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Baggio
20 ans de folie italienne et mondiale
Collection "Espaces et Temps du Sport"
dirigée par Jean Saint-Martin et Thierry Terret
Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de
tous les problèmes de société, qu’ils soient politiques,
éducatifs, sociaux, culturels, juridiques ou démographiques.
Mais l’unité apparente du sport cache mal une diversité aussi
réelle que troublante : si le sport s’est diffusé dans le temps
et dans l’espace, s’il est devenu un instrument
d’acculturation des peuples, il est aussi marqué par des
singularités locales, régionales, nationales. Le sport n’est pas
éternel ni d’une essence transhistorique ; il porte la marque
des temps et des lieux de sa pratique. C’est bien ce que
suggèrent les nombreuses analyses dont il est l’objet dans
cette collection créée par Pierre Arnaud qui ouvre un
nouveau terrain d’aventures pour les sciences sociales.
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Baggio
20 ans de folie italienne et mondiale
L’Harmattan
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique
75005 Paris, France
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Italo-français, Mario MORISI, né rn 1951, romancier,
essayiste, enseignant, journaliste, écrit en français et en
italien. Il a la particularité d’utiliser des heteronymes
different selon le genre qu’il aborde : Mario Absentès pour
les romans policiers, Seamus Anderson pour les romans
fantastiques, Pierre Launay pour les ouvrages critiques.
A publié récemment dans le domaine du sport :
- Le Monde selon Baggio, suivi d’Orfeo Baggio,, 2006,
édition de l’Embarcadère, 95 Nointel :
- Brera, c’è l’avevo a casa. In « I Quaderni dell’Arcimatto »,
2010. Limina Editore, Arezzo. Italia.
Autres publications :
-
Mort à la Mère, Vauvenargues, 2000
J’aurai ta peau Saxo, 2001
Achevez Cendrillon, 2003
Castor Paradiso, 2005
- Le Poisson d’Absentès, -2007, Dmo Dmo, Dole
- La Boue & les Etoiles – 2010, Editions du Sekoya.
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Prologue
“Voi ch’entrate...”
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“Au pays de Pavarotti, on chante l’amour, la beauté, la
victoire, et Roberto Baggio qui est un peu tout ça. Baggio, la
chanson le dit, n’est pas un mirage. Il est réel de manière
douloureuse, presque bouleversante. C’est un footballeur
mais décrire Baggio comme un simple joueur de football,
c’est dire que Mona Lisa est une peinture. Baggio est un
créateur, un inventeur, l’interprète du plus grand art
populaire du monde ”
Michael Farber, Sports Illustrated, 1993
On entend rugir la critique. Que de grandiloquences pour un
spécialiste de la maltraitance du cuir et du bon goût.
Pourquoi ne leur donne-t-on pas un ballon à chacun. Du pain
et des jeux, une aliénation de plus. Le genre laudatif n’est
pas récent sur les bords de la Méditerranée. Pindare, ce Grec
antique, s’était fait une spécialité de la louange consacrée
aux dieux, aux héros et aux athlètes : “Qu'est l'homme, que
n'est pas l'homme / L'homme est le rêve d'une ombre / Mais
quelquefois, comme un rayon venu d'en haut / La lueur brève
d'une joie embellit sa vie / Et il connaît quelque douceur...”
Les athlètes du IIIe millénaire sont-ils moins admirables que
les champions olympiques d’antan ? Ceux qui en rapportent
les exploits – Homère et Blondin, Hésiode ou Gioan Brera sont persuadés du contraire. Quand un rayon venu d’en haut
se matérialise sous leurs yeux, la musique est belle : “Cette
balle du destin en fin de partie avait quelque chose
d’hypnotique. Les premiers à entrer en narcose ont été les
défenseurs de la Juve, immobiles. Puis Baggio a voulu tous
les yeux pour lui. C’est moi qui vous enchante, semblait-il
dire en courant. Ce qu’il a fait par la suite appartient aux
rares divinités du football : amorti du coup de pied d’une
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douceur immense avec mouvement de dribble incorporé - le
gardien évité, la balle au fond des filets. Le tout presque au
ralenti, d’une beauté suprême. Contre l’équipe qui a lancé
sa carrière et sa popularité mondiale. Quand nous nous
sommes réveillés de ce rêve en sursaut : le titre s’était
envolé à Rome. Coup extraordinaire. De ceux dont on parlera
et se souviendra pendant des décennies. ”
Car quand bien même l’on voudrait exclure le football du
règne de l’art et de la beauté, jamais on ne pourra nier que
de grands écrivains et de grands poètes, des auteurscompositeurs et de grands cinéastes l’ont célébré à leur
manière. En Italie surtout, où l’on a en mémoire les photos
de Pierpaolo Pasolini drapé dans son maillot de la Roma sur
les plages d’Ostia Mare. Où Dino Buzzati a couvert les duels
Coppi-Bartali et la catastrophe de Superga pour le “Corriere
della Sera”. Où une douzaine de courts-métrages d’auteurs
(souvent ratés) présentaient les villes d’art accueillant le
Mondiale 1990. Si l’on ajoute que “Les Dieux du Stade” de
Leni Riefensthal ont marqué l’histoire du reportage et du
sport, que “Filhu maravilha” est une bossa entièrement
dédiée à un but exceptionnel, ou que le cinéma réaliste
anglais des années 90 a rendu hommage aux fans d’Arsenal
vus par Nick Hornby, rien n’est provocateur dans cette
évidence suivante : Le sport et le football font partie du
monde de la culture depuis la fin du XIXe siècle ; et ceux qui
ont su le raconter, selon leur talent, ont autant de dignité
que les romanciers pipole ou que les chroniqueurs de
spectacles à la mode.
Certes, rien ni personne ne fera changer d’avis ceux pour
qui la balle au pied est une perte de temps et les
footballeurs sont des crétins. Quand Francis Huster se
dépense sans compter pour que le théâtre soit associé au
Mondial français de 1998, on le renvoie à sa générosité
bavarde et on le traite de démagogue. Pour ne pas
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mentionner les théories sur la distinction de l’ineffable
Finkielkraut ou les charges branchées de Canal-Plus sur le dos
de Papin, d’Alesi ou de Zidane qui - comme chacun sait –
étaient de triple-crétins, tandis que les humoristes qui les
ridiculisent ont davantage de talent qu’Alphonse Allais et que
Raymond Devos.
Cela ne signifie bien sûr pas qu’au stade - dont les origines
sont violentes : cirques romains, arènes espagnoles - tout est
pastel et tessiture. Le faisceau des regards converge vers un
point unique et cela encourage des choses pas toujours très
jolies. Mais ce n’est pas cet aspect qui est mis en avant par
les ennemis du jeu, c’est sa fonction abêtissante. Comme si
le football - seul sport de balle réellement universel - était la
source exclusive de l’idiotie planétaire et la cause de tous
nos maux.
En 1902, écrit l’Uruguayen Eduardo Galleano, Rudyard
Kipling se gaussa du football “et des petites âmes qui
admirent les idiots couverts de boue qui le pratiquent”. Un
siècle plus tard, Jorge Luis Borges est plus subtil : il tient une
conférence sur la mort au moment où l’équipe nationale
d’Argentine joue le premier match de sa coupe du monde
1978. “Le mépris de beaucoup d’intellectuels, poursuit
Eduardo Galeano, se fonde sur la certitude que l’idolâtrie du
ballon est la superstition que le peuple se mérite.” “Possédé
par la passion du ballon, la plèbe pense avec ses pieds,
s’accoutume et se réalise dans ce plaisir subalterne.
L’instinct animal s’impose ainsi à la raison humaine,
l’ignorance repousse la culture, et la populace a ce qu’on lui
réserve.” Ce qui n’empêche pas plusieurs clubs de naître un
1er-Mai : “en l’honneur du mouvement anarchiste ouvrier de
Chicago”. Antonio Gramsci, ex-secrétaire du Parti
communiste italien et grand théoricien du marxisme, écrit
que “cette pratique de la loyauté en plein air” est digne de
louange. Camus ajoute que tout ce qu’il a appris de bon sur
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la vie en commun lui vient des années où il était le gardien
du Racing Universitaire d’Oran.
Soyons fair-play. Rien ne sert de convaincre les sceptiques.
Croire que le football est un jeu de plébéiens couverts de
boue n’est pas un péché mortel. Quant à nous, nous allons
vous parler d’un homme que nous avons choisi parce qu’il est
bien plus qu’une étoile du sport.
Nous l’avons choisi parce qu’il est apparu parmi les cent
Italiens les plus importants de l’Histoire en compagnie de
Leonard, de Marconi et de Primo Levi. Parce qu’un
journaliste de renom a écrit de lui qu’il avait des “rapports
étroits avec la magie ”.
Parce qu’il a déclaré à vingt-trois ans qu’on “ne peut
donner sa vraie valeur au football qu’en y pensant comme à
quelque chose qui peut finit d’un moment à l’autre”.
Parce que Rigoletto Fantappié (ça ne s’invente pas) a
déclaré en pleine émeute qu’il appartenait à Florence au
même titre que le “Persée” de Benvenuto Cellini et que le
Campanile peint par Giotto.
Parce que Vittorio Gassman, Tony Blair et les bonzes
anonymes d’un monastère thaïlandais ont fait des pieds pour
lui serrer la main.
Parce que le cinéaste Zeffirelli, au sortir d’un match qu’il
avait éclaboussé de toute sa classe, déclara le vouloir dans le
rôle de Dieu aux côté de Jésus dans son “Jésus de Nazareth”.
Parce que les auteurs compositeurs Gianni Morandi,
Zucchero, Lucio Dalla, Ruggeri et Cremonini lui ont dédié une
chanson.
Parce qu’il a changé le cours de la carrière de Joe
McGuinniss, un best-seller américain.
Parce que Baggio, né le 18 février 1967 est un oxymoron
multiple, à la fois fragile et indestructible, élégant et
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cynique, candide et déterminé, fidèle et séduisant, écolo et
fan de rock, serein et torturé.
Parce que des dizaines de milliers de messages lui sont
arrivés des cinq continents lors de la blessure qui allait le
priver de sa quatrième coupe du monde.
Parce que les cariocas ou les nordestinos pensent avec
Darwin Pastorin que seul Ayrton Senna, mort quelques
semaines plus tôt, pouvait enlever son tir au but de la
lucarne et l’empêcher de remporter la coupe du monde US
de 1994.
Enfin, parce que celui dont Maradona a dit qu’il était “la
beauté même” et que Ronaldo a qualifié en 1999 de “plus
grand joueur avec qui il ait jamais joué” a fait rêver la
planète pendant vingt ans.
Au pays de l’artisanat haut de gamme, n’a-t-il pas reçu à
Pontremoli le prix Arts et Métiers 2000 “pour son aptitude à
faire rêver les sportifs comme personne avec ses tours de
magies et ses prouesses balistiques” ?
Si - inexorable ennemi de la cause footballistique - vous êtes
toujours sur le point d’abandonner ce livre, sachez que celui
qu’on a baptisé le Divin Catogan et qui “a divisé l’Italie en
Guelfes et Ghibellins, en partisan de Sacchi ou de Baggio”,
davantage qu’un superchampion est : “Un symbole, une
religion. La ligne de partage des eaux entre le passé et le
futur pour ceux qui sont persuadés que le présent ne peut se
passer de ses arabesques”
Car il n’y a pas de mot “pour décrire ce petit homme aux
yeux verts ressuscité mille fois ; et toujours un mot de plus à
partir des moments où on l’a prétendu mort pour le football.
Histoire fabuleuse, celle de Roberto Baggio, pure et
émouvante. Une magie, un acte de justice, un hurlement
ravalé, un grand merci à sa manière, offert à l’armée de ses
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admirateurs, ceux qui aiment le football, la poésie et
l’impossible ”
Si cela n’est toujours pas assez culturel pour vous, ayez la
bonté de nous laisser tranquilles. Personne, à commencer par
le Bouddha de Caldogno, ne vous en voudra jamais.
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PREMIERE PARTIE
L’ENFANCE DU HEROS
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Il est né, le Divin Catogan
Dans le “Livre tibétain des Morts”, les quarante-neuf jours
astraux qui séparent la mort d’un homme de sa résurrection
sont marqués par une série de rencontres où se paient les
vécus précédents. Le livre les raconte avec une telle
précision que ce mode d’emploi frappe l’imagination avec
une force singulière. À la fin de ce transit, l’âme, entraînée
par son karma, a une dernière chance d’échapper au retour
dans ce monde de larmes et de souffrance. Le défunt
aperçoit un couple par une porte entrouverte. Si son âme,
éprouvée par l’atroce pérégrination, est rassurée à la vue de
ces deux corps entrelacés et qu’elle pousse la porte, elle
redevient foetus et reprend le cours de ses réincarnations
humaines. Si elle ferme la porte et rompt ses chaînes, elle
franchit un stade vers l’accomplissement du Bouddha en elle.
Ne vous inquiétez pas : Baggio a beau être bouddhiste, nous
ne vous raconterons pas les vies d’avant sa vie, même si à
l’en croire il a été canard sauvage et léopard ailé. C’est du
côté des Grecs et des Latins que nous allons nous pencher.
D’après certaines légendes, semblable à son protecteur
Hermès, Héraklès étouffe les serpents que Héra, l’épouse de
Zeus son père, a glissés par jalousie dans son berceau. Jésus
naquit dit-on les yeux ouverts et fut annoncé par une pluie
d’étoiles. Quant à Mozart il composait au berceau. Ils sont
comme ça, les génies. Si vous voulez savoir si votre enfant va
marquer l’histoire de la planète, jetez un oeil dans son
berceau, une centaine de divinités inconnues se crêpent le
chignon pour s’attirer ses faveurs. À moins qu’un
tremblement de terre ou un tsunami n’annoncent son arrivée
parmi nous.
Le jour de la naissance de Roberto, rien de tel ne se
produit, même si une brume barbelée cristallise les villas du
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Palladio et leur donne l’allure de pâtisseries glacées dans le
sucre ; un paysage digne du Loreleifelsen ou de la plaine du
Danube près de Pilsen.
Belle date que celle de la naissance du fils de Matilde Rossi
et de Florindo Baggio. On ignore si le talent est réparti dans
le temps et dans l’espace mais Baggio n’est pas le premier à
voir le jour un 18 février, puisqu’il a été précédé par Fra
Angelico et Marie Stuart. Dans la liste on remarque
également des bambins répondant aux noms de Michel Ange,
Swami Ramakrishna, Nikos Kasantsakis et Boris Pasternak. Si
l’on ajoute Andres Segovia, André Breton, Jack Palance et
Milos Forman et, pour faire bonne mesure, Enzo Ferrari, Yoko
Ono et ma propre mère, l’on en oublierait presque que, le
même jour du même mois de la même année, le 18 février
1967 pour être précis, Robert Oppenheimer prit son congé.
Une porte se ferme, l’autre s’ouvre, affirme le dicton. Dans
ce cas, le monde n’a pas à se plaindre, le mal est déjà fait.
Côté actualité, l’année de la naissance de Roberto est une
année effervescente. Les titres des journaux s’en font
l’écho. Il y a des émeutes étudiantes à Pise et à Bologne et
les policiers tirent dans la foule des manifestants qui
appellent à la démocratisation de l’Université et à la
révolution socialiste. C’est à la même époque que les Italiens
apprennent qu’ils ont échappé de peu à un coup d’État.
D’après « La Repubblica », « Il Mattino », « La Stampa », « Il
Gazzettino », « La Corriere della Sera », « Secolo XIX », « Il
Manifesto », « Il Giornale di Vicenza » et même « Il
Messagero », la faute en incombe aux services secrets, à
quelques gradés, et surtout à un ancien chef de l’Etat.
Il faut rappeler qu’en 1967 la guerre fait rage en Asie. Les
États-Unis d’Amérique doivent transvaser les premiers sacs
dans les premiers cercueils en provenance du Viêt-nam.
Comme il vient de s’apercevoir que la guerre tue et que
chaque cadavre de soldat fait baisser sa cote de popularité,
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Nixon emploie les grands moyens et veut triompher où les
Français ont échoué quelques années plus tôt. Dans l’opinion
publique, l’incompréhension totale. Les Républicains
prétendent défendre le monde libre et le rêve américain ; les
Vietnamiens se battent bec et ongles pour leur indépendance
et la mise en commun des richesses selon le principe
communiste qui vient de renverser Chang Kai Chek de l’autre
côté de leur frontière. Cela implique-t-il que les premiers
doivent arroser les seconds de napalm, une version extrême
du feu grégeois ? Les autorités de la plus grande démocratie
du monde ne se posent pas la question. La rue va le faire
pour elles.
Il n’y a pas que le fer et le feu, en 1967. À Londres,
quelques jours avant la naissance de Robertino, deux Beatles
et Mick Jagger découvrent un guitariste qu’une certaine
presse qualifie de “macaque de Borneo”. Le gars s’appelle
Jimmy Hendrix. Cela rappelle les mots du Facteur Cheval à
Picasso : “Dans le genre byzantin, vous êtes le plus fort, mais
dans le style classique c’est moi le meilleur.”
En février 1967, à l’Oratoire de Don Belindo, chez Zenere le
boulanger comme au marchand de journaux « Le Point Vert »
des Frères Nardi, on commente la loi sur le divorce. Papistes
contre communistes ? Les positions ne sont pas aussi
tranchées. L’Italie est un pays complexe, les caciques bienpensants de la démocratie chrétienne et du P.C. vont s’en
rendre compte.
Avant les vacances, on assiste à un golpe en Grèce et Israël
déclenche une Guerre des Six Jours qui va durer des siècles.
Dans le nord-est de l’Italie, on n’a pas que le monde en tête.
À quelques dizaine de kilomètres de la via Marconi, fief des
Baggio, les plages accueillent des jeunes gens venus du
monde entier et Grado, Lido di Jesolo ou Caorlé sont le
rendez-vous annuel d’une marmaille chevelue sponsorisée
par les congés payés de celle qui l’a précédée. C’est
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l’époque des mange-disques et des pétards fumés à ciel
ouvert. Entassés dans les campings, les teenagers (on vient
d’inventer le fossé des générations) jouent au ballon, rient,
chantent et - magie de la pilule - font l’amour à corps
rebattus, puisque le Sida n’est pas arrivé.
Le soir - comme l’heure du village global cher à Marshal
McLuhan a sonné -, cette génération effrontée se passionne
pour la révolution culturelle chinoise, pour le Flower Power
ou pour Che Guevara, un beau rebelle argentin. Fils
d’ouvriers ou de bourgeois, voilà une jeunesse bercée par la
même musique et par les mêmes utopies, chose rarement
advenue auparavant.
Si l’on ajoute que l’Italie est passée du niveau du tiersmonde au rang des pays riches, on imagine le bonheur de
ceux qui ont vu leurs familiers partir en Argentine ou en
Australie une valise à la main.
Mais rien n’est jamais simple. Irrités par le « un homme/une
voix » de 1789, par les mouvements sociaux du début du XXe
et par la Révolution soviétique, l’oligarchie capitaliste se voit
mal céder les rênes à ces morveux hirsutes émoulus de leur
fac ou de leur comité d’entreprise. Alors ils envoient leurs
flics, ils nourrissent la stratégie de la tension, puis ils
inventeront le “choc pétrolier”
Roberto n’a pas à se plaindre. Caldogno est un bourg voisin
de Vicenza dont les habitants sont traités de “mangeurs de
chats” par les Vénitiens et par les Padouans, sans doute en
souvenir d’un siège autrichien. Surnommée la « Venise de
Terre », cette ville est de belle facture, aisée sans opulence,
élégante dans la tiédeur. Peu éloignée de la mer mais
campagnarde, la contrée a été colonisée par les élites
vénitiennes dès qu’elles ont cessé de craindre les Turcs qui
menaçaient de remonter par la Croatie et par la Slovénie.
Quand les guerres cessèrent et que la région fut plus sûre, les
grandes familles de la Cité des Doges se mirent à fuir les étés
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malsains de la lagune. C’est ainsi qu’ils installèrent leurs
demeures du côté des monts Berici, au pied desquels
Vicenza, Caldogno ou Thiene reposent paisiblement.
Mais Vicenza, c’est surtout Le Palladio, ce tailleur de pierre
devenu un des piliers de l’architecture moderne. Hormis
Brasilia et certains quartiers de Barcelone, peu nombreuses
sont les espaces urbains qui doivent tout à un seul
architecte. Le coup de génie de cet ouvrier passionné
d’architecture classique grecque et surtout romaine, a été de
faire la synthèse entre le modèle antique tout en colonnes et
en absides, en cariatides et en volutes, et le sens moderne
de l’économie de moyens. Bâtiment officiel ou villa privée,
d’apparence impériale ou patricienne, les bâtisses du
Palladio sont des trompe-l’oeil où la brique recouverte et le
stuc remplacent le marbre, où les murs sont laissés à nu pour
permettre aux artistes d’y peindre, où le bien-être naît de
cette harmonie des pièces les unes par rapport aux autres, et
par ce sentiment omniprésent d’une moindre dépense pour
un beau résultat. De sorte que ce compromis entre
l’apparence haut de gamme et le coût modeste sera repris et
développé partout dans le monde.
Plus que tout à Vicenza, c’est l’homogénéité de ce style qui
réjouit le coeur. Comme le réjouit cette campagne modelée
par le climat méditerranéen, mais également par les frimas
d’un hiver qui incite à un réalisme non dénué d’espièglerie.
Cela dit qu’en est-il des hommes ? D’où viennent-ils ? Qui
sont leurs ancêtres ? — Difficile à dire. Sans être Trieste ou
Udine, la Vénétie vicentine est une région de confins qui a
encaissé les soubresauts de l’histoire et accueilli des
Lombards, des Francs, des Autrichiens (aujourd’hui des
Albanais, des Tsiganes ou des Kurdes) venus de l’Istrie ou par
Venise, cet aiguillage mondial avant l’heure.
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Une hybridation invisible, des influences cachées ? Un
melting-pot génétique ? Mario Sconcerti ne rapporte-t-il pas
que Carlo Vittori, l’homme qui a aidé Roberto à rééduquer sa
musculature, disait de lui qu’il avait “des faisceaux de
muscles négroïdes très résistants et exceptionnellement
élastiques” ; et qu’il pouvait “effectuer des mouvements et
des démarrages que peu parviennent à faire.” Roby Baggio en
petit-fils d’Othello, en quelque sorte.
Dans les légendes, le protagoniste est très souvent exilé.
Pour échapper à une mort précoce, l’enfant héros est enlevé
loin du monde qu’il a pour mission de transformer. On se
rappelle l’archétype. Chronos est un dieu ombrageux qui a dû
se battre pour mettre de l’ordre dans le monde. (Elles sont
comme ça, les légendes, il y a un avant très obscur, le Dieu
nouveau arrive et - que la Lumière soit ! - la gloire du Soleil
resplendit à nouveau.) Le problème de Chronos s’appelle
Ouranos, son père. Ouranos, le Ciel étoilé, a pour femme
Gaïa, la Terre nourricière. Titan, son demi-frère, sème le
chaos. Les ancêtres des Grecs étant crédules et les choses se
démultipliant à une vitesse folle (la faute au réchauffement
de la planète, à Charles Darwin et à l’arrivée de peuples
venus de nulle part), ils éprouvent le besoin de simplifier un
peu. Chronos déclare la guerre à son Papa, met une pile aux
Titans et aux Géants, ses demi-frères, et les fait basculer
dans ce que les Grecs appellent les Tartares, l’ancêtre en
beaucoup plus effrayant des oubliettes.
Quand un fils joue un tel tour à son père, il se méfie de sa
propre progéniture. Pour ne pas subir le même traitement,
Chronos dévore ses enfants. Lasse de mettre au monde des
enfants que son divin époux avale enveloppé d’un drap, Rhéa
glisse un caillou à la place de Zeus, d’Hadès et de Poseïdon.
Reste le problème d’élever les trois frères sans que Chronos
ne s’aperçoive de la supercherie. Zeus grandit sur une île,
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élevé par la nymphe Sémélé, tandis que ses vagissements
sont couverts par le bêlement des chèvres et des moutons.
Il en va des héros, ces demi-dieux, comme des occupants de
l’Olympe. Les mamans d’Achille ou d’Hercule, séduites et
abandonnées par leur amant divin, savent que leur fils porte
en germe la chute de ce qui règne avant eux. Oedipe, dont
l’oracle a prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère,
est confié par Laïos à un sicaire. Jason échappe à la mort que
lui réservait son oncle en se réfugiant sur le mont Pélion.
Thésée est élevé loin d’Athènes, parce que son père Égée
sait qu’il aspirera à son trône. Esculape est recueilli bébé au
pie d’une chèvre. À sa naissance Achille est trempé dans le
Styx pour devenir invulnérable quand il devra combattre pour
le malheur de Troie. Héra, l’épouse de Zeus, tente
d’assassiner Hercule, le fils de son mari et d’Alcmène. C’est
Acrise, le roi d’Argos qui enferme Danaé sa fille et son petitfils Persée dans un coffre qu’il abandonne aux flots.
Par bonheur pour lui et pour ceux qui racontent ses
aventures, le héros - étymologiquement l’aborigène, le
premier né après les dieux - a la vie dure. Très tôt menacé, il
travaille à devenir invulnérable. Il est un bâtard dont la part
humaine doit se hisser au niveau de la divinité qui l’a
engendré : — Hercule est confié aux meilleurs précepteurs.
Amphytrion lui apprend à conduire un char, Eurytos le tir à
l’arc et Linos l’art de jouer de la lyre. Ce même Linos se voit
confier Orphée. Jason ou Esculape sont adressés au centaure
Chiron, le plus fin des pédagogues. Et c’est en participant à
des jeux athlétiques que Thésée entreprend la fameuse
aventure qui le conduira face au Minotaure.
À cette époque, le métissage est mal vu. Fruit d’amours
illégitimes, jalousés par les humains, méprisés par les dieux,
enjeux de conflits qui les dépassent, les héros sont victimes
de l’éternel retour des épreuves qu’on leur fait subir et les
acteurs de fréquentes descentes aux enfers. Et comme il
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s’agit d’une parabole à l’usage du peuple, quand Hercule y
descend pour vaincre Cerbère et Orphée pour récupérer
Euridyce, il n’est pas exclu que tout cela s’adresse à nous
autres. Aussi nous avons encore, de nos jours, le privilège de
passer un casting et de nous disputer les rôles de Pâris, de
Béllérophon ou de l’Atalante qui - comme chacun sait - n’est
pas toujours de Bergame.
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L’enfance de Raphaël
Non loin de l’ancienne voie romaine qui relie Vicenza à
Schio, Caldogno s’étend sur seize hectares. C’est en 1297 que
cette ancienne possession des évêques vicentins est
mentionnée pour la première fois dans un document écrit.
D’origine agricole et ouvrière, le bourg est devenu semi
industriel et artisanal, ce qui ne lui a pas ôté son côté
agreste. Caldogno - sa villa Palladio, son Oratoire, ses
placettes - était réputée pour ses hivers glaciaux et pour ses
étés torrides ; l’onomastique ne faisait-elle pas descendre
Caldogno de kalt, un mot autrichien qui voulait dire froid ou
de caldo en relation avec les sources chaudes qui firent la
réputation des cités thermales de la région. Chaud ou froid,
Coppi ou Bartali, Inter ou Milan, ça ne change rien à l’affaire.
Malgré ses dix mille habitants, Caldogno apparaît comme un
village : l’église, la place du village, quelques cafés ; effet
renforcé par les journalistes qui ont fait du boulanger
Zenere, de Nardi, le marchand de journaux ; de Rossetti, le
patron du Bar Sport ou de Marcello Gollin, l’inénarrable
animateur du “Fan Club Baggio & Vicenza” des célébrités
comme en témoigne cet article américain de 1994 qui
mentionne le professeur Aldighieri ou Don Belindo, ce curé
qui ne manquait jamais une occasion de se fustiger pour la
conversion de Roberto au bouddhisme. De sorte qu’à Paris et
à Barcelone, à Buenos Aires ou à Tokyo, l’on connaissait aM.
Le Maire, l’architecte Costantino Toniolo ; Mutterlé, le
premier président de Roby ; le chef des carabiniers Rizzi
qu’on dirait sorti de “La Guerre des Boutons”. Sans oublier
les amis d’enfance du héros : Diego, Mauro ou Stefano, dont
Roby ne cessait de dire qu’ils avaient été aussi bons que lui.
Mais revenons en au début des années 70.
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Un sou est un sou et dans la famille de Roberto dont la
maison se trouve 3, Via Marconi, le père Noël ne fait jamais
d’extravagance. Pour nourrir Gianna, Walter, Carla, Giorgio
et Anna Maria (en attendant Nadia et Eddy), Papa Florindo
façonne l’aluminium, ajuste et fraise toute la journée dans
ce que ses voisins appellent « la fabrique ». Maman Matilde
est la reine du bacalà alla vicentina et de la paetà con
melagrana, le tout arrosé d’un petit rouge frisant. Comme le
dira Roberto Baggio plus tard, les repas étaient si animés
“qu’on avait l’impression d’un mariage perpétuel”. Et quand
Nadia ou Eddy, les septième et huitième enfant de la tribu,
se joindront à la tablée, Matilde, les manches retroussées,
n’aura plus qu’à jeter quelques tortellini de plus dans ses
marmites bouillonnantes.
C’est dans cette atmosphère que Roberto grandit. Mais d’où
ce petit monstre frisé tire-t-il cet inlassable besoin d’activité
et cette manie d’inventer sans cesse de nouveaux jeux ?
Bouclé comme les angelots de la Sixtine, le regard pétillant,
il est têtu comme un mulet alpin. Quand il ne dessine pas des
animaux sur les murs, il se pend aux rideaux, il plonge en bas
de sa chaise, il renverse ce qu’on lui tend avec un
ravissement étonné et - Newton en herbe - se livre à des
études balistiques : un scientifique, en somme.
“La première chose dont je me souviens, c’est d’un gosse
qui court sur son vélo avec les roues adjointes. Mon père
voulait que je sois coureur cycliste mais moi je ne vivais que
pour le ballon. J’habitais dans la vieille maison, celle qui se
trouve devant la station essence. L’espace était ce qu’il était
et enfant je dormais souvent dans le grand lit entre mes deux
frères. Ils bavardaient et je m’endormais heureux.” (Une
vision s’impose d’un Roberto renversé par une balle en pleine
figure et reniflant dignement ; fixant un de ses aînés, Walter
par exemple, et soulevant la balle du pied gauche pour la
reprendre du droit avant qu’elle ne touche le sol. Walter
25
évitant le bolide, pas le vase de Murano qui trône sur la
commode. Quand Mamma Matilde revient du marché, le
démon aux yeux verts se ramasse une demi-volée dans le
derrière, preuve s’il en était besoin que ses exploits
techniques ne sont pas les bienvenus à l’intérieur de la
maison et qu’il a de qui tenir).
Les psychologues affirment que tout se joue avant l’âge de
quatre ans. Roberto n’a pas à se plaindre, il est la
coqueluche de ses sœurs, il a une belle frimousse et ses
maîtresses le trouvent charmant Comme la petite dernière
piaille dans son berceau, Roby tanne Walter et Giorgio pour
dormir dans leur lit, ce qu’ils acceptent non sans l’avoir
torturé de chatouilles. Dès qu’on n’a plus l’oeil sur lui, le
petit diable détale comme un chien fou. À moins qu’il ne
fasse le tour du pâté de maison sur sa bicyclette, imaginant
des courses contre-la-montre où il est tour à tour le Belge,
l’Anglais, l’Espagnol, et que l’Italien gagne bien entendu.
Mini héros en stand-by, demi-dieu inconscient de l’être, on
peut supposer que Roby - que les divinités de la Nuit n’ont
pas encore débusqué - est heureux. Une seule chose lui
manque : être avec son père. Il ne le voit en fait que le soir
quand celui-ci sort harassé par une journée passée à ajuster
ou à dégauchir. Florindo prend des nouvelles des uns et des
autres, réclame un carnet de notes mais il y a toujours la
dernière défaite du Vicenza ou les résultats du Giro pour
mettre un terme à son inspection.
Dix, douze personnes à table. Des rires, des éclats de voix.
Les soupières de minestre qui volent de main en main - pasta
è fagioli ou poënta e pesce - : l’atmosphère est peu propice
aux confidences et aux câlins. Dès qu’il peut parler, Roby
pose des questions sur son père. Gianna, l’aînée, raconte
qu’elle l’a vu gagner une course à vélo. Roby n’a pas
beaucoup de mots à sa disposition, mais les voisins lui
confirment que le père a remporté des courses en “troisième
26
catégorie”. Il saute sûrement dans la maison en répétant que
son papa est le plus fort.
Un autre jour, sa sœur Carla lui explique que tous les
garçons de la famille, lui compris, doivent leur nom à un
grand sportif. Le prénom de l’aîné Walter venait de Walter
Bonatti, l’alpiniste. Celui de Giorgio était emprunté à
Chinaglia, un joueur de la Lazio et de l’équipe nationale ; et
le sien, Roberto, venait de Bettega l’ailier de la Juventus ou
de Boninsegna, l’avant-centre de l’Inter : elle ne savait plus.
Papa Florindo était même convenu avec Matilde que le
prochain rejeton mâle s’appellerait Eddy en l’honneur du
grand Merckx, le champion qui écrasait le cyclisme mondial.
Roby n’y tient plus, il demande à son père de lui raconter sa
carrière de cycliste. Ravi de l’intérêt que son fiston porte à
son sport préfèré, Florindo se dit qu’il a bien fait de réparer
ce vélo à trois roues sur lequel Roby pédale en danseuse
comme Felice Gimondi.
Roby n’a plus qu’une idée derrière la tête : avoir son papa
avec lui. Il tourne autour du pot jusqu’à ce que Florindo
l’encourage à se jeter à l’eau. Ce qu’il aimerait ? Si c’est
possible, c’est... s’occuper des canards dont on se sert pour
la chasse, tu sais, quand tu avances les aiguilles de l’horloge
pour qu’ils prennent le jour pour la nuit et le printemps pour
l’automne, comme ça ils chantent et les cols-verts arrivent...
Florindo réprime le sourire qui illumine son visage : — « Mon
petit, tu sais, c’est une mission délicate. »
Roby croise ses bras d’enfant de sept ou huit ans sur sa
poitrine. Son papa se rappelle le face-à-face qu’il a eu avec
son propre père trente ans plus tôt. Il prend son fils sous les
coudes, le soulève et lui dit quelque chose comme : — « À
l’ouverture de la chasse, tu viendras. Mais attention ! Ce ne
sera pas une partie de plaisir, il faut se lever tôt et il fera
très froid ! »
27
Une année, deux, trois années passent et vient le temps de
la grande école. Roby - qui est loin d’être bête - préférerait
filer dans les bois et courir l’aventure. Il y a du Huckleberry
Finn chez cet ange aux yeux verts, du Thoreau miniature, du
poète chemineau.
Dès que la fenêtre de la classe est ouverte, le gamin tend
son oreille pour développer un autre de ses dons : l’art
d’imiter le chant des oiseaux et les bruits de la campagne.
Quand on lui demande de répondre à une question, il sourit
en écartant les mains devant lui, ce qui le fait passer pour un
imbécile aux yeux des bons élèves. Encore une baggianata,
murmure quelqu’un derrière lui, en faisant allusion à ce mot
qui signifie “couillonnade”, écho possible au “badjot”
bressan.
L’obstacle le plus redoutable qui se dresse entre Roby et
l’école n’est pas un manque d’intelligence mais ce ballon en
cuir qu’on a glissé dans son lit pour son anniversaire.
Personne ne comprend à quel point le sixième enfant de la
famille Baggio s’est pris de fascination pour cet objet rond et
lisse. Jusque là, il s’est contenté de botter dans les boîtes
qui traînaient dans la rue et ou bien il a utilisé du carton
mouillé roulé en boule ; mouillé et durci au sèche-cheveux
par une de ses soeurs.
Bien sûr, dans la cour de l’école maternelle, il a joué avec
un ballon en caoutchouc, mais le désordre de ces parties
entre maladroits l’a agacé. Alors avec ce vrai ballon en cuir
tout à lui...
Un autre élément a son importance dans la dilection que
Roby entretient pour la balle ronde. Au début des années 70,
les télévisions diffusent des matchs de Coupe d’Europe. Les
résultats des équipes italiennes ne sont pas à la hauteur des
passions qu’elles déchaînent. Les équipes de Milan ont
triomphé en coupe d’Europe quelques années plus tôt, mais
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le vent a tourné et la Juventus de Turin et l’Inter de Milan
s’inclinent devant les Hollandais de l’Ajax et les Allemands
du Bayern.
Les mercredis sont chauds, via Marconi, lorsque les noirazur de l’Inter (les chouchous de la maison) affrontent le
Real Madrid, Liverpool ou le Celtic Glasgow. Ces jours-là
Florindo remonte plus tôt de son atelier, on se livre à une
séance collective de désherbage et la famille se tasse devant
le petit écran, rejointe par une kyrielle de parents, d’amis et
de voisins. Roby apprend à se faufiler au premier rang pour
ne rien perdre du spectacle.
Dans une autre famille à une autre époque, on se serait
inquiété des lubies de ce gosse qui dormait avec son ballon,
parlait avec son ballon, passait des heures entières à jouer
avec lui. Les résultats scolaires s’en ressentirent. Roby
n’était pas bête, ça, non, mais tout ce qui l’éloignait de ses
deux passions pour le footl et pour la chasse l’ennuyait. “Si
les livres de classe étaient ronds, il nous en remontrerait ”
nous dit et répète le Professeur Todescato, tandis que la prof
de lettres du collège Dante-Alighieri ne parvient à lui faire
apprendre des rudiments d’analyse logique qu’en lui faisant
analyser la phrase : “Je sais que tu joues bien au football” !
Hélas il est trop tard. Roby s’invente des matchs où il prend
la balle au milieu du terrain et dribble toute l’équipe
adverse. Il joue avec l’Inter, il joue avec la Juve, avec Milan,
avec la Roma. Il ridiculise les défenses adverses, anéantit
l’Ajax, écœure Liverpool ; alors, forcément, on l'appelle en
équipe d’Italie et il se prépare pour les hymnes. En finale de
la coupe du monde, c’est lui qui tire le penalty décisif. Le
bourg entier est devant la télé. Florindo et Matilde ont les
larmes aux yeux : C’est notre fils, c’est Roby ! s’écrient-ils à
la cantonade.
Roby ne se contente pas de rêver. Dès qu’il rentre de
l’école, il se poste à cinq, huit, dix mètres d’une cible et il la
29
vise du pied droit comme du pied gauche, la prend au rebond
du talon ou de la tête. Il est d’une adresse diabolique.
Comme si ses expériences avaient affiné son sens de la
géométrie dans l’espace et sa science des trajectoires.
Il complique bientôt les exercices. Au lieu de viser la porte
du garage, il vise une bouteille de sable en équilibre sur un
moellon. Puis une quille en bois qui se balance au bout d’une
ficelle. Enfin les feuilles qui volent dans la bora, ce vent
glacé qui balaie la Vénétie en hiver. Pour voir s’il progresse,
il note ses performances sur un carnet qu’il conserve sous son
oreiller.
Les rapports de Roby avec son ballon deviennent exclusifs. Il
fait de lui son unique confident, un objet transitionnel qu’il
traite en amante. Il la caresse, sa balle chérie. Il passe en
palpe le galbe, griffe son cuir. Il la comprime sur son buste,
la fait rouler sur son ventre, la coince entre ses genoux. Quel
est le mystère de cette vessie de cuir plastifié ? Comment
pouvait-on faire pour qu’elle devienne partie intégrante de
soi et de son propre corps ? Pouvait-on la faire obéir comme
on faisait obéir sa langue ou bien sa main ?
Incapable de répondre à cette question, Roby pose son amie
sur la table et la fait rouler, observant la manière dont les
panneaux noirs et blancs tournent, soumis à l’effet qu’il lui a
donnée “Si j’ai un conseil à donner à un jeune joueur, dira-til plus tard, c’est de dormir avec la balle, de vivre avec elle,
de la faire rentrer dans sa peau...”
Le temps passe et Roby va toujours plus loin dans ses
expérimentations. Quand il pleut, il dribble dans le couloir
du premier étage et jongle en commentant ses actions à
haute voix, comme à la radio. Il n’est pas rare que Matilde
pique une colère et le jette dehors. Trop petit pour aller au
stade tout seul, Roby se rabat sur le rez-de-chaussée et c’est
le portail en fer de la Fabrique qui subit le choc répété de
30
ses frappes du droit et du gauche. Florindo est patient mais
quand son rejeton a fini de ficher la pagaille dans l’atelier, il
l’installe dans l’entrepôt. Roby a vu au stade du village qu’on
a dessiné un but sur un mur et qu’on l’a partagé en trois
rangées de rectangles numérotés de un à neuf. Il demande un
escabeau à son père. Du droit, du gauche, de la gauche ou de
la droite, il devient infaillible. Ses camarades le surnomment
Guillaume Tell.
Florindo tient sa promesse et propose à son fiston de
l’accompagner à la chasse. Les hommes de la famille et leurs
amis ont décidé d’aller du côté d’Udine, près de la frontière
yougoslave. Roby ne lit pas depuis longtemps, mais les
dessins animés ont porté à sa connaissance que les petits
Indiens devenaient adultes lorsqu’ils avaient ramené un loup
ou un ours de la chasse. Les rêves d’Indiens supplantent les
rêves de Squadra et les journées d’école lui paraissent deux
fois plus longues. Roby commet une grosse bêtise. Il tue un
faisan avec son lance-pierre (toujours ce côté Huckleberry,
cette passion balistique) : « Mais tu es complètement fou !
lui crie Matilde en lui tapant sur la tête. Tu sais combien ça
va coûter si le maréchal Rizzi l’apprend ? Ca fait mille fois
qu’on te dit que la chasse aux faisans est interdite ! C’est la
faute de ton père, aussi, emmener un garçon de six ans à la
chasse, vous n’êtes pas tous fadas dans cette famille »,
conclut Matilde en plumant le faisan en un temps record et
en le mettant au menu du jour.
Roby n’a pas dormi de la nuit. S
on père lui a donné sa parole d’honneur qu’on le réveillera
à deux heures. Le garnement croit à une ruse.
Partir chasser le canard et les oies sauvages est une
aventure.
Il faut aller chercher les cages, les charger, vérifier les
niveaux des véhicules, préparer les casse-croûtes, démonter,
31
astiquer et remonter les armes, tout cela pour arriver au
point du jour à 250 kilomètres de là.
Quand un de ses oncles vient le chercher, il trouve Roby
accroupi sur son lit et déjà en tenue. Il fait un froid de
canard. La bora vient de se calmer mais l’effet de la
bourrasque ne s’est pas dissipé. Emmitouflé dans ses trois
pulls et dans son manteau de laine, Roby ne pipe pas mot.
Son regard va de son père à son oncle, de son oncle à son
cousin, de son cousin aux copains de son père, mais sans bien
les reconnaître tant ils sont imposants dans leurs cirés et leur
fusil en bandoulière. Quand les trois voitures s’enfoncent
dans la campagne en direction de l’autoroute qui les conduit
à Udine, Roby pose sa main sur la cuisse de son père qui
bombe le torse en conduisant. S’il ne s’était endormi au bout
d’un quart d’heure, il aurait surpris son sourire de
satisfaction.
La chasse aux migrateurs n’est pas une mince affaire.
Florindo connaissait le coin mais il fallait trouver un nouvel
endroit tant les oiseaux qu’ils chassaient avaient le sens de la
survie. Les gens de Caldogne n’étaient pas des viandards.
Contrairement aux gars de Padoue ou de Milan, ils refusaient
de tirer les bêtes qu’on lâchait la veille de l’ouverture après
des mois de captivité.
Au sortir de la cabane réservée aux membres de la chasse, il
fallait choisir son poste en tenant compte du vent, installer
un abri avec les moyens du bord, se camoufler avec des
branches, rester immobile et humer l’air comme un félin. Eu
égard à la présence de Roby il fut établi qu’on n’irait pas
dans les mortes, la chasse préférée des gens de Caldogno.
Roby emboîte le pas des grands, soucieux de ne pas tout
ficher en l’air avec une de ses “inspirations”. Le cousin qui
connaît l’endroit avoue s’être perdu et l’on doit rebrousser
chemin pour se rapprocher d’un lac. L’arrivée des canards
sauvages est imminente. Abritée par la haute silhouette des
32
ajoncs, la chasse tombe le matériel et prend position. Il n’y a
pas de lune et une forte odeur entêtante de terre mouillée
monte des berges du lac. Le cliquetis des armes et des pinces
ne dure pas longtemps, les chasseurs sont expérimentés et il
ne leur faut pas longtemps pour être prêts. Florindo prend
Roby avec lui. Il l’installe sur un siège improvisé fait de plots
de bois. Dissimulé dans une grosse ornière naturelle à l’abri
du vent résiduel, le poste est parfait. Le nez rougi, Roby sent
des larmes glacées monter à ses yeux. Mais c’est lui qui
bondit quand il voit le ciosà fauché en vol par son père
s’abattre dans les fourrés.
Roby vient de prendre la mesure du monde de son père, de
son grand-père et de tous les Baggio avant eux. Ses yeux
verts, cet amour des paraboles tracées par les projectiles ou
par le vol des oiseaux, cette exaltation quand Florindo fait
mouche, tout cela signait une lignée.
“Quand j’avais quatre ans, mon père m’emmenait aux
aguets. C’était sa manière à lui d’être avec moi et ma
chance de rester avec lui. Cette relation profonde, dans
cette situation particulière, est devenue une relation à la
nature qui, aujourd’hui, est plus importante que la chasse et
me donne la chance d’assumer un grand défi : observer,
marcher, comprendre, sentir le monde...”
Roby est endormi en chien de fusil après avoir dévoré un
mezzoetto di coppa et deux miquettes de pain. Florindo
demande à Piero s’il veut bien veiller sur lui. Il accepte
volontiers, il a apporté le “Guerin Sportivo/Spécial Inter” et
il reste du Merlot dans sa gourde.
Quand Roby se réveille, le convoi est en vue de Caldogne et
sa tête est posée sur la cuisse de son père qui passe une main
dans ses cheveux : — « Je me demande d’où tu tires ta
tignasse, pense-t-il peut-être. À croire qu’un de nos ancêtres
est revenu d’Afrique avec les oies ou qu’il rôdait dans la
galéasse d’un doge. »
33
Dès ce jour, de la fenêtre de l’école ou du balcon de la
maison, Roby suit le vol des oiseaux du regard comme s’il
voulait s’imprégner des traces qu’ils dessinent dans le ciel.
La constatation qu’il fait est révolutionnaire : la ligne droite
n’existe pas dans la nature et, forcés d’épouser les vents et
la courbe de la terre, les oiseaux s’éloignent de leur but pour
l’atteindre en planant. Dans le but de joindre les deux bouts
de sa passion, le football et la chasse, qui sait si Roby
n’entreprend pas de les imiter avec son ballon ?
Les semaines passent et Roby fait des progrès considérables.
Ses inventions n’ont plus de limite. Il repère la haie qui
sépare la rue de la porte de la Fabrique et pose son ballon au
milieu de la chaussée. L’exercice n’est pas simple. Des
véhicules vont et viennent entre la maison et la stationservice et la haie dérobe les deux-tiers du garage à sa vue.
Qu’à cela ne tienne, il regardera à droite et à gauche et
s’élancera entre deux véhicules, puis il imprimera un effet
coupé tel que la balle s’écartera de sa cible avant de revenir
sur elle à la manière d’un canard qui touche le sol en évitant
un obstacle. Roby passe des heures et des heures à se
perfectionner. Le reste du temps, il jongle et il imagine des
dribbles en les commentant à haute voix. Il lui arrive d’imiter
Nando Martellini ou Sandro Ciotti, les rois des radio-reporters
de la Rai et du “Calcio Minuto per Minuto“. Roby devint si
brillant une balle au pied que le surnom de Guillaume Tell
fait le tour de la ville. Pour les gens de Caldogne, Roby est la
réincarnation du héros helvète, signe que Baggio, semblable
à tant de héros avant lui, se prépare aux épreuves qu’il va
devoir affronter pour assumer son destin. Protégé du vaste
monde par les cris joyeux de ses frères et soeurs et par
l’amour de tout une famille, la future légende du football
italien grandit et ses ennemis ignorent encore jusqu’à son
existence.
34
Ce qui menace Roby n’est ni sa nature rêveuse ni son
originalité fervente, c’est ce qu’il appellera plus tard “son
intelligence émotive”, autrement dit son incapacité à
refréner les montées d’adrénaline qui le submergent quand il
est victime d’une injustice ou quand il croise un enfant
malheureux. Ne raconte-t-il pas qu’il éclate en sanglot
jusqu’à l’âge de quatre ans chaque fois qu’il entend passer
une ambulance ? Les enfants sont cruels, n’en déplaise à
Rousseau pour qui l’état de nature est une panacée. À
l’école — Appelons-le Paolo — un de ses camarades boite. Il a
eu la polyomélite et sa jambe gauche est plus petite que la
droite et tordue vers l’intérieur. Paolo était parmi les
meilleurs en classe et Roby se prend d’affection pour ce
camarade différent. Il se dit qu’il trouvera l’école plus
supportable en devenant son ami. Malheureusement, Roby
est plus brillant intellectuellement que Paolo sur un terrain
de sport. Les plaisanteries fusent dès que le malheureux
essaie de sauter en longueur ou de lancer un marteau. À
cette époque, on se livrait à un tirage au sort avant de jouer
dans la cour. Celui qui gagnait avait le privilète de choisir ses
partenaires le premier. Les plus forts, c’étaient Roby, Diego
et Mauro, on se précipitait pour les choisir. Un jour, Roby
gagna le toss et choisit Paolo, ce qui provoqua un grand “oh”
dans la cour. Puis il se démena tant et si bien qu’il lui fit
marquer l’unique but de son existence. Cet exploit à la Robin
des Bois n’attira pas que des faveurs au petit diable de la via
Marconi. Les fils de notaire, de pharmacien ou d’avocat ne
manquaient jamais une occasion de se moquer de lui en
classe. Roby n’entendait pas toujours ce que le maître ou la
maîtresse voulaient de lui. Ces heures passées à l’école
l’empêchaient de poursuivre ses expériences. Pour
combattre l’ennui, il se transforma en amuseur public, ce qui
ne fit qu’accroître le mépris que certains forts-en-thème
éprouvaient pour lui.
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La campagne vicentine est agréable à ceci près qu’il y fait
terriblement chaud l’été et encore plus froid l’hiver. Les
jours de pluie, Roby s’enrage, mais il doit rester à la maison.
Quand il ne joue pas au ballon dans sa chambre ou dans le
couloir, quand il ne découpe pas des figurines pour sa
collection de Panini, il traîne en short et en maillot dans le
salon et il regarde la télé avec ses frères et sœurs, avec - Il
l’avouera plus tard - un penchant particulier pour les dessins
animés, surtout ceux qui mettaient en scène Goldorak et
Mattià, deux héros qui se battaient pour la veuve et
l’orphelin et qui faisaient toucher les épaules aux puissants.
Comme on le verra plus tard, il y a du Spartacus et du saintAntoine en Roby Baggio. Comment ce garçon un peu naïf
allait-il faire pour accepter l’autorité d’un mauvais chef ou
les tracasseries d’un mentor jaloux ?
L’entêtement est le plus grand défaut de Roby. Mais là où
ses camarades les plus gâtés eussent tapé du pied et fait la
vie, Roby bourrait de grands yeux mélancoliques. Même
Matilde, de loin la plus énergique de la tribu, se laissait
prendre à ses airs de chien battu et avait du mal à le
gronder. Ca n’était pas de l’hypocrisie, le garçon était tout
sauf un faux-jeton, c’était l’effet d’une candeur prise la
main dans le sac. Avec Florindo, ça fonctionnait à plein, à
croire que le père se reconnût dans les attitudes de son fils.
C’est suite à un de ces sourires tristes que Roby se retrouva
pour la première fois au Stadio Menti de Vicenza : — « Non
Roby, tu ne peux pas venir. Il fait un froid de chien et on y va
à vélo avec tes frères ! »
On imagine les larmes qui montent aux yeux du chérubin et
son sourire qui s’efface. Florindo prive ses frères de match et
hisse Roby sur son guidon, puis le père et le fils s’en vont
goûter un peu de vin chaud sucré avant que la partie ne
commence, une partie qui oppose le Lanerossi Vicenza rendu
36
célèbre dans tout le pays par le Brésilien Vinicio et l’équipe
de Paolo Rossi.
Roberto ne ferme pas l’œil de la nuit après le match. Il
revoit le vieux stade plein comme un œuf et tous ces
drapeaux rouge-et-blanc qui s’agitent en claquant au vent.
Puis on avait entendu un vrombissement et les équipes
étaient entrées sur le terrain. Pressés contre le grillage, les
spectateurs des premières travées du virage se trouvaient à
quelques mètres des joueurs et du terrain. Chaque geste,
chaque frappe, chaque erreur étaient accompagnés d’une
salve de vivats ou de jurons. Impressionné par l’électricité
ambiante, Roby s’était blotti contre son père en tâchant de
lui cacher les tressaillements de son cœur. Surtout quand
l’arbitre commit une erreur de jugement et que le stade
entier se mit à scander son nom en y ajoutant un chapelet de
gracieusetés viriles que Florindo eût aimé épargné à son fils.
En face, dans le virage réservé aux supporters visiteurs, Roby
repéra la tâche bleue matérialisant les supporters de
l’équipe adverse dans la marée rouge-et-blanc des vicentins,
se demandant aussitôt si on les laisserait rentrer chez eux en
cas de victoire.
Mais ce que Roby garderait longtemps en mémoire, le soir
dans son lit et de longs mois après, c’était le Brésilien, ce
Cinesinho, “Cina” comme tout le monde l’appelait. Petit,
noiraud, le visage fripé comme un Indien, il fallait le voir
s’emparer de la balle au milieu du terrain, feinter et danser
autour d’adversaires qui ne l’arrêtaient qu’au prix
d’irrégularités féroces. Il fallait surtout voir “Cina” quand il
passait la balle. Car Cinesinho, comme les oiseaux d’Udine,
ignorait la ligne droite. Intérieur, extérieur du pied, le ballon
volait comme téléguidé de ses pieds à ceux de ses
partenaires et Roby était aux anges. Blotti autour de son
ballon dans son oreiller, Roby retraçait dans son lit les coups
de cimeterre dont “Cina” avait usé pour anéantir le portier
37
et la défense bleus. Si seulement il avait pu l’approcher pour
lui demander son secret...
L’obsession de Roberto pour le football ne fait qu’empirer
quand il entre dans le secondaire. Son aîné Walter lui disait
et lui répétait qu’il était trop jeune pour venir au stade avec
lui mais il ne voulait rien entendre. Chaque soir après le
souper, Roby faisait les yeux doux à son oncle Piero, peu
désireux d’abandonner son verre de grappe pour faire le
quatrième dans les parties qui se déroulaient au premier
étage de la maison familiale. Les équipes ne changeaient
jamais : Walter et Giorgio contre Piero et Roby. Le terrain ?
Sept, huit mètres de couloir sur deux mètres et demi. Le
ballon ? Une balle de tennis élimée. Les parties y étaient
endiablées. Surtout parce que le minuscule Roby dribblait et
redribblait ses frères avec une virtuosité invraisemblable.
Vexés, ceux-ci n’hésitaient pas à jouer des coudes et Piero
devait intervenir pour que les taloches ne volent pas.
Les jours, les mois passent et Roby accepte de plus en plus
mal de ne pas jouer avec les amis de Walter, de six, huit ans
ses aînés. Walter l’emmène parfois mais il est exclu de le
livrer en pâture aux tackles qui volent dès que le score est
serré. En fait Walter n’a pas envie d’avoir son frère cadet
dans les pattes. Naturellement, Roby parvient à ses fins et
Walter l’autorise à participer aux échauffement d’avantmatch où il démontre une telle virtuosité que ses aînés
l’admirent bouche-bée. À force de jouer les funambules sur
la ligne de touche, arrive le jour où Roby pénètre sur le
terrain pour faire le nombre. En dépit de son physique
d’enfant et ses bouclettes d’angelot, il n’en sortira que pour
devenir une étoile.
Jouer avec les copains de Walter est pour Roby un tel
accomplissement qu’il redouble d’efforts pour améliorer ses
fameuses paraboles. D’après ces carnets (contrairement à
ceux de l’école, ceux-là, il ne les perdait pas), il atteint la
38
porte derrière la haie sept fois sur dix du droit et cinq fois
sur dix du gauche. Ses statistiques lui prouvent qu’il est
meilleur de la gauche que de la droite et qu’il est possible de
frapper la porte du garage de la droite avec le pied droit et
de la gauche avec le pied gauche. Il suffit pour cela d’utiliser
l’extérieur du pied. Ou de viser le coin droit du gardien en
travaillant la balle par la droite à droite et par la gauche à
gauche. Il note qu’on peut prendre des repères intermédiaires comme le font les joueurs de billard.
Quand Walter n’en peut plus de son petit frère et qu’on ne
le fait pas jouer avec les grands, c’est Florindo qui le prend
sur le cadre de son vélo et qui l’amène au stade de la
paroisse. Le père Belindo ne voit plus que ce bout de chou
sur le terrain près de la place du village. Peu motivé par une
carrière écclestiastique, Roby accepte de servir la messe
pourvu qu’on le laisse jouer au ballon. De sept barres
transversales percutées sur quinze tentées, il passe à neuf,
puis à dix, du gauche comme du droit. Mamma Matilde dont
la famille était plus pieuse que celle de Gino Bartali est ravi.
Grâce au football, son fils sera un bon chrétien.
Une petite bande s’est créée autour de Roby. Il y a Stefano.
Il y a Mauro. Il y a Diego. Le jeu favori de la bande est
d’atteindre des objectifs aussi divers que variés avec un
ballon propulsé au pied, avec une préférence pour les néons
et pour les poubelles. L’affaire manque mal tourner. Les
exploits de la bande ne tardent pas à agacer le maréchal des
carabiniers Rizzi et les riverains se plaignent des
énergumènes qui dégomment l’éclairage public de la
commune. Aussi file-t-il via Marconi où Roby écope d’un
avertissement de la part de son père et d’une tourlousine de
la part de Matilde qui en a jusque-là des inventions de son
amour aux yeux verts. Incorrigible, Roby récidive quelques
jours plus tard en effrayant sa soeur Anna Maria : — Je suis le
Fantôme de la Tri-Vénétie, avait-il ululé tandis qu’elle
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pédalait comme une dératée en direction de la maison. J’ai
soif de sang et de chair fraîche ! — Il est temps que je
t’inscrive dans un club, conclut Florindo au souper, tu
commences à nous les briser !
À l’époque, l’entraîneur des Minimes s’appelle Giampiero
Zenere. Tout le monde le connaît à Caldogno, étant donné
que sa famille tient une des boulangeries. Le petit génie a
quatre ans de moins que la plupart des autres joueurs et il
n’a pas le droit de jouer en match officiel. Aussi doit-il
participer aux entraînements sansavoir le droit de porter le
maillot du Real Caldogno.
Quand le jour de ses débuts arrive enfin, Roby est victime
d’une cruelle déception. Auteur du but égalisateur, il se
jette dans les bras de son père quand l’équipe adverse
reprend l’avantage : — C’est trop injuste, papa, je ne
rejouerai plus jamais au ballon ! Le match suivant, il marqua
quatre buts. De la tête, du pied, sur balle arrêtée ou sur
reprise de volée, il est irrésistible : — Neuf ans ! Mais c’est
impossible, s’exclamaient les dirigeants des équipes qui
affrontaient Caldogno, c’est déjà un professionnel ! — Les
matchs suivants, Guillaume Tell poursuit sur cette voie. Au
point de finir la saison 1979 avec un score personnel de
quarante-deux buts pour vingt passes décisives : — Ca n’est
pas dur, raconte Stefano Marangoni, un de ses amis
d’enfance, c’est l’équipe où il jouait qui gagnait et basta ! À
quoi devinaient-on qu’il serait une étoile, demandons-nous à
Zenere en 2003 ? — Quelle question idiote, mais parce qu’il
marquait des centaines de buts et que personne ne pouvait
l’arrêter
La nouvelle qu’une étoile est née à Caldogne parvient aux
oreilles des dirigeants du Vicenza qui a de grosses difficultés
financières. Giulio Savoini, un ancien professionnel, fait le
40
déplacement sur les conseils de Zenere et de quelques-uns
de ses amis. L’angelot aux yeux verts en profite pour
marquer six des sept buts de son équipe contre Leva et tout
le monde se met à l’appeler “Cina”.
“Quand j’étais petit, déclara-t-il plus tard, je sentais
quelque chose en moi, je sentais que j’arriverai à jouer au
foot. C’était quelque chose de tellement profond que j’étais
sûr de pouvoir jouer mon rôle. Je n’ai jamais eu l’impression
d’avoir quelque chose en plus, je savais seulement que
j’allais devenir footballeur. Ca ne m’intéressait pas de
devenir un champion. Je sentais seulement que le foot allait
devenir mon moyen d’expression ”
41
La tarentelle des sobriquets
Si les Romains étaient les plus tolérants des barbares de leur
époque, on ne peut pas en dire autant des chrétiens dont le
prophète était tolérant lui-même. Les Romains, dans leur
souci d’intégrer les peuples qu’ils avaient soumis, avaient
compris que cette diversité risquait de leur causer pas mal de
tracas mais, au lieu de nier leur existence, il pratiquait
l’invocation, principe selon lequel on laisse honorer les dieux
de ceux qu’on a vaincus et avec qui l’on entend vivre.
Cela ne coulait pas de source. Dans l’Empire on croyait à tout
et à n’importe quoi au point qu’il fallut instaurer deux CSA
de la Croyance : le Collège des Pontifes était chargé de la
religion d’État, celle des dieux italiques. Le Quindecemvirs
régulait les cultes rendus aux dieux grecs. À côté de ces
instances, il y avait un nombre considérable de croyances et
de sous-croyances parmi lesquelles se glissèrent petit à petit
le monothéisme juif, puis le chrétien ; idéologies exclusives
qui taillèrent des croupières aux autres croyances pour
revendiquer leur primat respectif.
Pour en revenir aux religions pratiquées du côté de Thiene
et Schio sous les Romains, une possibilité s’offrait aux
citoyens, celle d’ajouter au nom des dieux des attributs, et
ce en quantité illimité.
D’où ces fameux “Jupiter Optimus Maximus” et ces “Prestot
Serfia de Serfius Martius” relevés par les tables Igurium, le
Bottin d’alors pour ce genre de problèmatique. Tel Dieu était
de Viterbe et protégeait du malheur ; tel autre d’Agrigente
avait le pouvoir de guérir.
Attribuer un nom à un Dieu ou à un héros, à un demi-dieu ou
à un simple enfant d’homme n’a jamais été une mince
affaire et fut souvent une affaire d’État. Le Verbe ayant créé
le monde et un être sans nom n’existant pas, une
42
superstition obscure nous amène à penser qu’un tel
patronyme protège ou menace, évidence que tous ceux qui
ont eu à choisir le prénom de leur enfant connaissent.
Avec l’avènement de la science et le positivisme qui l’a
accompagnée, tout cela semble lointain. À quoi pourrait
servir une étude sur l’influence des noms et des prénoms,
des pseudos et des sobriquets, au moment où l’homme dresse
sa propre carte génétique ? Il y a longtemps qu’on ne
surnomme plus les hommes d’État Jean-le-Bon ou Laurent-leMagnifique, ni même le Tigre ou le Général, comme ce fut le
cas pour Clemenceau ou Charles de Gaulle.
Si le monde sportif utilise plus rarement le surnom pour
caractériser ses champions, il n’a pas complètement
révoquée cette coutume. Il n’y a plus d’Aigle de Tolède ni de
Bombardier de Détroit. Les « Perles Noire » et les « Major
Galopant » ne sont plus de mises.
Mais le sport relevant du monde de l’enfance et de la
société du spectacle, le public, encouragé par les
journalistes et les écrivains, n’a pas totalement renoncé à
s’approprier ses héros en leur attribuant des surnoms. On a
beau mépriser ce qu’elle désigne, on doit reconnaître à la
parole sa capacité à renforcer, à donner un surcroît
d’existence à ce qu’elle désigne. Ne dit-on pas sortir ses
attributs - virils - dans l’Italie du sport ?
De quelle nature relèvent donc les mots chargés de
renommer un champion ?
Il y a d’abord et avant tout le surnom que celui-ci fait
remonter de son enfance. Souvent attaché à une
particularité physique ou morale, il s’éteint la plupart du
temps avec les conditions qui lui ont donné naissance : noyau
familial, amis de régiments, débuts dans la profession. Connu
à ses débuts comme Le Cadet, tel champion des années va
devenir Le Président. Tandis que Franco Baresi, l’immense
43
capitaine du Milan et de la Squadra, demeure El Piccinin’
pour ceux qui sont ses proches.
Il y a le pseudo. C’est un nom de guerre, de plume ou de
scène qui colle à la peau du héros et dont il se sert comme
d’un bouclier. On le pratique au catch et à la boxe où les
Ange Blanc et les Killers du Bronx n’ont jamais manqué.
Il y a le sobriquet. C’est l’entourage ou le public qui décide,
se référant à l’apparence, à une performance ou à une
mésaventure. Biquet pour Jean Robic, le Lion des Flandres
pour Fiorenzo Magni ou le Duc de Twickenham pour Jean
Domenech.
Le surnom durable est d’une autre teneur. C’est une
seconde peau, un trophée. Bartali est baptisé Gino le Pieux
et la force de la métaphore le suit à quatre-vingt ans passé.
Alain Prost restera Le Professeur et Eddy Merckx est encore
Le Cannibale.
Plus rare est l’hétéronymie, mot qui qualifie une série de
patronymes appliqués à la même personne ou aux éléments
d’un même ensemble. À la première catégorie appartiennent
les alter-ego créés par le poète et écrivain portugais
Fernando Pessoa. À la seconde, des mots comme père, mère,
fils, oncle, neveu qui qualifient les membres d’un même
groupe ou les avatars d’un même concept, dans ce cas une
famille.
C’est à cette dernière catégorie qu’appartient peut-être
Roberto Baggio. Jamais, à notre connaissance, un sportif
moderne ne s’est vu attribué autant de surnoms, en tout cas
en Europe.
Et quels surnoms ! Quand Roberto débute à huit ans, il en a
deux. On l’appelle Cina, du nom du virtuose brésilien
Cinesinho ou Guillaume Tell. La linguistique est aussi cruelle
que la psychanalyse. Ce qui est nommé, existe et a des
raisons d’exister. Ce qui est nommé signifie.
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Cina est évident. Enfant prodige dans son couloir et dans la
cours de son école, Roby est comparé à celui qui, à l’époque,
fait rêver le stadio Menti de Vicenza.
Guillaume Tell est d’un autre ordre. La légende fondatrice
helvète est connue dans le monde entier et elle a valeur de
métaphore. Le père de la Suisse moderne est d’une habileté
telle qu’il ne tremble pas quand bien même la tête sous la
pomme est celle de son fils. À mi-chemin entre Abraham et
Robyn Hood, le Partisan fait triompher la Justice au risque de
son propre sang et son peuple opprimé est sauvé grâce à son
sens du sacrifice et à son habileté hors-norme.
C’est de cela qu’il est question dans une anecdote
rapportée par le magazine américain “GQ” avant la coupe du
monde aux États-Unis. Les filles de son collège ont un tel
faible pour l’angelot aux ses yeux verts qu’elles organisent
une épreuve. Elles doivent rester immobiles pendant que
Roby visera le fruit le fruit qu’elle porte sur la tête avec son
ballon. Douze filles posent eur candidature. Six se
présentent. Une seule demeurera droite comme un “i” tandis
que le ballon vole au-dessus de sa tête. Son nom est Andreina
Fabbi. Bien entendu, ils se marient et auront trois enfants.
Quand Roby est transféré de Caldogno à Vicenza pour la
somme de 500 000 lires (250 euros), il abandonne son surnom
de Guillaume Tell pour celui de Zico, le Pélé blanc qui vient
d’arriver à Udine. Savoini, l’entraîneur des jeunes de
Vicenza, sidéré par le talent de Bagio, s’empresse de
téléphoner à Manlio Scopigno, une coach légendaire du
Calcio : — « Mister, venez au terrain aujourd’hui. Je vais vous
faire découvrir un vrai phénomène, le meilleur qui m’ait été
confié en quarante ans de football ! Il s’appelle Baggio. Il est
né une balle entre les pieds ! — Il sait marquer au moins ? »
maugrée le Sorcier après quelques minutes. Baggio marquera
110 fois en 120 parties dans les équipes de jeunes .
45
Un jour, pour rire,j Savoini crie à « Zico » de faire un petit
pont à Carrera, un des meilleurs défenseurs de la Serie A de
passage au terrain. Roby s’exécute sans coup férir, à la plus
grande surprise du gars qui lui passe la main dans les
cheveux.
“Je ne voulais pas me moquer, dira Roby en riant sous cape
, je n’ai fait qu’obéir à la consigne de mon entraîneur.”
Intrigué par cette comparaison flatteuse, Zico-2 est né. Il
demande bientôt qu’on le porte à Udine pour étudier
« Galinho », en particulier ses coups de pied arrêtés.
Après son premier but professionnel avec Vicenza, le 5 mai
1984 (il a dix-sept ans ans), un reporter vicentin demande à
“l’espor des espoirs” ce qu’il pense de Platini. Le petit frisé
répond qu’il l’aime “énormément” mais qu’il aime
“beaucoup plus” Zico, “surtout sa manière de tirer les coupsfrancs : — « Pourquoi, insiste le journaliste, vous trouvez que
Platini ne les tire pas bien ?
— Très bien, parfaitement, mais ceux de Zico, je ne sais pas,
ils ont quelque chose en plus. »
Admiration que Baggio nuancera en 1994 :
“Zico était visuellement sensationnel. Zico était son propre
joueur. On peut simuler, on peut se mesurer aux
mouvements d’un autre. Mais on ne peut pas le copier. En fin
de compte, on doit devenir son propre joueur. Personne ne
peut vous y aider, il faut trouver la force en soi. ”
Guillaume Tell, Cina, Zico, et bien sûr « Bajeto », petit
Baggio en vénitien : Roby change de surnom à Florence où
son allure de Cupidon aux yeux verts ne peut passer
inaperçu. Arrivé dans la ville de Dante avec ses béquilles et
70 000 lires en poche, Roby est précédé par une réputation
d’enfant prodige qui a coûtér trois milliards de lires au comte
Pontello. Aussi devient-il rapidement Il Putto, terme toscan
qui désigne aussi bien la personne de petite taille que les
angelots sur les fresques de maîtres mais dont les Florentins
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n’ont pas oublié qu’il provient du latin putus qui désigne les
nains et les gens pusillanimes mais également par extension,
les prostituées (puta/ae) et les homosexuels (puto/i).
Auteur d’un but décisif pour la Fiorentina en mai 1987,
bourreau du grand Milan après avoir ridiculisé Baresi et les
deux Galli, la lumière des dimanches florentins et l’idole de
la Curva Fiesole devient Roby-Gol aux yeux d’une Italie
sidérée qui vient de le découvrir en équipe nationale.
“D’ores et déjà Baggio rend plus que Maradona” prétend
Miguel Montuori, l’ancienne star florentine.
“Il a la splendeur du diamant...” s’exclame Zeffirelli.
“C’est un prophète de la nouvelle vague, un orfèvre de
classe !” ajoute Sandro Mazzinghi.
Et Rigoletto Fantappiè, le président de la coordination des
supporters, de conclure : — “Il est l’égal du Persée qui, pour
nous Florentins, arrivent juste derrière Dante ”
“Plus qu’une prophétie, écrit Enzo Catania, c’était un désir.
Il naissait du fait qu’une partie de la ville qui avait banni
Pétrarque et Cosme de Médicis ; qui avait comploté contre
Laurent le Magnifique ; qui avait brûlé vif Savonarole : était
disposée à jurer que Baggio appartenait à la cité comme le
“Persée” de Botticelli et la “Primavera” de Botticelli. Et de
ce lien elle avait fait l’oeillet à sa boutonnière, en pleine
résonance avec le champion ” !
C’est beaucoup pour un seul jeune homme de 22 ans, mais
la sarabande des surnoms ne s’arrêta pas en chemin. Le
lendemain d’un match remporté contre la Bulgarie grâce à
deux buts extra-lucides et à mille et une magies, Roberto
étrenne le qualificatif de Phénomène que lui empruntera son
ami Ronaldo : apex à peine nuancé par l’ajoût de Caldogno
chez les ennemis de la Fiorentina, supporters de la Juve et
de Pise en tête.
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Quand l’heure sonne de quitter la capitale de la Toscane
pour rejoindre la Juventus, lors d’une fête donnée en
l’honneur de son ancien coéquipier Sergio Brio, le bruit court
que Michel Platini a déclaré que son successeur “n’est pas un
dix mais un neuf et demi”, Le jugement mettant en évidence
que la venue d’un petit génie florentin n’était pas de nature
à effacer ceux qui l’avaient précédé, et surtout pas le Roi
Michel, trois fois meilleur buteurs du Calcio, trois fois Ballon
d’Or et leader incontesté d’une Armada composée de six
champions du monde et d’un rouquin fougueux du nom de
Zibi Boniek.
Après deux saisons infructueuses pour son club mais riches
en exploits personnels, Roberto s’impose enfin dans les
coeurs turinois. Ébloui par sa créativité, Gianni Agnelli sort
une de ses fameuses formules de sa boîte de Pandore : —
“Baggio, c’est Raphaël et Nuvolari à la fois.” Stimulé par la
verve de l’Avvocato, la Stadio Delle Alpi lui attribue le
surnom qui l’a rendu celèbre, et de Raphaël il devient : Il
Divin Codino, le Divin Catogan. Exagération de thuriféraire ?
Pas d’après Michael Farber venu en Italie avant U.S.A. 94 :
“Baggio, un buteur qui a la licence artistique de se placer à
peu près où il veut sur le terrain, est unanimement considéré
comme le meilleur joueur du monde. Son art, comme celui
de Michael Jordan sur un paquet de baskets, parle de luimême. Son talent s’offre comme des pictogrammes, visible
et évidents mêmes aux Etats-unis. Baggio joue sur l’instinct
et l’intuition. Se faufilant entre les défenseurs, aiguillant les
passes, altérant la géométrie avec ses déviations
imprévisibles des deux pieds, il peut changer le cours du
match plus vite que son pays change de gouvernement.”
Baggio, que la presse américaine appelle Little Buddha en
raison de sa religion et d’une coïncidence avec la sortie du
film de Bertolucci, change la face de la World Cup états48
unienne. Auteur d’un début de compétition laborieux qui lui
vaut le sobriquet de Lapin Mouillé de la part de son boss,
Roberto sauve l’Italie et son entraîneur d’un retour
prématuré au bercail. Il marque deux fois contre le Nigéria,
une fois contre l’Espagne et deux autres fois contre la
Bulgarie avant de jouer la finale diminué et de manquer un
tir au but qui rendra sa queue de cheval célèbre dans le
monde entier.
Après un tel dénouement (deux milliards d’humains en
direct), l’endémie de surnoms se calme mais les amoureux du
beau football manifestent leur tendresse pour ce perdant
magnifique qui ne se rend pas.
Quand les cinq années de son amour contrarié avec la Juve
arrivent à leur terme, Baggio rejoint le Milan de Berlusconi
où, sous la houlette de Fabio Capello pour qui l’équipe
compte davantage que le talent individuel, le Divin devient
simple Codino ou Baggino, un retour à la simplicité ponctué
par un second titre de champion d’Italie et une récompense
de la part des supporters rossoneri qui le nomme Cuore da
Milan.
Installé à Bologne, Roby rase sa queue de cheval et c’est la
planète footbll qui retentit de l’écho de ce sacrilège.
“C’est un moment historique, lit-on dans la Corriere della
Sera ou dans La Stampa : Le ‘Codino de Baggio faisait partie
de la littérature du XXe siècle”.
“Appelez-moi Le Marine », répond Roby aux questions des
journalistes qui lui demandent la raison de cette
automutilation pour le moins surprenante.
Un garçon qui relève autant de défis attire la sympathie.
Comme l’écrit Paolo Condo de La Gazzetta :
“C’est si beau de revenir chez le premier de nos Elvis et
d’avoir un motif pour retraverser Caldogno. Tant que Baggino
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ne vieillit pas, nous restons tous jeunes.” Baggino. Baccino.
Petit Baggio, Petit baiser.
Toujours est-il que le Divin fait voler Bologna contre tous les
pronostics, qu’il marque 22 buts et qu’il déclenche une
tornade médiatique qui force le sélectionneur à la convoquer
pour une troisième coupe du Monde où il s’exhibe avec une
coupe à la Tintin. Puis c’est l’Inter et deux saisons
contrastées où il est Divin à temps partiel. Par exemple
quand il rentre à 12 minutes de la fin et abat le Real Madrid
en deux coups de cuillère à pot : “Baggio Mandrake !”, titre
la Gazette le lendemain.
Le temps passe et Peter Pan, qu’on appelle aussi L’Éternel
Jeune homme, finit par rejoindra Brescia en 2000. Il a
trente-trois ans mais la ferveur de ses admirateurs est
intacte et Ciro Venerato en est la preuve :
“Depuis un an, Baggio est le Robyn Hood du championnat. Il
se bat avec les pauvres et il fait souffrir les riches. Mais il ne
se prend pour un ressuscité, même si certains l’ont donné
cent fois pour mort.”
“Je n’imagine pas un championnat sans Baggio”, déclare un
chroniqueur après sa dernière blessure.
Ce n’est pas pour tout de suite si l’on en croit le Pr Maurilio
Marcacci qui l’a opéré en février 2001 :
“Si l’on considère l’état de ses cartilages et de sa
musculature, Baggio est un magnifique athlète. Il a beaucoup
moins que ses trente-cinq ans. Son horloge biologique semble
s’être ralentie.”
Tant que Robybaggio ne vieillit pas, ses admirateurs
peuvent rester jeune.
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Polichinelle dit la vérité en souriant
“Les comiques sont un cadeau du ciel, une chose
merveilleuse. Ils transgressent les règles, ils n’en font qu’à
leur tête.” C’est Roberto qui parle, pas Roberto Baggio, mais
son ami Benigni, Roberto Benigni. C’est en 1988 et dans une
auberge qu’ils se rencontrent. Installé avec Andreina à Sesto
Fiorentino, Roby repère un de ces restaurant pour fines
gueules, “La Pianella”, qui est tenu par Giuliano Ghelardoni
qui deviendra son ami. Il en fait son quartier général et il y
rencontre de vieux bougres avec qui il ira quadriller l’étang
d’Osmanoro, histoire de se rappeler les nuits où Florindo
l’emmenait chasser.
“C’était un jeune homme brillant, une étoile, nous confiera
Rigoletto Fantappié en face du stade Artemio-Franchi, quel
bonheur quand nous allions chasser avec Ramon Diaz et les
autres. ”
Roby est heureux. Il vient de récupérer la plénitude de ses
moyens et il est devenu le héros d’un tout-Florence qu’une
marée d’enthousiasme porte vers les sommets.
“Florence a été une orgie, une espèce de long printemps. Je
ne sais pas si je serais parvenu à me reprendre de mes deux
premières blessures dans une autre ville. Florence était
comme moi, pleine de désir et de talent, avec une nostalgie
du futur quasiment désespérée.”
Qui dit nostalgie désespérée du futur et désir, sous-entend
vitalité et humour. Le Putto est un gai luron. Il connaît son
Benigni par cœur et joue des tours pendables à son
entourage. Une rencontre entre les deux phénomènes
s’impose. Quelle n’est pas la surprise de Roby quand il
reconnaît la silhouette du gaillard malingre qui s’avance vers
lui et qui lui tend la main. À la manière des fans des “Tonton
Flingueurs” en France ou de ceux de Tintin, Roby connaît
51
toutes les répliques des films du génie toscan. Benigni dira
plus tard qu’il “n’y connaît rien au football mais que Baggio
est tellement fort qu’il peut remporter la Coupe Davis, le
Goncourt, Liège-Bastogne-Lège et, s’il s’y met sérieusement,
la Palme d’Or du festival de Cannes. L’Oscar ? Non, l’Oscar, il
est pour moi !”
Alors, on ne résiste pas au plaisir compléter la citation de
Benigni à San Remo :
“(Les comiques)... n’en font qu’à leur tête, ils ont le
pouvoir de faire rire et de faire pleurer, le plus grand pouvoir
du monde. Il faut les embrasser, les comiques, et les aimer,
on n’a pas le droit de les mettre en prison.”
Décidément, le monde des Roberto est celui du rire et de la
farce, de la jonglerie et du pied de nez.
“Baggio est un jongleur exceptionnel”, dira l’écrivain
Giorgio Saviane.
“Baggio tente une cabriole volante, comme s’il était un
gosse”, écrit un journaliste de la Gazzetta.
“Ce qu’il faudrait c’est un numéro de Baggio, un vrai
numéro, un numéro de phoque, de prestidigitateur ou
d’illusionniste, quelque chose de son pied sorti du grand livre
du foot fantaisie...” prétend un autre.
Dans sa première biographie parue en 1993, Roby répond
qu’il est “porté à sourire tout le temps et quoiqu’il arrive”,
mais que ça n’est “pas si facile parce qu’on ne trouve pas
toujours autour de soi des gens gentils, bien élevés et
intelligents”.
“Une personne triste ne peut rien donner de ce qu’elle a en
elle”, ajoute-t-il en 1994.
C’est là que le bât blesse ; selon Platon l’humour est une
manifestation de supériorité et le rire se pose au détriment
d’autrui. Les behaviouristes pensent que le rire nous oblige à
52
montrer les dents, ce qui est un comportement archaïque
emprunt d’agressivité. D’autres estiment que le rire est un
signal destiné à communiquer l’absence du danger à
l’intérieur d’un groupe. On peut rire parce qu’on est surpris
ou parce que l’événement auquel on assiste est incongru...
Lorsque Benigni se jette sous les jupes des présentatrices de
San Remo ou quand il invente le jeu des olives pressées sur
scène, la salle croule de rire en raison de l’énormité de la
farce, de son côté incongru, trop incroyable pour être vrai.
Il y a cette forme d’humour où le moi se scinde en deux
parties, le côté qui se moque et le côté tourné en dérision
pour le plus grand plaisir d’un tiers.
Hélas, dans un monde de productivité et de compétition
farouche comme le Calcio, le comique et l’humour sont
diversement appréciés et mettre les rieurs de son côté, c’est
risquer de froisser un entraîneur ou un président. Une
facétie, un canular et l’autorité, et la principale cible de
l’humour, perd de son assise, sa légitimité s’effrite.
Nous n’avons pas eu la chance d’assister aux séances
d’entraînement auxquelles a participé Baggio dans ses
différents clubs, mais il n’est pas eclus que l’humour de ses
entraîneurs n’ait été à la hauteur de leurs connaissances
théoriques ou techniques.
Car Baggio, en plus d’être vénitien, bouddhiste, patrimoine
artistique, à la musculature négroïde et chasseur, se paie le
luxe d’être un farceur patenté.
A dix ans, il fait le tour de Caldogno pour descendre les
lampadaires du pied gauche ou du pied droit. Dès qu’il prend
la parole en classe, tout le monde éclate de rire,
“baggianata” ne signifie-t-il pas “couillonnade” ? Il terrorise
ses soeurs Carla et Anna Maria en leur jouant des tours
pendables. “Fils unique” dans une famille nombreuse, c’est
un maniaque de l’imprévisible. Etre le sixième de huit
enfants à un moment de l’histoire où il règne un certain bien
53
être, c’est la garantie d’une grande liberté.
“Je le répète chaque fois. Je suis le sixième de huit enfants
et je suis arrivé loin du podium ”
Roby est un petit dernier qui évite les torgnoles avec le
sourire.
“Chez nous, à table, raconte-t-il dans une vidéo qui lui est
consacrée par Logos-TV, on ne s’ennuyait jamais. C’était
comme un mariage permanent.”
La table est un lieu privilégié pour Roby et ses amis. On le
voit tout au long de sa carrière : Il aime les restaurants, les
baraques de chasse et le vin fragolino. Venu le visiter,
Giuseppe Antonioli de “Brescia-Oggi” écrit en 2001 :
“C’est l’heure du petit blanc. Baggio, en bon Vénitien, est
presque vexé quand notre petite troupe demande de l’eau
plate. Vexé n’est pas le mot, plutôt surpris. Il a
probablement pensé que nous non plus, les gens de Brescia,
n’avions aucune sympathie pour ce liquide incolore, inodore
et sans saveur et qu’il valait mieux cette couleur paille, un
arôme fruitée, de préférence avec des bulles.”
Il y a “Da Romè”, surtout. Et ses potes Gianmichele et
Peter, du côté de Pavie. Tandis qu’il se morfond à Turin où
sa première année ne sont pas enthousiasmantes sous le
rapport humain, Roberto découvre l’endroit avec un ami.
Peter, le cuisinier, sort de ses fourneaux et engueule celui
qui osé lui “amener le sosie de Baggio”, à lui, le supporter
de Torino. Le malentendu est vite dissipé et Baggio, qui se
morfond d’Andreina, prend pension à Casoni Borroni, imité
par ses équipiers Angelo Peruzzi et Dino Baggio, et par pas
mal de grands joueurs depuis.
Quand Roby ne fait pas le tour du village en tracteur, quand
il ne passe pas des heures à épier les canards sauvages, il
joue des tours pendables à son entourage, à des annéeslumière du garçon timide que le public se figure.
54
Un livreur arrive avec un camion plein de boissons. Roby
convainc Dino, son homonyme, et Peruzzi d’enfiler une
blouse et de décharger le camion. Quand le livreur reconnaît
les trois stars de l’équipe d’Italie, il pâlit. Gianmichele et
Peter, mis dans la confidence, lui expliquent que le foot, ça
n’est plus ce que c’était, que la famille Agnelli est vraiment
en difficulté et que les gars arrondissent leur fin de mois en
leur donnant la main !
Une auberge, la chasse, de bons amis, Roby se lie si
intimemement avec ses aînés de Casoni Borroni (ils ont vingt
et vingt-cinq ans de plus que lui) qu’il les emmène en
Argentine pour ce qui deviendra une formidable partie de
rigolade dont Una Porta nel Cielo, le premier tome de son
autobiographie de 2001 raconte le détail.
Baggio commence par travailler ses compères au corps. Il
leur parle de la faune argentine, des scorpions, des serpents
mortels et des insectes inconnus. Les malheureux font dans
leur culotte. Quand ils arrivent dans l’hacienda de Baggio à
600 km de Buenos Aires trente heures plus tard,
Gianmichele, Peter et le papa de Roby sont éreintés. C’est là
que l’incorrigible farceur pénètre dans la chambre de Peter
et lui glisse sous le bras un long gant de carnaval à tête de
chien méchant. Inutile de décrire la frayeur du pauvre et la
pantalonade qui s’ensuit.
Une autre fois, l’infernal Baggino passe une partie de la nuit
à enfoncer des clous dans le mur, jusqu’au moment où il
pousse un hurlement atroce ! Réveil en catastrophe de toute
la maisonnée. Un énorme clou à chevron vient de perforer
son doigt... de farce et attrapes, bien entendu.
Souvent victimes de la verve de leur ami, Peter et
Gianmichele se vengent. Appelé d’urgence, Roby saute au vol
de son 4X4 et tombe sur une armée de grues en train de
combler l’étang où ils ont l’habitude de chasser. Baggio se
55
met à protester, se lance dans une diatribe écologiste,
défend les canards et les oies, entend faire un scandale...
jusqu’à ce qu’on lui apprenne la vérité : c’est pour “Scherzi
a parte”, la version italienne de la Caméra Cachée !
À Milanello, au centre d’entraînement du Milan AC, c’est un
désespéré qui le prend en ôtage avec deux de ses coéquipiers
et qui menace de les exécuter s’ils n’interviennent pas pour
le faire jouer le prochain match de championnat ! Adriano
Galliani, le directeur général, cède, il est d’accord pour le
laisser faire un essai. Gag, bien sûr ! Dont Baggio est le
premier à se réjouir aux larmes.
À la veille du Mondial en France, sang vénitien ou ironie
bouddhiste, le garçon n’engendre pas la mélancolie Aux
journalistes du monde entier qui lui demandent s’il ne se
sent pas un peu vieux pour la coupe du monde 1998, il
répond par une passe décisive et un but contre le Chili : —
Vous pensez que vous allez gagner cette coupe du monde, lui
demande-t-on après son entrée fracassante ?
“Je suis arrivé troisième en Italie en 90, deuxième en USA
en 94, si je continue la série, l’issue pourrait être heureuse.
— Le temps presse, c’est votre dernière chance ?
Baggio fait une pause et dit :
— Un jour une cigogne se penche vers son baluchon et voit
un vieux monsieur avec sa pipe. Le vieux se tourne vers elle
et lui dit : Allez, tu peux me l’avouer, maintenant, tu as
perdu l’adresse !”
À un journaliste qui lui demande comment il explique que
95% des Italiens consultés l’ont voulu en équipe nationale, il
répond :
“Ca m’a coûté assez cher.”
L’humour peut fatiguer. À en croire Fantappié, Hysen, le
Suédois qui a cotoyé Roby lors de sa première renaissance à
56
Florence, n’en pouvait plus de trouver des gelati dans son
survêtement et de recoller les cravates que le casiniste
Baggio n’arrêtait pas de lui couper au ciseau. Quant à Toto
Schillaci, l’homme avec qui Roby s’est révélé, agacé par le
Divin qui venait de taper dans le journal qu’il était en train
de lire, ne lui aurait-il pas cassé une dent ? Jusqu’à son agent
Caliendo et ses amis Peter et Chele qui s’en plaignent dans le
privé. Pour dire...
Tel est Rafaello quand il est heureux mais quand il ne l’est
pas, la potion est plus amère. Lors de sa deuxième saison à
Milan, il entre en conflit avec Sacchi qui n’a pas digéré leur
défaite en finale de la Coupe du Monde. Décisif quand il
entre, Baggio essuie le banc des remplaçants comme un
vulgaire stagiaire. — C’est bien, tu travailles bien, lui répète
l’ancien sélectionneur national, se gardant de l’aligner sur le
terrain. Alors Baggio se met en colère : — “En ce moment,
déclare-t-il à la presse, je me fais l’effet d’une Ferrari
conduite par un contractuel !”
Cinq ans plus tard, c’est encore pire. Marcello Lippi humilie
l’ancien Ballon d’Or qui appelera ça “le traitement”. Il le fait
s’échauffer des mi-temps entières sur le bord de la touche,
même lorsque l’équipe est à la dérive. Chaque fois que
Codino entre, il fait la décision à la plus grande joie de
l’Italie sportive.
Outré Baggio - qui fait rarement de remous - entame une
campagne de presse :
“Mieux vaut onze joueurs de qualité sans organisation que
onze coureurs à pied organisés”, déclare-t-il lors d’une
enquête sur la baisse de qualité du football italien.
“Ils prétendent que si tu n’es pas au maximum à
l’entraînement, ça ne marchera pas en match. Qui a dit ça ?
On peut avoir envie de se défouler à l’entraînement, non ?
57
Mais si tu essaies de plaisanter ou de faire quelque chose de
différent, on te reprochera de ne pas être concentré.”
Rire, se décontracter, ça n’appartient pas au vocabulaire de
Lippi, un sergent de fer qui ne rigole jamais des plaisanteries
des autres. Baggio trottine le long de la ligne de touche,
ovationné sur tous les terrains d’Italie mais il ne joue pas.
Seulement voilà, comme le dit le cocasse Serbe Vujadin
Boskov : — Chi sa sa ! Celui qui sait sait !
Baggio rentre contre Bari et il marque.
Il rentre contre la Roma et il marque.
On demande à Roby ce qui se passe avec Lippi. On lui
demande s’il se sent près à jouer plus de dix minutes, s’il est
blessé, s’il se sent fatigué, s’il a vieilli...
“Au point où j’en suis, si quelqu’un me proposait de jouer
un match entier, ironise-t-il, j’en serai surpris.” Quelques
jours plus tard, après avoir multiplié les exploits, il se
présente avec un bob imprimé des mots espagnols suivants :
— Matame se non te sirvo : “Si je te sers à rien, tue-moi !”
“Encore un plaisanterie, commente un journaliste dans la
Gazzetta. Polichinelle dit la vérité en souriant !”
Lippi rigole moins. Baggio lui sauve la mise en barrage de
Champion’s League contre Parme : 3 à 1, deux chefsd’oeuvre et une standing ovation au Bentegodi de Vérone !
Benigni a raison. Les franciscains exceptés, le rire n’a jamais
été la tasse de thé des peine-à-jouir qui entendent gérer nos
humeurs. L’homme qui fait rire est suspect.
Un an plus tard, au lendemain du chef-d’oeuvre qui priva la
Juve du titre contre Brescia (égalisation de Baggio à la 91e
minute), Paolo Condo frappe à la porte de Baggino à
Caldogno.
“Bonjour Paolo, ravi de vous revoir mais qu’est-ce que vous
faites là ? Qu’est-ce que j’ai encore bricolé ?”
58
Benigni a raison.
On n’a pas le droit de s’en prendre aux comiques.
Encore moins aux poètes.
Les Maradona, les Garrincha, les Cantona, les Baggio sont un
cadeau du ciel, un don merveilleux. Ils transgressent les
règles de l’art, ils n’en font qu’à leur tête, ils ont le pouvoir
de faire rire et de faire pleurer, le plus grand pouvoir du
monde. Il faut les embrasser, les Garrincha, les Maradona,
les Cantona et les Baggio.
Et les aimer.
On n’a pas le droit de limiter leur liberté.
59
L’Éternel Retour du Mal
Irrémédiablement doué, une belle frimousse, adroit et
vivace : les fées n’ont pas été chiches avec le sixième des
Baggio. Mais ce que les fées donnent, elles le reprennent en
fin de compte; comme si chacun de nous était l’acteur d’un
Jugement de Paris dont il aurait perdu la mémoire. En 1980,
Baggio, treize ans, est loin de ce genre de réflexion. Il
fréquente le collège, redouble une classe et ne pense qu’à
améliorer sa technique. Le Vicenza n’est pas au mieux. Après
une vingtaine de saisons passées au plus haut niveau,
l’équipe, qui est parvenue à remonter en Serie A sous la
houlette de Paolo Rossi et d’un grand entraîneur, G.B.
Fabbri, est retombée en B, puis en C, ce qui ne lui était plus
arrivé depuis 1940. Financièrement, ça ne va guère mieux.
Le fils du président Giussy Farina, le mythique président,
cède les rènes du club à son fils, puis à Dario Mareschin qui
tente d’instiller un peu de bon sens comptable dans l’affaire.
Tout le monde sait que le club ne roule pas sur l’or. Ce qui
aura son importance dans la carrière de Roby dont le destin
aura souvent été de servir de monnaie d’échange entre les
clubs qui se le sont disputé.
Vicenza est une pépinière de talent. Roby et ses amis Diego
et Mauro font un carnage. — “On marquait tellement de buts
qu’on ne savait plus si on en était à huit ou à neuf et on était
obligé de demander à l’arbitres, écrit Baggio pour qui
l’équipe junior de ces années-là méritait une place : “parmi
les meilleures équipes de l’histoire du football”. Curieux
comme ce champion exceptionnel se remémore les péripéties
des matchs de sa prime adolescence. Dans son premier livre,
Baggio il Fenomeno, il se rappelle le jour où il a marqué trois
buts de la tête “contre Montebelluno”. — “Quand on jouait,
60
il y avait parfois trois mille personnes, il y avait même des
supporters qui nous suivaient en déplacement !”
D’après les journaux locaux, Bajeto est la promesse des
promesses. Des recruteurs de l’Italie entière se déplacent
pour le voir évoluer. Vytpalek, l’entraîneur tchèque de la
Juve, insiste auprès d’Agnelli pour qu’on achète tout de suite
le gamin. C’est à cette époque qu’un monsieur bien habillé,
les cheveux tirés en arrière, pousse la porte de Mamma
Matilde et de Papa Florindo. Il s’appelle Caliendo, Antonio
Calliendo, il est agent de joueur et il s’occupe de Giancarlo
Antognoni, le prince des numéros 10 de la Fiorentina : —
Votre fils est un talent, affirme-t-il aux parents de Roby, il
faut assurer son avenir, c’est une chance unique.
Roby a des moments de découragement. C’est la troisième
fois qu’on le trouve trop jeune pour débuter la saison
officielle. À Caldogno, c’est parce qu’il n’y a pas de
Débutants. À Vicenza, parce qu’on dissout l’équipe Minimes.
L’année suivante, Roby se voit priver de compétition avec les
Juniors. Il doit démontrer à l’entraînement qu’il est au
niveau de joueurs qui ont trois quatre cinq ans de plus que
lui. Ceint du maillot à rayures verticales rouge-et-blanc, sa
touffe de cheveux frisé galoppe follement et personne ne
l’égale dans l’exécution des coups de pied arrêtés. Ni Cadé,
son premier entraîneur, ni Bruno Giorgi, son successeur, ne
s’y trompent.
En février 1982, Roberto Baggio est sélectionné dans sa
catégorie d’âge pour un Vénétie-Ligurie se disputant à
Vérone. Victime d’un choc, il sort blessé au genou gauche.
Le professeur Viola, de l’hôpital Sans Bortolo di Berico, à
Vicenza, n’hésite pas, le ménisque est touché et il faut
opérer. Cinq ou six semaines plus tard, Zico-2 recommence à
jouer. Il est pressé. On l’a déjà assez privé de match. Même
s’il y a cette petite série de pépins musculaires et ces
61
douleurs aux genoux. Ca n’est rien. Il est jeune. À cet âge-là
on guérit de tout.
L’été qui suit est inoubliable à plus d’un titre. Primo parce
que l’équipe d’Italie de Paolo Rossi, l’ancien de Vicenza,
gagne la coupe du monde en Espagne : — “Une nuit
incroyable, dira Roby, avec mes frères et les amis on a
sillonné les rues jusqu’à cinq heures du matin, c’était de la
folie”. Secundo parce que le nouveau Zico va participer à son
premier stage de préparation avec les pros. Enfin parce que,
le 28 juillet 1982, une dénommée Andreina Fabbri va et vient
sous les fenêtres de la via Marconi. Elle est si belle, il est si
timide et maladroit qu’il lui chipe une bague pour qu’elle ne
l’oublie pas. Il lui en rendra une en or quatre ans plus tard, à
deux pas de là, sur le parvis de l’église de Caldogno.
L’équipe première de Vicenza n’est pas mauvaise mais les
dirigeants sont impatients. Il n’est pas question de mariner
dans cette Série C où les parties sont électriques et où le
cocktail jeu physique-querelle de clochers-vieux joueurs
vicieux rend la pratique du football assez problématique. En
1983, empoisonné par une série de petites blessures, Roby
joue quelques matchs de coupe d’Italie. Le jour de son
baptème du feu arrive toutefois, un Vicenza-Piacenza perdu
1 à 0.
Lors de la saison 1983-1984, Roby joue plus souvent mais
pas assez à son goût. Passer le dimanche sur le banc à voir
les autres courir, ça n’est pas une sinécure pour quelqu’un
qui ne tient pas en place. C’est de cette époque que date la
grande hantise de Roberto : cette banquette où l’on
maintient les équipiers surnuméraires et dont l’image du
supplice de Tantale peut seul donner une idée aux profanes
qui ne l’ont pas expérimenté.
Baggio a de quoi se consoler en portant pour la première
fois le maillot azur de l’équipe nationale avec les moins de
16 ans contre la Yougoslavie. La moitié de Caldogno se
62
déplace et le Pr Todescato se rappelle que : “tous ses
camarades avaient tapissé le collège de panonceaux en son
honneur, un vrai carnaval !”. Roby est si ému de porter les
couleurs de Tardelli et de Paolo Rossi qu’il n’en dort pas de
la nuit et que cela influence sa performance, toujours cette
fameuse intelligence émotive. En février, il est sélectionné
en équipe nationale junior.
Arrive le 3 juin 1984, au stadio Menti, celui-là même où son
papa l’a amené voir Cinesihno dit Cina. Ce jour-là, Vicenza
reçoit Brescia (un hasard ?). L’avant-centre des Rouge-etBlanc, a pour nom Toto Rondon, un baroudeur de la Série B,
le meilleur buteur de la division. Vicenza est troisième. Une
victoire et il lui restera une chance de détrôner Bologne ou
Parme pour accéder à la Série B. Il fait chaud, le stade est
plein. Vicenza mène deux à zéro. À la 65e minute, Bruno
Giorgi, qui sait de quelle pâte est fait Bajeto, le lance dans
la bataille. Première balle et c’est un premier bijou de
contrôle. L’arbitre siffle, Germano Bonvolenta nous raconte
la suite :
“Penalty. L’entraîneur fait signe à Baggio comme pour lui
dire, vas-y, toi ! Robertino, on ne peut plus timide, ne brille
pas par sa précipitation et Rondon le précède. Au-dessus !
Deux à zéro, Vicenza caracole. Baggio se montre, il touche
un bon ballon et lance le vieux Rondon qui s’infiltre dans la
surface du Brescia avant qu’un défenseur nommé Guerra ne
l’abatte. Nouveau penalty. Il reste quatre minutes avant la
fin du match et Rondon est à terre. Giorgi appelle Baggio : —
Allez, vas-y ! Roberto se saisit cette fois de la balle et la pose
sur le point de penalty : pied gauche (ndla : Baggio a tiré du
pied droit, comme le prouve des images d’archive), avec
beaucoup d’angle, trois à zéro. Premier but de Baggio
Roberto en série C1. Six parties, mon dieu, pas entières,
beaucoup de morceaux de partie. Mais un but.”
“Ce dimanche 3 juin, les honneurs de la chronique sont
63
offerts à un gosse destiné à tous les succès. Cet été-là, sur le
marché des transferts, on parle de chiffres exorbitants et
vertigineux. Un journal écrit — il n’y a plus de religion — que
‘Ce gamin de Vicenza, 17 ans, a été évalué à 3 milliards ! Où
est la morale ? Il a joué six parties de C-1, il ne faut pas
exagérer !’ On transmet la réaction à Roby et sa frimousse
rougit : — ‘Je n’y suis pour rien, je ne suis pas au courant !’
Bruno Giorgi, l’entraîneur qui l’a lancé, demande pour lui un
peu de calme et de protection : — ‘Il est timide, laissons le
grandir en paix.’”
N’en déplaise aux ennemis du foot, on ne peut rien contre
le rêve des gosses qui tapent dans un ballon. — Un sur mille,
dit la chanson de Gianni Morandi ; Un sur cent millions, un
sur un milliard !, précise le chanteur, un de ses fans, en
conclusion d’une vidéo de Logos-TV.
“Roberto Baggio revient à Caldogno, il a dix-sept ans et une
Vespa. Un peu de télé : ‘Domenica In’ avec, bien sûr, Pippo
Baudo et des hôtes écrivains, ou presque, qui vendent leurs
livres. Puis, sur Rai-2, à 20 heures, “Domenica Sprint”.
Ensuite le Lieutenant Colombo. À Vicenza, dans les
principaux cinémas, on donne “Voglia di Tenerezza” avec
Debra Winger et “Don Camillo” avec Terence Hill. Embarras
du choix d’un dimanche spécial, le dimanche de la naissance
du canonnier Baggio, le garçon qui deviendra le nouveau
Antognoni, le nouveau Zico, le nouveau Platini, le nouveau
Baggio, Roby, le Lapin Mouillé, Codino, le vieux Baggio...”
Baggino s’en moque, son rêve vient de prendre forme : Jouer
pour l’Italie en coupe du monde, gagner la finale de la coupe
du monde contre le Brésil...
La saison 1984/85 confirme les impressions de ses
entraîneurs et du public. Baggio joue trente-deux matchs de
championnat et marque douze buts, se procurant un nombre
64
incalculable de coups-francs et de penaltys. Infaillible des
onze mètres, imprévisibles dans le jeu, Bajeto fait merveille
et sa cote grimpe.
“À l’époque, j’étais un gamin parmi tant d’hommes mais sur
le terrain je sentais que mes coéquipiers me faisaient
confiance. Je tirais les coups-francs, je marquais, ils
m’embrassaient, certains me remerciaient en dialecte et je
me sentais important, je me sentais adulte. ”
Bruno Giorgi, l’entraîneur qu’il retrouvera à Florence,
confirme lorsqu’on lui demande pourquoi il confie
l’exécution des coups de pied arrêtés au frêle jeune homme :
“À cause de la froideur dont je vous parlais tout à l’heure.
Cette froideur fait de lui un joueur à la mentalité de
catégorie supérieure. Surtout si l’on pense que la plupart des
penalties qu’il marque, il se les procure lui-même. ”
Baggio est sélectionné en équipe d’Italie des moins de 21
ans. Arrigo Sacchi, l’entraîneur de Rimini dit de lui qu’il est
le meilleur espoir de la division et du pays et qu’on le verra
un jour en équipe nationale. Il a le timing en lui, la classe, la
vision, c’est une grande promesse.
En attendant, Vicenza vole de victoire en victoire et dispute
au Piacenza la montée en Série B et on ne voit pas le danger
arriver. Tandis que l’angelot aux yeux verts fait ses armes, le
monsieur aux cheveux laqués, Antonio Caliendo, dit Monsieur
10%”, n’a pas perdu son temps. Le président Mareschin,
soucieux du bilan de sa société, comprend ce que son club
peut tirer du transfert de son jeune prodige. Avant que
Caliendo ne prenne les choses en main, il est question de la
Juve. Jadis en bons termes, les relations entre les deux clubs
se sont gâtées, le règlement de la copropriété de Paolo Rossi
n’ayant pas été d’une clarté exemplaire. Hélas pour Roby,
Vicenza et Savoini sont gourmand : Boniperti refuse de
dépenser 4 milliards de lires pour un simple espoir !
65
C’est ensuite la Sampdoria qui est sur les rangs. Mareschin
est en bons termes avec le second club gênois et il apprécie
Claudio Nassi qui s’occupe du recrutement pour les bleucerclé. Alors que l’affaire est sur le point de se conclure, le
président Mantovani — le promoteur d’une magnifique
période pour les Doriens — est victime de soucis cardiovasculaires qui l’entraînent aux Etats-Unis.
Profitant de ses relations privilégiées à Florence, Antonio
Caliendo finit par convaincre la famille Pontello. Le jeune
Roberto Baggio passe à la Fiorentina pour la somme
étonnante de 2, 7 milliards de lires, record pour un joueur de
cet âge !
On ne sait pas grand-chose de la manière dont Roby fut tenu
au courant des tractations mais il est sans doute perplexe
quand il apprend le montant des sommes précédemment
évoquées. L’affaire est conclue depuis un moment mais le
principe de sa signature ne survient que le 3 mai 1985, deux
jours avant la rencontre que Vicenza doit disputer contre le
Rimini d’Arrigo Sacchi, un adepte du football total à qui l’on
promet une brillante carrière. En lutte pour la promotion,
Vicenza est en ébullation et Roby, sachant qu’il va quitter le
club qui l’a fait connaître, veut à tout prix conquérir la
montée en Série B avec ses coéquipiers.
Quand les équipes entrent sur le terrain, toute la Romagne
est curieuse de voir à l’œuvre ce phénomène aux cheveux
frisés dont tout le monde dit qu’il sera le nouveau Maradona,
le nouveau Zico, le nouveau Platini. Roby marque à la 28e
minute et son équipe prend l’avantage. Que la vie est belle
pour ce gosse béni des dieux ! Qu’il est élégant et vif. Poussé
par l’ivresse de vaincre et par l’inconscience de son âge,
Roby, qu’on aligne au milieu de terrain et qui a un moteur
dans le ventre, se lance à la poursuite d’un défenseur de
Rimini qui vient de récupérer la balle. Le jeu d’interdiction
n’est pas sa spécialité mais il veut montrer qu’il luttera
66
jusqu’à son dernier souffle avant de quitter Vicenza pour
Florence.
C’est là qu’il gicle de toute son énergie et bondit dans les
jambes de son adversaire...
Sa cheville reste bloquée dans la pelouse.
Il pivote et son genou se disloque !
“Tu t’es tout de suite rendu compte de la gravité de la
blessure ? demande Enrico Mattesini, co-auteur de Una Porta
nel Cielo.
— Non, mais j’ai senti une douleur terrible, comme une lame
de couteau enfilée dans le genou.”
L’ange frisoté se roule de douleur sous le regard de l’arbitre,
de ses partenaires et de ses adversaires. Un instant l’on
pense à un feu de paille. On aide le jeune homme à se
relever. On le porte à dos d’homme sur la touche.
Notre version diverge de celle communément admise où l’on
parle d’un diagnostic immédiat révélant “une déchirure du
ligament interne antérieur, avec arrachement de la capsule
et atteinte au menisque du genou droit.” Si l’on prend le soin
d’éplucher les archives, il semble que Vicenza, angoissé par
cette montée en Série B qui lui échappe depuis deux ans, a
essayé de remettre sa jeune star sur pied. La preuve s’en
trouve dans la “Gazzetta dello Sport” sous la plume de
Gianmauro Anni :
“Le match amical de l’autre jour à Zané semblait avoir
rassuré les Vicentins quant à la récupération de Baggio mais
la jeune révélation a dû déclaré forfait. Le garçon en était
particulièrement déçu : — J’aurais temps aimé jouer contre
l’Asti. Patience. Il nous reste quatre matchs et j’aimerais
vraiment quitter le Vicenza en Série B. — Une promesse ? —
Disons que oui, j’ai confiance dans notre capacité à atteindre
notre objectif.”
Giorgi, le coach de Roby nourrit nos doutes un peu plus loin
dans l’article :
67
“Pour ce qui concerne Baggio, nous avons caressé l’espoir de
l’aligner jusqu’au dernier moment. Son absence nous
contraint d’improviser la composition de notre attaque.”
Gianmauro Anni de conclure :
“À propos de Baggio : la nouvelle acquisition de la
Fiorentina s’est soumise hier matin à une visite qui a donné
des résultats rassurants : même si le coach vicentin semble
peu disposé à prendre le risque de le présenter sur le terrain
au dernier moment”/
Ainsi Roberto semble avoir rechaussé les crampons pour un
match ou un bout de match à Zané ! Les médecins qui l’ont
examiné après la partie ont-ils estimé qu’il s’agissait d’une
blessure bénigne ? On l’ignre. Et si la blessure avait empiré
lors de ce match d’entrainement à Zané et des tests passés
après le match de Rimini ? Et si Roby navré de devoir quitter
le club qui lui a mis le pied à l’étrier avait dissimulé l’entité
de son mal en espérant que sa douleur disparaîtrait comme
par enchantement ? Et si les sensations de Baggio l’avaient
leurré sur ses conditions réelles ? Et si ses dirigeants l’avaient
encouragé dans cette voie catatrophique ?
C’est le président Mareschin qui tremble le plus. Il a de la
tendresse pour son jeune prodige mais il sait que l’avenir de
son club est lié à son transfert à Florence. Par bonheur pour
lui, la Fiorentina des Pontello et du directeur général Claudio
Nassi, un des artisans de son transfert, n’en fait rien.
“La Fiorentina, déclare le président vicentin, s’est
comportée avec une grande élégance. Le Conte m’a assuré
que le contrat serait confirmé jusque dans le moindre détail
parce qu’il est convaincu de la proche guérison de Baggio ; si
la valeur du joueur devait diminuer, ce serait avec la durée
menant à sa guérison complète”.
Les observateurs sont d’accord : Roberto Baggio, c’est de la
graine de génie ; ne va-t-il pas se voir attribuer le trophée du
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meilleur joueur de sa division, à Florence, par le Guerin
Sportivo ? Et puis, à dix-huit ans, on guérit de tout.
Roby vit dès lors son premier drame sportif. Privé du match
qui vaut l’accession en Série B pour ses partenaires — le
barrage fut joué à Florence et des images le montre sur les
épaules d’un partenaire un genou dans le plâtre ! —, il prend
la direction de Saint-Etienne où l’attend un chirurgien plein
de sagesse et de dextérité, le Pr Bousquet, élève de Trillat et
rare spécialiste capable de réparer une déchirure des
ligaments croisés antérieurs à une époque où la médecine
sportive n’en est qu’à ses balbutiements.
“Ce n’était pas une opération compliquée, soutient le
Professeur Bousquet à “France-Football ”, dans le numéro
consacré au Ballon d’Or que Baggio remporte en 1993. Depuis
six, sept ans, des progrès ont été accomplis et j’étais formé
à cette chirurgie. Avant oui, c’était plus aléatoire. C’était
une question de chance...”
C’est l’avis du praticien mais il faut entendre la version de
Roberto :
“Selon les critères de l’époque, l’opération s’est bien
passée mais ça a été terrible. Pendant l’intervention, on m’a
percé la tête du tibia avec un trépan, on a taillé mon tendon
rotulien et on l’a tiré pour qu’il passe dans le trou ; puis on
l’a fixé avec deux-cents-vingt points de suture internes. Tu
as compris : deux cent vingt points ! Quand je me suis
réveillé de l’anesthésie, j’ai pris peur ! Ma jambe droite était
si petite qu’on aurait dit un troisième bras. J’étais devenu
une sorte de mutant génétique avec trois bras et une jambe !
Le genou était gonflé comme un melon et rouge de teinture
d’iode, en plus, on n’avait pas recousu l’extérieur avec du
fil, mais il était refermé avec de petites agrafes comme
celles qu’on trouve dans les papeteries... ”
69
Passé une première semaine à Saint-Etienne où Mamma
Matilde l’a accompagné, tout le monde rentre à Caldogno.
Roby est allergique aux antalgiques et à la plupart des antiinflammatoires. La douleur est terrible. Il passe des heures et
des heures à regarder le plafond en pensant que son rêve de
finale contre le Brésil est mort et enterré. Quelle poisse, il
n’a même pas eu le temps de jouer un match en Série A, il
ne portera jamais le légendaire maillot violet qui fut celui de
Hamrin, de De Sisti et d’Antognoni. — “Deux semaines après
l’opération, raconte-t-il dans son autobiographie, je pesais
56 kilos, j’en avais perdu 12. Je ne pouvais même pas aller
aux toilettes... la tête me tournait.”
On ne peut raconter les blessures de Baggio.
L’éternel retour du mal : une hyperbole ?
Vous plaisantez ? Plutôt une litote ! Pensez qu’il passera six
fois sur le billard en vingt ans et endurera, mis bout à bout,
plus de trois ans et demi de rééducation ! Si Hercule était le
roi des travaux, Baggio est celui des blessures au genou !
Mais il n’y a pas d’alternative. Le jeune Vénitien se lance sur
la dure route de sa réhabilitation physique et il se passe six
mois entre les séances de travail avec le staff médical de la
Fiorentina et ses allers-retours à Saint-Etienne où l’équipe du
Pr Bousquet s’est prise de tendresse pour lui.
La propriétaire de l’hôtel Carnot, Madame Tachdjian, se
rappelle : — “Notre petite maison vivait à son rythme. Tous
les clients le connaissaient et l’appréciaient. Il était
adorable, vraiment. ”
“Il était au milieu des stagiaires verts sans jamais
manifester le moindre comportement désagréable ou
capricieux. Simple et toujours de bonne humeur”, témoigne
le Pr Bousquet.
“Il faisait un malheur, dit en rigolant Gilles Chabannes qui
lui a fait subir de longues et intenses séances de rééducation.
70
Il était drôle et mignon. En fait, c’était un gosse quand il est
venu ici.”
De retour en Italie, Roby s’abandonne à de tout autres
tracas. Il se reproche d’avoir coûté si cher et d’être
parfaitement inutile. Le malheureux, que son père a conduit
au rassemblement des pros du côté de Modène en béquilles,
et qui se languit d’Andreina, vit mal la situation. Il passe des
heures enfermé dans son appartement de la via Carnesecchi
une bourse de glace sur le genou. N’osant sortir de peur que
les supporters pensent qu’il ne fait pas le maximum pour
guérir et qu’il vit sur le dos du club. Un jour, un dirigeant file
chez lui pour lui demander des explications : il a oublié
d’aller porter les cinq premiers chèques de son salaire à la
banque !
Dès que son genou va un peu mieux, il se promène dans les
ruelles les plus discrètes de la capitale toscane, salué par les
gens qui l’aiment à la folie et qui l’invitent à jouer au billard
ou à boire un café. Jamais Roby n’oubliera cette affection,
cette tendresse des Florentins de tous les jours. Il est
tellement déçu de ne pas pouvoir leur offrir quelque chose
en retour qu’il n’ose plus sortir de chez lui.
Aldo Agroppi, ex forte tête du Torino et son premier
entraîneur à Florence, racontera tout cela dans son livre paru
en mars 2005 : “Il y avait dans ses yeux la tristesse d’un
gosse qui joue à la guerre et qui ne sait pas s’il pourra
vaincre la malédiction qui s’en est pris à lui.”
C’est l’impuissance d’un texte et d’un écrivain : on ne peut
que difficilement transcrire l’écoulement du temps et il est
impossible de faire partager le tourment qui découle du lent
épanchement des secondes qui deviennent des minutes et
des heures à regret.
71
Le chemin d’une rééducation est terrible pour celui qui
meurt du désir de courir et de montrer ce qu’il a dans le
ventre. Roby doit-il croire ces physiothérapistes qui lui disent
et lui répète que que ça ira, que ça va, que ça va aller ?
Qui prétendent qu’il y a un contre-temps mais que ça n’est
rien, que c’est normal.
Tandis que d’autres, les sceptiques et les cyniques, font
courir le bruit que vous êtes foutus, que vous ne rejouerez
jamais.
Être patient à dix-neuf ans quand on est une sorte de génie,
un pianiste à qui on a volé les mains !
Durant l’hiver 1986, nombreux sont ceux qui ne croient pas
à la guérison du godelureau plein de chaînettes et de
bracelets. Des joueurs plus costauds que lui, des Zmuda, des
Briaschi ou des Marangon ne se sont jamais remis d’une telle
opération, alors pourquoi lui, qui a le physique d’une
sarcelle. Et puis il y a cette douleur dont Roby parlera seize
ans plus tard :
“Je suis absolument persuadé que certaines parties de notre
corps, soumises à des opérations importantes, ne
redeviennent jamais ce qu’elles étaient auparavant. Je m’en
considère la preuve vivante. On peut dire que je vis avec la
douleur, c’est ma compagne, une vieille compagne. Si c’était
une femme, je dirais : En voilà une amante fidèle, discrète,
insatiable.”
Et il ajoute après un entraînement à Brescia :
“Si quelqu’un me voyait à l’entraînement, il aurait peur.
Durant les massages, ma jambe droite subit des torsions
anormales. Comme si elle devait se disloquer d’un moment à
l’autre.”
72
La rééducation dure du 10 juin 1985 au début de l’année
1986. Baggio est pressé. Les Mancini, les Zenga et les Vialli
font des merveilles avec les séléctions de jeunes où ils
apprennent à devenir de vrais professionnels, avec ce que
cela comporte de rigueur, d’adaptation et de sens collectif.
À leur tête, Azeglio Vicini initie une glorieuse série de titres
européens pour les Moins de 21 ans. Si Roby veut que son
rêve de finale mondiale se réalise, il faut qu’il se remette. La
coupe du Monde n’aura-t-elle pas lieu en Italie dans quatre
ans ?
Hiver 1985/86. Roby déprime, il nous le rappelle dans sa
biographie :
“La jambe droite était nettement plus petite que la gauche.
Si le genou cédait à nouveau, c’était fini pour moi et pour de
bon. Le problème c’est que je n’en pouvais plus. De ne pas
jouer, de ne pas sortir avec les autres garçons et de rester à
la maison la jambe suspendue et enveloppé dans une poche
de glace. D’accord, le tendon coupé, le muscle qui n’a plus
de force, l’épaisseur de l’articulation, la difficulté de jouer
avec, les terrains glissants et boueux de cette fin d’hiver...
mais je m’en foutais, je voulais, je devais essayer de rejouer
à tout prix. Et à l’époque j’étais pire que maintenant. Quand
je sens qu’il faut risquer, je risque ! (...) ”
Heureusement, Piercesare Baretti, le président exécutif de
l’époque, croit en lui. L’opinion publique gronde, les
supporters veulent la peau des Pontello mais, ancien
directeur du journal Tuttosport, il fait le pari que le gamin
marquera son temps et il est prêt à tout pour démontrer qu’il
ne se trompe pas.
“Piercesare Baretti, raconte Roby, mérite un souvenir à
part. Il ne m’a jamais abandonné. Pour lui j’étais un fils. Son
visage, ses manières de gentilhomme, sa compréhension me
manquent terriblement. ”
73
Aldo Maldera, un joueur du Milan transféré à Florence, lui
conseille d’aller voir Antonio Pagni, un masseur de
Montecatini qui lui a permis de revenir sur le terrain après
une opération du même type. Pagni et Barsella, un
pranopracteur, prennent Roby en mains. Pagni deviendra son
ami et son homme de confiance, le seul à croire qu’il peut
revenir et à l’en convaincre. Le staff médical de la Fiorentina
finit par lui donner son feu vert. Au terme d’une série
d’entraînements où il va un peu mieux, Agroppi le convoque
pour un match contre Lecce. C’est la première fois que son
nom apparaît sur la feuille d’un match depuis ce maudit 3
mai 1985.
Le gamin est lucide. Lui qui jouait douze heures par jour
sans jamais se lasser, il sent qu’il n’a plus de fibre ; ses
cuisses ne tiennent pas la pression, l’acide lactique envahit
ses muscles au bout de quelques minutes et il est souvent
obligé de laisser partir les autres, vidé de son énergie :
“Je me sentais comme un équilibriste sur un fil, la seule
différence avec l’équilibriste étant que moi, j’étais sûr de
tomber d’un moment à l’autre. C’est ce que je ressentais et
sans Pagni ça se serait produit. Si ça n’avait été que de moi,
impulsif comme j’étais à l’époque, je me serais cassé pour
de bon et pour toujours.”
Baggio joue ses dix-sept premières minutes sous le maillot
violet lors d’un Fiorentina-Udinese en Coupe.
Puis il participe au tournoi de Viareggio avec les moins de
21 où il marque les deux buts de la victoire florentine sur les
“Ocean’s” de New York. Il a rejoué trop tôt et, malgré ses
deux buts, il s’entend dire qu’il est un “fantastique exjoueur de football”. À dix-neuf ans, il se fait l’impression
d’un âne boîteux.
74
Le temps passe. Sous la houlette d’Aldo Agroppi, un homme
haut en couleur et à la forte personnalité, l’ex-espoir des
espoirs s’entraîne encore et encore. L’ancien joueur du
Torino est un sanguin. Il n’a pas toujours le tact nécessaire
pour mettre Roby à l’aise. Tous ces bracelets et ces petites
chaînes le défrisent, des trucs bon pour draguer sur les
plages de la Versilia ; mais ridicules quand on est un homme
et un vrai. Et puis Agroppi est pressé, personne ne l’aime à
Florence et on lui demande des résultats alors qu’Antognoni,
le Prince Violet, n’est plus ce qu’il était. Ce n’est pas de sa
faute si le club a manqué une grande occasion en laissant
partir Italo Allodi, le manager du grand Inter des années 60.
Parti à Naples, celui-ci a fait du club parténopéen un grand
d’Europe. Si l’on ajoute à cela quelques soucis de trésorerie,
les Pontello sont de mauvaise humeur et Agroppi est renvoyé
à ses chères études. Dommage, Roby ne détestait pas Aldo.
Que peut-il y faire ? Quelques semaines de vacances à
Caldogno et il sera sur le pont pour ce qu’il pense être sa
première vraie saison en Série A ; celle de sa révélation,
puisque la coupe du monde est dans trois ans et que l’Italie
de Vicini fonctionne très bien sans lui.
L’optimisme revient durant l’été 1986. Andreina et toute la
famille a consolé son héros et la reprit en main. Consolation
active puisqu’il doit s’astreindre à mille exercices pour
récupérer les cinq centimètres qui manquent à sa cuisse
droite et la souplesse qui manque à ses articulations.
En juillet, toute l’Italie est impatiente de voir ce que le
jeune homme dont on parle tant vaut. Malgré un travail de
forçat, Baggio sent qu’il est pétri de lacunes. C’est tout juste
s’il arrive à suivre le rythme de ses coéquipiers à
l’entraînement. Le président Baretti et son nouvel
entraîneur, Bersellini, surnommé l’Allemand, essaient de le
protèger.
75
“C’était (Bersellini) un brave homme, il comprenait ce que
je ressentais. (...) J’étais à des années-lumière d’une
condition acceptable mais il m’a fait joué trois parties de
coupe et le 21 septembre j’ai fait mes débuts contre la
Sampdoria ! Je marchais à cinquante centimètres du sol !
Finalement, j’avais réussi ! Il était clair qu’il allait me
tomber un autre désastre sur le dos...”
Quatre jours après ce Fiorentina-Samp, un jeudi, le
ménisque du genou droit cède du côté de la cicatrice. Il est
question d’une nouvelle opération mais Pagni et Beccani, le
chef du staff médical florentin, parviennet à remettre Roby
sur pied sans passer par la case hôpital.
Roby se remet au travail. Musculation, tests de résistance,
piscine. Sage comme une image, il fait son retour le 4
octobre 1986 lors d’un match amical contre les Suisses du
F.C. Sion... À l’occasion duquel son ménisque se fend
définitivement !
Cette fois, Roberto n’en peut plus. Il veut rentrer à
Caldogno, voir ses neveux et ses copains, travailler avec ses
frères dans l’atelier de son père. Qu’a-t-il fait au bon dieu ?
Comment ne pas penser qu’il est victime d’un envoûtement ?
Diego et Mauro, ses amis les plus doués, ont été frappés du
même mal et ils vont arrêter à cause d’un de leurs genoux !
Gianni Gullo, le joueur de la San Remese qu’il a rencontré à
Saint-Etienne, ne s’en est pas remis non plus ! Mieux vaut
tout laisser tomber.
C’était compter sans l’obstination de Mamma Matilde qui le
gronde et l’accompagne elle-même à Saint-Etienne.
Comme d’habitude, le bon professeur Bousquet est
optimiste. “Il souffrait d’une lésion méniscale. Il avait repris
le foot trop tôt, même si c’était un accident différent. Je lui
ai ôté la partie lésée du ménisque, voilà tout.”
76
Et revoilà Baggio stéphanois, poursuit le regretté Gilles
Chabannes, son chaperon à Saint-Etienne :
“Tous les jours, tous les soirs, il était pris en main. On ne
l’abandonnait jamais. Il était timide mais très à l’aise malgré
tout. On sortait, on allait danser. Il était toujours de bonne
humeur. Il y avait une grande solidarité autour de lui. Bien
dans la tradition stéphanoise. ”
“Il était d’un éclat extraordinaire, raconte Lamaria, la
secrétaire de Gilles Chabannes. Un jour, parce qu’il était
fidèle à sa fiancée et pour que les filles ne le drague pas, il
m’a demandé de faire comme si nous sortions ensemble.
Inutile de vous dire mon émotion et ma fierté. C’était
quelqu’un d’exceptionnel.”
“La deuxième fois, nous confie cet employé de la clinique
Bellevue, il est arrivé en hélicoptère. On a cru que c’était un
émir d’Arabie mais comme c’était Roberto, tout le monde en
a été ravi. C’était vraiment un type incroyable.”
“On le connaissait tous, dit un autre Stéphanois, pour ne pas
déranger les stagiaires de l’ASSE, il allait s’entraîner avec
nous à Côte-Chaude ; je te dis pas le délire. Il jonglait assis
sur une chaise et il prenait dix fois sur dix les cibles que tu
lui montrais du doigt !”
Quel homme est donc ce Divin qui laisse dans le coeur des
gens des traces aussi indélébiles vingt ans plus tard ?
Roby revient en Italie où il se remet au travail avec Pagni.
Puis seul, toujours seul pendant des heures et des heures,
samedi compris. Combien de temps ce jeune homme de
succès, cette poule aux œufs d’or que certains ont pris pour
une prima-donna, aura-t-il passé à faire de la musculation au
lieu de travailler sa connaissance des schémas de jeu en
vogue ? Comment a-t-il fait pour continuer à croire que son
rêve allait plus loin que la réalité des autres ? — “Depuis que
mon genou a été opéré il y a dix ans, dira-t-il sur le site de
77
l’AC Milan, je dois effectuer des exercices spécifiques sur
cette jambe. Deux fois par semaine, mon physiothérapiste
me fait faire des exercices de contre-résistance pour le ton
musculaire, les adducteurs et les tendons. Cela vient en
complément des entraînements classiques. Bien sûr, cet
excès de travail entraîne parfois des problèmes musculaires,
parce que il est évident que je dois me préparer davantage
que les autres.”
Deux séances hebdomadaires qui deviendront quotidiennes
mais qui ne feront que freiner l’éternel retour du mal.
“J’ai visité Baggio, témoigne Carlo Vittori, l’homme qui a
entraîné Pietro Mennea et qui l’a remis sur pied à Formia.
J’ai appelé un photographe pour qu’il prenne une photo et
qu’il inscrive le jour et le mois dessus. Je voulais un
document officiel. Je jette un oeil sur la jambe du genou
blessé, elle fait sept centimètres de moins que l’autre à la
hauteur du tiers inférieur. Le déficit se trouve dans la
fixation de la rotule.”
“Le programme dure trois semaines. Baggio retrouve petit à
petit un minimum d’autonomie dans la course. Son genou
devient plus stable. Je lui fais faire des démarrages en ligne,
parce que le risque, lorsqu’il rejouera, c’est celui de
l’entorse. Physiquement il a la peau sombre, peu de poils et
très fins. Des muscles exceptionnels qui ressemblent à ceux
d’un noir.”
Bousquet, Pagni, Vittori : Baggio a de la chance. De 1987 à
1990, tout va mieux pour lui, ce qui ne l’empêche pas de
répéter à qui veut l’entendre qu’on “ne donne sa vraie
valeur au football qu’en estimant que le match ou
l’entraînement que tu fais est peut-être le dernier”.
“Quand Baretti lui amena ce garçon glabre, pas de poils,
peu de barbe, au teint olivâtre, Vittori trouva le croisement
heureux et — à scruter sa peau — il eut l’impression de se
78
trouver devant un cheval arabe. En revanche, par la faute de
cette musculature — qui était de la nature de la soie par
rapport à la laine — , les accidents avaient fait de lui ‘un
poussin blessé qui avait une grande envie de sourire, d’être
joyeux’ ”
De 1990 à 1994 Roberto évite les grosses blessures et
n’entend (presque) plus parler de ses genoux mais est
contrarié par des ennuis musculaires. Les physiothérapistes
qui s’occuperont de lui par la suite affirmeront que sa
musculature a été mal gérée ; étant constituée d’un dosage
rare de fibres longues et de fibres courtes qui donnerait à ses
muscles explosivité et endurance à la fois, mais qui les
fragiliserait terriblement.
Retour d’un Mondial qu’il a (presque) remporté à lui tout
seul, Baggio se procure une nouvelle lésion au genou droit
lors d’un Padoue-Juve où il a marqué un but splendide.
Contre-temps de quatre mois d’autant plus fâcheux qu’il
fournira des arguments aux nouveaux dirigeants de la Juve
pour ne pas renouveler son contrat.
Milaniste de juin 1995 à juin 1997, Roby subit quelques
contractures, des élongations, un traumatisme crânien ; il
lutte contre plusieurs tendinites, souffre de sciatalgie ; mais
c’est le lot de tous les joueurs professionnels.
De juin 1997 à juin 2000, à Bologne et à l’Inter, l’Éternel
Jeune homme ne défraie pas la chronique pour la bonne
raison qu’il a rencontré un médecin (le Dr. Nani) et une
clinique (l’Isokinetik) qui font de lui un jeune homme en
moins de deux mois. Seule ombre au tableau, cette miniblessure qui le prive du Mundialito français de 2003 et qui le
prive de ce maillot azur auquel il tient tant.
Durant la saison 2000/2001, ça se gâte. Âgé de 33 ans, il
doit abandonner ses coéquipiers du Brescia suite à une
79
déchirure qui l’écarte des terrains pendant trois mois (contre
Lecce).
“Ce jour là, confie-t-il aux journalistes qui le filment pour
un dvd qui deviendra culte pour ses admirateurs, je me
sentais comme une mitraillette. En m’échauffant, je me suis
dis, aujourd’hui, je vais leur en faire voir de toutes les
couleurs. Sur ce arrive ce coup-franc. Le terrain est boueux.
Je frappe, le mur renvoie, je vais pour reprendre la balle de
volée... et crac ! Six semaines d’arrêt !”
Alors qu’il vient de marquer huit buts en huit matchs au
début de la saison 2001/2002, un tackle assassin affaiblit son
genou contre Venezia. Le médecin du Brescia diagnostique
trois à quatre semaines d’arrêt mais Roby n’a qu’une idée en
tête : la Squadra joue un match amical au Japon où on le
vénère plus que partout ailleurs
; où vit son maître
spirituel, le très controversé Soka Gakkei de Daisaku Ikeda :
et où se jouera la coupe du monde 2002. Prenant les
médecins et ses préparateurs de vitesse, Roby joue le
dimanche suivant contre Piacenza. Victime d’un coup en
première période, il s’effondre au début de la deuxième mitemps. On diagnostique une entorse du deuxième degré au
genou gauche avec un arrachement des ligaments au niveau
du plateau tibial. Comme son temps est compté et que Roby
veut être sélectionner pour la World Cup en juin, le staff (de
Brescia ? le sien ? lui-même ?) décide qu’il n’y aura pas
d’opération. Nous sommes au coeur de l’automne 2001.
Voici de nouveau Roby attelé à ses machines de torture,
guidé par Enrique Miguel, le masseur argentin qui s’occupe
de lui au quotidien. Depuis le temps qu’il tire, qu’il pousse,
qu’il fait des exercices dans les piscines et que des mains
passent et repassent sur ses cuisses, il est l’homme le plus
savant du monde sur le genou et sur ses mystères. Pour le
ménager, Carletto Mazzone, l’entraîneur qui l’a voulu, fait
une déclaration préventive.
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“J’ai soixante ans et plus d’expérience que Roby et que tous
les médecins du club réunis. Baggio reviendra sur le terrain
quinze jours après qu’on m’ait juré qu’il est à 100% ! Il est
trop précieux pour nous, on ne va pas le perdre comme ça !”
Fin janvier 2002, Roby pénètre sur le terrain avec le
brassard bleu-jaune-rouge de son école bouddhiste. C’est
pour une demi-finale de coupe d’Italie à Parme. Il est au
centre du terrain, il tend son fanion au capitaine adverse
quand de drôles de chœurs montent du virage occupé par les
brescians. Deux joueurs blanc-azur s’en vont discuter avec
les supporters dans un virage. Pendant ce temps-là l’arbitre
est appelé par le quatrième homme. Roby s’approche, tend
l’oreille et demande des explications. Depuis les tribunes
occupées par les tifosi des Hirondelles monte le cri : —
“Vittorio Mero, Vittorio Mero...” Baggio verdit, se détourne
et jette ses gants à même le terrain.
Puis il disparaît dans le tunnel en se mettant la main à la
bouche comme pour vômir. Certains de ses coéquipiers
pleurent, les autres se passent la main dans les cheveux.
Vittorio Mero, le numéro 13 du Brescia vient de mourir dans
un accident de voiture. Il laisse une femme et un gosse d’un
an et demi. Des témoignages de compassion arrivent du
monde entier. Le club et l’équipe se serrent les coudes et
font de leur mieux pour soulager la famille. Le corps est
exposé au Palais des Sports. Roberto veille dans la chapelle
ardente avec la famille et les proches du défunt.
On le sait, le spectacle doit continuer.
Si le geste instinctif de Baggio qui a jeté ses gants et qui a
montré le chemin de la sagesse aux arbitres et aux
dirigeants, le championnat reprend ses droits trois jours plus
tard.
Cela se passe à Lecce. Roby étale le maillot 13 du défunt et
ses copains le pleurent à même la pelouse.
81
Divin Codino est bouleversé. Son visage est dévasté par le
chagrin, toujours cette putain d’intelligence émotive.
Le match se joue toutefois, quelques semaines plus tard et
dans le froid. Pour le prestigieux numéro 10, c’est le premier
depuis trois mois. Quant on connaît sa propension à se casser
quand les circonstances autour de lui sont dramatiques ou
exceptionnelles, on en tremble à l’avance. “Le terrain est
gras. Je t’interdis de dribbler, lui ordonne Carletto Mazzone,
deux touches de balle et c’est tout !”
On dirait que le vieux Romain a pressenti quelque chose.
Roby ne tente rien de personnel, histoire de ne pas inciter
son garde du corps à le blesser, de ne pas laisser la bride sur
le cou à son mauvais karma (à son inconscient ?). Toutes les
balles passent par lui, surtout l’égalisation de Brescia qu’il
amène en s’arrachant à trois adversaires pour un centre
millimétré. La presse le proclame pour la millième fois :
Baggio est grand !
Hélas, en Italie comme ailleurs, les étoiles doivent briller
tous les trois jours et trois jours de repos après trois mois
d’arrêt c’est bien peu. Roby est sur le banc. Mazzone a été
ferme : à l’impossible nul n’est tenu.
A la mi-temps, il y a zéro à zéro entre Brescia et Parme,
puisqu’on rejoue la demi-finale de coupe d’Italie. “Quand je
sens qu’il faut risquer, je risque”, disait Roby Baggio quand il
était « Il Putto ». Il s’approche de son coach et lui souffle
qu’il n’est pas payé pour laisser ses copains dans la mouise et
que ce match, si on veut jouer la coupe d’Europe la saison
prochaine, il faut le gagner. Mazzone le regarde avec son
allure de grand-père irascible mais affectueux. Ils viennent
de vivre ensemble une des semaines les plus dramatiques de
leur carrière. Que répondre à un tel bonhomme quand on se
flatte d’être juste, de ne favoriser personne et de regarder
le diable en face ? Baggio frotte ses gants cloqués de givre et
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part s’échauffer en attendant de faire son entrée au début
de la deuxième-mi-temps.
En Italie, la coupe ne fait pas chavirer les foules. Roby
touche un premier ballon, il fait deux ou trois remises et il
met mal à l’aise la défense de Parme. En retard sur une
balle, Cannavaro, le stoppeur de la Squadra, tackle Roby
avec vigueur. Baggio tique, se touche le genou et se relève.
Treize minutes plus tard, treize comme le maillot de Mero, il
s’écroule dans le cercle qui protège les dix-huit yards.
Personne ne l’a touché.
Jaloux de l’état du genou droit, le genou gauche vient de
céder.
Diagnostic : rupture des ligaments croisés.
Genou. “Je-nous”. Lacan entreverrait en français une
cheville entre le moi agissant et le moi social, un rotule
entre le désir et la socialité.
En italien, “Genio-Occhio”.
L’articulation entre le génie et l’Oeil, le mauvais oeil, sans
doute.
Que peut-on faire contre l’éternel retour du mal quand on
est un enjeu sur le tapis vert des dieux et des hommes ?
83
DEUXIÈME PARTIE
LA RÉSISTIBLE ASCENSION
DU DIVIN CATOGAN
84
L’éternel retour du malentendu
Si vous ignoriez l’existence de notre héros récurrent (ils le
sont tous depuis un temps), vous vous demandez comment un
simple jeune homme peut faire coexister autant de
contradictions.
D’ordinaire, un tel présumé beau est superficiel, un tel
brave est impulsif ; le tendre, romantique et l’intrépide,
totalement inconscient.
Ou bien un tel aura un physique ingrat compensé par une
grande intelligence ; il sera prudent aux limites de la
pusillanimité, rude et honnête, habile mais entier.
Les choses se gâtent quand la psyché est un mélange que la
chimie qualifierait de rare et d’instable.
À bien y regarder Baggio, enfant aux goûts et à l’éducation
campagnards, avait tout pour donner la main à son père en
rendant heureux Andreina, avec qui, l’on n’en doute pas, il
aurait eu une Valentina et un Mattia, rejoints par un
troisième ou un quatrième enfant dont la carrière
mouvementée de Roby a interdit la venue jusqu’à ce qu’il
raccroche (Leonardo est venu au monde au printemps 2005).
Ce que l’on ignore, c’est la manière dont il aurait géré ce
besoin mystique de beauté et cette incroyable capacité à
renaître de ses cendres.
“Celui qui toucherait à mes enfants, verrait sortir de moi
l’animal qui repose là au fond !”.
On ne parle pas de l’incroyable émotion qu’il fait naître
avec ses pieds dans le coeur de millions de personnes aux
langues et aux croyances différentes.
Que serait-on si l’on était pas ce que nous sommes ?
Comment fait-on sortir de soi ce qui y dort à notre insu ?
85
La chose étonnante est que Roberto Baggio est vraiment un
garçon normal, coquet sous des dehors décontractés, un peu
casanier, toujours près à plaisanter mais habité par un sens
consolidé de la famille et du devoir.
Il rencontre son épouse quand ils ont quinze ans et il a
longtemps avec elle et leurs enfants à deux pas de la maison
où il a été élevé (la famille s’est installée à quelques
kilomètres de là, à Altavilla Vicentina).
Il n’a jamais pris de médicaments bizarres et il adore se
promener dans la campagne, à pied ou en 4X4, en tracteur
ou par l’esprit.
Mario Sconcerti, qui l’a connu dès son arrivée à Florence,
nous éclaire sur son profil :
“ Baggio est un joueur d’un autre temps. Il a eu et aimé une
seule femme, ne connaît aucune « velina », personne ne l’a
jamais photographié sur un yacht ou dans une discothèque.
Et quand l’entraînement s’éternise, il dort dans un
appartement avec son préparateur physique, à Brescia (...) ”
À quoi cela peut-il bien servir d’être beau, riche, et célèbre
dans le monde entier, si c’est pour refuser les avances des
plus belles femmes du monde et passer des heures à tracter
des poids en quête d’une inaccessible lubie ?
Ils sont nombreux à ne pas apporter la même réponse que
Baggio, ce pisse-froid, ce moraliste “de la preuve concrète”.
Enfin, il n’est pas drôle. Quand on décide de fêter une
victoire, monsieur va prier ou rentre voir sa femme et ses
enfants. Pas fréquent, dans un monde où les footballeurs ont
rejoint les acteurs, les rock-stars et les modèles au Panthéon
de la Jet Set, où les stars du Calcio collectionnent les
aventures comme les maillots échangés après les matchs.
Premier bourreau des cœurs de la liste : Angellilo, à
l’époque héroïque. Suivi d’Aldo Serena, tombé raide dingue
de Luisa Corna. Puis il y a Costacurta et Martina Colombari,
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Simone Inzaghi et Alessia Marcuzzi. Totti et Maria Mazza,
Tottti et Samantha de Grenet, Totti (la liste est close pour le
moment) et Ilary Blasi, une véline...
Le comble c’est que les femmes adorent Roby. Les sondages
le démontrent depuis près de vingt ans. “Avec son catogan et
sa boucle d’oreille, il a un air de tombeur”, admet
l’Américain Farber. “C’était un beau jeune homme
charmant, confirme la Dame Tachdjian de l’hôtel Carnot,
avec les cheveux très longs, frisés. Très séducteur.”
Peut-être que Roby et les femmes... Que nenni. Privé d’une
fête d’anniversaire donnée en l’honneur d’une fille de son
collège pour qui il a un faible, Bajeto, neuf ans, casse tout
dans sa chambre. Pour le punir, ses parents ne réparent pas
les carreaux et il doit dormir tout habillé.
La vérité, c’est que Baggio est timide d’une timidité
particulière.
“Je vous suis depuis longtemps, lui dit Gasmann qui a tenu à
la rencontrer. Je ne supporte pas forcément les équipes pour
lesquels vous avez joué mais j’ai une question, une question
que l’âge me permet de vous posez : cette humilité, cette
timidité, elle est naturelle ou c’est une construction ? “
Baggio est timide, et apparemment fidèle comme un
Chevalier de la Table Ronde. Pendant U.S.A.-94, Madonna
fait un numéro. Si le jeune homme aux yeux verts qui bouge
si bien sur le terrain est d’accord, elle le fait chercher quand
il veut avec sa limousine. Baggio ne sait que répondre aux
journalistes qui convoient la proposition de la bombe pop.
Anna Maria Ciccone n’a aucune chance. Andreina a laissé leur
dernier-né en Italie (Mattia est né en mai 1994) et elle
soutient son champion de mari dans un hôtel où elle se
débrouille avec Valentina et des familiers.
Roberto Baggio, dit Raphaêl, dit le Divin Codino n’est pas
facile à décoder. Pour reprendre les théories en cours chez
87
les neuropsychologues, le problème est une question de
distance entre lui et les autres. Trop près c’est violent. Trop
loin c’est violent aussi. Doit-on y voir avec Freud un question
de rapport au père ?
“Quand j’avais quatre ans, mon père m’emmenait avec lui
aux aguets. C’était sa manière à lui d’être avec moi et ma
chance de pouvoir rester avec lui...”
“Je suis très proche de ma mère et grâce à la chasse je me
suis rapproché de mon père...”
Papa Florindo travaille dur. C’est lui qui permet à Matilde
de faire bouillir la marmite. Est-ce que Roby en souffre ? Estce qu’il pressent qu’ils ne se verront pas beaucoup ? Certes,
c’est papa qui conduit son fils en voiture à Serramazzoni pour
son premier stage pro avec la Fiorentina, avec des béquilles
et 70 000 lires en poche. Il est là, le malentendu entre Roby
et ses entraîneurs, entre Roby et les dirigeants, entre Roby
et les agents, entre Roby et un certain public : bref, entre
l’Éternel Jeune homme et les adultes. Dans une K-7 de
Logos-TV, Roby parle de Gianpietro Zenere, un de ses
premiers entraîneurs :
“C’est le boulanger qui nous entraînait, c’était merveilleux,
sur le petit terrain de Caldogno on faisait tout avec le
ballon...”
Zenere a la solidité et la causticité des gens de sa terre. Il
se moque du petit Baggio parce qu’il a manqué un match
pour accompagner son père à la chasse : — “Il m’a appelé
‘Chasse et Pèche’ et ça ne m’a pas plu. J’ai juré que je ne
jouerai plus. Finalement, trois copains sont venus à la maison
et ils ont tellement insisté, que j’ai joué le dimanche. Quand
j’arrive, le président, le plombier du bourg, m’interpelle et
me dit : — ‘Voyons ce que va faire Chasse et Pèche
aujourd’hui !’ En première mi-temps, on menait six à zéro et
j’avais mis cinq buts. Je me suis approché du président et je
88
lui ai dit : alors, ‘Chasse et Pèche’, ça vous va comme ça ? Et
j’en ai marqué un sixième en deuxième mi-temps.”
Mattesini, l’ami qui l’interviewe pour construire sa
biographie, relève le détail :
“Cette réaction abrupte renvoie à ton rapport avec Lippi,
en particulier après le match de barrage pour la Champion’s
League contre Parme...”
On retrouve cette ambivalence dans ses rapports aux aînés à
de nombreux moments de la carrière du Phénomène. Baggio
trouve qu’Agroppi a “contribué à sa formation” mais qu’il a
“manqué de tact”. Il prend le comte Pontello en grippe
parce qu’il le traite comme un morveux et surtout parce qu’il
interdit à Caliendo d’assister à la signature de son contrat. Il
a beau n’avoir que dix-huit ans, ce sera avec son agent et
tant pis pour les milliards : “Déjà là, ajoute-t-il en privé, j’ai
compris qu’entre moi et lui (Pontello) il n’y aurait jamais de
feeling.”
Mauvais papas et bons papas se succèdent.
“Celui qui m’a vraiment aimé, c’est ce pauvre président
Baretti. Il avait le don rare de comprendre les gens et de
savoir les remonter. Pour que je me sente bien, il a invité ma
famille à Florence. Il n’a jamais cessé de croire en moi.
Quand il est mort... encore aujourd’hui j’ai du mal à le
croire, j’ai perdu un ami. C’était un homme vrai...”
Roby, dit d’Eurgenio Bersellini, un sexagénaire un peu rude
qu’il a eu lors de sa deuxième saison à la Fiorentina, qu’il “a
compris ce qui m’arrivait”.
Depuis un an et demi à Florence, à la recherche de bons
vieux papas sans le savoir, Roby rencontre les vieux chasseurs
du lac d’Osmanorro : la nature, une auberge, la chasse, des
heures à se raconter des histoires.
Plus tard, il y aura “Da Romè”, le lac, le brouillard, Peter et
Gianmichele, comme deux tontons.
89
Mais on peut haïr ceux qu’on aime. Quand la coqueluche
piaffe après sa deuxième opération et qu’il n’en peut plus de
voir repousser la date de sa rentrée en équipe première, Pier
Cesare Baretti et le Pr Beccani décident qu’il passera trois
semaines à Formia chez le professeur Vittori. Quelques
secondes après que Papa Baretti lui a annoncé la nouvelle de
ces trois semaines supplémentaires de souffrance, Roby, 20
ans et un seul match en Série A, éclate en sanglot et casse
tout dans sa chambre. Heureusement :
“Dès le premier jour, se souvient Carlo Vittori, Baggio
m’avait demandé une faveur. Celle de pouvoir tirer quelques
coups-francs. (...) Il avait fait un petit cercle sur le mur. Et il
tirait toujours là avec un petit ballon, touchant sa cible à
chaque fois. Sa précision me stupéfiait. Qu’il soit fatigué,
que nous ayons fait un tas d’exercice sur une jambe, il ne
renonçait jamais à cet exercice. Et puis il y avait les vrais
coups-francs sur le terrain. Je me souviens de ce que j’ai
pensé à cet instant-là. Ca m’aurait vraiment plus de profiter
des dernières années de ma vie à côté d’un garçon comme
Baggio. Pour sa légèreté. Pour sa volonté joyeuse de vivre.
Pour sa positivité. Parce que la famille était sa force. Et puis
ce fut la stupeur quand il effectua son entrée dans le
championnat. C’était le 10 mai à Naples...”
“Comme cela arrive dans toute les fables où le Prince Azur
doit passer des épreuves titanesques pour étreindre son
Aimée, Baggio fut finalement rendu à la balle ronde .”
Dans un stade venu pour fêter le titre de Maradona et du
Napoli, Baggio, Roberto, né le 18 février 1967 à Caldogno,
prend la balle entre ses mains, la pose sur la pelouse rapée
du San Paolo à Fuorigrotta et, de la gauche vers la droite, à
ras-de-terre, la catapulte trente mètres plus loin dans les
filets du gardien ! Cela se passe un 10 mai, premier dimanche
d’une longue série où les journalistes allaient apprendre à
inscrire “R. Baggio” dans la colonne des feuilles de score.
90
Histoire de donner raison aux fables et à Vittori, Il Putto —
dont tout Florence est épris — a remercié ceux qui l’ont
soutenu pendant deux ans et châtie ceux qui l’ont enterré
une première fois.
Hélas, les mésaventures du “gendre idéal des mamme
Italiennes ” ne font que commencer. Untel entraîneur
l’aimera plus que tout et voudra le protéger comme un fils
fragile (Maifredi, Mazzone).
Tel autre le méprisera et en prendra ombrage (Ulivieri).
Un troisième le prendra en grippe et le travaillera au ventre
(Sacchi, Lippi).
De sorte que la liste de ceux qui auraient dû être ses papas
s’allonge infiniment et reste gravée dans l’histoire peu
banale du Divin Catogan.
91
Florence brûle-t-elle ?
Connaissez-vous les scoubidous ?
Vous prenez un certain nombre de brins de couleur et vous
les entrelacez.
Combien faut-il de brins pour raconter les trente-sept
premières années de la vie de Roberto Baggio ?
Chronologie ou pas chronologie ?
Histoire des triomphes ou liste des échecs ?
L’enfant, l’homme privé, le professionnel, l’artiste,
l’homme public, le modèle, la légende ?
“Comme le grand art, écrit Michael Farber après son Ballon
d’Or, Baggio est beaucoup de choses pour beaucoup de
monde. Tranquille et réflexif pour Bettega ; une prima-donna
pour le caissier d’un café turinois ; ‘il ne se considère pas
comme un dieu à l’instar de certains joueurs de moindre
talent’ pour Vicini ; enfin “une demoiselle : dites-lui de
couper sa queue de cheval !” pour Nicola Giovanni, le patron
d’un routier dans la banlieue de Turin.”
Vittorio Orriega de “Tuttosport”, un journaliste inféodé à la
Juve et un des contacts les plus proche du Divin à Turin, est
plus sournois :
“Deux phrases viennent quand on essaie de le cerner. Primo
Baggio ne doit pas être compris, il doit être aimé. Secundo
Baggio est Poésie et on n’essaie pas de comprendre la poésie,
on tente de l’apprécier.”
Être apprécié et admiré, prendre et donner du plaisir ;
aimer et être aimé, tout cela est-il compatible avec le Calcio
des années 90 ?
Les avis sont partagés. Le football a changé et le public
florentin est avide de revanche. Au Stadio Communale di
Firenze, le stade est dévoré tous les quinze jours par un
incendie de fin du monde. Comme à Marseille où l’on voit la
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courbe terrestre : d’un côté les roches dénudées qui mènent
aux calenques, de l’autre la côte dentelée et le bleu profond
de la Méditerranée, le futur Artemio-Franchi offre le galbe
des collines toscanes et cette lumière incroyable qui se
refracte à partir du dôme de Brunelleschi, de Santa-Croce ou
du Ponte-Vecchio, dans une choréographie d’une luminosité
tendre et violente, Parme et Sienne, qui transforme les
footballeurs en pratiquants de l’Antique Calcio cinq siècles
plus tôt. De cette scénographie sourd un amour inexorable,
indécryptable pour le profane, et un sens esthétique
d’autant plus difficile à évaluer qu’il est accompagné d’une
véhémence congénitale, les spécialistes de la Renaissance
ayant mille exemples pour le démontrer.
À Florence, être aimé quand on est un personnage public a
toujours été une gageure : “Dante Alighieri, ghibellin
fuyard...” Dans l’Italie des Cités-États à peine rabibochées
par la République de Mazzini et de Cavour, c’est encore pire.
La capitale du Quattrocento a des comptes à régler avec ses
rivaux toscans, avec Bologne, avec Rome, la capitale et avec
la révolution industrielle qui a modelé le nord du pays. Elle
déteste surtout Milan, elle déteste Gênes, elle déteste Turin.
Turin, surtout, le Piémont de Victor-Emmanuel, des Savoie et
de la Fiat, Agnelli et son arrogance ironique.
Lorsque Baggio se révèle, la grande inondation de 1966 est
inscrite dans les mémoires et il en reste des traces sur les
murs. Il a fallu que deux générations de Florentins se
retroussent les manches pour faire disparaître les horreurs
que les eaux boueuses de l’Arno ont laissées derrière elle. Il
a fallu travailler jour et nuit pour sauver les chefs-d’oeuvre,
accueillir des volontaires du monde entier, se battre bec et
ongles pour assécher les fresques, restaurer les toiles,
nettoyer les bustes.
À ce moment de l’histoire de Florence — et encore une fois
la mémoire en est vive quand Baggio arrive —, la sueur et
93
l’émotion ont réintégré l’art dans les corps. À preuve —
miracle de la solidarité ou main divine — la Fiorentina est
devenue championne d’Italie un an après la catastrophe ! En
1985, les rêves les plus fous courent dans les venelles de la
capitale toscane. Le peuple violet veut un autre scudetto,
une vraie coupe d’Europe, une place parmi les grands !
Hélas, à l’exception d’une quatrième coupe d’Italie en 1975
et malgré la venue de grands entraîneurs, la Fiorentina n’a
fait que frôler le titre en 1982 par la faute de cette Juve qui
va devenir son cauchemar.
On en est là quand les Pontello — en place début 80 et qui
avaient promis de détrôner les clubs du nord — comprennent
qu’ils doivent s’effacer devant le pouvoir économique de la
famille Agnelli. Ranieri, le patriarche, renonce en 1983 et
installe son fils Flavio dans le fauteuil de président. Les
experts pressentent ce qui va se passer. La présidence, en
dépit de l’arrivée de grands joueurs sud-américains :
Socratès, Passarella, Diaz, temporise. Son analyse est claire.
On ne peut attaquer la famille Agnelli quand on est dans les
BTP. Ca n’est évidemment pas du goût des supporters
violets. Depuis le jour où la Juve leur a soufflé le titre 81/82,
les inconditionnels voient le mal partout. Pourquoi, a-t-on
laissé partir Allodi, l’éminence grise de l’Inter champion
d’Europe, le prototype du directeur sportif et du dirigeant
moderne ? Pourquoi ne pas avoir concrétisé l’option qu’il
avait fait prendre à ses dirigeants sur un jeune Hollandais
répondant au nom de Van Basten ? Résultat, Allodi a soufflé
le jeune florentin Berti et a fait du Napoli de Maradona un
double champion, tandis que les Pontello, anxieux pour leurs
affaires, laissaient partir ses meilleurs joueurs et semblaient
accepter la domination du Nord. Comme une mauvaise
nouvelle n’arrivait jamais seule, Antognoni — le Capitaine, le
champion du monde — avait risqué un arrêt cardiaque,
s’était blessé gravement et De Sisti, le Coach, dut quitter le
94
club pour raison de santé. Sandro Picchi, le spécialiste du
monde violet, écrivait alors : “La Fiorentina entrait chaque
jour davantage dans la sphère Fiat-Juventus ; comme
l’avaient démontré les arrivées de Cuccureddu, Gentile, et
enfin des président Baretti-Righetti, managers d’école
piémontaise”. C’est dans ce contexte particulier que survînt
le transfert de ce Vicentin dont tout le monde — en
particulier le néo-manager Claudio Nassi — disait qu’il serait
bientôt Zico, Platini ou Maradona. Deux milliards sept cent
millions de lires pour une jeune pousse, après tout, cela
donnerait le change.
Hélas pour les Pontello, les résultats sportifs ne suivirent
pas et le specacle du petit nouveau recevant (en béquilles)
son Guerin d’Or du meilleur joueur de C1 n’avait rien pour
rassurer. Aldo Agroppi, ex-Torino et natif de Livourne,
parvint à hisser la Fiorentina à la quatrième place mais ça ne
suffisait pas et le public, qui ne l’aimait pas, finit par avoir
sa peau.
La saison suivante, sous la houlette de Bersellini, les Violets
arrivèrent dixième, ne devant leur salut qu’à un coup-franc
de ce Baggio dont on espérait qu’il allait remplacer Giancarlo
Antognoni, le Prince de tous les numéros 10, symboliquement
à ses côtés au moment du tir vainqueur.
Remplacer Antognoni dans les coeurs des Florentins, Roby
n’en demande pas tant. Son objectif est plus modeste. Courir
sans crainte et jouer régulièrement, c’est tout ce que
demande ce gamin prodige qui de 1983 à 1987 n’a marqué
qu’un but en six matchs de Série A , même si ce but a sauvé
la Fiorentina de la descente. De leur côté, certains ennemis
de la présidence se demandent si le club a bien fait
d’écouter Caliendo et si la Juve, en faisant des promesses au
comte et à sa famille, n’est pas en train de plomber la Viola.
Qui est ce Baggio, d’ailleurs ? Qui peut dire s’il ne rechutera
pas dans un mois ? D’autres lui reprochent ses bracelets et
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ses chaînettes, stigmatisant son hétérodoxie tactique (il va
où l’instinct le porte). D’autres se moquent de sa chevelure
frisée et de ses allures de fillette (il les rejoint parfois en
chignon). D’autres ses fréquentations (que fait-il avec ces
gredins de Sesto Fiorentino ?). Roby est nerveux, il se ronge
les ongles. Les heures passées enfermé chez lui, le genou
enveloppé dans une bourse de glace, la peur d’être pris pour
un mercenaire qui ne mérite pas son argent, la crainte d’être
surpris dans un endroit à la mode, Roby n’a jamais été aussi
mal dans sa peau. Hélas pour la claque, le football se joue
sur le terrain et tout le monde s’incline en voyant ce que
Roby réalise pour son baptème du feu à San Siro contre le
Milan AC. Prenant le ballon au milieu du terrain, il sème la
moitié de la défense milaniste et assoit Giovanni Galli pour
un but salué par la standing ovation que lui concèdent
Florentins, observateurs neutres et supporters du Diable
confondus. C’est à ce moment-là que son destin bascule.
Comme beaucoup de jeunes gens de son âge, Roby adore le
rock, le reggae, la pop et la musique sud-américaine. C’est
en cherchant un titre rare qu’il rencontre Maurizio Boldrini,
un disquaire dont on dit qu’il a été le dernier batteur du
groupe I Califfi. La musique est en effet son seul réconfort,
sa seule compagnie.
“Cette année-là, il fallait que je lutte contre le fantôme de
moi-même, contre le Baggio qui allait être un footballeur
manqué, celui qui jetterait l’éponge. J’entrais sur le terrain
et je me liquéfiais. Je mourais parce que je n’avais pas de
force, pas de résistance, je n’avais rien. Car il me manquait
la base, la condition vitale...”
Maurizio reconnaît le petit prodige, le prend en sympathie
et lui parle de cette forme de bouddhisme qu’il pratique et
qui lui a permis de reprendre barre sur lui-même. Roberto
n’a qu’à essayer, il ne risque pas grand-chose.
96
Roby n’est pas chaud. Il se souvient de ses performances
comme enfant de chœur à Caldogno et il confond Bouddha
Gautama et Haré Krishna, avouant ne pas avoir une grande
opinion de ces gaillards orangés qu’on voit traîner sur les
places d’Italie avec leurs clochettes.
Roby en est encore à se poser des questions lorsque, éternel
retour du mal et de l’amour, une nouvelle tombe le 13
décembre 1987, épouvantable : Le président Piercesare
Baretti a trouvé la mort dans un accident aérien !
Roby font en larmes. Baretti, le bon papa, celui qui a cru en
lui, celui qui a parié sur sa guérison, qui a convaincu la
Fiorentina “de l’acheter deux fois”. Le coup est terrible.
Sous la star au sourire d’ange perce une âme torturée. La
mort a souvent accompagné le Divin, Andrea Fortunato et
Vittorio Mero, deux de ses coéquipiers, étant partis dans la
fleur de l’âge. Le coup est terrible. Milliardaire sans avoir
prouvé grand-chose, Roby, vingt ans, est livré aux Médicis et
aux Borgia. Pris dans les rêts d’un maillage de rapports de
force inextricable, il vacille. Andreina et ses parents ne sont
pas là et Caldogno lui manque. Hanté par son hypersensibilité et par cette émotivité qui le fait le sursauter pour
un rien, Roby a du mal à lutter contre son orgueil et contre
ses impatiences. Il se sent si mal qu’il pénètre dans une
librairie ésotérique et qu’il commande les deux livres sur le
bouddhisme que Maurizio lui a recommandés.
“Au début, chaque fois que je pénètrais dans cette librairie,
j’avais l’impression d’entrer dans l’antichambre d’un tribunal
surnaturel”.
Roby dévore les lectures qu’on lui conseille entre deux
séances de musculation et la greffe prend. Le matin du jour
de l’an 1988 il sort Maurizio de son lit et le force à
97
l’accompagner à l’endroit où l’on prie. Son copain proteste
en se frottant les yeux :
“Non mais tu es fou à lier ! Avec tous les autres moments
que tu aurais pu choisir, tu choisis ce matin-là ? Mais qu’estce que se passe dans cette maudite tête ?”
Donnez-moi un point d’appui et je soulève l’univers, se
serait exclamé Leonardo, un autre n°10 selon Roby...
Le centre de prière se trouve à Sesto Fiorentino. Il dépend
d’une association bouddhiste répondant au nom de Soka
Gakkai, issue de l’enseignement d’un moine japonais du XIIIe
siècle, Daishonin Nichiren. Les amis de Maurizio l’entourent,
il écoute et on l’écoute.
Puis il se met à méditer et ça marche. Roberto, qui frémit
comme une feuille, que la tension ravage avant les matchs,
que l’électricité des stades vide de son énergie semble,
s’engage à trouver son équilibre.
Relation de cause à effet ou simple auto-suggestion, ce que
l’Ange violet réalise le dimanches étonne de plus en plus. Il
devient rapidement la coqueluche de la Curva Fiesole, le
virage des tifosi les plus exigeants. Sven Göran Ericsson, un
entraîneur venu du Nord, a du mal à le situer. Sans doute
sceptique quant à sa tenue physique, il propose de
l’échanger pour qu’il se reconstruise à Cesena, loin du stress
et de la folie violette. Inutile d’imaginer la réaction du héros
et de ses supporters. Dès qu’Ericson l’aligne, il Putto
s’arrache des cadres d’Ucello ou de Della Francesca et fait
preuve de son incroyable pouvoir créatif. Roby est un tel
cocktail de force et de souplesse, de cynisme et de
raffinement que le monde des arts et de la culture se pâme.
Tout à la quête de son nouvel équilibre (et peut-être sous
l’influence de ses nouveaux amis), Roby quitte le centre ville
pour s’installer à Sesto Fiorentino, loin de la foule
déchaînée, pour citer Norma Jewison. Andreina vient l’y
98
rejoindre avant que la saison 88/89 ne débute. Eh puis il y a
cette auberge sympa, La Pianella. Les vieux chasseurs autour
du lac Osmannoro. Dans un cadre qui rappelle Vicenza.
Quand il rentre de vacances en juillet 1988, Roby explose
littéralement. Il s’entend comme un larron en foire avec
Borgonovo, son compère de l’attaque. Les plus hautes
autorités du football italien, pourtant peu enclines à porter
les atypiques en triomphe, font du “Phénomène de
Caldogno” le successeur potentiel de Zico et le seul joueur
digne de succéder à Maradona et à Platini.
Dès lors, la ville de Dante peut rêver.
Les supporters de la Viola sont saisis d’une folie mystique.
Un Chérubin aux Béquilles est venu de Vicenza pour sauver
la Ville et exalter son nom dans le monde entier !
C’est à lui qu’appartient de faire triompher le nom de
Florence et la Fiorentina !
Président du Centre de Coordination Viola, l’indicible
Rigoletto Fantappié que nous rencontreront seize ans plus
tard s’exclame :
“Baggio a remplacé Antognoni dans le coeur de nos
supporters. Il appartient à la ville comme le campanile de
Giotto. Qui veut voir Baggio doit venir ici. Florence a la
chance de voir surgir une idole quand une autre touche
(Antognoni) au crépuscule. C’est un amour possessif,
impétueux. Baggio ne pourra jamais quitter la Fiorentina.”
Dans son Toccato da Dio, Catania se souvient de cette
époque de la carrière du Codino :
“L’anthologie des éloges s’enrichissait continuellement. ‘Il
me rappelle Bruno Conti’ disait Ferrucio Valcareggi (...). Et
Gianni Brera : — ‘J’ai eu la chance de voir Meazza et j’ai
pensé à lui quand j’ai vu Baggio. Il a de l’imagination, ses
pieds sont dotés d’une sensibilité exceptionnelle et à la
différence de Meazza il ne souffre pas de valgisme”.
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Côté métaphore filée, on n’est pas en reste. Zeffirelli
compare Roby “une fine tranche de prosciutto parfumé”.
Saviane au diamant. Mazzinghi à un orfèvre.
Orfeo Roby vient à peine de s’extraire de l’enfer où il
végétait depuis trois ans et il se trouve devant un autre
problème : échapper aux pièges de la célébrité, ne pas se
monter la tête, poursuivre sa rééducation physique. La tâche
n’est pas aisée. Surtout dans un pays où les exploits des
footballeur sont chantés avec autant de lyrisme que ceux
d’Achille, d’Ajax ou d’Hector trente siècles plus tôt ; où les
Rigoletto tiennent à la fois office d’Homère et de
d’Annunzio. — “Certaines pressions, note Andrea Aloi du
“Guerin Sportivo”, à vingt ans à peine, je voudrais bien vous
voir les gérer ”.
En attendant, celui qui n’est pas encore Raphaël devient
une star absolue du Calcio et la Viola, sous l’impulsion de
Capitaine Dunga, un Brésilien que Roby retrouvera sur son
chemin le 17 juillet 1994, se qualifie pour une coupe
d’Europe qu’elle est bien décidée à remporter l’année
suivante. Bilan de la saison : — 30 matchs de Série A et 15
buts, 10 matchs de Coupe et 9 buts, une première sélection
en Squadra Azzurra contre la Hollande (victoire 1 à 0) et la
réputation d’être le nouveau Golden Boy du football italien,
“un joueur tel que la péninsule n’en a plus vu depuis Gianni
Rivera, son dernier Ballon d’Or”. Pas mal pour un jeune
homme qui, selon sa propre expression, fera toute sa carrière
sur une jambe et demie.
Hélas, éternel retour de l’amour et du mal, il était écrit
qu’il n’y aurait jamais de paix durable pour l’enfant de
Caldogno. Des bagarres éclatent le 18 juin 1989 lors du derby
des Apennins contre Bologna et les excités de la Curva
Fiesole attaquent à coup de Molotoff le train des “rouge-etbleu ”. Un wagon prend feu et l’on compte une brûlé grave :
le pauvre Ivan Dall’Olio. Effaré par les proportions que prend
100
la passion qui l’entoure, Roberto intervient mais on l’attaque
pour avoir rencontré les responsables de l’attentat. Il en
parle quatorze ans plus tard dans sa biographie :
“J’avais seulement déclaré qu’on parlait beaucoup de la
violence dans les stades mais qu’on en parlait mal. Gamin,
moi aussi je suivais le Vicenza et je fréquentais les Virages.
Je sais comment les choses se passent. Ce qui est arrivé à
Bologne entre les supporters florentins et bolognais, cette
violence absurde, m’a bouleversé. J’étais malade comme un
chien mais j’ai voulu savoir comment les choses s’étaient
passées. J’ai dit que le mépris ne suffisait pas et qu’on
devait essayer de comprendre. Jamais je n’ai justifié de tels
actes. Je disais seulement que nous avions tous le devoir
d’écouter. J’y croyais. Je n’ai jamais supporté la bonne
conscience des bien-pensants. ”
Tandis que les premières rumeurs faisant état de son départ
de Florence pour le Milan AC, Roby fait cette déclaration qui
fait couler beaucoup d’encre : “Je ne tiens pas à être
continuellement identifié à ce club et à ce maillot, pas pour
moi, mais parce que je ne trouve pas juste de construire des
mythes qui, par la suite, peuvent s’écrouler pour de tout
autres motifs ”.
Vous avez dit fracture ?
101
La controverse de Raphaël
En parlant de romans noirs que je signe sous un
pseudonyme, Christophe Fourvel affirme que j’essaie d’être
lu “par tout le monde, l’ouvrier et l’universitaire, quitte à
rater un peu les deux”. Que pourrait-on faire d’autre quand
Baggio de Caldogno est invité par l’Académie de Florence à
graver son nom à la suite de Dante et de Leonardo et quand
les arrière-petits enfants de Piero Della Francesca lui
tressent des couronnes de lauriers ?
Faites un tour Piazza Signoria ou Santa-Croce un 17 février
et vous comprendrez. Ce qui se passe ce jour là ?
Luciano Artuso, grand spécialiste de l’histoire de Florence,
est mieux placé que nous pour en parler :
“Le cortège multicolore est composé de 550 participants en
livrée de Calcianti, la tenue des nobles à cheval - choisis
parmi les descendants des familles historiques, les cavaliers
en armes avec les oriflammes d’époque, tout cela ramène
comme par enchantement, dans l’atmosphère excitante,
allègre et festive de la Renaissance, tout à fait comme à
l’époque . ”
Objet de la manifestation ?
La commémoration de cette partie de Calcio Storico
Fiorentino qui se joua le 17 février 1530 durant le siège de la
ville par Charles Quint.
Vous ignorez ce qu’est le Calcio ?
Le premier dictionnaire de la langue italienne établi par les
honorables Académiciens de la Crusca va éclairer votre
lanterne. Calcio veut dire “calcium” et “coup de pied” : mais
c’est également “le nom d’un jeu antique et propre à la ville
de Florence, donné à une bataille ordonnée, passée des
Grecs aux Latins, et des Latins à nous.”
102
Tandis que la ville est encerclée par les troupes de
l’Empereur, les assiégés jouent une partie de ballon pour lui
démontrer qu’ils ne sont pas aux abois, en tout cas peu
désireux d’interrompre une tradition liée au patron de la
ville, saint Jean-Baptiste. C’est ainsi que toute la population,
nobles en tête, se dirige vers la Piazza Santa Croce et assiste
à ce jeu pratiqué avec une vessie gonflé d’air par une
“seringue” entre deux équipes de 27 joueurs issus des plus
nobles familles. Pour être bien sûr que l’assiégeant se rend
compte de ce qui se passe, on sonne buccins et trompettes à
chaque caccia, autrement dit à chaque but. Agacés, les
Autrichiens et leurs alliés font tirer un boulet qui passe audessus de la lice sans interrompre la partie...
“Le résultat est inconnu, nous racontent les spécialistes,
mais c’est peut-être volontairement que les chroniqueurs de
l’époque évitèrent de nous fournir le score afin de mêler les
vainqueurs et les vaincus dans des applaudissements qui
resteront indélébiles dans la mémoire des générations
futures. ”
On n’a pas inventé le Calcio pour les Autrichiens et attendu
les assiégeants pour jouer. Quarante ans plus tôt, le 10
janvier 1390, c’est sur l’Arno pris par les glaces, entre le
Ponte Vecchio et la Sainte-Trinité, que le bon peuple a joué
au Calcio. Et via Maffia, du côté de la place du Saint-Esprit,
les bourgeois - incommodés par la pratique sauvage de ce jeu
de manants - insistèrent pour que la Cité fît installer des
bancs en dur, de sorte que les croquants ne pussent pratiquer
un sport rugueux qui les amenait à bousculer les passants de
leurs virils coups d’épaule et à les impliquer dans leurs
mêlées.
La vogue du jeu est si tenace qu’il sera pratiqué jusqu’en
1732 et qu’il se jouera au Vatican ; et à Lyon, pour la venue
d’Henri III de Pologne, futur roi des Français ! C’est bien
entendu la version “De luxe” qui a marqué l’histoire et dont
103
on retrouve les traces dans les livres d’histoire. Avant Figo,
Zidane et Owen, les stars du jeu ne se recrutaient sur les
docks de Liverpool ou dans les favelas de Rio mais à la cour.
À preuve, les champions de l’époque se nomment Pierre de
Médicis, fils de Laurent le Magnifique ; Laurent de Médicis,
duc d’Urbino ; Cosme 1er, grand-duc de Toscane ; Vincent
Gonzague, duc de Mantoue et Henri, prince de Condé ! Pour
faire bonne mesure l’on trouve trois papes parmi les stars de
l’époque : Jules de Médicis, alias Clément VII ; Alexandre,
futur Léon XI ; et Maffeo Barberini, alias Urbain VIII ! Et
puisque l’Italie est l’Italie, l’histoire rapporte qu’une
attention toute particulière était accordée au décorum et
qu’on portait “un soin exceptionnel à chaque vêtement, qu’il
fût de parade ou de compétition de sorte que l’aspect
compétitif s’unît à celui de l’apparence dans une
manifestation choréographique pleine d’élégance et de
richesse”. C’est pourquoi le forgeron comme le clerc,
l’artisan comme le prêtre prenaient place parmi les 40 000
citoyens et forestiers que pouvaient accueillir les piazza
Santa Croce, dello Santo Spirito ou encore du Prato et qu’ils
poussaient de drôles de cris comme de nos jours à San Siro ou
à Marassi.
Pour rassurer les haut-pensants et autres tenants de la
distinction, Leonardo et Raffaello ne sont pas autour de la
piazza Santa-Croce lors du siège de Florence par les
Autrichiens, puisque Da Vinci est mort en 1519 et son illustre
collègue l’année suivante. On ne peut pas en dire autant de
Benvenuto Cellini dont on relève un passage en France 1537
et à qui l’on commandera le “Persée” en 1545. Si Giotto est
le Précurseur, Dante Alighieri le Fondateur, Leonardo le
Génie absolu, Michel Ange le Colosse et Raphaël l’Ange, alors
Benvenuto Cellini est un Diable ! Dessinateur, orfèvre,
médailleur, sculpteur virtuose, autobiographe, Benvenuto
n’est pas un giton tombé de la dernière pluie. On le dit
104
“orgueuilleux et jouisseur, violent jusqu’au crime, haîneux
envers ses rivaux, parfois menteur, volontiers vantard ”. Et
instable dans la mesure où on le croise aux cours de
Florence, à Sienne, à Bologne, à Ferrare, à Mantoue, à
Venise et à Rome, “connaissant les faveurs de puissants
protecteurs dont il se veut le familier, l’opprobre et les
prisons pontificales du Château Saint-Ange” : éternel retour
du mal et de la gloire, en quelque sorte.
Ce qui frappe — hormis les papes qui jouent au ballon et les
génies qui sont cotés sur le marché des transferts parmi les
mécènes —, c’est l’absence totale de compartimentation.
Dans les ateliers de maîtres, on trouve des manœuvres, des
alchimistes et des prostituées. Les mathématiciens peignent.
Les écrivains chantent. Et les sculpteurs étudient avec autant
de ferveur la médecine que la géométrie dans l’espace.
Fantastique époque que celle-là. Entre l’arrivée des
Lombards venus de Hongrie au VIIe siècle et le début des
travaux du Dôme de Florence, il s’est passé 732 ans sans
changement notable et d’un coup d’un seul : Marco Polo
revient d’Orient (1298), le pape quitte Rome (1309), la
guerre de Cent Ans éclate entre la France et l’Angleterre
(1337), l’Europe est dévastée par la peste (1348), le pape
revient à Rome (1377) et un schisme frappe l’Eglise
d’Occident (1378) !
Une aimable plaisanterie si les grands esprits du siècle ne
remettaient subitement le goût dominant en cause. Dante
achève sa Divine Comédie (1321), Boccace le Décaméron
(1349) et Pétrarque ses Triomphes (1352). Gütemberg met au
point l’imprimerie en Germanie (1445) et la langue vulgaire,
le toscan, remplace le latin dans les grimoires, tandis que
Nicolas Macchiavel est nommé secrétaire de la République et
que Savonarole est brûlé en place publique (1498) !
105
Pour faire bonne mesure, jouant sur l’avidité des Princes et
s’appuyant sur de vieilles théories cosmogoniques et sur le
témognage de marins rencontrés en mer, Cristoforo Colombo
découvre l’Amérique (1492), Vasco de Gama ouvre la route
des Indes (1497), Magellan fait le tour du monde (1519-1521)
et Pizzaro conquiert l’Empire Inca (1531-1534). Leur SainteMère-l’Eglise en tremble sur ses fondements et Pierre n’en
mène pas large.
Pour accroître la confusion : — Mamma, li Turchi ! — les
Ottomans soumettent la Rome d’Orient (1455). Pis ! une
Réforme est menée par un Allemand nommé Martin Luther
(né le même jour que Roby) et il faut l’excommunier (1520) !
Dans la foulée on crée la Compagnie de Jésus (1540) et on
instaure l’Inquisition à Rome (1542) ; ce qui n’empêche pas
les idées de Copernic (1543) , de Giordano Bruno (1584) puis
de Gallilée (1610) de circuler. Et l’on passe sur les guerres
qui voient s’affronter les Autrichiens, les Français et d’autres
de Naples à Turin en passant par Venise, Milan et Florence.
Autre que la Ligue des Champions !
À ce point du récit, je sens poindre votre désarroi. À vouloir
prouver que Michel-Ange supportait les Verts contre les
Jaunes dans les matchs de soule florentine, je perds l’estime
du Fan Club de ce cher Marcello Gollin et j’abuse la
magnanimité des zélateurs du “Combat du génie contre la
force brute”. Je ne résiste toutefois pas au plaisir de me
figurer une controverse devant le Grand Tribunal à l’image
de celle de Valladolid et de toutes celles où l’Avocat du
Diable est subventionné par le Vatican. Je vois la tête du
juge chaussée d’un bérêt joufflu, sombre et longitudinal.
Il se dresse et déclare, solennel :
“Attendu que le citoyen Baggio Roberto, né le 18 février sur
le territoire de la Cité de Vicence, a laissé qu’on le
surnommât Il Putto, ce qui désigne en toscan les amours
106
qu’on voit sur les toiles des maîtres, mais également les
‘invertis’ et les ‘filles de petite vertu’ ;
Attendu qu’icelui a été maintes fois comparé au dôme de
Brunelleschi et cité en l’an 1988 à l’honneur d’être l’égal du
Persée qui, comme chaque Florentin sait, n’est second qu’à
Dante Alighieri ;
Attendu que son sobriquet a été forgé en la semblance du
chef-d’œuvre de “Dante, ce ghibellin fuyard” et que “Le
Divin’ Codino” est construit sur le modèle de La Divina
Commœdia ;
Attendu enfin que Turin de Savoie, ennemie de Feu la
République de Florence, a osé le baptiser Raphaël du nom
d’un de nos plus célèbres enfants ;
Nous, antiques représentants du goût et de l’éthique
florentins, exigeons qu’un débat contradictoire soit instauré
entre les partis en présence :
J’ai nommé, à ma senestre :
— Les Amoureux du Calcio, les sommeliers du beau jeu, les
thuriféraires de Juan Alberto Schiaffino, de Florian Albert et
de Giancarlo Antognoni ; les enfants de Gioan Brera, de Brian
Glanville et d’Eduardo Galeano ; ainsi que les grands
plumitifs Italo Cucci et Gianni Mina ;
De l’autre, j’appelle à ma dextre, du côté du Seigneur : —
les gardiens jaloux du Temple du Catenaccio, les Enfants du
Système dominant, les Maîtres du Grand Occident de la
Pureté tactique, les adorateurs de Finkielkraut et de Lippi ;
ainsi que les contempteurs de vie et autres adorateurs du
Hinayana et de la Porte étroite...”
Par chance pour vous, je ne suis ni Boccace, ni Chaucer et
je n’ai point l’intention de vous narrer par le menu une
controverse qui ferait passer les partisans du “plus grand art
populaire du monde” pour des imbéciles aux yeux de ceux
qui voudraient que “chaque joueur ait leur ballon” ; et pour
107
des pisse-froids au col roide ceux qui ne sont pas nés la balle
au pied. Je peux par contre arguer avec le linguiste que la
“chose nommée” existe par le fait-même qu’une controverse
la qualifie et oppose les thèses la concernant. Quant à vous
raconter pourquoi Roberto Baggio, dit Il Putto est “la ligne de
partage des eaux entre les Guelfes et les Ghibellins ” dans
l’Empire de la Balle ronde, je ne vais pas m’en priver. Car
qu’on le veuille ou non, le prédestiné de Caldogno fut
comparé à Rafaello Sanzio dont un critique dit : — “Maître du
classicisme, son art allie précision du dessin, harmonie des
lignes, délicatesse du coloris, avec une ampleur spatiale et
expressive toute nouvelle...”
Roberto Notarianni, le correspondant ialien de “FranceFoot”, met len évidence ce mélange de finesse et de
géométrie chez le Phénomène de Caldogno : “Il mit un terme
au match avec deux gestes d’un raffinement et d’une adresse
technique inimitables (...). La frappe de l’intérieur du pied
droit est d’une telle pureté et d’une précision si diabolique
que le gardien parmesan finit sa course dans ses propres
filets, incrédule et écœuré.”
Les tenants de la force pure et de l’efficacité réduite à son
essentiel prétendent en revanche que Baggio est un
maniériste. Plus que Raffaello, ils vénèrent Vieri qui, comme
on l’écrivit de Michel-Ange est à la fois : — “Patriote,
indépendant, orgueilleux, irascible, exigeant et inflexible ;
et qui fut le premier depuis l’Antiquité à glorifier l’homme
avec une audace extraordinaire, bousculant ainsi de
nombreux principes en matière de représentation picturale
et marquant profondément son époque de son empreinte ” !
Version accrédité par Agnelli le noble qui déclarera : “Si
Baggio était Raphaël et Del Piero Pinturicchio, alors Vieri est
Michel Ange, le sclupteur qui révolutionna la peinture.”
Telle est la guerre permanente que se mènent dans la Botte
les amants et les pourfendeurs de la beauté, mais également
108
les fans de Coppi et de Bartali, ceux de Benvenuti et de
Mazzinghi, de Gimondi et de Motta, ou de Milan et de l’Inter.
Telle est la controverse de Raphaël, exercise éternellement
florentin, n’en déplaise aux Têtes-de-Cuir. Marcello Giannini
n’écrit-il pas dans “Comment mettre un maillot violet à la
Coupole” : “Ma Fiorentina comme ma ville ! L’amour dans la
raison, l’engagement tendu vers une liberté de pensée et de
critique dans l’absolu respect des autres, et avec la capacité
entière de dégager des faits objectifs ! Parce que l’absolu
n’est pas plus aveugle que le Bien ou l’Amour ! On doit
vaincre, mieux encore, être premier. Mais on peut aussi
perdre, pourvu que la reddition soit honorable. Il ne s’agit
pas de pur orgueil, il s’agit d’honnêteté d’intention !”
Et Roberto de lui répondre dans une interview donnée à
Mario Sconcerti :
“Les gens de Florence ont été extraordinaires avec moi, Ils
m’ont aimé tout de suite par-delà ma valeur réelle. Ils m’ont
adopté, chouchouté, attendu. Les Florentins sont des gens
spéciaux. Je sentais l’affection des enfants, des adultes, des
anciens, de tous. C’est une chose que je ne pourrai jamais
oublier ”.
Ah, Roby ! les cuistres de la Culture et les Trissotins du Café
des Arts peuvent bien ricaner, si Benvenuto Cellini t’avait vu
contre la Tchécoslovaquie à Rome, contre la Bulgarie en
Amérique ou contre Parme à Fatal Verona, il t’aurait pris
pour modèle et le Persée aurait un catogan.
109
En chair et en noces
Avez-vous entendu parler du syndrome de Stendhal ?
“La beauté ravit. Aveugle. Extasie. Le coup de foudre est de
la même veine (avec le danger d’être incinéré). Le langage
courant essaie de traduire de manière humaine l’expérience
de l’ineffable (ce qu’on ne peut pas dire) et du sublime (ce
qui est au-dessus de nous). Quand on va plus loin, il y a le
langage technique - dans ce cas celui de la médecine et de la
psychiatrie - qui tent à proposer une évaluation pour les
expériences qui sont en dehors de l’ordinaire (du normal) et
la traduit dans un cadre pathologique : le ‘syndrome de
Stendhal’, en l’occurence la perte temporaire de soi causée
par une émotion esthétique. Je ne sais pas si en vérité ce
syndrome existe (...) ; c’est pourtant une expérience que
nous avons tous plus ou moins éprouvée : l’émotion intense,
bouleversante, à faire venir la chair de poule, devant un
tableau, une mélodie, une poésie, un visage, une âme. En
face de la beauté. Fait subjectif, certes. Mais quand la même
émotion frappe de maintes personnes, cela signifie tout de
même quelque chose d’objectif, d’universel. ”
Le phénomène est ramené au malaise de Stendhal en
voyage à Rome, Florence et Naples en 1818. Dans ses
carnets, l’auteur de la Chartreuse de Parme parle de sa visite
à la basilique Santa Croce et de “la crise qui s’empare de lui,
l’obligeant à sortir sur la place pour se remettre de
l’attraction vertigineuse que produit tant d’histoire accumulé
et de souvenirs ciselés dans la pierre séculaire de la basilique
et de la ville”.
Un clinicienne de l’Arcispedale di Santa Maria Nuova,
Graziella Magherini, s’en souvient en recevant les touristes
qui se sentent mal après avoir admiré les chefs-d’oeuvre de
la cité toscane. Or la manière dont la ville entière est
110
foudroyée par la manière de bouger et par les prouesses de
Raphaël a un lien de parenté avec le vertige décrit par
Graziella Magherini. L’amour que Florence éprouve pour
Baggio est si radical que le lendemain d’un match de barrage
remporté par la Fiorentina sur la Roma un grand nombre de
supporters fait le trajet de Pérouse à Caldogno pour assister
au mariage du héros et ne rien manquer d’une love-story à
savourer comme un roman photo. Un flash-back s’impose en
sépia.
Le 24 juillet 1982, en face de la “Fabrique” des Baggio, il y
a une pompe à essence. Après avoir éliminé l’Argentine et le
Brésil, l’Italie de Bearzot et de Paolo Rossi (un Vicentin
d’adoption) a battu la Pologne puis l’Allemagne est devenue
championne du monde. Roby a quinze ans et il tourne dans
les rues avec ses frères. Il fait un temps magnifique, sa
première opération au ménisque n’est plus qu’un mauvais
souvenir et le gamin, 15 ans, est appelé à un stage d’avantsaison avec les pros. Son sac est prêt mais il a du vague-àl’âme comme tout ado appelé à quitter le cocon familial et
ses amis. Roby fait une partie de ballon avec son ami Diego
tout en remarquant cette fille qui passe et repasse avec sa
mobylette. Elle est dans le même collège que lui et leurs
familles se connaissent. Il l’arrêterait bien mais il n’en
trouve pas le courage. “Je me serais maudit”, avoue-t-il au
Guerin Sportivo. Heureusement, la coquine passe après le
repas. Maladroit, il la siffle. Elle met pied à terre et elle
plaisante avec un ami. Roby fait le malin, comme tous les
timides. La fille a quelque chose de gracieux, de doux,
d’agréable. Elle le trouve sympa, elle sourit. On se les
imagine nimbés de lumière, on imagine les yeux de Roby, le
sourire craquant d’Andreina, une pluie d’eau de rose et de
bonbons...
111
Une légende revue et corrigée “Enfance de star” ? Pas le
moins du monde, il est comme ça, le monde selon Baggio :
une légende tout enluminure-et-ors sur un épais grimoire en
velin, avec de temps à autre une grosses tache d’encre et de
sang.
“Montre-moi ta bague, elle est jolie.”
Andreina ne se méfie pas, elle l’ôte.
“Quand elle est partie, je lui ai chipé la bague qu’elle
tenait à la main et je l’ai glissée dans la chaîne que je
portais autour du cou. C’était une bague que lui avait donnée
sa grand-mère. Je lui ai dit : là, je pars, mais je serai de
retour dans trois semaines, je prends ta bague, comme ça tu
seras obligée de penser à moi.”
— Ensuite ? demande Enrico Mattesini
— Je suis allé en stage et je me suis rendu compte que
j’étais foudroyé, raide dingue d’amour. J’étais vraiment cuit,
je ne faisais que penser à elle. Quand je suis rentré, j’ai
découvert que c’était pareil pour elle. Nous nous sommes
fiancés. C’était le 16 août de la même année !”
Trois ans plus tard, Roby se blesse et va s’installer à
Florence. Il a besoin de la dame de son cour, mais à dix-sept
ans, quand on est une jeune fille mineure, on ne fait pas ce
que l’on veut. Andreina va le voir quand elle peut.
Mi-1988, les jeunes gens s’installent à Sesto Fiorentino, près
de l’aéroport international. C’est un soulagement pour le
couple. Même si l’atmosphère est incandescente. Même si les
fans organisent de temps à autre des rodéos dans le quartier.
Même si les Florentines sont prêtes à tout pour conquérir le
Chérubin violet. Rien n’y fait. Roby et Andreina sont taillés
dans la même étoffe, mêmes proportions, même lumière.
Arrive le jour des noces, un jour mémorable. Après le match
de Perouse contre la Roma où il contribue à la victoire de la
112
Fiorentina sur la Roma en match d’appui pour une place en
coupe d’Europe, le nouveau Gatsby, le Golden Boy du Calcio
passe chercher ses affaires et file à Caldogno.
Au lieu de se préparer pieusement, il passe la nuit à boire
du Prosecco avec un copain guitarise et à chanter la sérénade
sous le balcon de sa promise, empêchant tout le quartier de
dormir.
“Ce fut une pagaille dont tu n’as pas idée, je suis allé au lit
à sept heures du matin. Je devais me marier trois heures plus
tard. J’étais détruit. À la moitié du repas, j’avais les yeux
qui tombaient...”
Paolo Condo s’en souviendra douze ans plus tard : — “Le
clocher au milieu du pays. L’église où il épousa Andreina il y
a déjà un bail ; ce jour-là il y avait un groupe de supporters
de la Fiorentina derrière une banderole de vœux — un
télégramme n’aurait pas fait l’affaire — déroulée devant le
parvis ; et pendant que ses vieux copains jetaient des
brassées de riz, les tifosi viola entonnaient des choeurs. Il y
avait le boulanger, le marchand de journaux, le boucher,
braves gens tourmentés par nous, les journalistes, à la
recherche ? - Pardon - vous ne sauriez pas où il habite ?”
L’Américain Farber confirme ce côté Piccolo Antico Paese à
propos d’une fête ayant pour but de célébrer son Ballon d’Or
en 1994 :
“Baggio est félicité par son premier entraîneur, par son
épouse très enceinte et par d’autres membres de la famille.
Il y a beaucoup de bises et de gros bisous sur les deux joues.
On a droit aux témoignages de sa maman (“Depuis l’âge de
deux ans, il a dormi avec son ballon”) ; de son prof de maths,
le Professore Aldighieri (“Il est le meilleur étudiant que j’ai
eu... en éducation physique”) ; et du curé responsable du
catéchisme, Don Belindo (“Le seul défaut qu’il a, c’est peutêtre de s’être éloigné de notre religion”).”
113
La presse à scandale essaie de mettre de l’huile sur le feu :
— N’est-ce pas un peu tôt pour vous marier ? Comment vont
réagir vous admiratrices ?
“Tout cela est du folklore. Ca fait plaisir et c’est tout. Les
compliments sur mon aspect physique m’ont toujours fait
sourire. Je ne me suis jamais senti un sex-symbol. Pas plus
que j’ai trouvé difficile de résister à la tentation. Quand tu
aimes une femme, cette femme existe avant tout. J’aime
Andreina. Dans la vie, il peut se passer beaucoup de choses,
peut-être nous quitterons-nous un jour. Mais, aujourd’hui,
c’est la dernière chose que je voudrais.”
“De toute manière, confirme une Andreina déterminée,
nous nous connaissons depuis si longtemps que nous arrivons
à donner aux choses leur juste poids et à garder l’équilibre.
Et puis, j’ai toujours aimé l’homme Roberto, même quand il
n’avait pas la lumière des projecteurs sur lui. Et cette
homme est le même aujourd’hui qu’alors.”
Quand le champion et sa princesse chantent le même air
dans les temps, il ne reste à la noce qu’à reprendre en
choeur et Persée, naguère encore Guillaume-Tell, devient
Lancelot du Lac pour toute une nation.
114
L’Italie des cités et des couleurs
En Italie, l’unité est un concept qui naît de la somme des
exceptions et de leur impossibilité à exister ensemble.
L’unité, en Italie, est une valeur fantôme.
Au sens de la perspective : une ligne de fuite.
Trouver le maître étalon qui permettrait d’évaluer les
mérites de Venise, de Milan, de Gènes, de Turin, de Bologne,
de Florence, de Rome, de Naples, d’Agrigente, de Cagliari ou
de Tarante est une gageure à “x” inconnus et à “n”
dimensions !
Mais en Italie, la lumière est unique.
Les lumières : puisque les objets d’art y sont si nombreux
que les rayons du soleil sont obligés d’en faire sept fois le
tour et de se plier à leur exigence muette.
Vert-Blanc-Rouge ?
Vous voyez mal !
Le vert est olive, le blanc est écru et le rouge amarante.
Observer les étoffes dans les échopes du centre de Ravenne
ou de Viterbe : d’où sortent ces verts d’un émeraude laiteux,
ces carmins au substrat de noix ?
Et comment se fait-il que les violets soient pourpre, et les
orangés de Parme, et les terre de Sienne, et les façades
turquoise ou pétrole ?
En Italie, il y a le droit de Cité et le droit des centaines de
cités.
Des Cités-États qui résistent à l’Italie et à l’Europe sans haïr
l’Europe et l’Italie.
Car Pise, Sienne, Livourne et Lucques sont elles-mêmes
avant d’être toscanes, toscanes avant d’être italiennes, et
toutes détestent Florence davantage que Vienne ou Berlin.
Ce n’est pas leur virginité que protègent ses villes — elles
115
couchent avec le monde entier depuis des millénaires —,
c’est leur spécificité. Et Viterbe exècre Rome qui a vaincu les
Étrusques, ses aïeuls d’antan et de naguère !
En Italie, les couleurs sont innombrables et cela vient des
Cités-États. Partout dans le monde, les puissants s’attribuent
les couleurs primaires. Les rois aiment le blanc, les purs le
bleu, les guerriers le rouge, les mystiques le jaune, les
cardinaux le violet, les moines le noir ou le marron.
Avec le temps cela se gâte et l’heure des mélanges survient
qui aboutit à l’apparition de nuances destinées à distinguer
mais qui contribuent à obscurcir. C’est ainsi que naquirent
les cyans utilisés à Marseille ou à Naples, le céleste
uruguayen, le bleu de Prusse, le bleu de France ou l’azur
savoyard. C’est comme cela que les équipes de football,
suivant les princes et leurs armées, se donnent des couleurs.
Des couleurs mais également des rayures.
Curieux, cet amour italien pour les rayures.
En Grande-Bretagne, les clubs majeurs se sont précipités sur
les couleurs primaires. Liverpool, ce sont les Reds,
Manchester United les Red Devils, Chelsea, Birgmingham et
Everton des Blues.
En Angleterre, on est entier. Newcastle et Sunderland, les
parents pauvres du nord-est ont été contraints aux rayures
comme les chats de gouttière, ces bâtards.
En Espagne, comme pour confirmer cette tendance de
majesté, la puissance royale a pris la non-couleur de base et
les autres s’en arrangent : le Real Madrid est blanc, même si
les Madridistes se voient « meringué ».
En Italie, tout est double, puisqu’il y a deux équipes à
Turin, deux équipes à Rome, deux équipes à Milan, deux
équipes à Gènes, et deux équipes à Vérone.
116
Là où il n’y a pas deux équipes par ville, il y a deux équipes
par région et Bari déteste Lecce, Bologne Parme, Plaisance
Crémone, Bergame Brescia.
Si l’on ajoute que Milan ne reconnaît pas à Rome le droit
d’être la capitale et qu’en Vénétie : Udine, Trieste, Venise,
Trévise, Padoue, Vicence et Vérone se disputent la
suprématie, on comprend le recours forcé à la géométrie et
au design ; et au royaume du multiple et de l’indéchiffrable,
les bleux-cerclés de la Sampdoria, fruit d’une fusion tarvive,
défient les rouge-et-bleu verticaux du Genoa.
L’exemple le plus connu est celui des équipes milanaises.
Créé par un groupe d’industriels anglais, le Milan Cricket
and Football naît en 1889. Un des fondateurs écrit qu’au
moment de choisir les couleurs de l’association nouveau-né
un associé désigne la fenêtre du restaurant et montre du
doigt la fumée qui monte au crépuscule. Il propose le rouge
et le noir pour symboliser le dynamisme que les AngloSaxons importent en Lombardie. Furieux de ne pas être
acceptés dans ce club british only, un quarteron de dissidents
fonde “l’Internazionale” qui sera ouvert aux nonbritanniques, autrement dit à un Suisse ou à deux Allemand.
L’on décide aussitôt de remplacer le rouge par le bleu azur.
Ainsi naît le premier “dualisme” du Calcio moderne, celui des
rossoneri du Milan AC et des nerazzuri de l’Inter, deux clubs
qui ont dominé l’Europe et le Monde.
Déjà scindée en centaines de cités jalouses les unes des
autres, les Transalplins démultiplient les « campanili », les
clochers sportifs à l’intérieur de leurs cités, de sorte qu’un
ex-Milaniste qui joue à l’Inter, un Toriniste qui rejoint la
Juve ou — pis ! — un Romaniste qui signe à la Lazio : sont
maudits jusqu’à la énième génération. Et lorsque la
Sampdoria de Gènes perd une finale de coupe d’Europe
117
contre Barcelone à Londres, les supporters du Genoa, le plus
vieux club de la Botte, font la fête jusqu’à l’aube.
Ces dualismes vont au-delà de l’anecdote. Le meilleur
exemple date des années 60. Lors des grands derbys de cette
ère, l’Inter et le Milan avaient deux n° 10 de génie. Le
premier s’appelait Mazzola, le fils d’un joueur du Torino
mort dans la catastrophe aérienne de Superba ; le second
Rivera, le Golden Boy qui remporta le Ballon d’Or en 1969.
Dans n’importe quel pays du monde, Mazzola et Rivera - qui
avaient des caractéristiques différentes - eussent joué
ensemble en équipe d’Italie. Mais casuistique et haine entre
supporters, on les dressa l’un contre l’autre, le premier étant
supposément réaliste et viril ; le second génial et arrogant.
Distinction qui, dit-on, se retrouve chez les supporters noiret-azur (plus hargneux) et chez le rouge-et-noir (davantage
portés sur l’esthétique) ; ce que contredisent les sociologues,
le Milaniste étant d’extraction plus populaire que l’Intériste.
Où se situe le petit Roberto dans ce labyrinthe ?
“A la maison, tout le monde était intériste. Pour ne pas
mettre mes frères en colère, je faisais comme tout le
monde. En vérité, j’étais surtout amoureux du foot et je
dévorais tout ce que je pouvais voir de beau.”
Ou encore :
“J’étais l’Intériste le plus modéré, je veux dire, le moins
enragé.”
“Finalement, écrira Roberto Beccantini, c’est surtout en
azur qu’il a laissé une marque indélébile.”
On vous le disait : rouge-et-blanc (Vicenza), violet
(Fiorentina), blanc-et-noir (la Juve), rouge-et-noir (le Milan),
rouge-et-bleu (Bologna), noir et azur (l’Inter) et bleu à
chevron blanc (Brescia), cela finit par donner cet azur parfait
qui fait vibrer la Botte du Trentin à Pantellaria.
118
Toutefois, cela aurait pu être pire pour celui qu’un destin
turbulent a transformé en globe-trotter et, pour ses ennemis,
en mercenaire sans foi ni loi.
Courtisé par les bleu-cerclés ligures de la Sampdoria et par
les grenats piémontais du Torino, il manque passer à Cesena
(Fiorentina -1987), à Parme (Milan AC -1997), à Naples, à
Salerne et à Udine (Inter - 2000) sans parler des
innombrables appels du pied en provenance de Marseille, du
Real Madrid, du CF Barcelone, de La Corogne, Manchester, de
Lille, d’Arsenal, de Derby County, d’Anderlecht, des EtatsUnis ou du Japon ! Noms qui reviendront chaque fois que les
agents du Divin feront part du mécontentement de la star et
qui nourriront les fantasmes d’une quinzaine d’étés sur les
plages italiennes, faisant vendre des millions de journaux et
de magazines de
119
Au bord de l’Arno, les premiers remous…
Nous sommes en juillet 1989. Roby vient de passer de
bonnes vacances en famille, peut-être à Grado avec sa toute
nouvelle épouse ou sur la Versilia où il n’a cessé lutter pour
renforcer son maudit genou avec Antonio Pagni. Sept
centimètres de déficit sur une partie de la jambe et cinq
centimètres de tour de cuisse, ça n’est pas un handicap qui
se comble sans effort, plutôt une condamnation à se
rééduquer toute sa vie : — le Pr. Bousquet ne lui a-t-il pas
promis que son genou était garanti dix ans, mais qu’audelà... Idem pour la capacité pulmonaire, pour le potentiel
anaérobique, pour les mille et un rouages de cette machine
hyperdélicate qu’est le corps d’un athlète de haut-niveau.
On le hèle sûrement dans les rues de Caldogno : — Alors,
combien de buts, cette année ? Vingt, vingt-cinq ? Et cette
coupe du Monde, Vicini va te prendre ?
Roby sourit, on attend tant de lui depuis que les journaux
ont déclaré que c’était le nouveau Maradona, le nouveau
Zico, le nouveau Platini.
Le stage de préparation arrive et le Phénomène sent que la
saison qui va débuter sera décisive. Il y jouera un
championnat que les Florentins espèrent incandescent, la
coupe de l’UEFA et sa place dans l’équipe d’Italie qui veut
remporter sa quatrième coupe du monde à domicile.
S’il regarde derrière lui, Roby a de quoi être fier de s’être
sorti du traquenard de son genou meurtri :
“Le plus beau dribble de ma vie, c’est celui que j’ai
exécuté contre la commisération, le mal et la douleur”.
Déçu de tous ces contre-temps, il fait beaucoup de calculs.
Il est à la Fiorentina depuis juin 1985 et il n’a marqué que 22
buts en quatre championnats (0/1/6/15) et 14 en coupe ;
120
autrement dit la misère de 36 buts en quatre saisons
amputées par les blessures, soit 9 buts par an, ce qui est peu
pour ce qu’il a coûté à son club. Et s’il a fait son apparition
en équipe d’Italie la saison précédente, ses statistiques sont
loin d’être exceptionnelles avec trois matchs amicaux contre
la Hollande (1-0), la Roumanie (0-1) et l’Uruguay (1-1 pour un
seul but.
Côté jardin, il y a Andreina en jeune mariée et leur
installation à Sesto Fiorentino, à quelques pas du premier
centre Soka Gakkai d’Italie, fondé en 1975.
De l’avis du président exécutif Righetti (un autre homme du
giron de la Fiat) et de son staff, Il Putto va murir et tout cela
va lui donner davantage d’assurance. La rumeur court que le
couple a décidé d’acheter une nouvelle maison à Florence.
On comprend cependant que tout ne va pas pour le mieux
au royaume du Danemark (beaucoup ont usé de la
comparaison avec Hamlet pour moquer les choix existentiels
de Roby et la presse anglaise en a fait un montage frappant
lors d’USA 94).
Fatigué d’être contesté, Erikson, l’entraîneur suédois, s’en
est allé vers d’autres cieux et c’est Bruno Giorgi, l’ancien
coach de Roby à Vicenza, qui s’y colle pour sa première
expérience au plus haut niveau.
Du côté de Roby, la pression monte. Il s’appuie sur la
passion des Florentins pour réitérer une menace à doubletranchant à l’intention des Pontello. Il adore la Fiorentina,
mais il ne restera pas si la présidence s’obstine dans la
politique qui est la sienne depuis quelques saisons, à savoir
ne plus investir, ne plus avoir d’ambition.
C’est dans un super dossier de sept pages réalisé par Carlo
F. Chiesa du “Guerin” qu’il explicite sa position :
“J’ai confirmé ma foi violette mais j’ai posé une condition :
que la société bâtisse une grande Fiorentina. Le comte
121
Pontello m’a donné d’amples garanties. Je peux même dire
que dans le pré-accord de confirmation, tout cela est
explicité dans une clause. J’aime Florence, la ville qui m’a
permis de redevenir moi-même, d’atteindre des sommets et
de conquérir une place en équipe nationale. Mais, par-dessus
tout, je veux gagner et ne pas suivre l’exemple de certains
joueurs du passé qui ont mis un trait sur leur palmarès
personnel parce qu’ils étaient contraints de jouer dans des
équipes sans ambition. Non, je ne suis pas présomptueux. Je
crois que le public de Florence, après tant de promesses
faites dans le vide, mérite quelques satisfactions concrètes.”
Le contrat de Baggio court jusqu’en 1991, date à laquelle il
est libre de partir sans que le club « viola » ne puisse toucher
une seule lire sur son transfert. Or sa valeur marchande :
évaluée de 15 à 18 milliards de lires et les offres de la moitié
de l’Europe (Inter, Milan, Juve, Barcelone...) laissent augurer
aux hommes du BTP florentin une plus-value apte à faire
monter les enchères lorsqu’il s’agira de vendre le club à plus
fous qu’eux. La vérité, et ils l’avouent en coulisses, c’est que
les Pontello regrettent d’avoir mis les pieds dans le Calcio. Ils
ont géré le club durant les quatre premières années, allant
jusqu’à s’acoquiner avec les enragés de la plèbe, avant de
confier la gestion à Baretti puis à Righetti, deux hommes
issus de la sphère Agnelli.
“Les Pontello, écrit Giorgio Viglino dans un “Guerin
Sportivo” de mai 1990, ne conduisent plus le club
directement depuis quatre ans alors qu’ils sont au pouvoir
depuis huit. Ils reviennent au pouvoir pour l’acte final et
pour rendre lucrative la cession du club au producteur de
cinéma Cecchi-Gori. Une équipe de Série A de bonne
tradition, avec un stade de bonne capacité (...), un bon parc
de joueurs et une bonne organisation du secteur jeunes ne
coûte pas mais rapporte.” Il ajoute :
122
“Quand ces pauvres présidents utilisent le mot ‘sacrifices’,
bouchez-vous les oreilles. Dans le cas de la Fiorentina et des
Pontello, ils ont pu faire tout ce qu’ils voulaient à Florence
et alentour, et même dans l’Italie entière au niveau des
appels d’offre, parce qu’ils étaient la Fiorentina (...)”
Les mauvaises langues soufflent sur les braises et
subodorent que la présidence a bien mené sa barque en
scellant un accord avec la famille Agnelli quand elle elle
s’est rendue compte que le football était une boîte de
Pandore. Tout devint plus clair quand on apprit que Baggio,
son agent et sa femme avaient pris les devants en signant, ce
même été 1989, une promesse de venue au Milan AC si le
Phénomène devait quitter Florence. Accord qui fit beaucoup
de vagues quand le même phénomène apprit par son agent
qu’il avait été vendu à son insu à l’infâme Juve, cauchemar
et ennemi juré de la Viola et des ses turbulents tifosi !
Même si les tifosi ignorent le détail de ces combinazioni, un
vent de soupçon souffle sur les piazzali et dans les vicoli, qui
transformeront bientôt les eaux de l’Arno en torrents de
montagne. Propagés habilement, des bruits courent que les
affaires du groupe Pontello périclitent et que le football ne
leur a pas apporté ce qu’ils en attendaient. On parle de
vente de leurs parts, de rachat par un certain Mazza. Si l’on
ajoute que les supporters regrettent les départs de Giovanni
Galli et de Massaro (Milan AC), de Passarella (Inter Milan), de
Ramon Diaz (AS Monaco) et de Berti (Inter Milan), et qu’ils
ont tous une nostalgie folle de Capitaine Antognoni qui a dû
renoncer au plus haut niveau et qui est parti en Suisse, le
début de la saison 1989/90 a un goût amer.
Les Violets commencent par deux nuls à Bari et contre
Gênes à domicile, ils sont dominés par les ennemis jurés de
la Juve, ils se reprennent en battant la Lazio à Florence,
cèdent devant le Naples de Maradona, vont chercher un nul à
Milan, perdent à domicile contre l’Udinese et s’effondrent à
123
Lecce ! Le championnat est compromis dès le 8 octobre, la
Fiorentina n’ayant obtenu que cinq points, marqué sept buts
pour onze encaissés, et ayant d’ores-et-déjà huit points de
retard sur Naples, le premier, et deux seuls points d’avance
sur le dernier classé : un bilan honteux aux yeux de la Curva
Fiesole, même si Roby a marqué quatre buts et qu’il se place
juste derrière Van Basten, l’avant-centre hollandais que les
Pontello ont été incapables de faire venir alors qu’ils étaient
en possession d’un pré-contrat !
C’est dans cette ambiance de contestation que retentit un
premier coup de tonnerre : la Juve aurait acheté Roberto
Baggio pour la somme de 17 milliards, affaire conclue dans le
plus grand secret entre la présidence florentine et Luca de
Montezemollo, l’homme d’Agnelli, le patron de la Fiat ! La
Fiorentina a beau battre la Sampdoria de Vialli et Mancini,
puis la Cremonese, Baggio a beau inscrire quatre buts en
quatre matchs et donner une démonstration de son talent en
réalisant un doublé de grande classe contre la Bulgarie, on le
pousse dans ces retranchements. Pour les tifosi les plus
perspicaces, la conjonction est troublante. Le contrat de
Baggio s’échève en 1991, les étrangers Kubik et Dertycia ne
font rien de bon et une nouvelle saison sans gloire se profile
tandis que le club peut espérer une plus-value de 15 à 20
milliards sur Roby-Gol. Aussi envoie-t-on une délégation à
Sesto Fiorentino pour demander ce qu’il en retourne à l’idole
elle-même.
On imagine la réaction de Roby le jeune marié. Il est au
courant des tractations que son agent a ourdi “au cas où”
avec le Milan ; mais il n’a jamais entendu parler de cette
histoire de Juve. Il affirme donc aux supporters n’avoir
aucune intention de partir, espérant que l’équipe sera
renforcée comme convenu et que le club redeviendra
ambitieux.
124
Comme pour donner substance à son affirmation, Roby et
Andreina sont à la recherche d’un nouvel logement mais dela
ne suffit pas à faire taire la rumeur. Roby marque, enchante,
inspire l’équipe qui passe tour après tour en coupe de l’UEFA
mais, excédé d’être suspecté pour la énième fois de vouloir
s’en aller, il s’énerve au micro d’une radio locale :
“Je reste à Florence ! Qu’est-ce qu’il faut que je fasse, que
je l’écrive sur les murs ?”
Le ton monte entre la star et son président qui craint de
perdre l’initiative. Pontello senior déclare ce qu’il le dit
depuis le début à son entourage : Il le sait depuis le premier
jour, Baggio sera la ruine du club !
L’affaire se dénoue. C’est Vytçpalek, ancien coach de la
Juve des années 50 et oncle de Zdenek Zeman, qui a parlé de
l’astre montant à Agnelli. Il lui a expliqué que Baggio est le
seul joueur actuellement capable de succéder à Platini.
Agnelli, qui se mord les doigts d’avoir acheter Zavarov et Rui
Barros pour remplacer Platini, mandate Luca Cordero di
Montezemolo et l’affaire est convenue entre le club de
Piazza Crimea et celui de la Piazza Pic de la Mirandole (!) ;
non sans que Silvio Berlusconi fasse le geste de renoncer au
pré-accord qu’il a fait signer à Baggio l’année précédente
Loin de soupçonner que le rêve d’un tandem Van BastenBaggio vient d’avorter pour la troisième fois , Roby continue
son festival. Le Mondiale 1990 a lieu en juin et c’est une
chance qu’il veut pas gâcher. Il a joué contre la Bulgarie,
contre le Brésil, l’Algérie, l’Angleterre et la Hollande, en
marquant trois buts et en obtenant des notes excellentes,
mais la concurrence est dure en attaque où Carnevale, Vialli,
Serena et Schillaci se disputent quatre places en pointe,
tandis que Giannini, le Petit Prince de la Roma, est accroché
à son numéro 10 de meneur de jeu. Si l’on ajoute à cette
liste Mancini, autre génie atypique, et Donadoni, homme de
125
grand talent, le moment est mal choisi pour se laisser
entraîner dans une polémique.
La cabale éclate dès le printemps. Il y a ceux qui pensent
que Baggio joue double-jeu et qu’il a déjà signé à la Juve. Et
ceux, plus nombreux, qui pensent que les Pontello ont déjà
trahi la Ville en vendant leur âme à Turin et à la Fiat. En
dépit des bons résultats obtenus en coupe d’Europe, la
tension monte au point de devenir intolérable. C’est tout
Florence, de son maire, Gabriel Moralès, à ses artistes, de
ses commerçants à ses syndicalistes, qui monte au créneau
pour conserver le Phénomène.
“Tout le monde disait que j’allais partir, que Pontello
s’était mis d’accord avec Agnelli. Je ne savais qu’une chose,
je voulais rester. C’est pour cela que j’avais fait prolonger
mon contrat jusqu’en 1991 (...) J’aimais tellement cette ville
qu’Andreina et moi avions acheté une maison en décembre
et qu’on était en train de l’aménager. ”
Avant l’arrêt Bosman, les joueurs sont la propriété exclusive
de leur club. À bien y regarder, tout le monde, lui compris,
avait intérêt à ce que Baggio soit vendu. Les Pontello, qui
voulaient mettre du beurre dans les épinards de leur bilan
avant de vendre et entrer dans la sphère Fiat, Agnelli qui
était las de voir le Milan truster les victoires ; et Caliendo,
qu’on n’appelle pas “Monsieur 10%” pour rien. En vérité, la
machine est en route.
“Je peux vous dire une chose, déclare Caliendo au
“Guerin”, Roberto en a assez de cette histoire qui se traîne
depuis six mois (...). Il faut d’ailleurs tenir en considération
qu’il y a d’un côté une personne comme Agnelli qui démontre
depuis plus d’un an qu’il adore les grands joueurs comme lui
(Baggio) et de l’autre, un président qui l’aime mais pas
comme l’autre et qui n’a probablement pas la possibilité de
résister à certaines offres. Il s’est dit plein de choses sur
126
Baggio à la Juve et il en est sorti un peu de vérité. Les seuls
certitudes dont je dispose sont que Roberto n’a pas signé de
contrat pour la Juve et qu’il est lié à la Fiorentina jusqu’en
1991. Qui va faire une bonne affaire ? J’espère vivement que
ce soit Baggio.”
Comme on le voit, tout le monde a intérêt à ce que Roby
aille à la Juve : — les Pontello pour récupérer leur mise et se
faire bien voir de la Fiat, — les hommes d’Agnelli pour
satisfaire le Big Boss, — Caliendo qui va empocher ses 10%...
— à l’exception du principal intéressé à qui on a oublié de
demander son avis en temps !
Ce que confirme Luciano Moggi, alors General Manager du
Naples de Maradona :
“Si on se réfère à un accord entre les sociétés (ndla : entre
la Fiorentina et la Juve), l’affaire est faite. Mais si on parle
de la conclusion de l’affaire, il manque la signature du
joueur. Même si, en toute sincérité (sic), je crois que Baggio
finira par aller à Turin.”
Baggio ne laissera aucune équivoque sur ce point :
“Tout avait été décidé sans que je sois au courant. Derrière
tout ça, il y avait les intérêts personnels des agents et des
directeurs sportifs.”
Et quand on lui demandera de préciser le rôle de son agent,
il répond onze ans plus tard :
“Caliendo était mon conseil, son rôle a forcément été
fondamental. Ce n’est pas par hasard qu’il n’a plus été mon
agent officiel à partir de 1991. Jusqu’en 1996, j’ai préféré
gérer mes intérêts moi-même, plutôt que de les confier à des
gens en qui je n’avais plus entièrement confiance.”
L’affaire tourne mal. L’ancien entraîneur de Roby, Erickson,
déclare que la somme de 17 milliards circulaient en coulisse
dès l’hiver 89. Baggio est entre le marteau de ses tifosi et
127
l’enclume de son propriétaire. Certains le font passer pour
quelqu’un d’avide, d’autres, le soupçonnant d’être bifide, le
baptisent “Pinocchio”. Le pire dans l’affaire tient à la
destination de Baggio !
Dans l’Italie des Cités et du football, Turin est la bête noire
de Florence. Tête de pont de la haine anti-Gobbi — le surnom
donné aux Juventini dont la péninsule entière jalouse les
attitudes et moque l’accent français —, les Violets battent le
rappel. C’est l’argent de la Fiat qui fait gagner la Juve ! Il
suffit de se rappeler les vols historiques dont elle s’est
rendue coupable !
D’après les ennemis de la « Vecchia Signora », l’histoire des
méfaits bianconeri commence en 1960. Lors d’un match
Juve-Inter à Turin la foule envahit le terrain. La sanction
officielle est théoriquement un match perdu 2 à 0. Mais le
bras diplomatique d’Agnelli intervient et le match est rejoué.
L’Inter refuse cette injustice et envoie une équipe de juniors
qui encaisse 9 buts à 1 (le but qui sauve l’honneur de l’Inter
est signé Sandro Mazzola), perdant le titre in extremis.
Durant la saison 1971/72, Milan et Torino paient les pots
cassés de la puissance économique de la Juve. Trois épisodes
pour le moins douteux permettent à celle-ci de devancer ses
deux rivales d’un point.
En 1979, après une série de triomphes entachés de
curiosités arbitrales et par le comportement “compréhensif”
de certains de ses adversaires, un Bologne étrangement
passif permet à la Juve d’éviter la descente. L’auteur d’un
livre à scandale, Dans la Boue du Dieu Ballon, prétendra que
ce match était arrangé.
Une série d’incidents entachent l’attribution du titre 80/81,
mais c’est en 1982 que la haine des Florentins pour la Juve
arrive à son comble. Alors qu’une grande Fiorentina est en
tête à une journée de la fin, un penalty qualifié d’ “absurde”
128
par la presse est sifflé en faveur des Turinois, et un but
annulé sans raison pour les Violets. De là naîtra la fameuse
ritournelle : — “Plutôt second que voleur !”.
Il y a également cette Supercoupe européenne disputée sur
une seule manche contre Liverpool... à Turin et cet horrible
titre européen remporté au Heysel et fêté par un tour
d’honneur que le monde entier montre du doigt. Enfin, en
1986, l’agression du président de la Roma qui n’aboutit pas à
la perte des deux points réglementaires pour la Juve. Et
l’attitude d’un Lecce qui se bat pour triompher de la Roma 3
à 2 alors qu’il est relégué mais qui laisse gagner les
bianconeri chez elle lors de la dernière journée ! C’est dans
ce contexte qu’on s’approche de la fin de la saison 1989/90.
Côté ballon, Roberto poursuit son bonhomme de chemin. Le
18 février 1990, jour de l’anniversaire de Roby, la Fiorentina
bat Lecce 3 à 1, but de Nappi, Baggio (s.p.) et Ferri contre
son camp. On en est à la vingt-cinquième journée du
championnat et la Fiorentina est onzième à dix-sept points
du premier mais avec seulement trois points d’avance sur le
premier relégable. Les Violets se qualifient pour les quarts de
finale de la coupe UEFA, mais se font corriger par la
Sampdoria, partagent les points à domicile contre la
Cremonese, et perdent à nouveau contre Bologne et contre
Ascoli.
Le 25 mars 1990, les tifosi n’en peuvent plus et un nouveau
match nul à domicile contre Cesena coûte sa place à Giorgi.
Sur le point de se qualifier pour une finale européenne
contre le Werder de Brème, la Viola est à vingt et un points
du leader, le Milan, et à deux doigts de la relégation en
compagnie de Cesena, de la Cremonese et d’Udine.
Il faut que Ciccio Graziani, l’ancien n° 9 du Torino et de
l’équipe d’Italie, s’assoie sur le banc pour que la Fiore
129
obtienne le nul à Rome et batte Vérone 3-0 grâce à deux buts
de Baggio. De sorte que, malgré une défaite 2 à 0 contre
l’Inter de Matthaüs à San Siro, les Violets terminent la saison
en pulvérisant l’Atalanta 4 à 1 et se sauvent in-extremis,
nourrissant la rumeur selon laquelle les joueurs se sont
contrefichus du championnant misant sur l’Europe pour faire
remonter leur cote et s’en aller.
Le bilan de la saison est modeste pour la « Fiore » : une
douzième place ex-aequo ; mais rassurante pour Baggio qui
se classe deuxième buteur du championnat avec 17 buts,
juste derrière Van Basten, 19 buts, et devant Maradona, 16
buts. Cerise sur un gâteau amer, la Fiorentina de Baggio et
de Capitaine Dunga se qualifie pour une double finale de
l’UEFA en produisant un jeu peu spectaculaire mais efficace
qui lui ont permis d’éliminer l’Atletico de Madrid, Sochaux,
Kiev, Auxerre et Brème. Seul problème, l’autre finaliste à
pour nom Juventus de Turin !
On imagine l’ambiance. Les Florentins rêvent d’un second
triomphe européen et ce triomphe ils veulent l’obtenir aux
dépens du rival le plus haï, contre ces Têtes-de-Cuir, ces
ouvriers qualifiés d’Agnelli, que Pontello qualifia un jour de
Mettalo ! Pontello qui ne peut faire machine arrière et qui
est dans ses petits souliers.
Alerté par son agent, Roby ne tient plus en place. Il n’a rien
contre la Juve mais il ne veut pas quitter Florence, la ville
qui l’a vu renaître, la ville qui l’adore comme s’il était un de
ses monuments. L’atmosphère n’est pas l’idéal pour préparer
une finale de coupe d’Europe. Et cette coupe du monde que
Roby n’est pas encore certain de jouer, puisque les les
convocations n’ont pas encore publiées par Vicini, le
commissaire technique des Azzurri.
Le dernier mercredi d’avril a lieu la première manche. Elle
se déroule à Turin, dans un stadio delle Alpi flambant neuf et
130
prêt à prendre le relais du mythique Stadio Communale pour
la Coupe du Monde. Il n’y a pas match. La Juve domine la
Fiorentina trois buts à un. Mais rien n’est perdu. Si les Violets
l’emporter deux à zéro au match retour, la coupe reviendra à
Florence.
Le problème c’est que les rumeurs concernant le tranfert de
Baggio et son passage à l’ennemi deviennent assourdissantes
et que les radios privées se déchaînent. Roby a un souvenir
terrible de cette période :
“J’ai subi des pressions inouïes. Chaque jour je rencontrais
les supporters. Je leur répétais la vérité : je veux rester. Ma
femme était enceinte, il y avait la finale de la coupe de
l’UEFA, contre la Juve en plus, je vous le disais, quand le
destin décide d’être contraire (...) Ma tête explosait, j’étais
vraiment à cran.”
Cerise sur le gâteau, le Communale — en chantier pour le
Mondial — est suspendu en raison d’incidents s’étant déroulés
lors du tour précédent contre Brème. Tout Florence espère
que l’UEFA va accéder aux désideratae de la Fiore et va faire
jouer le match dans une ville vraiment neutre.
C’est le week-end avant la finale retour qu’un double coup
de tonnerre foudroie la Ville :
1. Le match retour se jouera à Catanzaro, club de foi
résolument juventine ;
2. Et Roberto Baggio, le Phénomène de Caldogno, va signer
pour la Juve lors du stage d’avant-match !
On imagine l’atmosphère en coulisses.
La duplicité est totale.
Baggio a tout fait pour rester sur les rives de l’Arno. Y
compris proposer aux Pontello de réduire son salaire. Mais
Pontello lui répond que la situation était critique pour le club
et que, s’il devait continuer à le payer au prix où il le paie, il
131
enrôlerait des joueurs bon marché et ferait “une équipe
spécialement pour descendre en Série B”.
Tentant de convaincre Mario Cecchi-Gori, le producteur de
cinéma, Baggio propose à celui-ci de rester violet à vie si
c’est lui le prochain propriétaire. Lors d’une rencontre de la
dernière chance, Cecchi-Gori confirme que Pontello ne
vendra pas si Roby insiste pour rester au club.
“C’était incroyable, nous confie Rigoletto Fantappié à la
terrasse du café qui fait face à l’Artemio-Franchi, nous nous
rencontrions dans le plus grand secret avec Mario Cecchi-Gori
et Roby. Une fois, à bord d’une petite Panda près d’une
entrée d’autoroute pour que Sconcerti et la presse ne nous
dénichent pas. Je peux le jurer, nous avons essayé tout ce
qui était possible...”
Baggio n’est pas du genre à encaisser sans réagir. Par voie
de presse et via le journal “La Nazione” et ses chroniqueurs
(ndla : Luca Calamai), il déclare qu’il ne fera pas un pas de
plus tant que Pontello ne dira pas toute la vérité aux tifosi. Il
n’est pas question qu’il endosse tout suel la responsabilité
d’un départ qu’il n’a jamais voulu ! Dans un tel contexte,
Baggio, Nappi, Dunga et les autres ont beau se débattre, la
Fiorentina ne va pas plus loin qu’un 0 à 0, laissant la Juve
remporter sa deuxième coupe de l’UEFA.
Roberto s’en souvient dans Una Porta nel Cielo :
“Essaie un peu de bien jouer avec l’angoisse qui m’habitait
ces jours-là ! Avec les supporters qui m’assiégeaient
littéralement ! Avec le club qui refusait de me rencontrer !
Avec le cœur à Florence et la certitude de devoir partir !
Contre la Juve, à l’aller comme au retour, j’ai donné tout ce
que j’avais, comme toujours. Si cela n’a pas suffit ce n’était
vraiment pas ma faute.”
Ils sont nombreux à le confirmer. Baggio ne pouvait pas
grand-chose contre la collusion des Pontello, l’habileté de
132
son agent et contre une famille Agnelli bien décidée à ne pas
laisser le Milan de Berlusconi dominer seul le football comme
il dominait les médias. Coincé à vingt-trois ans entre la Fiat,
un vieil homme d’affaires cynique et apeuré, le monde du
football et les directeurs sportifs, qu’eût pu faire Roby, si ce
n’est risquer la mise à l’écart d’un monde qu’il avait mis des
mois à regagner ? Pouvait-il sérieusement narguer tout ce
beau monde alors qu’Andreina était enceinte et qu’elle se
mourait d’angoisse pour son mari ?
“Roby ne pouvait pas rester, nous racontera Rigoletto
Fantappié, 80 ans quand nous le rencontrons. Je ne peux pas
tout vous dire mais il aurait risqué gros, vraiment très
gros...”
Forcé et contraint, laissant la responsabilité de la signature
à son agent, le Phénomène file à Caldogne pour retrouver un
peu de sérénité.
Ce qui arrive ensuite est à peine croyable en Europe.
Le matin du 17 mai 1990, la nouvelle court des places les
plus prestigieuses aux vicoli les plus humbles, du quartier
historique où Roby jouait au billard au camping MichelAngelo, du ponte Vecchio à la place Santo-Spirito, via Maffia,
dans toutes ces rues que les Calcianti troublaient déjà en
l’an 1200 ; sur les collines de Sesto ou de Fiesole : —
“Pontello a vendu Il Putto à la Juve !” La réaction est
immédiate, brutale, farouche. Les effets du bouche à oreille
sont dévastateurs, un groupe de supporters fait irruption
devant le siège de la Fiorentina A.C. Les premiers cailloux
volent en direction de la façade et des fenêtres. Une
réaction de voyoux, les éternels excités ? Pas seulement. Ce
sont toutes les catégories de la population qui n’en croient
pas leurs oreilles qui se donnent le mot. On ne touche pas à
Baggio ! 0n ne touche pas au Persée du stadio Communale ! à
133
l’idole de la Curva Fiesole ! “Baggio for Ever” : protestent les
banderoles, anticipant celles de ses adieux 14 ans plus tard.
C’est Enzo Catania, témoin des faits, qui continue la
narration.
“Place Savonarola, dès le crépuscule de ce 17 mai, l’avantgarde des fans violets s’agglutinait. A 18 h 30; Nardino
Previdi, le directeur sportif des Violets, affirmait encore
énergique : ‘Baggio est un joueur de la Fiorentina’. Quelques
minutes plus tard, Antonio Caliendo, l’agent de Baggio, qui
n’avait pas l’habitude de mâcher ses mots, annonçait à la
presse : ‘Le joueur a été cédé par la Fiorentina à la Juve. La
Juve a fait une proposition contractuelle. Nous l’évaluerons
et nous donnerons notre réponse demain.’ Avant d’ajouter :
‘La Fiorentina a paraphé officiellement la cession de Baggio à
la Juve, pas à un club de deuxième catégorie. Je crois que
Pontello a également agi d’un point de vue entrepreneurial.”
La nouvelle n’est rendue publique que le lendemain à 13 h
18. Il Putto venait d’être vendu pour la coquette somme de
16 milliards de lire plus Buso, un attaquant de la Juve. Les
Florentins apprirent également que Baggio allait toucher 2,1
milliards net par an, montant approximatif de la commission
de Caliendo, celui qui avait finalisé sa venue de Vicence.
Mais leur désir de garder Baggio contre vents et marées
n’avaient que faire de ces considérations. Tout laisse penser
que l’affaire était conclue depuis belle lurette et que ces
négociations de dernière heure étaient destinées à amortir le
choc.
L’autre objectif de ces manoeuvres dilatoires était de faire
porter le chapeau au joueur qui, trop candide, ne cessait de
répéter qu’il n’avait pas envie de quitter ceux qui l’avaient
aidé quand il n’était qu’un gamin avec ses béquilles.
Interviewé le lendemain à Modène, le pauvre déclare qu’il a
essayé de convaincre le club mais qu’il n’y a rien eu à faire.
134
En coupe-feu, le fils Pontello prétend qu’il lui a proposé un
million net par an pour trois ans à la star mais que celui-ci
“avait déjà signé la veille à 13 heures dans le studio romain
de Luca di Montezemolo.” et que “cette histoire de nuit de
réflexion à Caldogno est un mensonge de son agent”.
Les analyses donnent raison au joueur.
Enzo Catania cite des documents administratifs éloquents
sur ce point. On y parle de maintenir le bilan “dans les
limites d’un équilibre rigoureux”, ne diposant pas,
“contrairement à d’autres clubs, de ressources propres
supplémentaires et d’un public chaque jour plus nombreux”.
Comme se plaisait à le répéter le comte Flavio, si Baggio
insistait pour rester à la Fiorentina, il serait le principal
responsable de la chute du club.
Le soir du 18 mai 1990, alors que des Florentins de tout poil
et de toute extraction s’organisent, une vingtaine de
policiers arrivent avec deux voitures blindées pour protéger
le siège de l’AC Fiorentina : — “Assis à même le sol, deux
centaines de supporters écoutaient une radio locale qui
suivait en direct ce qui se passait au siège de la Fiorentina ”.
“Notre famille restera jusqu’au bout à la tête du club”,
déclare Claudio Pontello, le fils du comte.
La place Savonarole s’enflamme :
“Des enfants et des mamans fuyaient, entre hurlements,
choœurs, lancers de pièces de monnaie, pavés, morceaux de
bâtons contre le Palais (...) Les blessures infligées à quelques
policiers provoquèrent l’arrivée immédiate de renforts. Et ils
arrivèrent tous : la Brigade mobile, le département Action, la
chef de la Digos antiterroriste, le chef de la Brigade mobile,
y compris des gradés de la Préfecture. Puis ce furent les
lacrimogènes, la fumée, les policiers barricadés derrière
leurs véhicules, des charges à grands coups de matraque et
de crosse de fusil !”
135
Des images existent. L’émeute quitte les abords du siège de
la Fiorentina pour gagner les petites ruelles du centre
historique. Les supporters ont récupéré des barres de fer, des
moellons, des cailloux sur les chantiers voisins. Comme en
mai 68 ou à Besançon pour les Lip : “Les commerçants
baissaient leurs rideaux pour éviter la casse mais les
rouvraient pour accueillir les fugitifs.”
L’émeute gagne toute la ville et n’est pas l’affaire exclusive
des excités des Virages.
“Dans la soirée, il y avait eu du chaos, des embouteillages,
de la confusion qui avaient causé cinq charges de police. On
y avait remarqué des gamins, un monsieur avec un club de
golf, des gens du coin de la rue, des gens de la fête habitués
à rentrer à l’aube. Tout le monde, en somme, s’était jeté
dans la rue dans la tenue où il était.”
Une ritournelle plane, vole, rebombe de rue en rue comme
à l’époque où les Autrichiens avaient tenté d’interrompre
cette fameuse partie de Calcio : — “Tous les soirs, nous
viendrons tous les soirs” sur l’air de “Guantamera” ! « Bien
sûr, reprend Catania, beaucoup avaient fait la preuve “qu’ils
confondaient l’amour pour leurs couleurs et l’art du bâton,
les guerres de clocher avec le fétichisme et l’adoration des
idoles”. Pour les observateurs neutres ce soulèvement
populaire pour un jeune privilégié qui allait gagner des
milliards à Turin était obscène.
Ces trois jours rendirent Roberto malade, lui, le bouddhiste
amoureux de la paix, l’artiste ami du jeu et de l’enfance, il
était responsable d’une émeute ! Obligé de quitter Caldogno
où il s’était réfugié pour se rendre au stage d’avant-coupe du
monde, il fond en larmes. Et comme le stage a lieu au Centre
national de Coverciano, à quelques encâblures de Florence,
l’équipe nationale, à quelques semaines d’une compétition
136
qui se déroule en Italie et que tout un pays rêve de
remporter, se trouve plongé dans la queue de l’ouragan.
Alors que les Pontello restent à couvert pour ne pas risquer
leur peau, Roby déclare à la presse :
“J’ai fait tout ce que je pouvais pour rester, je n’y suis pas
parvenu. En outre, je suis contre la violence et j’espère que
tout finira et qu’il ne se passera rien de grave.”
Arrivé à Coverciano, allongé au fond d’une estafette de
police, Baggio gagne la chambre n°22 et tente de s’y reposer
tandis qu’une cinquantaine d’excités font le siège du
Clairefontaine italien. Cynique, Gianni Agnelli, l’Avocat aux
cheveux argentés, déclare peu de temps après les émeutes :
“Un temps, on descendait dans la rue pour protester contre
la Fiat. Aujourd’hui c’est parce que Baggio ne veut pas venir
à la Juve. Je dirai que ce pays s’améliore.”
Trahisons ou transactions, obligations ou arrangements, les
départs du Divin ne passèrent jamais inaperçus. Turin, Milan,
Bologne, Milan à nouveau et Brescia allaient expérimenter la
“Baggiomania”, quelques-uns considérant qu’il n’était qu’un
mercenaire et une girouette, les autres estimant qu’il était
trop universel pour militer toute sa vie sous le même
drapeau.
“Dorénavant, avouera-t-il après la coupe du monde, je serai
supporter de l’équipe où je joue.”
Comme nous allons le voir, ca ne sera pas si facile.
137
TROISIÈME PARTIE
DES MONTAGNES RUSSES
AU TOIT DU MONDE
138
A la Cour de la Vieille Dame
En 1990, les enfants de 68 ont quarante ans et ils sont pères
de famille. C’est à leur tour de protéger leurs privilèges
contre les générations montantes. Les générations
montantes, en 1990, ce sont les enfants nés à la fin des
années 60. Depuis les chocs pétroliers des années 70,
l’Europe n’est plus glorieuse. La crise économique mine le
monde, les idéologies sont en pleine déroute, et le bloc de
l’Est va s’effondrer. On parle de pragmatisme, d’efficacité,
d’organisation, de synergie, mais également de société de
l’information, de communication et de télématique. Maître
idiome : le flux tendu, cette aérodynamisme de la production
vers le marché, ce renoncement au stock, cette adéquation
maniaque de l’offre à la demande. C’est de cela que parle
Tommaso Pellizzari dans “Génération Trente Ans” :
“C’est l’histoire racontée dans ce livre, l’histoire d’une
génération - celle de Roberto Baggio - qui tourne autour des
trente ans, maltraitée et dépréciée par celle des quarantecinquante ans, devenue adulte dans un monde en train de
changer, et pas qu’un peu.”
En 1990, les hippies et les yippies sont devenus des yuppies
et ils traitent les générations suivantes de yuffies, de
l’américain young urban failures désignant les “jeunes ratés
urbains”.
De 1968 à 1977, les Baby-Boomers ont donné dans la
révolution et dans la remise en question globale, ils en sont
fiers de manière collective, méprisant ces jeunes - leurs
enfants - “qui ne se passionnent pour rien, sont égoïstes, se
désintéressent de la politique et ne se soucient que de leurs
petits plaisirs”.
139
1990 est une année déterminante. Les écrans de télévision
du monde entier ont retransmis le spectacle des Allemands
de l’Est et de l’Ouest en train de se réunifier à grands coups
de pioche aux dépens de l’ineffable Mr. Ceaucescu va être
exécuté devant les mêmes caméras de télévision (qui se
laissent piéger par le charnier de Timisoara) et l’Europe de
l’Est se désintègre quand l’alcoolique néo-libéral Boris
Ieltsine détrône l’ex-communiste Mikhaïl Gorbatchev,
l’homme de la glastnost. Dans la foulée, Lech Walesa devient
président de la Pologne, la Lituanie déclare son
indépendance, tandis que les premiers craquements de la
planète Balkan se font ressentir. Pour finir l’année en
beauté, Nelson Mandela est libéré et Saddam Hussein envahit
le Koweît, ce qui pousse les Américains à mettre sur pied une
vaste Alliance et à déclencher la Première Guerre du Golfe.
Cette année-là, l’Italie comprend 56.125.000 habitants et le
monde plus de 5.301.000.000. Un ouvrier touche à peu près
1.100.000 lires par mois (550 euros) ; ce qui lui permet de
prendre connaissance à la télé des revendications du
mouvement étudiant et d’assister à la prise de pouvoir de
Berlusconi sur l’éditeur Mondadori, à la baisse d’influence du
PCI aux législatives de mai, à un référendum sur la Chasse et
sur les Pesticides remporté par les abstentionnistes, à
l’aggravation de la situation économique, à l’augmentation
de la dette publique ; ainsi qu’aux évolutions malsaines de
l’affaire Gladio révélée par Giulio Andreotti.
En 1990, le Mexicain Ottavio Paz décroche le Nobel de
Littérature et Mikhaïl Gorbatchev, le premier leader russe à
avoir quitté le pouvoir sans bain de sang, celui de la Paix.
Danse avec les Loups, Kevin Kostner et Kathy Bates
remportent l’Oscar l’année même où sortent Pretty Woman,
Total Recall, Les Tortues Ninjas et Retour vers le Futur III.
Quant à l’Italie, elle perd “sa” coupe du monde en laissant
140
aux Argentins de Maradona le privilège de se faire voler la
victoire par l’Allemagne de Matthaüs et de Brehme.
En Italie encore, les VIP du divertissement ont changé de
look. La chanson “Siamo Solo Noi” est classée première
pendant quatorze semaines, devancée par “Vado al
Massimo”, “Va bene, va bene cosi”, “Cosa succede in città”
et surtout par “C’è chi dice no” qui demeurera trente-huit
semaines au hit-parade.
Les Sept Magnifiques élus par le jury populaire de “TV,
Sourires & Chansons” ont pour nom : Giulio Andreotti, le
président du Conseil ; Umberto Bossi le sénateur liguard ;
Marcello d’Orta, un instituteur écrivain ; Gigi Sabani, un
imitateur ; Paolo Villagio, un acteur ; Roberto Baggio, le néoTurinois de la Juve ; et Vasco Rossi, le rocker des rockers
italiens qui déclare aussitôt : — “Qu’est-ce que je fous parmi
les Magnifiques, moi qui me suis toujours trouvé minable !”
Une personnalité que personne ne trouve minable, à la
rentrée des classes, c’est Robertino, jouvence nationale dont
la planète Football a découvert le talent lors d’une coupe du
monde dont nous reparlerons plus tard. Accueilli avec
défiance par les supporters de la Juve, il séduit son nouvel
entraîneur, Gigi Maifredi, qui déclare qu’il va bâtir autour de
lui une équipe ivre du “football champagne” cher à Platini et
à son mentor, Gianni Agnelli.
L’affaire prend un mauvais pli. La Juve et ses sponsors
insistent pour que Roby revendique son appartenance
juventina durant la coupe du monde et qu’il fasse briller les
couleurs de la Vieille Dame alors qu’il n’a pas joué le
moindre match en blanc-et-noir. Roby ne transige avec ses
émotions. Il rend hommage à Florence et aux Florentins et
raconte la manière dont on l’a secouru quand il clopinait
dans les ruelles du centre historique.
141
Dans l’Italie du Calcio et des clochers, cela ne se fait pas et
Raphaël l’apprend à ses dépens. Les Ultras accueillent
Roberto avec des prospectus stigmatisant son peu de passion
pour ses nouvelles couleurs. Roby prend très mal la
campagne menée à ses dépens le 30 juillet. Bousculé, pressé,
harcelé lors de la cérémonie de présentation à la presse,
l’idole de toute l’Italie pose l’écharpe noir-et-blanc aux deux
étoiles sur le dossier de sa chaise au lieu de la passer autour
de son cou comme cela se fait d’ordinaire. Les journaux ne
parlent que de ça le lendemain et certains “Drughi ” veulent
le corriger pour lui apprendre.
C’est le 5 août, à Buochs (CH) que Roby rencontre Gigi
Maifredi, l’entraîneur qui a succédé au mythique Dino Zoff,
débarqué pour n’avoir gagné que deux coupettes (!) durant la
saison 1989/1990.
La rencontre est chaleureuse et le nouvel coach confirme à
Roby son intention de construire la nouvelle Juve autour de
lui. Depuis sept ans, on s’ennuie ferme au Stadio Communale
puis au Delle Alpi, ce vaisseau de béton glacial doté d’une
piste d’athlétisme où les joueurs, des tribunes, ont l’air de
nains pris par la danse de saint-gui, ce qui n’empêche pas
Dino Zoff de faire le doublé coupe d’Italie/coupe de l’UEFA.
Mais le jeu prôné par l’ancien champion du monde manque
de piment et Agnelli guigne d’un air jaloux vers le Milan AC
et son football total.
Vouloir est une chose, pouvoir en est une autre. Frappée
par la crise, la Fiat a des problèmes et il n’est plus question
d’acheter à tort et à travers et de revivre les fiascos
retentissants conséquentes aux arrivées de Ian Rush, Zavarov
ou Rui Barros.
C’est à cet effet que l’Avocat demande au président
Boniperti de prendre du recul et à l’avocat Chiusano de
remettre la locomotive noir-et-blanc sur les rails du succès.
142
Traduit simplement, le trio Chiusano-Maifredi-Baggio n’a pas
le droit à l’erreur : il doit remporter ce titre national qui
échappe à la Vieille Dame depuis sept saisons et déboulonner
le Milan AC du Cavalier Berlusconi.
Dans un premier temps, tout fonctionne à merveille. Le 18
novembre au soir, la Juve est à un point de la Samp de Vialli
et Mancini, et devant le Milan des étoiles hollandaises et
l’Inter de Matthaüs. Maifredi et ses boys comptent cinq
victoires pour quatre matchs nuls. Baggio a inscrit six buts,
Toto Schillaci quatre, Casiraghi, Di Canio et De Agostini un.
Cerise sur le gâteau pour les Ultras, Parme et Bologne ont
été vaincus sur leur pelouse, tandis que l’Inter est reparti du
Piémont avec quatre buts (4-2) et la Roma avec cinq (5-0)
buts dans la musette.
Bouteille vide ou bouteille pleine, ceux qui préférait le
sérieux de Zoff au jeu prôné par Maifredi mettent l’accent
sur les points perdus à domicile contre la Sampdoria et
contre la Lazio, et sur les difficultés rencontrées contre les
petites équipes, signe que les stars — Baggio, Schillaci,
Casiraghi, Di Canio en tête - ont du mal à se motiver quand il
faut mouiller le maillot sur les terrains de Province.
C’est à Bari que Baggio & Cie subissent leur premier revers
(2 à 0). Se profile le match contre la Fiorentina que Roby ne
peut considérer comme un match ordinaire.
Quand Roby prétend que le destin peut être perfide, il
n’exagère pas. La veille du match contre ses anciens
coéquipiers (et l’on imagine l’ambiance qu’il règne dans les
deux clubs), on lui apprend qu’Andreina va accoucher de leur
premier enfant. Son premier réflexe est de tout laisser en
plan et de filer à l’hôpital de Vicenza pour assister son
épouse. On le convainc in extremis du contraire. Ne pas
jouer contre la Fiorentina à Turin serait considéré comme un
affront par les Ultras blanc-et-noir, le bruit courant déjà
143
qu’il regrette Florence, ses amis et les promenades dans la
campagne toscane. Aussi joue-t-il le match dans un état
second, influant à peine sur la victoire 3 à 1 de sa nouvelle
équipe. Comme un journaliste turinois lui fait remarquer lors
du point-presse qu’il n’a touché que 23 ballons en 90
minutes, au lieu de la soixantaine de ses meilleurs jours,
Roby écarte les micros, saute dans une voiture et file en
direction de Vicenza où l’attendent Andreina et Valentina, le
bébé qui vient de naître.
Valentina n’a que trois jours et un mini-scandale éclate
dont Baggio s’ouvrira quatre ans plus tard à Marco Magrini
dans “2000”, le magazine édité par « International Soka
Gakkai » : — “À l’occasion de la naissance de ma fille, j’avais
accepté de signer un contrat d’exclusivité avec un
hebdomadaire à condition que la somme prévue (60 millions
de lires - 30 000 euros) aille à un hôpital de Vicenza. Un beau
jour Valentina vient au monde. À l’extérieur de la clinique,
je trouve l’habituel groupe de reporters et de photographes.
On m’interroge et je n’ai pas vraiment envie de répondre aux
questions. On me demande l’autorisation de prendre des
photos du bébé et on leur dit que ça n’est pas possible. C’est
comme ça que, le lendemain, un quotidien titre quelque
chose comme : “Valentina Baggio rapporte 320 millions de
lires à son papa ! Tu comprends ? Non seulement le chiffre
était faux mais ils racontaient que je spéculais sur la
naissance de ma fille ! ”
Roby revient d’un bref congé parental mais la Juve ne
décolle toujours pas. Elle concède un nul dans le derby qui
l’oppose au Torino (1-1 - égalisation de Roby à la 77e
minute), un autre nul à domicile contre Cagliari (2-2), elle
succombe à San Siro devant le Diable milaniste (2 à 0), elle
s’impose contre Naples (1-0) et à Pise (5 à 1 - 2 buts de
Baggio), avant de toucher le fond à Turin contre le Genoa de
l’avant-centre tchèque Skuhravy (0-1). Pendant ce temps-là,
144
la Sampdoria, Milan et l’Inter volent de victoires en victoires
et l’affaire est mal engagée.
“On avait une équipe curieuse, si on arrivait à marquer, on
pouvait marquer quatre ou cinq buts. Mais dans d’autres
circonstances on ne rendait rien. Je crois que certains
joueurs ramaient contre Maifredi.”
Au plan de l’attaque, la Vieille Dame est pourtant bien
servie avec Baggio, Schillaci, Casiraghi, De Agostini, Alessio
ou Marocchi. Mais l’équipe joue la zone, alors que la Juve a
une longue tradition de marquage homme à homme et d’un
jeu basé sur l’utilisation de la contre-attaque.
Agnelli se met à douter. Il n’apprécie ni Maifredi qu’il
trouve vulgaire et sanguin (Moratti dira le même chose de
Simoni en 2000), ni sa manière de faire jouer l’équipe qu’il
qualifie de trop “émotionnante” pour ses vieilles artères. Le
nom de Trapattoni, le héros de mille campagnes
platiniennes, coach le plus titré de la planète et champion
avec l’Inter la saison précédente, court dès lors dans les
travées. Pressentant le mauvais sort qu’on réserve à son
coach, une partie de l’équipe décroche et, après les cinq
buts passés à Parme (doublé de Baggio), un nul à Bergame (00) et une victoire sans bavure contre Cesena (3-0), c’est la
chute libre.
La veille de l’anniversaire de Roby, la Samp de Vialli creuse
un écart de trois points sur son rival turinois. Les hommes de
Maifredi concède un nouveau nul contre Lecce (0-0), perdent
à Rome contre la Lazio (1-0),à Milan contre l’Inter (2-0) et
échappent de peu à une troisième défaite grâce à un penalty
de leur n°10 à la 90e minute ! Les bianconeri ont beau battre
la Roma à l’extérieur (0-1) et Bari (3 à 1) au Delle Alpi, au
matin du match qui l’attend à l’Artemio-Franchi de Florence,
ils se traînent à sept points de la Sampdoria, loin derrière le
145
Milan et l’Inter. C’est dans ce contexte sulfureux qu’a lieu le
match historique du 7 avril 1991 à Florence.
Glissons-nous dans les tribunes en tumulte.
146
Traître et héros
L’air du stadio communale était particulièrement épais. La
haine était palpable. Occupée par quarante mille âmes, la
cuvette de béton retentit d’une ondée de cris et
d’exhortations guerrières.
D’un côté les cohortes mauves.
De l’autre les centuries noir-et-blanc.
Entre les deux armées, le peuple des classes moyennes, à
peine tempéré. Une déflagration à droite suivie de quelques
autres, un nuage de fumée violette qui crépite et va
envelopper la moitié du stade en guerre. Une déflagration à
gauche et un autre nuage, blanc celui là, qui se jette au
coeur de son rival violet.
Les deux nuages s’entremêlent, victime d’une physique des
fluides aux entrelacs mystérieux. Quand ils libèrent la
pelouse, apparaît comme un rêve : de la Curva Fiesole,
magie du tifo florentin, naissent la silhouette du Dôme, du
Ponte Vecchio ou de la Piazza Maggiore !
A peine le temps de respirer et dix mille poings se tendent
vers la pelouse puis se rétractent en cadence, comme les
pistons d’une mécanique. Le béton vibre, gronde, tremble.
C’est la lutte de Rome contre les barbares, des barbares
contre les barbares, des barbares contre Rome ! L’ennemi de
couleur et de culture doit mourir, peuple mauve contre
peuple blanc-et-noir.
Puis il y a un silence, un silence de fin du monde.
Les Autrichiens ? Le speaker donne la composition des
équipes en commençant par l’Ennemi du Nord.
A chaque prénom, à chaque nom, c’est la curée. Certains
sont conspués avec une violence qui fait venir les frissons.
147
Quand vient le tour du Putto, de RobyGol, de Juda, le
grondement est terrible, féroce, à faire venir les frisons. Des
choeurs montent, indignes. La cuvette est inondée de
fumigènes et d’adrénaline, d’ire et de lumière !
Nouveau silence, à l’improviste.
Des guetteurs ont discerné un mouvement dans le corridor
qui conduit sur la pelouse. Des officiels sortent un à un de la
bouche qui va vomir les acteurs du drame. On murmure qu’il
y a eu des incidents, qu’un supporter mauve a été
grièvement blessé lors d’une rixe sur le parvis du stade. C’est
toujours pareil avec les noir-et-blanc, c’est toujours pareil
avec les Mauves.
La haine est ancestrale. Tout sépare les deux “peuples”.
Les mauves sont l’art, la beauté, la civilisation.
Les noir-et-blanc sont l’argent, le pouvoir, l’arrogance.
Et ils ont acheté le monument, et ils ont souillé le génie !
Les Guelfes et les Ghibellins, comme toujours en Italie.
Les Montaigus et les Capulets.
Bartali-Coppi. Mazzola-Rivera. Mazzinghi-Benvenuti.
Ainsi va l’histoire péninsulaire.
Ca y est, on aperçoit les maillots derrière ces vendus
d’arbitres ! Quel est ce Tchèque qui porte le 10 de Roby ?
Est-ce que le 6 noir-et-blanc est remis de sa blessure ? Qui va
marquer le 9 ? Qui va marquer Roby ? Ca me rappelle 1973,
quand on a terminé le match à 8. Tant qu’on aura pas foutu
Lazzaroni à la porte ! Quels fils de p... : Alessio est sur le
banc ! L’Avocat a les arbitres dans la poche, tu vas voir qu’on
va descendre...
On entend une mouche voler. Le tifo prend possession des
virages, chorégraphie de l’étoffe qu’on agite au vent :
banderoles, oriflammes, écharpes, drapeaux, morceaux de
148
tissu géants aux couleurs des antagonistes. Une marée de
couleur déchire la grisaille des fumigènes en voie
d’extinction. Le Violet à domicile écrase le noir-et-blanc
qu’on a isolé dans un virage sous la haute surveillance des
forces de l’ordre. Les casques bleu clair des policiers — et le
jaune, le vert, l’orange fluo des photographes et des stadiers
— arbitrent le conflit en contrepoint.
Et tout explose ! C’est un séisme. Les héros s’acheminent
vers le centre du terrain, le torse tendu. Le corps arbitral qui
les précède n’en mène pas large. Arbitrer les Violets et les
Noir-et-Blanc, c’est le piège. Arbitrer Baggio à Florence, de
la folie. L’homme en noir fulmine. Il a des ennemis à la
Commission, on ne lui colle que des matchs à risque. Depuis
quinze
jours
les
chroniqueurs
—
qu’on
appelle
“opinionnistes” en Italie — affûtent leur stylo, soutenus par
les historiens du Calcio et leurs statisticiens. L’arbitre a
expulsé huit joueurs violets en quatre saisons. Avec lui les
Noir-et-Blanc ont 82 % de résultats positifs. Tout le monde se
rappelle que cet arbitre là a refusé un penalty à l’Inter
l’année dernière !
Les chants montent, les chœurs montent et les slogans. Ils
sont magnifiques, les héros ceints dans leur célèbre maillot,
élégants comme seuls les Italiens savent l’être. Leurs cuisses
brillent de liniment. La mèche en bataille, le rein puissant,
la cheville huilée, ils sont prêts pour le combat.
Des photographes courent sur la pelouse, en chasse, à
genoux, sur le dos, derrière les filets, où il faudrait et où il
ne faut pas. Ils sont tous après le petit numéro 10 qui est
pâle comme un linge. On entend les cris aigus des filles. Un
brame. Des injures.
L’arbitre lève le bras, regarde à droite, à gauche, derrière
lui, devant lui...
149
Le coup de sifflet initial a retenti, la guerre commence. Une
odeur entêtante d’herbe mouillée se mêle à celle des
onguents. Un Mauve s’approche du petit n°10 noir-et-blanc
(à moins que ce ne soit le 4 nor-et-blanc qui n’approche le 10
mauve) et lui dit : “Tu la finis pas, la partie, je te jure, tu la
finis pas !”. Le 10 le regarde, le gars ne plaisante pas, le gars
est hors de lui, il a un regard de dingue. Le dingue ajoute : —
“T’avise pas à faire le phénomène…, sinon je te pète le
genou !”
Le 10 sent son cœur sauter dans sa poitrine, il n’est pas
trouillard mais là, il a très peur. Pas besoin de faire appel
aux statisticiens et aux “opinionnistes” : le 4 est connu pour
être un casseur, une brute, l’exécuteur des basses-oeuvres.
Tout le monde le connaît dans la Série A. Il est arrivé il y a
une saison d’Argentine, du Brésil, d’Ukraine ou de Série C et
il a déjà six blessés, 12 cartons jaunes et 4 rouges à son
actif.
Eh puis il ne connaît pas Roby, il n’était pas là la saison
dernière quand le 10 noir-et-blanc était un 10 mauve, quand
le stade entier l’ovationnait au moindre geste, à la
moindrepasse, au moindre tir ; quand la Curva ne lui
promettait pas la mort et de sales trucs pour sa famille.
Une première balle arrive. Le 10 a anticipé, il a un talent
fou, il voit plus vite que tout le monde, plus loin, plus clair.
De l’extérieur du pied gauche il dévie la balle sur sa droite,
la brute n’a le temps de rien, elle a déchiré les courants
d’air.
Deuxième balle, le 10 s’est libéré d’une feinte de corps et
d’un coup de rein. Avant que la brute n’arrive sur lui, la
balle est repartie, précise et claire, vers un partenaire. Le 4
est furieux, ses naseaux soufflent des flammes, son banc
l’exhorte, le menace, le houspille. “Ne le laisse pas toucher
les premières balles, lui a-t-ton dit dans les vestiaires, ne le
150
laisse pas s’installer dans le match !”. Mais les Noir-et-Blanc
encaissent le premier assaut mauve, le deuxième, un
troisième. La balle n’arrive pas souvent au 10 noir-et-blanc
qui se fait huer, il n’est pas dans un bon jour, il n’avait qu’à
rester.
Il ne faut pas s’y fier, ne pas se laisser attendrir. Le
Phénomène aux bracelets et aux bagues, c’est un but tous les
deux matchs, des passes décisives, une manière unique
d’exécuter quand on n’y croit plus, des exploits à n’en plus
finir.
Les minutes passent.
Le score est nul et les esprits se calment.
On commence à se dire que ce score arrange tout le monde.
Jusqu’à la 41e minute de la première période.
Des cris s’élèvent à mesure que la balle s’approche du but
de la Juve, un tir en force et l’Artemio-Franchi explose :
Gooool pour la Fiorentina ! Goool de Fuser !
Les injures redoublent. Les Gobbi sont promis à mille
supplices, à mille sévices sexuels.
Des incidents vont éclater dans le virage noir-et-blanc mais
la police intervient.
Les joueurs sont rentrés aux vestiaires. Avant le match, la
Fiorentina était treizième sur dix-huit et ne possèdait que
trois points d’avance sur le premier relégué. Si elle gagne,
elle se sort de ce guépier et plonge la Juve dans la crise.
Pourvu que Dieu le Miséricordieux, que les dieux de
l’Olympe, que les numens, que la Beffana ; bref, pourvu que
le Putto...
Les équipes sont revenues sur le terrain. Le 10 a digéré les
affronts, l’émotion, les ombres de son histoire dans le tifo.
Par deux fois il a déséquilibré la défense violette mais
Iachini, son vieux copain, est intervenu en catastrophe.
151
Mais il est têtu, le petit frisé, il fait un nouvel appel de balle
sur la gauche, sa position favorite et on lui transmet la balle.
Comme il l’a fait si souvent ici-même, il pointe son
adversaire en conduisant la balle de l’extérieur du pied droit,
celui-ci recule, une double feinte de corps et il le laisse sur
place ; un autre défenseur arrive à la rescousse mais Roby l’a
évité d’une espèce de véronique, il n’y a plus qu’une chose à
faire, le retenir par le maillot. Sitôt dit, sitôt fait. Roby se
tourne désolé vers l’arbitre, comme pour dire : qu’est-ce
qu’on fait ?
Celui-ci indique le point de penalty ! Dans le stade, ça
hurle, ça vrombit, ça vocifère. L’exécuteur des hautes et des
basses oeuvres, le sniper infaillible, c’est Bajeto, GuillaumeTell, il Putto ! Les Violets voient la balle au fond de leurs
filets. Les Ultras noir-et-blanc jouissent. Qu’ils sont odieux
dans leur jouissance de Gobbi, pensent les trente-cinq mille
florentins...
Mais, que se passe-t-il ?
Que fait Baggio ?
Pourquoi s’éloigne-t-il ?
Un manteau de stupeur enveloppe le stade, unissant le
peuple mauve et le peuple zébré.
Ce n’est pas Roby, c’est De Agostino, qui s’avance vers le
point de penalty !
Ce qui suit est le début d’une histoire sans fin.
D’Agostino se recule, prend son élan, frappe sur la gauche
de Mareggini qui bondit et bloque la balle !
Dans le stade, c’est de la folie. Il y a ceux qui reprennent en
chœur des chants insultants pour la Juve, ceux qui fustigent
la lâcheté de Roby et ceux qui louent sa fidélité. Dans le
virage noir-et-blanc, il n’en va pas de même. D’autant que
Roby en rajoute. Remplacé par Maifredi qui comprend son
152
dilemme et ne veut pas le détruire, Roby se dirige
directement vers les vestiaires. Quand il dépasse la ligne de
fond et une écharpe mauve plane et vient se poser à ses
pieds. Il se baisse et la glisse sous son bras, salué par un
mélange étonnant de respect et de mépris, par un cocktail
inouï d’applaudissements et de haine.
“Ce fut un geste instinctif, raconte Baggio onze ans plus
tard. Je sortais du terrain, je venais d’être remplacé, j’ai vu
tomber cette écharpe et je l’ai ramassée. C’était totu à fait
naturel, un hommage rendu à un public qui, même en me
sifflant tout le match, m’avait aimé pendant tant d’années.
Je ne m’en repens pas du tout, si c’est ce que tu veux savoir.
Au contraire, j’en profite pour éclaircir un point. Bon joueur,
professionnel ambitieux, perfectionniste. Cela me va. Mais,
moi, Roberto Baggio, je suis et je resterai un homme avant
tout. Un homme sensible, complet. Avec une conscience, et
riche de sentiments. Je te le répète : riche de sentiments. Il
n’y a rien à faire, je les ai placés et je les placerai toujours
avant tout autre chose. C’est une obligation et un devoir
pour moi. ”
Maifredi comprend tout de suite. De retour aux vestiaires,
malgré la défaite, il embrasse son joueur devant les
dirigeants et ses coéquipiers. Et durant la conférence de
presse d’après-match, alors que les journalistes parlent de
trahison, de manque de maturité, d’enfantillage, le coach
turinois déclare qu’il est heureux d’avoir à sa disposition un
homme et un vrai, pas un mercenaire ; et que son rêve
n’avait jamais été d’entraîner une grande équipe, mais
d’entraîner l’équipe où jouait Roberto Baggio !
153
La déesse aux cent bouches
Henri de Virieu, le défunt producteur du talk-show politique
français “L’Heure de Vérité”, a mis en évidence dans son
livre “La Médiacratie” la manière dont la télévision, la radio
et la presse ont transformé le rapport dialectique entre les
acteurs d’un domaine donné. Il donnait l’exemple de la
justice et du sport. Avant la société du spectacle, les acteurs
d’un procès étaient d’un côté l’inculpé, de l’autre les
professionnels de Justice et les jurés. Dans un stade il y avait
les joueurs, l’arbitre et le public. Avec les moyens de
communication globale tout a été altéré. A ces acteurs
constitutionnels ou traditionnels, il a fallu ajouter le grand
public qui est “informé” ou “déformé” par les médias. De
sorte que les juges et les avocats organisent des fuites pour
manipuler l’opinion publique. Et que les journaux en
appellent au peuple des supporters et aux sondages pour
faire pression sur les décideurs sportifs.
Cette constatation s’applique plus que tout au Calcio. Il
existe en Italie (et en Espagne) une myriade de radios et de
télévisions privées locales. Si l’on ajoute que l’on comptait
en 1990 quatre quotidiens sportifs : La Gazzetta dello Sport
(Milan), Tuttosport (Turin), Stadio (Bologne) et La Corriere
dello Sport (Rome) ; et que chaque grand périodique italien
a ses spécialistes, on imagine la cohue dans les vestiaires lors
des points presse d’après-match ; et l’arrivée des journaux
on-line et du terrestre numérique n’a pas simplifié les chos.
Comment peut-on remplir un quotidien de nouvelles
concernant exclusivement le sport, pour ne pas dire
exclusivement le football ? Le lundi, on raconte les matchs et
les faits saillants. Le mardi, on se livre à des analyses, on
relève les tendances. Le mercredi, c’est déjà la coupe
d’Europe ou la coupe d’Italie. Le jeudi, on se prépare déjà à
154
la journée de championnat suivante. Le vendredi, ce sont les
nouvelles des blessés, la désignation des arbitres. Le samedi
la présentation du match anticipé et de la journée du
lendemain. Le dimanche, le super-teaser pour les matchs de
l’après-midi avec les dernières indiscrétions sur la
composition des équipes. Et l’été, la sarabande des scoops et
des “bombes” sur le mercato, ce marché aux joueurs où les
éminences grises, les directeurs sportifs et les agents
trafiquent de la chair plus ou moins fraîchepour leurs
patrons.
Le pire, c’est que chaque ville, chaque région a sa propre
presse, ses propres spécialistes, sa propre concurrence. Le
Giornale di Brescia et BresciaOggi se font la guerre. Tandis
que le Giornale di Vicenza s’en voit avec le Gazzettino de
Venezia ou de Padoue, les quotidiens d’Udine ou de Trieste,
selon qu’ils appartiennent au même groupe ou non.
Imaginez les polémiques quand le Milan lombard et centraleuropéen affronte Naples la grecque à demi-espagnole,
quand les thuriféraires de Baresi, fils de la vallée du Po, s’en
vont défier Maradona, le dieu adoptif des Parthénopéens et
qu’au milieu des deux armées Rome, la capitale parasite,
proteste contre la nomination d’un arbitre gênois connu pour
avoir favorisé Milan contre la Lazio six ans plus tôt. Et comme
le dit si bien le fameux proverbe transalpin : “si ce n’est pas
vrai, c’est bien trouvé !”
C’est au cœur de ce magma en fusion que naît le
phénomène Baggio, une épidémie qui se sera propagée dès
1984, année de ses débuts au Stadio Menti, à ce triste jour
de mai 2004 où l’artiste salue San Siro pour des adieux
bouleversants à la Scala du Calcio.
Comment se fait-il qu’un garçon aussi casanier, aussi
normal, n’ait cessé de fasciner le public et les médias ?
155
Roberto est réellement timide. Amoureux du silence et de la
nature, il a une sainte horreur des mouvements de foule. Il le
dit dans le livre qui lui est consacré en 1993 : — “Ce n’est pas
facile de se faire comprendre ou d’être cru quand on a mon
caractère (...) Cela dépend sûrement de moi mais je pense
toujours ne pas avoir à m’excuser auprès des gens.
Maintenant, à 27 ans, j’ai plus d’expérience et les choses
vont mieux.”
À Stéphane Saint-Raymond de “France-Foot”, il avoue : —
“Je n’aime ni me montrer ni passer à la télé. Je n’aime pas
beaucoup parler non plus. Je préfère utiliser mon temps à
m’entraîner. Moins un footballeur parle, mieux ça vaut pour
lui, pour sa carrière, pour son club.”
Il décline sa méfiance à l’égard de la presse en 1994 : — “Il
y a ceux qui lisent et qui se font une idée de la réalité.
Comment est-il possible de distinguer une vraie nouvelle de
celles qui sont fabriquées ? En plus, si tu dis quelque chose
de beau à la presse, elle transforme tout et tu as vite l’air
d’un idiot ! Les gens feuillettent le journal, parfois ne lisent
pas l’article, seulement le titre. Et après va leur expliquer
que les choses ne se sont pas passées comme s’est écrit dans
le journal !”
Il insiste au sujet de son départ de Florence : — “Dans cette
affaire, les faits ont été distordus, parfois même manipulés.
Ce n’est pas vrai que je ne voulais pas aller à la Juve, je ne
voulais pas partir de Florence ! Les journalistes, à l’époque,
ont joué sur cette histoire, la montant en sauce de manière
incroyable. De toute manière j’étais perdant. Si j’étais resté
à Florence, j’aurais eu tous les supporters de la Juve contre
moi, alors que je suis allé à la Juve pour les raisons que tout
le monde connaît (ndla : remplir les caisses des Pontello
avant l’arrivée des Cecchi Gori) !”
156
Et il rajoute pour Susanna Wermelinger, l’attachée de
presse de l’Inter en 1998 : — “Les titres des journaux ? Tu te
rappelles des titres d’avant-hier ?”
Cette méfiance est une arme à double-tranchant. Alors que
la Planète Football va basculer dans le World Business (1994
et la loi Bosman), alors que certains embauchent des
spécialistes (les attachés de presse) pour manipuler les
média à leur place, Roby écarte Caliendo et fait de la
résistance. Il a des opinions et une morale. Il le prouve en
ramassant l’écharpe qu’un tifoso lui lance. Il persiste et signe
en insistant sur la reconnaissance qu’il éprouve pour les
Florentins. La frange pure et dure des tifosi de la Juve est
hors-d’elle. On rappelle
à l’insolent qu’il a coûté 25
milliards de lires alors que la Fiat multiplie les plans sociaux
de licenciements !
La presse ne lui fait pas de cadeau, en particulier
“Tuttosport”, le quotidien sportif turinois. La Juve est née en
1897 et il est dans sa tradition d’éviter les remous. Il ne
faudrait pas que le présompteux oublie que les n°10 qui l’ont
précédé s’appellent Omar Sivori, Liam Brady et Michel
Platini, que la Juve a remporté vingt titres nationaux et
toutes les coupes possibles et imaginables, que des dizaines
de champions du Monde ont porté la casaque du zèbre, et
que l’on compte parmi eux trois Ballon d’Or !
Les intellectuels volent au secours de l’Enfant Prodige. En
revenant sur sa décision de ne pas tirer son penalty à
Florence, l’écrivain Alberto Bevilacqua apprécie “la
spiritualité du geste de Baggio” et Indro Montanelli, la
conscience du journalisme transalpin, rappelle que “durant
la Seconde Guerre mondiale, des soldats américains d’origine
italienne avaient demandé à ne pas être envoyés sur le front
italien. On leur donna satisfaction et on les envoya
combattre ailleurs”.
157
C’est Maifredi qui s’expose le plus. Tout avait été décidé
dans les vestiaires. Au motif que le champion s’était entraîné
pendant des mois avec le gardien florentin et que celui-ci
connaissait pas mal de ses secrets. Qu’auraient pensé les
supporters de la Juve si Roby, déjà contesté, avait manqué
son tir des onze mètres ? N’aurait-on pas crié immédiatement
à la combine ?
Personne n’admit cette version. Roby eut beau devenir le
meilleur buteur de la coupe de l’UEFA avec 9 buts, marquer
4 buts en coupe et en supercoupe italiennes, en inscrire 14
autres pour finir sur les talons de Vialli, Matthaüs, Aguilera et
Skuhravy au classement des buteurs, loin devant Careca,
Gullit ou Maradona, il passa pour un Juda qui retourne sa
veste, pour un lâche ; dans le meilleur des cas pour une
fighetta qui n’arrivait pas à oublier Florence et qui ne serait
jamais un très grand.
Quant à Gigi Maifredi, fauché en vol par son échec à Turin,
il reviendra sur cette période pendant “Quelli che’l calcio”,
l’émission de foot-spectacle du dimanche après-midi : — “Le
plus terrible, c’est que tout c’est joué contre Barcelone en
demi-finale de la coupe de l’UEFA. Ce jour-là Baggio
déchaîné a fait un des plus grands matchs de sa vie. Par trois
fois, la balle a roulé sur la ligne à la suite d’un de ses
exploits. La balle n’est pas entrée et son but en fin de match
n’a pas suffi. Si nous nous qualifions pour la finale, je reste à
Turin et tout aurait pu changer.”
158
Entre la Roche Tarpéienne et le Capitole
Il existe un mot italien qu’il est difficile de traduire dans
une autre langue : la dietrologia. De dietro qui veut dire
arrière, derrière et de logia : logos en grec, qui signifie :
science, étude. L’arrièrologie, c’est la façon dont on
reconstitue les événements quand on réécrit l’histoire.
Qu’advient-il de Roberto entre le mois d’avril 1991 - où il
passe pour un renégat aux yeux d’une partie de l’Italie - et le
28 décembre 1993 où “France-Football” lui attribue le Ballon
d’Or, le Onze d’Or et le titre FIFA de meilleur joueur du
monde ?
La maturation d’un talent inexorable ? Son installation dans
le Gotha et dans l’histoire ? La prise en compte collective de
son génie footballistique ?
Rien de tout cela.
Il est impossible de changer d’un seul coup de cuillère à pot
le style d’une Vieille Dame propre sur elle. La zone, le
pressing, le jeu offensif de Maifredi, tout cela c’est bien
beau, mais quelques jours après l’élimination de la Juve en
coupe d’Europe, on comprend que Trapattoni va revenir.
Retour également de Boniperti, étoile immémoriale et
président triomphant (neuf titres, deux coupes de l’UEFA,
une Coupe d’Europe, une Coupe Intercontinentale...). Il
devra soutenir l’Avocat Chiusano, un fidèle de la Fiat qui ne
déborde pas de charisme. Cela posé, le passé n’est jamais
une garantie pour l’avenir et la minestre n’est pas toujours
bonne réchauffée. Surtout dans un championnat où il n’y a
qu’un seul vainqueur et où les quinze autres participants sont
humiliés, dussent-ils répondre au nom de Milan, de l’Inter, ou
de la Juventus.
Le problème, c’est que le football n’est pas une science
exacte et que deux millimètres séparent un triomphe de la
159
vergogne dans un monde de Cité-États où le temps n’a jamais
réussi à tempérer les jalousies, un monde où les
renversements d’alliances ne dépayseraient pas Nicolas
Macchiavel.
“Edoardo Agnelli, nous dit ‘www.juventus.1993.com’, était
un réformateur-né. Ennemi juré de la baguette magique, il
développait les innovations au travers d’une série de
raisonnements. — Primo : la communication. Et puisqu’il n’y
avait pas encore la télévision, c’était aux radios que revenait
le privilège de magnifier la saga de la Juve des Alpes à la
Sicile. — Secundo : assembler un maximum de personnes
autour de l’équipe. De sorte qu’il n’encouragea pas
seulement sa présence aux entraînements mais qu’il parraîna
la coutume de faire disputer les parties en soirée sur des
terrains illuminés artificiellement, afin que les gens puissent
y assister après le travail. — Tertio : se battre pour que les
calendriers officiels suivent un ordre et une sévérité plus
grands. Tout cela relevait d’un esprit pionnier qui fit du bien
au football de ce temps et se révélera fondamental pour le
football des décennies à venir.”
Des décennies après cette déclaration de principe du
fondateur, Boniperti et Trappatoni reviennent aux affaires.
Ce sont des hommes sûrs qui ont fait leurs preuves et qui ont
le label Juve imprimé sur le front. — “On nait et on meurt
juventino, déclarera Boniperti, on ne peut pas le devenir.”
Le début de saison donne raison à l’Avvocat et à ses
compères historiques. La Vieille Dame bat la Fiorentina à
domicile et Foggia à l’extérieur avant d’affronter le grand
Milan de Baresi, Maldini, Donadoni, Gullit et Van Basten ;
match qu’elle remporterait sans un but contre son camp de
Carrera à la dernière minute.
Cette occasion manquée de prendre un avantage
psychologique sur le grand rival est suivi, la journée suivante,
160
d’un match nul concédé à Bergame et par une victoire 2-0
(contre Bari) qui donne la première place à la Juve au soir de
la cinquième journée.
C’est la journée suivante que la Juve du Trap commet son
premier faux pas. Battus 2 à 1 à Gênes, les coéquipiers de
Roby vont néanmoins gagner à Naples, chercher le nul à
Rome contre la Lazio avant de triompher dans le derby
contre le Torino, à Ascoli ; puis contre la Roma et l’Inter à
domicile. Au soir de la treizième journée du championnat de
Série A 1991/1992, la Juve compte 21 points pour 9 victoires,
3 nuls et 2 défaites et une moyenne anglaise de + 1.
Satisfaisant ? Bien sûr que non. Les “opinionistes ” et les
Ultras de tous poils s’en donnent à cœur joie.
— Primo : le Milan a un point de plus que le Juve, puisqu’il
est venu chercher le nul à Turin. — Secundo : la star de
l’équipe n’a marqué que deux pauvres buts sur penalty, alors
que Casiraghi et Schillaci, qui ne font pas tant de chichi mais
qui se battent sur le terrain, en ont inscrit 7 à eux deux et
qu’il a fallu l’intervention des défenseurs Kolher et Carrera
(2 buts), de D’Agostino, de d’Alessio ou de Corini, — et même
du modeste Galia — pour tenir l’équipe à flot.
Les observateurs n’ont pas tout à fait tort. Roby n’est pas à
l’aise à Turin et ça se sait. Il regrette la lumière de Florence
et il supporte mal les airs hautains que se donne Turin, pour
ne pas parler de la froideur sarcastique de son public.
“Je restais sur mes gardes, je vivais à l’écart, c’est sûr. Je
ne dormais presque jamais à Turin. Quand je le pouvais,
j’allais chez ma femme. (...) Quand Valentina est née, je me
suis encore rapproché de ma famille. Je retournais
immédiatement à la maison après les entraînements. Souvent
je me mettais en pyjama à cinq heures du soir et je jouais
avec Valentina. Rien n’avait l’importance de ma famille.
161
C’est une constante de ma vie, j’ai toujours mis la famille
avant le reste.”
Mais la vraie raison de l’inefficacité de Roby ne se trouve
pas là. Des problèmes avec Trappatoni ? Pas le moins du
monde ; Baggio dit apprécier sa sincérité et sa droiture. Il se
sent bien avec lui, au point qu’il n’hésite pas à donner son
avis quand ils ne sont pas d’accord.
C’est le Trap qui se trouve devant un dilemme. Il a trop
d’attaquants et il faut qu’il les fasse jouer ensemble. Toto
Schillaci, le héros d’Italia 1990, et Casiraghi, un centre-avant
à la carrure de déménageur ne peuvent jouer qu’en pointe.
Si l’on ajoute que la discipline tactique n’est pas le fort de
Roby, le coach se trouve devant un dilemme : choisir deux
attaquants parmi les six stars qu’il a à sa disposition ou faire
jouer Roby en 10 derrière deux d’entre eux. Il finit par opter
pour cette formule, ce qui éloigne Baggio du but, avec le
risque de voir ses statistiques s’effondrer et le public
gronder.
Roby est conscient d’avoir beaucoup de lacunes du point de
vue tactique et stratégique. Ne passe-t-il pas des heures dans
les salles de rééducations pendant que les joueurs de son âge
apprennent leur métier dans les équipes nationales mineures
ou dans les centres de formation ?
Trappatoni est un des meilleurs entraîneurs du monde et
une légende. “Chacun interprète les choses à sa manière,
affirme l’homme de Cusano Milanino, à la fin, celui qui gagne
à raison et c’est lui qui écrit l’histoire”. Gagner, c’est bien
ce qui manque à Roby qui - selon ses propres dires - “n’a
remporté que des tournois de bars”. Il accepte de jouer en
retrait à gauche pour ne pas voler de l’espace à Schillaci.
Évidemment... “Cela signifiait moins de virtuosité dans le
dribble qui était son arme favorite pour la pénétration, la
passe décisive ou le but ”. Conséquence : Umberto Agnelli se
162
demande en pleine réunion de la S.A. Juve si Baggio est si
fort que ça et s’il faut insister avec lui. “Si Agnelli a des
regrets, lui répond par voie de presse Cecchi-Gori, le
successeur des Pontello à la tête de la Fiorentina, je le
reprends volontiers : à la limite avec une ristourne !”
La polémique monte d’un cran avant le panetone. La Juve
perd 1 à 0 à Gênes contre la Sampdoria alors que Milan
obtient le nul contre la Lazio. Et si le 5 janvier 1992 un tir de
20 mètres signé Baggio sauve le match et le championnat
contre Parme, l’article de “La Corriere della Sera” se passe
de commentaire : — “Schillaci-Casiraghi, l’un plus mauvais
que l’autre” ; donnant une idée de ce qu’est l’humeur
turinoise vingt-quatre mois avant que Roby ne soit sacré
meilleur joueur du monde : — “Voilà les trois seules
occasions où le nom de Baggio apparaît dans la chronique de
ce match. Le reste a consisté, comme toujours, dans
l’interprétation anonyme d’un rôle, milieu de liaison et de
mouvement dans lequel Baggio ne croit pas; et auquel
Trappatoni continue de le contraindre. Curieux, vraiment, ce
choix du coach. Curieux pas tant parce qu’il part du préjugé
que Baggio est un milieu de terrain et non un trois-quartiste,
mais parce que les deux pointes s’appellent Schillaci et
Casiraghi, et que cela ne permet pas d’insérer un troisième
attaquant. Ainsi Baggio, qu’il le veuille ou non, doit se
résigner à porter la croix et à chanter en même temps, et à
ramasser les sifflet d’un public disposé à lui pardonner des
erreurs d’artistes, pas celles de l’ouvrier .”
Le plumitif ne s’arrête pas en si bon chemin.
“Après avoir vu cette Juve de la deuxième ère Trappatoni,
c’est toute l’équipe qui porte la croix, une croix constituée
par le duo Schillaci-Casiraghi, ceux-là mêmes qui empêchent
l’utilisation de Baggio dans une position franchement
avancée.”
163
Concession faite aux malheurs de Roby suivie de deux
flèches empoisonnées concernant la manière dont “on n’a
pas craint le ridicule en (le) comparant hâtivement à Platini”
et sur “la fragilité de caractère” d’un personnage “que le
public serait mieux disposé à pardonner en pointe où l’on sait
que le coup gagnant ne peut arriver à tout coup”.
Garanzini n’a pas tous les torts. Trappatoni est un ancien
miliru défensif version “catenaccio” qui fait ses gammes dans
un football où la zone et la zone mixte bouleversent les
habitudes italiennes. De sorte que la Juve, qui enchaîne avec
un nul à Cagliari sur un terrain difficile et par une victoire 20 contre Vérone, ne peut rien pour éviter que le match
contre la Fiorentina — encore elle — ne devienne capital, le
Milan recevant ce jour-là le dernier de la classe !
Trap le coriace a beau dire à la presse que Roby a retrouvé
la joie de vivre à Turin et que les années 80 ne sont plus
qu’un souvenir, les supporters Violets s’ingénient à leur
mettre la pression, comme le prouve un article de la
“Corsera” daté du 26 janvier 1992 :
“On se croirait en guerre. Les yeux illuminés de Toto
Schillaci s’écarquillent devant l’imposant service d’ordre mis
en place pour le déplacement de la Juve en Toscane. Deux
autos de la Digos escortent le Bus tout au long du parcours
entre Turin et Florence, trois autres voitures, deux
camionnettes et une centaine d’agents et de carabiniers sont
disposés pour protéger le centre de Coverciano où les Blancet-Noir ont passé la veille de ce qui peut être défini comme
le Derby des Venins.”
Ce qui doit arriver arrive. La Juve et Roby, insulté pendant
90 minutes par une partie du public et applaudi par l’autre,
ne peuvent rien contre les deux buts de Batistuta et Branca
dans le dernier quart-d’heure. Au soir de ce choc effroyable,
la “Fiancée d’Italie” est à cinq points de l’irrésistible Milan
164
de Capello et elle sait qu’à moins d’un miracle elle ne sera
pas championne. Pour fêter l’annonce de sa sélection en
équipe nationale contre Saint-Marin, Roby n’en abat pas
moins l’Atalanta d’une “parabole diabolique” qui le fait
ovationner par le Delle Alpi.
Ce qui réconforte le champion de Caldogno, en ce début de
saison, c’est la décision de Sacchi de le faire jouer comme
deuxième attaquant en équipe nationale et les déclarations
qui l’accompagnent. Roby, affirme Sacchi, s’exprimera mieux
dans une équipe qui joue la zone que dans une formation
bloquée sur les vieux principes du marquage individuel. La
presse en fait ses gorges chaudes. Ils sont des dizaines à le
bousculer pour faire dire au sorcier de Fusignano que le Trap
est dépassé avec son système de jeu à l’italienne. Une
querelle des Anciens et des Modernes se déchaîne aussitôt
entre ceux qui feraient jouer Roby au milieu (ou le
laisseraient sur la touche) et ceux qui, comme Sacchi, fous
de pressing et de jeu offensif, l’imposeraient aux avantpostes. Roberto s’exprime en marquant deux fois contre
Saint Marin, puis en inscrivant le but vainqueur contre
l’Allemagne.
L’espoir finit par revenir en championnat. Le Milan n’a que
quatre points d’avance à la mi-février et rien ne dit qu’il
n’aura pas lui aussi son moment difficile, d’autant que la
Juve, avec trois victoires et deux nuls, maintient cet écart de
quatre points jusqu’au 5 avril ; journée durant laquelle Milan
affronte la Sampdoria, le tenant du titre, tandis que les
Blanc-et-Noir de Baggio affrontent Torino dans un “Derby de
la Mole” à haute-tension. Ce jour-là, tout le Calcio a l’oreille
rivée à son transistor. Les trente premières minutes passent
et les deux matchs restent bloqués sur le 0 à 0, mais à la 34e
minute Rijkaard ouvre le score à San Siro et Milan porte son
avantage virtuel sur la Juve à cinq points.
165
Au stadio Delle Alpi de Turin, les supporters de la Curva
Maratona, ceux du Torino, lancent des chants de défi à ceux
de la Juve qui font grise mine. Ils sont carrément anéantis
quand les haut-parleurs du stade annoncent le deuxième,
puis le troisième but des Rouge-et-Noir, signés Evani et Van
Basten. Quatre minutes et onze minutes plus tard, la
déception se transforme en horreur. Casagrande et les frères
ennemis de Torino mettent un point final au suspense. La
Juve a perdu le Derby et le titre s’est envolé à Milan. Il n’y a
dès lors plus de suspense même si la Juve termine sa saison
par deux victoires et cinq nuls, le Trap admettant une partie
de ses erreurs et affirmant que Roberto jouera en attaque la
saison suivante. En attendant, Juda, Super Girouette, la star
manquée se voit sacré deuxième buteur du championnat avec
18 buts derrière Van Basten (25 buts). Pour cette saison “en
demi-teinte”, il aura marqué 27 fois en 45 matchs officiels,
dont 5 buts en 5 matchs pour l’équipe d’Italie, le dernier
étant inscrit à Chicago lors d’un Mondialito destiné à tester
les installations d’USA 94. C’est trop peu pour la critique et
pour ses détracteurs du Virage. Le garçon doit faire ses
preuves. Rien ne prouve que il est un gagnant et un leader.
166
En attendant l’Encens et l’Or, la Croix
L’été italien est découpé en plusieurs tronçons. Il est
annoncé par les lilas du Giro, dont le maillot rose illustre les
prémisses, il est entériné par la saison balnéaire qui débute
fin juin/début juillet, il s’effiloche après Ferragosto, ce 15
août qui est la deuxième fête nationale et signe la fin des
vacances. L’été italien a une caractéristique, il voit chaque
week-end des millions d’employés et de travailleurs
rejoindre sur les plages ceux qui sont en congés, la majorité
optant pour les deux premières semaines d’août. Or juillet,
entre la baignade, les parties de volley et les promenades à
la fraîche entrecoupées de gelati, c’est la période des
transferts et des indiscrétions.
C’est fin juin/début juillet que les rubriques sportives se
délectent des rumeurs qui agitent le Calcio en coulisse. C’est
en feuilletant “La Gazzetta” — dite la rosea, car comme la
rosée on la trouve le matin en se levant —, “Tuttosport” ou
le “Corriere dello Sport” qu’on essaie de deviner où vont
jouer Del Piero, Nesta ou Vieri la saison à venir. C’est en
trempant sa pâtisserie dans son capuccino qu’on essaie de
savoir si Totti sort avec Samantha de Grenet ou si cette
dernière a été supplantée par Ilary Blasi. On se demande
encore si Capello sera le prochain sélectionneur national. Et
quand la marée est basse du côté des bombes, nom italien
pour les “scoops de mercato”, on se plonge avec délectation
dans une rétrospective consacrée à Peppino Meazza,
Valentino Mazzola ou Mariolino Corso ; l’on revit les
triomphes de l’Inter d’Herrera ; ou l’on pleure les destins
tragiques de Gigi Meroni, le papillon grenat mort dans un
accident de voiture ; de Vittorio Mero et Jason Mayelé, les
dernières victimes illustres de la route.
167
Cette période passée, arrive l’heure des raduni, ces
rassemblements de début de saison qui se déroulent loin des
touffeurs de la plage. Il ne s’y passe pas grand chose mais les
journalistes s’en donnent à coeur joie pour tirer le portrait
des recrues étrangères ou de tel coach arrivé à grands frais.
Puis c’est l’heure des tournois dont la plupart se déroulent
dans les cités balnéaires ou à l’étranger.
Le stage de préparation de la Juve, cet été 1993, se déroule
à Buochs, en Confédération helvétique. Comme chaque
année les supporters et les touristes se donnent le mot pour
voir leurs idoles transpirer dur et se faire prendre en photo à
leurs côtés. Levés aux aurores, les stars transpirent sang et
eau, passent maints tests physiques et médicaux, et
s’attèlent à un travail de fond plus proche de la préparation
du G.I. en partance pour Kaboul que de la partie de piquenique entre amis.
Dans cette atmosphère studieuse mais décontractée,
Giovanni Trappatoni, Baggio et compagnie savent ce qu’on
attend d’eux. La Juve n’a plus gagné le Scudetto depuis huit
ans et la série en cours du Milan AC de Berlusconi agace la
présidence qui a déjà beaucoup de problèmes avec la FIAT et
avec les mouvements sociaux qui en découlent. Il y a du pain
sur la planche. La Vieille Dame est inscrite en championnant,
en Coupe de l’UEFA et dans cette coupe nationale qui lui a
échappé de justesse à Parme. Si l’on ajoute que les
internationaux italiens et étrangers de la Juve (une dizaine)
participeront aux éliminatoires de la World Cup U.S de 1994,
on imagine l’état d’esprit du staff mis à la disposition du
Trap par Boniperti et Chiusano.
À première vue, le groupe a fière allure. On note les
arrivées de David Platt, l’international anglais qui s’est bien
adapté au Calcio à la Sampdoria et d’Andreas Moeller, un
Baggio venu de Francfort, et surtout celle de Gianluca Vialli,
la star de la Samp transférée à la cour de l’Avocat pour la
168
somme record de 35 milliards de lires ! On note également la
présence de Fabrizio Ravanelli (futur joueur de l’Olympique
de Marseille) et le maintien du turbulent Paolo Di Canio dans
l’effectif.
Le Trap a en mémoire les difficultés éprouvées la saison
précédente. S’il doit faire jouer Baggio derrière Vialli et
Ravanelli, il faut qu’il assure ses arrières. Réputé pour être
un “défensiviste”, le Trap est un réaliste qui tire le maximum
des hommes qu’il a à sa disposition. À la grande époque, le
Trap n’alignait-il pas Platini, Boniek, Rossi et Causio ; dont
les arrières étaient couverts par une escouade défensive
formée par des gens comme Cabrini, Scirea ou Tardelli. C’est
pourquoi il insiste auprès de Gianni Agnelli : si l’on veut que
l’attaque donne satisfaction, il faut engagner un défenseur
central d’expérience pour prêter main forte au roc allemand
Köhler et à Carrera. En dépit du tour de vis financier, on
l’entend en haut-lieu, il disposera de Pietro Vierchowod, dit
le Russe, un vétéran venu de la Samp. Arrive également
Antonio Conte, de Lecce, un petit homme destiné a devenir
un des piliers du club.
La première sortie est prometteuse : — “Baggio-Moeller : du
génie pour deux !” titre la “Corriere” après la victoire 4 à 1
de la Juve à l’Olimpia-Stadion de Münich contre le Bayern.
Mais le Calcio d’été est trompeur. Rarement les
triomphateurs de cette compétition officieuse dont on
regarde les évolutions d’un air distrait sur la télé de l’hôtel
confirment en matchs officiels.
Malgré l’expérience du Trap et la volonté des stars de
conjuguer leurs talents, rien ne va plus dès qu’arrivent les
parties qui comptent. La Juve concède le nul 0-0 à Cagliari,
pulvérise l’Atalanta 4 à 1, mais concède un autre point au
Genoa puis contre la Roma à Turin ; avant de gagner 3 à 2 à
Naples, mais d’être à nouveau bloqué au Delle Alpi par le
promu Brescia. Le club piémontais bascule dans la crise à San
169
Siro contre l’Inter. Le 3 à 1 sec concédé aux coéquipiers de
Matthäus précipite la Juve à la cinquième place alors qu’on
en est seulement à la septième journée.
Car si l’attaque dite “à quatre cylindres” : Di Canio-BaggioVialli-Moeller, assistée par Ravanelli, a fait mouche onze fois
(Moeller 5, Vialli 2, Platt, Kohler et Baggio 1, Ruotolo c.s.c),
la défense a encaissé neuf buts et le Milan caracole en tête
avec quatre points d’avance sur le Torino, cinq sur la
Fiorentina et l’Inter, et six sur la Juve ex-aequo avec le
Genoa, la Lazio et la Sampdoria !
Mais Vialli et Baggio, alors ?
“En 1992, demande Enrico Mattesini en 2001, la Juve achète
Vialli. À vous deux, vous deviez conduire le club au titre. Ca
ne s’est pas passé comme ça. À qui la faute ? : — « Au Milan,
répond Roby. Ce Milan-là était vraiment imbattable. Nous,
nous n’avions qu’une bonne équipe. La première année,
Gianluca a eu des problèmes. Mais même si nous avions tous
été au maximum, nous n’y serions pas parvenus. Les hommes
de Cappelo étaient vraiment inaccessibles... ”
Les Ultras et les dirigeants turinois n’acceptent pas ce genre
d’argument et l’Enfer commence pour Thésée-Baggio à la
conquête de la Toison d’Or.
Il y d’abord cette histoire de position sur le terrain qui fait
débat au sein de la Juve et en équipe d’Italie et qui fatigue
l’opinion publique. Attaquant en équipe nationale où il
multiplie les exploits, mais milieu offensif avec la Juve, Roby
perd patience. D’autant que les formules testées par
Trapattoni, à la recherche des équilibres tactiques et
humains, tardent à donner leurs fruits.
“Il est indubitable que je préférais jouer plus avancé mais
je comprenais les exigences de Trapattoni qui me demandait
plus de sacrifice et moins de brio.”
170
Le Trap est tout sauf un âne. Il faire monter Baggio aux
côtés d’un Vialli qui a du mal à s’imposer et qui se blesse
plus que de raison. En deux matchs contre l’Ancona et contre
l’Udinese à domicile, la Juve gagne deux fois par le même
score de 5 à 1 !
“La joie blanc-et-noir a le visage de Roberto Baggio, écrit
l’envoyé de la “Corriere” mais aussi celui de Trappatoni. Le 5
à 1 sur l’Udinese, les quatre buts et demi de son fantasista
représentent un succès personnel pour l’ex-Violet mais
également pour son coach (...) : 6 buts en 2 matchs, voilà le
Baggio que la Juve attendait. Trapattoni s’en réjouit : — “Les
critiques qu’on a encaissées pour nos mauvaises
performances nous ont aidés à nous améliorer, le
déplacement de Baggio vers l’avant, grâce au débat
technique qui a eu lieu, nous a rendus plus incisifs.”
Ce regain de forme n’est pas pour déplaire à Sacchi qui
attend son phénomène au rassemblement de l’équipe
nationale qui va affronter l’Écosse à Glasgow pour les
éliminatoires de la World Cup. On se souvient du jeu
stratosphérique du Milan hollandais, mais plus d’un
technicien (en Italie, on n’en compte pas moins de quarante
millions) doutent de la faculté de Sacchi à reproduire en
sélection ce qu’il est parvenu à réaliser en club, prétextant
qu’il lui sera difficile d’avérer ses théories sans Gullit,
Rijkaard et Van Basten.
Comme à son habitude, le petit Romagnol est tendu, ce qui
fait les choux gras de journaux, comme nous le démontre ce
compte-rendu d’un entraînement des Azzurri : (Sacchi :) « —
Signori, tu vas jouer ou non ? Ca fait tout l’entraînement que
tu restes là à cinquante mètres ! Si tu restes là, personne ne
te passera la balle, tu peux comprendre ça ou non ? — C’est
une flambée. Sacchi s’échauffe, s’enflamme. Changement
immédiat : — Signori sort, Vialli rentre. Lentini va à gauche.
— Le coach encourage Roberto : — Mais vas-y, va marquer ! —
171
À peine entré dans la surface, Roby adresse un tir mollasson
dans les bras de Pagliuca. Et on entend Sacchi protester : —
Roberto, en match, tu tirerais comme ça ?”
Giancarlo Padovan, l’auteur de l’article, est appointé par
“Tuttosport”, le quotidien turinois. Son collègue de Milan,
Arturo Costa, prend le relais la veille du match à Coverciano,
Province de Florence. Costa rappelle qu’ici-même, Roberto
“s’amusait beaucoup” avec la Fiorentina. Maintenant il y
avait “le bus de l’équipe nationale avec le moteur qui
tourne, il y avait ses coéquipiers en azur, il y avait la
réalité.”
Sur le même ton Costa s’étonne que Roberto, “ce Florentin
nostalgique, milaniste manqué et juventino de plein effet”
porte les sacs “malgré sa petite taille (sic)”. Costa suggère à
Baggio qu’il se pourrait bien que lui, le petit gabarit, le
fleurettiste, le technicien, soit peu à l’aise sur un terrain
gras écossais...
“Celle-là, elle est bien bonne, fait Roby. J’ai joué sur tous
les terrains du monde, sous le soleil et sous la pluie, y
compris avec des patins ! C’est vrai qu’il est difficile de
construire un jeu satisfaisant dans la boue...”
Costa titille Roby sur Gianluca Vialli et Beppe Signori, ses
rivaux à la pointe de l’attaque. Comme il ne parvient pas à
lui faire perdre patience, il en revient à la Juve et à ses
incompréhensions avec Trappatoni, terminant sur la
guéguerre qui a lieu entre la presse turinoise et lui :
“Vous savez ce qu’on dit de vous ? Que vous assassinez les
avant-centres qui jouent avec vous. Schillaci, Casiraghi,
Vialli...”
— Celle-là, elle est super, ironise Roby Baggio. Ce sont des
histoires mais des histoires mignonnes, ceux qui ont le temps
de les lire peuvent même les trouver amusantes.”
172
Le fauteur de polémiques ne s’en laisse pas conter, il
mentionne l’opinion de ceux qui pensent que Baggio : “n’est
pas un meneur d’hommes”.
“Chaque semaine, on en trouve une nouvelle ! La dernière,
c’est celle des terrains lourds. Puis cette histoire de leader
manqué ou de mes buts qui compteraient pour du beurre.
Vous savez quoi, en attendant, je vais continuer d’en
marquer, on verra plus tard si mes buts sont décisifs ou non !
Mais surtout ne perdez pas espoir, je vous jure que moi-aussi
j’ai des défauts.”
L’Italie obtient le nul à Glasgow mais McLaren enfonce le
Divin dans le gazon d’un coup de genou dans les reins, ce qui
lui vaut une côte fracturée et quatre semaines d’arrêt.
Au moment où la forme revient et où le Trap a déclaré le
faire jouer devant, c’est malencontreux. La Juve remporte le
Derby contre Torino à la dernière minute et certains
journaux en profitent pour dire que la Juve est plus
“concrète” sans sa star. Analyse d’une grande finesse
puisque la juve perd ses trois prochains matchs d’affilée :
contre Milan à domicile (0-1), à Florence (2 à 0) ; enfin 2 à 1
à Foggia contre un promu ! Nous sommes le 13 décembre
1992 et la Juve est à neuf points des hommes de Capello.
Noël n’est pas arrivé que la saison 1992/1993 est déjà un
fiasco.
173
« Tale ot two cities »
Depuis ses mésaventures lors de son transfert de Florence à
Turin, Roby n’a plus confiance en personne dans le milieu du
Calcio. Conseillé par un groupe d’amis (de la Soka Gakkai ?),
il s’occupe lui-même de ses contrats et il accepte de se lier
ponctuellement avec “International-Managment-Groupe”,
c’est-à-dire avec le groupe McCormack.
Comme le dit le communiqué du 18 novembre 1992, IMG ne
“trouve pas seulement une équipe et un contrat” mais offre
“une gestion managériale”.
Gestion managériale, c’est le mot pour gestion de la
“marque Baggio” qui est (déjà) célèbre dans le monde
entier.
Cette intervention d’affairistes totalement étrangers au
marigot italien mais spécialistes des négociations tombe bien
pour Roby, puisque l’ancien contrat, une feuille hâtivement
signée dans le bureau de Boniperti, ne tient pas compte de
l’exploitation de l’image Baggio, oubli évalué à des dizaines
de millions de dollars ! Bien entendu, le club veut rediscuter
les clauses du contrat, arguant que Roby a obtenu du club
une prolongation de son contrat triennal jusqu’en 1996, et
qu’il doit ne doit pas être trop gourmand.
Roby n’entend pas la chose de la même façon. Il préfère
réduire la durée de son contrat à deux ans (jusqu’à fin 95) et
rester maître de l’utilisation de sa griffe et ce pour mille
raisons allant de sa réticence à apparaître aux exigences de
sa nouvelle foi.
La presse, mise au courant de ses négociations par une fuite
bien organisée, ne manque pas l’aubaine et souffle sur les
braises.
174
À la botte des puissants (La Gazzetta appartient à la planète
Agnelli), elle stigmatise les travers de la star. Dans un article
titré : “Voyage dans la fragilité d’un personnage qui divise”,
Perrone du “Corriere della Sera” enfonce le clou :
“Qui est Roberto Baggio ? Un champion ingénu, une victime
de ces temps de cupidité, un nostalgique de la Curva Fiesole,
un “fantasista” mal préservé de la pauvre fantaisie des
autres ? L’homme en plus, un luxe, le caprice d’un puissant,
un médiocre surévalué ? Toutes ces définitions s’entortillent
autour d’un footballeur qui, comme tous ceux qui sont trop
bons, n’aura jamais la paix même en gagnant (...) Derrière
Roberto Baggio, il n’y a que Roberto Baggio, avec ses doutes
et sa recherche du bonheur. La confusion de ces derniers
jours naît des contradictions inaliénables d’un caractère qui
n’accepte pas d’être géré. L’IMG et la Juve ont été
complètement déstabilisés par sa sortie de dimanche : — Si la
Juve veut me garder, qu’elle le dise tout de suite !”
“Maintenant, poursuit Perrone, Baggio joue la vierge
effarouchée. Il aurait signé un document sans penser que
c’était le bon, se fiant à la bonne foi de la personne qu’il
avait devant lui (Boniperti) et qui avait besoin d’un geste fort
pour les supporters et aux yeux des autres clubs. Dans les
deux cas, Baggio s’en sort comme l’innocent livré à des
hommes rapaces et sans scrupules ! Ou bien au contraire,
c’est lui qui est sans scrupule et qui joue double jeu (...). Et
nombreux sont les spécialistes qui disent : la vérité c’est que
Baggio veut rejouer à l’idole dans une équipe qui ne gagne
pas !”
Et ce charmant article daté 3 décembre 1992 de s’achever
ainsi : — “Qui veut rester à la Juve doit le faire avec
enthousiasme, sinon le club se comportera en conséquence”.
Baggio, à qui l’on donne du “fils prodigue”, débarque trois
jours plus tard dans une BMW “immatriculé à Florence (sic)”.
On apprend qu’un double face-à-face a eu lieu entre le
175
joueur, Boniperti et le Trap. Trappatoni déclare qu’il n’y a
aucun problème entre lui et Baggio et que leur relation a
toujours été claire et civile : “On se raconte tout mais les
intérêts privés doivent se discuter ailleurs”.
Le Trap ajoute :
“La Juve n’est pas une dictature. Je sais qu’il (Baggio) veut
rester et moi aussi je le veux. Mais si les maris et les femmes
se séparent, imaginez un peu ce qui peut se passer entre un
joueur et un club.”
Un journal de titrer : — “Trapattoni à Baggio : Le divorce ?
Ce n’est pas la fin du monde !”
Par bonheur, Roby, blessé à force de jouer à tout prix pour
sauver la baraque, assistera au choc Fiorentina-Juve de son
appartement.
Cino Marchese, le boss italien de IMG, enfonce le clou
quelques jours plus tard. Baggio, qui est un charmant
garçon, intelligent, unique et tout et tout, est “plus difficile
à gérer que Tomba”, “parce que le football n’est pas le
tennis ou le ski et parce que le Calcio est l’affaire de
professionnels et de gens moins sérieux” ;
"Ce sont des moments où le rôle de l’agent, du manager est
important, encore plus que quand il faut aller discuter un
contrat.” ;
“Roby doit être aidé à donner des solutions plus moderne à
son mode de vivre et d’être, nous sommes ici pour ça, pas
pour envahir sa sphère privée.”
Roby rentre après les fêtes.
Un 2 à 2 (égalisation de Baggio 1 à 1) qui n’est pas du goût
d’une quarantaine d’Ultras qui s’en prennent au joueur.
176
Le bon Costa raconte : “Quelle signification attribuer à la
nouvelle contestation dont a été victime Roberto Baggio ? Les
faits : Pendant la séance d’entraînement qui s’est déroulée
au Combi, un groupe d’une quarantaine de tifosi appartenant
à la frange Ultras a durement apostrophé le capitaine,
assaisonnant la ritournelle (“Retourne à Florence !”) avec la
vulgarité de toujours. Motif de cette avilissante comédie ?
Outre les chefs d’accusation traditionnels qui lui ont valu des
insultes par le passé (ndlr : lisez l’amour jamais renié pour le
maillot violet) : un geste d’énervement à l’occasion de la
contestation qui a éclaté pendant le match contre Parme
(...) ! Ainsi cela peut se produire à la Juve aujourd’hui : À
savoir qu’une délégation ‘plus ou moins spontanée’ puisse
contraindre un joueur à s’expliquer ‘plus ou moins
spontanément’, sans que personne ne puisse ni ne veuille
intervenir. Exactement ce qui est arrivé hier quand Baggio a
été ‘convoqué’ dans les couloirs du Communale...”
C’est dans cette ambiance que les hommes du Trap
contraignent la Sampdoria au nul grâce à Andi Moeller, qu’ils
battent le Pescara grace à 2 buts... de Baggio ; et qu’ils vont
chercher le nul à Rome contre la Lazio (Baggio, 14e minute)
et battent Cagliari (Baggio à la 18e, Casiraghi à la 86e). Ce
qui donne un mois de janvier avec 7 points obtenus sur 10
possibles, 8 buts pour (dont 6 de Roby) et 6 contre.
Et un retour à une plus honorable quatrième place exaequo, certes bien loin des Extraterrestres du Milan AC.
Un satisfecit pour le futur Divin ?
Vous n’y êtes pas. Après le match remporté contre Cagliari
et un des rares penaltys ratés par Raphaël, Vittorio Chiusano,
le président délégué, déclare qu’il serait préférable “que
Roberto Baggio s’entraîne davantage à tirer des onze
mètres”. Celui qui est le meilleur réalisateur de penalties du
Calcio de tous les temps se voit rapporter le commentaire et
177
détale, son sac sur le dos. On lui demande où il va et il
répond : “M’entraîner à tirer les penaltys !”
Ainsi va le Calcio depuis toujours. Un joueur va être
considéré comme le meilleur du monde un an plus tard et il
ne vaut pis que pendre.
Février 1993 arrive.
La Juve est en course pour la coupe de l’UEFA mais
l’humeur n’est pas au beau fixe. Andy Moeller dit tout haut
ce que Vialli, relégué au milieu de terrain, pense tout bas. La
star allemande ne comprend pas tous ces changements de
position sur le terrain et lui aussi veut se rapprocher du but.
Fort de ses cinq buts dans les premières journées du
championnat, il ne marque plus depuis que Roby joue en
pointe. Capitaine Roberto soutient le Trap, bien sûr, mais on
imagine l’ambiance dans un vestiaire constellé d’étoiles,
avant-goût des turn-overs à venir...
Tandis que le Milan aligne sa cinquantième partie officielle
sans défaite, l’Atalanta bat la Juve 2 à 1 (but de Moeller) et
Roby se donne une élongation qui hypothèque sa
participation au match contre Gênes, mais surtout celle
prévue le 24 du mois à Porto pour la qualification mondiale.
Le lendemain de son vingt-sixième anniversaire, voilà ce que
Baggio découvre dans les journaux du matin :
“Florence - Coup de projecteur sur les contrats milliardaires
du football. Avec la présence du Fisc et des Douanes dans les
locaux administratifs de la Fiorentina, s’est ouvert un
nouveau chapitre destiné à faire la lumière sur des aspects
que le football a toujours tenu secret. Officiellement les
agents du Fisc ont seulement examiné les documents
concernant la cession de Roberto Baggio à la Juve, le contrat
de Dunga et celle concernant la vente de Nappi à l’Udinese.”
— Principal accusé Antonio Caliendo !
178
Porto, le 23 février 1993.
Dans l’atmosphère humide du printemps portugais où l’Italie
va jouer gros en vue de la coupe du monde, Roby doit
répondre aux insinuations de Franco Melli, de la Corriere
della Sera : “Vous voilà le leader désigné de la Squadra.
Avez-vous grandi, serez-vous moins égoïste ?”
Roby tourne neuf fois sa langue dans sa bouche. Arrigo
Sacchi l’a remis en selle en l’alignant à la pointe de l’attaque
azur et il l’aide à nuancer un dogmatisme que Van Basten luimême avait fini par mal supporter. Inspiré par cette
fulgurante candeur qui lui causa tant de problèmes à
l’époque, Baggio se livre sans arrière-pensée :
“C’est moi qui ai changé, pas Sacchi. Et je n’ai plus aucun
mal à me mettre au service de l’équipe. Avant, je marquais
d’un jet, j’allais où me portait l’instinct. Gamin, je n’ai reçu
aucun enseignement tactique. Le jeu en zone était alors
inconnu, les formations étaient éparpillées sur le terrain, les
rôles prévoyaient peu de variantes. Puis à 18 ans j’ai subi
deux interventions sérieuses aux ligaments. Ensuite il a fallu
que je remonte la pente avec peu de connaissances
professionnelles, avec ce que j’avais en moi, sans aide, sans
une préparation mentale spécifique...”
On est la veille du match qui décidera qui du Portugal ou de
l’Italie se rendra aux Etats-Unis et Roby sait qu’il est à un
tournant de sa carrière. Peut-être le plus important s’il veut
réaliser son rêve, jouer la finale contre le Brésil.
“L’Italie de Sacchi balaie le Portugal”, titrera le “Corsera”
du lendemain. Et les envoyés qui attendaient un faux-pas du
Phénomène de s’exclamer :
“C’est le début de tout. De l’Italie de Sacchi qui brille
comme jamais dans la nuit portugaise. De l’Italie des deux
Baggio, décisif Roberto, fondamental Dino. De l’Italie de
179
Casiraghi, le délaissé, celui que la Juve gardait sur le banc.
L’Italie d’hier, avec ses hommes, s’approche de l’Amérique.
Les joueurs ne font aucune erreur, Sacchi ne fait aucune
erreur. Deux minutes de jeu et c’est tout de suite Baggio.
Roberto, naturellement...”
180
Le Golgotha et la Toison d’Or
Début mars 93, la Juve se débat au bord du gouffre et Roby
n’a pas accompli de miracles. Nul doute que le rapport
valeur marchande/spectacle et le quotient investissement
résultat font de la Vieille Dame l’équipe la moins rentable du
championnat d’Italie. Les responsables ? D’après l’assemblée
de gestion, c’est Boniperti et la vieille garde installée place
de Crimée. Puis Trapattoni. Enfin, les joueurs. Et parmi eux
Baggio, ce traître, cette donnina à queue-de-cheval.
Après avoir cédé une nouvelle défaite contre la Roma à
l’Olimpico (2 à 1) et avoir battu Naples (4 à 3), la Juve
succombe contre Brescia, une des plus faibles équipes de
Serie A ! Alors, quand l’Inter vient humilier la Vieille Dame
sur ses terres, l’Avocat se contrefiche de la qualification en
UEFA contre Benfica et révèle un plan de restructuration sur
trois ans qui sera mis en œuvre dans les plus brefs délais.
Premier a se sentir visé, le Trap qui n’y va pas par quatre
chemins pour sauver ce qui peut l’être (la Juve est qualifiée
pour une demi-finale de l’UEFA et pour un autre de coupe
d’Italie, tout en restant à portée d’une place européenne en
championnat !) :
“Vous voulez un coupable ? Le voilà, dit-il, rubicond et
furieux : je suis là ! Tirez, allez, massacrez-moi, c’est la loi
du football, c’est l’entraîneur qui paie toujours, encensé un
jour, détruit le lendemain ! Désormais, le roi c’est Mazzone,
pourtant il est resté deux ans sans que personne ne vienne le
chercher, tout le monde l’avait oublié. C’est ça, c’est la loi
du football et je la connais. Tirez-moi dessus, mais laissez
mes garçons tranquilles ! Les joueurs, c’est mon affaire, je
leur conseillerai de ne parler à personne, on ne peut passer
son temps en rixe toutes les saintes journées !”
181
Ca barde en coulisses. L’Avvocato, qui a des soucis de santé
et qui sent son Empire glisser vers le chaos (voir chapitres
suivants), parle d’une refonte et de succès à remporter après
une période de transition de trois ans.
Après avoir rétorqué que “trois ans avant de redevenir
protagonistes, c’est bien long”, Baggio donne le coup de pied
de l’âne comme s’il en savait long sur le proche avenir du
club :
“Si l’avocat Agnelli a parlé en des termes si précis, ça veut
dire qu’il a les idées claires sur le futur, y compris pour la
direction technique. Il a sans doute pris seul toutes les
décisions nécessaires.”
Comme cela se passe après la défaite honteuse contre
l’Inter, on se demander ce qu’il est advenu du pacte entre le
Trap et son étoile.
“Trap : Baggio dedans ou dehors !” lit-on quelques jours
plus tard.
Un ultimatum du Trap à l’intention de sa star ?
Pas pour le moment, seulement une blessure.
Baggio revient sur cette période dans l’interview qu’il
donne au Guerin pour la réalisation d’un numéro spécial
intitulé “Baggio, un ragazzo d’oro” fin 1993.
“Pour en revenir au Trap, vous racontez que la relation avec
l’entraîneur de Cusano Milanino s’est matérialisé sur la place
à Rapallo après un dimanche de tempête...
— Vrai. Nous nous sommes expliqués et nous avons éclairci
nos rapports. La Juve avait perdu et salement, à San Siro
contre l’Inter (sic). Une journée noire. J’ai confessé à
Trappattoni mes exigences, lui m’a expliqué les siennes.
Nous avons décidé d’aller de l’avant ensemble et de ne pas
prendre des routes parallèles. Depuis ce jour, la situation
s’est améliorée. Attention, toutefois, ça ne veut pas dire
182
qu’avant on se donnait des coups de couteau dans le dos !”
En tout cas, le Roby ne laisse pas tomber son coach après ce
match désastreux.
“Je joue, dit Roberto, écarté de la pelouse depuis deux
dimanches pour une contusion à l’os iliaque. (...) Si ça me
fait mal, je ferai une infiltration. De toute manière, je ne
veux pas manquer ce match.”
Le Trap ne dit rien et apprécie.
“Je m’attendais à ce genre de réaction du joueur. Il y a une
volonté psychophysique de sa part et une bonne
prédisposition à l’effort. Nous ferons un dernier test ce matin
pour vérifier s’il est à 100%”
Roby joue contre le Torino à l’énergie, hélas la Juve ne va
pas au-delà d’un 0-0 qui l’élimine en fonction du 1 à 1 du
match aller à domicile (but de Baggio). Le mois de mars se
termine dans la morosité. Après avoir gagné à Ancona sans
Roberto, souffrant, l’équipe obtient le nul à Udine. Entre le
28 février et le 4 avril Roby n’a joué que trois matchs et
demi, il s’est traîné de blessures en mini-scandales, et il n’a
marqué qu’un but en championnat et un en Coupe.
Tels sont les auspices avant la demi-finale que la Vieille
Dame doit jouer au Delle Alpi contre le Paris Saint-Germain
où brille un astre naissant du nom de George Weah...
“Au fond l’existence est la même pour tous, dit Baggio en
1998 (...), la différence entre nous les footballeurs et les
gens qui font un autre travail, c’est la vitesse à laquelle tout
bouge dans notre monde. ” Dominique Rocheteau ne disait
pas autre chose un soir où il avait été admirable au Parc : —
“Une nuit vous êtes une étoile, le lendemain, c’est
l’anonymat : les matchs passent, le temps passe, tout est à
regagner à chaque fois.”
183
Le 6 avril 1993, au Delle Alpi de Turin, en demi-finale de la
coupe de l’UEFA, c’est la pérennité d’un groupe qui est en
jeu pour Trapattoni. Le match de tous les dangers puisque le
Paris-Saint-Germain est un club qui monte, un équipe au jeu
bien ficelé mis en relief par l’étonnant Mister George
(Weah), le futur Ballon d’Or libérien.
Platini, l’ex-Juventino en Or, la légende, le plus italien des
joueurs français, donne le ton : “Le Paris-Saint-Germain a un
fond de jeu, la Juve non.”
Fine mouche, le Roi Michel ajoute que la Juve ne peut s’en
tirer que par ses individualités.
Le match commence mal pour la Juve. Trapattoni a décidé
de ne pas jeter son équipe à l’abordage pour éviter les
contres de Weah et de Ginola, les talentueux attaquants du
club de la capitale française.
Les premiers tirs sont parisiens. La Juve est mise en
difficulté par la zone intégrale du PSG qui se montre
dangereux dès que la Juve se déséquilibre vers l’avant. Après
que Ravanelli a manqué une occasion facile, Weah glisse la
balle hors de portée de Rampulla (il manque cinq titulaires à
la Juve, dont Peruzzi) ; et Dino Baggio a beau faire rebondir
par deux fois la balle sur la transversale de Lama, puis
obliger Le Guen a repousser son coup de tête sur la ligne ;
Roby Baggio peut bien protester pour une faute commise sur
lui dans les seize mètres : c’est Weah qui manque doubler le
score sur un contre.
Le zéro-un à la mi-temps est salué comme il se doit par les
supporters blanc-et-noir. Tout le monde en prend pour son
grade. On tire une banderole : “Trap, va-t-en ! Signé le
Virage entier !”
À la rentrée des équipes sur le terrain, le jeu se durcit.
Conte et Kohler récoltent un carton jaune et rejoignent Dino
Baggio sur le carnet de l’arbitre, ce qui les privera du match
184
retour à Paris. À cet instant de la partie — nous en sommes à
la huitième minute de la deuxième mi-temps — personne ne
donne cher de la peau des blanc-et-noir et les 40.000
spectateurs s’impatientent.
Jusqu’à ce que Ravanelli ajuste une remise pour le Divin
qui, des vingt mètres et de l’extérieur du pied droit,
catapulte un ballon chirurgical dans le petit filet d’un Lama
anéanti.
À un à un, l’espoir revient mais la situation est toujours
critique. Un 0 à 0 suffit à Paris et les statistiques démontrent
que les chances de qualification sont restreintes pour
l’équipe qui doit remonter un but à l’extérieur.
Heureusement pour la Juve, les Français n’ont pas le niveau
d’expérience qui sera le leur un peu plus tard. Panique due à
une relative inexpérience ou présomption, les Parisiens
renoncent à porter le danger devant les buts de Rampulla,
même s’ils manquent de peu le k.o. par David Ginola.
Le dernier quart d’heure est entamé.
Le PSG fait tourner la balle, profitant de la fatigue physique
et nerveuse des Turinois pour triompher comme à
l’étouffade.
On en est là à la 89e minute.
Des chœurs méprisants fustigent les Blanc-et-Noir, quand
l’arbitre décrète un coup-franc aux 25 mètres, sur la gauche
du but gardé par Lama. La position n’est pas excellente mais
quelques spectateurs déçus en route pour leurs pénates
rebroussent chemin, alertés par ceux d’entre eux qui
espèrent encore. On entend les exhortations des défenseurs
parisiens et Lama, immense araignée noire, trépigne comme
un ressort derrière le mur bleu et rouge. Ah, si Platini était
là, pensent quelques huiles dans la tribune présidentielle.
La montre de l’arbitre indique la 92e ou la 93e minute.
Roby s’élance.
185
La balle décrit une parabole de lumière et vient se ficher à
la croisée de la transversale et du poteau droit de Lama
comme un coup de cimeterre.
“Alors, vous êtes heureux , s’extasient les journalistes qui
cherchaient la petite bête la veille.
Roby a le verbe aussi sec que la frappe :
“Je dédie ces deux buts à ceux qui m’aiment, il n’y en a pas
beaucoup.”
Deux buts magnifiques ?
“Et qui comptent, ceux-là, n’est-ce pas ?”
“Michel, Michel, demandent les reporters à Platini, qu’estce que vous pensez de Baggio ?”
“Excellent. Il a répondu présent au moment où il fallait
prendre ses responsabilités.”
“Roberto, Platini a dit que vous aviez été excellent ?”
“Je ne peux que m’incliner devant l’avis d’un tel homme...”
Roby vient de remporter une bataille mais ne devient pas
Jason ou Hercule qui veut.
Surtout quand les modernes Hésiode, Homère ou Virgile,
ceux qui sont chargés de rapporter leur geste, sont à la solde
de Troie ou de Mammon.
C’est ce que doit se dire Roberto quand il lit un certain
journal le lendemain :
“Il y a un homme seul à la tête d’une équipe épouvantée,
son maillot est blanc-et-noir et son nom est Roberto Baggio”,
entame Luca Valdiserri, paraphrasant Nicolo Carosio
commentant la sortie du brouillard de Coppi dans l’Izoard.
Enfin, cet homme n’est pas là. La Juve s’est réveillée de la
grande peur du Paris-Saint-Germain matérialisée par le but
marqué par Weah, et Roberto Baggio est loin : une
permission d’un jour, vingt-quatre heures pour profiter de la
186
solitude. Tout le monde à Orbassano commente les deux buts
qui ont fait taire la contestation contre Trapattoni mais
Baggio n’est pas là aujourd’hui. En cela aussi, il y a du
Baggio.”
Traduit en mots clairs : Au lieu de répondre à la ferveur de
ses supporters et de signer des autographes à ses
admirateurs, Baggio l’ingrat chasse le canard en BasseLomellina ou à Udine !
Le Trap, fidèle au serment que les deux hommes se sont
faits sur une plage de Rapallo, fait rempart de son corps :
“La valeur de certains joueurs se voit dans ce genre de
parties. Les champions sont ceux qui savent sortir les œufs
du panier. Mais Baggio n’est pas seulement un des meilleurs
parce qu’il marque. Il l’est aussi pour ses passes et son
engagement. Le manque de continuité ? Même Platini,
parfois, baissait de ton. C’est humain, nous ne sommes pas
des robots.”
Quelques jours plus tard, c’est la modeste Estonie qui subit
les coups de boutoir de Baggio et de son bon compère Signori
(1 à 0 pour les Azzurri) ; même si les fameux duettistes se
font rabrouer par Sacchi pour en avoir rajouté et pour avoir
choisi le spectacle au détriment du goal-average.
Les semaines qui suivent, le vent tourne pour le Codino
qu’ils sont de plus en plus nombreux à qualifier de Divin et
pour la Juve qui prend sa revanche de la Coupe sur le cousin
grenat du Torino grâce à deux buts d’Antonio Conte. C’est
plein d’appétit que les juventini se présente à San Siro dans
l’antre de l’Ogre milanais. Certes, la Juve n’a aucune chance
de détrôner les Rouge-et-Noir qui caracolent en tête depuis
trois ans.
Mais Milan-Juve, c’est sacré et une victoire de l’un ou de
l’autre est toujours saluée comme un triomphe.
187
A San Siro, c’est du délire : la Juve l’emporte trois à un !
Cette Vieille Dame meurtrie, humiliée, moquée, est renée de
ses cendres. On n’avait plus vu ça depuis deux ans. La bande
à Baresi a craqué sous les coups d’un Roberto qui donne un
but à Andy Moeller, en favorise un autre et conclut par un
troisième salué par une ovation du public milanais !
Les caméras, les micros et les stylos se tendent de plus en
plus nombreux vers le prodige de Caldogno :
“Un de tes plus beaux matchs ?
— Un de mes nombreux plus beaux matchs ! Quand l’équipe
réussit à te donner tant de ballons, tu peux mieux rentrer
dans la partie. Si tu en reçois une tous les quarts-d’heure, tu
ne peux pas inventer grand-chose. Espérons que c’est le
début d’une période importante pour la Juve, vu que la
mienne a commencé depuis un bon bout de temps. Certains
me découvrent maintenant, la mémoire historique n’existe
pas.”
Beau fixe ? Réconciliation ? Retour de l’enfant prodigue ?
Bien sûr que non, pas en Italie.
Certains journalistes donnent dans l’analyse de discours et
font remonter le mot “autogestion” dans les discussions.
Baggio exige d’être laissé libre et de se déplacer plus
librement. On invente le concept redoutable de “Baggiodépendance”, une fragilité clinique qui met en danger
l’équipe dans laquelle Robi joue quand il n’est pas génial !
En d’autres termes, on lui reproche
- de trop marquer de buts,
- de dévier le cours des parties par-delà toute logique,
- de se complaire dans l’exceptionnel,
- et de perturber les courbes savantes des staticiens et
l’analyse objective des systèmes !
188
“Un Baggio entraîneur de lui-même, propose l’impayable
Valdiserri ; au-dessus des directives de Trappatoni. Un Baggio
dont ses amis florentins (sic !) disent qu’il était las de
boucher les trous. Appelez-le génie, talent ou égoïsme, tout
ce que vous voulez, il n’empêche que la saison blanc-et-noir
- qui sans lui aurait été une faillite - pourrait, tout dépend de
la coupe UEFA, passer en actif.”
Le Trap ?
Comme d’habitude, le jésuite campagnard, le futur militant
de l’Opus Dei, est grandiose : — "Par rapport à l’an passé,
Baggio est plus continu et plus motivé. Il est en train de
gravir les derniers échelons pour devenir un champion, ceux
qui portent à être un meneur d’homme. Je l’ai toujours dit :
cette année Roberto a été continuellement bon. Seules les
blessures ont pu l’arrêter.”
Les Turinois sont dans l’avion qui les conduits à Roissy.
Battre le Milan dans un match sans enjeu est une chose ; se
qualifier à Paris en est une autre. Des 90 minutes du Parc des
Princes dépend l’avenir d’un groupe qui est las d’être
mortifié par la presse et par la foule ; de Baggio qui devient
une star européenne à Vialli qui n’arrive pas à retrouver le
chemin du but en passant par Andy Moeller, Di Canio et
Ravanelli qui craignent pour le renouvellement de leur
contrat, et bien sûr par le Trap dont les Ultras supportent
mal l’humour (“Resortez-moi cette banderole, dès que vous
l’avez tirée l’autre jour, on a égalisé, elle nous porte
chance”).
Du côté du PSG, on est plus que concentré.
Un petit 1-0 devant les 45.000 spectateurs du Parc et les
Parisiens d’Artur Jorge sont en finale.
L’enjeu est considérable.
189
“Le football peut rendre fou” déclarera Baggio à un envoyé
de “France-Football”.
Folie (les psychologues des masses), métaphore (Sartre) ou
langage (Pasolini) ; absurdité (les sociologues de gauche) ou
école de la vie (Albert Camus), les stars baignent dans une
atmosphère de violence et se nourrissent de cette adrénaline
qui fait gagner ou
perdre par la faute de quelques
millimètres sur le coup de pied et pour quelque bribe
d’énergie de moins ou de trop, dans le quadriceps ou dans la
cheville.
Hélas pour les ennemis de Baggio, Roby marche sur l’eau.
Après avoir placé quelques banderilles dans le dos d’une
défense parisienne, il fond sur un tir de Vialli comme un
épervier et dévie la balle dans le but de Lama. Le Codino a
encore frappé et la Juve se qualifie pour la finale. Et pour
que l’on comprenne que tout cela n’est pas dü au hasard,
l’enfant terrible de Caldogno enfonce le clou trois jours plus
tard à Florence, terre de toutes les fatalités pour lui :
“Puis Baggio hausse le ton, raconte Fabio Monti. Plus que
décidé à mettre un terme à trois années de suggestion et de
nostalgie pour le maillot violet, titillé par des chœurs
honteux (“Comme Scirea, Roberto, comme Scirea ”) qui font
contrepoint à une banderole tout aussi scandaleuse exposée
par les supporters juventini : (“Nous n’avons pas besoin de
bombe, nous vous massacrerons à coups de ceinture) !”
Marocchi, puis Ravanelli marquent pour la Juve en deuxième
mi-temps. Enfin Ravanelli, le futur olympien de Marseille, se
fait abattre dans les seize mètres.
Tous les regards se tournent vers l’ex-Persée.
Aura-t-il l’estomac de tirer le penalty, cette fois ?
“Qu’avez-vous pensé quand vous avez pris le ballon ?”
190
“L’habituelle peur de rater comme cela m’était arrivé à
Brescia, puis à Cagliari où j’ai fait mouche sur le renvoi du
gardien de but.
— O.K, mais cette fois, c’était spécial, non ?
— Je vois ce que vous voulez dire. Vous faites allusion à un
ancien refus ? Non, c’était différent. Il y avait déjà deux à
zéro et le penalty n’avait plus d’importance.”
Certains lisent entre les lignes.
Que se serait-il passé si le penalty avait été décisif ? — “Il
s’est enfin totalement détaché de son passé”, conclut le
Trap qui pense au double-affrontement en finale de la coupe
UEFA contre le Borussia Dortmund.
“L’avril doré de la Juve finit sous un déluge, poursuit Monti,
mais avec la cinquième victoire consécutive : — PSG, Torino,
Milan, à nouveau les Français, et maintenant la Fiorentina.
En Italie ou en Europe, la musique est toujours la même et
devenue une musique gagnant pour l’équipe la plus
‘crucifiée’ d’Italie.”
En football, tout se perd et tout se gagne en une fraction de
seconde et la mémoire est sélective. C’est dans cet
éphémère éternellement recommencé que s’inscrit le destin
des champions. Roby s’en rend compte avec l’équipe d’Italie
qui affronte la Suisse chez elle.
“Baggio n’est pas au mieux”, déclare Arrigo Sacchi qui se
fait des cheveux en pensant qu’il est en train de renier une
partie de ses principes collectifs par la faute du génial
Vicentin. Roby — ironie ou langue de bois naissante ? — est en
harmonie avec le sélectionneur :
“Sacchi a raison, nous ne sommes pas au maximum de notre
condition. J’allais mieux avant le match de Porto (sic !). Et
avec moi toute l’équipe. La saison a été très longue et très
191
dure, nous avons beaucoup joué entre le championnat, les
coupes européennes, la coupe d’Italie, la Nationale. Mais on
espère tenir le coup au moment où se joue la saison. Il ne
faut pas faiblir...”
L’Italie perd ce match amical un à zéro. Mais ce n’est qu’un
contretemps pour celui qui rêve à son premier triomphe et
qui se remémore la silhouette de cette coupe de l’UEFA que
la Juve lui a soufflée quand il faisait ses adieux à la
Fiorentina fin mai 90. Le 5 mai 1993, Baggio, dit “Raffaello”,
alias le “Divin Codino”, produit un match exceptionnel au
WestfalenStadion de Dortmund, sèmant la lumière partout où
il passe, marquant deux buts glorieux et anéantissant les
Jaune-et-Noir de la Ruhr au terme d’une prestation que le
public allemand salue debout.
“C’est un joueur exceptionnel, déclare Ottmar Hitzfeld,
alors entraîneur du Borussia. Il en a fait la démonstration
devant le public international. Il file vers son premier Ballon
d’Or. Ce sera lui l’héritier de Van Basten. Il n’existe
actuellement aucun défenseur au monde capable de le
contenir efficacement. C’est un footballeur d’une autre
planète, raffiné techniquement, habile, grand passeur et
grand buteur.”
Certains journalistes ravalent leur bile et lui tresse des
couronnes de louanges. D’autres rivalisent de perfidie.
La presse milanaise interviewe Papin, le dernier Ballon
d’Or, Van Basten, le triple vainqueur du trophée, et
Savicevic, l’éternel impétrant. Papin est sincère et
enthousiaste : — “Je le lui donnerais tout de suite !”. Le
Hollandais brille par son arrogance et le Slave est un peu
jaloux… D’autres insistent sur le fait que Baresi et Maldini
méritent le trophée, étant des modèles de constance et
d’efficacité. D’autres suggérent que le cru 1993 du Ballon
d’Or est pauvre, puisque Van Basten et Gullit sont blessés, et
192
que les principaux rivaux de Roby ont pour nom Dennis
Bergkamp et Eric Cantona !
Ainsi va la vie du Divin qui ironise comme à son habitude : —
“Après cela, j’espère que je suis au moins passé de neuf et
demi à neuf trois-quart ! ”
Le match retour est une formalité et un triomphe qui le voit
faire un tour d’honneur sur les épaules de son ami Julio
Cesar. C’est le président délégué Chiusano qui félicite Roby.
Qui sait si le Divin n’a pas en tête une série de petites
phrases célèbres à son endroit : — “On n’achètera plus de
petit grand joueur, de la tribune on ne les voit pas.”
Ou bien : — “C’est le plus grand petit joueur qu’on a jamais
vu à la Juve.”
Ou encore : — “Baggio, c’est le genre de joueur qui
émerveille mais qui peut désespérer aussi.”
Qui sait si Roberto ne considère pas l’absence du padre
padrone Agnelli ou de son frère Umberto comme un marque
d’irrespect ? — “Agnelli ? On avait un rapport honnête
d’estime et de cordialité. Ils avaient tous les droits
d’exprimer leur perplexité mais le rapport entre moi et eux
n’a jamais été conflictuel. L’Avocat m’aimait bien. Quand on
se voyait, il était cordial. Je ne l’ai pas bien connu, nous
n’avons jamais mangé ensemble. On se parlait au téléphone.
Il était courtois, un peu détaché mais je crois qu’il l’était
avec tout le monde.”
Roby est moins courtois quand il prononce à son tour les
mots du Trap : — “Maintenant, l’Avocat aura plus de mal à
dire qu’il faut trois ans à la Juve pour recommencer un
cycle.”
Giovanni apprécie.
“Quand il est sorti du terrain, la lumière s’est éteinte.”
193
Six mois plus tard Roby est sacré Onze d’Or, Ballon d’Or et
FIFA World Player de l’Année 1993 !
Du Golgotha au Panthéon, il y a eu pas mal de croisements
dangereux.
Le triomphe de Roby a tenu à un fil, sans doute aux
millimètres de plus ou de moins qui ont présidé à ses deux
buts contre le Paris-Saint-Germain.
Et si le coup-franc de la 90e minute contre le PSG avait
heurté la barre ?
194
Le pot de terre contre le pot de fer
Dans le Calcio, tout est histoire de mémoire et de
connivence. “Sfide”, l’excellent magazine culturel et sportif
de “Rai 3”, démontre cela tous les jeudis. Dans la livraison
du jeudi 28 mars 2002, on revit l’Age d’Or du football quand
le Milan AC de Rizzoli et de Nereo Rocco, et l’Inter d’Angelo
Moratti et d’Helenio Herrera, dominent l’Italie, l’Europe et
le Monde. À cette époque, Milan, ville chaotique, devient le
Paris de la Mittel-Europa. Le football est la danseuse de
capitaines d’industrie qui gèrent leurs équipes sans réelle
réflexion. Rien à voir avec la stratégie des Agnelli et de la
Fiat à Turin, de Phillips à Eindhoven ou de Peugeot à
Sochaux. Les présidents sont des “tifosi” de l’Inter, du Milan,
de la Fiorentina ou de Naples et ils piochent dans leur capital
pour remporter le titre. Il en résulte des dysfonctionnements
ahurissants. Le Milan, c’est Viani et Rocco, les entraîneurs,
Carraro le vice-président, Rizzoli le président, et deux ou
trois puissants amis. À l’Inter, il y a le richissime Angelo
Moratti, Italo Allodi, le directeur général et l’Avocat Prisco.
Dans tous les clubs, on est entre le cercle de gentlemen et
l’association, le syndicat d’initiative et le patronage. Comme
l’argent coule à flot et que les médias se résument à la
presse écrite, on gagne et on perd entre gens de bonne
compagnie, et les seuls actes d’hooliganisme sont ces
enterrements satiriques de l’ennemi et l’obligation pour le
perdant de balayer la route devant le cortège.
Sur le terrain, les joueurs viennent à peine de découvrir ce
qu’est un entraînement rationnel et le soir, on les voit hanter
les caves musicales, les dancings et les soirées de prestige.
C’est tout un monde d’artistes, de chanteurs et de
footballeurs qui se rencontrent dans les vieux quartiers de
Milan. Et le chanteur Jannacci ou les comiques Teocoli et
195
Abbatantuono cotoient au “Derby” Luisito Suarez, Sandro
Mazzola, Mora ou Rivera.
Dans les années 60/70/80, les joueurs et les supporters se
retrouvent dans une pâtisserie du centre de Milan, à
“L’Assassino” ou aux “Colli Pistoiesi”, trattorias tenues par
deux frères, un supporter de l’AC, l’autre de l’Inter. Rocco,
le Triestin, tient cénacle et reçoit en sirotant du barbera ou
du merlot, prend la douche avec ses joueurs et déclare qu’il
les a connus deux heures avant leur mère. Quant à l’ineffable
Helenio Herrera, un Argentin franco-andalou né à
Casablanca, on se le rappelle noircissant des pages et des
pages de cahiers d’école avec des maximes qu’il accroche au
mur des vestiaires. “Un joueur marié c’est mieux”, “Y croire
c’est le faire”, etc. Et quand son épouse parle de lui, elle
raconte qu’il se répétait à haute-voix qu’il était intelligent,
courageux et beau, ce qui la fait encore sourire.
Puis les temps changent. On invente le concept de “teenager” puis celui de “consommation de masse”. Qui dit
« marché », dit marchand et le football est une mine d’or.
Grâce à la retransmission des matchs en Eurovision, le
football se globalise. On assiste à des duels farouches entre
le football latin et le football du nord de l’Europe.
Dans un premier temps, le Real de Madrid, Reims,
Barcelone, Benfica et Milan dominent de la tête et des
épaules. Puis Glasgow, Rotterdam, Amsterdam, Munich et
Liverpool se rebifffent.
Qui dit concurrence, dit stratégies et investissements. Avec
la naissance de la société du spectacle, le Calcio devient une
industrie. Les clubs se structurent. On assiste à la naissance
de nouvelles professions : président délégué, directeur
sportif, responsable du recrutement, Directeur de la
communication, attaché de presse. De sorte qu’entre 1967,
196
année de la naissance de Baggio, et 1993, moment où il
renégocie son contrat avec la Juve, tout a changé.
Le recours à l’écriture cinématographique est possible.
Peut-être même au diaporama.
La tirette du projecteur de diapositives cliquète...
Première série de photos :
— Plan n°1 : un bébé en bonnet tenu dans les bras de ses
sœurs sous une statue de la vierge. (1967) ;
— Plan n°2 : le même gosse parmi un groupe de chasseurs
en treillis et gibecière (1975) ;
— Plan n°3 : un gosse frisé coiffé avec un pétard tend le cou
au dernier rang, le sourire comme surgi du jabot blanc qui
borde sa blouse noire. (I978) ;
— Plan n°4 : un gamin de seize ans en train de dribbler
Scirea lors d’un match amical disputé entre la Juve de Platini
et Lanerossi Vicenze (1983) ;
— Plan n°6 : un ado frisé en maillot à rayures rouge-et-blanc
court sous le virage grillagé du stadio Menti, les bras levés
(1985) ;
— Photo n°7 : un jeune homme en béquilles, le regard dans
le vague, une écharpe violette autour du cou (1986) ;
— Photo n°8 : un homme fou de joie en train de jouer de la
guitare sous les fenêtres de sa Promise, à Caldogno, province
de Vicence (1990)...”
Deuxième série de photos :
— Plan n°1 : Edoardo Agnelli emmène ses fils Giovanni et
Umberto voir jouer la Juve de Papa au stadio Combi (1935) ;
197
— Plan n°2 : Angelo Moratti (Inter), le pétrolier, discute
avec Italo Allodi et l’Avvocato Prisco lors d’une réception en
l’honneur d’Ibn Saoud (1961) ;
— Plan n°3 : Andrea Rizzoli, le fameux éditeur, félicite son
coach d’un air pincé sur le parvis du Dôme de Milan (1963) ;
— Plan n°4 : Parmi les huiles qui assistent à l’ouverture à la
Scala, on reconnaît six industriels président de clubs de Série
A et leurs états généraux (1969) ;
— Plan n°5 : Le président Viola de la Roma accepte de
participer au triomphe de ses joueurs après la victoire des
jaune-et-rouge en championnat (1983) ;
— Plan n°7 : Le Cavaliere Berlusconi brandit sa première
coupe d’Europe, toute denture dehors (1988) ;
— Plan n°8 : Une photo de famille est prise à Rome. On
reconnaît Umberto Agnelli (Juve-Fiat), Silvio Berlusconi
(Milan-Fininvest), Massimo Moratti (Inter-Pétrole), Stefano
Tanzi
(Parme-Parmalat),
Franco
Sensi
(RomaHôtellerie/Tourisme), Cragnotti (Lazio-Agro-alimentaire) ;
ainsi que les capitaines d’industrie Gaucci, Mattarese,
Gazzoni-Frascara, Corioni (1993).”
Le choc des cultures est rude.
Sans parler de lutte des classes, la vie n’est pas évidente
pour les footballeurs venus de milieux qui ne les préparent
pas à “tutoyer” aux grands de ce monde.
On naît riche et le maintien qu’il faut pour faire bonne
figure n’est pas facilement assimilable pour le gosse qui vient
des rizières de Pavie ou des Pouilles, des ruelles de BariVecchia ou du maquis sarde.
Il y a ceux que l’argent et la gloire enivre ; il y a ceux qui se
prennent pour le pot de fer qu’ils ne sont pas ; ceux qui
n’ont aucune envie d’être dévorés par des gens qui ne
198
comptent pas sur leurs buts ou sur leurs arrêts décisifs pour
se maintenir au pinacle de la société.
Baggio appartient à la dernière catégorie. Le football dont il
rêve est celui de Cinesinho ou de Zico, celui dans lequel
Rivera et Mazzola sont devenus des idoles.
Il suffit de lire ses premières interviews.
Au lieu de carrière et de projets, il n’y est question que de
plaisir et de générosité, de jouissance et d’imagination. Les
lauriers qu’on lui tresse, il se les est gagné envers et contre
un monde qui change radicalement.
On comprend mieux la phrase de Mario Sconcerti après que
Baggio ait marqué deux buts contre la Fiorentina au
printemps 2001 : — « Baggio est un footballeur d’un autre
temps, quand il a commencé à jouer, Maradona était encore
à Barcelone... ”
Maintenant qu’il est le meilleur joueur du monde, on
voudrait l’acheter et le vendre comme un vulgaire mangedisque ?
Or la Juve fait sa mue. Il est impossible qu’elle continue de
fonctionner à l’ancienne. Il lui faut des cadres modernes,
efficaces, une politique de gestion industrielle.
Par ailleurs, ceux qu’on appelle encore les impresarii rôdent
dans les vestiaires et dans les tribunes officielles.
Il y a ces rumeurs de magouille à Naples et à Torino, où le
directeur sportif enrôlé par Borsano, un dénommé Moggi , est
suspecté de corruption.
Il y a l’ « Affaire Caliendo » auquel le nom de Baggio a été
injustement mêlé.
Les supporters, que certains manipulent en coulisse.
Et toutes ces rumeurs dans la presse.
199
C’est dans ce contexte que Roberto le Ballon d’Or s’attèle à
bâtir son avenir.
Roberto ne se laisse pas faire. Il se rappelle les 500 000 lires
de son transfert de Caldogno à Vicenza, devenus 2,7 milliards
à Florence, puis 25 milliards lors de son passage à la Juve.
Sans parler des journaux qu’il fait vendre dès qu’il marque
un but, dès qu’on le mêle à une polémique. Roberto doit
faire front sur le terrain, mais encore davantage dans les
coulisses. Il prend conseil auprès de sa famille et de ses
“amis florentins” mais ça ne suffit pas. Le document qu’il a
signé sous le manteau en juin 1992 se révèle un handicap. Il a
eu confiance en Boniperti, ancien grand joueur et honnête
homme, mais le vent a tourné pour ce monument qu’on est
en tran de mettre au placard. Suivant l’exemple du Milan de
Berlusconi et de la Fininvest, la Juve a compris qu’il lui faut
se structurer. En une quinzaine d’années, les staffs de
dirigeants sont passés de quatre à cinq personnes assistés de
bénévoles à trente, cinquante, cent, deux cents dépendants.
Le Culture-Entreprise annexe la Culture-Club.
L’exploitation commerciale de l’image des champions est un
phénomène inconnu dans les années 50 et 60. Praest,
Nordahl, Boniperti, Valentino Mazzola sont des stars sur le
terrain et dans le coeur des gens mais ça s’arrête là.
Dans les années 70, Sandro Mazzola, Gianni Rivera ou
Giacomo Bulgarelli ne faisaient pas de publicité.
Fin 80/début 90, avec l’apparition de ce que les Italiens
appellent
des
“procurateurs”,
cela
devient
une
préoccupation.
Et à ceux qui ont cru que Roby ne pensait qu’à l’argent, je
conseille de jeter un coup d’oeil sur un contrat professionnel
pour se faire une opinion. Imaginez l’embarras d’un garçon
qui n’a pas fait d’études ; qui est harassé par deux
entraînements quotidiens, par les campagnes de presse en sa
200
défaveur, par la ferveur de ses fans et par les soins que
nécessitnt ses blessures, et qui doit défendre ses intérêts en
face d’avocats d’affaires de haute-volée et d’un pool
d’industriels dont c’est le métier de faire de l’argent. C’est
dans ce contexte que les deux parties s’aperçoivent que rien
n’a été prévu pour gérer et exploiter son image, celle d’une
mine d’or travesti en queue de cheval bouddhiste, en artiste
baisé par la grâce et en oiseau rare !
L’analyse d’ “International Sport Managment”, l’entreprise
de Mac-Cormack, va dans le même sens. Le milieu du football
est complexe mais il est impensable de ne pas y mettre le
pied quelques mois avant la coupe du monde aux États-unis.
McCormack fait passer le message au Divin. S’ils font affaire
ensemble, elle ne prendra pas de décisions à sa place ni ne
gérera sa vie privée mais elle l’aidera à réguler ses rapports
avec la presse, et à tirer les meilleurs fruits de son image,
apportant à ses protégés son expérience dans les autres
sports. C’est le premier épisode d’un « reality-show » qu’on
pourrait appeler : “Peter Pan contre le roi Midas” ou
“Pinocchio contre Crésus”. Qu’on en juge.
Dans une négociation, il y a au minimum deux parties. Dans
le cas qui nous occupe, il y a la Juventus : un géant du
football mondial né en 1897, gouverné par la famille Agnelli,
par ailleurs patronne de la Fiat, de l’écurie Ferrari et de la
moitié du Piémont. De l’autre, un jeune homme de 26 ans,
du génie pour le jeu de football mais “un genou en cristal”,
des “muscles de soie” et un caractère atypique. Valeur
afférente au jeune Gatsby : une dizaine de milliards de lires
par an. Lorsque deux parties négocient, elles mandatent des
représentants qui travaillent sur dossier pour préparer le
cadre décisionnel, les mandataires ne se déplaçant qu’en cas
de litige ou d’incompréhensions majeures. Cela se révèle
impossible dans le cas de Roby pour la bonne raison qu’il se
201
méfie comme la peste des intermédiaires, McCormack
compris, et qu’il entend se débrouiller tout seul. C’est dans
cette atmosphère que la nouvelle tombe : le président
délégué Giampiero Boniperti, la star du passé, l’emblème du
club, est remercié ! ll sera soutenu dans son rôle de viceprésident délégué par un autre grande star Blanc-et-Noir,
Roberto Bettega, à qui l’on confie la tâche de rebâtir une
équipe et de relancer la Juve vers les sommets en trois ans,
ce qui confirme les rumeurs précédentes.
“Et vous croyez que Baggio, flair supérieur de chasseur, n’a
pas senti venir le vent ?” écrit Enzo Catania dans “Les sept
vies de Baggio” ?
Car Roberto a beau avoir marqué 79 buts en 130 matchs
officiels pour la Juve (moyenne 0,607 but par match) dont
près de la moitié ont été décisifs, son talent est toujours mis
en doute par une partie de la présidence.
Quand il ne réalise pas un exploit à chaque balle touchée,
on le dit inconstant, loin du roi Platini.
Quand il marque (à peu près deux buts tous les trois
matchs), on lui reproche de déséquilibrer son équipe, de
faire de l’ombre à ses partenaires, de “tuer” l’attaquant qui
joue devant lui.
S’il se contente de marquer et de sourire avant de partir à
la chasse dans la Lomellina, c’est qu’il n’est pas un vrai
leader.
Mais qu’il prenne la parole pour demander des renforts ou
qu’il se mette en tête d’intervenir pour le bien de l’équipe,
et on l’accuse de semer la pagaille dans le vestiaire !
À dire le vrai, Roby ne s’est jamais bien senti à Turin. Mario
Sconcerti l’écrit dans le “Guerin Sportivo” : — “Je crois que
Baggio acceptait la force de l’organisation Juve mais il se
sentait mal dans une machine parfaite. Je crois qu’il aime la
202
chaleur de l’imperfection, une vie protégée mais d’une
marginalité paysanne.”
Si l’on ajoute que Roberto joue grâce à des séances
interminables de musculation et de soins spécifiques, on
comprend son intransigeance au seuil de la saison 1993/94,
sa quatrième sous les couleurs Blanc-et-Noir. Parce que la
famille Agnelli ne pardonnera pas à Trapattoni d’échouer
pour la huitième fois de suite dans la course au titre. Et
parce que la saison conduit à la Coupe du Monde, le rêve
absolu de Roby.
Les nouvelles qui filtrent des hautes sphères sont loin d’être
rassurantes. L’Avvocato, de plus en plus distant, déclare que
la crise économique italienne exige de la rigueur et que le
football doit donner l’exemple.
À Mirafiore, on parle de licenciements à tour de bras.
Le Divin s’en moque, il se mouille et recommande au Trap
d’introduire un zest de zone dans sa manière de voir le jeu.
Le 7 juillet 1993, alors que la moitié de l’Italie est sur la
plage, Roby déclenche son offensive depuis la Versilia : — “Je
dis toujours ce que je pense pour le bien de l’équipe. Je l’ai
fait dans le passé et avec l’entraîneur nous avons seulement
des désaccords au plan technique : il a des exigences
précises que je respecte mais que je ne partage pas.”
Et il poursuit : — “Je ne suis pas content du recrutement.
Nous sommes en état d’infériorité par rapport au Milan, mais
également par rapport à l’Inter, à la Lazio, à Parme et à
quelques autres qui se sont renforcés. Il nous manque un
meneur de jeu devant la défense et un grand attaquant
comme Romario.”
Un autre jour, il déclare : — “Nous partons derrière la Lazio,
Parme, Milan et l’Inter. Si l’équipe n’était pas compétitive
pour le titre l’an passé, je ne vois pas pourquoi elle devrait
l’être maintenant vu qu’on n’a presque rien changé.”
203
Les journalistes lui rappellent qu’Agnelli a parlé d’austérité.
— “Si c’est l’Avocat qui le dit, on est tous ruinés !” répondil avec acidité.
Puis il ajoute :
— “Nous allons jouer tous les trois jours, il y a le
championnat, la coupe, les coupes d’Europe, l’équipe
nationale et pour finir la coupe du monde. Comment voulezvous qu’on tienne ce rythme sans avoir une vingtaine de
grands joueurs ? Si cela tourne mal, vous allez voir que tout
le monde va encore se retourner contre les mêmes.”
On voulait du Baggio majeur et vacciné, on est servi :
“Il (le Trap) a pronostiqué 50 buts entre moi et Moeller. On
peut peut-être y arriver... si on compte ceux qu’on marque à
l’entraînement ! Les éloges me font plaisir, mais en cas de
difficulté je ne voudrais pas qu’on se décharge sur moi ou sur
un autre. Faire le para-tonnerre, ça n’est pas génial.”
Trappatoni est de l’avis de son capitaine mais tous deux
prèchent dans le désert. Le chômage gagne, l’industrie
automobile vit un mauvais moment et les plans sociaux se
multiplient au point que certains matchs sont l’occasion pour
les syndicats de protester. C’est dans ce contexte que débute
la saison qui mène à la World Cup U.S.
Après ces sorties (Ah, il voulait du leader, eh bien ils ont du
leader !), le Divin sait qu’il doit faire un bon début de saison
pour consolider ce Ballon d’Or que tout le monde lui promet.
Lors des deux premiers mois, “Rafaello” est sublime, il
marque, il fait marquer et rêver Turin et l’Italie.
Au soir du 31 octobre la Juve est en tête ex-aequo avec la
Sampdoria. Bilan des dix premières journées du championnat
: 15 points sur 20 possibles, 21 buts pour et 9 contre, 8
réalisations chacun pour Andy Moeller et Baggio, avec, en
204
complément, des buts de Ravanelli, Kohler, Conte,
Fortunato... et du jeune Alex Del Piero.
Cerise sur le gâteau, la Juve va chercher le nul contre le
Milan à San Siro et Baggio réalise un triplé contre Gênes,
marquant pour l’occasion son centième but en Série A, fait
unique pour un joueur de 26 ans.
Roby et le Trap voient juste quand ils prétendent que
l’effectif de la Juve n’est pas assez fourni. Certains rôles ne
sont pas doublés et la Juve vacille dès qu’un sénateur se
blesse. Fin novembre, malgré deux buts de Roby, la Vieille
Dame est sortie de la Coupe d’Italie par le très modeste
Venezia. Alternant les bonnes performances et quelques
matchs nuls (Roma, Sampdoria, Reggiana et Torino), les
coéquipiers du Divin se retrouvent à six points du Milan au
moment de le recevoir au Delle Alpi. Match serré qui tourne
encore en faveur des Rouge-et-Noir, grâce à un but d’Eranio
à la 60e minute.
Fin février, l’Uruguay Ruben Sosa égalise à la dernière
minute pour l’Inter et la Juve ne va pas au-delà du nul à San
Siro. Capitaine Baggio est furieux. Il s’en prend à certains de
ses partenaires qu’il trouve étrangement passifs.
Début mars et les hommes de Capello ont huit points
d’avance sur ceux du Trap. L’ère Montezemo-ChiusanoBoniperti-Trapattoni est morte !
Comme l’écrit Enzo Catania, Roberto sent le vent tourner
et, comme souvent sous la pression, il se blesse au ménisque
déjà opéré à Saint-Etienne !
“L’inflamation à la cornée supérieure du genou droit laisse
peu d’alternative, écrit Luca Valdiserra. À moins d’un
miracle se matérialisant grâce à quelques jours de repos,
Baggio passera sur le billard.”
205
Une intervention de ce type imposerait un arrêt de vingt
jours à un mois, et un retard de préparation difficile à
combler à ce moment de la saison. Les ragots vont bon train :
— “Il est fichu, entend-on dire en coulisses, ce gars est trop
fragile.”
C’est grave pour la Juve et pour l’équipe nationale.
Peut-on risquer l’avenir de ces deux institutions sur un
genou génétiquement affaibli ?
Quand on sait que les négociations sur le prolongement de
son contrat se poursuivent, on comprend à qui profitent ce
genre de prévision.
Hélas pour ceux qui se débarrasseraient volontiers de lui,
Roby fait venir Antonio Pagni, son soigneur au temps de la
Fiorentina, et son ami. Ce dernier le remet sur pied sans
qu’il soit question de la moindre opération : — “L’ennemi du
genou, c’est le manque de stabilité, déclare-t-il. Or un genou
sans ménisque est un genou à la dérive”.
Du genou au salaire Baggio, certains font la transition et
pensent à une ristourne. Un joueur doté d’un genou et demi
ne peut tout de même pas valoir autant qu’un jeune homme
en bonne santé. Roby joue le match que les Bianconeri
perdent contre le Milan sans même se battre et il pique une
colère noire :
“Je crois que je pourrais casser une montagne à coups de
poing. J’aurais voulu voir la Juve sortir du terrain la bave aux
lèvres, je ne dis pas gagnante, mais consciente d’avoir tout
donné.”
L’accusation est claire.
Certains de ses coéquipiers, ayant appris que le Trap était
sur le départ, ont rentré les rames dans la barque pendant
que lui, Roberto, risquait sa santé, son avenir : peut-être
l’occasion unique d’un Mondial taillé pour lui sur mesure.
206
Le Prince Azur (le prince charmant)
En Italie, le Prince Charmant a la couleur du ciel, il devient
le “Principe Azzurro” ; c’est lui qui embrasse les filles de
Trapani à Udine et de Tarante à Vintimille.
En Italie, le Prince Azur embrasse les filles et fait rêver les
garçons.
Fille ou garçon, cette qualité de bleu a la couleur du rêve,
des Olympiades, des Coupes du Monde et nulle part ailleurs
un éclat du spectre chromatique est révérée avec autant de
passion.
La chose est d’autant plus curieuse que le « auriverde »
brésilien et le “bleu-blanc-rouge” de France sont présents
sur le drapeau national, mais pas l’Azur qui est une
réminiscence des « Savoie », soi-disant signe de pureté
spirituelle et de noblesse. On dit que c’est avec le fascisme
que l’Azur a suppléé le tricolore national inspiré du bleublanc-rouge de la Révolution française.
Cela dit le Prince Azur ne fait pas de politique.
S’il en fait, c’est à la manière d’un poète qui serait le
porte-drapeau des valeurs de son peuple.
Pour reprendre l’image du scoubidou, on s’émerveille de ce
que le mélange de fils de couleur puisse donner un bleu si
lumineux. Car il en va de l’équipe d’Italie de football comme
des cité-Etats du passé dont nous parlions plus tôt. Chaque
région, chaque ville, chaque club considère avoir les
meilleurs joueurs et il ne se passe pas un dimanche sans que
Verone, Pérouse ou Lecce ne protestent contre l’obstination
du sélectionneur national à ne pas convoquer les stars locales
et sa soumission aux intérêts des clubs les plus puissants.
Pourtant, lorsque la « Nazionale », communément appelée
« Squadra Azzurra » ou les « Azzurri » dispute un match
207
international à Trieste, à Empoli ou à Palerme, on affiche
complet.
À croire que le scoubidou composé par (prenons notre
souffle) : le blanc-et-noir juventino, le grenat toriniste, le
noir-azur intériste, le rouge-et-noir milaniste, le jaune-etrouge romaniste, le céleste laziale, le violet florentin, le
bleu-cerclé sampdorien, le jaune-et-bleu de Verone et toutes
les autres couleurs mêlées — n’obéit pas à la loi du mélange
du spectre chromatique et, au lieu du blanc réglementaire,
finit par donner un bleu d’une étonnante pureté.
La question de celui qui va jouer les Prince chargé de
conduire les Azzurri est encore plus ardue. Comme dans la
Commedia dell’Arte où chaque ville avait son Arlequin, son
Capitan et son Polichinelle, chaque club a son héros qu’il
considère comme irremplaçable. Ce n’est qu’au terme
d’interminables joutes qu’un condottierre montant, après
avoir écarté ses rivaux, détrône le Prince qui le précède sur
la liste et reprend le drapeau de ses pieds défaillants.
Ainsi voit-on des types de héros différents se succéder à la
tête des Armées Azur : Meazza, le génial Lombard (Années
30), Valentino Mazzola, le Turinois maudit (Années 50), Gigi
Riva, l’Indomptable leader du Cagliari (Années 70), ou encore
Paolo Rossi, le vif argent de Vicence (Années 80).
Au moment où Roberto fait son apparition en équipe
nationale (l’Italie vient de perdre une demi-finale de l’Euro
contre la Russie en dépit d’un jeu séduisant), c’est un
Romain qui mène la danse. Intelligent, élégant, Giannini, le
n° 10 de la Roma, est le leader de la Squadra au seuil du
Mondiale 90. Un leader qu’on appelle “le Prince de Rome”.
Dans le sport italien et dans le Calcio, on parle souvent de
dualisme, une manie qui consiste à hisser deux Princes sur le
même trône en même temps. Ainsi voit-on apparaître Bartali
et Coppi, Mazzola et Rivera, Benvenuti et Mazzinghi, comme
208
si le pays, dans son effort désespéré pour réduire sa
dispersion, ne parvenait pas à franchir le dernier pas et
devait laisser les deux derniers élus s’arranger pour la
suprématie !
Si l’on y regarde de près, ce ne sont pas deux hommes qui
s’affrontaient, mais deux typologies, deux tendances que les
Italiens reconnaissaient en eux.
D’un côté, tout ce qui exalte les valeurs paysannes du
courage physique, de la bravoure et de l’opiniâtreté.
De l’autre ce qui représente l’élégance, l’art et la culture.
Aussi les Italiens préfèrent-ils Gino Bartali, Sandro Mazzola,
Felice Gimondi ou Mazzinghi s’ils se réclament de la sincérité
terrienne et de la virilité essentielle. À Fausto Coppi, Gianni
Rivera ou Nino Benvenuti s’ils aspirent au triomphe du génie
italique sur la force brute.
Idiotie réductrice, bien-sûr.
Bartali et Mazzola étaient pétris de classe, Coppi et Rivera
ne manquaient pas de courage physique. Mais plutôt que de
jouer sur la complémentarité, les Italiens préfèrent l’éternel
retour de la controverse.
D’où l’ahurissante histoire de la « staffetta », le relais
entre Mazzola et Rivera à la coupe du Monde 1970 et ces
théories prétendant qu’on ne peut faire jouer deux joueurs
géniaux dans la même équipe.
Où en est-on quand Baggio fait son apparition en équipe
d’Italie (Italie-Hollande, 1 à 0, le 16 novembre 1988) ?
À un croisement.
Les héros du triomphe espagnol ont échoué au Mexique
(élimination par la France de Michel Platini et Giresse en
1/8e de finale) et on cherche la relève.
209
Les « Moins de 21 ans » ont fait des étincelles depuis
quelques années et ils ont pour nom : Zenga, Vialli, Mancini,
Donadoni, Maldini, Massaro. C’est cette génération qui va
s’illustrer durant l’Euro 88 en ne cédant que devant la Russie
de Mikhailchenko, Belanov et Zavarov.
Dès son entrée en équipe d’Italie, le Putto se rend compte
du phénomène à ses dépens. Un peu plus jeune que la
plupart de ses coéquipiers et privé de sélection dans les
catégories inférieures par ses blessures, il est surpris qu’on le
convoque alors qu’il n’est pas en pleine possession de ses
moyens.
Qu’il arrive sur le pointe des pieds ne suffit pas à le faire
passer inaperçu. Pour beaucoup, il est un enfant prodige, le
seul capable de reprendre le flambeau du Calcio des mains
de Platini, de Maradona ou de Zico, son modèle, le joueur
qu’il allait observer à Udine pour comprendre comment il
tirait ses coups de pied arrêtés.
Etre admiré à ce point sans avoir fait ses preuves n’est pas
chose facile. Personne ne l’avouera jamais, mais Roby suscite
des jalousies. Transféré trois milliards de lires (15 millions
d’euros) alors qu’il n’a que 18 ans, il n’a joué que 6 matchs
de championnat entre 1985 et 1987 et une quarantaine en
tout quand Vicini l’appelle en sélection.
Certains spécialistes pensent que le jeune Baggio n’est pas
guéri (à preuve ses soucis musculaires).
Que le jeune Baggio est inconstant (il disparaît des matchs
pendant de longues minutes).
Que le jeune Baggio n’a aucune discipline tactique (il ne
défend pas).
Que le jeune Baggio est égoïste (il considère le football
comme un jeu et ne recherche que l’exploit). `
210
Bref, les spécialistes aimeraient le faire rentrer dans la
fameuse catégorie des “génies déréglés” qui vous offrent des
délices mais qui sont la Croix de leurs supporters.
Au Brésil ou en Argentine, cela ne poserait aucun problème.
En France ou en Espagne non plus. Mais en Italie, où les
techniciens se prennent pour de grands joueurs d’échecs, si !
En attendant, le jeune Baggio est devenu une étoile à
Florence et il illumine les émissions télévisées avec ses buts
venus d’ailleurs. Il joue 8 matchs de préparation et marque 3
buts entre le 16 novembre 1988 date de ses débuts contre
Van Basten à Rome, et le match retour du 21 février contre
ces mêmes Hollandais
Inutile de raconter la pression qu’Azeglio Vicini, le
sélectionneur de la Squadra, a sur les épaules. Ex-entraîneur
d’une belle génération de moins de 21 ans et successeur de
Bearzot, le champion du monde 1982, il n’a pas droit à
l’erreur. L’Italie doit remporter “sa” coupe du monde et
rejoindre le Brésil sur le toit du monde.
Le 16 décembre 1988, jour où Roby fait ses débuts victorieux
contre la Hollande de Rijkard et Van Basten, il a pour
équipiers Tacconi, Bergomi, Paolo Maldini, Ricardo Ferri,
Gianluca Vialli et Giuseppe Giannini. Sans oublier Walter
Zenga, Baresi, Donadoni ou Serena qui sont blessés ou
suspendus.
Conscient d’avoir à sa disposition un génie brut de
décoffrage, Vicini l’appelle à chaque rendez-vous et malgré
son départ scandaleux de Florence en fait un semi-titulaire
pour Italia 90.
Auteur de 15 buts lors du championnat 1988/1989, le
premier qu’il est en mesure de disputer sans blessure, Baggio
en inscrit 17 l’année précédent le Mondiale, ce qui le classe
au niveau de grands champions comme Maradona ou Van
211
Basten. L’année qui précède le Mondiale est problématique
pour le champion de Caldogno. Il se marie en juin 1989, on
évoque sa “fuite” à la Juve dès février et il passe six mois à
démentir son départ tout en luttant dans une équipe qui
change trois fois d’entraîneur, se traîne en bas de tableau et
atteint la finale de la coupe de l’UEFA par miracle.
“J’ai toujours été très émotif, avoue le héros dans sa
première autobiographie. Jusqu’à l’âge de huit, dix ans, je
me mettais à pleurer chaque fois que j’entendais la sirène
d’une ambulance.”
Ce n’est plus l’ambulance ou l’hélicoptère dans lesquels on
a dû le transporter plusieurs fois à l’hôpital, qui bourdonne,
mais la Volante des carabiniers qui le conduisent à
Coverciano, lieu du stage des Azzurri avant le Mondial.
Car les supporters déçus de la Fiorentina ne lâchent pas le
morceau. Baggio les a trahi, il s’est vendu à cette cochonne
de Vieille-Dame et à Agnelli.
“Effondré, après avoir passé des heures terribles à regarder
les émeutes à la télévision depuis Caldogno, j’ai filé dans ma
chambre et je me suis mis à pleurer.”
Désireux de préserver la tranquillité de la sélection
italienne, Vicini et son staff décide de changer leurs plans et
de déménager dans la région de Rome. Pour une entrée
discrète, ce fut une entrée discrète. Reste à savoir comment
les cadres de l’équipe ont pris l’affaire.
Tous les amateurs de foot se rappellent le début de
l’aventure du Codino lors de ce Mondial peu spectaculaire.
Écarté au profit des titulaires Vialli et Carnevale et de la
révélation Schillaci, Roberto attend le troisième match des
éliminatoires pour faire son apparition dans ce que les
Italiens ont baptisées les nuits magiques de Rome. Une
apparition fracassante puisqu’il multiplie les gestes de
classe, s’entend comme larron en foire avec Schillaci et
212
marque à la 78e minute le plus beau but de la compétition,
le quatrième de l’histoire d’après la FIFA, au terme d’un
une-deux et d’un slalom d’une rare élégance, ponctué par
une feinte de corps et une série de contrepieds qui laisse la
moitié de la défense tchèque sur le dos. Un bonheur
complet, une revanche comme le confirmera Matilde, la
maman de Roby :
— “Ce but est pour moi le plus beau, il est arrivé après une
série d’épreuves si dures que notre émotion a été immense.”
Malheureusement pour Matilde et pour Florindo, les épreuves
ne font que commencer et la montée en puissance de
l’enfant prodige donne la migraine au bon Vicini.
Vialli, qui s’est révélé lors de la coupe du monde ratée au
Mexique (1986) et dont on attend qu’il porte la Squadra à
bout de bras, ne voit pas l’avènement de Baggio d’un bon
oeil. Légèrement blessé, il a deçu lors des premiers matchs.
Idem pour Andrea Carnavale, le partenaire de Maradona à
Naples, qui rue dans les brancarts en direct.
Le choix du sélectionneur est facilité pour le match contre
l’Uruguay : Carnavale s’est exclus de lui-même et Vialli
souffre de sa cuisse.
Ca roule pour Roby qui fait un match superbe, formant avec
Schillaci (un nouveau but) ce que le journaliste Ormezzano
baptisera : “un tandem de jumeaux hétérozygotes ”.
Roby est encore efficace mais moins brillant contre une
Irlande rugueuse et hostile que l’Italie écarte deux à zéro.
On en arrive au 30 juin, jour de la demi-finale où le favori
italien doit rencontrer à Naples une Argentine meurtrie par
une défaite lors du match d’ouverture contre le Cameroun,
par les polémiques et par les problèmes de Diego Armando
Maradona avec le public et la presse du Nord de l’Italie.
L’opinion publique est du côté du “duo des merveilles”, des
jumeaux Schillaci-Baggio qui ont porté la Squadra où elle en
213
est, et on ne voit pas pourquoi Vialli devrait briser ce tandem
de rêve.
Vialli, qui a du toupet, s’étale dans la presse. Faisant
allusion au physique de poche de ses rivaux direct, il déclare
que “quand le jeu se fait dur, il faut faire rentrer les durs”.
Vicini est un monsieur bien. En homme d’honneur, il ne se
sent pas le droit d’exclure son leader avant la demi-finale du
Mondial… Dommage pour l’Italie. Si l’on exclut une tonne de
bonne volonté et une frappe repoussée par le gardien
argentin que Schillaci convertira en but, Gianluca n’est pas à
la hauteur du défi. Lorsque l’Argentine égalise par Caniggia
sur une erreur d’appréciation de Zenga, Vicini fait entrer
Baggio qui secoue les Azzurri, multiplie les incursions au
cœur de la défense argentine et voit Goicochea arriver par
miracle dans la lucarne où il adresse un coup-franc de grande
classe qui aurait pu qualifier son équipe.
On connaît la suite. Des prolongations hachées par les
fautes, un arbitrage contesté de Michel Vautrot et des tirs au
but qui voient Roberto exécuter Goicochea avant de consoler
Aldo Serena qui n’y parvient pas. Les « nuits magiques »
romaines s’arrêtent là pour l’Italie, et les tifosi de s’en
prendre à Vicini. Ecoutons Roberto : — “Il s’est approché de
moi, et il m’a dit qu’il me sentait fatigué et que je resterai
sur le banc. Fatigué, à vingt-trois ans après tout ce qui
m’était arrivé ! J’aurais mangé toute l’herbe de la pelouse
en courant pour jouer ce match ! »
On est tenté de croire Roby. Il est le meilleur sur le terrain
lors de la finale pour la troisième place où il marque un autre
but génial aux Anglais, réalisant qu’il vient de perdre sa
première coupe du monde in-extremis.
Après un tel départ on est en droit de penser que la carrière
internationale du « Phénomène » est sur les rails et que
214
l’Euro qui se déroule deux ans plus tard en Suède est le
théâtre de sa consécration définitive. Mais on le répète, rien
n’est jamais acquis dans la Botte. Handicapé par des débuts
hésitants à la Juve et par l’influence grandissante des
milanistes, Roby ne parvient pas à imposer son style aux
Azzurri qui sont éliminés par la Russie et qui ne participent
pas à l’Euro remporté par le Danemark de Simonssen et
d’Elskjaer-Larsen, le leader d’un Hellas Verone qui est la
dernière provinciale à gagner le Scudetto.
Suite à cet échec, la fédération décide d’un changement de
gestion. Lors d’un Italie-Chypre joué le 21 décembre 1991 à
Foggia (2-0, but de Baggio), Arrigo Sacchi, le sorcier qui a
fait du Milan une des plus belles équipes de tous les temps en
appliquant des recettes révolutionnaires (application du horsjeu, montée ultra-rapide de la défense sur les ordres de
Baresi, pressing sur tout le terrain) remplace Vicini et ses
méthodes traditionnelles.
La question que les experts se posent est simple : Sacchi
parviendra-t-il à appliquer ses théories sur des sélectionnés
qu’il ne verra qu’une dizaine de fois par an et qui pratique
un autre football dans leur club ? Celle que Baggio se pose ne
l’est pas moins : — Sacchi lui fera-t-il confiance ?
Les deux hommes se connaissent.
Par un hasard étrange, le Sorcier de Fusignano était le
coach de Rimini quand le jeune Vicentin a subi cette atroce
blessure au genou, le 5 mai 1985.
C’est lui qui déclarait au “Guerin Sportivo” qu’on verrait un
jour ce jeune homme bourré de talent en équipe nationale.
Certains experts mettent en doute la valeur du nouveau
commissaire technique.
Sacchi est un ayatollah du jeu total, un technicien pour qui
l’individu doit se soumettre au système, et cette vision du
football l’a opposé aux Hollandais du Milan qui avaient du
215
mal à supporter son intransigeance et sa rage d’innover, à
l’image de cette “cage” où il les faisait entrer pour
devélopper les interactions entre eux et peaufiner leurs
mécanismes.
Malgré les risques que cela représente, Sacchi a pris une
décision. Il décide de miser sur Baggio et d’en faire le pilier
de l’équipe qu’il veut modeler en vue de la World Cup 1994.
La décision est importante, puisqu’elle a pour effet immédiat
de marginaliser des stars comme Vialli, Mancini ou Zola et de
mécontenter les caciques du Milan qui, à l’image de Baresi (il
l’avouera au moment de la remise du Ballon d’Or et de la
Coupe du Monde 94) doutent que le Divin puisse devenir un
leader.
C’est dans ce double contexte : Baggio leader et un système
de jeu axé sur l’offensive que l’Italie aborde la dernière ligne
droite qui conduit aux États-Unis et passe par une
qualification à disputer au Portugal et à l’Ecosse. C’est dans
cette atmosphère que Baggio doit résister à des dirigeants
qui essaient de réduire son influence dans son propre club, à
McCormack qui veut le vendre en pièces détachées, et à des
médias qui utilisent la moindre de ses faiblesses pour vendre
l’idée que le Prince Azur au Ballon d’Or est un enfant fragile
et capricieux. Un exemple ?
“Après notre victoire en Coupe de l’UEFA, déclare le futur
Ballon d’Or, nous avons perdu contre Pescara en
championnat. Au match suivant nous avons été sifflés contre
la Lazio à domicile. Nos tifosi, comme la presse, ne pensaient
déjà plus à notre succès européen. Notre défaite avait fait
du bruit. Beaucoup plus de bruit, même. Ici, tu n’as pas le
temps de t’arrêter un peu, de profiter d’une victoire ou d’un
trophée. Ca, on ne te le pardonne pas.” — “Le football peut
rendre fou, conclut-il, il suffit de la savoir.”
216
Fiat lux sine lux
Les tenants de la « Distinction » chère à Pierre Bourdieu,
ceux qui estiment que Malher (Gustav) ne rime pas avec
Müller (Gerd ou Hansi), nous seront gré de penser que ce qui
se passe sur un terrain de football, y compris quand la messe
est servie par Maradona ou par Baggio, n’a pas autant
d’impact sur la société que ce qui se déroule dans les gratteciels, et ce même si le Cavallier Berlusconi, magnat des
médias et capitaine d’industrie, déclara en 1986 qu’il était
temps pour lui et pour ses amis “de descendre sur le
terrain”.
Car Roby Baggio dût-il ménager ses articulations et son
amour-propre en prenant les cabales à contre-pied, la famille
Agnelli a d’autres chats à fouetter en cette année 1993 dont
Salvatore Tropea dira qu’elle fut : l’annus horribilis de la
Fiat :
— “Le groupe turinois a fini l’année avec le bilan le plus
désastreux de son histoire. Une recapitalisation du groupe
sans précédent s’impose sans faiblesse. Fin août l’opération
dont Enrico Cuccia a été l’architecte est approuvée. Une des
conditions posées par Via Filodrammatici est que l’Avvocato
et Romiti restent aux commandes au moins jusqu’en 1996.”
“La présidence d’Umberto part en fumée et la famille
n’apprécie pas. En septembre, Umberto rencontre Cuccia qui
tente de lui expliquer le pourquoi d’un choix difficilement
explicable. Il essaie de le rassurer : “Ce n’est pas par
défiance, pas par défiance.”
Umberto, le cadet de la famille, a compris. Il quitte la Fiat
“pour s’occuper des holdings et de la petite IFIL qu’il fera
grandir avec des profits qui, en dix ans, passeront de 30 à
350 milliards de nos vieilles lires. Ce sera elle qui
interviendra en soutien de cette maison mère qui s’est
217
toujours refusée au Dottore Umberto.”
Agnelli Edoardo, Agnelli Giovanni, Agnelli Umberto.
Des prénoms qu’on retrouve comme un origami au travers
d’un siècle. La famille est Bourbon, de Piémont, liée aux
Savoie. Dans ces familles-là, le temps se fige et le petit-fils
s’appelle du nom du grand-père. Eduardo est un noble de
haute-volée. C’est Giovanni-I, son fils, qui fonde la “Fabbrica
Italiana Automobili Torino” en 1899. C’est Eduardo-II, son
petit-fils, qui donne naissance à Giovanni-II ou encore Gianni,
le futur Avocat et à un frère plus jeune de 13 ans, Umberto ;
ces deux enfants mettant à leur tour au monde un
Giovannino mort à 44 ans d’une maladie incurable, et un
Umberto, retourné lui aussi ad patres avant d’arriver au
pouvoir qui leur était destiné.
Chez les Baggio, le prénom du grand-père a échappé à la
chronique people et Florindo a appelé ses enfants mâles du
prénom de quatre grands sportifs : Walter (Bonatti), Giorgio
(Chinaglia), Roberto (Boninsegna ou Bettega) et Eddy
(Merckx).
Les Agnelli mâles se sont toujours défiés des Agnelli
femelles et de leur belle-famille. Le grand-père de
l’Avvocato a fondé l’IFI (Institut Financier Industriel) dans le
but de répartir le patrimoine familial en prenant certaines
précautions.
“Le centre de tout, raconte Rogazzini, dans le “Manifesto”,
était l’IFI, fondé par le grand-père Giovanni pour gérer de
manière unitaire et programmer l’hérédité (et les existences)
de ses descendants. Au lieu de leur donner des actions de la
Fiat, il leur fit distribuer des parts de l’IFI. Les petits-enfants
du premier Senateur Agnelli, au nombre de douze, reçurent
tous le même nombre d’actions, à l’exception de Gianni qui
en eut quatre fois plus de manière à marquer son primat. Le
218
grand-père Agnelli voulait éviter que la belle-mère ait voix
au chapitre à travers ses fils, et que les femmes en général
ait des responsabilités. Cent ans après la fondation du
groupe, aucune femme n’avait jamais fait partie du conseil
d’administration de la Fiat ou de l’IFI”
Rien de semblable chez les Baggio, puisque Papa Florindo e
Mamma Matilde pousse l’égalitarisme jusqu’à faire quatre
garçons et quatre filles parfaitement intercalés ! Tradition
poursuivie par Roberto qui, jusqu’à la naissance de Leonardo
au printemps 2005, avait une fille : Valentina, et un garçon :
Mattià. — Et s’il déclara un jour que la famille était le centre
de la vie indidividuelle et qu’il appréciait qu’Andreina
s’occupe de la maison, on le voit difficilement passer chez un
notaire pour exclure sa mère, ses soeurs, sa fille, ses petitesfilles, bref, toutes les femmes de sa famille de la gestion
future de son patrimoine.
Chez les Agnelli, on joue au golf et on aime les très belles
voitures, comme en témoigne l’existence de play-boy jetsetter menée par l’Avvocat jusqu’en 1966.
On ne connaît mal ce détail de la vie des Baggio mais il
semble que Florindo fait davantage de vélo que de golf, qu’il
tire plutôt au fusil qu’à l’arc et que le Prosecco remplace
chez eux le château-lafitte 1964 dont on nous parle lors de
ce repas de famille à Mandria où l’Avocat, soixante-quinze
ans, déclare (sans suite) qu’Umberto sera son successeur à la
tête de la grande maison.
Le point commun entre les deux “dynasties” tient peut-être
au matériau de base : le métal, que la première pliera aux
exigences de l’industrie automobile ; et que la seconde
soumettra aux nécessités de la charpente métallique.
Et puis, grande... : — “Celle que tout le monde considère
comme la première fabrique véritable d’automobiles
italienne était formée de quatre étrages disposés le long
219
d’un ovale enchanteur de deux ailes longue chacune de 500
mètres pour permettre de faire confluer en ordre des files de
voitures sans qu’elles soient détériorées, jusqu’à la sortie où
elles rejoindraient une piste d’essai spectaculaire, inimitable
par sa fermeture en chapeau.”
Ou petite : — “Son papa (de Baggio) faisait des fixations
métalliques, il travaillait dans ce que ses parents appelaient
la Fabrique, un hangar de vingt mètres sur cinq. Il était si
habile que ses amis et voisins l’appelaient l’inventeur !”
... Une fabrique est une fabrique pourvu qu’elle fasse vivre
ceux qui la dirigent et ceux qui y travaillent !
C’est le problème quand Baggio s’apprête à devenir le
footballeur le plus célèbre de la planète. Car la Fiat - jadis le
fleuron de l’Italie qui gagne, fierté absolue de ses
propriétaires et des ouvriers qui y travaillent - rencontre de
terribles difficultés que le chef du personnel Magnabosco
résume ainsi quelques années plus tard : — “Une grande
usine automobile qui veut survivre doit investir de quatre
mille à cinq milliards de lires par an. Si tu n’investis pas
aujourd’hui, demain, tu seras expulsé du marché. Pour
survivre, tu dois avoir une production de trois millions
d’autos par an. Pour y parvenir, il n’y a que les licenciements
ou fuir Turin. Les frères Agnelli savaient tout ça mais ne
voulaient pas l’accepter. Chez ces deux citoyens du monde,
informés, sophistiqués, riches de conseillers et d’experts,
survivait un patriotisme piémontais féodal, amilial, qui leur
interdisait d’accepter la fin de leur mode d’exister, de
penser et de vivre.”
Lorsque l’Avocat meurt le 21 janvier 2003, de rares voix
s’écartent du chœur des louanges au défunt. Dont celle de
Vittorio Feltri, le patron de “Libero”, un quotidien de
l’orbite Berlusconi. Il répond à l’éloge funèbre de Luca
220
Cordero di Montezemolo (l’homme qui a fait signer Baggio à
la Juve en 1990) en ces termes :
“Gianni manager a été un désastre. Il a tout raté, à
l’exception peut-être de la Libye (quelqu’un qui parvient à
soutirer de l’argent à Khadafi mérite une médaille au titre de
sa valeur levantine). Et son effet négatif à la tête de
l’entreprise se déduit de la faillite de la Fiat en quarante
ans…
Gianni patron a collectionné les fiascos en séries et hors
séries. Il n’a jamais réussi le choix d’un seul manager. Mieux.
Il en avait un excellent - l’Ingénieur Ghidella, le projeteur de
génie (celui de la Uno grâce à laquelle la Fiat s’est remise) et
il est parvenu à le mettre à la porte.
Inventivité, zéro. Stratégie, zéro. Tactiques, Zéro. Le bilan
de sa direction se résume en deux coups de cuillère à pot…
L’Avocat a accumulé plus de perte que de profits, plus de
dettes que de richesses. Si nous calculons l’argent déboursé
par l’État pour secourir la Fiat avocatesque, nous découvrons
que la somme est quatre fois supérieure à la quotation de la
fabrique. Et nous devrions regretter un homme pareil, le
prendre comme exemple ? ”
À ce niveau de charge, le jeune Baggio ne pourra plus dire
que les média ont eu la dent dure pendant sa carrière et
qu’il est le seul dans le collimateur. S’il a effectivement 45
ans quand il active son rôle tout honorifique de viceprésident, Agnelli n’est pas né de la dernière pluie, ayant
gardé la main mise sur le fameux IFI, véritable trésor de
guerre et noeud du pouvoir dans le clan. Ce qui rend lisible
son dualisme avec Umberto, qui n’est pas un playboy, qui ne
vaut pas par son originalité mais qui est, selon les dires d’un
proche : “un officier sabaudien habitué à obéir même dans
les circonstances où il aurait de nombreux motifs de ne pas
le faire”.
221
Avec Umberto, c’est une toute autre musique. Drôle de
destin “depuis que Donna Virginia Bourbon del Monte a donné
le jour à ce bambin, le troisième garçon à qui a été imposé le
prénom d’Umberto. Un hommage au Prince du Piémont, son
parrain de baptème envers lequel il se dédouanera de
nombreuses années plus tard quand, à la mort de celui qu’on
appela le Roi de Mai, il fera descendre la Juve le deuil au
bras sur le terrain. ”
Un homme toujours dans le sillage.
Un homme qui ne contestera jamais le leadership de
l’Avvocato que, paraît-il, il admirait.
Un homme qui devina qu’il allait falloir licencier et être
impopulaire ; mais qui se retira plutôt que de livrer bataille.
“Dans le clan Agnelli, précise Feltri, on a pensé que
l’homme idéal pour dessiner le destin de la Fiat était ce
couche-tard bon vivant et il monta sur le trône. Parce que
son frère Umberto était quelqu’un de sérieux et qu’il le
démontra toute sa vie, il resta sur le parterre. Si telles
étaient les prémices, imaginez le reste.”
Giorgo Bocca, un expert en étiquette piémontaise va un peu
plus loin :
“Umberto Agnelli était le prince héréditaire qui ne pourrait
jamais vraiment régner, même après la mort de Roi Giovanni,
son frère. Pour un raison très simple : le gros du paquet des
actions appartenaient à son frère et pas à lui. Une diversité
décisive, féodale, au nom de laquelle le Roi demeurait sur la
colline dominant Torino, Villa Frescot, et le Prince
héréditaire à Mandria, dans la plaine pedimontaine.”
Car, poursuit le chroniqueur de “La Repubblica” : — “Dans
la famille Agnelli comme dans toutes les grandes familles
industrielles, fonctionnait le principe de la division des rôles.
Gianni se disait sympathisant de la Malfa et de l’Éder.
Umberto acceptait l’investiture démocrate-chretienne.
222
Gianni régnait à Turin et en Italie dispensant bons mots et
snobismes sur la manière de porter la cravate ou les bottines.
Le premier était théâtral ; le second réservé, feignant
d’avoir un rôle décisif dans la gestion de l’entreprise.”
Voici donc les deux princes-présidents entre lesquels
Baggio, Roberto, né à Caldogno de Matilde Rossi et de
Florindo Baggio, sept frères et soeurs, une enfance heureuse
dans une famille modeste, va devoir naviguer.
C’est à dire, d’un côté le patriarche génétique Gianni
Agnelli que Lucio Dalla, l’auteur-compositeur bolognais
décrit en ces termes dans sa chanson “Baggio Baggio” : — “Et
puis il y a ce vieil industriel/ à la langue de soie/qui fait mal
quand il parle”…. De l’autre, son frère Eduardo, une
éminence aux lunettes noires “même quand il n’est pas sur
les pentes neigeuses à Sestrières”, joueur de golf et leader
ombrageux de l’IFIL.
Pour plus de précision, voici ce que dit de Gianni Agnelli
Enzo Biagi, le maître étalon du journalisme italien :
“C’est son père qui l’avait emmené pour la première fois au
stade. Gianni Agnelli se rappelait : ‘C’était le terrain
d’entraînement de la Juve, c’était à la fin des années 20.
J’étais vraiment un gamin et on faisait faire un essai à un
joueur hongrois qui s’appelait Hirzer, rapide, si rapide qu’on
le surnommait la Gazelle blanc-et-noir. (...) Je ne sais pas si
mon père a regretté de m’avoir emmené. J’ai en tête
maintenant que j’ai pris une claque à cause du football. Les
déplacements de Turi à Rome se faisant en wagon-lit, et
naturellement, tout le grattin montait avec nous.
J’accompagnais papa et il y avait le Duc d’Aoste, le grand,
celui de l’Amba Alagi, et un joueur de la Juve, Munerati. Au
lieu d’aller saluer le duc, je me jette sur Munerati. Alors mon
père s’exclame : C’en est trop, et il m’a giflé.”
223
Pour beaucoup de monde, Gianni était donc ce bouche-trou
hors-catégorie toujours prêt à servir, avec, au fond de lui, la
preuve non accomplie de ce que ses idées étaient les bonnes,
celles qui auraient pu sauver la Fiat et la Juve. Bref, un
« Last Tycoon » se présentant comme le protecteur des arts
et des lettres ainsi que le démontrent les réalisations
somptuaires achevées sous son instigation royale. Un homme
qui ne pouvait passer plus de dix minutes avec vous sans
bailler d’ennui et qui se permettait de distribuer des
“calembours” d’une acuité et d’une ironie qu’il parvenait à
faire passer pour des incitations pédagogiques, alors qu’elles
étaient probablement une manière de ne pas avoir à
expliciter ses avis et ses impressions.
Tels que : — Maradona ? : “Avec lui, on n’a plus besoin
d’entraîneur.” — Platini ? : “On nous l’a livré comme un
toast, il a fallu rajouter le caviar.” — Vialli ? “Si Baggio est
Raphaël et Del Piero Pinturicchio, alors Vialli est MichelAnge, le sculpteur qui a tout révolutionné en devenant
peintre.”
L’ « International Herald Tribune », n’est pas de cette avis.
Il voit Agnelli comme un Prince fasciné par les joueurs
atypiques, puisqu’il “était né riche, mais reconnaissait que
d’autres était nés avec le pouvoir de le faire entrer en transe
grâce à leur maîtrise de la balle inanimée”, voilà pourquoi il
admirait “l’habilité de Platini à improviser, à conjuguer la
beauté du ballon et le tumulte de
la performance
compétitive.”
Son frère Eduardo était d’un tout autre type. C’était un
homme dont on disait qu’il ne connaissait pas grand-chose au
ballon, un quinquagénéire aux aigreurs rentrés bien décidé à
réaliser à la Juve ce qu’on ne l’avait pas laissé faire ailleurs :
à savoir : gérer au plus prêt, mettre en place des
professionnels aguerris dans le monde de la réalité
économique, vendre beaucoup et acheter peu ; et faire
224
tabula rasa de tout ce qui s’opposerait à sa nouvelle équipe,
en particulier les hommes de Boniperti et de son frère aîné ;
qui avait de moins en moins de temps à consacrer au
football.
De tout cela, quand le mois de mars arrive, Roberto Baggio,
dit le Divin Codino, le futur Ballon d’Or 93, a-t-il vraiment eu
vent ?
225
L’éternel combat de l’homme et du système
Roberto Baggio, a appris à jouer un football de rue dont
l’ultime trace en Europe est cette roulette dont on attribue à
tort l’invention à Zidane, mais dont il a été sans contestation
possible le metteur au point le plus raffiné.
De nos jours les jeunes joueurs sortent des centres de
formation où on leur apprend les bases du jeu collectif et où
ils sont formés techniquement, mais surtout tactiquement.
Rien de tel pour Roby qui se heurte à l’organisation du jeu
(par les adultes) dès son plus jeune âge. C’est dans son
autobiographie, « Una Porta nel Cielo », qu’il nous raconte
des déboires qui commencent à table où il harcèle son oncle
Piero pour qu’il fasse le quatrième lors des matchs que ses
deux frères et lui disputent dans le couloir de la maison.
Las de jouer seul contre la porte du garage de son père,
“Bajeto” insiste pour que Walter, de dix ans son aîné,
l’emmène jouer avec ses amis. Mais il n’en est pas question.
ll est beaucoup trop jeune et ses aînés le contraignent qui le
contraint à jongler seul derrière les buts.
Plus tard, c’est Zenere, l’entraîneur des “Giovanissimi” de
Caldogno qui refuse de l’aligner eu égard à son trop jeune
âge.
À treize ans, il pourrait jouer avec les Cadets de Vicenza,
mais le règlement s’y oppose et son surclassement se révèle
impossible.
Lors de sa première saison avec les professionnels, la
malédiction du banc se poursuit. Roby est trop fort pour
jouer avec la Primavera (les Juniors) mais pas assez costaud
physiquement pour être aligné en Serie C.
Conséquence de cette fatalité qui l’écarte du rectangle vert
depuis son plus jeune âge, Baggio s’acharne à être décisif dès
226
qu’on lui donne sa chance, comme s’il avait une peur folle
d’être privé à jamais de sa passion au cas où il ne montrerait
pas dès les premières secondes ce dont il est capable.
Cette angoisse d’être écarté se retrouve inconsciemment
tout au long de sa carrière avec, pour corrolaire : — Une soif
maniaque d’exploits et de buts, et un désir fou de marquer
les mémoires en réalisant des prouesses ; comme ce but
inscrit du milieu de terrain lors d’un de ses premiers
entraînements avec les pros. — Une recherche constante des
solutions non prévues et hors système. — Et un désir de
revanche qu’il lui a fallu des années pour domestiquer.
La phrase est de Michel Platini qui, malicieux, a uni dans la
formule mise à distance et sens de l’observation : — “En fait,
Baggio est un neuf-et-demi dans le sens où il est à la fois un
attaquant et un milieu offensif, un buteur et un passeur.”
Traduit par ceux que le prodige de Vicenza agace, cela veut
dire qu’il n’est pas un leader et qu’il ne mérite pas de figurer
aux côtés des grands numéros 10 du passé. Pour d’autres,
qu’il est un prima-donna avide de tirer la couverture à soi
sans jamais mouiller le maillot.
“C’est la presse qui en a rajouté, elle s’est servie des mots
de Platini pour entretenir une polémique dont elle a chez
nous le secret. Pourtant il n’y a jamais eu le moindre
problème entre Platini et moi. Vous savez, ce qu’il a réussi
en Italie, personne ne l’avait réussi avant lui et personne ne
l’a imité à ce jour .”
Le problème est plus profond. On sent bien que Baggio est
une “mouche blanche”, un spécimen qui subjuge et effraie.
Adolescent, on lui confie à Vicenza le rôle d’attaquant défilé
ou de milieu très offensif, tout en le chargeant de
l’exécution des penalties et des coups de pied arrêtés. À
227
Florence, ces entraîneurs le baladent au gré de sa
rééducation et des problèmes de son équipe.
“C’était pitoyable pour quelqu’un comme moi qui avait été
capable de courir plus de dix heures par jour. J’étais si
faible, je me sentais si fragile que je n’arrivais pas à suivre le
rythme de mes partenaires à l’entraînement. Je me faisais
l’effet d’un funambule qui pouvait tomber à tout moment.”
Tenant compte de ce manque de fonds, Agroppi, Bersellini
et Eriksson le font jouer attaquant de pointe, milieu offensif
sur le côté, puis numéro dix derrière deux attaquants.
Quand il est complètement remis, c’est avec, devant et
derrière Ramon Diaz ou son alter-ego Borgonovo que Roby
s’exprime le mieux.
“La position qui me convient, c’est derrière et autour d’un
attaquant de pointe qui peut marquer ‘mes’ buts. Cela me
permet de venir de derrière et de surprendre le bloc défensif
adverse.”, affirme-t-il lors de ses premières années à la
Juve.
Pas sür qu’il ait lui-même les idées claires.
Dans une interview datée de 1994, il se souvient avoir joué
en pointe avec Derticya et Kubik en soutien derrière lui.
À la Juve, Maifredi l’utilise comme numéro X, libre d’être à
la fois passeur et buteur (14 buts lors de son premier
championnat en noir-et-blanc), à la Maradona, en quelque
sorte.
L’ex-entraîneur de Bologne ayant échoué avec sa cure de
football-champagne, le Trap, son successeur, qui dispose de
Baggio mais également de Schillaci, de Casiraghi et de Di
Canio, pour ne pas parler, plus tard, de Vialli, de Moeller et
du jeune Del Piero, a du mal à se décider. C’est l’époque de
la zone totale du Milan et le primat du marquage individuel
en prend un coup dans la presse italienne, qui lorgne du côté
228
de l’Espagne ou de la Hollande où l’on joue un football
autrement spectaculaire.
Harcelé par ses dirigeants, par les supporters et par une
partie de la presse, Trappattoni aligne Roberto en soutien de
deux attaquants de pointe pour ne pas laisser trop de monde
sur le banc. Cela ne fonctionne pas :
“Curieux, ce choix du coach, remarque le « Corriere della
Sera”. Non seulement parce qu’il part du préjugé que Baggio
serait un milieu de terrain et pas un ‘trois-quartiste’ ou un
attaquant d’appoint ; mais parce qu’il a déjà deux
attaquants qui s’appellent Schillaci et Casiraghi et qu’il ne
peut pas se permettre d’en aligner un troisième pour des
raisons d’équilibre tactique. Alors voilà Baggio, volentnolent, qui doit chanter et porter la croix. En récoltant les
sifflets d’un public, qui veut bien lui pardonner les erreurs du
créateur, mais pas celles de l’ouvrier.” Pas si bête, puisque
Trapattoni en convient et que Roby, qui n’a marqué que deux
buts en douze matchs avant Noël, en inscrit seize dès qu’on
le fait jouer plus avancé !
En équipe d’Italie, il n’en va pas de même puisque Roby
doit satisfaire aux exigences du jeu imposé par Sacchi, le
Sorcier de Fusignano. Un journaliste français l’interroge à ce
propos : — “Entre Trappattoni et Sacchi, je m’adapte. Mais
ce n’est pas parce que le jeu de la Juve est
fondamentalement différent de celui de la sélection ; c’est
parce que les adversaires ne réagissent pas de la même
façon. Le Cacio est un monde à part, vous savez.”.
“Les systèmes et les schémas, dira-t-il plus tard, c’est
excellent jusqu’aux trente mètres. Après, ce sont les
individus qui doivent décider.”
C’est ce genre de sortie que les tenants du réalisme lui
reprochent, ainsi que son indiscipline tactique, ce refus de
229
s’intégrer dans un système donné et d’assimiler des schémas
pré-établis. À ce sujet, Le site “Footie-51” est explicite :
“Alors que les entraîneurs italiens rabachaient le mantra
selon lequel chaque joueur, quel que soit son rôle, doit se
battre pour récupérer le ballon, Baggio brisa le tabou. Quand
l’équipe adverse avait la balle, il semblait se désintéresser
du jeu, rôdant en attendant que ses partenaires la
récupèrent. Mais donnez-la-lui et il avait l’art d’illuminer le
jeu en un seul et éclatant instant. Pour chaque but qu’il
marquait, les entraîneurs insistaient sur le fait qu’il avait
perdu de nombreux de ballons. Et pour chaque défense qu’il
écartelait en une seule passe décisive, ils faisaient
remarquer celles qui avaient été interceptées. Tout cela, aux
yeux de ses managers, était une offense impardonnable.”
Le vrai problème, c’est que Baggio, comme les trentenaires
dont parlaient les sociologues de l’époque, arrive après les
baby-boomers Platini, Maradona et Zico, et avant ces
attaquants du IIIe millénaire qui ressembleront davantage à
des footballeurs américains qu’aux manieurs de balle des
années 90, confère des gens comme Van Nistelroy,
Ibrahimovic ou Ian Koller. La vérité, c’est surtout que Baggio
naît au milieu des ultimes soubresauts du cattenaccio et croît
dans l’enfer du pressing et de la zone intégrale. Lorsque j’ai
commencé, dira-t-il substance, vous aviez un homme sur le
dos mais quand vous le passiez, vous pouviez aller jusqu’au
bout vu que vos adversaires étaient éparpillés sur le terrain.
Avec l’utilisation de la ligne et le pressing tout-terrain sur le
porteur de la balle, l’espace s’est restreint, l’oxygène s’est
raréfié et on est tombé dans un football étouffant fait de
contacts physiques et de systèmes, un peu comme le basket.
Autre changement radical durant la carrière de Baggio (19852004) : le changement d’organisation de jeu. Si l’on jouait le
1-4-3-2 ou le 4-3-3 au temps de Platini et de Maradona, on se
230
remit à jouer le 4-4-2 ensuite, ce qui eut pour principale
conséquence... de pousser les numéros 10 vers la ligne de
touche. À partir du moment où l’on n’avait plus que deux
attaquants de pointe, on préfèrait qu’ils soient grands et
solides pour le pivot, petit et ultra-rapide pour celui qui
tourne autour de lui. Avec pour corrolaire la difficulté de
s’imposer contre les équipes qui ne vous n’attaquaient pas et
de tromper des défenseurs qui passaient leurs vacances dans
les gymnases de la musculation ou dans les pharmacies.
Evidemment, quand on dispose d’un Baggio, d’un Gascoigne
ou d’un Gianfranco Zola, même à cette époque-là, on est
obligé de faire des concessions. Allez expliquer au spectateur
qui se saigne à blanc que le petit génie ne joue pas parce
qu’il ne s’intègre pas dans les plans de jeu élaborés par
l’intellectuel qui fume son cigare sur le banc et qui gesticule
pour le replacer ! Allez lui démontrer que son slalom contre
la Lazio (un action de 15 secondes ou il laisse huit
adversaires sur les fesses, gardien compris) est une erreur
tactique. Ou que les dix minutes où il n’a pas touché le
ballon avant d’inscire le but décisif sur coup-franc prouvent
qu’il n’est pas en forme !
“Si Baggio était né au Brésil, écrit Gabriele Marcotti, de
CNNSI, il aurait simplement été considéré comme trop bon
pour être mis à l’écart. Le coach lui aurait donné un rôle
d’électron libre derrière les attaquants et ça y était. Au
Brésil on fait tout simplement jouer les joueurs les plus
talentueux. Hélas, le jeu a changé et Baggio a la malchance
d’être né dans un pays comme l’Italie, qui est totalement
obsédé par la tactique.”
C’est incontestable. Le gendre idéal des Italiennes n’a
jamais été apprécié par les grosses têtes du tableau noir. Ces
professionnels aux responsabilités exorbitantes (une bonne
moitié est mis à la porte et l’autre doit affronter l’ire des
Ultras) — touchent des salaires de ministre et ont un
231
procuratore qui leur rappelle qu’ils ont tout intérêt à se
mettre en avant. Que ce soit par leur aptitude à remporter
des succès, pour celle à comprendre leur président, à faire
bonne figure devant les caméras ; mais surtout par la
fermeté avec laquelle ils gèrent ce qu’on appelle en Italie lo
spogliatoio, autrement dit les vestiaire qui sont le creuset de
tous les triomphes et de tous les échecs. C’est là que le bât
blesse pour Baggio et pour ses coachs. Comme le déclarera
affectueusement Carletto Mazzone : — “Quand Roby arrive
quelque part, 99% des personnes présentes se précipitent
vers lui et pas vers l’entraîneur, et je trouve ça normal.” ;
Un jeune coéquipier qui joue avec lui à Brescia confirme ce
magnétisme embarrassant en 2001 : — “Aux premiers
entraînements, on était scotchés, on aurait dit que la Warner
tournait un film dans les vestiaires !”.
232
Quand le lapin mouillé sauve la patrie
“Jusqu’à présent, on ne peut pas dire que j’ai réalisé ce
que je rêvais dans cette coupe du Monde” déclare Baggio
après deux matchs médiocres.
La polémique est intense.
Dans les journaux. Sur le petit écran. Dans tous les BarSport de la péninsule.
Il y a ceux qui pensent que Baggio doit jouer derrière un
numéro 9 de poids, genre Casiraghi ou Vialli. — Sacchi aussi,
au début, mais il change d’avis.
Il y a ceux qui pensent que Baggio doit jouer en duo avec
Signori, comme Romario et Bebeto, le duo brésilien. — Sacchi
essaie plusieurs fois mais ca marche mal.
Il y a deux qui pensent que Signori doit jouer sur le côté
gauche, Berti à droite et Roby seul devant ou avec Casiraghi
ou Massaro. — Sacchi pencherait pour cette solution
Il y a ceux qui regrette que Signori ne joue pas en pointe,
comme à la Lazio avec qui il est devenu le meilleur buteur du
championnat. — Qui sait si Sacchi n’y pense pas et si Baggio
jouera les prochains matchs.
Il y a ceux qui protestent parce que Sacchi a laissé les
meilleurs à la maison (Vialli, Mancini, Crippa, Lombardo...)
par la faute de Baggio, par la faute de la Diadora, le sponsor
de l’équipe nationale et de Roby.
Il y a ceux qui...
En attendant, il s’en est fallu de peu que les quatre
premiers matchs ne tournent au cauchemar.
À New-York contre l’Eire de Jacky Charlton, dit la Girafe,
les journaux américains font leur une sur le duel historique,
quasiment mafieux, qui va opposer les “Ritals” et les
233
“Paddies”. Le Geant-Stadium est comble. L’Irlande a une
équipe compacte et bien préparée, un gang de copains qui
ont pris le dessus sur l’Allemagne et sur l’Argentine en match
amical. L’Amérique, novice en matière de soccer, attend de
voir à l’oeuvre ce Little Buddha alias The Divine Ponytail à
qui l’on a attribué le titre de World Soccer Player FIFA of the
Year. De New York à Dallas en passant par Cheyenne et San
Diego, on ne tarit pas d’éloge sur le Michel-Angelo du Calcio :
“Baggio, un buteur qui a la licence artistique de se placer à
peu près où il veut sur le terrain, est unanimement considéré
comme le meilleur joueur du monde. En outre son art,
comme celui de Michael Jordan sur un parquet de basket;
parle de lui-même. Son talent s’offre comme des
pictogrammes, visible et évident, mêmes aux Etats-Unis.
Baggio, un brin d’homme de 1 m 74 pour 72 kg (inclus la
queue de cheval) a les plus grandes chances de relancer aux
USA un amour du foot qui remonte au Pelé des New York
Cosmos. ”
Relancer le soccer ou non, The Divine joue mal et essuie
une défaite 1 à 0 qui sidère la presse mondiale.
Roby confirmera neuf ans plus tard :
“Un match à oublier. Nous étions paralysés par la chaleur et
par la peur. À la fin du match, on était démolis”
Patrick Barclay, l’envoyé du “Guardian”, est moins sévère :
“L’Italie a toujours eu au moins autant de possession de la
balle, presque tout son jeu étant aiguillé par Roberto Baggio
dont le touché de velours s’est révélé d’un toute autre
qualité que tout ce qu’on a vu sur le terrain”.
“Avant le match, ajoute-t-il, pas mal de ces spécialistes
italiens en quête de mauvais présages ont maugréé quand ils
ont appris que l’attaque de Sacchi serait constituée de
Baggio et de Signori (...). Mais Baggio et Signori sont moins à
234
blâmer dans l’échec de l’Italie que le côté prévisible de son
milieu de terrain et la fragilité de sa défense.”
Pour le deuxième match de poule contre la Norvège, on
passe de la contestation au scandale. L’Italie et Baggio
jouent correctement pendant vingt minutes jusqu’à ce que la
défense se fasse surprendre par une longue balle profondeur.
Pagliuca sort en catastrophe, percute l’avant-centre
scandinave en dehors de sa surface et touche le ballon du
coude.
L’arbitre l’expulse et l’Italie est à dix !
C’est là que se produit le premier coup de théâtre de cette
World Cup à l’italienne. Sacchi fait entrer Marchegiani, son
gardien remplaçant... et sortir Baggio, qui lâche un : — “Il
devient complètement dingue” que les télévisions du monde
entier décortiqueront sur ses lèvres le soir-même !
“Je ne suis pas tout à fait idiot. Si une équipe est réduite à
dix, il est logique de sortir un attaquant. Ce qui m’a blessé,
c’est la totale inadéquation entre la décision de Sacchi et ses
mots de la veille. S’il m’avait vraiment considéré comme le
Maradona de l’équipe, il ne m’aurait jamais retiré, même
dans une situation d’urgence. C’est dans les situations
d’urgence que les joueurs de talent peuvent faire la
décision.”
Heureusement pour le technicien romagnol, les dix Italiens
restants se battent comme des lions et l’emportent grâce à
un but de Dino Baggio.
Après le match, on parle davantage de l’exclusion du Divin
que du résultat. D’aucuns déduisent que Roby n’aurait pas
été fâché que son équipe perde et que Sacchi paie son
impudence à son égard.
235
“Ceux qui ont prétendu ça, non seulement professent des
hérésies parce que je n’envisage même pas de ne pas
soutenir l’Italie… mais ils ont en plus les idées confuses :
Qu’est-ce que j’y aurais gagné, moi, à une éventuelle défaite
de mon équipe ? Je serais rentré à la maison comme tout le
monde et j’aurais été comme d’habitude le premier bouc
émissaire ?”
Inutile de décrire l’ambiance qui règne avant le troisième
match de cette poule d’où l’Italie ne peut s’en sortir qu’en
battant le Mexique ou en espérant que les résultats des
autres groupes lui permettent de rester meilleure troisième.
En sus des habituelles querelles sur le système, les schémas
et la tactique, l’armée de tous les Cassandre d’Italie assaille
le staff médical pour savoir si le numéro 10 de la Juve est en
pleine possession de ses moyens ; si la préparation des
Azzurri a été bonne ; si la chaleur ne va pas nuire au football
total préconisé par le Sorcier de Fusignano.
Giorgio Tosatti, un monument du journalisme sportif dont le
père est mort dans la catastrophe de Superga, n’y va pas de
main morte dans ses éditoriaux :
“Nous pouvons nous qualifier et faire un bon Mondial. Mais il
faut éclaircir quelques points cruciaux. Le premier concerne
l’utilisation de Roberto Baggio. Si Sacchi considère qu’il est
précieux pour l’équipe nationale et dans une condition
physique adéquate, qu’il remette Casiraghi et qu’il en
revienne à la formule avec laquelle nous nous sommes
qualifiés pour ce Mondial. Signori en pâtira un peu mais
l’attaque aura de la puissance et Roberto redeviendra
l’homme-but que nous connaissons. S’il doute de lui et de sa
forme, qu’il le sorte et qu’il mette sur pied un tandem
d’attaque Signor-Massaro (ou Casiraghi) derrière lequel
pourrait opérer Zola.”
236
Contre le Mexique, l’Italie obtient un nul médiocre qui lui
permet avec beaucoup de chance d’atteindre les huitèmes :
“Il a surtout manqué Baggio, affirme l’ineffable Teotino, il
devait être la touche en plus, mais il a été l’homme en
moins. Pas mal de mouvement mais peu de détermination
devant le but. Il s’est laissé aller à des tirs mollassons toutes
les fois qu’il a eu l’occasion de conclure. Il n’a même pas su
profiter des mains de laine du gardien Campos. Bref : aucun
coup de génie, aucun dribble réussi, aucune passe
démarquante : En somme, rien de rien. ”
Plus loin :
“Baggio devait être le grand protagoniste de ce Mondial,
avec la couverture de “Newsweek” et tous ces reportages
dans les journaux américains. Même si le “New York Times” a
intitulé son portrait : ‘L’homme dont on sait tout sur ce qu’il
n’est pas.” C’est ce non-être, dont il était question dans sa
vie d’anti-personnage qui hélas l’a poursuivi sur le terrain ”.
Finalement :
“Tout ce qu’il y a à sauver, c’est le calme de Costacurta, le
courage de Maldini, les passes d’Albertini, le travail de Dino
Baggio et la vivacité de Massaro. Quant à Roberto Baggio,
c’est un clône qui joue à sa place à la pointe de l’attaque.”
On en est là le jour où l’Italie doit affronter le Nigéria qui a
battu l’Argentine en poule. Les Nigerians de l’Allemand
Westerhof sont la révélation du Tournoi et on les présente
comme les prophètes du football de l’an 2000. L’Avvocato,
“ce vieil industriel à la langue de soie qui fait mal quand il
parle”, donne le coup de pied de l’âne à Roby en jouant sur
la presque homophonie entre Queue-de-cheval : Codino et
lapin : Coniglio : — “Je ne sais pas si vous avez vu le visage
qu’il avait avant le match contre le Mexique, on aurait dit un
237
lapin mouillé. Ca me déplaît, parce que c’est un garçon
sensible.”
Vacherie reprise dans le monde entier et à laquelle Roberto
répondra en précisant qu’Agnelli s’était adressé à lui au
téléphone : — “Il m’a dit que j’avais l’air d’un lapin mouillé
avec affection. Il a l’habitude de lancer ce genre de traits
mais je ne me sens pas blessé.”
“La chose ne m’a pas fait plaisir, lit-on sept ans plus tard,
mais j’étais le premier à savoir que je ne rendais pas autant
que je le pouvais. Et puis je crois qu’il essayait de me
stimuler, de m’éperonner avec ses réflexions.”
C’est sur son répondeur téléphonique qu’on aura eu la
meilleure idée de la vraie réaction de Raphaël.
“Le Lapin mouillé n’est pas là, laissez-lui un message”.
Autant pour les dirigeants de la Juve à la rentrée !
Foxboro Stadium, U.S.A., le 6 juillet 1994.
Huitième de finale de la World Cup 1994. Le match n’a pas
encoe commencé et le panneau lumineux indique : Italie 0 Nigeria O. Entre le 1er et le 9 juillet 1994, les plombs italiens
ne sont pas loin de fondre. Roby n’est pas le seul à risquer
gros. On attend Sacchi au tournant depuis qu’il a pris les
rènes de l’équipe nationale. Que ceux qui ne comprennent
pas ce que cela signifie se rappellent le pauvre Aymé Jacquet
avant la coupe du monde 1998 !
Sacchi n’est pas aimé pour plusieurs raisons. C’est un
autodidacte illuminé qui n’a jamais été joueur professionnel.
Il est le protégé de cet astre montant qu’est Berlusconi. Et il
a imposé (avec Zeman) un jeu porté sur l’offensive en
reniant le postulat du marquage individuel. Nombreux sont
les commentateurs qui pensent que ce sont Van Basten,
Gullit et Rijkaard qui ont fait le bonheur du self made man
238
romagnol et non ses innovations tactiques. L’avis des autres,
plus nationalistes, est diamétralement opposé. Si le trio
hollandais a conduit le Milan à la victoire, c’est grâce à une
défense “à l’italienne” composée de Tassotti, Baresi, Galli
(Costacurta) et Maldini, et enrichie par le talent tout-terrain
de Demetrio Albertini et de Roberto Donadoni, sublimée
enfin par l’éclosion du formidable “Marcello” Desailly.
L’autre critique faite à Sacchi est la difficulté qu’il
éprouvera à transvaser ses théories du Milan, une équipe
avec qui il travaillait toute la semaine, à la Sélection, où les
joueurs se voient peu et arrivent dans un état de fatigue
extrême.
Sans oublier un facteur sous-estimé lors de la préparation :
la canicule et ses conséquences sur la musculature de joueurs
contraints à courir comme des forcenés par 40°C à l’ombre,
pour la simple raison qu’U.S.A.-94 marqua l’entrée du sport
dans une dimension planétaire dominée par la télévision et
par les sponsors.
Ce qui amène le Pr Feretti, le responsable du staff médical
italien, à s’exprimer par la plume de Giorgio Rondelli :
“L’Italie du ballon a dû faire ses contes avec un ennemi de
plus : la crampe ; autrement dit la contraction involontaire
du muscle qui durcit et qui devient douloureux pendant une
dizaine de secondes. Chez les footballeurs, le muscle le plus
sensible est celui du mollet, en jargon : le triceps sural. Les
causes sont de type fonctionnel (une extrême sollicitation)
mais dépendent également de facteurs vasculaires et
inflammatoires ; sans écarter les éventuels états d’anxiété. Il
faut enfin prendre en considération un déséquilibre éventuel
dû à une sudoration élevée, c’est-à-dire à la perte d’eau et
de sels minéraux.”
239
“La crampe est souvent l’antichambre de l’élongation, de la
contracture ou de la déchirure musculaire.”
Foxboro Stadium, U.S.A., le 6 juillet 1994.
Le Nigéria a ouvert le score suite à une erreur inhabituelle
de Paolo Maldini et le panneau de score indique toujours :
Italy 0 - Nigeria 1. Les Italiens sont tendus, l’arbitre ne donne
pas toutes les garanties.
Westerhof, le sélectionneur allemand des Africains a
renoncé au football offensif du permier tour pour jouer... à
l’Italienne. Il a confié le marquage de Baggio à l’excellent
Oliseh qui suit le Divin partout et qui le matraque.
L’Italie manque quelques occasions, mais la fin du match
est proche et les organismes sont à bout. Irrités par le
manque d’allant des Azzurri, les tifosi scandent le nom de
Gianfranco Zola, le remplaçant de Baggio et Sacchi lui
ordonne de s’échauffer. La tension monte d’un cran mais
Zola entre à la place de Massaro. Fou d’impatience, il se
jette sur un ballon, fait une légère faute, écarte son
adversaire du bras... et se fait expulser ! L’Italie est à dix
pour la deuxième fois en quatre matchs ! On en arrive à la
88e minute...
L’envoyé du “Corriere” se souvient :
“Au Summerset Hill de Warren, New-Jersey, les magasiniers
avaient commencé à préparer les valises. Du côté de la
tribune de presse, certains journalistes consultaient les
horaires d’avion pour le retour. Dans la tribune, le président
de la Fédération peaufinait son système de défense et
enfilait un gilet pare-balles. Il manquait 90 secondes à la fin
du match, à la fin de tout. Les ennemis de Sacchi étaient en
train d’affûter leurs adjectifs et les opposants à Matarrese
étudiaient une stratégie pour donner l’assaut à la présidence
fédérale. Il manquait 90 secondes et il n’était désormais plus
240
que dix joueurs sur le terrain et un petit bonhomme à y
croire, Arrigo Sacchi, toujours debout. Nous nous
demandâmes alors combien de temps allait prendre Nizzola
pour faire virer Matarrese, si Sacchi allait se retirer du
football ou s’il allait tenter une aventure à l’étranger comme
son grand ennemi Trapattoni. Mais également quel serait le
prochain sélectionneur de l’équipe nationale : Cesare
Maldini, probablement. Il manquait 90 secondes à la fin du
match quand Roberto Baggio a changé l’histoire du football
italien. ”
Giancarlo Padovan prend le relais :
“C’est presque fini et ça se voit au temps qui passe, à
l’Italie qui passe. Les Nigerians en sont à nous ridiculiser par
un taureau et les Azzurri redondissent et s’écrasent contre
eux comme des mouches agonisantes dans une chambre
close. On en est là. C’est peut-être le désespoir et non le
splendide Donadoni qui lance Mussi dans la surface africaine
à la 43e minute de la deuxième période. Le blondinet
exsangue gagne un contre, ne perd pas son calme et s’appuie
sur Roberto Baggio. L’instant est suprême, il fracassera la
partie : tir du droit sec, net, pur, profond et c’est
l’égalisation. Une égalisation invraisemblable ! Tout se
jouera dans les prolongations !”
On ne résiste pas au plaisir d’entendre se lâcher Pindare par
la bouche d’un autre plumitif, prêt la veille à le clouer au
pilori :
“Il y a un très beau conte Zen, un homme fuit un lion, il se
jette dans un ravin, il reste suspendu à une racine. Une
sourit se met à ronger la racine. Un tigre famélique l’attend
au fond du précipice. La fin est certaine. L’homme voit une
fraise qui pend à côté de lui. Il la détache et il la mange, elle
a goût sublime. Morale : Bouddha vous sourit quand vous ne
l’attendez plus... — Donadoni s’échappe à droite, j’observe
241
Sacchi pour vous raconter sa réaction. Pas la peine de suivre
la match. Passe à Mussi qui tackle pour protéger la balle, qui
la transmet. Qui arrive ? Baggio. Pas la peine de regarder, les
yeux sur Sacchi pour le dernier article, celui de l’éviction.
Par instinct de supporteur, je regarde tout de même la
surface. Tir. Rufai plonge. Gol. Gol ? Gol ! Gol ? Siiii, Gol,
Gooolll, goooooolll, Gol, Gol, Gol Gol. Gol.”
“Cette fois, prétend Teotino, car le plumitif, c’est lui,
même moi qui suis un grand supporter de Baggio depuis
toujours, j’avais perdu la foi. Le but qui nous a sauvé a fait
entrer Baggio dans le Mondial. Disparues les crampes, chaque
minute qui passait semblait le rechercher comme une
dinamo. Pendant la prolongation, il a pris l’Italie en main et
l’a portée au-delà de l’obstacle. Et l’invention qui a
contraint les Nigerians au penalty sur Benarrivo fut sienne.
Comme sa transformation glaciale.”
Sic transit gloria mundi, auraient commenté les
contemporains de Jules César.
“Ce fut un but chanceux”, prétendirent certains à qui Roby
devenu grand répondit rétrospectivement :
“Quand tu marques à la 90e minute, il y a toujours une part
de chance. Mais la balle, j’ai vraiment voulu la mettre là. Et
puis... Peut-être qu’il y a eu quelque chose de spécial dans
cette inspiration (...). Je n’étais plus angoissé, je jouais avec
facilité, tout me venait naturellement. Oui, je m’étais
libéré. Ca pouvait, ça devait devenir une occasion
fondamentale.”
Ainsi l’Italie se qualifiait in extremis et évitait de rentrer au
pays sous une pluie d’agrumes et de briquets.
“Baggio le sauveur, titre “Marca” en anticipant le quart de
finale contre l’Espagne. Cet homme est de la dynamite pure.
L’étoile de l’Italie et le cerveau de la Juve devra être tenu
sous haute surveillance par les hommes de Clemente”.
242
Selon “El Pais”, “les dieux protègent l’Italie”.
“Le Soir” de Bruxelles parle d’un “nouveau miracle” et se
demande “à quels saints les Italiens se sont voués dans les
dernières minute du match”.
Le “Times” loue les mérites d’un “Baggio brillant qui sauve
une Italie à dix lors des prolongations”
Et un rédacteur américain de suggérer que Baggio a récité
un mantra de Shakyamuni avant de marquer.
Opinion du héros ?
Le mérite de son exploit revient sa famille arrivée depuis
peu en Amérique et au fait d’avoir pu embrasser sa fille
Valentina, sa femme et ses parents : dont Matilde, la
Mamma, qui fait le bonheur des gazettes : — “Je l’ai appelé
depuis les grilles, déclare-t-elle radieuse aux caméras qui
l’assaillent : On est là ! Vous savez ce qu’il m’a fait comme
ça avec la main ? Deux ! Il m’a fait deux, comme ça, avec les
doigts ! Vous avez vu ? il ne m’a pas menti ! Maintenant,
c’est sûr, ça va aller mieux !”
Les images de la primadonna redevenu Divin Codino font le
tour du monde. On revoit le héros au catogan frisé accomplir
un demi-cercle devant le cadre de ce but qu’il vient enfin de
violer pour le plus grand bonheur de millions de
téléspectateurs. On le voit courir et courir, le visage déformé
par un manière d’exorcisme ; on le voit se parler, n’en plus
finir d’expulser ce qui l’oppresse tandis qu’une trentaine
d’Italiens : ses partenaires, les remplaçants, les masseurs, le
staff le poursuivent en hurlant.
Qu’a-t-il pu se passer à cet instant-là dans le cœur et dans
le système nerveux de celui dont on avait fait l’hommesymbole d’USA 94 et qui sort d’un véritable calvaire
psychologique ? Il a marqué des dizaines de buts ? Ca n’a pas
suffi. Il a remporté le Ballon d’Or ? Ca n’a pas suffi ? N’a-t-on
pas cessé de le mettre en porte-à-faux avec son club, avec
243
ses entraîneurs, avec ses partenaires en club comme en
sélection ? N’a-t-on pas raconté en mars qu’il devait se faire
opérer ; en avril que ses muscles étaient de soie et ses
genoux en cristal ? N’a-t-on pas raconté en mai qu’il voulait
rejoindre le Milan vainqueur de la Coupe d’Europe ? Que
Baresi et Maldini n’avaient pas envie de le voir arriver ?
Qu’ils ne le considéraient pas comme un meneur d’hommes ?
Qu’il faisait du chantage à la Juve pour revaloriser son
contrat ? Un père jésuite n’ira-t-il pas jusqu’à demander
qu’on l’excommunie !
Avant de s’endormir dans sa chambre d’hôtel, The Divine
Ponytail s’agenouille devant son Gohonzon et s’adresse au
Bouddha principal de son organisation.
Ses adversaires n’ont qu’à bien se tenir, c’est tout ce qu’il
sait pour l’instant.
244
Pallas et son univers impitoyable
Pendant que le héros du Foxboro Stadium, deux buts et une
qualification miraculeuse, dort sur ses deux oreilles, un autre
Roberto, Bettega, est en pleine effervescence. Succéder à
Giampiero Boniperti, meilleur buteur de la Juve de tous les
temps et symbole de la Vieille Dame, n’est pas une mince
affaire.
Haut de stature, de type central-européen plus que latin
avec son mètre quatre-vingt passé et son front de
condottiere médiéval, Boniperti, l’homme de Gianni Agnelli,
est dans les années 80 un monument indéboulonnable. Dans
une ville anéantie par la castastrophe de Superga, la
meilleure équipe du monde de club de l’après-guerre avec le
Honved de Puskas, il a été le pilier à partir duquel Agnelli a
bâti “l’autre équipe de Turin”.
Successivement avant-centre (1947), trois-quartiste au
service de Hansen, la star danoise (années 50), et enfin
cerveau du milieu de terrain noir-et-blanc derrière Omar
Sivori et John Charles (années 60), Giampiero est devenu le
meilleur dirigeant d’Italie en alignant, entre son accession au
poste de président-délégué et son départ, la bagatelle de 9
titres de champion et de 4 coupes d’Europe, enrichis d’une
autre coupe d’Europe avec Baggio lors de son bref retour aux
affaires en 1992/93.
Bettega a un parcours et un profil similaires. Attaquant de
race, Tête d’Or de son temps, Roberto alliait une grande
élégance gestuelle à une efficacité et à un intelligence qui le
firent briller lors de l’épique doublé scudetto/coupe de
l’UEFA en 1977 ; et surtout lors de la coupe du Monde
argentine de 1978 où il fut étincelant. Le port haut, Bettega
eut à se forger le caractère en affrontant une pleurésie et un
grave accident de voiture, ce qui en fit un héros ; avant qu’il
245
ne se déserte la Juve pour le Canada et ne devienne homme
de communication à l’école de la Fininvest... de Berlusconi !
L’aîné Boniperti a souvent eu maille à partir avec Bettega le
cadet. En particulier lors de ce fameux match où Bettega
menaça l’arbitre de lui faire une tête (soyons pudique) au
carré. Puis en ne daignant pas le prévenir de son départ dans
la ligue professionnelle canadienne (Agnelli était au courant).
Mais on n’en saura pas plus. Boniperti n’est pas homme à
exprimer ces désaccords en public comme nous le prouve la
présentation de sa biographie chez Rizzoli Éditeur : — “Vous
ne trouverez - et vous n’auriez jamais pu trouver - d’accents
purulents sur l’adieu définitif au siège juventino et sur les
rapports difficiles avec son ex-protégé Roberto Bettega. Il ne
pouvait probablement pas donner en pâture au lecteur ce qui
n’est que broutille eu égard à la grandeur lumineuse d’une
vie vouée “toujours et seulement à la Juventus”. Une vie,
comme le dit le titre, la plupart du temps “la tête haute”
aux côtés de Giovanni Agnelli et au nom d’un style qui
signifie noblesse, recherche de la perfection et, en exagérant
un peu maintenant que l’Avvocato s’en est allé vers un
monde meilleur : tension vers l’absolu.”
Tension vers l’absolu, le bon Pindare n’est pas loin. Il n’en
reste pas moins que l’expression “style et stilet ”, reprise
dans un livre célèbre, est adaptée à la famille Agnelli et à la
Juve, sa créature, qui se veut impitoyable dans la noblesse et
assassine sur la pointe des pieds. Tout “pointure et poinçon”,
pour tenter une adaptation française. Cela posé, peut-on
être élégant quand on perd ? Peut-on rester fidèle à une
tradition quand on est dépassé par ses rivaux ? Lorsqu’on
perd beaucoup d’argent ? Lorsque le monde et les règles qui
le gouvernent changent ?
246
Quand Agnelli Giovanni, le dandy, le protecteur des arts,
passe la main à Agnelli Umberto, le puîné, le réticent,
beaucoup d’observateurs commencent à en douter. Tout part
d’une campagne d’explications dont les chiffres sont les
principaux ambassadeurs. Boniperti aurait dépensé des
milliards (40 ! soit 20 millions d’euros). Boniperti a traité le
cas Baggio entre deux portes et le “pré-contrat” qu’ils sont
signé jusqu’en 1995 est si flou qu’il laisse la porte ouverte à
toutes les intrusions, principalement celle des Américains de
Mc Cormack qui mettent leur nez partout depuis que le
tennis n’est plus la poule aux œufs d’or et que la coupe du
monde se déroule aux Etats-Unis.
Fort des analyses alarmistes des financiers qui gèrent la Fiat
et la Juventus, Umberto écarte Boniperti et lui adjoint
Bettega pour un départ dit “en sifflet” qui sonne comme une
exécution. Donnant à ce dernier mission de constituer une
nouvelle équipe dirigeante avec Antonio Giraudo, grand
supporter du Torino mais homme d’entreprise impitoyable.
C’est du Torino A.C. que viendra le troisième membre de ce
que l’Italie va baptiser la Troïka, Trimurti et pour finir la
Triade. Il a pour nom Luciano Moggi, alias Lucky Luciano,
d’après tous les spécialistes : l’homme le plus redoutable du
Calcio.
Le parcours de ce personnage originaire du pays des
Etrusques est un conte de Canterbury ou une fable de
Boccace. Simple employé des chemins de fer à
Civittavecchia, la légende raconte que ce “caractère” au
front bosselé, au nez caréné et à la poitrine de Polichinelle
s’empare un jour du sifflet du chef de gare et fait partir un
train. Pré-retraité, Moggi n’a pas l’intention de faire carrière
dans l’administration ferroviaire. Il s’y entend en football et
repère les jeunes espoirs du ballon rond comme personne
dans le pays, au point de se faufiler dans le Calcio qui
compte via les couloirs du Stadio Olimpico de Rome.
247
L’homme a du nez. On le retrouve à Naples où il devient un
élève d’Italo Allodi et le directeur Sportif de Ferlaino, le
démiurge qui a fait venir El Pibe de Oro Maradona dans le
cité parténopéenne.
Sentant le vent tourner quand les couloirs de Fuorigrotta
empestent la cocaïne et la camorra, Moggi infiltre les rangs
de la Roma (et de la Lazio), ce qui se révèle plus difficile que
prévu, Dino Viola, le président d’alors, le considérant comme
du menu fretin et lui tendant le coude plutôt que de lui
serrer la main en public.
Foin de ce genre de détails, Moggi prend le chemin de Turin
où, sous la direction du président Borsano, un grand ami de
Bettino Craxi, il prend en main le destin du Torino.
C’est là qu’il fait la connaissance d’Antonio Giraudo, un
cadre supérieur de la Fiat. C’est là qu’il affine ses stratégies,
qu’il perfectionne ses prébandes et qu’il s’octroie les (bons ?)
services d’une liste non négligeable de dirigeants,
d’industriels, de journalistes, d’agents de joueurs et last but
not least de pas mal d’arbitres.
“Quand les arbitres internationaux venaient en déplacement
à Turin, il les enveloppait comme un boa. Il les installait au
Turin Palace, l’hôtel le plus luxueux, s’arrangeant pour qu’il
trouve des habits en cadeau. Suivaient le déjeuner et le
dîner. Puis le night-club, de l’ombre duquel sortaient des
odalisques splendides qui transformaient la nuit des maillots
noirs en rêve. ”
Le système est huilé, Moggi ne tend pas le coude à ses
inférieurs et il répond toujours au téléphone.
“Avec le système du don, Luciano entretient d’excellents
rapports même avec les supporters les plus extrêmistes, les
bêtes noires des présidents. Typique, le billet gratuit pour
assister au match dans la tribune d’honneur. Le billet le plus
fameux a été celui remis à Fabrizio Carroccia, dit
248
‘Mortadelle’, le supertifoso qui a tellement intrigué à la fin
du match Juve-Inter d’il y a quinze jours. ”
Mais il y a également — “les comptes ouverts dans les
restaurants. Les restaurants de Moggi sont le Ciro à
Mergellina, “La Cantinella” et “l’Hotel Royal” à Napoli,
“Urbani” et les “Deux Mondes” à Turin, tous deux près de
Porte Neuve. Il y a en outre les cantines à l’usage des
journalistes. On peut soit manger gratis, soit payer 30 000
lires en obtenant un reçu de 60 000 à remettre au journal
pour remboursement.”
On croit rêver quand on en vient au “Pibe de Oro” :
“Tout naît des déclarations de Pietro Publiese, l’exchauffeur de Maradona impliqué dans une enquête sur la
camorra napolitaine. Repenti en 1995, Pugliese déclare aux
magistrats parthénopéens que Maradona a usé de cocaïne
pendant sept ans et qu’il n’a été pris que la dernière année,
fait singulier dont ils devraient parler à Matarrese (le
président de la fédération)... Il y aurait eu quelqu’un pour
piloter les contrôles du laboratoire d’Acqua Acetosa à Rome
et, au moment opportun, pour destiner certains à frapper
des joueurs déterminés ? Les analyses qui ont condamné
Maradona date du 17 mars 1991, alors que le super-champion
était sur le déclin et qu’il avait rompu avec l’équipe, y
compris avec la forte amitié qui le liait au directeur sportif...
Luciano Moggi.”
Persiflage italien ? Gossip téléguidé par les rivaux de Moggi
et de la Vieille Dame ?
Pas seulement. Moggi a de vrais démêlés avec la justice.
Mais surtout beaucoup d’amis et pas mal de dossiers sur un
peu tout le monde. On le blanchit de l’accusation de
proxénétisme aggravé, le condamnant seulement d’atteinte à
la régularité sportive.
249
Torino sombrant dans une crise économique et sportive sans
précédent, Moggi - dit “Lucky Luciano - descend à Rome
pour voir si l’opinion du nouveau président, Franco Sensi.
Pour le convaincre de son efficacité et de sa bonne foi, il lui
offre deux joueurs sur un plateau : l’international portugais
Paolo Sousa et Antonio Conte, qu’il a su attirer dans son
écurie, la plus importante de l’époque, Moggi étant
enregistré comme agent de joueurs. Sensi le fustige avec
mépris. Pour châtier l’impudent, Moggi prend ses deux
joueurs sous le bras et va les offrir à la Juventus qui cherche
de nouveaux dirigeants.
Ainsi vient de se constituer, sous la férule austère
d’Umberto Agnelli, un trio de dirigeants impitoyables qui
aura pour mission d’assainir les finances du club, de gérer au
plus près et de débarrasser la Juve de tous ses états d’âme.
Lorsque l’heure vient d’installer un nouvel entraîneur à la
place du vieux Trap, Moggi se porte garant d’un jeunôt qu’il
a connu à Naples du temps de Laurent Blanc, un dénommé
Marcello Lippi, un Toscan de Viareggio dont on vante le
sérieux et le réalisme.
Reste l’épine dans le pied du club en cet été 1994 : le
sublime Roberto Baggio qui a coûté cher (20 milliards de lires
soit 10 millions d’euros, plus 2 milliards de lires par an) et
qui n’a pas rapporté autant qu’on l’espérait, du moins du
côté sportif (une coupe de l’UEFA et un ballon d’Or, tout de
même).
Le problème pour les clubs, en 1994, c’est que les joueurs,
poussés par leurs agents, sont maîtres de leur destin et qu’on
ne peut plus les vendre comme des immeubles de rapport.
Problème aggravé par le fait qu’on les démarche de
l’extérieur et qu’on leur propose de vendre leur image aux
publicitaires et aux télévisions, Berlusconi et sa créature,
Mediaset, ayant ouvert la boîte de Pandore avec leurs
propositions mirobolantes.
250
Baggio est un pionnier en la matière. Meilleur joueur de la
planète en 1993/94, il va entrer dans le club restreint des
gens les mieux payés du monde, selon la revue américaine
spécialisée “Forbes”. Sans pouvoir mentionner l’article dans
sa totalité, l’annonce des chiffres fait l’effet d’un coup de
tonnerre sur les tifosi dont la plupart sont au chômage ou
craignent pour leur emploi.
“Entreprise Baggio, chiffre d’affaires 15 milliards - Sponsor,
Télévison et projets américains. Voici tous les détails des
affaires vertigineuses gérées par IMG”
“Ils veulent tous le diriger, en particulier la Juve qui a
réduit à zéro ses commentaires malveillants, et qui a mis
sous clé les antipathies de certains dirigeants (sic).”
“Les administrateurs du projet Baggio et lui-même
comptent sur la qualité dans la durée plutôt que sur la
quantité dans l’instant. Outre son salaire à la Juve (3
milliards de lires par an), Baggio a un sponsor technique
(Diadora, 500 millions) et il prête son image à deux
entreprises (Le pétrolier IP et Ferrero pour 1.800 millions).
De nombreuses initiatives sont en chantier et les demandes
sont innombrables, tous le veulent, comme ce fameux
coiffeur...”
Le journaliste du “Corriere” révèle différents projets
comme la production de vidéos et la création d’une chaîne
d’écoles privées de football à l’image des fameuses “clinics”
du tennis : — “Des États-Unis sont arrivées de nombreuses
demandes de stucturation de l’image baggienne (sic) pour la
Coupe du Monde ; mais Baggio a refusé ces contrats
d’homme-sandwich concentré sur une brève période au profit
de liens plus durables où l’argent a son importance mais
surtout la qualité de son image (qui rapporte autant mais
d’une autre manière, voir ci-dessous).” L’enquêteur souligne
par ailleurs que la FIFA adhère à un projet de 52 mn sur les
251
grands joueurs de l’histoire, dont Baggio inaugurera la série ;
le tout induisant un chiffre d’affaires de 10 à 15 milliards de
lires, les matchs amicaux de la Juve avec le Divin rapportant
plus, TV oblige : — “Avec cette nouveauté, conclut le
journaliste : que le projet Baggio, c’est Baggio qui le gère !”
Même son de cloche du côté de M. Farber, venu d’Amérique
pour vendre le petit génie à ces concitoyens :
“Trois semaines plus tôt, un journal a révélé qu’il va signer
un contrat de 10 millions de dollars. Parce qu’il y a 10, 5 %
de chômeurs en Italie, Baggio, qui va gagner 3 millions de
dollars par an, pensait que cette histoire allait le faire passer
pour quelqu’un d’avide. Aussi a-t-il annoncé qu’il ne
parlerait pas à la presse italienne jusqu’à la coupe du
monde.”
Umberto Agnelli (qui ne l’a jamais apprécié) se gratte la
tête. C’est lui qui va devoir naviguer à vue pour mater ce
petit parvenu vénitien. Heureusement pour les intérêts de la
Juve, le chef de gare étrusque sait que tout arrive à point à
qui sait attendre.
Et si Roberto finissait par faire un mauvais mondial ?
Et si les joueurs de la Juve devaient rentrer à la maison plus
tôt que prévu ?
Une catastrophe nationale, un désastre pour la fédération ?
Certes. Mais un plus pour les négociations en cours. Combien
de cotes s’étaient effondrées pendant les compétitions
mondiales précédentes au profit de joueurs inconnus qui s’y
étaient révélés ?
“Si j’avais su que Boniperti et Trapattoni allaient passer la
main au trio Bettega-Giraudo-Moggi, je ne sais pas si j’aurais
agi de la même manière”, avance Roby dans sa biographie.
252
Le prince in-extremis
Foxboro Stadium de Boston, le 9 juillet 1994.
“Roberto Baggio a toujours opéré comme un deus-machina,
comme une épiphanie” écrira une belle plume.
“Je ne veux pas être le sauveur de la patrie” répétera le
Divin à l’envi.
“Il nous faudrait un numéro de phoque, un numéro à la
Baggio, un truc sorti tout droit du grand livre du football”.
Sur les 322 buts marqués par Baggio en compétition
officielle, (dont 205 en championnat d’Italie, 32 en coupes
d’Europe et 27 en équipe d’Italie), un tiers ont été inscrits en
fin de mi-temps et un cinquième dans les dix dernières
minutes.
“Contre l’Espagne, déclare-t-il, je vois une autre grande
souffrance. J’espère ne pas devoir la prolonger jusqu’à la
90e minute comme en huitième.”
Le “Financial Times” est sur la même longueur d’ondes :
“Baggio a dû subir l’humiliation d’un remplacement dans la
partie contre la Norvège après seulement 20 mn de jeu et sa
résurrection est arrivée dangereusement tard à la 89e minute
et dans les prolongations contre le Nigeria.”
Passé l’éblouissement, les Italiens ont replongé dans leur
péché mignon - le débat tactique. Ils ont sollicité tous les
politiques, tous les chanteurs-compositeurs, tous les
peintres, pour s’attirer les faveux d’Eupalla, una nana un
peu capricieuse, ces derniers temps.
Foxboro Stadium, Boston, le 9 juillet 1994.
Le match commence. La défense et le milieu de terrain
italien contrôlent la partie jusqu’à ce que Baggio, Dino,
253
ouvre le score. Sacchi a choisi de placer Massaro aux côtés de
Roby qui - de l’avis de tous - est trop isolé en pointe. Massaro
déborde sur la droite, il centre mais Baggio est contré inextremis. Massaro fait un signe de la main au Divin qui lui
adresse un sourire : Ok ! Les Italiens n’ont pas perdu en
match officiel contre l’Espagne depuis 74 ans ; ils sont
confiants.
À la rentrée des équipes sur le terrain, les Espagnols
égalisent toutefois grâce à un but contre son camp de
l’excellent Benarrivo, de Parme.
Il fait une chaleur de four et les deux matchs finis à dix,
ajoutés aux prolongations et à la tension nerveuse contre le
Nigeria, ont vidé la Squadra des ses forces vives. Pagliuca
accomplit un miracle devant Salinas à la 86e minute.
“Je n’avais plus de force, nous étions tous fatigués, épuisés.
Je voudrais que celui qui nous critique essaie de jouer par
cette chaleur poisseuse, avec trois jours de repos de moins
que les Espagnols, avec un transfert à Boston qui n’en
finissait plus, trois heures sur la piste et dans l’avion en
attendant que la tempête se calme et qu’on puisse enfin
décoller !”
Italy 1 - Spain 1. Le 9 juillet 1994.
Surveillons Signori, le compère de Baggio dans un spot de
claquettes qui marquera les mémoires. Il est entré à la mitemps, Beppe, et il a faim de gloire. Drôle de rapport, celui
de Roby et le sien, on les met en compétition depuis
plusieurs années mais ils s’apprécient, sans doute parce que
le premier est né le 17 février 1968 et le second le 18 février
1967. Peu importe, puisque les astrologues ont prédit que ce
Mondial tournerait en eau de boudin pour la Squadra.
L’astrologie, ce n’est pas le truc de Signori. L’ex-élève de
Zeman est sorti indemne d’un accident de voiture et il ne
jure que par Padre Pio, le saint homme des Pouilles, celui
254
que Jean-Paul-II béatifiera en même temps qu’Escriva
Balaguer le franquiste, le père de l’Opus Dèi.
La réponse est peut-être là. Beppe tient pour Padre Pio,
Roby à Daiseku Ikeda. Signori a le Bon Dieu pour lui, ce qui
est normal, et Baggio Bouddha, ce qui sonne bien à l’oreille.
Début de la 88e minute, encore elle.
Un ballon arrive dans les parages de Beppe qui la poursuit
comme un enragé. C’est une balle très moche, venue de
l’arrière en catastrophe, une balle toupie. Les deux équipes
sont cuites, il y a des espaces un peu partout. Beppe donne
un coup de rein, risque sa jambe dans un choc effrayant avec
un défenseur espagnol et prolonge en cloche vers Roby...
Giuliano Zincone raconte la suite :
“La balle est entre les pieds de Baggio qui (bon dieu,
pourquoi ?) ne tente pas le lob, mais qui écarte Zubizarreta
et qui (bon dieu, pourquoi ?) file vers la ligne de but. C’est
malin, il n’a plus devant lui qu’un soupirail de quarante à
cinquante centimètres pour glisser la pelota dans le but. Mais
lui, y parvient, troue le soupirail ! Le voilà qui triomphe
après une cabriole, après le but qui porte l’Italie en demifinale. À quoi servent les champions ? À gagner les parties,
pardi, tout simplement !”
« Mouillé comme un lapin » (autant pour l’Avocat), le Divin
fait une roulade arrière et lance des baisers à la foule qui
fond en larmes. Puis il cherche du regard en direction de
Beppe, son compère de tip-tap. Ce dernier tend les bras vers
lui mais nous ne verrons pas l’étreinte, une marée d’Azzurri
survoltés se jettent entre eux et - regardez les images entravent leur amitié.
Le triomphe de l’artiste est sobre mais soigné. Le Baggio
crépusculaire de Brescia aura beau prétendre qu’il a appris à
contrôler ses émotions et que la rancoeur est toujours
255
dévastatrice pour le karma, il n’est pas tendre pour ses
détracteurs :
“Dire que j’ai pensé que tout était cuit quand Salinas s’est
retrouvé seul devant Pagluca. Pour nous, à ce moment-là, le
Mondial était fini. Au lieu de ça... Le foot est comme ça : un
suite d’épisodes et de détails. À toi de ne pas les laisser
échapper. Mais je suis content que la balle décisive me soit
venue de Signori. Qui a dit que nous ne pouvions pas jouer
ensemble ?”
Côté VIP, il fait encore mieux :
“Je voudrais que les choses soient claires : travailler en paix
fait plaisir à tout le monde. Ce qui m’a ennuyé, c’est la
mauvaise foi. Il existe des gens du spectacle qui devraient
connaître la réalité de la scène et qui m’ont manqué de
respect. Moi, je ne me suis jamais permis de critiquer un
chanteur ou un acteur .”
2 à 1 : Balle au centre.
Le Maestro a parlé.
256
Pressing ou pas pressing ?
Pendant que l’Italie des médias et des experts continue de
faire les équipes et les stratégies, une “Baggiomanie”
insensée s’empare de la Botte et le héros de l’Amérique met
les choses au point d’une voix douce mais ferme :
“Avoir atteint la demi-finale est un grand résultat et non un
résultat minimum comme je l’entends dire. Dans beaucoup
d’autres d’éditions du Mondial, l’Italie était déjà rentrée à la
maison. Maintenant nous devons penser à retrouver de
l’énergie en vue de la demi-finale, Allemagne ou Bulgarie, ça
n’a pas d’importance.”
“Pour remporter ce Mondial, nous devons apprendre
quelque chose de fondamental : être plus cynique. Nous
courons trop sans le ballon et souvent dans le vide. Dans ces
conditions, il est difficile de rester lucide. Je ne dis pas qu’il
faut changer de module mais nous devons nous dépenser
moins pour la bonne raison que par cette chaleur il est
impossible de tenir à certains rythmes. Nous devons nous
améliorer et profiter des occasions quand elles se
présentent, nous aurions pu mener 2 à 0 en première mitemps et cela nous aurait permis de sauvegarder des forces
qui pourraient s’avérer précieuses par la suite.”
Ce conseil plein de bon sens est interprété comme une
réticence envers le jeu de Sacchi, ce football total qu’on n’a
vraiment peu vu à l’œuvre depuis le début de la compétition.
Les uns pensent que l’exclusion de Baggio contre la Norvège
a creusé un fossé irrémédiable entre les deux hommes ; les
autres que la Squadra ne passera pas le prochain tour ;
d’autres encore que les cinq premiers matchs ont démontré
que le style du jeu proposé par Sacchi est une vue de l’esprit
sans aucun rapport avec une compétition par équipe
nationale comme la World Cup. Excités par la polémique, les
257
journalistes insistent dans les jours qui séparent l’Italie de sa
demi-finale… et ce passage du “Corriere” n’en est qu’un
exemple :
“Alors ces victoires, ces buts ? Quand est-ce que l’Italie,
guérie, va commencer à donner du spectacle ? «
« Certains parlent sans savoir, répond Roberto. La chaleur
t’assassine, la fatigue est chaque jour plus grande. Nous ne
pouvons pas aller à 100 à l’heure pendant 90 minutes, c’est
physiquement impossible. Ca ne sert à rien de courir
beaucoup, il faut courir bien. Regardez les Brésiliens, ils font
courir la balle. Qui est parti trop vite est déjà rentré à la
maison.”
C’est lui qui a demandé à son entraîneur de changer la
manière de jouer ?
“J’ai demandé qu’on s’adapte à la situation. Ces quatre
dernières années le football a changé. Pesonne ne commet
plus d’erreurs tactiques et les espaces en défense sont
restreints. Quand tu es serré de près, tu n’as qu’une chance,
t’en tirer avec ton inventivité. ”
Citer les réactions déclenchées en Italie par ce genre
d’interview remplirait un Bottin téléphonique. Surtout si l’on
se remémore la position de Giorgio Tosatti, le maître-àpenser du journalisme sportif italien lors des matchs de
préparation :
“Le problème est toujours le même : Sacchi n’a pas les
idées claires, il se débat entre ses doutes, ses marches en
arrière, ses expérimentations. Obsédé par le désir de
stupéfaire le monde, de modeler les joueurs comme des
statues d’argile, de les changer de rôle et de mission, de
créer une équipe toute sienne, de sorte que personne ne
puisse dire : au fond, il suffisait de faire jouer toute l’équipe
de Milan et de vivre tranquille. ”
258
L’Italia è l’Italia et les partisans de Sacchi font feu de tout
bois, à commencer par Antonio Bennarivo, le latéral de
Parme :
“Nous ne pouvons pas renoncer au pressing et à
l’agressivité. On peut être moins frénétique dans la gestion
du jeu en certaines occasions mais le discours du pressing est
rédhibitoire. Nous ne pouvons pas le pratiquer pendant 90
minuts, mais nous devons être prêts à tout instant, veiller à
la qualité et être impitoyable au moment où les occasions
nées d’une pression constante sur l’adversaire se
présentent.”
Même Sacchi revient sur l’argument en essayant d’expliquer
qu’il a raison mais que Baggio n’a pas tort, démonstration de
bon sens et de souplesse tout de même entâché de
reniement : — “Nous sommes tous sur la même longueur
d’onde. Nous savons ce que nous devons faire mais je me
rends bien compte qu’il devient difficile, avec ces
températures très élevées, de prétendre obtenir certaines
choses. Il est à présent important de courir bien, de rester
organisés pour courir mieux et de faire voyager la balle avec
une extrême précision.”
Signori de répondre à la question “Sacchi ou Baggio ?” de
manière inhabituellement diplomatique :
“Du côté de Signori ! Faire courir la balle et faire courir les
hommes. Doser les énergies est fondamental mais
l’organisation sert à cela. On doit avoir une répartition
précise des rôles pour maintenir l’agressivité et la diviser
entre tous : on ne peut pas faire trois sprints de suite, et
c’est bien pour cela qu’il faut alterner.”
“Je l’ai dit à un moment hors de tout soupçon et je le
répète maintenant, commente le préparateur physique
Pincolini : C’est un Mondial de fous ! On joue dans des
conditions, j’espère, qui ne se répèteront plus jamais. Le
259
marathon de New-York et celui de Boston se courent en
octobre, pas en juillet. À cette saison, on joue au baseball et
le soir, pas à midi !”
Le Pr Paolo Zepilli ajoute :
“À mi-Mondial nous avons demandé à un laboratoire
américain d’effectueur pour nous une série d’examens. Les
conditions climatique, typiques pour la perte en sel, ont
causé un abaissement du taux d’hémoglobine. Des examens
hormonaux ont mis en évidence une augmentation du cortisol
et une diminution de la testostérone. Le problème le plus
grave, cependant, concerne les enzymes musculaires : des
carences de ce genre ne peuvent être réintégrées.”
Heureusement, estiment les médecins et les journalistes de
la péninsule, l’Italie a un jour de plus que la Bulgarie de
Hristo Stoïchkov, le démon des Balkans et du Barça, pour
récupérer.
En attendant de revoir The Divine Ponytail, les journaux
people américain se déchaînent :
“Il (Clinton) est pour l’Italie au fond de lui. À la mesure des
cœurs de Hillary et de Chelsea qui - ne devant se préoccuper
d’éventuels
incidents
diplomatiques
extériorisent
publiquement “Bravo Robbie” ; le président fait mine de rien
mais sait fort bien qui est “le divin Roberto”, comme l’a
appelé un photographe italo-américain de la Maison Blanche.
‘Regarde comme Silvio est heureux, a-t-il dit l’autre soir à
Elstin quand ils étaient à Naples. Il est heureux parce que
Baggio a marqué un but en coupe du monde’. ”
260
Pendant ce temps-là, dans l’ombre
Le monde est une Bible où six milliards-et-une histoires
s’accomplissent simultanément. Pendant que les Azzurri
tâchent de récupérer et d’arriver au sommet de leur forme
dans le New-Jersey, l’équipe dirigeante mise en place par
Umberto Agnelli à la Juve : Giraudo, le président exécutif Bettega, le vice-président - et Moggi, le directeur sportif,
s’est attelée à la tâche, avec pour priorité l’officialisation
d’un nouvel entraîneur.
Les experts ont cru que des techniciens comme Tardelli, un
ancien de la maison, tenaient le bon bout. Pas question de se
manquer, la Juve n’a plus remporté le Scudetto depuis neuf
ans. Puis l’on comprend que l’heureux élu sera Marcello
Lippi, l’homme de l’après-Maradona à Naples, un protégé de
Bettega et de Moggi dès le printemps qui précède la coupe
du Monde aux États-Unis. L’homme de Viareggio raconte qu’à
cette époque-là il est sur le point de signer avec l’Inter d’un
de ses modèles, le ginnasiarca (le fou de préparation
physique) Eugenio Bersellini :
“Moggi me téléphone et me dit : j’ai une ouverture pour
toi, une chance unique, le maillot de l’équipe que tu vas
entraîner est blanc-et-noir.”
Lippi, dont Moggi, domicilié de longue date à Posilippo et
grand connaisseur de Naples, a suivi avec attention les
performances lors de la saison 1993/1994, est l’homme idéal
sur qui miser. C’est un débutant à ce niveau, Bettega
l’apprécie, il ne coûte pas cher, il est ambitieux et il a la
réputation d’être méticuleux, en particulier au niveau de la
préparation physique et de l’organisation collective. C’est un
adepte du système et de la suprématie du collectif sur
l’individuel.
261
Pendant que les deux Baggio — Roberto mais aussi Dino —
jouent les deus-ex-machina avec la Squadra et pour toute
une nation d’admirateurs, Moggi, l’ex-employé des chemins
de fer devenu le patron occulte du football italien, tisse sa
toile et ourdit ses stratégies. C’est à un ouvrage explosif
publié par Kaos que nous nous référons pour y voir plus clair.
Tout est dit page 21 de Lucky Luciano, paru en 1998 :”
“... parce que Lucianone (grand Lucien) a compris ‘que dans
le football, entre le propriétaire de l’équipe, riche mais
souvent bête, et le joueur, vigoureux mais primitif, il y a de
la place pour une nouvelle figure : celle du directeur sportif,
quelqu’un qui s’y connaît davantage que le président en
ballon et que le joueur en comptabilité.”
On est désolé que ce livre édifiant ne soit pas traduit en
français, car c’est un hommage posthume à Macchiavel dans
ce que ses leçons ont eu de plus lugubre. De la découverte de
grands champions comme Paolo Rossi, Gentile ou Scirea,
Moggi, serviteur d’au moins deux maîtres, passe au tamisage
à grande échelle et met sur pied un incroyable réseau
d’alliances et d’amités, grouillant dans les parages
malodorants de Giulio Andreotti et de Bettino Craxi, deux
hommes politiques majeurs rattrapés par toutes sortes
d’affaires. Partout où se produit Lucianone, les gazettes
judiciaires se déchaînent, le pire survenant à Naples, où il
assiste “sans rien voir (sic)” à la déchéance du grand Diego et
aux événements ahurissants qui se produisent à la fin de a
saison 1991/92. Qu’on en juge.
En 1987, la championnat victorieux du Napli a fait perdre
des milliards de lires aux boss qui contrôlaient les paris
clandestins, les obligeant à payer du 13 contre 1 aux
supporters de Maradona et consorts. En 1991/92, Naples
devance le Milan A.C. de 4 points et un autre titre semble lui
262
être promis à six matchs de la fin de la compétition. De
manière impromptue, l’équipe se délite, les joueurs
deviennent mauvais, Naples perd quatre matchs, fait un nul
et ne remporte qu’une victoire, ce qui permet au Milan de
Berlusconi de l’emporter à nouveau. Ce qui conduit quelques
joueurs hors-combine à confier au trafiquant de drogue
Rosario Viglione qu’il y aurait eu un accord au sommet entre
le président napolitain Ferlaïno et Berlusconi : Le titre dont
le Cavaliere a besoin pour sa propagande contre quelques
immeubles à Milano-3 !
Écoutons Pietro Pugliese, un camorriste repenti : — “Ils ont
volé les trophées et les bijoux que Maradona avait à la
banque. C’était un avertissement. Ensuite, il les lui ont
rendus. Je l’ai moi-même accompagné pendant les
négociations pour récupérer ses affaires. Nous sommes allés
huit fois au domicile de Salvatore Lo Russo, qui était en
résidence surveillée.”
“Puis il y a eu l’histoire du gosse de Salvatore Bagni (ndla :
international italien et joueur-symbole du Napoli de cette
époque). Le gosse était mort dans un accident de la
circulation et son cercueil avait disparu. Ca aussi, c’était un
avertissement, et je l’ai dit au magistrat. Ca n’était jamais
arrivé qu’on aille dénicher une créature sous la terre. Le
corps n’a jamais été retrouvé et aucune rançon n’a été payé.
Il n’y avait pas de vrai mobile. Sauf celui que je sais, faire
taire tout le monde.”
Sorti de la pétaudière napolitaine, Moggi continue son
quadrillage du terrain et multiplie les coups tordus. Lazio,
Torino, Roma, partout où Luciano passe, la morale trépasse
et les prébendes giclent comme un feu d’artifice. Il est
l’homme le plus puissant du football italien, allant jusqu’à
prendre barre sur Luciano Nizzola, un homme mouillé avec
263
lui dans le scandale du Torino mais qui deviendra président
de la fédération italienne.
Personne ne résiste au réseau que Moggi s’est constitué
depuis vingt ans.
“Lucianone écoute tout le monde, du plus petit au plus
grand, il parle beaucoup, fait beaucoup de blagues mais il a
développé un sens de l’écoute extraordinaire. Ses quatre ou
cinq téléphones portables sonnent en permanence, mais il y
a une réponse pour tous et pour chacun.”
Soucieux de ne pas tomber dans le piège du “conflit
d’intérêts”, une expression à la mode depuis que Berlusconi,
l’élève de Craxi, brigue le pouvoir, Moggi fait obtenir à son
fils le diplôme d’agent de joueurs. Quelques semaines plus
tard, le fils-à-son-papa a une vingtaine de joueurs sous
contrat et pas les moindres. Lucky n’a plus qu’à faire
pression sur les présidents amis et ennemis lorsqu’il s’agit
d’acheter un espoir ou de vider le portefeuille-joueurs de ses
concurrents (qui protesteront encore plus quand les fils et les
filles des présidents de la Lazio, de Parme, le sien propre et
celui de Lippi, l’entraîneur qu’il tient sous sa coupe, créeront
un cartel de monopole, la G.E.A.-World qui a sous sa coupe
des joueurs, des entraîneurs... et en son pouvoir ou sous la
main, pas mal de petites et grandes mains, journalistes,
désignateurs des arbitres et hooligans compris).
Comment est-il possible que la Juve, dont on a toujours
vanté le style et la moralité, se livre pieds et poings liés à un
tel personnage ? Comment se peut-il que cet homme qui
vient de faire sombrer le Torino, l’autre club de la ville,
qu’on accuse de proxénétisme et de concussion, puisse être
considéré comme le sauveur par la famille Agnelli dont les
valeurs sont celles d’une noblesse piémontaise au-dessus de
tout soupçon ?
264
Les auteurs de « Lucky Luciano » affirment que la Juve est
comme “marginalisée de l’omnipotence footballistique du
Milan berlusconien” et qu’elle ne peut revenir sur le marché
dominé par le couple Galliani-Moggi qu’en achetant “le
suprême Marchand de joueurs sans lequel aucune feuille ne
peut voler” et ce “à prix d’or, comme toujours”.
“Officiellement, il (Moggi) n’est pas un dirigeant de la Juve.
En réalité, il en pilote le recrutement d’un bureau du siège
du club, Piazza Crimea, dès la fin du mois de mars (1994),
quand on annonce le départ de Boniperti et de Trapattoni.
(…) Venait d’arriver un trio qui avait la philosophie du Un
pour tous, tous pour un. On les appela la Trinité, Trimurti, la
Troïka, ou ce que vous voulez. Roberto Bettega, un fois
achevée sa carrière, avait gardé le cerveau blanc-et-noir :
observateur, manager, opinioniste... Personne ne fut surpris
quand il fut promu à la fonction de vice-président avec pour
mission d’opérer tous azimuts. Antonio Giraudo, qui avait
toujours eu des postes de responsabilité auprès des Agnelli,
se retrouva administrateur délégé, ce qui signifiait : —
Attention, feu vert pour tout, mais celui qui risque de casser
le jouet ou de ne pas le mettre comme il faut sur orbite, va
le payer. Et voici Luciano Moggi, une araignée qui toute sa
vie avait su tisser une toile précieuse, qui avait des amis et
des observateurs prêts à se sacrifier pour lui et à lui signaler
les futurs champions ; et qui, en plus, semblait avoir celle de
l’ubiquité. ”
Protégés par Umberto, le cadet des Agnelli, le trio opère un
changement radical ; ce que les anciens qualifieront de
“purge” et même de “nettoyage ethnique”.
Boniperti était un homme exceptionnel, un manager d’un
sérieux sans faille. Celui qui avait remporté le plus de
victoires dans l’histoire du club, en tant que joueur et
comme dirigeant.
265
“Durant toutes ces années, Gianpiero Boniperti a apporté à
la Juve tant et tellement de professionalisme que n’importe
quel admistrateur en ferait un trésor”
Or avec le retour d’Umberto aux manettes du club, les
méthodes changent aussi vite que les premiers ministres
italiens :
“La carte de visite du trio Moggi-Giraudo-Bettega est la
purge de tous les Bonipertiens présent au siège de Piazza
Crimea (..) La troïka des nouveaux patrons de la vapeur
pense autrement. Elle ne veut plus avoir de Bonipertiens
dans les pattes. Tous dehors et avec brutalité, de l’attaché
de presse en chef et responsable des relations extérieures,
Piero Bianco, au responsable médical, Pasquale Bergamo, au
dernier des magaziniers. ”
“Pour le reste, “nettoyage ethnique”. Dehors Dante Grassi,
une vie passée à la Juve, comme responsable du Centre de
Coordination des Supporters ; après son départ, la politique
de la Juve à l’égard des Ultras changera radicalement, avec
des liaisons dangereuses ”
C’est le 18 juin 1994, lors d’un “Procès au Mondial” animé
par l’ineffable Aldo Biscardi, un fidèle de Moggi, que l’Italie
apprend la nouvelle :
“Voici qu’arrive dans nos studios, Luciano Moggi, qui est
passé à la Juventus ! — Sourire de l’invité, ravi du tour joué à
la Maison Agnelli et qui n’en peut plus de sortir par l’escalier
de service ; mais qui veut franchir l’entrée principale et le
fait savoir à sa manière.”
Alors que Dino Baggio est avec son homonyme et ami le
Divin le sauveur de l’Italie, la nouvelle équipe annonce à la
presse qu’il a été cédé à Parme pour la coquette somme de
15 milliards de lires !
Le but est clair : Roberto aura du mal à reconnaître le club
qu’il a quitté en juin quand sonnera l’heure d’entamer la
266
saison 1994/95, celle du renversement de tendance qui doit
réconcilier la Juve avec son glorieux passé.
Alors que la Squadra se prépare pour la sixième demi-finale
de son histoire et qu’elle espère jouer sa cinquième finale de
coupe du monde, certains se demandent si la Juventus a
envie de prolonger le contrat du meilleur joueur du monde
au-delà de 1995.
267
L’Amérique et l’enfant prodige
En 1994, on se rappelle vaguement des Cosmos de New-York
et de l’Armada de vieilles gloires qui avaient envahi le
Nouveau-Monde avec l’intention de supplanter le baseball, le
foot américain, le basket et le hockey-sur-glace. Le projet
avait fait long feu, ce qui mettait la nation organisatrice dans
la situation peu banale d’être l’un des seuls participants à ne
pas avoir de ligue professionnelle de soccer.
Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que le football
(anglais) était devenu le premier sport féminin et un des plus
pratiqués au niveau universitaire et scolaire.
Cette prédominance d’un public d’amateurs au niveau
culturel plus élevé et de femmes ne fut pas sans effet sur
l’idolâtrie qui entoura très vite le Divin Roberto.
Dès la fin de l’année 1993, une armée de journalistes
américains et canadiens se déversèrent en Italie pour obtenir
une interview de ce curieux petit bonhomme qui poussait le
snobisme jusqu’à être bouddhiste dans un pays où le pape et
le Vatican faisaient la pluie et le beau temps.
Dans un article signé Allen Wiggins et Alex Chater, qui ont la
chance d’être invité à Caldogno chez celui qu’ils qualifient
dans leur article de “héros national” et de “personne
naturellement sincère”, ils sont époustouflés par le charisme
de leur hôte.
“Allez voir n’importe quel match au Delle Alpi, le stade de
la Juve, et vous verrez des fleuves de fans, jeunes et vieux,
portant fièrement sur leur dos le très cher maillot numéro
10. Vous entendrez la foule chanter en l’honneur de la Juve
tandis que Baggio crée occasion sur occasion, que cela vienne
d’une transversale de 40 mètres ou d’un sublime coup de
talon. Baggio, 5 pieds 7 pouces (1 m 74) se déplace librement
sur le terrain, change de position à son gré, mettant le public
268
à ses genoux à chaque touche de balle. C’est sa queue de
cheval, qu’on remarque d’abord. Mais c’est sa vision
quasiment artistique du jeu qui lui donne une place à part,
même comparé aux joueurs les plus habiles. Che bellissimo !”
C’est l’intériorité de la perception du champion qui les
bluffe quand ils lui demandent qui est son modèle :
“Zico était un joueur sensationnel à regarder. Zico était son
‘propre’ joueur. Car vous pouvez essayer d’imiter les
mouvements de quelqu’un, vous pouvez essayer de faire
aussi bien que lui mais vous ne pouvez pas ‘dupliquer’ ses
gestes. Au final, vous devez devenir votre ‘propre’ joueur.
Personne ne peut vous y aider. Vous devez trouver cette
force au fond de vous.”
Dans un article paru dans “Sports Illustrated”, Michael
Farber va plus loin :
“Baggio - un attaquant qui a la licence virtuelle de se placer
où il veut sur le terrain - est unanimement considéré comme
le meilleur joueur de la plantèe. En outre, son art, comme
celui de Michael Jordan, parle pour lui-même. Son talent
s’offre au regard comme des pictogrammes, visibles et
évidents même aux Etats-Unis... car Baggio représente le
triomphe du talent sur la tactique.”
“Baggio joue sur l’instinct et sur l’intuition. Slalomant
autour des défenseurs, orientant la balle, altérant la
géométrie du jeu par des déviations rapides des deux pieds,
il peut changer le destin d’un match plus vite que son pays
change de gouvernement.”
À la une des magazines américains, la pression est sur Little
Buddha, comme on l’appelle un peu partout en Amérique, au
grand dam des fondamentalistes chrétiens qui prient pour
que les “Athlètes du Christ” brésiliens mouche le “Bouddha
italien”.
269
Rares sont les “superstars” qui ont tenu leurs promesses lors
d’une compétition mondiale. On se souvient du fiasco de
l’Espagne conduite par Di Stefano et Puskas en 1962 au Chili
ou de l’effondrement brésilien en 1966 en Angleterre. Si l’on
fouille dans l’histoire du football italien, c’est bien pire.
Personne ne veut plus entendre parler des campagnes de
1962 (élimination au premier tour par le Chili), de 1966 (et la
honte subie des pieds de la Corée de Pak Do Ik) ou de 1974
alors que l’Italie avait dans ses rangs des joueurs de l’acabit
de Rivera, de Mazzola, de Corso ou de Riva.
Encore moins de cette coupe du monde 1990 promise à
Gianluca Vialli et que l’Argentine de Maradona et la frilosité
de Vicini transformèrent en rêve inaccessible.
Le 13 juillet 1994, la situation est simple. Ils ne sont plus que
quatre : Le Brésil, la Bulgarie, l’Italie et la Suède. Le Brésil
affronte sur la côte Ouest une surprenante équipe scandinave
menée par le lutin Brolin et par le légendaire Ravelli, et la
Squadra doit se débarrasser de la très rugueuse équipe de
Bulgarie sur la côte Est.
Les matchs ont lieu à 16 heures (13 h en Californie) pour ce
qui concerne l’Italie ; à 16 h 30 pour le Brésil ; trois fuseaux
horaires et 10 000 km séparant le Giant d’East-Rutherford du
Rose Bowl de Pasadena où la finale aura lieu quatre jours
plus tard.
Il n’y a qu’une seule certitude : les joueurs des quatre
dernières équipes sont à l’agonie.
Les Brésiliens sont plus frais. Ils se sont qualifiés sans trop
de difficultés en pratiquant un football fluide et économe.
Les Italiens sont les plus éprouvés. Ils ont joué une
prolongation contre le Nigéria et de nombreuses minutes en
infériorité numérique.
270
Les Bulgares et les Suédois ont également eu recours aux
prolongations pour se qualifier, la Bulgarie contre le Mexique
en huitième, et la Suède contre la Roumanie de Hagi en
quart de finale.
Dans la presse italienne, certains se voient déjà en finale
contre le Brésil pour une revanche du match légendaire de
1970 au Mexique et pour un quatrième titre.
“Du calme, temporise le Divin. Il y a quatre ans, tout le
monde nous voyait en finale et on sait ce qui est advenu.”
Oui, mais cette fois, Baggio jouera, avancent les journalistes
du monde entier.
“ En attendant, j’aimerais jouer mieux que je ne le fais en
ce moment. Je suis content d’avoir retrouvé le chemin du
but mais j’aimerais donner plus à mes coéquipiers. C’est ce
que je leur ai dit. Je voudrais toucher plus de ballon, offrir
des balles décisives comme celle que Signori m’a offerte
avant-hier.”
Ca vous déplaît de ressembler à Romario, une balle jouée et
un but ?
“Non mais vous plaisantez. Je serais content de continuer
comme ça en demi-finale et même en finale.”
Quelle est la force de cette équipe nationale ?
“La capacité de souffrir ensemble. Nous sommes un groupe,
nous sommes amis. Il y a ici des gens intelligents qui ont su
tout avaler, y compris quelques bouchées amères. Le Mondial
est quelque chose de stressant. Il s’en faut de quelques
heures pour te faire changer complètement d’humeur.”
Les auteurs de Lucky Luciano le disent avec beaucoup de
talent :
“Le football, qui bouleverse tant d’Italiens et qui remue des
masses croissantes d’argent, est ce qui existe de plus
éphémère dans la nature, il suffit d’une bouffée de vent, de
271
l’erreur millimétrique d’un joueur, d’une bévue arbitrale,
d’un aléa même infime pour que les perspectives changent et
que des fortunes naissent ou meurent pour un rien.”
L’envoyé spécial n’en a cure, il poursuit la chasse aux
petites phrases : — Hillary Clinton a parlé de vous au sommet
de Naples. Où est passé le Lapin mouillé de l’Avvocato, il
s’est réveillé ?
“J’ai toujours été très réveillé et Agnelli a toujours eu
beaucoup d’esprit.”
Vous savez que votre ami Dino Baggio a été vendu par la
nouvelle équipe dirigeante ?
“Les stratégies du marché ne sont pas de ma compétence,
mais c’est vrai, il nous manquera.”
C’est difficile, de se voir tous les jours à la une des
journaux ?
“Pas du tout. C’est facile. Il suffit de ne pas les lire !”
Comment font les grands champions pour ne pas perdre les
pédales ?
La Bulgarie et l’Italie font leur entrée sur la pelouse du
Giant Stadium d’East-Rutherford. Plus de 70 000 spectateurs
les attendent fous d’impatience. Si l’Italie se qualifie, il y a
de fortes chances que Franco Baresi, le capitaine courageux
qu’un ménisque a laissé en rade contre la Norvège, fasse son
retour après une guérison éclair.
Si l’Italie se qualifie, Baggio posera sa candidature pour un
deuxième Ballon d’Or consécutif, lancé sur la piste de Cruyff,
de Platini et de Van Basten qui en on remporté chacun trois.
L’herbe est d’un vert magistral, le ciel est bleu, les tribunes
sont bigarrées.
272
En dépit de la canicule, comme on dit à la télévision pour
des gens qui sucent des glaçons dans leur salon à Paris ou à
Rome, les conditions sont idéales...
Bill Platschke, du “Los-Angeles-Times”, confirme :
“Il faisait 93° Farenheit à l’ombre quand il (Baggio) pénétra
sur la pelouse qui avait été spécialement conçue pour cette
occasion, une pelouse qui, à l’heure actuelle, a déjà été
tondue et vendue, une pelouse qui va rapporter pas mal de
lires en Italie, on vous le jure. Il avait beau faire chaud à
l’ombre, c’est en plein soleil que Baggio et ses partenaires
allaient en découdre. On le vit essuyer la sueur qui coulait
dans ses yeux. Encore une après-midi dans un four. Le staff
de l’équipe n’ayant pas autorisé ses joueurs à utiliser la
climatisation de peur qu’ils n’attrapent froid les deux jours
avant le match...”
Le match commence. Les Azzurri pratiquent leur meilleur
football depuis le début de la compétition. Tous les regards
sont braqués vers le prodige, même si quelques doutes
subsistent sur sa qualité de superchampion. La 20e minute
vient de s’achever et l’envoyé spécial du “L.A. Times” ravale
sa salive...
“La démonstration n°1 survint à la 21e minute. Ce fut
moitié finesse lorsqu’il reçut le ballon d’une remise en jeu et
se fraya un chemin en dribblant le long de la surface. Moitié
puissance, quand il fit exploser son shoot dans le coin droit
du but. La démonstration n°2 arriva moins de cinq minutes
plus tard. Il se faufila vers la surface pendant que son
compère Albertini piquait sa balle au-dessus de la défense
bulgare. La balle était bien là mais la convertir en but n’était
pas si simple que ça et demandait un timing parfait. Baggio
l’a pris au rebond en pleine course, peut-être à un ou deux
centimètres du sol, et la propulsa dans le coin gauche du
but.”
273
Teotino, un des sceptiques du premier tour quand Roby
était le Lapin mouillé, fait encore mieux dans le Corsera : sic
transit gloria mundi :
“Baggio ou l’art de la manutention du ballon. Première
partie. Comment transformer un grain de sable en perle :
une remise en touche banale, à la main, un adversaire qu’on
passe en force, un autre contourné d’un pas de danse, une
course légère pour revenir vers le centre et le ballon qu’on
caresse du droit pour qu’il aille embrasser, après une ample
courbe, le petit angle de la cage, où le gardien ne pourra pas
arriver. Deuxième partie. Comment cueillir un instant qui
fuit : une passe en profondeur qui survole la défense
adverse, un démarrage impétueux pour rejoindre la balle, le
temps de se coordonner et une frappe de volée, sèche, digne
d’un grand avant-centre. Gianni Brera, à certains moments,
avait revu en lui Meazza, pendant cinq minutes, Baggio a été
Meazza et Paolo Rossi à la fois.”
Baggio dessine des pictogrammes “intelligible même aux
États-Unis” :
“Comme le Petit Prince venu d’Italie se tenait près du
poteau de corner mercredi, les bras tendus et 70 000 voix
grondant pour lui, un morceau de tissu vint atterrir à ses
pieds. C’était un drapeau. Un drapeau américain. C’est ainsi
que l’Amérique le fit sien, l’etreignant de tous ces baisers
soufflés, de tous ces gestes d’affection, en direction de
Pasadena, après que l’Italie eut vaincu la Bulgarie en demifinale de la World Cup au Giant Stadium.”
“Car nous distinguons une belle chose quand nous la voyons
de nos yeux. Baggio, le plus excitant de tous les athlètes sans
épaulières, nous a vendu deux buts en moins de cinq
minutes.”
“Ce jour-là, Baggio nous offrit même un dénouement
sentimental. À quelques minutes de la fin du match, il se
274
leva et demeura près de la ligne de touche, les mains repliés
et touchant ses lèvres, comme recueilli en méditation.
Lorsque le coup de sifflet final retentit, il se mit à pleurer. Il
pleura dans le girond du grand Dino Baggio. Il pleura en
attirant Demetrio Albertini à eux. Il tomba dans les bras de la
légende du football italien, Gigi Riva, et continua de pleurer
en sortant du terrain. Avant qu’il n’eut franchi les limites du
terrain, cependant, il échappa à l’étreinte de son staff et
leva les yeux vers la foule : la presque-totalité des 77 094
spectateurs qui étaient resté à leur place et qui
l’attendaient. Il leva les mains, ils se levèrent comme un seul
homme et le remercièrent.”
Jim Platschke de conclure :
“Une partie de lui nous appartient, maintenant. Quand il
sera arrivé à la finale, dimanche, au Rose Bowl contre le
Brésil, nous ne le laisserons plus partir.”
Pelé, Platini, Beckenbauer sont du même avis. On voit les
champions quand on a besoin d’eux. Ils ne manquent pas les
grands rendez-vous.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’Italie est devenue folle.
Roberto Baggio, comme Paolo Rossi, auteur d’un début de
poussif en 1982 et auteur des six buts qui avaient valu le
titre.
Pas sûr, maugréent les ennemis du Divin et l’armée des
Cassandre professionnels. Roberto Baggio comme Toto
Schillaci, six buts lors d’Italia 90 mais aucun titre.
Les voitures n’ont pas fini de fêter la victoire et de chanter
les louanges du Divin, les places de Pantelleria à Aoste ne
sont pas encore vides que la nouvelle court déjà : le Divin est
blessé à la cuisse. Il ne jouera pas la finale !
275
Les cuisses et le talon d’Achille
On pense chez certaines peuplades que les enfants qui
naissent enduits d’une fine pellicule blanche, résidu du
placenta séché, sont bénis des dieux. Une fine pellicule de
givre couvrait la campagne vicentine le jour où Roberto, le
fils de Florindo et de Matilde est né, jour où mourut par
ailleurs Robert Oppenheimer — un porte se ferme, un autre
porte s’ouvre, et dans ce cas l’humanité n’y a pas perdu.
Les légendes grecques prétendent qu’Hercule était si fort à
sa naissance qu’il étouffa les serpents qu’Héra, jalouse des
aventures de son divin mari, avait glissés dans son berceau.
Mozart composait à quatre ans et demi.
De quelle nature sont les esprits qui rôdent autour du
landau des enfants ?
Ce qui est sûr, c’est que les contes et les légendes, les
grands mythes et les différentes religions sont la résultante
d’un inconscient collectif, de l’expérience cumulée et
sublimée de nos anciens.
Comment douter que Roberto Baggio n’est pas frappé d’un
mal voisin de celui du grand Achille, dont le talon était
l’unique point faible et qui en mourut ?
Roberto est rapide, il est d’une habileté redoutable, il a du
sang-froid. Il pense plus vite que les autres et il est habitué à
souffrir. Son jeu est imprévisible. Chacun de ses gestes est
empreint d’une beauté inouïe. Il est riche et on l’adule sur
les cinq continents.
Où est la faille ?
Où est le talon ?
Roby est le sixième de huit enfants nés après la guerre
d’une famille modeste où, de son aveu même, on ne roulait
pas sur l’or.
276
Une fragilité congénitale ?
Une question d’alimentation ?
Rappelez-vous, Roby est opéré au ménisque du genou
gauche quand il n’a que 15 ans. De la négligence ajoutée à
de la malchance ? En épluchant les coupures de presse
d’époque, on s’aperçoit qu’il est souvent contrarié par des
blessures musculaires, dont celles de la saison 1983/84
durant laquelle il ne joue qu’une seule partie en équipe
première (il a seize ans). Une mauvaise préparation, trop de
matchs trop tôt avec les professionels ?
Le 5 mai 1985, il subit un accident qui lui vaut de passer
entre les mains du Pr Bousquet à Saint-Etienne, une
opération dont nous avons déjà parlé et qui le marquera pour
toujours. La malchance de n’avoir pas été soigné avec les
techniques actuelles ?
Impatient de faire ses preuves, il se blesse sept mois plus
tard, il reprend trop vite, et doit passer une nouvelle fois sur
le billard pour se faire enlever un ménisque de son genou
déjà opéré.
Trop de pression ?
Des problèmes de retour sur investissement de la part des
ses dirigeants ?
l faut l’intervention de son président, le bon Piercesare
Baretti, pour que le prodige avorté guérisse entre les mains
de Carlo Vittori, le mage de l’athlétisme qui lui réapparend à
courir. Cette année-là, sa cuisse droite fait sept centimètres
de moins que l’autre et sa jambe droite est plus courte que
sa jambe gauche.
À bout de souffle au bout de quelques minutes d’exercice,
son cœur éclate, l’acide lactique se répand dans ses muscles,
une course compensée, des heures de musculation et
277
d’étirement, des séances interminables de piscine ou
d’isotonie, le héros passe des mois à se fabriquer une “autre”
musculature sous la direction de son fidèle Antonio Pagni et
de maints autres spécialistes.
Cette surcharge de travail se paie.
Le Divin n’achève jamais un entraînement sans travailler ses
coups-francs, des séances pendant lesquelles il torture les
gardiens avec ses trajectoires liftés, brossés, piqués mais à
cause desquelles il collectionne les blessures de fatigue.
Durant ses premières années à la Juve, on a l’impression
que le corps du champion de Caldogno s’est adapté, qu’il a
enfin trouvé son rythme ; que le retard de préparation dû à
ses deux années d’arrêt en pleine post-adolescence, est
comblé.
Si l’on y regarde de plus près, c’est inexact. Pubalgies,
élongations, tendinites diverses et variées, traumatismes sur
les membres inférieurs, chevilles foulées se succèdent
continuellement, perturbent sans cesse sa préparation.
Sans parler des coups qui feront dire à Mario Sconcerti, dans
un article paru dans le “Guerin Sportivo”, que : “ses tibias
ressemblent au visage d’une vieille Indienne, près de 3000
coups pris en douze années de carrière...”
Les mois qui précédent le Mondial américain sont une
illustration du destin de Baggio. Dès les matchs de
préparation, le nouveau Ballon d’Or fait face aux doutes de
la presse.
“Mon espoir, répond-il au journaliste qui le cuisine après ses
trois buts marqués au Prater de Vienne, c’est de bien faire
avec la Juve mais surtout d’être en bonne condition
physique. Lors d’une saison aussi longue, aussi difficile, je
crois que c’est la chose la plus importante. Subir des
blessures, c’est ce que je crains le plus. ”
Roby connaît bien Baggio.
278
Le tracassin recommence deux mois plus tard avant un
match décisif contre l’Ecosse :
“Après avoir joué une mi-temps contre les jeunes de
l’Empoli, j’ai senti des douleurs à mes deux genoux mais le
vrai problème, c’est ma tendinite au genou gauche. Étrange
que cela m’arrive à cette jambe-là, alors que je l’utilise
beaucoup moins.”
Le Dr Ferretti se veut rassurant :
“Le tendon rotulien du genou gauche est en phase
d’amélioration, même si la surcharge de travail a provoqué
une gonalgie au compartiment interne du même genou.”
Surcharge de travail. Un journaliste jette un coup d’oeil sur
le programme du Divin ; celui-ci devra jouer 18 matchs en 68
jours !
C’est Antonio Pagni, arrivé de Montecatini, qui aide son
célèbre ami à se remettre :
“Rien n’est simple, la tendinite qui le fait souffrir est
coriace.”
Le lendemain, alors que la Squadra prépare son match
contre l’Ecosse (contre qui Roby s’est cassé une côte au
match aller), Sacchi se veut plus rassurant que son médecinchef :
“Roberto souffre d’une douleur avec laquelle il peut
cohabiter tout le championnat. Sans tous ces matchs, je ne
sais même pas s’il aurait été nécessaire de l’arrêter. Du
reste, la douleur est ancienne, il la sentait depuis un
moment.”
“Mon karma est celui de la douleur”, répète le champion
depuis plusieurs années sans qu’on l’écoute.
“Oubliés les emplâtres, R.B. démarre, court, dribble, sourit.
Le roi s’amuse. Il s’est réveillé hier et il s’est aperçu que
son genou droit était en parfait état et que le gauche, celui
279
qu’une tendinite tourmente, était presque guéri.” Le mérite
en revient “aux interventions quotidiennes d’Antonio Pagni
qui travaille depuis des années sur le genou et sur la
musculature de Baggio et auxquelles se sont adjointes les
manipulations de Vinicio Barsella, un masseur que Baggio
compare à un magicien aux pouvoirs extraordinaires, capable
de le guérir en quelques heures.”
L’alerte est passée ?
“Si toutes ces années, je n’avais dû jouer que lorsque
j’étais en parfaite conditions et sans ressentir de douleurs, je
n’aurais joué que quelques matchs”, écrira le Divin dans ses
mémoires.
Le destin du héros n’est jamais banal.
Quand ses ennemis ne le tarabustent pas sur le terrain ou
dans la zone mixte, c’est de la route que vient le danger
comme nous le raconte une dépèche Ansa : — “Torino - Peur
pour R.B. Le juventino, dans la nuit de mardi tandis qu’il
rentrait de Torino à Caldogno avec sa femme Andreina et sa
fille Valentina a été victime d’un incident de la route. Par la
faute d’une ornière sur l’autoroute, un des pneus de sa Delta
Integrale a éclaté. L’automobile a fait un écart, la petit
Valentina s’est retrouvée sur le siège avant, mais il n’y a pas
eu d’autres conséquences, Baggio ayant gardé le contrôle de
la Delta. Baggio sera dimanche à Rome avec la RAI pour
commenter le tirage au sort du Mondial.”
Deux mois plus tard, à la veille d’un match décisif contre le
grand Milan, un journaliste ironise :
“Dieu est mort, Marx est mort et Robibaggio lui-même ne se
sent pas bien. Il faudrait un Woody Allen et son sens de
l’humour pour faire sourire cette Juve qui s’approche du
super-duel avec le Milan en collectionnnant tous les maux.”
Généralité caustique accompagnée d’une pointe à
l’intention du champion de Caldogno : — “Même Roberto
280
Baggio se lamente, il traîne derrière lui une inflammation au
genou droit dû à une fatigue excessive et, probablement, à
un problème rhumatismal. Un Baggio qu’on a vu très nerveux
contre Cagliari, sûrement gêné par une condition physique
loin d’être optimale.”
Soupçons confirmés le lendemain par un collège de la presse
turinoise :
“Baggio va mal, son genou droit continue de lui envoyer des
messages négatifs. Inflammation à la zone méniscale
externe, avec des conséquences sur le tendon rotulien.”
Les nouvelles datées du 6 mars 1993 ne sont guère plus
rassurantes :
“Mardi dernier, en coupe UEFA à Cagliari : un coup parmi
tant d’autres. Le genou est enflé. Jeudi : pas de petit match.
Vendredi : la viste de Pagni, son physiothérapeute de
confiance depuis la Fiorentina. Hier : Une douleur devenu
aiguë lors de la traditionnelle séance de coups-francs après
l’entraînement.”
“C’est un garçon généreux, patenôtre Bergamo, le
responsable médical du club. Il serre les dents et il ne se
plaint jamais.”
La presse délaie et remue :
“Le genou qui inquiète Baggio est celui qui fut opéré et
refait entièrement à Lyon (ndla : à Saint-Etienne, à l’hôpital
Bellevue), quand le futur Ballon d’Or était seulement un
espoir de la Fiorentina. Une intervention réussie mais
effectuée avec les techniques ‘invasives” d’il y a dix ans ; de
là une série de petits grands problèmes lors d’une carrière au
plus haut niveau. Ce qu’il faudrait, c’est du repos en vue
d’une fin de saison qui conduit au rendez-vous le plus
attendu, la coupe du monde aux Etats-Unis.”
281
Les ennemis du Divin enfoncent le clou : Raphaël sacrifie la
Juve au profit de l’équipe d’Italie, il ne va pas risquer sa
carrière et le Mondial pour les dirigeants qui le paient.
Risquer sa santé et ses genoux, c’est ce que le Ballon d’Or
1993 fait contre Milan, encore vainqueur à Turin grâce à un
but d’Eranio. En sortant du terrain, il fustige le
comportement de certains de ses coéquipiers et laisse
entendre que le départ de l’entraîneur en est la cause.
Turin et l’Italie du Calcio jasent.
Quelques jours plus tard, on ne jase plus.
“Alarme pour R.B. (...). Les douleurs du Ballon d’Or
n’étaient pas celle d’un garçon qui ne sait pas perdre et qui
cherche de vaines excuses : il sera opéré du ménisque, très
probablement après le match de coupe de l’UEFA contre
Cagliari. L’inflammation à la cornée supérieure du genou
droit laisse peu d’alternatives : à moins d’un miracle survenu
après quelques jours de repos, Baggio finira sur une table
d’opération.”
Retapé par son fidèle Pagni et grâce à un cocktail de
bravoure et de méditation transcendantale, Baggio échappe
à l’opération et remet à leur place le staff médical et ceux
qui se sont amusés à faire courir des bruits insensés.
“Baggio, écrit le “Corriere”, est convaincu que c’est le Dr
Bergamo qui a fait courir cette histoire de ménisque lors
d’une interview donnée à un quotidien sportif. Le Dr
Bergamo, du reste, fait partie de l’équipe Trapattoni en
pleine période de liquidation. Baggio n’a plus confiance en
lui et il n’a pas l’intention de manquer une coupe du monde
pour finir deuxième, troisième ou quatrième du
championnat, des années-lumière derrière Milan.”
Ce qui fera dire (ou qu’on fera dire) à Baresi, Maldini et
consorts que les joueurs du Milan veulent gagner la coupe
d’Europe et qu’ils ne peuvent pas, contrairement à Baggio,
282
se réserver pour la coupe du monde.
Tout n’est qu’éternel recommencement.
Nietzsche, Freud et Bouddha ont raison.
Deux mois et demi plus tard, en pleine préparation avec
Sacchi, le Divin a récupéré de ses émotions. La World Cup
USA 94 va débuter dans un mois et Sacchi met les bouchées
doubles pour faire rentrer ses principes dans la tête et dans
le corps des Azzurri qui ne le connaissent pas :
“On peut dire qu’on ne s’amuse pas mais nous sommes
optimistes, parce que personne ne s’économise. Dans le
passé, persque personne parmi nous n’avait travaillé autant,
moi pour commencer. C’est normal, vu que pendant la
saison, nous jouons tous les trois jours et nous ne pouvons
pas nous entraîner.”
Les problèmes se multiplient entre un mach amical que la
Squadra dispute contre une équipe de quatrième division
italienne et son entrée en lice catastrophique contre l’Eire :
“Je veux joueur même si je ne suis pas au maximum. Sacchi
peut décider de me remplacer et je respecterai son choix,
mais vous ne m’entendrez jamais dire que je ne me sens pas
capable de jouer. Je suis toujours allé sur le terrain, même
dans des états pires que celui-ci.”
Sournois, le plumitif bat le fer quand il est chaud...
« Le Pr Ferretti prétend que votre tendinopathie vient de
loin ; vous ne pensez pas avoir trop forcé à l’entraînement ?
— Le médecin a fait son diagnostic mais je n’ai jamais eu
mal au tendon. Les problèmes ont commencé après le coup
que j’ai pris contre la Suisse. Après, c’est sûr qu’en
s’entraînant sur un coup, les choses ne peuvent guère
s’améliorer. De toute manière, je n’ai pas le choix, si je ne
m’entraîne pas, je ne joue pas.”
283
Quand on lit dans les interstices, la vie de star mondiale
n’est pas une partie de plaisir, qu’on en juge par cette
défense ardente des mérites de Baggio avant son exclusion
contre la Norvège :
“Quand il (Roberto) dit ‘mon karma est la souffrance, la
douleur est mon destin’, il ne le dit pas avec résignation mais
avec la lucidité de quelqu’un qui, à 18 ans, a subi un
accident qui pouvait briser sa carrière et qui l’a conditionné
lourdement. Pour rejouer à son niveau il a d’abord dû
combattre les douleurs d’un genou reconstruit, puis la
jalousie qui a toujours entourée les gens de talent. Baggio,
contre la Norvège jouait bien, il était présent, vivace,
déterminé. Il répondait par les actes aux paroles
incroyablement dures qui avaient été prononcées à son
encontre, un défi à ses ennemis qui l’avaient accusé de tous
les maux après sa partie opaque contre l’Irlande.”
Comme l’Italie peut être éliminée que le désir de Roby de
marquer l’histoire de la compétition peut s’évanouir d’un
moment à l’autre contre le Mexique, Roby gamberge. Le
problème, affirme Papa Tosatti le 30 juin 1994, au lendemain
du match contre le Mexique, c’est la longue éclipse de
Baggio :
“C’était le plus frais et le plus motivé. Mais encore une fois
il n’a laisse aucune trace sur l’issue du match. L’éclipse dure
maintenant depuis longtemps : un seul but lors des neuf
derniers matchs avec la Juve, deux prestations médiocres en
UEFA contre Cagliari, il est mauvais en équipe nationale où il
ne marque plus depuis le mois de septembre. Adieu les
démarrages vertigineux, les slaloms, les pénétrations
mortelles, les tirs fulgurants. Adieu le vrai Baggio, en
somme. La vérité, c’est qu’il n’est pas en bonne santé.
Sacchi doit décider avec les médecins s’il peut revenir à son
niveau. Dans le cas contraire, l’équipe nationale doit être
284
construite sans lui. (...) Dans les matchs à l’élimination
directe, il est exclu de joueur à dix.”
Dans les jours qui précèdent leur huitième de finale contre
le Nigéria, Roby et ses partenaires sont inquiets. Baresi s’est
blessé lors du match contre la Norvège et il n’a (presque)
aucune chance de rejouer après son opération en
artroscopie. Quant à cette défense du grand Milan (Maldini,
Baresi, Costacurta, Tassoti) qui a ridiculisé les attaquants du
Barça quelques semaines plus tôt, elle est en pleine
débandade, décimée par les soucis physiques et par la
fatigue.
“Nous aurons deux jours en plus pour nous reposer, affirme
Ferretti, c’est aussi important pour Dino Baggio (contracture)
que pour Roberto (coup de crampons sur le péroné). Un
Roberto qui doit se remettre en selle du point de vue
psychologique. Le vice-président de la Juve (sic), Roberto
Bettega est rassuré (ndrla : et sournois) : “À présent, nous
allons voir le vrai Baggio. Il m’a dit qu’il allait mieux
physiquement et qu’il a seulement besoin d’un peu plus de
confiance et de liberté dans le jeu.”
Quand le Divin, après 88 minutes passées à jouer dos au but
et à subir les agressions d’Oliseh, marque le but du miracle
nigérian, tout est oublié ou presque.
Le Petit Prince sautille, il est guéri, il plaisante, il n’a plus
mal nulle part. Tout le monde a envie de croire en cette
version de la guérison miraculeuse, sauf Pincolini, le
préparateur physique :
“Les crampes sont dues à une perte de liquide et de sels
minéraux. (...) Les composantes sont multiples. Dans le cas
de Roberto Baggio, il y a également ce coup qui a fait
empirer ses appuis et altéré sa course. ”
Entre les parties victorieuses contre le Nigéria et l’Espagne
(Baggio y récoltera une semelle redoutable de la part d’un
285
milieu ibérique) et avant la demi-finale contre la Bulgarie,
l’équipe médicale de la Squadra est sur les dents :
“Le problème essentiel est de réintégrer les sucres après le
match. Nous utilisons des perfusions qui contiennent des
vitamines et des réintégrateurs salins. Pour obtenir le même
résultat autrement, il faudrait des camions d’eau ! Même la
nourriture est importante. On ne peut pas servir des pâtes à
la tomate pendant 40 jours, mais là intervient l’imagination
sans limite de Baule (le cuisinier de la Squadra). Pour
contrôler l’état de santé de l’équipe et plannifier les
traitements, un chek-up approfondi de tous les joueurs a été
effectué il y a quelques jours.”
Roby assassine deux fois la Bulgarie malgré ses mauvais
appuis, malgré ses muscles en soie, malgré son
comportement de fillette et sa queue de cheval !
Luca Valdiserri, un des contempteurs de Baggio dix jours
plus tôt, se transforme en Bernardette Soubirous :
“Pleure, Roberto, maintenant, tu peux pleurer. Avec l’Italie
à tes pieds qui finalement t’a retrouvé ! Et Roberto Baggio
regarde devant lui tandis que tout le monde le cherche et
que lui ne cherche plus rien. Deux buts pour battre la
Bulgarie et pour voler en finale comme l’avion qui
transportera aujourd’hui l’équipe nationale et ses rêves à Los
Angeles ; pour une finale de cette coupe vécue
continuellement et obstinément dans la souffrance.
L’accolade de Roberto Baggio est le symbole de son mondial :
d’abord Albertini, le chouchou. Puis Tassotti, l’homme qui a
le plus souffert sur le banc aujourd’hui. Mais l’accolade la
plus longue est pour Gigi Riva, le canonnier qui a souvent été
son miroir lors des jours tristes, quand son Mondial n’avait pa
encore commencé et que les critiques le submergeaient.”
286
“Incroyable, trouve la force de dire The Divine Ponytail en
larmes. Nous avons tous joué avec le coeur et nous sommes
parvenus en finale !”
Avant de confesser, un éclat d’angoisse dans ses yeux verts
et humides : — “Je vous l’avais dit, mon karma est la
souffrance. Mais on peut changer son karma. J’ai senti une
pointe à la cuisse. Mais je pense jouer la finale.”
Conclusion de Valdiserri : — Seul Roberto “Achille” Baggio,
“après deux buts comme ceux qu’il a marqués contre la
Bulgarie, peut aller au devant d’une nuit de cauchemar.
C’est une contracture qui pourrait l’éloigner de la finale,
annihilant toute la joie accumulée ce soir-là. ”
“Vous savez quoi, répondra un an et demi plus tard Baggio ;
ces trois blessures sont restées en moi-même au niveau
mental ; elles m’ont appris à avoir la force de tout
recommencer. J’ai toujours cherché de nouveaux défis, de
nouveaux horizons. Il faut se rénover ; au fond c’est comme
ça dans la vie de toute le monde ; le foot est un gymnase de
vie, la différence, entre nous les footballeurs et les gens qui
travaillent, tient seulement à la vitesse à laquelle notre
monde à nous bouge.”
287
Au pied du Gohonzon, devant un mur
Quatre longues journées qui résument vingt-sept ans
d’existence. Vingt-sept années qui coulent comme un torrent
qui jaillirait des flancs d’un petit boug de Vénétie pour
dévaler jusqu’à cet hôtel universitaire de Californie called
Mariott Inn Torrance, sur le campus de la Loyola University
(mauvais présage ?).
Plus de vingt ans de ce rêve qui poussait Bajeto à tirer son
oncle Piero par la manche pour jouer la finale de la coupe du
monde dans le couloir du première étage de la maison
familiale, 3, via Marconi (devenue 11 par la suite).
Sans parler des dizaines de buts marqués contre le Brésil en
commentant ses propres exploits.
L’enfant roi, “modèle positif pour la jeunesse” ou “fils à sa
maman de succès”, selon les commentateurs, est eu pied du
mur, cette fois.
Au pied de son Gohonzon, plus exactement.
On se l’imagine.
On est le 16 juillet 1994 au soir par une soirée torride de
l’été californien.
Le Divin Catogan a salué tout le monde et s’est retiré dans
sa chambre après une séance de manipulation et de longues
minutes de massage.
L’Italie et le Brésil sont en transe.
“Les Italiens, écrit Moreira Alveès sur “O Globo” consacrent
leurs premières pages aux menaces du Juge Di Pietro
d’abandonner l’enqûete “Mains Propres”. Au Brésil, la seule
chose qui nous intéresse, c’est la santé de Robybaggio”.
Du côté de Rio et de Sao Paulo, de Recife ou de Bahia, les
maîtres du candomblé multiplient les cérémonies et font
288
pleuvoir une marée de malédictions sur le “bouddha italien”
tandis que l’on apprend que les “Athlètes du Christ”, cette
organisation sectaire à laquelle appartiennent plus d’un
joueur de la sélection auriverde, prient pour que l’“apostat”
ne l’emporte pas ! Prière anticipée par les voix qui s’élèvent
d’Italie pour que Robybaggio de Caldogno soit excommunié !
Pour notre part, il n’en est pas question, nous allons rentrer
dans la peau de l’hérétique, de ce Little Buddha qui
enchante le monde.
Il est neuf heures du soir passé.
Il ferme la porte derrière lui. Il vient d’avoir Andreina et sa
fille Valentina au téléphone. En demi-finale il a pu voir une
banderole qui l’a touché aux larmes, une banderole sur
laquelle il y avait inscrit : “Valentia est là et t’embrasse”.
Matilde, sa mère, lui a parlé, ils se souviennent de l’hôpital
Bellevue de Saint-Etienne après sa deuxième opération, ils se
rappellent le but contre la Tchécoslovaquie, ils se rappellent.
Roberto est seul. Ses partenaires plaisantent dans le hall,
jouent aux cartes, regardent la télévision. Tout le monde se
souvient de la manière dont les héros de Mexico 70 ont été
reçus après leur finale perdue 4 à 1 contre Pelé, Tostao et
Jaïrzihno : avec des tomates !
Il y a de la tension dans l’air, même si ces garçons sont
habitués aux finales et aux matchs en mondiovision.
“Combien de footballeurs professionnels ont la chance
durant leur carrière d’atteindre une finale mondiale” se dit
Roby en se préparant à entonner Nam Myoho Renge Kyo ?
Avec le Brésil (dont c’est la cinquième finale), l’Allemagne
(six finales) et l’Argentine (quatre finales), L’Italie est le
pays qui est allé le plus souvent au bout (une finale perdue
sur quatre à l’heure de ce cinquième rendez-vous avec la
gloire).
289
Les statisticiens de la Botte ont fait leurs calculs. Lors de la
célèbre finale du stade Aztèque en 1970, l’Italie s’est fait
souffler la coupe Rimet promise à la première nation trois
fois victorieuse.
Or ce 17 juillet 1994, Brésiliens et Italiens sont à égalité
parfaite. Dans les matchs officiels, dans les matchs amicaux,
pour les buts marqués, pour les buts encaissés et pour le
nombre de coupe du monde ; puisque l’Italie a remporté son
quatrième titre lors d’Espana 82 !
Roby ouvre le retable qui contient le Gohonzon et dispose
les objets du culte. Il s’apprête à faire daimoku, à
s’immerger dans le Sutra du Lotus dont ses maîtres estiment
qu’il est l’essence de la condition humaine et la Voie à suivre
pour atteindre la bouddhéité. Roby connaît le mandala de
Daishonin Nichiren par coeur.
“Par respect pour l’objet de culte, dit un site internet
estampillé Soka Gakkai, nous n’en reproduisons pas de
photographie. Les zones colorées numérotées représentent
les différentes parties inscrites en sanscrit et en chinois
ancien sur l’objet de culte initialement transcrit par Nichiren
"à l’encre sumi...”
Roby regarde droit devant lui. Au moment où il laisse les
incantations sacrées monter de sa poitrine, les quatre nobles
mondes (boddhéité, bodhisattva, auto-éveil et étude)
l’imprègnent et le protégent des maléfices issus des Six voies
inférieures : le bonheur temporaire, l’humanité, l’avidité,
l’animalité, la colère et l’enfer, symbolisées par les huit
grands rois dragons ou par “la mère des filles démones (N°24)
et par les dix filles démones (N°25)”.
Roby est entré en lui, il communie avec le cosmos selon le
rite de la Soka Gakkai et de son maître avéré, Daisaku Ikeda
à qui il a dédié son Ballon d’Or comme Gullit avait offert le
sien à Nelson Mandela, parce que son maître Ikeda a selon lui
290
“consacré sa vie à la paix dans le monde et aux échanges
entre les cultures”.
Ce 17 juillet 1994 (le dix-sept est un nombre maudit chez
les Latins), cela fait plus de cinq ans que Roby pratique
matin et soir et qu’il se rend dès qu’il le peut dans un lieu du
culte à Sesto Fiorentino, à Turin ou à Milan. Dans l’Italie du
pape, il ne se passe pas une semaine sans qu’un journaliste
ne tente de faire témoigner Mamma Matilde, la très pieuse,
ou un prêtre du voisinage de Caldogno. Certains lui font
remarquer qu’il s’est marié à l’église alors qu’il était
bouddhiste. On leur répond qu’il ne voulait pas faire de peine
à sa famille et à Andreina.
“En Vénétie, on naît en priant, ironisera-t-il plus tard. Avec
le foot et les voyages, j’ai fini par ne plus aller à la messe,
ça ne m’a pas vraiment manqué, signe que c’était plus un
habitude qu’un besoin.”
Lors des stages d’avant-match avec les Azzurri, on le
bombarde de questions : — « Est-il vrai que vous cherchez à
convertir vos compagnons de chambrée ? »
La curiosité remonte au Mondial 90 où Roby partageait sa
chambre avec Toto Schillaci, le meilleur buteur du tournoi.
“Un matin je me réveille, confie Toto dans un documentaire
de RAI-3 , et je m’aperçois que Roby n’est plus dans son lit.
Puis j’entends un drôle de bruit, comme une lamentation, un
borborygme. Ca vient de la salle de bains. Inquiet, je vais
ouvrir la porte quand je le vois qui sort avec un truc sous le
bras. C’est la qu’il m’avoue qu’il est bouddhiste et qu’il prie
matin et soir. Pour ne pas me déranger, il est allé aux
toilettes...”
La pudeur n’est pas une valeur sûre pour qui veut faire
vendre. Un journaliste s’approche au début de la compétition
américaine et lui demande s’il essaie de convertir ses
291
partenaires : par exemple, celui avec qui il cohabite durant
la coupe du monde.
“Pas mes partenaires ; mais la compagne de celui qui est
avec moi en ce moment, si.”
Au journalisme qui demande naïvement le nom de celui-ci,
Roby répond qu’il est seul et qu’il parle d’Andreina.
Vexé, le journaliste tourne les talons et trempe sa plume
dans le vitriol.
Le choix du Divin d’opter pour Shakyamunyi plutôt que pour
Jésus et pour la Vierge Marie n’est pas évident.
Où se trouve-t-il pendant qu’Albertini et Donadoni, deux
catholiques acharnés, servent la messe pour leurs coéquipiers
croyants comme eux ?
Roby Baggio, sa boucle d’oreille, ses bracelets et sa queue
de cheval, son amour de la musique pop et des concerts de
Prince, font des ravages dans la jeunesse, une jeunesse qui
se cherche, comme l’écrit le sociologue Sabino Acquaviva, la
veille de la finale :
“Ce sont les jeunes d’aujourd’hui et Baggio est l’expression
de cette majorité silencieuse faite de souffrance et de
malaise. Des jeunes gens qui mènent une vie assez normale,
capable de bien travailler et en même temps qui sont
inconstants. Même la fascination de l’Orient est typique. Le
bourgeois
moyen
aime
le
yoga,
la
méditation
transcendantable. Des formes de religiosité différentes, un
peu transgressives. C’est une diva du football avec les
caractéristiques de notre société. Il représente une mutation
survenue en Italie, la figure émergente d’un changement
d’époque. Il exprime un pays différent qui avait besoin d’un
symbole comme lui.”
Ca plaît moyennement aux jésuites et aux dominicains, et
peut-être même au Vatican qui est gêné aux entournures par
le scandale de la banque Ambrosiano, par l’agressivité de
292
l’Islamisme politique, par les sectes carismatiques du
nouveau-monde et... par de nouvelles formes comme celles
incarnées par Moon ou par le Soka Gakkai de Daiseku Ikeda,
le directeur de conscience de Baggio ! Red Ronnie, sorte de
Dick Rivers italien, vole au secours de la star de Caldogno :
“Il y a pas mal de jeunes gens qui cherchent d’autres
réponses que les réponses officielles. Baggio est un de ceuxlà. Il est allé chercher sa religion et il n’a pas accepté celle
qu’on lui imposait. Les jeunes veulent se libérer des
dogmes.”
Pendant que l’Italie, le Brésil et une partie des Etats-Unis se
passionnent pour ce petit gars que Madonna a qualifié de
“beau et macho comme elles les aime” mais que ses
détracteurs qualifient de “fillettes” et de mollasson un peu
chanceux, Roby fait gongyo et reçoit le message de Nichikan
et de Shakyamunyi, alias Siddartha Gautama. Il pratique, il
se réfère au bouddha principal et aux bodisattvas, ceux qui
refusent l’état de nirvana pour s’astreindre à la compassion,
ceux qui ne franchiront le pas de la bouddhéité finale que
lorsque le dernier des hommes sera en odeur de sainteté. Il
est onze heures ou onze heures et demie. Dans la peau de
Baggio, la veille de la finale de la coupe du monde. Comme
l’écrira Franco Bassini, du “Giornale di Brescia”... :
“Dans la peau de John Malkovich est le titre d'un film sorti
l'automne dernier entre un soupçon de curiosité lié à la
singularité du sujet et de la trame (un couple réussit à entrer
dans le corps de l'acteur américain et à en éprouver émotions
et sensations) et pas mal d'indifférence (sans doute parce
que les émotions et les sensations de John Malkovitch
n'enthousiasment pas les masses). En revanche, si Dans la
peau de Baggio sortait un jour, nous serions prêts à parier
que les vendeurs à la sauvette se frotteraient les mains ;
combien seraient-ils, quels que soient leur âge et la latitude,
à s'identifier à celui qui éprouve l'émotion d'une passe
293
décisive, d'un dribble, d'un but, mais aussi, plus simplement,
celle d'entrer dans un stade garni de dizaine de milliers de
personnes, pourquoi pas un maillot azur sur le dos ? "
À quoi pense-t-on quand on est dans son lit du Mariott Inn,
California, sur le campus de la Loyola University ?
À quoi pense-t-on quand on poursuit un rêve depuis plus de
vingt ans et que les trois quats de ce rêve vient de se
matérialiser ?
À quoi pense-t-on quand le jaune onirique des maillots
brésiliens va devenir réalité chromatique ?
À quoi pense-t-on quand on essaie de rassembler ses
dernières forces à quelques encâblures de l’Everest ?
Pense-t-on seulement ?
Ou cherche-t-on à savoir si le corps tiendra, s’il reste dans
ses muscles assez de force pour triompher?
Baggio a-t-il seulement dormi cette nuit-là ?
Il fait chaud, très chaud, sur le campus de l’université
Loyola. S’il y pense, s’il gamberge, Roby Baggio se dit que ce
sont les Brésiliens qui ont les meilleures cartes. Ils sont
installés sur la Côte Ouest depuis dix jours. Ils ont joué une
heure de moins que l’Italie et outre leurs formidables
supporters, avides d’exorciser la crise économique et la
dévaluation du cruzeiro, ils auront le public latino-américain
pour eux. Ils peuvent en outre compter sur une défense de
fer formée en Europe et sur un Romario en état de grâce, le
seul rival de Baggio sur le toit du monde à ce moment de la
compétition ; une star que Roby aimerait imposer à la Juve,
tant il aimerait joué à ses côtés.
Du côté des Azzurri, on est nerveux. Baresi sort d’une
opération du ménisque par arthroscopie et de quatre
semaines sans compétition,
294
Berti et Albertini sont à bout de force, Maldini et Donadoni
clopinent un jour sur deux, et ceux qui sont en bon état, tels
Signori ou Zola, n’ont pas le rythme de la compétition.
Pour couronner, le tout, la défaite contre l’Irlande le
premier jour et la troisième place en poule ont forcé la
Squadra à une folle pérégrination et il lui a fallu six heures
d’avion pour gagner la Californie, ce qui, ajouté au décalage
horaire et à une journée de récupération de moins, met
l’Italie dans une fâcheuse posture.
Ca ne s’arrête pas là. Du premier ministre Berlusconi au
dernier des tifosis en passant par tout ce qui porte plume et
pantalon, micro et chapeau, chacun a son opinion sur l’état
de santé de la cuisse de Baggio.
Du “Baggio ne jouera pas la finale” au “C’est à lui de
choisir” ; en passant par le “il n’a pas le droit de jouer s’il
n’est pas à 100%” et par le “Sacchi doit prendre ses
responsabilités”, on en entend des vertes et des pas-mures.
Du côté du staff médical, on avance en terrain miné. Par
prudence, on avance un : “Il n’y a que 50% de chance qu’il
joue la finale”.
La main sur l’arrière de sa cuisse, Roby se retourne dans son
lit et se revoit au point-presse le matin même :
— “Contracture aux flexeurs de la cuisse droite, déclare le
Pr Ferretti, celui qui qualifiait la crampe d’antichambre de la
contracture. Un problème musculaire du premier degré sans
lésion des fibres. À l’heure qu’il est, il est impossible de faire
un diagnostic plus précis. Je dis cinquante pour cent de
chance de récupérer et cinquante pour cent d’absence, mais
seulement parce qu’il n’est pas sérieux d’en dire plus.”
Les mots du médecin retentissent dans la tête du Ballon
d’Or qui ne trouve pas le sommeil. Ces journées ont été
atroces. Les exégètes ès Calcio n’y sont pas allés de main
morte : Signori doit jouer à la place de Roby, on ne peut pas
295
l’aligner s’il n’est pas à 100% ; — Karma de la douleur, tu
parles ! Si Baggio faisait un peu moins de cinéma avec son
bouddhisme, avec sa queue de cheval et ses chaînes... ; — Il
ne peut pas jouer, cinq des onze joueurs de l’équipe sont
diminués, on ne va pas jouer une finale mondiale à neuf...
Roby fait front, concentré :
“Je suis préoccupé parce que je n’arrive pas à comprendre
ce que j’ai et quelle est la gravité de ma blessure. Je ferai
l’impossible mais si le risque et trop grand, je ne peux pas
tout compromettre, question de respect de moi même, de
mes partenaires et du futur.”
The Divine Ponytail, celui que les Américaines trouvent si
sexy, celui que Madonna veut envoyer prendre en Limousine,
pense et repense, il tourne neuf fois la langue de sa
conscience dans sa tête.
Comment ne pas tout risquer ? Comment renoncer à son
rêve, au rêve de sa famille, de tout son pays, de tous ses
admirateurs ?
Il transpire et se revoit devant tous ces micros, ces
caméras, ces calepins... :
“Je fais l’impossible pour jouer cette finale mais je ne peux
pas vous dire avec précision comment je vais. Je sens encore
une douleur, ça peut être ce que je crains - et alors je
manquerai la finale - ou seulement la conséquence des
massages et des soins. (...) Je déciderai seul. (...) Je ne veux
pas mettre mon équipe en difficulté, je ne veux pas les
laisser à dix. Mais ne pas jouer serait pour moi une refuffade,
de la rage, de la désillusion et du désespoir. Une ruse, disent
les Brésiliens ? Si seulement ! On voit qu’ils ne me
connaissent pas ...”
Aux alentours d’une heure du matin, Roby se lève pour
boire un verrre d’eau. Peut-être entend-il un membre du
staff médical répéter ce que le Pr Ferretti a déclaré à la
296
presse : C’est du 50/50, même si les exercices n’ont pas
augmenté la douleur...
Une heure et demi. Les envoyés spéciaux ont faxé les
dernières nouvelles du front et raconté la manière dont les
Azzurri ont écouté Sacchi au milieu du rond central tandis
que Baggio s’est mis à courir seul le long de la ligne de
touche. Certains s’inquiètent du fait que Roberto s’est isolé
au moment du petit match entre les titulaires rouges et les
réservistes verts. Certes, il a couru, il a tiré au but… Fort du
gauche mais prudemment du droit.
— “Et les gens de lui demander : tu joueras ? Et lui n’a pas
eu de réponse, même pas au fond de lui. Il y a seulement ce
désir immense, cette lame de fond à apaiser. Mais tout cela
c’était hier, c’est déjà du passé. Aujourd’hui nous saurons,
aujourd’hui Roberto saura. ”
“La nuit précédent la finale, j’ai bien dormi”, racontera
Roby dans son autobiographie.
Peut-on en dire autant d’Arrigo Sacchi, dont le but était de
stupéfier le monde avec son football du IIIe Millénaire, et qui
en est à se mordre la conscience pour savoir s’il doit aligner
l’homme qui en foulant ses principes au pied lui a permis de
garder la tête haute ?
Et, si tel est le cas, s’il lui faut aligner l’autre leader de la
Squadra, le fabuleux Franco Baresi qu’une balafre encore
fraîche handicape au genou.
D’ailleurs, quelle fut la nuit de Beppe Signori et de quelle
nature fut son adresse à Padre Pio, son directeur de
conscience à lui ?
La veille du seul match qui compte dans le cœur et dans la
tête d’un footballeur, la veille d’une finale de coupe du
Monde ?
297
The Final Kick
“Etait arrivé le grand jour.
Ce 17 juillet 1994, Los Angeles apparaissait dans toute sa
fascination déconcertante, avec ses étendues infinies de
maisons basses et de gratte-ciels, ses intrications folles de
croisements et d’autoroutes, même en altitude, les
merveilles de Malibu, les édifices accrochés à la côté, la
merveilleuse plage de Venice, le stade de Pasadena qui
rutilait d’américanades avec ses majorettes et ses
hurlements assourdissants. En tous points la Californie de
certains blues et de certaines chansons. Sur les gradins, les
Brésiliens s’adonnaient à la magie et invoquaient l’esprit
d’Ayrton Senna comme s’il était parmi eux et qu’il devait
intervenir pour anesthétisier les jambes des Azzurri et
électriser celles des Cariocas.”
Hélas pour le spectacle, ni les hommes de Rio ni les
héritiers de Dante ne brillèrent au firmament et le sommet
que tout le monde attendait se disputa sous le signe d’une
prudence obsessionnelle et d’une herméticité torride (le
match s’est joué à midi par 40°C et par 90% d’humidité !)..
“Nous étions tous un peu fatigués, on jouait par des
températures infernales, quelques-uns d’entre nous auraient
dû se reposer. Moi compris. ”
“Une partie lente, nous explique Enzo Catania, les équipes
toujours sur le qui-vive, la domination du Brésil au milieu du
terrain avec la peur constante d’une contre-attaque
italienne, la déviation de Pagliuca sur son poteau après un tir
de Maura Silva, ce poteau qu’il embrassa qui sait combien de
fois par la pensée... ”
Romario ? Quelques contrôles, des tentatives de une-deux
avec Bébéto, son compère de l’attaque, mais on ne passe pas
entre les mailles d’une défense centrale quand c’est Franco
298
Baresi, le rescapé auteur d’un grand match, qui est aux
manettes.
Baggio ?
“Je n’étais pas au mieux mais ça n’avait rien à voir avec ma
blessure. Je pouvais jouer, une pointe de fatigue ne peut pas
tout remettre en question quand tu t’approches du rendezvous de toute une vie. Quelqu’un de vraiment blessé, avec ce
climat-là, sous un soleil de plomb, absurde, télévisuel, aurait
tout abandonné au bout de cinq minutes.”
Roby manque par trois fois briser la touffeur qui paralyse la
pelouse et le stade.
Sur un tir lointain que Taffarel préfère dévier en corner audessus de sa barre transversale.
Sur une pénétration qui le déporte sur la droite du but mais
qu’il conclut par une frappe trop molle.
Peu de temps auparavant, Pagliuca le gardien manque faire
une boulette, la balle roule vers son poteau, il la rattrape in
extremis.
Enfin vers la fin de la prolongation : “Quand il y a eu ce
magnifique échange entre Massaro et Roberto Baggio, dira
Appoloni dans une interview d’après-match ; j’ai fermé les
yeux un instant et je me suis senti champion du monde. Un
Baggio efficace, dans une condition physique optimale,
n’aurait certainement pas manqué ce tir...”
Les protagonistes sont harassés. 120 minutes n’ont pas suffi
à les départager. On aura recours aux tirs-au-but, à l’ordalie
terminale, ce que certains interpréteront comme le
jugement de Dieu, Athlètes du Christ contre Bouddha italien.
Les athèles se jettent sur les bouteilles d’eau. Les soigneurs
de jettent sur les jambes de ceux qui ont été choisi pour les
tirs-au-but.
299
Baresi, le capitaine sans peur et sans reproche, est le
premier à tirer. Les jambes alourdies par un match joué
vingt-quatre jours après une opération du ménique, il envoie
le ballon dans les étoiles, tombe à genoux et fond en larmes.
Les 94 000 spectateurs retiennent leur souffle. Est-ce que les
Brésiliens vont prendre l’avantage ? Est-ce que la Vierge du
Pain de Sucre va dominer Siddharta Gautama ?
Pelé, Clinton et Kinsinger n’ont pas le temps de se poser la
question, Pagliuca arrête le tir de Marcio Santos.
La tension monte.
Albertini et Evani pour les Italiens, Romario et Branco, le
capitaine brésilien et partenaire de Roby à la Fiorentina,
réussissent leurs tirs.
Hélas pour la Squadra, Massaro craque et met le ballon dans
les bras de Taffarel, ce qui permet aux Brésiliens de mener 3
à 2 avant les tentatives de Roby Baggio et de Bebeto, les
deux artistes de la balle ronde.
Roberto a ôté le strap noir qu’il a porté à la jambe durant
toute la partie. Il se touche derrière la cuisse. Le stade
retient son souffle. Appoloni et quelques Azzurri prient,
comme prie et sur-prie toute la délégation auriverde...
Si Baggio réussit son tir, ce dont personne n’en doute, il y
aura 3 à 3 et le destin de la World Cup ira se poser sur les
frèles épaules de Bebeto, sans doute déjà dans ses petits
souliers.
Darwin Pastorin, né à Sao-Paolo d’une famille véronaise, va
plus loin qu’Enzo Catania dans un livre perfide qu’il baptise
“Tu te souviens, Baggio, de ce penalty ?” :
“Courage, Baggio, c’est ton tour. Il nous fallait l’émotion et
la douleur et l’attente et l’angoisse des penalties pour
rendre vivante la finale la plus laide d’un Mondial. Baggio, le
300
destin ne pouvait choisir que toi. Tu dois marquer. Tu es
contraint de marquer ou le Brésil gagnera la Coupe. ”
“Et tes pas, dans le silence absurde du stade, résonnent
presque grotesquement, on se croirait dans un film de
terreur, Baggio, dans un sale film américain de série Z. ”
“L’histoire (cette histoire) passe par ce petit cercle en
plâtre. Regarde-le, Roberto Baggio : parce qu’il pourrait
devenir l’îlot de ton sauvetage ou de ton naufrage.”
C’est de cela qu’il s’agit, au moment où The Divine Ponytail
va prendre la balle entre ses mains et se diriger vers le point
de penalty : préserver son honneur, sauver son équipe,
sauver son pays, même s’il s’agit d’un sauvetage
symbolique... Ou faire naufrage et plonger dans la rage toute
une nation, amis et ennemis compris.
Vous vous gaussez de Pindare ?
Avez-vous déjà pris la parole en public, vous souvenez-vous
de la première fois, ce moment où le président vous tend le
micro et que trois cents paires d’yeux se braquent sur vous ?
Vous vous imaginez, faire le pari de lancer un morceau de
papier dans une corbeille devant trois mille personnes, vous
au milieu et eux à ricaner autour de vous ?
Mettez-vous dans la peau d’un jeune homme de 27 ans, au
bout de quatre semaines d’émotions fortes, seul sous le
regard de 94 000 spectateurs et d’un milliard et demi
d’humains par télévision interposée ? Les jambes endolories,
tétanisées. La tête en feu. Les idées troubles. Les nerfs à
fleur de peau. Avec un cortège de nuages noirs au-dessus de
vos épaules et vos ennemis qui affutent leurs stilets et
décapuchonnent leur fiole de vitriol ?
Le documentaire allemand « The Final Kick » est la
démonstration de ce stress global, qui raconte la finale de
Pasadena vue d’une prison russe, d’un campement afghan,
d’un appartement algérois, de la demeure d’un rasta
301
polygame, d’un bateau de pêche norvégien, d’un marabout
saharien et, bien entendu, entre autres endroits, d’une plage
de Rio et d’une trattoria italienne. Point commun entre tous
ces points du globe, que l’aurore soit boréale ou que le soleil
se couche sur la savane : un écran de télévision durant les
quelques deux heures et demie du drame, en temps réel.
Point de conjonctions des sympathies et des antipathies de
tous, par-delà les cultures et les religions, la silhouette du
numéro 10 bleu, de ce jeune homme à bouclette à l’air si
doux...
Retour à Pasadena. Il est presque 15 heures.
“Le gardien Taffarel accomplit le rite d’un petit ballet sur
la ligne de but. Il regarde le ciel ”.
“Que sont devenus les tambourins, les voix, les
applaudissements, les imprécations, la jouissance ou les
simples sourires ”
“Pendant que toi, Baggio, regarde fixement Taffarel dans
les yeux, qui n’a pas cessé de regarder le ciel. ”
La nouvelle de Pastorin est irritante, délibérément antibaggienne, mais elle donne la dimension de la tension, des
ondes mauvaises ou positives qui ont présidé à l’exécution du
Final Kick, du coup de pied final. Car une marée d’articles,
d’éditoriaux, d’interprétations, de poésies, de poèmes, de
livres même, se sont attardés sur ce moment unique. Le coup
de pied le plus intense de l’histoire de l’humanité a donné
naissance à des thèses sur balistique et hasard, à des
contributions de la psychanalyse, à une confrontation entre
religions.
Imaginez la sueur qui vous dégouline des tempes. Ébloui par
la lumière cobalt d’un début d’après-midi en plein été
californien. Seul à seul, face à face avec un autre homme,
“Cary Cooper contre John Wayne” (Darwin Pastorin).
Bombardé par l’identification ou par l’antipathie, par
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l’amour ou par les malédictions que vous adressent presque
deux milliards d’êtres humains, alors que vous êtes au pied
de votre rêve d’enfant ! S’il existait un désiromètre ou un
identificomètre universel, à quelle intensité serait-il monté ?
Et les chroniqueurs de se régaler :
“Qu’ils sont longs ces quarantes mètres du rond central
jusqu’au point de penalty. Roberto Baggio, le Petit Bouddha,
les parcourt un à un. Nous avons un but de retard. Massaro a
manqué le sien, Capitaine Baresi aussi. Petit Bouddha doit
marquer sinon l’Italie aura perdu sa quatrième coupe du
monde et ce sont les Brésiliens qui triompheront. Baggio
avance pas à pas, il est à mi-chemin dans l’herbe quand son
coéquipier Gigi Apolloni, grand, cheveux rouges sur maillot
bleu, fait le signe de la Croix. De quelque côté que se situe
Dieu, qu’il considère plus proche de lui les paroisses ou les
pagodes, les Apôtres ou les Bodhisattva, le péché originel ou
le karma, c’est vraiment le moment de l’invoquer. ”
Roberto revient sur le cauchemar de sa carrière, une
obsession dont il avouera longtemps plus tard, après le décès
de Marco Pantani, qu’elle lui a presque fait perdre la raison :
“Quand je me suis dirigé vers le point de penalty, j’étais
relativement lucide pour le peu qu’on puisse l’être dans ce
genre de situation. Je savais que Taffarel, que je connaissais
bien, se jetait toujours d’un côté. J’ai donc décidé de tirer
au milieu, à mi-hauteur pour éviter qu’il ne touche la balle
avec ses pieds. C’était le bon choix, puisque Taffarel s’est
effectivement jeté sur sa gauche, et qu’avec la trajectoire
que j’avais choisi pour le ballon, il n’aurait jamais pu
l’arrêter. Hélas, je ne sais pas pourquoi, le ballon est monté
à trois mètres et s’est envolé au-dessus de la barre
transversale.”
Il ajoute :
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“Il arrive parfois qu’on ait l’intention de faire quelque
chose et qu’il s’en passe une autre.”
De fait, tous ceux qui ont revu les quelque trois-cent vingt
buts inscrits par le Divin dans sa carrière et la centaine de
penalty qu’il a tiré avec le coefficient impressionnant de 85
% de réussite, peuvent affirmer que jamais Roby ne tira un
d’entre eux au-dessus de la barre transversale, s’en
approchant le plus avec la Vicenza quant, jeune espoir, il
marqua en faisant rebondir la balle sous la transversale.
Ce qui lui fait dire :
“Il y a des choses, dans la vie, qui n’ont pas d’explications
faciles.
Et Darwin Pastorin dans un exercice de style pour tout dire
légèrement offensant de prétendre :
“Ton tir, Baggio, est parfait. Tu l’as exécuté comme toi seul
sait le faire. Avec habileté, calme et précision... Le ballon a
filé là-haut, comme une étoile filante… Comme une inutile,
inopportune, hors de question, stupide e insignifiante étoile
filante… Mais moi j’avais suivi Taffarel qui regardait le Ciel.
Le ciel de Pasadana qui lentement se perdait dans la
mémoire. Et de ce Ciel quelqu’un avait soulevé le ballon audessus de la barre, parce que ce ballon propulsé par Roberto
Baggio, un champion, un spécialiste, était tout simplement
parfait… Mais Taffarel avait demandé de l’aide. Et d’un
nuage, en un éclair, est apparu Ayrton Senna...”
Poésie hors propos ? Parabole pour le peuple ?
Toujours est-il que ce tir au but, Roberto Baggio allait le
tirer et le retirer dans sa tête jusqu’en 1998. Ce jour-là, de
nouveau sous le maillot de la Squadra, il se retrouva sur un
point de pénalty, observé par un autre milliard d’êtres
humains disséminés sur la planète. Allait-il faillir deux fois ?
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Collection "Espaces et Temps du Sport"
dirigée par Jean Saint-Martin et Thierry Terret
Editions L’Harmattan,
16 rue des Ecoles
75005 Paris
Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de
tous les problèmes de société, qu'ils soient politiques,
éducatifs, sociaux, culturels, juridiques ou démographiques.
Mais l'unité apparente du sport cache mal une diversité aussi
réelle que troublante : si le sport s'est diffusé dans le temps
et dans l'espace, s'il est devenu un instrument d'acculturation
des peuples, il est aussi marqué par des singularités locales,
régionales, nationales. Le sport n'est pas éternel ni d'une
essence transhistorique ; il porte la marque des temps et des
lieux de sa pratique. C'est bien ce que suggèrent les
nombreuses analyses dont il est l'objet dans cette collection
créée par Pierre Arnaud qui ouvre un nouveau terrain
d'aventures pour les sciences sociales.
Ouvrages parus dans la collection « Espaces et temps du
sport »
- Joël Guibert, Joueurs de boules en pays nantais. Double
charge avec talon, 1994.
- David Belden, L'alpinisme, un jeu ?, 1994.
- Pierre Arnaud (éd.), Les origines du sport ouvrier en
Europe, 1994.
- Thierry Terret, Naissance et développement de la natation
sportive, 1994.
- Philippe Gaboriau, Le Tour de France et le vélo. Histoire
sociale d'une épopée contemporaine, 1995.
305
- Michel Bouet, Signification du sport, 1995.
- Pierre Arnaud et Thierry Terret, Histoire du sport féminin,
1996, 2 tomes.
- André Benoît , Le sport colonial, 1996.
- Michel Caillat, Sport et civilisation, 1996.
- Thierry Terret, Histoire des sports, 1996
- Michel Fodimbi, Pascal Chantelat, Jean Camy, Sports de la
Cité, 1996
- Michel Vaugrand, Jean-Pierre Escriva, L’Opium sportif,
1996.
- Bernadette Deville-Danthu, Le Sport en noir et blanc, du
sport colonial au sport africain,1996.
- Paul Boury, La France du Tour, le Tour de France, un
espace sportif à géographie variable, 1997.
- Pierre-Alban Lebecq, Paschal Grousset et la Ligue
Nationale d’Education Physique, 1997.
- Sébastien Darbon, Du rugby dans une ville de foot , Le cas
singulier du Rugby-Club de Marseille, 1997.
- Pierre Arnaud, Les Athlètes de la République,
gymnastique, sport et idéologie républicaine, 1998
(réédition).
- Michel Bouet, Traité de sportologie, 1998.
- Charroin Pascal et Terret Thierry, Histoire du water-polo,
1998.
- Catherine Louveau, Annick Davisse, Sport, Ecole, Société.
La différence des sexes, 1998.
- Marc Barreaud, Dictionnaire des footballeurs étrangers du
championnat de France professionnel, 1932-1992, 1998.
- Jean-Paul Besse, Les Boxeurs et les Dieux, 1998.
- Christian Vivier et Jean-Paul Loudcher, Le sport dans la
ville, 1998.
306
- Cyrille Petitbois, Des responsables du sport face au
dopage, 1998.
- Pierre Arnaud et James Riordan, Sports et relations
internationales, les démocraties face aux régimes
autoritaires, 1998.
- Evelyne Combeau-Mari, Sport et décolonisation à La
Réunion, 1998.
- Maurice Baquet, Education sportive, initiation et
entraînement, 1998. (Réédition de l’ouvrage paru en 1942).
- Marc Durand, La compétition en Grèce antique,
généalogie, évolution, interprétation, 1999.
- Jean-Michel Delaplace, L’Histoire du sport, l’histoire des
sportifs. Le sportif, l’entraîneur, le dirigeant, XIXèmeXXème siècles, 1999.
- Kim-Min-Ho, L’origine et le développement des arts
martiaux, 1999.
- Vivier Christian, La sociabilité canotière, La société
nautique de Besanÿon, 1999.
- Delsahut Fabrice, L’empreinte sportive amérindienne, les
jeux américains face au Nouveau Monde sportif, 1999.
- Callède Jean-Paul, Fauché Serge, Gay-Lescot Jean-Louis,
Sport et identités, 2000.
- Marianne Lassus, L’affaire Ladoumègue, 2000.
- Christina Koulouri, Le sport et la société bourgeoise. Les
associations sportives en Grèce (1870-1922), 2000.
- Jean-Franÿois Loudcher, Histoire de la savate, du chausson
et de la boxe franÿaise,1797-1978, 2000.
- Claude Piard, Où va la gym ? L’éducation physique à
l’heure des STAPS, 2000.
-Jean-Claude Gaugain, Jeux, gymnastiques et sports dans le
Var (1860-1940), 2000.
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- Jean-Philippe Saint-Martin et Thierry Terret, Le Sport
franÿais dans l’entre-deux-guerres, 2001.
- Claude Roggero, Sport ... et désir de guerre, 2001.
- Pascal Chantelat, La professionnalisation des organisations
sportives, 2001.
- Michel Rainis, Histoire des clubs de plage (XXème siècle),
2001.
- Olivier Hoibian, Les Alpinistes en France, 1870-1950, une
histoire culturelle, 2001.
- Gérard Couturier, Jean Guimier, 1913-1975. Une vision
politique et culturelle pour l'éducation physique et le sport,
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- Alice Travers, Politique et représentations de la montagne
sous Vichy. La montagne éducatrice, 2001.
- Claude Piard, Education physique et sport, 2001.
- Michel Heluwaert, Jeunesse et sport, 2002.
- Patrice Gicquel, Un siècle de vélo au pays des sourds,
2002.
- Pierre Arnaud, Thierry Terret, Pierre Gros, Jean-Philippe
Saint-Martin, Le sport et les Franÿais pendant l’Occupation,
2 tomes, 2002.
- Michel Pousse, Rugby, les enjeux de la métamorphose,
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- Jacques Dumont, Sport et assimilation à la Guadeloupe
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L'athlétisme et l'Ecole, histoire et épistémologie d'un sport
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Apparition et diffusion du cyclisme associatif franÿais entre
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la direction de), Sport,
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- Jacques Dumont, Histoire du sport en Martinique, 2006.
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