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Alexander
Khokhlov
Envisager la photo
Non, Alexander Khokhlov n’est pas un énième amateur
d’art digital s’essayant à la retouche photo. Tous ses clichés sont
pris en studio, selon un angle de vue et une lumière bien
déterminés, de façon à provoquer un effet visuel déroutant.
Ce photographe aime jouer à créer des images uniques qui se
plaisent à revisiter avec ironie notre culture visuelle.
TEXTE : quentin GAILLARD - ©Alexander Khokhlov
TALK : Vous réveillez-vous la nuit la tête pleine de
nouvelles idées pour vos prochaines séries photos
ou travaillez-vous de façon plus classique, avec un
storyboard ?
Alexander Khokhlov : Toutes les idées ne surgissent pas spontanément mais heureusement, ça arrive.
Parfois, l’inspiration me vient d’un film, d’une musique
ou plus simplement d’un objet, d’une texture.
Ensuite, je réfléchis à la façon de transformer ces
sensations en images. Il y a peu de temps encore, je
gardais ces idées en tête ou je m’enregistrais sur mon
iPad. Depuis peu, je réalise des croquis que je peux
faire évoluer et perfectionner au fur et à mesure, pour
ensuite les présenter à mon équipe de façon à partager
une même vision avant de nous mettre au travail.
Dans votre série Weird Beauty, vous vous adonnez
à une sorte de jeu visuel où les modèles arborent
des symboles forts évoquant le consumérisme
(Chanel), l’industrie du divertissement (Mickey),
le voyeurisme, la dualité, la condition de la femme
etc. Quelle en est votre interprétation personnelle ?
C’est certain, on peut s’amuser à découvrir une multiplicité de symboles dans Weird Beauty. Par exemple,
la popularité envahissante des ordinateurs, smartphones et autres gadgets est illustrée dans les images
« Wi-Fi », « Chip » et « QR-code ».
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«
Le résultat
était une image
puissante,
graphique,
captivante.
»
Le thème du consumérisme a été traité au travers du
visage Chanel et aurait pu être décliné à l’infini. Notre
artiste maquilleuse avait suggéré d’utiliser le lapin de
Playboy mais j’ai préféré ne pas mettre trop l’accent sur
des marques populaires et plutôt traiter la question de la
femme objet en représentant un visage lacé tel un corset.
Les images aux motifs minimalistes peuvent être interprétées de bien des façons. Par exemple, la photo « Pulse »
montre un tracé d’électrocardiogramme sur le visage du
modèle, signifiant que notre vie peut se résumer à cette
simple ligne. L’image « Keyhole », où le visage est affublé
d’une serrure, représente à mes yeux le contexte de perpétuelle exposition et de voyeurisme que nous connaissons,
où les webcams et autres caméras de surveillance nous
épient en permanence.
Quant à la photographie intitulée Silhouette, bestseller de la série, elle représente la dualité avec deux
personnages réunis en un. Le noir et blanc vient souligner à la fois la confrontation et l’harmonie qu’il peut y
avoir entre eux. J’aime aussi l’idée de réunir ces deux
couleurs, parfois jugée comme antiraciste.
Dans les faits, comment cette série s’est-elle développée ?
Weird Beauty trouve son origine dans la création de
deux premières images. D’abord, j’ai demandé à l’artiste maquilleuse Valeriya Kustan de m’aider à peindre
un cercle hypnotique sur le visage du modèle ; le résultat
était une image puissante, graphique, captivante. J’ai
souhaité pousser plus loin l’exploration en déclinant une
série de formes qui se prêtaient bien au noir et blanc, à
commencer par celle qui apparaît dans la seconde image
de la série, une boule de billard n°8. Nous avons par
la suite fait les essais au fur et à mesure en peignant les
formes sur le visage des modèles, certaines convenant,
d’autres pas. Au fil de notre travail sur Weird Beauty,
j’ai été frappé par la simplicité avec laquelle quelques
lignes peuvent transformer un visage, créant des illusions d’optique.
Les traits faciaux viennent compléter le motif et on
obtient un jeu visuel basé sur le noir et blanc et les formes
obtenues au maquillage dont la perspective exige un angle
précis de prise de vue. C’est ce jeu entre illusions, imagination et vision qui me plaît dans mon travail.
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«
C’est ce jeu entre
illusions, imagination et
vision qui me plaît...
»
Dans vos séries 2D or not 2D, à nouveau, vous
semblez prendre plaisir à donner à vos portraits un
aspect tantôt apparenté au cubisme, tantôt à l’art
aborigène, tantôt au pop art. Vous aimez réinterpréter l’histoire de l’art à votre façon ?
Cet aspect combinant toutes sortes de formes d’art me
tenait à cœur, bien qu’à l’origine, cette série soit inspirée
de posters et de comics. L’artiste maquilleuse a dû appliquer différentes techniques telles que le crayon ou la
peinture à l’eau afin d’obtenir tantôt un effet poster, tantôt
un effet peinture. La principale difficulté est survenue,
comme dans Weird Beauty series, dans la seconde étape
du travail, la prise de vue. Notre objectif était d’obtenir
une sorte de poster vivant qui, par la combinaison de
l’éclairage en aplat, le maquillage, l’angle de prise de vue
et de fines retouches, transmet un effet 2D venant ques-
tionner les sens et jouer avec votre imagination. Ce projet
nous a permis de nouvelles découvertes. Par exemple,
ma femme, Veronica Ershova, notre retoucheuse photo, a
servi de modèle pour l’image de la Monalisa fragmentée
en pixels : la ressemblance avec la véritable Joconde était
telle que nous avons décidé d’explorer cette voie plus en
profondeur dans notre projet Table Stories.
À ce propos, dites nous tout sur vos « histoires
de table »…
J’ai travaillé sur ce projet avec mon épouse Veronica
Ershova, designer et artiste maquilleuse. J’ai rassemblé
des idées autour d’un concept commun : il s’agissait d’illustrer des phrases, mots et proverbes populaires, d’en
faire une version visuelle en studio, uniquement avec des
modèles et une table.
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«
On peut aussi
voir cette série
comme des énigmes
visuelles dont le
sens est dissimulé
dans l’intitulé de
chaque photo.
souhaité une approche visuelle minimaliste : toutes les
photos sont faites en « high-key », c’est-à-dire qu’on
utilise un maximum d’éléments clairs, un éclairage
puissant et une légère surexposition qui, dans ce cas,
avec la table claire et le fond clair, permet au sujet
central de ressortir avec force.
»
Par exemple, l’expression pause café, est détournée
selon son sens littéral en anglais, « coffee break »,
break signifiant également « casser ». On voit donc
un mec en train de casser des grains de café avec son
marteau. L’expression « facepalm », qui est employée
pour désigner quelqu’un qui se cache le visage de la
main (exprimant par exemple la honte ou le dépit), est
aussi un mème repris des milliers de fois sur Internet :
des dizaines d’images de personnages de fiction et de
célébrités se prenant la main dans le visage ont ainsi
circulé sur le net. Nous avons donc joué à nouveau sur
le sens littéral de « palm » pour représenter quelqu’un
se cachant avec une véritable feuille de palmier. Les
différentes images du projet jouent sur ce double sens
mêlé d’ironie. On peut aussi voir cette série comme
des énigmes visuelles dont le sens est dissimulé dans
l’intitulé de chaque photo. Pour ce projet, nous avons
Vous semblez préférer le maquillage et les effets
de studio aux manipulations digitales. Pouvezvous nous expliquer pourquoi en décrivant votre
façon de travailler ?
Tout commence par les croquis dont nous avons parlé.
Lorsque le concept de l’image qui va être produite est
bien compris par tout le monde, le travail de studio
commence, avec la recherche du bon modèle, la préparation des accessoires, de l’équipement. La plupart de
mes idées sont déterminées à l’origine par le travail sur
le maquillage. J’aime travailler avec les visages : les
transformer, expérimenter, créer des illusions. Mais
de plus en plus, j’essaye de ne plus me baser uniquement sur le maquillage et d’explorer d’autres textures
comme les fleurs, le papier, la laine ou le tissu. Les
limites se trouvent repoussées et des idées encore plus
intéressantes surgissent. Avant même le travail sur les
modèles et les décors, je prépare toujours à l’avance
le dispositif d’éclairage, de façon à être libre pendant
le shooting. Je peux alors à la fois prendre les photos
et réaliser une vidéo backstage décrivant la réalisation
de l’image.
Car il s’agit de convaincre les sceptiques : beaucoup
pensent que nos photos sont de simples manipulation digitales. Bien-sûr, nous procédons à de fines
retouches mais uniquement pour parfaire l’image, tout
le reste, c’est du fait main !
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: www.alexanderkhokhlov.com