas tout à fait idiot. Si une équipe est réduite à dix, il est logique de sortir un attaquant. Ce qui m’a blessé, c’est la totale inadéquation entre la décision de Sacchi et ses mots de la veille. S’il m’avait vraiment considéré comme le Maradona de l’équipe, il ne m’aurait jamais retiré, même dans une situation d’urgence. C’est dans les situations d’urgence que les joueurs de talent peuvent faire la décision.” Heureusement pour le technicien romagnol, les dix Italiens restants se battent comme des lions et l’emportent grâce à un but de Dino Baggio. Après le match, on parle davantage de l’exclusion du Divin que du résultat. D’aucuns déduisent que Roby n’aurait pas été fâché que son équipe perde et que Sacchi paie son impudence à son égard. 235 “Ceux qui ont prétendu ça, non seulement professent des hérésies parce que je n’envisage même pas de ne pas soutenir l’Italie… mais ils ont en plus les idées confuses : Qu’est-ce que j’y aurais gagné, moi, à une éventuelle défaite de mon équipe ? Je serais rentré à la maison comme tout le monde et j’aurais été comme d’habitude le premier bouc émissaire ?” Inutile de décrire l’ambiance qui règne avant le troisième match de cette poule d’où l’Italie ne peut s’en sortir qu’en battant le Mexique ou en espérant que les résultats des autres groupes lui permettent de rester meilleure troisième. En sus des habituelles querelles sur le système, les schémas et la tactique, l’armée de tous les Cassandre d’Italie assaille le staff médical pour savoir si le numéro 10 de la Juve est en pleine possession de ses moyens ; si la préparation des Azzurri a été bonne ; si la chaleur ne va pas nuire au football total préconisé par le Sorcier de Fusignano. Giorgio Tosatti, un monument du journalisme sportif dont le père est mort dans la catastrophe de Superga, n’y va pas de main morte dans ses éditoriaux : “Nous pouvons nous qualifier et faire un bon Mondial. Mais il faut éclaircir quelques points cruciaux. Le premier concerne l’utilisation de Roberto Baggio. Si Sacchi considère qu’il est précieux pour l’équipe nationale et dans une condition physique adéquate, qu’il remette Casiraghi et qu’il en revienne à la formule avec laquelle nous nous sommes qualifiés pour ce Mondial. Signori en pâtira un peu mais l’attaque aura de la puissance et Roberto redeviendra l’homme-but que nous connaissons. S’il doute de lui et de sa forme, qu’il le sorte et qu’il mette sur pied un tandem d’attaque Signor-Massaro (ou Casiraghi) derrière lequel pourrait opérer Zola.” 236 Contre le Mexique, l’Italie obtient un nul médiocre qui lui permet avec beaucoup de chance d’atteindre les huitèmes : “Il a surtout manqué Baggio, affirme l’ineffable Teotino, il devait être la touche en plus, mais il a été l’homme en moins. Pas mal de mouvement mais peu de détermination devant le but. Il s’est laissé aller à des tirs mollassons toutes les fois qu’il a eu l’occasion de conclure. Il n’a même pas su profiter des mains de laine du gardien Campos. Bref : aucun coup de génie, aucun dribble réussi, aucune passe démarquante : En somme, rien de rien. ” Plus loin : “Baggio devait être le grand protagoniste de ce Mondial, avec la couverture de “Newsweek” et tous ces reportages dans les journaux américains. Même si le “New York Times” a intitulé son portrait : ‘L’homme dont on sait tout sur ce qu’il n’est pas.” C’est ce non-être, dont il était question dans sa vie d’anti-personnage qui hélas l’a poursuivi sur le terrain ”. Finalement : “Tout ce qu’il y a à sauver, c’est le calme de Costacurta, le courage de Maldini, les passes d’Albertini, le travail de Dino Baggio et la vivacité de Massaro. Quant à Roberto Baggio, c’est un clône qui joue à sa place à la pointe de l’attaque.” On en est là le jour où l’Italie doit affronter le Nigéria qui a battu l’Argentine en poule. Les Nigerians de l’Allemand Westerhof sont la révélation du Tournoi et on les présente comme les prophètes du football de l’an 2000. L’Avvocato, “ce vieil industriel à la langue de soie qui fait mal quand il parle”, donne le coup de pied de l’âne à Roby en jouant sur la presque homophonie entre Queue-de-cheval : Codino et lapin : Coniglio : — “Je ne sais pas si vous avez vu le visage qu’il avait avant le match contre le Mexique, on aurait dit un 237 lapin mouillé. Ca me déplaît, parce que c’est un garçon sensible.” Vacherie reprise dans le monde entier et à laquelle Roberto répondra en précisant qu’Agnelli s’était adressé à lui au téléphone : — “Il m’a dit que j’avais l’air d’un lapin mouillé avec affection. Il a l’habitude de lancer ce genre de traits mais je ne me sens pas blessé.” “La chose ne m’a pas fait plaisir, lit-on sept ans plus tard, mais j’étais le premier à savoir que je ne rendais pas autant que je le pouvais. Et puis je crois qu’il essayait de me stimuler, de m’éperonner avec ses réflexions.” C’est sur son répondeur téléphonique qu’on aura eu la meilleure idée de la vraie réaction de Raphaël. “Le Lapin mouillé n’est pas là, laissez-lui un message”. Autant pour les dirigeants de la Juve à la rentrée ! Foxboro Stadium, U.S.A., le 6 juillet 1994. Huitième de finale de la World Cup 1994. Le match n’a pas encoe commencé et le panneau lumineux indique : Italie 0 Nigeria O. Entre le 1er et le 9 juillet 1994, les plombs italiens ne sont pas loin de fondre. Roby n’est pas le seul à risquer gros. On attend Sacchi au tournant depuis qu’il a pris les rènes de l’équipe nationale. Que ceux qui ne comprennent pas ce que cela signifie se rappellent le pauvre Aymé Jacquet avant la coupe du monde 1998 ! Sacchi n’est pas aimé pour plusieurs raisons. C’est un autodidacte illuminé qui n’a jamais été joueur professionnel. Il est le protégé de cet astre montant qu’est Berlusconi. Et il a imposé (avec Zeman) un jeu porté sur l’offensive en reniant le postulat du marquage individuel. Nombreux sont les commentateurs qui pensent que ce sont Van Basten, Gullit et Rijkaard qui ont fait le bonheur du self made man 238 romagnol et non ses innovations tactiques. L’avis des autres, plus nationalistes, est diamétralement opposé. Si le trio hollandais a conduit le Milan à la victoire, c’est grâce à une défense “à l’italienne” composée de Tassotti, Baresi, Galli (Costacurta) et Maldini, et enrichie par le talent tout-terrain de Demetrio Albertini et de Roberto Donadoni, sublimée enfin par l’éclosion du formidable “Marcello” Desailly. L’autre critique faite à Sacchi est la difficulté qu’il éprouvera à transvaser ses théories du Milan, une équipe avec qui il travaillait toute la semaine, à la Sélection, où les joueurs se voient peu et arrivent dans un état de fatigue extrême. Sans oublier un facteur sous-estimé lors de la préparation : la canicule et ses conséquences sur la musculature de joueurs contraints à courir comme des forcenés par 40°C à l’ombre, pour la simple raison qu’U.S.A.-94 marqua l’entrée du sport dans une dimension planétaire dominée par la télévision et par les sponsors. Ce qui amène le Pr Feretti, le responsable du staff médical italien, à s’exprimer par la plume de Giorgio Rondelli : “L’Italie du ballon a dû faire ses contes avec un ennemi de plus : la crampe ; autrement dit la contraction involontaire du muscle qui durcit et qui devient douloureux pendant une dizaine de secondes. Chez les footballeurs, le muscle le plus sensible est celui du mollet, en jargon : le triceps sural. Les causes sont de type fonctionnel (une extrême sollicitation) mais dépendent également de facteurs vasculaires et inflammatoires ; sans écarter les éventuels états d’anxiété. Il faut enfin prendre en considération un déséquilibre éventuel dû à une sudoration élevée, c’est-à-dire à la perte d’eau et de sels minéraux.” 239 “La crampe est souvent l’antichambre de l’élongation, de la contracture ou de la déchirure musculaire.” Foxboro Stadium, U.S.A., le 6 juillet 1994. Le Nigéria a ouvert le score suite à une erreur inhabituelle de Paolo Maldini et le panneau de score indique toujours : Italy 0 - Nigeria 1. Les Italiens sont tendus, l’arbitre ne donne pas toutes les garanties. Westerhof, le sélectionneur allemand des Africains a renoncé au football offensif du permier tour pour jouer... à l’Italienne. Il a confié le marquage de Baggio à l’excellent Oliseh qui suit le Divin partout et qui le matraque. L’Italie manque quelques occasions, mais la fin du match est proche et les organismes sont à bout. Irrités par le manque d’allant des Azzurri, les tifosi scandent le nom de Gianfranco Zola, le remplaçant de Baggio et Sacchi lui ordonne de s’échauffer. La tension monte d’un cran mais Zola entre à la place de Massaro. Fou d’impatience, il se jette sur un ballon, fait une légère faute, écarte son adversaire du bras... et se fait expulser ! L’Italie est à dix pour la deuxième fois en quatre matchs ! On en arrive à la 88e minute... L’envoyé du “Corriere” se souvient : “Au Summerset Hill de Warren, New-Jersey, les magasiniers avaient commencé à préparer les valises. Du côté de la tribune de presse, certains journalistes consultaient les horaires d’avion pour le retour. Dans la tribune, le président de la Fédération peaufinait son système de défense et enfilait un gilet pare-balles. Il manquait 90 secondes à la fin du match, à la fin de tout. Les ennemis de Sacchi étaient en train d’affûter leurs adjectifs et les opposants à Matarrese étudiaient une stratégie pour donner l’assaut à la présidence fédérale. Il manquait 90 secondes et il n’était désormais plus 240 que dix joueurs sur le terrain et un petit bonhomme à y croire, Arrigo Sacchi, toujours debout. Nous nous demandâmes alors combien de temps allait prendre Nizzola pour faire virer Matarrese, si Sacchi allait se retirer du football ou s’il allait tenter une aventure à l’étranger comme son grand ennemi Trapattoni. Mais également quel serait le prochain sélectionneur de l’équipe nationale : Cesare Maldini, probablement. Il manquait 90 secondes à la fin du match quand Roberto Baggio a changé l’histoire du football italien. ” Giancarlo Padovan prend le relais : “C’est presque fini et ça se voit au temps qui passe, à l’Italie qui passe. Les Nigerians en sont à nous ridiculiser par un taureau et les Azzurri redondissent et s’écrasent contre eux comme des mouches agonisantes dans une chambre close. On en est là. C’est peut-être le désespoir et non le splendide Donadoni qui lance Mussi dans la surface africaine à la 43e minute de la deuxième période. Le blondinet exsangue gagne un contre, ne perd pas son calme et s’appuie sur Roberto Baggio. L’instant est suprême, il fracassera la partie : tir du droit sec, net, pur, profond et c’est l’égalisation. Une égalisation invraisemblable ! Tout se jouera dans les prolongations !” On ne résiste pas au plaisir d’entendre se lâcher Pindare par la bouche d’un autre plumitif, prêt la veille à le clouer au pilori : “Il y a un très beau conte Zen, un homme fuit un lion, il se jette dans un ravin, il reste suspendu à une racine. Une sourit se met à ronger la racine. Un tigre famélique l’attend au fond du précipice. La fin est certaine. L’homme voit une fraise qui pend à côté de lui. Il la détache et il la mange, elle a goût sublime. Morale : Bouddha vous sourit quand vous ne l’attendez plus... — Donadoni s’échappe à droite, j’observe 241 Sacchi pour vous raconter sa réaction. Pas la peine de suivre la match. Passe à Mussi qui tackle pour protéger la balle, qui la transmet. Qui arrive ? Baggio. Pas la peine de regarder, les yeux sur Sacchi pour le dernier article, celui de l’éviction. Par instinct de supporteur, je regarde tout de même la surface. Tir. Rufai plonge. Gol. Gol ? Gol ! Gol ? Siiii, Gol, Gooolll, goooooolll, Gol, Gol, Gol Gol. Gol.” “Cette fois, prétend Teotino, car le plumitif, c’est lui, même moi qui suis un grand supporter de Baggio depuis toujours, j’avais perdu la foi. Le but qui nous a sauvé a fait entrer Baggio dans le Mondial. Disparues les crampes, chaque minute qui passait semblait le rechercher comme une dinamo. Pendant la prolongation, il a pris l’Italie en main et l’a portée au-delà de l’obstacle. Et l’invention qui a contraint les Nigerians au penalty sur Benarrivo fut sienne. Comme sa transformation glaciale.” Sic transit gloria mundi, auraient commenté les contemporains de Jules César. “Ce fut un but chanceux”, prétendirent certains à qui Roby devenu grand répondit rétrospectivement : “Quand tu marques à la 90e minute, il y a toujours une part de chance. Mais la balle, j’ai vraiment voulu la mettre là. Et puis... Peut-être qu’il y a eu quelque chose de spécial dans cette inspiration (...). Je n’étais plus angoissé, je jouais avec facilité, tout me venait naturellement. Oui, je m’étais libéré. Ca pouvait, ça devait devenir une occasion fondamentale.” Ainsi l’Italie se qualifiait in extremis et évitait de rentrer au pays sous une pluie d’agrumes et de briquets. “Baggio le sauveur, titre “Marca” en anticipant le quart de finale contre l’Espagne. Cet homme est de la dynamite pure. L’étoile de l’Italie et le cerveau de la Juve devra être tenu sous haute surveillance par les hommes de Clemente”. 242 Selon “El Pais”, “les dieux protègent l’Italie”. “Le Soir” de Bruxelles parle d’un “nouveau miracle” et se demande “à quels saints les Italiens se sont voués dans les dernières minute du match”. Le “Times” loue les mérites d’un “Baggio brillant qui sauve une Italie à dix lors des prolongations” Et un rédacteur américain de suggérer que Baggio a récité un mantra de Shakyamuni avant de marquer. Opinion du héros ? Le mérite de son exploit revient sa famille arrivée depuis peu en Amérique et au fait d’avoir pu embrasser sa fille Valentina, sa femme et ses parents : dont Matilde, la Mamma, qui fait le bonheur des gazettes : — “Je l’ai appelé depuis les grilles, déclare-t-elle radieuse aux caméras qui l’assaillent : On est là ! Vous savez ce qu’il m’a fait comme ça avec la main ? Deux ! Il m’a fait deux, comme ça, avec les doigts ! Vous avez vu ? il ne m’a pas menti ! Maintenant, c’est sûr, ça va aller mieux !” Les images de la primadonna redevenu Divin Codino font le tour du monde. On revoit le héros au catogan frisé accomplir un demi-cercle devant le cadre de ce but qu’il vient enfin de violer pour le plus grand bonheur de millions de téléspectateurs. On le voit courir et courir, le visage déformé par un manière d’exorcisme ; on le voit se parler, n’en plus finir d’expulser ce qui l’oppresse tandis qu’une trentaine d’Italiens : ses partenaires, les remplaçants, les masseurs, le staff le poursuivent en hurlant. Qu’a-t-il pu se passer à cet instant-là dans le cœur et dans le système nerveux de celui dont on avait fait l’hommesymbole d’USA 94 et qui sort d’un véritable calvaire psychologique ? Il a marqué des dizaines de buts ? Ca n’a pas suffi. Il a remporté le Ballon d’Or ? Ca n’a pas suffi ? N’a-t-on pas cessé de le mettre en porte-à-faux avec son club, avec 243 ses entraîneurs, avec ses partenaires en club comme en sélection ? N’a-t-on pas raconté en mars qu’il devait se faire opérer ; en avril que ses muscles étaient de soie et ses genoux en cristal ? N’a-t-on pas raconté en mai qu’il voulait rejoindre le Milan vainqueur de la Coupe d’Europe ? Que Baresi et Maldini n’avaient pas envie de le voir arriver ? Qu’ils ne le considéraient pas comme un meneur d’hommes ? Qu’il faisait du chantage à la Juve pour revaloriser son contrat ? Un père jésuite n’ira-t-il pas jusqu’à demander qu’on l’excommunie ! Avant de s’endormir dans sa chambre d’hôtel, The Divine Ponytail s’agenouille devant son Gohonzon et s’adresse au Bouddha principal de son organisation. Ses adversaires n’ont qu’à bien se tenir, c’est tout ce qu’il sait pour l’instant. 244 Pallas et son univers impitoyable Pendant que le héros du Foxboro Stadium, deux buts et une qualification miraculeuse, dort sur ses deux oreilles, un autre Roberto, Bettega, est en pleine effervescence. Succéder à Giampiero Boniperti, meilleur buteur de la Juve de tous les temps et symbole de la Vieille Dame, n’est pas une mince affaire. Haut de stature, de type central-européen plus que latin avec son mètre quatre-vingt passé et son front de condottiere médiéval, Boniperti, l’homme de Gianni Agnelli, est dans les années 80 un monument indéboulonnable. Dans une ville anéantie par la castastrophe de Superga, la meilleure équipe du monde de club de l’après-guerre avec le Honved de Puskas, il a été le pilier à partir duquel Agnelli a bâti “l’autre équipe de Turin”. Successivement avant-centre (1947), trois-quartiste au service de Hansen, la star danoise (années 50), et enfin cerveau du milieu de terrain noir-et-blanc derrière Omar Sivori et John Charles (années 60), Giampiero est devenu le meilleur dirigeant d’Italie en alignant, entre son accession au poste de président-délégué et son départ, la bagatelle de 9 titres de champion et de 4 coupes d’Europe, enrichis d’une autre coupe d’Europe avec Baggio lors de son bref retour aux affaires en 1992/93. Bettega a un parcours et un profil similaires. Attaquant de race, Tête d’Or de son temps, Roberto alliait une grande élégance gestuelle à une efficacité et à un intelligence qui le firent briller lors de l’épique doublé scudetto/coupe de l’UEFA en 1977 ; et surtout lors de la coupe du Monde argentine de 1978 où il fut étincelant. Le port haut, Bettega eut à se forger le caractère en affrontant une pleurésie et un grave accident de voiture, ce qui en fit un héros ; avant qu’il 245 ne se déserte la Juve pour le Canada et ne devienne homme de communication à l’école de la Fininvest... de Berlusconi ! L’aîné Boniperti a souvent eu maille à partir avec Bettega le cadet. En particulier lors de ce fameux match où Bettega menaça l’arbitre de lui faire une tête (soyons pudique) au carré. Puis en ne daignant pas le prévenir de son départ dans la ligue professionnelle canadienne (Agnelli était au courant). Mais on n’en saura pas plus. Boniperti n’est pas homme à exprimer ces désaccords en public comme nous le prouve la présentation de sa biographie chez Rizzoli Éditeur : — “Vous ne trouverez - et vous n’auriez jamais pu trouver - d’accents purulents sur l’adieu définitif au siège juventino et sur les rapports difficiles avec son ex-protégé Roberto Bettega. Il ne pouvait probablement pas donner en pâture au lecteur ce qui n’est que broutille eu égard à la grandeur lumineuse d’une vie vouée “toujours et seulement à la Juventus”. Une vie, comme le dit le titre, la plupart du temps “la tête haute” aux côtés de Giovanni Agnelli et au nom d’un style qui signifie noblesse, recherche de la perfection et, en exagérant un peu maintenant que l’Avvocato s’en est allé vers un monde meilleur : tension vers l’absolu.” Tension vers l’absolu, le bon Pindare n’est pas loin. Il n’en reste pas moins que l’expression “style et stilet ”, reprise dans un livre célèbre, est adaptée à la famille Agnelli et à la Juve, sa créature, qui se veut impitoyable dans la noblesse et assassine sur la pointe des pieds. Tout “pointure et poinçon”, pour tenter une adaptation française. Cela posé, peut-on être élégant quand on perd ? Peut-on rester fidèle à une tradition quand on est dépassé par ses rivaux ? Lorsqu’on perd beaucoup d’argent ? Lorsque le monde et les règles qui le gouvernent changent ? 246 Quand Agnelli Giovanni, le dandy, le protecteur des arts, passe la main à Agnelli Umberto, le puîné, le réticent, beaucoup d’observateurs commencent à en douter. Tout part d’une campagne d’explications dont les chiffres sont les principaux ambassadeurs. Boniperti aurait dépensé des milliards (40 ! soit 20 millions d’euros). Boniperti a traité le cas Baggio entre deux portes et le “pré-contrat” qu’ils sont signé jusqu’en 1995 est si flou qu’il laisse la porte ouverte à toutes les intrusions, principalement celle des Américains de Mc Cormack qui mettent leur nez partout depuis que le tennis n’est plus la poule aux œufs d’or et que la coupe du monde se déroule aux Etats-Unis. Fort des analyses alarmistes des financiers qui gèrent la Fiat et la Juventus, Umberto écarte Boniperti et lui adjoint Bettega pour un départ dit “en sifflet” qui sonne comme une exécution. Donnant à ce dernier mission de constituer une nouvelle équipe dirigeante avec Antonio Giraudo, grand supporter du Torino mais homme d’entreprise impitoyable. C’est du Torino A.C. que viendra le troisième membre de ce que l’Italie va baptiser la Troïka, Trimurti et pour finir la Triade. Il a pour nom Luciano Moggi, alias Lucky Luciano, d’après tous les spécialistes : l’homme le plus redoutable du Calcio. Le parcours de ce personnage originaire du pays des Etrusques est un conte de Canterbury ou une fable de Boccace. Simple employé des chemins de fer à Civittavecchia, la légende raconte que ce “caractère” au front bosselé, au nez caréné et à la poitrine de Polichinelle s’empare un jour du sifflet du chef de gare et fait partir un train. Pré-retraité, Moggi n’a pas l’intention de faire carrière dans l’administration ferroviaire. Il s’y entend en football et repère les jeunes espoirs du ballon rond comme personne dans le pays, au point de se faufiler dans le Calcio qui compte via les couloirs du Stadio Olimpico de Rome. 247 L’homme a du nez. On le retrouve à Naples où il devient un élève d’Italo Allodi et le directeur Sportif de Ferlaino, le démiurge qui a fait venir El Pibe de Oro Maradona dans le cité parténopéenne. Sentant le vent tourner quand les couloirs de Fuorigrotta empestent la cocaïne et la camorra, Moggi infiltre les rangs de la Roma (et de la Lazio), ce qui se révèle plus difficile que prévu, Dino Viola, le président d’alors, le considérant comme du menu fretin et lui tendant le coude plutôt que de lui serrer la main en public. Foin de ce genre de détails, Moggi prend le chemin de Turin où, sous la direction du président Borsano, un grand ami de Bettino Craxi, il prend en main le destin du Torino. C’est là qu’il fait la connaissance d’Antonio Giraudo, un cadre supérieur de la Fiat. C’est là qu’il affine ses stratégies, qu’il perfectionne ses prébandes et qu’il s’octroie les (bons ?) services d’une liste non négligeable de dirigeants, d’industriels, de journalistes, d’agents de joueurs et last but not least de pas mal d’arbitres. “Quand les arbitres internationaux venaient en déplacement à Turin, il les enveloppait comme un boa. Il les installait au Turin Palace, l’hôtel le plus luxueux, s’arrangeant pour qu’il trouve des habits en cadeau. Suivaient le déjeuner et le dîner. Puis le night-club, de l’ombre duquel sortaient des odalisques splendides qui transformaient la nuit des maillots noirs en rêve. ” Le système est huilé, Moggi ne tend pas le coude à ses inférieurs et il répond toujours au téléphone. “Avec le système du don, Luciano entretient d’excellents rapports même avec les supporters les plus extrêmistes, les bêtes noires des présidents. Typique, le billet gratuit pour assister au match dans la tribune d’honneur. Le billet le plus fameux a été celui remis à Fabrizio Carroccia, dit 248 ‘Mortadelle’, le supertifoso qui a tellement intrigué à la fin du match Juve-Inter d’il y a quinze jours. ” Mais il y a également — “les comptes ouverts dans les restaurants. Les restaurants de Moggi sont le Ciro à Mergellina, “La Cantinella” et “l’Hotel Royal” à Napoli, “Urbani” et les “Deux Mondes” à Turin, tous deux près de Porte Neuve. Il y a en outre les cantines à l’usage des journalistes. On peut soit manger gratis, soit payer 30 000 lires en obtenant un reçu de 60 000 à remettre au journal pour remboursement.” On croit rêver quand on en vient au “Pibe de Oro” : “Tout naît des déclarations de Pietro Publiese, l’exchauffeur de Maradona impliqué dans une enquête sur la camorra napolitaine. Repenti en 1995, Pugliese déclare aux magistrats parthénopéens que Maradona a usé de cocaïne pendant sept ans et qu’il n’a été pris que la dernière année, fait singulier dont ils devraient parler à Matarrese (le président de la fédération)... Il y aurait eu quelqu’un pour piloter les contrôles du laboratoire d’Acqua Acetosa à Rome et, au moment opportun, pour destiner certains à frapper des joueurs déterminés ? Les analyses qui ont condamné Maradona date du 17 mars 1991, alors que le super-champion était sur le déclin et qu’il avait rompu avec l’équipe, y compris avec la forte amitié qui le liait au directeur sportif... Luciano Moggi.” Persiflage italien ? Gossip téléguidé par les rivaux de Moggi et de la Vieille Dame ? Pas seulement. Moggi a de vrais démêlés avec la justice. Mais surtout beaucoup d’amis et pas mal de dossiers sur un peu tout le monde. On le blanchit de l’accusation de proxénétisme aggravé, le condamnant seulement d’atteinte à la régularité sportive. 249 Torino sombrant dans une crise économique et sportive sans précédent, Moggi - dit “Lucky Luciano - descend à Rome pour voir si l’opinion du nouveau président, Franco Sensi. Pour le convaincre de son efficacité et de sa bonne foi, il lui offre deux joueurs sur un plateau : l’international portugais Paolo Sousa et Antonio Conte, qu’il a su attirer dans son écurie, la plus importante de l’époque, Moggi étant enregistré comme agent de joueurs. Sensi le fustige avec mépris. Pour châtier l’impudent, Moggi prend ses deux joueurs sous le bras et va les offrir à la Juventus qui cherche de nouveaux dirigeants. Ainsi vient de se constituer, sous la férule austère d’Umberto Agnelli, un trio de dirigeants impitoyables qui aura pour mission d’assainir les finances du club, de gérer au plus près et de débarrasser la Juve de tous ses états d’âme. Lorsque l’heure vient d’installer un nouvel entraîneur à la place du vieux Trap, Moggi se porte garant d’un jeunôt qu’il a connu à Naples du temps de Laurent Blanc, un dénommé Marcello Lippi, un Toscan de Viareggio dont on vante le sérieux et le réalisme. Reste l’épine dans le pied du club en cet été 1994 : le sublime Roberto Baggio qui a coûté cher (20 milliards de lires soit 10 millions d’euros, plus 2 milliards de lires par an) et qui n’a pas rapporté autant qu’on l’espérait, du moins du côté sportif (une coupe de l’UEFA et un ballon d’Or, tout de même). Le problème pour les clubs, en 1994, c’est que les joueurs, poussés par leurs agents, sont maîtres de leur destin et qu’on ne peut plus les vendre comme des immeubles de rapport. Problème aggravé par le fait qu’on les démarche de l’extérieur et qu’on leur propose de vendre leur image aux publicitaires et aux télévisions, Berlusconi et sa créature, Mediaset, ayant ouvert la boîte de Pandore avec leurs propositions mirobolantes. 250 Baggio est un pionnier en la matière. Meilleur joueur de la planète en 1993/94, il va entrer dans le club restreint des gens les mieux payés du monde, selon la revue américaine spécialisée “Forbes”. Sans pouvoir mentionner l’article dans sa totalité, l’annonce des chiffres fait l’effet d’un coup de tonnerre sur les tifosi dont la plupart sont au chômage ou craignent pour leur emploi. “Entreprise Baggio, chiffre d’affaires 15 milliards - Sponsor, Télévison et projets américains. Voici tous les détails des affaires vertigineuses gérées par IMG” “Ils veulent tous le diriger, en particulier la Juve qui a réduit à zéro ses commentaires malveillants, et qui a mis sous clé les antipathies de certains dirigeants (sic).” “Les administrateurs du projet Baggio et lui-même comptent sur la qualité dans la durée plutôt que sur la quantité dans l’instant. Outre son salaire à la Juve (3 milliards de lires par an), Baggio a un sponsor technique (Diadora, 500 millions) et il prête son image à deux entreprises (Le pétrolier IP et Ferrero pour 1.800 millions). De nombreuses initiatives sont en chantier et les demandes sont innombrables, tous le veulent, comme ce fameux coiffeur...” Le journaliste du “Corriere” révèle différents projets comme la production de vidéos et la création d’une chaîne d’écoles privées de football à l’image des fameuses “clinics” du tennis : — “Des États-Unis sont arrivées de nombreuses demandes de stucturation de l’image baggienne (sic) pour la Coupe du Monde ; mais Baggio a refusé ces contrats d’homme-sandwich concentré sur une brève période au profit de liens plus durables où l’argent a son importance mais surtout la qualité de son image (qui rapporte autant mais d’une autre manière, voir ci-dessous).” L’enquêteur souligne par ailleurs que la FIFA adhère à un projet de 52 mn sur les 251 grands joueurs de l’histoire, dont Baggio inaugurera la série ; le tout induisant un chiffre d’affaires de 10 à 15 milliards de lires, les matchs amicaux de la Juve avec le Divin rapportant plus, TV oblige : — “Avec cette nouveauté, conclut le journaliste : que le projet Baggio, c’est Baggio qui le gère !” Même son de cloche du côté de M. Farber, venu d’Amérique pour vendre le petit génie à ces concitoyens : “Trois semaines plus tôt, un journal a révélé qu’il va signer un contrat de 10 millions de dollars. Parce qu’il y a 10, 5 % de chômeurs en Italie, Baggio, qui va gagner 3 millions de dollars par an, pensait que cette histoire allait le faire passer pour quelqu’un d’avide. Aussi a-t-il annoncé qu’il ne parlerait pas à la presse italienne jusqu’à la coupe du monde.” Umberto Agnelli (qui ne l’a jamais apprécié) se gratte la tête. C’est lui qui va devoir naviguer à vue pour mater ce petit parvenu vénitien. Heureusement pour les intérêts de la Juve, le chef de gare étrusque sait que tout arrive à point à qui sait attendre. Et si Roberto finissait par faire un mauvais mondial ? Et si les joueurs de la Juve devaient rentrer à la maison plus tôt que prévu ? Une catastrophe nationale, un désastre pour la fédération ? Certes. Mais un plus pour les négociations en cours. Combien de cotes s’étaient effondrées pendant les compétitions mondiales précédentes au profit de joueurs inconnus qui s’y étaient révélés ? “Si j’avais su que Boniperti et Trapattoni allaient passer la main au trio Bettega-Giraudo-Moggi, je ne sais pas si j’aurais agi de la même manière”, avance Roby dans sa biographie. 252 Le prince in-extremis Foxboro Stadium de Boston, le 9 juillet 1994. “Roberto Baggio a toujours opéré comme un deus-machina, comme une épiphanie” écrira une belle plume. “Je ne veux pas être le sauveur de la patrie” répétera le Divin à l’envi. “Il nous faudrait un numéro de phoque, un numéro à la Baggio, un truc sorti tout droit du grand livre du football”. Sur les 322 buts marqués par Baggio en compétition officielle, (dont 205 en championnat d’Italie, 32 en coupes d’Europe et 27 en équipe d’Italie), un tiers ont été inscrits en fin de mi-temps et un cinquième dans les dix dernières minutes. “Contre l’Espagne, déclare-t-il, je vois une autre grande souffrance. J’espère ne pas devoir la prolonger jusqu’à la 90e minute comme en huitième.” Le “Financial Times” est sur la même longueur d’ondes : “Baggio a dû subir l’humiliation d’un remplacement dans la partie contre la Norvège après seulement 20 mn de jeu et sa résurrection est arrivée dangereusement tard à la 89e minute et dans les prolongations contre le Nigeria.” Passé l’éblouissement, les Italiens ont replongé dans leur péché mignon - le débat tactique. Ils ont sollicité tous les politiques, tous les chanteurs-compositeurs, tous les peintres, pour s’attirer les faveux d’Eupalla, una nana un peu capricieuse, ces derniers temps. Foxboro Stadium, Boston, le 9 juillet 1994. Le match commence. La défense et le milieu de terrain italien contrôlent la partie jusqu’à ce que Baggio, Dino, 253 ouvre le score. Sacchi a choisi de placer Massaro aux côtés de Roby qui - de l’avis de tous - est trop isolé en pointe. Massaro déborde sur la droite, il centre mais Baggio est contré inextremis. Massaro fait un signe de la main au Divin qui lui adresse un sourire : Ok ! Les Italiens n’ont pas perdu en match officiel contre l’Espagne depuis 74 ans ; ils sont confiants. À la rentrée des équipes sur le terrain, les Espagnols égalisent toutefois grâce à un but contre son camp de l’excellent Benarrivo, de Parme. Il fait une chaleur de four et les deux matchs finis à dix, ajoutés aux prolongations et à la tension nerveuse contre le Nigeria, ont vidé la Squadra des ses forces vives. Pagliuca accomplit un miracle devant Salinas à la 86e minute. “Je n’avais plus de force, nous étions tous fatigués, épuisés. Je voudrais que celui qui nous critique essaie de jouer par cette chaleur poisseuse, avec trois jours de repos de moins que les Espagnols, avec un transfert à Boston qui n’en finissait plus, trois heures sur la piste et dans l’avion en attendant que la tempête se calme et qu’on puisse enfin décoller !” Italy 1 - Spain 1. Le 9 juillet 1994. Surveillons Signori, le compère de Baggio dans un spot de claquettes qui marquera les mémoires. Il est entré à la mitemps, Beppe, et il a faim de gloire. Drôle de rapport, celui de Roby et le sien, on les met en compétition depuis plusieurs années mais ils s’apprécient, sans doute parce que le premier est né le 17 février 1968 et le second le 18 février 1967. Peu importe, puisque les astrologues ont prédit que ce Mondial tournerait en eau de boudin pour la Squadra. L’astrologie, ce n’est pas le truc de Signori. L’ex-élève de Zeman est sorti indemne d’un accident de voiture et il ne jure que par Padre Pio, le saint homme des Pouilles, celui 254 que Jean-Paul-II béatifiera en même temps qu’Escriva Balaguer le franquiste, le père de l’Opus Dèi. La réponse est peut-être là. Beppe tient pour Padre Pio, Roby à Daiseku Ikeda. Signori a le Bon Dieu pour lui, ce qui est normal, et Baggio Bouddha, ce qui sonne bien à l’oreille. Début de la 88e minute, encore elle. Un ballon arrive dans les parages de Beppe qui la poursuit comme un enragé. C’est une balle très moche, venue de l’arrière en catastrophe, une balle toupie. Les deux équipes sont cuites, il y a des espaces un peu partout. Beppe donne un coup de rein, risque sa jambe dans un choc effrayant avec un défenseur espagnol et prolonge en cloche vers Roby... Giuliano Zincone raconte la suite : “La balle est entre les pieds de Baggio qui (bon dieu, pourquoi ?) ne tente pas le lob, mais qui écarte Zubizarreta et qui (bon dieu, pourquoi ?) file vers la ligne de but. C’est malin, il n’a plus devant lui qu’un soupirail de quarante à cinquante centimètres pour glisser la pelota dans le but. Mais lui, y parvient, troue le soupirail ! Le voilà qui triomphe après une cabriole, après le but qui porte l’Italie en demifinale. À quoi servent les champions ? À gagner les parties, pardi, tout simplement !” « Mouillé comme un lapin » (autant pour l’Avocat), le Divin fait une roulade arrière et lance des baisers à la foule qui fond en larmes. Puis il cherche du regard en direction de Beppe, son compère de tip-tap. Ce dernier tend les bras vers lui mais nous ne verrons pas l’étreinte, une marée d’Azzurri survoltés se jettent entre eux et - regardez les images entravent leur amitié. Le triomphe de l’artiste est sobre mais soigné. Le Baggio crépusculaire de Brescia aura beau prétendre qu’il a appris à contrôler ses émotions et que la rancoeur est toujours 255 dévastatrice pour le karma, il n’est pas tendre pour ses détracteurs : “Dire que j’ai pensé que tout était cuit quand Salinas s’est retrouvé seul devant Pagluca. Pour nous, à ce moment-là, le Mondial était fini. Au lieu de ça... Le foot est comme ça : un suite d’épisodes et de détails. À toi de ne pas les laisser échapper. Mais je suis content que la balle décisive me soit venue de Signori. Qui a dit que nous ne pouvions pas jouer ensemble ?” Côté VIP, il fait encore mieux : “Je voudrais que les choses soient claires : travailler en paix fait plaisir à tout le monde. Ce qui m’a ennuyé, c’est la mauvaise foi. Il existe des gens du spectacle qui devraient connaître la réalité de la scène et qui m’ont manqué de respect. Moi, je ne me suis jamais permis de critiquer un chanteur ou un acteur .” 2 à 1 : Balle au centre. Le Maestro a parlé. 256 Pressing ou pas pressing ? Pendant que l’Italie des médias et des experts continue de faire les équipes et les stratégies, une “Baggiomanie” insensée s’empare de la Botte et le héros de l’Amérique met les choses au point d’une voix douce mais ferme : “Avoir atteint la demi-finale est un grand résultat et non un résultat minimum comme je l’entends dire. Dans beaucoup d’autres d’éditions du Mondial, l’Italie était déjà rentrée à la maison. Maintenant nous devons penser à retrouver de l’énergie en vue de la demi-finale, Allemagne ou Bulgarie, ça n’a pas d’importance.” “Pour remporter ce Mondial, nous devons apprendre quelque chose de fondamental : être plus cynique. Nous courons trop sans le ballon et souvent dans le vide. Dans ces conditions, il est difficile de rester lucide. Je ne dis pas qu’il faut changer de module mais nous devons nous dépenser moins pour la bonne raison que par cette chaleur il est impossible de tenir à certains rythmes. Nous devons nous améliorer et profiter des occasions quand elles se présentent, nous aurions pu mener 2 à 0 en première mitemps et cela nous aurait permis de sauvegarder des forces qui pourraient s’avérer précieuses par la suite.” Ce conseil plein de bon sens est interprété comme une réticence envers le jeu de Sacchi, ce football total qu’on n’a vraiment peu vu à l’œuvre depuis le début de la compétition. Les uns pensent que l’exclusion de Baggio contre la Norvège a creusé un fossé irrémédiable entre les deux hommes ; les autres que la Squadra ne passera pas le prochain tour ; d’autres encore que les cinq premiers matchs ont démontré que le style du jeu proposé par Sacchi est une vue de l’esprit sans aucun rapport avec une compétition par équipe nationale comme la World Cup. Excités par la polémique, les 257 journalistes insistent dans les jours qui séparent l’Italie de sa demi-finale… et ce passage du “Corriere” n’en est qu’un exemple : “Alors ces victoires, ces buts ? Quand est-ce que l’Italie, guérie, va commencer à donner du spectacle ? « « Certains parlent sans savoir, répond Roberto. La chaleur t’assassine, la fatigue est chaque jour plus grande. Nous ne pouvons pas aller à 100 à l’heure pendant 90 minutes, c’est physiquement impossible. Ca ne sert à rien de courir beaucoup, il faut courir bien. Regardez les Brésiliens, ils font courir la balle. Qui est parti trop vite est déjà rentré à la maison.” C’est lui qui a demandé à son entraîneur de changer la manière de jouer ? “J’ai demandé qu’on s’adapte à la situation. Ces quatre dernières années le football a changé. Pesonne ne commet plus d’erreurs tactiques et les espaces en défense sont restreints. Quand tu es serré de près, tu n’as qu’une chance, t’en tirer avec ton inventivité. ” Citer les réactions déclenchées en Italie par ce genre d’interview remplirait un Bottin téléphonique. Surtout si l’on se remémore la position de Giorgio Tosatti, le maître-àpenser du journalisme sportif italien lors des matchs de préparation : “Le problème est toujours le même : Sacchi n’a pas les idées claires, il se débat entre ses doutes, ses marches en arrière, ses expérimentations. Obsédé par le désir de stupéfaire le monde, de modeler les joueurs comme des statues d’argile, de les changer de rôle et de mission, de créer une équipe toute sienne, de sorte que personne ne puisse dire : au fond, il suffisait de faire jouer toute l’équipe de Milan et de vivre tranquille. ” 258 L’Italia è l’Italia et les partisans de Sacchi font feu de tout bois, à commencer par Antonio Bennarivo, le latéral de Parme : “Nous ne pouvons pas renoncer au pressing et à l’agressivité. On peut être moins frénétique dans la gestion du jeu en certaines occasions mais le discours du pressing est rédhibitoire. Nous ne pouvons pas le pratiquer pendant 90 minuts, mais nous devons être prêts à tout instant, veiller à la qualité et être impitoyable au moment où les occasions nées d’une pression constante sur l’adversaire se présentent.” Même Sacchi revient sur l’argument en essayant d’expliquer qu’il a raison mais que Baggio n’a pas tort, démonstration de bon sens et de souplesse tout de même entâché de reniement : — “Nous sommes tous sur la même longueur d’onde. Nous savons ce que nous devons faire mais je me rends bien compte qu’il devient difficile, avec ces températures très élevées, de prétendre obtenir certaines choses. Il est à présent important de courir bien, de rester organisés pour courir mieux et de faire voyager la balle avec une extrême précision.” Signori de répondre à la question “Sacchi ou Baggio ?” de manière inhabituellement diplomatique : “Du côté de Signori ! Faire courir la balle et faire courir les hommes. Doser les énergies est fondamental mais l’organisation sert à cela. On doit avoir une répartition précise des rôles pour maintenir l’agressivité et la diviser entre tous : on ne peut pas faire trois sprints de suite, et c’est bien pour cela qu’il faut alterner.” “Je l’ai dit à un moment hors de tout soupçon et je le répète maintenant, commente le préparateur physique Pincolini : C’est un Mondial de fous ! On joue dans des conditions, j’espère, qui ne se répèteront plus jamais. Le 259 marathon de New-York et celui de Boston se courent en octobre, pas en juillet. À cette saison, on joue au baseball et le soir, pas à midi !” Le Pr Paolo Zepilli ajoute : “À mi-Mondial nous avons demandé à un laboratoire américain d’effectueur pour nous une série d’examens. Les conditions climatique, typiques pour la perte en sel, ont causé un abaissement du taux d’hémoglobine. Des examens hormonaux ont mis en évidence une augmentation du cortisol et une diminution de la testostérone. Le problème le plus grave, cependant, concerne les enzymes musculaires : des carences de ce genre ne peuvent être réintégrées.” Heureusement, estiment les médecins et les journalistes de la péninsule, l’Italie a un jour de plus que la Bulgarie de Hristo Stoïchkov, le démon des Balkans et du Barça, pour récupérer. En attendant de revoir The Divine Ponytail, les journaux people américain se déchaînent : “Il (Clinton) est pour l’Italie au fond de lui. À la mesure des cœurs de Hillary et de Chelsea qui - ne devant se préoccuper d’éventuels incidents diplomatiques extériorisent publiquement “Bravo Robbie” ; le président fait mine de rien mais sait fort bien qui est “le divin Roberto”, comme l’a appelé un photographe italo-américain de la Maison Blanche. ‘Regarde comme Silvio est heureux, a-t-il dit l’autre soir à Elstin quand ils étaient à Naples. Il est heureux parce que Baggio a marqué un but en coupe du monde’. ” 260 Pendant ce temps-là, dans l’ombre Le monde est une Bible où six milliards-et-une histoires s’accomplissent simultanément. Pendant que les Azzurri tâchent de récupérer et d’arriver au sommet de leur forme dans le New-Jersey, l’équipe dirigeante mise en place par Umberto Agnelli à la Juve : Giraudo, le président exécutif Bettega, le vice-président - et Moggi, le directeur sportif, s’est attelée à la tâche, avec pour priorité l’officialisation d’un nouvel entraîneur. Les experts ont cru que des techniciens comme Tardelli, un ancien de la maison, tenaient le bon bout. Pas question de se manquer, la Juve n’a plus remporté le Scudetto depuis neuf ans. Puis l’on comprend que l’heureux élu sera Marcello Lippi, l’homme de l’après-Maradona à Naples, un protégé de Bettega et de Moggi dès le printemps qui précède la coupe du Monde aux États-Unis. L’homme de Viareggio raconte qu’à cette époque-là il est sur le point de signer avec l’Inter d’un de ses modèles, le ginnasiarca (le fou de préparation physique) Eugenio Bersellini : “Moggi me téléphone et me dit : j’ai une ouverture pour toi, une chance unique, le maillot de l’équipe que tu vas entraîner est blanc-et-noir.” Lippi, dont Moggi, domicilié de longue date à Posilippo et grand connaisseur de Naples, a suivi avec attention les performances lors de la saison 1993/1994, est l’homme idéal sur qui miser. C’est un débutant à ce niveau, Bettega l’apprécie, il ne coûte pas cher, il est ambitieux et il a la réputation d’être méticuleux, en particulier au niveau de la préparation physique et de l’organisation collective. C’est un adepte du système et de la suprématie du collectif sur l’individuel. 261 Pendant que les deux Baggio — Roberto mais aussi Dino — jouent les deus-ex-machina avec la Squadra et pour toute une nation d’admirateurs, Moggi, l’ex-employé des chemins de fer devenu le patron occulte du football italien, tisse sa toile et ourdit ses stratégies. C’est à un ouvrage explosif publié par Kaos que nous nous référons pour y voir plus clair. Tout est dit page 21 de Lucky Luciano, paru en 1998 :” “... parce que Lucianone (grand Lucien) a compris ‘que dans le football, entre le propriétaire de l’équipe, riche mais souvent bête, et le joueur, vigoureux mais primitif, il y a de la place pour une nouvelle figure : celle du directeur sportif, quelqu’un qui s’y connaît davantage que le président en ballon et que le joueur en comptabilité.” On est désolé que ce livre édifiant ne soit pas traduit en français, car c’est un hommage posthume à Macchiavel dans ce que ses leçons ont eu de plus lugubre. De la découverte de grands champions comme Paolo Rossi, Gentile ou Scirea, Moggi, serviteur d’au moins deux maîtres, passe au tamisage à grande échelle et met sur pied un incroyable réseau d’alliances et d’amités, grouillant dans les parages malodorants de Giulio Andreotti et de Bettino Craxi, deux hommes politiques majeurs rattrapés par toutes sortes d’affaires. Partout où se produit Lucianone, les gazettes judiciaires se déchaînent, le pire survenant à Naples, où il assiste “sans rien voir (sic)” à la déchéance du grand Diego et aux événements ahurissants qui se produisent à la fin de a saison 1991/92. Qu’on en juge. En 1987, la championnat victorieux du Napli a fait perdre des milliards de lires aux boss qui contrôlaient les paris clandestins, les obligeant à payer du 13 contre 1 aux supporters de Maradona et consorts. En 1991/92, Naples devance le Milan A.C. de 4 points et un autre titre semble lui 262 être promis à six matchs de la fin de la compétition. De manière impromptue, l’équipe se délite, les joueurs deviennent mauvais, Naples perd quatre matchs, fait un nul et ne remporte qu’une victoire, ce qui permet au Milan de Berlusconi de l’emporter à nouveau. Ce qui conduit quelques joueurs hors-combine à confier au trafiquant de drogue Rosario Viglione qu’il y aurait eu un accord au sommet entre le président napolitain Ferlaïno et Berlusconi : Le titre dont le Cavaliere a besoin pour sa propagande contre quelques immeubles à Milano-3 ! Écoutons Pietro Pugliese, un camorriste repenti : — “Ils ont volé les trophées et les bijoux que Maradona avait à la banque. C’était un avertissement. Ensuite, il les lui ont rendus. Je l’ai moi-même accompagné pendant les négociations pour récupérer ses affaires. Nous sommes allés huit fois au domicile de Salvatore Lo Russo, qui était en résidence surveillée.” “Puis il y a eu l’histoire du gosse de Salvatore Bagni (ndla : international italien et joueur-symbole du Napoli de cette époque). Le gosse était mort dans un accident de la circulation et son cercueil avait disparu. Ca aussi, c’était un avertissement, et je l’ai dit au magistrat. Ca n’était jamais arrivé qu’on aille dénicher une créature sous la terre. Le corps n’a jamais été retrouvé et aucune rançon n’a été payé. Il n’y avait pas de vrai mobile. Sauf celui que je sais, faire taire tout le monde.” Sorti de la pétaudière napolitaine, Moggi continue son quadrillage du terrain et multiplie les coups tordus. Lazio, Torino, Roma, partout où Luciano passe, la morale trépasse et les prébendes giclent comme un feu d’artifice. Il est l’homme le plus puissant du football italien, allant jusqu’à prendre barre sur Luciano Nizzola, un homme mouillé avec 263 lui dans le scandale du Torino mais qui deviendra président de la fédération italienne. Personne ne résiste au réseau que Moggi s’est constitué depuis vingt ans. “Lucianone écoute tout le monde, du plus petit au plus grand, il parle beaucoup, fait beaucoup de blagues mais il a développé un sens de l’écoute extraordinaire. Ses quatre ou cinq téléphones portables sonnent en permanence, mais il y a une réponse pour tous et pour chacun.” Soucieux de ne pas tomber dans le piège du “conflit d’intérêts”, une expression à la mode depuis que Berlusconi, l’élève de Craxi, brigue le pouvoir, Moggi fait obtenir à son fils le diplôme d’agent de joueurs. Quelques semaines plus tard, le fils-à-son-papa a une vingtaine de joueurs sous contrat et pas les moindres. Lucky n’a plus qu’à faire pression sur les présidents amis et ennemis lorsqu’il s’agit d’acheter un espoir ou de vider le portefeuille-joueurs de ses concurrents (qui protesteront encore plus quand les fils et les filles des présidents de la Lazio, de Parme, le sien propre et celui de Lippi, l’entraîneur qu’il tient sous sa coupe, créeront un cartel de monopole, la G.E.A.-World qui a sous sa coupe des joueurs, des entraîneurs... et en son pouvoir ou sous la main, pas mal de petites et grandes mains, journalistes, désignateurs des arbitres et hooligans compris). Comment est-il possible que la Juve, dont on a toujours vanté le style et la moralité, se livre pieds et poings liés à un tel personnage ? Comment se peut-il que cet homme qui vient de faire sombrer le Torino, l’autre club de la ville, qu’on accuse de proxénétisme et de concussion, puisse être considéré comme le sauveur par la famille Agnelli dont les valeurs sont celles d’une noblesse piémontaise au-dessus de tout soupçon ? 264 Les auteurs de « Lucky Luciano » affirment que la Juve est comme “marginalisée de l’omnipotence footballistique du Milan berlusconien” et qu’elle ne peut revenir sur le marché dominé par le couple Galliani-Moggi qu’en achetant “le suprême Marchand de joueurs sans lequel aucune feuille ne peut voler” et ce “à prix d’or, comme toujours”. “Officiellement, il (Moggi) n’est pas un dirigeant de la Juve. En réalité, il en pilote le recrutement d’un bureau du siège du club, Piazza Crimea, dès la fin du mois de mars (1994), quand on annonce le départ de Boniperti et de Trapattoni. (…) Venait d’arriver un trio qui avait la philosophie du Un pour tous, tous pour un. On les appela la Trinité, Trimurti, la Troïka, ou ce que vous voulez. Roberto Bettega, un fois achevée sa carrière, avait gardé le cerveau blanc-et-noir : observateur, manager, opinioniste... Personne ne fut surpris quand il fut promu à la fonction de vice-président avec pour mission d’opérer tous azimuts. Antonio Giraudo, qui avait toujours eu des postes de responsabilité auprès des Agnelli, se retrouva administrateur délégé, ce qui signifiait : — Attention, feu vert pour tout, mais celui qui risque de casser le jouet ou de ne pas le mettre comme il faut sur orbite, va le payer. Et voici Luciano Moggi, une araignée qui toute sa vie avait su tisser une toile précieuse, qui avait des amis et des observateurs prêts à se sacrifier pour lui et à lui signaler les futurs champions ; et qui, en plus, semblait avoir celle de l’ubiquité. ” Protégés par Umberto, le cadet des Agnelli, le trio opère un changement radical ; ce que les anciens qualifieront de “purge” et même de “nettoyage ethnique”. Boniperti était un homme exceptionnel, un manager d’un sérieux sans faille. Celui qui avait remporté le plus de victoires dans l’histoire du club, en tant que joueur et comme dirigeant. 265 “Durant toutes ces années, Gianpiero Boniperti a apporté à la Juve tant et tellement de professionalisme que n’importe quel admistrateur en ferait un trésor” Or avec le retour d’Umberto aux manettes du club, les méthodes changent aussi vite que les premiers ministres italiens : “La carte de visite du trio Moggi-Giraudo-Bettega est la purge de tous les Bonipertiens présent au siège de Piazza Crimea (..) La troïka des nouveaux patrons de la vapeur pense autrement. Elle ne veut plus avoir de Bonipertiens dans les pattes. Tous dehors et avec brutalité, de l’attaché de presse en chef et responsable des relations extérieures, Piero Bianco, au responsable médical, Pasquale Bergamo, au dernier des magaziniers. ” “Pour le reste, “nettoyage ethnique”. Dehors Dante Grassi, une vie passée à la Juve, comme responsable du Centre de Coordination des Supporters ; après son départ, la politique de la Juve à l’égard des Ultras changera radicalement, avec des liaisons dangereuses ” C’est le 18 juin 1994, lors d’un “Procès au Mondial” animé par l’ineffable Aldo Biscardi, un fidèle de Moggi, que l’Italie apprend la nouvelle : “Voici qu’arrive dans nos studios, Luciano Moggi, qui est passé à la Juventus ! — Sourire de l’invité, ravi du tour joué à la Maison Agnelli et qui n’en peut plus de sortir par l’escalier de service ; mais qui veut franchir l’entrée principale et le fait savoir à sa manière.” Alors que Dino Baggio est avec son homonyme et ami le Divin le sauveur de l’Italie, la nouvelle équipe annonce à la presse qu’il a été cédé à Parme pour la coquette somme de 15 milliards de lires ! Le but est clair : Roberto aura du mal à reconnaître le club qu’il a quitté en juin quand sonnera l’heure d’entamer la 266 saison 1994/95, celle du renversement de tendance qui doit réconcilier la Juve avec son glorieux passé. Alors que la Squadra se prépare pour la sixième demi-finale de son histoire et qu’elle espère jouer sa cinquième finale de coupe du monde, certains se demandent si la Juventus a envie de prolonger le contrat du meilleur joueur du monde au-delà de 1995. 267 L’Amérique et l’enfant prodige En 1994, on se rappelle vaguement des Cosmos de New-York et de l’Armada de vieilles gloires qui avaient envahi le Nouveau-Monde avec l’intention de supplanter le baseball, le foot américain, le basket et le hockey-sur-glace. Le projet avait fait long feu, ce qui mettait la nation organisatrice dans la situation peu banale d’être l’un des seuls participants à ne pas avoir de ligue professionnelle de soccer. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que le football (anglais) était devenu le premier sport féminin et un des plus pratiqués au niveau universitaire et scolaire. Cette prédominance d’un public d’amateurs au niveau culturel plus élevé et de femmes ne fut pas sans effet sur l’idolâtrie qui entoura très vite le Divin Roberto. Dès la fin de l’année 1993, une armée de journalistes américains et canadiens se déversèrent en Italie pour obtenir une interview de ce curieux petit bonhomme qui poussait le snobisme jusqu’à être bouddhiste dans un pays où le pape et le Vatican faisaient la pluie et le beau temps. Dans un article signé Allen Wiggins et Alex Chater, qui ont la chance d’être invité à Caldogno chez celui qu’ils qualifient dans leur article de “héros national” et de “personne naturellement sincère”, ils sont époustouflés par le charisme de leur hôte. “Allez voir n’importe quel match au Delle Alpi, le stade de la Juve, et vous verrez des fleuves de fans, jeunes et vieux, portant fièrement sur leur dos le très cher maillot numéro 10. Vous entendrez la foule chanter en l’honneur de la Juve tandis que Baggio crée occasion sur occasion, que cela vienne d’une transversale de 40 mètres ou d’un sublime coup de talon. Baggio, 5 pieds 7 pouces (1 m 74) se déplace librement sur le terrain, change de position à son gré, mettant le public 268 à ses genoux à chaque touche de balle. C’est sa queue de cheval, qu’on remarque d’abord. Mais c’est sa vision quasiment artistique du jeu qui lui donne une place à part, même comparé aux joueurs les plus habiles. Che bellissimo !” C’est l’intériorité de la perception du champion qui les bluffe quand ils lui demandent qui est son modèle : “Zico était un joueur sensationnel à regarder. Zico était son ‘propre’ joueur. Car vous pouvez essayer d’imiter les mouvements de quelqu’un, vous pouvez essayer de faire aussi bien que lui mais vous ne pouvez pas ‘dupliquer’ ses gestes. Au final, vous devez devenir votre ‘propre’ joueur. Personne ne peut vous y aider. Vous devez trouver cette force au fond de vous.” Dans un article paru dans “Sports Illustrated”, Michael Farber va plus loin : “Baggio - un attaquant qui a la licence virtuelle de se placer où il veut sur le terrain - est unanimement considéré comme le meilleur joueur de la plantèe. En outre, son art, comme celui de Michael Jordan, parle pour lui-même. Son talent s’offre au regard comme des pictogrammes, visibles et évidents même aux Etats-Unis... car Baggio représente le triomphe du talent sur la tactique.” “Baggio joue sur l’instinct et sur l’intuition. Slalomant autour des défenseurs, orientant la balle, altérant la géométrie du jeu par des déviations rapides des deux pieds, il peut changer le destin d’un match plus vite que son pays change de gouvernement.” À la une des magazines américains, la pression est sur Little Buddha, comme on l’appelle un peu partout en Amérique, au grand dam des fondamentalistes chrétiens qui prient pour que les “Athlètes du Christ” brésiliens mouche le “Bouddha italien”. 269 Rares sont les “superstars” qui ont tenu leurs promesses lors d’une compétition mondiale. On se souvient du fiasco de l’Espagne conduite par Di Stefano et Puskas en 1962 au Chili ou de l’effondrement brésilien en 1966 en Angleterre. Si l’on fouille dans l’histoire du football italien, c’est bien pire. Personne ne veut plus entendre parler des campagnes de 1962 (élimination au premier tour par le Chili), de 1966 (et la honte subie des pieds de la Corée de Pak Do Ik) ou de 1974 alors que l’Italie avait dans ses rangs des joueurs de l’acabit de Rivera, de Mazzola, de Corso ou de Riva. Encore moins de cette coupe du monde 1990 promise à Gianluca Vialli et que l’Argentine de Maradona et la frilosité de Vicini transformèrent en rêve inaccessible. Le 13 juillet 1994, la situation est simple. Ils ne sont plus que quatre : Le Brésil, la Bulgarie, l’Italie et la Suède. Le Brésil affronte sur la côte Ouest une surprenante équipe scandinave menée par le lutin Brolin et par le légendaire Ravelli, et la Squadra doit se débarrasser de la très rugueuse équipe de Bulgarie sur la côte Est. Les matchs ont lieu à 16 heures (13 h en Californie) pour ce qui concerne l’Italie ; à 16 h 30 pour le Brésil ; trois fuseaux horaires et 10 000 km séparant le Giant d’East-Rutherford du Rose Bowl de Pasadena où la finale aura lieu quatre jours plus tard. Il n’y a qu’une seule certitude : les joueurs des quatre dernières équipes sont à l’agonie. Les Brésiliens sont plus frais. Ils se sont qualifiés sans trop de difficultés en pratiquant un football fluide et économe. Les Italiens sont les plus éprouvés. Ils ont joué une prolongation contre le Nigéria et de nombreuses minutes en infériorité numérique. 270 Les Bulgares et les Suédois ont également eu recours aux prolongations pour se qualifier, la Bulgarie contre le Mexique en huitième, et la Suède contre la Roumanie de Hagi en quart de finale. Dans la presse italienne, certains se voient déjà en finale contre le Brésil pour une revanche du match légendaire de 1970 au Mexique et pour un quatrième titre. “Du calme, temporise le Divin. Il y a quatre ans, tout le monde nous voyait en finale et on sait ce qui est advenu.” Oui, mais cette fois, Baggio jouera, avancent les journalistes du monde entier. “ En attendant, j’aimerais jouer mieux que je ne le fais en ce moment. Je suis content d’avoir retrouvé le chemin du but mais j’aimerais donner plus à mes coéquipiers. C’est ce que je leur ai dit. Je voudrais toucher plus de ballon, offrir des balles décisives comme celle que Signori m’a offerte avant-hier.” Ca vous déplaît de ressembler à Romario, une balle jouée et un but ? “Non mais vous plaisantez. Je serais content de continuer comme ça en demi-finale et même en finale.” Quelle est la force de cette équipe nationale ? “La capacité de souffrir ensemble. Nous sommes un groupe, nous sommes amis. Il y a ici des gens intelligents qui ont su tout avaler, y compris quelques bouchées amères. Le Mondial est quelque chose de stressant. Il s’en faut de quelques heures pour te faire changer complètement d’humeur.” Les auteurs de Lucky Luciano le disent avec beaucoup de talent : “Le football, qui bouleverse tant d’Italiens et qui remue des masses croissantes d’argent, est ce qui existe de plus éphémère dans la nature, il suffit d’une bouffée de vent, de 271 l’erreur millimétrique d’un joueur, d’une bévue arbitrale, d’un aléa même infime pour que les perspectives changent et que des fortunes naissent ou meurent pour un rien.” L’envoyé spécial n’en a cure, il poursuit la chasse aux petites phrases : — Hillary Clinton a parlé de vous au sommet de Naples. Où est passé le Lapin mouillé de l’Avvocato, il s’est réveillé ? “J’ai toujours été très réveillé et Agnelli a toujours eu beaucoup d’esprit.” Vous savez que votre ami Dino Baggio a été vendu par la nouvelle équipe dirigeante ? “Les stratégies du marché ne sont pas de ma compétence, mais c’est vrai, il nous manquera.” C’est difficile, de se voir tous les jours à la une des journaux ? “Pas du tout. C’est facile. Il suffit de ne pas les lire !” Comment font les grands champions pour ne pas perdre les pédales ? La Bulgarie et l’Italie font leur entrée sur la pelouse du Giant Stadium d’East-Rutherford. Plus de 70 000 spectateurs les attendent fous d’impatience. Si l’Italie se qualifie, il y a de fortes chances que Franco Baresi, le capitaine courageux qu’un ménisque a laissé en rade contre la Norvège, fasse son retour après une guérison éclair. Si l’Italie se qualifie, Baggio posera sa candidature pour un deuxième Ballon d’Or consécutif, lancé sur la piste de Cruyff, de Platini et de Van Basten qui en on remporté chacun trois. L’herbe est d’un vert magistral, le ciel est bleu, les tribunes sont bigarrées. 272 En dépit de la canicule, comme on dit à la télévision pour des gens qui sucent des glaçons dans leur salon à Paris ou à Rome, les conditions sont idéales... Bill Platschke, du “Los-Angeles-Times”, confirme : “Il faisait 93° Farenheit à l’ombre quand il (Baggio) pénétra sur la pelouse qui avait été spécialement conçue pour cette occasion, une pelouse qui, à l’heure actuelle, a déjà été tondue et vendue, une pelouse qui va rapporter pas mal de lires en Italie, on vous le jure. Il avait beau faire chaud à l’ombre, c’est en plein soleil que Baggio et ses partenaires allaient en découdre. On le vit essuyer la sueur qui coulait dans ses yeux. Encore une après-midi dans un four. Le staff de l’équipe n’ayant pas autorisé ses joueurs à utiliser la climatisation de peur qu’ils n’attrapent froid les deux jours avant le match...” Le match commence. Les Azzurri pratiquent leur meilleur football depuis le début de la compétition. Tous les regards sont braqués vers le prodige, même si quelques doutes subsistent sur sa qualité de superchampion. La 20e minute vient de s’achever et l’envoyé spécial du “L.A. Times” ravale sa salive... “La démonstration n°1 survint à la 21e minute. Ce fut moitié finesse lorsqu’il reçut le ballon d’une remise en jeu et se fraya un chemin en dribblant le long de la surface. Moitié puissance, quand il fit exploser son shoot dans le coin droit du but. La démonstration n°2 arriva moins de cinq minutes plus tard. Il se faufila vers la surface pendant que son compère Albertini piquait sa balle au-dessus de la défense bulgare. La balle était bien là mais la convertir en but n’était pas si simple que ça et demandait un timing parfait. Baggio l’a pris au rebond en pleine course, peut-être à un ou deux centimètres du sol, et la propulsa dans le coin gauche du but.” 273 Teotino, un des sceptiques du premier tour quand Roby était le Lapin mouillé, fait encore mieux dans le Corsera : sic transit gloria mundi : “Baggio ou l’art de la manutention du ballon. Première partie. Comment transformer un grain de sable en perle : une remise en touche banale, à la main, un adversaire qu’on passe en force, un autre contourné d’un pas de danse, une course légère pour revenir vers le centre et le ballon qu’on caresse du droit pour qu’il aille embrasser, après une ample courbe, le petit angle de la cage, où le gardien ne pourra pas arriver. Deuxième partie. Comment cueillir un instant qui fuit : une passe en profondeur qui survole la défense adverse, un démarrage impétueux pour rejoindre la balle, le temps de se coordonner et une frappe de volée, sèche, digne d’un grand avant-centre. Gianni Brera, à certains moments, avait revu en lui Meazza, pendant cinq minutes, Baggio a été Meazza et Paolo Rossi à la fois.” Baggio dessine des pictogrammes “intelligible même aux États-Unis” : “Comme le Petit Prince venu d’Italie se tenait près du poteau de corner mercredi, les bras tendus et 70 000 voix grondant pour lui, un morceau de tissu vint atterrir à ses pieds. C’était un drapeau. Un drapeau américain. C’est ainsi que l’Amérique le fit sien, l’etreignant de tous ces baisers soufflés, de tous ces gestes d’affection, en direction de Pasadena, après que l’Italie eut vaincu la Bulgarie en demifinale de la World Cup au Giant Stadium.” “Car nous distinguons une belle chose quand nous la voyons de nos yeux. Baggio, le plus excitant de tous les athlètes sans épaulières, nous a vendu deux buts en moins de cinq minutes.” “Ce jour-là, Baggio nous offrit même un dénouement sentimental. À quelques minutes de la fin du match, il se 274 leva et demeura près de la ligne de touche, les mains repliés et touchant ses lèvres, comme recueilli en méditation. Lorsque le coup de sifflet final retentit, il se mit à pleurer. Il pleura dans le girond du grand Dino Baggio. Il pleura en attirant Demetrio Albertini à eux. Il tomba dans les bras de la légende du football italien, Gigi Riva, et continua de pleurer en sortant du terrain. Avant qu’il n’eut franchi les limites du terrain, cependant, il échappa à l’étreinte de son staff et leva les yeux vers la foule : la presque-totalité des 77 094 spectateurs qui étaient resté à leur place et qui l’attendaient. Il leva les mains, ils se levèrent comme un seul homme et le remercièrent.” Jim Platschke de conclure : “Une partie de lui nous appartient, maintenant. Quand il sera arrivé à la finale, dimanche, au Rose Bowl contre le Brésil, nous ne le laisserons plus partir.” Pelé, Platini, Beckenbauer sont du même avis. On voit les champions quand on a besoin d’eux. Ils ne manquent pas les grands rendez-vous. De l’autre côté de l’Atlantique, l’Italie est devenue folle. Roberto Baggio, comme Paolo Rossi, auteur d’un début de poussif en 1982 et auteur des six buts qui avaient valu le titre. Pas sûr, maugréent les ennemis du Divin et l’armée des Cassandre professionnels. Roberto Baggio comme Toto Schillaci, six buts lors d’Italia 90 mais aucun titre. Les voitures n’ont pas fini de fêter la victoire et de chanter les louanges du Divin, les places de Pantelleria à Aoste ne sont pas encore vides que la nouvelle court déjà : le Divin est blessé à la cuisse. Il ne jouera pas la finale ! 275 Les cuisses et le talon d’Achille On pense chez certaines peuplades que les enfants qui naissent enduits d’une fine pellicule blanche, résidu du placenta séché, sont bénis des dieux. Une fine pellicule de givre couvrait la campagne vicentine le jour où Roberto, le fils de Florindo et de Matilde est né, jour où mourut par ailleurs Robert Oppenheimer — un porte se ferme, un autre porte s’ouvre, et dans ce cas l’humanité n’y a pas perdu. Les légendes grecques prétendent qu’Hercule était si fort à sa naissance qu’il étouffa les serpents qu’Héra, jalouse des aventures de son divin mari, avait glissés dans son berceau. Mozart composait à quatre ans et demi. De quelle nature sont les esprits qui rôdent autour du landau des enfants ? Ce qui est sûr, c’est que les contes et les légendes, les grands mythes et les différentes religions sont la résultante d’un inconscient collectif, de l’expérience cumulée et sublimée de nos anciens. Comment douter que Roberto Baggio n’est pas frappé d’un mal voisin de celui du grand Achille, dont le talon était l’unique point faible et qui en mourut ? Roberto est rapide, il est d’une habileté redoutable, il a du sang-froid. Il pense plus vite que les autres et il est habitué à souffrir. Son jeu est imprévisible. Chacun de ses gestes est empreint d’une beauté inouïe. Il est riche et on l’adule sur les cinq continents. Où est la faille ? Où est le talon ? Roby est le sixième de huit enfants nés après la guerre d’une famille modeste où, de son aveu même, on ne roulait pas sur l’or. 276 Une fragilité congénitale ? Une question d’alimentation ? Rappelez-vous, Roby est opéré au ménisque du genou gauche quand il n’a que 15 ans. De la négligence ajoutée à de la malchance ? En épluchant les coupures de presse d’époque, on s’aperçoit qu’il est souvent contrarié par des blessures musculaires, dont celles de la saison 1983/84 durant laquelle il ne joue qu’une seule partie en équipe première (il a seize ans). Une mauvaise préparation, trop de matchs trop tôt avec les professionels ? Le 5 mai 1985, il subit un accident qui lui vaut de passer entre les mains du Pr Bousquet à Saint-Etienne, une opération dont nous avons déjà parlé et qui le marquera pour toujours. La malchance de n’avoir pas été soigné avec les techniques actuelles ? Impatient de faire ses preuves, il se blesse sept mois plus tard, il reprend trop vite, et doit passer une nouvelle fois sur le billard pour se faire enlever un ménisque de son genou déjà opéré. Trop de pression ? Des problèmes de retour sur investissement de la part des ses dirigeants ? l faut l’intervention de son président, le bon Piercesare Baretti, pour que le prodige avorté guérisse entre les mains de Carlo Vittori, le mage de l’athlétisme qui lui réapparend à courir. Cette année-là, sa cuisse droite fait sept centimètres de moins que l’autre et sa jambe droite est plus courte que sa jambe gauche. À bout de souffle au bout de quelques minutes d’exercice, son cœur éclate, l’acide lactique se répand dans ses muscles, une course compensée, des heures de musculation et 277 d’étirement, des séances interminables de piscine ou d’isotonie, le héros passe des mois à se fabriquer une “autre” musculature sous la direction de son fidèle Antonio Pagni et de maints autres spécialistes. Cette surcharge de travail se paie. Le Divin n’achève jamais un entraînement sans travailler ses coups-francs, des séances pendant lesquelles il torture les gardiens avec ses trajectoires liftés, brossés, piqués mais à cause desquelles il collectionne les blessures de fatigue. Durant ses premières années à la Juve, on a l’impression que le corps du champion de Caldogno s’est adapté, qu’il a enfin trouvé son rythme ; que le retard de préparation dû à ses deux années d’arrêt en pleine post-adolescence, est comblé. Si l’on y regarde de plus près, c’est inexact. Pubalgies, élongations, tendinites diverses et variées, traumatismes sur les membres inférieurs, chevilles foulées se succèdent continuellement, perturbent sans cesse sa préparation. Sans parler des coups qui feront dire à Mario Sconcerti, dans un article paru dans le “Guerin Sportivo”, que : “ses tibias ressemblent au visage d’une vieille Indienne, près de 3000 coups pris en douze années de carrière...” Les mois qui précédent le Mondial américain sont une illustration du destin de Baggio. Dès les matchs de préparation, le nouveau Ballon d’Or fait face aux doutes de la presse. “Mon espoir, répond-il au journaliste qui le cuisine après ses trois buts marqués au Prater de Vienne, c’est de bien faire avec la Juve mais surtout d’être en bonne condition physique. Lors d’une saison aussi longue, aussi difficile, je crois que c’est la chose la plus importante. Subir des blessures, c’est ce que je crains le plus. ” Roby connaît bien Baggio. 278 Le tracassin recommence deux mois plus tard avant un match décisif contre l’Ecosse : “Après avoir joué une mi-temps contre les jeunes de l’Empoli, j’ai senti des douleurs à mes deux genoux mais le vrai problème, c’est ma tendinite au genou gauche. Étrange que cela m’arrive à cette jambe-là, alors que je l’utilise beaucoup moins.” Le Dr Ferretti se veut rassurant : “Le tendon rotulien du genou gauche est en phase d’amélioration, même si la surcharge de travail a provoqué une gonalgie au compartiment interne du même genou.” Surcharge de travail. Un journaliste jette un coup d’oeil sur le programme du Divin ; celui-ci devra jouer 18 matchs en 68 jours ! C’est Antonio Pagni, arrivé de Montecatini, qui aide son célèbre ami à se remettre : “Rien n’est simple, la tendinite qui le fait souffrir est coriace.” Le lendemain, alors que la Squadra prépare son match contre l’Ecosse (contre qui Roby s’est cassé une côte au match aller), Sacchi se veut plus rassurant que son médecinchef : “Roberto souffre d’une douleur avec laquelle il peut cohabiter tout le championnat. Sans tous ces matchs, je ne sais même pas s’il aurait été nécessaire de l’arrêter. Du reste, la douleur est ancienne, il la sentait depuis un moment.” “Mon karma est celui de la douleur”, répète le champion depuis plusieurs années sans qu’on l’écoute. “Oubliés les emplâtres, R.B. démarre, court, dribble, sourit. Le roi s’amuse. Il s’est réveillé hier et il s’est aperçu que son genou droit était en parfait état et que le gauche, celui 279 qu’une tendinite tourmente, était presque guéri.” Le mérite en revient “aux interventions quotidiennes d’Antonio Pagni qui travaille depuis des années sur le genou et sur la musculature de Baggio et auxquelles se sont adjointes les manipulations de Vinicio Barsella, un masseur que Baggio compare à un magicien aux pouvoirs extraordinaires, capable de le guérir en quelques heures.” L’alerte est passée ? “Si toutes ces années, je n’avais dû jouer que lorsque j’étais en parfaite conditions et sans ressentir de douleurs, je n’aurais joué que quelques matchs”, écrira le Divin dans ses mémoires. Le destin du héros n’est jamais banal. Quand ses ennemis ne le tarabustent pas sur le terrain ou dans la zone mixte, c’est de la route que vient le danger comme nous le raconte une dépèche Ansa : — “Torino - Peur pour R.B. Le juventino, dans la nuit de mardi tandis qu’il rentrait de Torino à Caldogno avec sa femme Andreina et sa fille Valentina a été victime d’un incident de la route. Par la faute d’une ornière sur l’autoroute, un des pneus de sa Delta Integrale a éclaté. L’automobile a fait un écart, la petit Valentina s’est retrouvée sur le siège avant, mais il n’y a pas eu d’autres conséquences, Baggio ayant gardé le contrôle de la Delta. Baggio sera dimanche à Rome avec la RAI pour commenter le tirage au sort du Mondial.” Deux mois plus tard, à la veille d’un match décisif contre le grand Milan, un journaliste ironise : “Dieu est mort, Marx est mort et Robibaggio lui-même ne se sent pas bien. Il faudrait un Woody Allen et son sens de l’humour pour faire sourire cette Juve qui s’approche du super-duel avec le Milan en collectionnnant tous les maux.” Généralité caustique accompagnée d’une pointe à l’intention du champion de Caldogno : — “Même Roberto 280 Baggio se lamente, il traîne derrière lui une inflammation au genou droit dû à une fatigue excessive et, probablement, à un problème rhumatismal. Un Baggio qu’on a vu très nerveux contre Cagliari, sûrement gêné par une condition physique loin d’être optimale.” Soupçons confirmés le lendemain par un collège de la presse turinoise : “Baggio va mal, son genou droit continue de lui envoyer des messages négatifs. Inflammation à la zone méniscale externe, avec des conséquences sur le tendon rotulien.” Les nouvelles datées du 6 mars 1993 ne sont guère plus rassurantes : “Mardi dernier, en coupe UEFA à Cagliari : un coup parmi tant d’autres. Le genou est enflé. Jeudi : pas de petit match. Vendredi : la viste de Pagni, son physiothérapeute de confiance depuis la Fiorentina. Hier : Une douleur devenu aiguë lors de la traditionnelle séance de coups-francs après l’entraînement.” “C’est un garçon généreux, patenôtre Bergamo, le responsable médical du club. Il serre les dents et il ne se plaint jamais.” La presse délaie et remue : “Le genou qui inquiète Baggio est celui qui fut opéré et refait entièrement à Lyon (ndla : à Saint-Etienne, à l’hôpital Bellevue), quand le futur Ballon d’Or était seulement un espoir de la Fiorentina. Une intervention réussie mais effectuée avec les techniques ‘invasives” d’il y a dix ans ; de là une série de petits grands problèmes lors d’une carrière au plus haut niveau. Ce qu’il faudrait, c’est du repos en vue d’une fin de saison qui conduit au rendez-vous le plus attendu, la coupe du monde aux Etats-Unis.” 281 Les ennemis du Divin enfoncent le clou : Raphaël sacrifie la Juve au profit de l’équipe d’Italie, il ne va pas risquer sa carrière et le Mondial pour les dirigeants qui le paient. Risquer sa santé et ses genoux, c’est ce que le Ballon d’Or 1993 fait contre Milan, encore vainqueur à Turin grâce à un but d’Eranio. En sortant du terrain, il fustige le comportement de certains de ses coéquipiers et laisse entendre que le départ de l’entraîneur en est la cause. Turin et l’Italie du Calcio jasent. Quelques jours plus tard, on ne jase plus. “Alarme pour R.B. (...). Les douleurs du Ballon d’Or n’étaient pas celle d’un garçon qui ne sait pas perdre et qui cherche de vaines excuses : il sera opéré du ménisque, très probablement après le match de coupe de l’UEFA contre Cagliari. L’inflammation à la cornée supérieure du genou droit laisse peu d’alternatives : à moins d’un miracle survenu après quelques jours de repos, Baggio finira sur une table d’opération.” Retapé par son fidèle Pagni et grâce à un cocktail de bravoure et de méditation transcendantale, Baggio échappe à l’opération et remet à leur place le staff médical et ceux qui se sont amusés à faire courir des bruits insensés. “Baggio, écrit le “Corriere”, est convaincu que c’est le Dr Bergamo qui a fait courir cette histoire de ménisque lors d’une interview donnée à un quotidien sportif. Le Dr Bergamo, du reste, fait partie de l’équipe Trapattoni en pleine période de liquidation. Baggio n’a plus confiance en lui et il n’a pas l’intention de manquer une coupe du monde pour finir deuxième, troisième ou quatrième du championnat, des années-lumière derrière Milan.” Ce qui fera dire (ou qu’on fera dire) à Baresi, Maldini et consorts que les joueurs du Milan veulent gagner la coupe d’Europe et qu’ils ne peuvent pas, contrairement à Baggio, 282 se réserver pour la coupe du monde. Tout n’est qu’éternel recommencement. Nietzsche, Freud et Bouddha ont raison. Deux mois et demi plus tard, en pleine préparation avec Sacchi, le Divin a récupéré de ses émotions. La World Cup USA 94 va débuter dans un mois et Sacchi met les bouchées doubles pour faire rentrer ses principes dans la tête et dans le corps des Azzurri qui ne le connaissent pas : “On peut dire qu’on ne s’amuse pas mais nous sommes optimistes, parce que personne ne s’économise. Dans le passé, persque personne parmi nous n’avait travaillé autant, moi pour commencer. C’est normal, vu que pendant la saison, nous jouons tous les trois jours et nous ne pouvons pas nous entraîner.” Les problèmes se multiplient entre un mach amical que la Squadra dispute contre une équipe de quatrième division italienne et son entrée en lice catastrophique contre l’Eire : “Je veux joueur même si je ne suis pas au maximum. Sacchi peut décider de me remplacer et je respecterai son choix, mais vous ne m’entendrez jamais dire que je ne me sens pas capable de jouer. Je suis toujours allé sur le terrain, même dans des états pires que celui-ci.” Sournois, le plumitif bat le fer quand il est chaud... « Le Pr Ferretti prétend que votre tendinopathie vient de loin ; vous ne pensez pas avoir trop forcé à l’entraînement ? — Le médecin a fait son diagnostic mais je n’ai jamais eu mal au tendon. Les problèmes ont commencé après le coup que j’ai pris contre la Suisse. Après, c’est sûr qu’en s’entraînant sur un coup, les choses ne peuvent guère s’améliorer. De toute manière, je n’ai pas le choix, si je ne m’entraîne pas, je ne joue pas.” 283 Quand on lit dans les interstices, la vie de star mondiale n’est pas une partie de plaisir, qu’on en juge par cette défense ardente des mérites de Baggio avant son exclusion contre la Norvège : “Quand il (Roberto) dit ‘mon karma est la souffrance, la douleur est mon destin’, il ne le dit pas avec résignation mais avec la lucidité de quelqu’un qui, à 18 ans, a subi un accident qui pouvait briser sa carrière et qui l’a conditionné lourdement. Pour rejouer à son niveau il a d’abord dû combattre les douleurs d’un genou reconstruit, puis la jalousie qui a toujours entourée les gens de talent. Baggio, contre la Norvège jouait bien, il était présent, vivace, déterminé. Il répondait par les actes aux paroles incroyablement dures qui avaient été prononcées à son encontre, un défi à ses ennemis qui l’avaient accusé de tous les maux après sa partie opaque contre l’Irlande.” Comme l’Italie peut être éliminée que le désir de Roby de marquer l’histoire de la compétition peut s’évanouir d’un moment à l’autre contre le Mexique, Roby gamberge. Le problème, affirme Papa Tosatti le 30 juin 1994, au lendemain du match contre le Mexique, c’est la longue éclipse de Baggio : “C’était le plus frais et le plus motivé. Mais encore une fois il n’a laisse aucune trace sur l’issue du match. L’éclipse dure maintenant depuis longtemps : un seul but lors des neuf derniers matchs avec la Juve, deux prestations médiocres en UEFA contre Cagliari, il est mauvais en équipe nationale où il ne marque plus depuis le mois de septembre. Adieu les démarrages vertigineux, les slaloms, les pénétrations mortelles, les tirs fulgurants. Adieu le vrai Baggio, en somme. La vérité, c’est qu’il n’est pas en bonne santé. Sacchi doit décider avec les médecins s’il peut revenir à son niveau. Dans le cas contraire, l’équipe nationale doit être 284 construite sans lui. (...) Dans les matchs à l’élimination directe, il est exclu de joueur à dix.” Dans les jours qui précèdent leur huitième de finale contre le Nigéria, Roby et ses partenaires sont inquiets. Baresi s’est blessé lors du match contre la Norvège et il n’a (presque) aucune chance de rejouer après son opération en artroscopie. Quant à cette défense du grand Milan (Maldini, Baresi, Costacurta, Tassoti) qui a ridiculisé les attaquants du Barça quelques semaines plus tôt, elle est en pleine débandade, décimée par les soucis physiques et par la fatigue. “Nous aurons deux jours en plus pour nous reposer, affirme Ferretti, c’est aussi important pour Dino Baggio (contracture) que pour Roberto (coup de crampons sur le péroné). Un Roberto qui doit se remettre en selle du point de vue psychologique. Le vice-président de la Juve (sic), Roberto Bettega est rassuré (ndrla : et sournois) : “À présent, nous allons voir le vrai Baggio. Il m’a dit qu’il allait mieux physiquement et qu’il a seulement besoin d’un peu plus de confiance et de liberté dans le jeu.” Quand le Divin, après 88 minutes passées à jouer dos au but et à subir les agressions d’Oliseh, marque le but du miracle nigérian, tout est oublié ou presque. Le Petit Prince sautille, il est guéri, il plaisante, il n’a plus mal nulle part. Tout le monde a envie de croire en cette version de la guérison miraculeuse, sauf Pincolini, le préparateur physique : “Les crampes sont dues à une perte de liquide et de sels minéraux. (...) Les composantes sont multiples. Dans le cas de Roberto Baggio, il y a également ce coup qui a fait empirer ses appuis et altéré sa course. ” Entre les parties victorieuses contre le Nigéria et l’Espagne (Baggio y récoltera une semelle redoutable de la part d’un 285 milieu ibérique) et avant la demi-finale contre la Bulgarie, l’équipe médicale de la Squadra est sur les dents : “Le problème essentiel est de réintégrer les sucres après le match. Nous utilisons des perfusions qui contiennent des vitamines et des réintégrateurs salins. Pour obtenir le même résultat autrement, il faudrait des camions d’eau ! Même la nourriture est importante. On ne peut pas servir des pâtes à la tomate pendant 40 jours, mais là intervient l’imagination sans limite de Baule (le cuisinier de la Squadra). Pour contrôler l’état de santé de l’équipe et plannifier les traitements, un chek-up approfondi de tous les joueurs a été effectué il y a quelques jours.” Roby assassine deux fois la Bulgarie malgré ses mauvais appuis, malgré ses muscles en soie, malgré son comportement de fillette et sa queue de cheval ! Luca Valdiserri, un des contempteurs de Baggio dix jours plus tôt, se transforme en Bernardette Soubirous : “Pleure, Roberto, maintenant, tu peux pleurer. Avec l’Italie à tes pieds qui finalement t’a retrouvé ! Et Roberto Baggio regarde devant lui tandis que tout le monde le cherche et que lui ne cherche plus rien. Deux buts pour battre la Bulgarie et pour voler en finale comme l’avion qui transportera aujourd’hui l’équipe nationale et ses rêves à Los Angeles ; pour une finale de cette coupe vécue continuellement et obstinément dans la souffrance. L’accolade de Roberto Baggio est le symbole de son mondial : d’abord Albertini, le chouchou. Puis Tassotti, l’homme qui a le plus souffert sur le banc aujourd’hui. Mais l’accolade la plus longue est pour Gigi Riva, le canonnier qui a souvent été son miroir lors des jours tristes, quand son Mondial n’avait pa encore commencé et que les critiques le submergeaient.” 286 “Incroyable, trouve la force de dire The Divine Ponytail en larmes. Nous avons tous joué avec le coeur et nous sommes parvenus en finale !” Avant de confesser, un éclat d’angoisse dans ses yeux verts et humides : — “Je vous l’avais dit, mon karma est la souffrance. Mais on peut changer son karma. J’ai senti une pointe à la cuisse. Mais je pense jouer la finale.” Conclusion de Valdiserri : — Seul Roberto “Achille” Baggio, “après deux buts comme ceux qu’il a marqués contre la Bulgarie, peut aller au devant d’une nuit de cauchemar. C’est une contracture qui pourrait l’éloigner de la finale, annihilant toute la joie accumulée ce soir-là. ” “Vous savez quoi, répondra un an et demi plus tard Baggio ; ces trois blessures sont restées en moi-même au niveau mental ; elles m’ont appris à avoir la force de tout recommencer. J’ai toujours cherché de nouveaux défis, de nouveaux horizons. Il faut se rénover ; au fond c’est comme ça dans la vie de toute le monde ; le foot est un gymnase de vie, la différence, entre nous les footballeurs et les gens qui travaillent, tient seulement à la vitesse à laquelle notre monde à nous bouge.” 287 Au pied du Gohonzon, devant un mur Quatre longues journées qui résument vingt-sept ans d’existence. Vingt-sept années qui coulent comme un torrent qui jaillirait des flancs d’un petit boug de Vénétie pour dévaler jusqu’à cet hôtel universitaire de Californie called Mariott Inn Torrance, sur le campus de la Loyola University (mauvais présage ?). Plus de vingt ans de ce rêve qui poussait Bajeto à tirer son oncle Piero par la manche pour jouer la finale de la coupe du monde dans le couloir du première étage de la maison familiale, 3, via Marconi (devenue 11 par la suite). Sans parler des dizaines de buts marqués contre le Brésil en commentant ses propres exploits. L’enfant roi, “modèle positif pour la jeunesse” ou “fils à sa maman de succès”, selon les commentateurs, est eu pied du mur, cette fois. Au pied de son Gohonzon, plus exactement. On se l’imagine. On est le 16 juillet 1994 au soir par une soirée torride de l’été californien. Le Divin Catogan a salué tout le monde et s’est retiré dans sa chambre après une séance de manipulation et de longues minutes de massage. L’Italie et le Brésil sont en transe. “Les Italiens, écrit Moreira Alveès sur “O Globo” consacrent leurs premières pages aux menaces du Juge Di Pietro d’abandonner l’enqûete “Mains Propres”. Au Brésil, la seule chose qui nous intéresse, c’est la santé de Robybaggio”. Du côté de Rio et de Sao Paulo, de Recife ou de Bahia, les maîtres du candomblé multiplient les cérémonies et font 288 pleuvoir une marée de malédictions sur le “bouddha italien” tandis que l’on apprend que les “Athlètes du Christ”, cette organisation sectaire à laquelle appartiennent plus d’un joueur de la sélection auriverde, prient pour que l’“apostat” ne l’emporte pas ! Prière anticipée par les voix qui s’élèvent d’Italie pour que Robybaggio de Caldogno soit excommunié ! Pour notre part, il n’en est pas question, nous allons rentrer dans la peau de l’hérétique, de ce Little Buddha qui enchante le monde. Il est neuf heures du soir passé. Il ferme la porte derrière lui. Il vient d’avoir Andreina et sa fille Valentina au téléphone. En demi-finale il a pu voir une banderole qui l’a touché aux larmes, une banderole sur laquelle il y avait inscrit : “Valentia est là et t’embrasse”. Matilde, sa mère, lui a parlé, ils se souviennent de l’hôpital Bellevue de Saint-Etienne après sa deuxième opération, ils se rappellent le but contre la Tchécoslovaquie, ils se rappellent. Roberto est seul. Ses partenaires plaisantent dans le hall, jouent aux cartes, regardent la télévision. Tout le monde se souvient de la manière dont les héros de Mexico 70 ont été reçus après leur finale perdue 4 à 1 contre Pelé, Tostao et Jaïrzihno : avec des tomates ! Il y a de la tension dans l’air, même si ces garçons sont habitués aux finales et aux matchs en mondiovision. “Combien de footballeurs professionnels ont la chance durant leur carrière d’atteindre une finale mondiale” se dit Roby en se préparant à entonner Nam Myoho Renge Kyo ? Avec le Brésil (dont c’est la cinquième finale), l’Allemagne (six finales) et l’Argentine (quatre finales), L’Italie est le pays qui est allé le plus souvent au bout (une finale perdue sur quatre à l’heure de ce cinquième rendez-vous avec la gloire). 289 Les statisticiens de la Botte ont fait leurs calculs. Lors de la célèbre finale du stade Aztèque en 1970, l’Italie s’est fait souffler la coupe Rimet promise à la première nation trois fois victorieuse. Or ce 17 juillet 1994, Brésiliens et Italiens sont à égalité parfaite. Dans les matchs officiels, dans les matchs amicaux, pour les buts marqués, pour les buts encaissés et pour le nombre de coupe du monde ; puisque l’Italie a remporté son quatrième titre lors d’Espana 82 ! Roby ouvre le retable qui contient le Gohonzon et dispose les objets du culte. Il s’apprête à faire daimoku, à s’immerger dans le Sutra du Lotus dont ses maîtres estiment qu’il est l’essence de la condition humaine et la Voie à suivre pour atteindre la bouddhéité. Roby connaît le mandala de Daishonin Nichiren par coeur. “Par respect pour l’objet de culte, dit un site internet estampillé Soka Gakkai, nous n’en reproduisons pas de photographie. Les zones colorées numérotées représentent les différentes parties inscrites en sanscrit et en chinois ancien sur l’objet de culte initialement transcrit par Nichiren "à l’encre sumi...” Roby regarde droit devant lui. Au moment où il laisse les incantations sacrées monter de sa poitrine, les quatre nobles mondes (boddhéité, bodhisattva, auto-éveil et étude) l’imprègnent et le protégent des maléfices issus des Six voies inférieures : le bonheur temporaire, l’humanité, l’avidité, l’animalité, la colère et l’enfer, symbolisées par les huit grands rois dragons ou par “la mère des filles démones (N°24) et par les dix filles démones (N°25)”. Roby est entré en lui, il communie avec le cosmos selon le rite de la Soka Gakkai et de son maître avéré, Daisaku Ikeda à qui il a dédié son Ballon d’Or comme Gullit avait offert le sien à Nelson Mandela, parce que son maître Ikeda a selon lui 290 “consacré sa vie à la paix dans le monde et aux échanges entre les cultures”. Ce 17 juillet 1994 (le dix-sept est un nombre maudit chez les Latins), cela fait plus de cinq ans que Roby pratique matin et soir et qu’il se rend dès qu’il le peut dans un lieu du culte à Sesto Fiorentino, à Turin ou à Milan. Dans l’Italie du pape, il ne se passe pas une semaine sans qu’un journaliste ne tente de faire témoigner Mamma Matilde, la très pieuse, ou un prêtre du voisinage de Caldogno. Certains lui font remarquer qu’il s’est marié à l’église alors qu’il était bouddhiste. On leur répond qu’il ne voulait pas faire de peine à sa famille et à Andreina. “En Vénétie, on naît en priant, ironisera-t-il plus tard. Avec le foot et les voyages, j’ai fini par ne plus aller à la messe, ça ne m’a pas vraiment manqué, signe que c’était plus un habitude qu’un besoin.” Lors des stages d’avant-match avec les Azzurri, on le bombarde de questions : — « Est-il vrai que vous cherchez à convertir vos compagnons de chambrée ? » La curiosité remonte au Mondial 90 où Roby partageait sa chambre avec Toto Schillaci, le meilleur buteur du tournoi. “Un matin je me réveille, confie Toto dans un documentaire de RAI-3 , et je m’aperçois que Roby n’est plus dans son lit. Puis j’entends un drôle de bruit, comme une lamentation, un borborygme. Ca vient de la salle de bains. Inquiet, je vais ouvrir la porte quand je le vois qui sort avec un truc sous le bras. C’est la qu’il m’avoue qu’il est bouddhiste et qu’il prie matin et soir. Pour ne pas me déranger, il est allé aux toilettes...” La pudeur n’est pas une valeur sûre pour qui veut faire vendre. Un journaliste s’approche au début de la compétition américaine et lui demande s’il essaie de convertir ses 291 partenaires : par exemple, celui avec qui il cohabite durant la coupe du monde. “Pas mes partenaires ; mais la compagne de celui qui est avec moi en ce moment, si.” Au journalisme qui demande naïvement le nom de celui-ci, Roby répond qu’il est seul et qu’il parle d’Andreina. Vexé, le journaliste tourne les talons et trempe sa plume dans le vitriol. Le choix du Divin d’opter pour Shakyamunyi plutôt que pour Jésus et pour la Vierge Marie n’est pas évident. Où se trouve-t-il pendant qu’Albertini et Donadoni, deux catholiques acharnés, servent la messe pour leurs coéquipiers croyants comme eux ? Roby Baggio, sa boucle d’oreille, ses bracelets et sa queue de cheval, son amour de la musique pop et des concerts de Prince, font des ravages dans la jeunesse, une jeunesse qui se cherche, comme l’écrit le sociologue Sabino Acquaviva, la veille de la finale : “Ce sont les jeunes d’aujourd’hui et Baggio est l’expression de cette majorité silencieuse faite de souffrance et de malaise. Des jeunes gens qui mènent une vie assez normale, capable de bien travailler et en même temps qui sont inconstants. Même la fascination de l’Orient est typique. Le bourgeois moyen aime le yoga, la méditation transcendantable. Des formes de religiosité différentes, un peu transgressives. C’est une diva du football avec les caractéristiques de notre société. Il représente une mutation survenue en Italie, la figure émergente d’un changement d’époque. Il exprime un pays différent qui avait besoin d’un symbole comme lui.” Ca plaît moyennement aux jésuites et aux dominicains, et peut-être même au Vatican qui est gêné aux entournures par le scandale de la banque Ambrosiano, par l’agressivité de 292 l’Islamisme politique, par les sectes carismatiques du nouveau-monde et... par de nouvelles formes comme celles incarnées par Moon ou par le Soka Gakkai de Daiseku Ikeda, le directeur de conscience de Baggio ! Red Ronnie, sorte de Dick Rivers italien, vole au secours de la star de Caldogno : “Il y a pas mal de jeunes gens qui cherchent d’autres réponses que les réponses officielles. Baggio est un de ceuxlà. Il est allé chercher sa religion et il n’a pas accepté celle qu’on lui imposait. Les jeunes veulent se libérer des dogmes.” Pendant que l’Italie, le Brésil et une partie des Etats-Unis se passionnent pour ce petit gars que Madonna a qualifié de “beau et macho comme elles les aime” mais que ses détracteurs qualifient de “fillettes” et de mollasson un peu chanceux, Roby fait gongyo et reçoit le message de Nichikan et de Shakyamunyi, alias Siddartha Gautama. Il pratique, il se réfère au bouddha principal et aux bodisattvas, ceux qui refusent l’état de nirvana pour s’astreindre à la compassion, ceux qui ne franchiront le pas de la bouddhéité finale que lorsque le dernier des hommes sera en odeur de sainteté. Il est onze heures ou onze heures et demie. Dans la peau de Baggio, la veille de la finale de la coupe du monde. Comme l’écrira Franco Bassini, du “Giornale di Brescia”... : “Dans la peau de John Malkovich est le titre d'un film sorti l'automne dernier entre un soupçon de curiosité lié à la singularité du sujet et de la trame (un couple réussit à entrer dans le corps de l'acteur américain et à en éprouver émotions et sensations) et pas mal d'indifférence (sans doute parce que les émotions et les sensations de John Malkovitch n'enthousiasment pas les masses). En revanche, si Dans la peau de Baggio sortait un jour, nous serions prêts à parier que les vendeurs à la sauvette se frotteraient les mains ; combien seraient-ils, quels que soient leur âge et la latitude, à s'identifier à celui qui éprouve l'émotion d'une passe 293 décisive, d'un dribble, d'un but, mais aussi, plus simplement, celle d'entrer dans un stade garni de dizaine de milliers de personnes, pourquoi pas un maillot azur sur le dos ? " À quoi pense-t-on quand on est dans son lit du Mariott Inn, California, sur le campus de la Loyola University ? À quoi pense-t-on quand on poursuit un rêve depuis plus de vingt ans et que les trois quats de ce rêve vient de se matérialiser ? À quoi pense-t-on quand le jaune onirique des maillots brésiliens va devenir réalité chromatique ? À quoi pense-t-on quand on essaie de rassembler ses dernières forces à quelques encâblures de l’Everest ? Pense-t-on seulement ? Ou cherche-t-on à savoir si le corps tiendra, s’il reste dans ses muscles assez de force pour triompher? Baggio a-t-il seulement dormi cette nuit-là ? Il fait chaud, très chaud, sur le campus de l’université Loyola. S’il y pense, s’il gamberge, Roby Baggio se dit que ce sont les Brésiliens qui ont les meilleures cartes. Ils sont installés sur la Côte Ouest depuis dix jours. Ils ont joué une heure de moins que l’Italie et outre leurs formidables supporters, avides d’exorciser la crise économique et la dévaluation du cruzeiro, ils auront le public latino-américain pour eux. Ils peuvent en outre compter sur une défense de fer formée en Europe et sur un Romario en état de grâce, le seul rival de Baggio sur le toit du monde à ce moment de la compétition ; une star que Roby aimerait imposer à la Juve, tant il aimerait joué à ses côtés. Du côté des Azzurri, on est nerveux. Baresi sort d’une opération du ménisque par arthroscopie et de quatre semaines sans compétition, 294 Berti et Albertini sont à bout de force, Maldini et Donadoni clopinent un jour sur deux, et ceux qui sont en bon état, tels Signori ou Zola, n’ont pas le rythme de la compétition. Pour couronner, le tout, la défaite contre l’Irlande le premier jour et la troisième place en poule ont forcé la Squadra à une folle pérégrination et il lui a fallu six heures d’avion pour gagner la Californie, ce qui, ajouté au décalage horaire et à une journée de récupération de moins, met l’Italie dans une fâcheuse posture. Ca ne s’arrête pas là. Du premier ministre Berlusconi au dernier des tifosis en passant par tout ce qui porte plume et pantalon, micro et chapeau, chacun a son opinion sur l’état de santé de la cuisse de Baggio. Du “Baggio ne jouera pas la finale” au “C’est à lui de choisir” ; en passant par le “il n’a pas le droit de jouer s’il n’est pas à 100%” et par le “Sacchi doit prendre ses responsabilités”, on en entend des vertes et des pas-mures. Du côté du staff médical, on avance en terrain miné. Par prudence, on avance un : “Il n’y a que 50% de chance qu’il joue la finale”. La main sur l’arrière de sa cuisse, Roby se retourne dans son lit et se revoit au point-presse le matin même : — “Contracture aux flexeurs de la cuisse droite, déclare le Pr Ferretti, celui qui qualifiait la crampe d’antichambre de la contracture. Un problème musculaire du premier degré sans lésion des fibres. À l’heure qu’il est, il est impossible de faire un diagnostic plus précis. Je dis cinquante pour cent de chance de récupérer et cinquante pour cent d’absence, mais seulement parce qu’il n’est pas sérieux d’en dire plus.” Les mots du médecin retentissent dans la tête du Ballon d’Or qui ne trouve pas le sommeil. Ces journées ont été atroces. Les exégètes ès Calcio n’y sont pas allés de main morte : Signori doit jouer à la place de Roby, on ne peut pas 295 l’aligner s’il n’est pas à 100% ; — Karma de la douleur, tu parles ! Si Baggio faisait un peu moins de cinéma avec son bouddhisme, avec sa queue de cheval et ses chaînes... ; — Il ne peut pas jouer, cinq des onze joueurs de l’équipe sont diminués, on ne va pas jouer une finale mondiale à neuf... Roby fait front, concentré : “Je suis préoccupé parce que je n’arrive pas à comprendre ce que j’ai et quelle est la gravité de ma blessure. Je ferai l’impossible mais si le risque et trop grand, je ne peux pas tout compromettre, question de respect de moi même, de mes partenaires et du futur.” The Divine Ponytail, celui que les Américaines trouvent si sexy, celui que Madonna veut envoyer prendre en Limousine, pense et repense, il tourne neuf fois la langue de sa conscience dans sa tête. Comment ne pas tout risquer ? Comment renoncer à son rêve, au rêve de sa famille, de tout son pays, de tous ses admirateurs ? Il transpire et se revoit devant tous ces micros, ces caméras, ces calepins... : “Je fais l’impossible pour jouer cette finale mais je ne peux pas vous dire avec précision comment je vais. Je sens encore une douleur, ça peut être ce que je crains - et alors je manquerai la finale - ou seulement la conséquence des massages et des soins. (...) Je déciderai seul. (...) Je ne veux pas mettre mon équipe en difficulté, je ne veux pas les laisser à dix. Mais ne pas jouer serait pour moi une refuffade, de la rage, de la désillusion et du désespoir. Une ruse, disent les Brésiliens ? Si seulement ! On voit qu’ils ne me connaissent pas ...” Aux alentours d’une heure du matin, Roby se lève pour boire un verrre d’eau. Peut-être entend-il un membre du staff médical répéter ce que le Pr Ferretti a déclaré à la 296 presse : C’est du 50/50, même si les exercices n’ont pas augmenté la douleur... Une heure et demi. Les envoyés spéciaux ont faxé les dernières nouvelles du front et raconté la manière dont les Azzurri ont écouté Sacchi au milieu du rond central tandis que Baggio s’est mis à courir seul le long de la ligne de touche. Certains s’inquiètent du fait que Roberto s’est isolé au moment du petit match entre les titulaires rouges et les réservistes verts. Certes, il a couru, il a tiré au but… Fort du gauche mais prudemment du droit. — “Et les gens de lui demander : tu joueras ? Et lui n’a pas eu de réponse, même pas au fond de lui. Il y a seulement ce désir immense, cette lame de fond à apaiser. Mais tout cela c’était hier, c’est déjà du passé. Aujourd’hui nous saurons, aujourd’hui Roberto saura. ” “La nuit précédent la finale, j’ai bien dormi”, racontera Roby dans son autobiographie. Peut-on en dire autant d’Arrigo Sacchi, dont le but était de stupéfier le monde avec son football du IIIe Millénaire, et qui en est à se mordre la conscience pour savoir s’il doit aligner l’homme qui en foulant ses principes au pied lui a permis de garder la tête haute ? Et, si tel est le cas, s’il lui faut aligner l’autre leader de la Squadra, le fabuleux Franco Baresi qu’une balafre encore fraîche handicape au genou. D’ailleurs, quelle fut la nuit de Beppe Signori et de quelle nature fut son adresse à Padre Pio, son directeur de conscience à lui ? La veille du seul match qui compte dans le cœur et dans la tête d’un footballeur, la veille d’une finale de coupe du Monde ? 297 The Final Kick “Etait arrivé le grand jour. Ce 17 juillet 1994, Los Angeles apparaissait dans toute sa fascination déconcertante, avec ses étendues infinies de maisons basses et de gratte-ciels, ses intrications folles de croisements et d’autoroutes, même en altitude, les merveilles de Malibu, les édifices accrochés à la côté, la merveilleuse plage de Venice, le stade de Pasadena qui rutilait d’américanades avec ses majorettes et ses hurlements assourdissants. En tous points la Californie de certains blues et de certaines chansons. Sur les gradins, les Brésiliens s’adonnaient à la magie et invoquaient l’esprit d’Ayrton Senna comme s’il était parmi eux et qu’il devait intervenir pour anesthétisier les jambes des Azzurri et électriser celles des Cariocas.” Hélas pour le spectacle, ni les hommes de Rio ni les héritiers de Dante ne brillèrent au firmament et le sommet que tout le monde attendait se disputa sous le signe d’une prudence obsessionnelle et d’une herméticité torride (le match s’est joué à midi par 40°C et par 90% d’humidité !).. “Nous étions tous un peu fatigués, on jouait par des températures infernales, quelques-uns d’entre nous auraient dû se reposer. Moi compris. ” “Une partie lente, nous explique Enzo Catania, les équipes toujours sur le qui-vive, la domination du Brésil au milieu du terrain avec la peur constante d’une contre-attaque italienne, la déviation de Pagliuca sur son poteau après un tir de Maura Silva, ce poteau qu’il embrassa qui sait combien de fois par la pensée... ” Romario ? Quelques contrôles, des tentatives de une-deux avec Bébéto, son compère de l’attaque, mais on ne passe pas entre les mailles d’une défense centrale quand c’est Franco 298 Baresi, le rescapé auteur d’un grand match, qui est aux manettes. Baggio ? “Je n’étais pas au mieux mais ça n’avait rien à voir avec ma blessure. Je pouvais jouer, une pointe de fatigue ne peut pas tout remettre en question quand tu t’approches du rendezvous de toute une vie. Quelqu’un de vraiment blessé, avec ce climat-là, sous un soleil de plomb, absurde, télévisuel, aurait tout abandonné au bout de cinq minutes.” Roby manque par trois fois briser la touffeur qui paralyse la pelouse et le stade. Sur un tir lointain que Taffarel préfère dévier en corner audessus de sa barre transversale. Sur une pénétration qui le déporte sur la droite du but mais qu’il conclut par une frappe trop molle. Peu de temps auparavant, Pagliuca le gardien manque faire une boulette, la balle roule vers son poteau, il la rattrape in extremis. Enfin vers la fin de la prolongation : “Quand il y a eu ce magnifique échange entre Massaro et Roberto Baggio, dira Appoloni dans une interview d’après-match ; j’ai fermé les yeux un instant et je me suis senti champion du monde. Un Baggio efficace, dans une condition physique optimale, n’aurait certainement pas manqué ce tir...” Les protagonistes sont harassés. 120 minutes n’ont pas suffi à les départager. On aura recours aux tirs-au-but, à l’ordalie terminale, ce que certains interpréteront comme le jugement de Dieu, Athlètes du Christ contre Bouddha italien. Les athèles se jettent sur les bouteilles d’eau. Les soigneurs de jettent sur les jambes de ceux qui ont été choisi pour les tirs-au-but. 299 Baresi, le capitaine sans peur et sans reproche, est le premier à tirer. Les jambes alourdies par un match joué vingt-quatre jours après une opération du ménique, il envoie le ballon dans les étoiles, tombe à genoux et fond en larmes. Les 94 000 spectateurs retiennent leur souffle. Est-ce que les Brésiliens vont prendre l’avantage ? Est-ce que la Vierge du Pain de Sucre va dominer Siddharta Gautama ? Pelé, Clinton et Kinsinger n’ont pas le temps de se poser la question, Pagliuca arrête le tir de Marcio Santos. La tension monte. Albertini et Evani pour les Italiens, Romario et Branco, le capitaine brésilien et partenaire de Roby à la Fiorentina, réussissent leurs tirs. Hélas pour la Squadra, Massaro craque et met le ballon dans les bras de Taffarel, ce qui permet aux Brésiliens de mener 3 à 2 avant les tentatives de Roby Baggio et de Bebeto, les deux artistes de la balle ronde. Roberto a ôté le strap noir qu’il a porté à la jambe durant toute la partie. Il se touche derrière la cuisse. Le stade retient son souffle. Appoloni et quelques Azzurri prient, comme prie et sur-prie toute la délégation auriverde... Si Baggio réussit son tir, ce dont personne n’en doute, il y aura 3 à 3 et le destin de la World Cup ira se poser sur les frèles épaules de Bebeto, sans doute déjà dans ses petits souliers. Darwin Pastorin, né à Sao-Paolo d’une famille véronaise, va plus loin qu’Enzo Catania dans un livre perfide qu’il baptise “Tu te souviens, Baggio, de ce penalty ?” : “Courage, Baggio, c’est ton tour. Il nous fallait l’émotion et la douleur et l’attente et l’angoisse des penalties pour rendre vivante la finale la plus laide d’un Mondial. Baggio, le 300 destin ne pouvait choisir que toi. Tu dois marquer. Tu es contraint de marquer ou le Brésil gagnera la Coupe. ” “Et tes pas, dans le silence absurde du stade, résonnent presque grotesquement, on se croirait dans un film de terreur, Baggio, dans un sale film américain de série Z. ” “L’histoire (cette histoire) passe par ce petit cercle en plâtre. Regarde-le, Roberto Baggio : parce qu’il pourrait devenir l’îlot de ton sauvetage ou de ton naufrage.” C’est de cela qu’il s’agit, au moment où The Divine Ponytail va prendre la balle entre ses mains et se diriger vers le point de penalty : préserver son honneur, sauver son équipe, sauver son pays, même s’il s’agit d’un sauvetage symbolique... Ou faire naufrage et plonger dans la rage toute une nation, amis et ennemis compris. Vous vous gaussez de Pindare ? Avez-vous déjà pris la parole en public, vous souvenez-vous de la première fois, ce moment où le président vous tend le micro et que trois cents paires d’yeux se braquent sur vous ? Vous vous imaginez, faire le pari de lancer un morceau de papier dans une corbeille devant trois mille personnes, vous au milieu et eux à ricaner autour de vous ? Mettez-vous dans la peau d’un jeune homme de 27 ans, au bout de quatre semaines d’émotions fortes, seul sous le regard de 94 000 spectateurs et d’un milliard et demi d’humains par télévision interposée ? Les jambes endolories, tétanisées. La tête en feu. Les idées troubles. Les nerfs à fleur de peau. Avec un cortège de nuages noirs au-dessus de vos épaules et vos ennemis qui affutent leurs stilets et décapuchonnent leur fiole de vitriol ? Le documentaire allemand « The Final Kick » est la démonstration de ce stress global, qui raconte la finale de Pasadena vue d’une prison russe, d’un campement afghan, d’un appartement algérois, de la demeure d’un rasta 301 polygame, d’un bateau de pêche norvégien, d’un marabout saharien et, bien entendu, entre autres endroits, d’une plage de Rio et d’une trattoria italienne. Point commun entre tous ces points du globe, que l’aurore soit boréale ou que le soleil se couche sur la savane : un écran de télévision durant les quelques deux heures et demie du drame, en temps réel. Point de conjonctions des sympathies et des antipathies de tous, par-delà les cultures et les religions, la silhouette du numéro 10 bleu, de ce jeune homme à bouclette à l’air si doux... Retour à Pasadena. Il est presque 15 heures. “Le gardien Taffarel accomplit le rite d’un petit ballet sur la ligne de but. Il regarde le ciel ”. “Que sont devenus les tambourins, les voix, les applaudissements, les imprécations, la jouissance ou les simples sourires ” “Pendant que toi, Baggio, regarde fixement Taffarel dans les yeux, qui n’a pas cessé de regarder le ciel. ” La nouvelle de Pastorin est irritante, délibérément antibaggienne, mais elle donne la dimension de la tension, des ondes mauvaises ou positives qui ont présidé à l’exécution du Final Kick, du coup de pied final. Car une marée d’articles, d’éditoriaux, d’interprétations, de poésies, de poèmes, de livres même, se sont attardés sur ce moment unique. Le coup de pied le plus intense de l’histoire de l’humanité a donné naissance à des thèses sur balistique et hasard, à des contributions de la psychanalyse, à une confrontation entre religions. Imaginez la sueur qui vous dégouline des tempes. Ébloui par la lumière cobalt d’un début d’après-midi en plein été californien. Seul à seul, face à face avec un autre homme, “Cary Cooper contre John Wayne” (Darwin Pastorin). Bombardé par l’identification ou par l’antipathie, par 302 l’amour ou par les malédictions que vous adressent presque deux milliards d’êtres humains, alors que vous êtes au pied de votre rêve d’enfant ! S’il existait un désiromètre ou un identificomètre universel, à quelle intensité serait-il monté ? Et les chroniqueurs de se régaler : “Qu’ils sont longs ces quarantes mètres du rond central jusqu’au point de penalty. Roberto Baggio, le Petit Bouddha, les parcourt un à un. Nous avons un but de retard. Massaro a manqué le sien, Capitaine Baresi aussi. Petit Bouddha doit marquer sinon l’Italie aura perdu sa quatrième coupe du monde et ce sont les Brésiliens qui triompheront. Baggio avance pas à pas, il est à mi-chemin dans l’herbe quand son coéquipier Gigi Apolloni, grand, cheveux rouges sur maillot bleu, fait le signe de la Croix. De quelque côté que se situe Dieu, qu’il considère plus proche de lui les paroisses ou les pagodes, les Apôtres ou les Bodhisattva, le péché originel ou le karma, c’est vraiment le moment de l’invoquer. ” Roberto revient sur le cauchemar de sa carrière, une obsession dont il avouera longtemps plus tard, après le décès de Marco Pantani, qu’elle lui a presque fait perdre la raison : “Quand je me suis dirigé vers le point de penalty, j’étais relativement lucide pour le peu qu’on puisse l’être dans ce genre de situation. Je savais que Taffarel, que je connaissais bien, se jetait toujours d’un côté. J’ai donc décidé de tirer au milieu, à mi-hauteur pour éviter qu’il ne touche la balle avec ses pieds. C’était le bon choix, puisque Taffarel s’est effectivement jeté sur sa gauche, et qu’avec la trajectoire que j’avais choisi pour le ballon, il n’aurait jamais pu l’arrêter. Hélas, je ne sais pas pourquoi, le ballon est monté à trois mètres et s’est envolé au-dessus de la barre transversale.” Il ajoute : 303 “Il arrive parfois qu’on ait l’intention de faire quelque chose et qu’il s’en passe une autre.” De fait, tous ceux qui ont revu les quelque trois-cent vingt buts inscrits par le Divin dans sa carrière et la centaine de penalty qu’il a tiré avec le coefficient impressionnant de 85 % de réussite, peuvent affirmer que jamais Roby ne tira un d’entre eux au-dessus de la barre transversale, s’en approchant le plus avec la Vicenza quant, jeune espoir, il marqua en faisant rebondir la balle sous la transversale. Ce qui lui fait dire : “Il y a des choses, dans la vie, qui n’ont pas d’explications faciles. Et Darwin Pastorin dans un exercice de style pour tout dire légèrement offensant de prétendre : “Ton tir, Baggio, est parfait. Tu l’as exécuté comme toi seul sait le faire. Avec habileté, calme et précision... Le ballon a filé là-haut, comme une étoile filante… Comme une inutile, inopportune, hors de question, stupide e insignifiante étoile filante… Mais moi j’avais suivi Taffarel qui regardait le Ciel. Le ciel de Pasadana qui lentement se perdait dans la mémoire. Et de ce Ciel quelqu’un avait soulevé le ballon audessus de la barre, parce que ce ballon propulsé par Roberto Baggio, un champion, un spécialiste, était tout simplement parfait… Mais Taffarel avait demandé de l’aide. Et d’un nuage, en un éclair, est apparu Ayrton Senna...” Poésie hors propos ? Parabole pour le peuple ? Toujours est-il que ce tir au but, Roberto Baggio allait le tirer et le retirer dans sa tête jusqu’en 1998. Ce jour-là, de nouveau sous le maillot de la Squadra, il se retrouva sur un point de pénalty, observé par un autre milliard d’êtres humains disséminés sur la planète. Allait-il faillir deux fois ? 304 Collection "Espaces et Temps du Sport" dirigée par Jean Saint-Martin et Thierry Terret Editions L’Harmattan, 16 rue des Ecoles 75005 Paris Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de tous les problèmes de société, qu'ils soient politiques, éducatifs, sociaux, culturels, juridiques ou démographiques. Mais l'unité apparente du sport cache mal une diversité aussi réelle que troublante : si le sport s'est diffusé dans le temps et dans l'espace, s'il est devenu un instrument d'acculturation des peuples, il est aussi marqué par des singularités locales, régionales, nationales. Le sport n'est pas éternel ni d'une essence transhistorique ; il porte la marque des temps et des lieux de sa pratique. C'est bien ce que suggèrent les nombreuses analyses dont il est l'objet dans cette collection créée par Pierre Arnaud qui ouvre un nouveau terrain d'aventures pour les sciences sociales. Ouvrages parus dans la collection « Espaces et temps du sport » - Joël Guibert, Joueurs de boules en pays nantais. Double charge avec talon, 1994. - David Belden, L'alpinisme, un jeu ?, 1994. - Pierre Arnaud (éd.), Les origines du sport ouvrier en Europe, 1994. - Thierry Terret, Naissance et développement de la natation sportive, 1994. - Philippe Gaboriau, Le Tour de France et le vélo. Histoire sociale d'une épopée contemporaine, 1995. 305 - Michel Bouet, Signification du sport, 1995. - Pierre Arnaud et Thierry Terret, Histoire du sport féminin, 1996, 2 tomes. - André Benoît , Le sport colonial, 1996. - Michel Caillat, Sport et civilisation, 1996. - Thierry Terret, Histoire des sports, 1996 - Michel Fodimbi, Pascal Chantelat, Jean Camy, Sports de la Cité, 1996 - Michel Vaugrand, Jean-Pierre Escriva, L’Opium sportif, 1996. - Bernadette Deville-Danthu, Le Sport en noir et blanc, du sport colonial au sport africain,1996. - Paul Boury, La France du Tour, le Tour de France, un espace sportif à géographie variable, 1997. - Pierre-Alban Lebecq, Paschal Grousset et la Ligue Nationale d’Education Physique, 1997. - Sébastien Darbon, Du rugby dans une ville de foot , Le cas singulier du Rugby-Club de Marseille, 1997. - Pierre Arnaud, Les Athlètes de la République, gymnastique, sport et idéologie républicaine, 1998 (réédition). - Michel Bouet, Traité de sportologie, 1998. - Charroin Pascal et Terret Thierry, Histoire du water-polo, 1998. - Catherine Louveau, Annick Davisse, Sport, Ecole, Société. La différence des sexes, 1998. - Marc Barreaud, Dictionnaire des footballeurs étrangers du championnat de France professionnel, 1932-1992, 1998. - Jean-Paul Besse, Les Boxeurs et les Dieux, 1998. - Christian Vivier et Jean-Paul Loudcher, Le sport dans la ville, 1998. 306 - Cyrille Petitbois, Des responsables du sport face au dopage, 1998. - Pierre Arnaud et James Riordan, Sports et relations internationales, les démocraties face aux régimes autoritaires, 1998. - Evelyne Combeau-Mari, Sport et décolonisation à La Réunion, 1998. - Maurice Baquet, Education sportive, initiation et entraînement, 1998. (Réédition de l’ouvrage paru en 1942). - Marc Durand, La compétition en Grèce antique, généalogie, évolution, interprétation, 1999. - Jean-Michel Delaplace, L’Histoire du sport, l’histoire des sportifs. Le sportif, l’entraîneur, le dirigeant, XIXèmeXXème siècles, 1999. - Kim-Min-Ho, L’origine et le développement des arts martiaux, 1999. - Vivier Christian, La sociabilité canotière, La société nautique de Besanÿon, 1999. - Delsahut Fabrice, L’empreinte sportive amérindienne, les jeux américains face au Nouveau Monde sportif, 1999. - Callède Jean-Paul, Fauché Serge, Gay-Lescot Jean-Louis, Sport et identités, 2000. - Marianne Lassus, L’affaire Ladoumègue, 2000. - Christina Koulouri, Le sport et la société bourgeoise. Les associations sportives en Grèce (1870-1922), 2000. - Jean-Franÿois Loudcher, Histoire de la savate, du chausson et de la boxe franÿaise,1797-1978, 2000. - Claude Piard, Où va la gym ? L’éducation physique à l’heure des STAPS, 2000. -Jean-Claude Gaugain, Jeux, gymnastiques et sports dans le Var (1860-1940), 2000. 307 - Jean-Philippe Saint-Martin et Thierry Terret, Le Sport franÿais dans l’entre-deux-guerres, 2001. - Claude Roggero, Sport ... et désir de guerre, 2001. - Pascal Chantelat, La professionnalisation des organisations sportives, 2001. - Michel Rainis, Histoire des clubs de plage (XXème siècle), 2001. - Olivier Hoibian, Les Alpinistes en France, 1870-1950, une histoire culturelle, 2001. - Gérard Couturier, Jean Guimier, 1913-1975. Une vision politique et culturelle pour l'éducation physique et le sport, 2001. - Alice Travers, Politique et représentations de la montagne sous Vichy. 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Sport, guerre et relations internationales, 2003. - Laurence Prudhomme-Poncet, Histoire du football féminin, 2003. - Jean Saint-Martin, Educations physiques nationales et exemplarités étrangères en France entre 1815 et 1914, 2003. - Tony Froissart, « Sport populaire » de Seine-et-Oise, 18801914, 2003. - Laurence Munoz, Histoire du sport catholique, La Fédération sportive et culturelle de France, 1898-2000, 2003. - Jérôme Pruneau, Les joutes languedociennes. 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L’éducation militaire à l’école de la République, 2004. - Louis Thomas, Et si l’éducation physique n’était qu’un mythe !, 2004. - Bernard Michon et Thierry Terret, Pratiques sportives et identités locales, 2004. - Paul Goirand, Jacques Journet, Jacqueline Marsenach, René Moustard et Maurice Porte, Les stages Maurice Baquet. 1965-1975. Genèse du sport de l’enfant, 2004. - Michaël Attali, Le syndicalisme des enseignants d’éducation physique, 1945-1981, 2005. - Julie Gaucher, L’écriture de la sportive. Henry de Montherland et Paul Morand, 2005. - Sylvain Ferez, Les corps et les mots. Claude PujadeRenaud : mensonge et vérité du mouvement, 2005. - Thierry Terret, Philippe Liotard, Jean Saint-Martin et Anne Roger, Sport et genre, 4 vol., 2005. - Sylvain Villaret, naturisme et Education corporelle, 2006. - Cécile Ottogalli-Mazacavallo, Les femmes et l’alpinisme (1874-1919), 2006 - Jacques Dumont, Histoire du sport en Martinique, 2006. 310