Lidia Morales Benito 91

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Lidia Morales Benito 91
'n main le destin auquel
q u' elles refusent et s'ement souvenr de puissants
e.•
UN CHIEN, MÉTAPHORE DE LA CRISE DES ANNÉES TRENTE?
LE eH/EN JAUNE DE GEORGES SIMENON
Lidia Morales Benito
- Eres-vous supersririeux, commissaire ?
Maigret,
acheval SUt sa chaise, les coudes sur le dossier, esquissa une moue
qui pouvait signifler tout ce qu'on voulair.\
Commenr l'ombre d'un chien hargneux qui se promene solitaire dans
les rues peut semer la peur, l'angoisse et le rrouble de mute une ville ? De
q uelle maniere la supersririon entre en jeu lorsque les étres humains ressentenr le besoin d'expliquer les fairs qui les paralysenr ? Er, finalement,
que représente réellement ce chien dans la suite des événements qui ont fait
d'une perite ville tranquille un roman policier chargé de mysreres, rensions
er incerrirudes ? Le romancier beige Georges Simenon présente, dans son
roman Le CfJien jaune, une nouvelle suite de crimes enlacés par I'apparirion
er la disparition d'une bére qui esr bien plus qu'un simple personnage égaré
dans la foule 2. Les différenrs aspects qui relient 1'animal au crime, aux assassins, a l'alrériré de ['homme en ranr qu'étre humain, vonr rerenir ici 1'attention, ainsi que la présence du chien dans la cadence de l'reuvre, 1'argumenr
peinr, le déroulemenr er le dénouement de l' acrion.
1. Georges Simenon, Tout Simenon, vol. 1G, Paris, Presses de la Cité, 1991, p. 317.
2. On pourrait conduire une réflexion de plus grande ampleur sur le role des chiens dans
j'univers du roman policier, 11 ¡'instar du Chien des Baskervi/!e d'Arthur Conan Doyle,
pllblié en fellillewn en 1901-1902 [note de l'Éd.].
" avr. 2009, pp. 69-90.
L Morales Beniro," Un d1jen, méraphore de la oisedes armétsTreme) "'5. & R., n° 27, avr. 2009. pp. 91-10 l.
91
I :INTRIGUE POLICIERE
Ce livre, publié pour la premiere fois en 1931, se présenre d'abord
comme un roman polieier ordinaire, qui annonee la maniere de faire dI
Simenon, avee enehevetremenr d'inrrigues sur fond de déeors nimbé~
d'une lumiere le plus souvent grise (déeors de villes, de porrs, horizom
Illouillés et eiels chargés de nuages sombres ... ), de jalousies sociales et de:
r;lI1Cceurs personnelles 3 . Lhistoire relate comment une rentarive d'assassil1;lr a Concarneau enrraíne le commissaire Maigret dans une mystérieusl'
4
l'l1lJuéte policiere . Deux jours apres son arrivée, lean Servieres, un des
habirués du Café de I'Amiral, disparaír. La peur s'empare de la ville ; le
Illaire, ami de la victime, anxieux, auend des nouvelles randis que le comIII issaire, sileneieux, ne fai t q u' observer, sans chercher a dévoiler la narure
des faits. La tension augmente a la suite du meurtre de monsieur Le
Pommeret, empoisonné a la strychnine. Le doeteur Michoux, quatrieme
membre du groupe, angoissé et tourmenté, demande a Maigret d'agir vire
de peur d'y passer a son tour. 11 est placé en détention afln d'assurer sa pro
recrion. Ces événemenrs ont auiré la presse, d'autanr plus que le journal
local a imprimé un article alarmiste qui signale la présence d'un chien
dHanqué, aux poils jaunes, un ehien erranr qui rode sur les lieux du crime
des le premier soir, et gui appartient surement a un inguiétant fJaneur donr
011 a repéré les empreintes. Le commissaire Maigrer, eonvaineu que le mysrere se démelera tour seu!, laisse venir les faits. 11 observe la peur sur les
visages, les mouvemenrs et les gestes des suspects. On retro uve inlassablement dans le récit des phrases eomme « Maigret observait les visages du
coin de I'ceil » ou « Maigret remarqua XXX qu'il n'avait pas encore vU ... »5.
Finalement, l'affaire s'éclaireira grace a Emma, la serveuse de I'hotel. Le soir
des derniers événemenrs, la jeune fllle est aperc;:ue par Maigret et I'inspeereur Leroy, dans le réduit Ol! elle a rejoinr le rodeur qui s'y était réfugié ;
grace a une fouille dans sa ehambre et de la découverte d'une Jettre signée
« Léon », les enqueteurs mettent au jour un ancien pr.ojet de mariage entre
la jeune filie et un marino La eaprure du vagabond, un marin du nom de
Léon Le Guérec et la réunion que Maigret provoque dans la eellule du doereur Michoux vonr mertre le passé au grand jour : la maniere dont autrefois
.l. Francis Lacassin, 5ímenon 1931. La naissance de Maígret, París, Presses de la Ciré, 1991,
.\2 p.
4. Si menon aitne les espaces fluviaux er mari rimes; il a si rué pl usieurs romans le long de
c;ll1aux dans les FJandres par exemple, ou encore a Concarneau [Les DemoiseLLes de
Cimcarneau, 1936, nore de l'Éd.j.
<jo Georges Simenon, Le Chíen jaune, o;. cit., p. 290.
l. l'vlol~es Beniro, " Un chien, mécJphore de la m<;e des années Treme? », S & R., n° 27, avr. 2009, pp. 9]-10 l.
1,· Illarin, dupé er dénoncé par les amis du Café I'Amiral, s'esr retrouvé aux
i'l;lls-Unis, ruiné et emprisonné pour transport de drogue. C'esr son retour
',Illl<iain a Concarneau, apres de longues années de souffrance, qui a engen,II'é la panique chez]ean Servieres, monsieur Le Pommeret et Michoux, qui
'1,lignaient pour leur sort. Pour s'en défaire, ce dernier a décidé de luí faire
"IIt!osser des actes criminels capables d'angoisser la population er dont il
l.'t:lir lui-meme, non sans maladresse, I'auteur ou le complice. De son coré,
I ÚII1 se montrair de remps en remps a Michoux pour lui faire peur. La pré''''Ilce d'un chien, jaune, rodant dans les ruelles er sur les quais de la ville,
1Il' E¡jr gu'augmenter I'armosphere inguiérante de ces jours dangereux.
On peut considérer le chien jaune comme le symbole de la peur, de la
Inreur répandue parmi la population au fur et a mesure que la série d'in, idcnrs se fair de plus en plus nombreux. L'animal se rraíne au niveau du
';01, apparaír er disparaír pres des pieds des habirants, e'esr une frayeur qui
"icm du bas, qui émerge du parterre er, en l'occurrence, peur-erre meme
,les Enfers. L'image du chien saranique esr melée ala supersririon, au besoin
,Ic références surnarurelles quand les fairs ne peuvent pas erre expligués de
(I<,:on rarionnelle. Ainsi les habiranrs de Concarneau jettent-ils des pierres
,'11 direcrion de I'animal des qu'ils l'aperc;:oivent dans la rue, tout en évitanr
t k s'en approeher, com me s' il érai r porteur d' une maladie ou le vecreur
tI'un son maléflque, criminel, qui risquerair de s'abartre sur la ville er ses
habirants, sans disrinetion :
C'esr a peine si l'animal peU[ se [[ainer .. , Les gens n'osenr pas en approcher.., Je vous réléphone d'un café .. , La bére esr au milieu de la rue ... Je la vois a [[avers la virre ... Elle
hude ... Qu'esr-ce que je dois faire ' .. , Er la voix que I'inspecreur eur voulue calme érair
anxieuse, comme si ce chierJ jaune blessé eúr éré UrJ érre sumawrel. G
La peur des crimes er des agressions a paralysé la ville. Les gens sonr rerrifiés, ils veulenr des réponses aux énigmes, des discours rassuranrs.
I :impossibiliré de parale, I'incapaeité de merrre des mors sur les acres,
('mraínenr la foule vers le silence :
Er pourram, alors que le commissaire avanc,:air, il pénérrair dans une ZOrJe de silence de plus
erJ plus équivoque. Le silence d'urJe foule qu'hyprJorise un specracie er qui frémir, qui a peur
ou qui s'imparieme. 7
Le córé magique, sumarurel, guj se dégage de ce chien jaune esr explicitemenr décrir par I'écrivain a plusieurs reprises. Par exemple, quand I'aniIllal esr éloigné du public qui lui jerre des pierres, le narrareur écrir :
(1.
Georges Simenon, Le Chíen jaune, op, cit., p. 300,
7. /bid., p, 301.
L Morales Beniro, " Unchien, mél:aphorede laai5edesannéesTt-eme?», S & R, n° 27, avr. 2009, pp. 91-101.
Ce correge aurair pu étre ridicule.
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fut impressionnant, par la magie de l'angoisse qui,
Dans l'atmosphere de drame, ce chien a quelque chose d'inquiétant. Peut-érre sa couleur,
11 est haur sur pattes,
depuis le matin, n'avait cessé de s'épaissjr. La charrette, poussée par un vieux, salita sur les
d' un jaune sale?
pavés, le long de la rue aux tournants nombreux, franchit le pom-levis et personne n'osa le
et le dogue d'Ulm.]]
suivre. Le chien jaune respirait avec force, étirait ses quatre pattes a la fois dans un spasme s
Cet aspect maléfique est poussé encore plus loin quand le chien, blessé,
i I1capable de bouger, disparait en un clin d' ceil :
Le réduit Ol! on l'avait couché sur de la paille était vide. Le chien jaune, incapable de mar­
cher et méme de se tralner, a cause du pansement quj emprisonnait son arriere-train, avait
disparu 9
Mais il est tour de meme logique de se poser la question si, au fond, il
s'agit vraiment d' une peur vécue ou, plutót, d' une terreur voulue. La ville
sombre dans 1'affolement, certes, mais la chasse aux sorcieres peut etre aussi
un mode d'évasion, une maniere d'échapper a la routine, a la vie monotone
d'une petite ville de province. :Lexcitation du meurtre, du mystere, du sur­
naturel, l' envie d' en savoir plus, de trouver l' énigme, de suivre les pistes,
peut etre un jeu terriblement divertissant. Les habitants de Concarneau
suivent les événements de pres, ils achetent le journal et s'acharnent sur les
nouvelles. Les plus intrépides osent meme s'asseoir a une table du Café de
1'Amiral, fiers de leur exploit. Des lors, Concarneau semble vivre une tragi­
comédie, une mascarade, une chasse au ródeur ou rien n' est interdit.
Comme dans un jeu de róle, les jeunes gens se cherchent entre eux et
essaient de démasq uer l' assassin a chaq ue ca in de rue :
On ne sait plus qui soup<;onner. Les gens, dans les rues, se regardent avec angoisse. Peut­
étre est-ce celui-ci le meurtrier) Peut-étre celui-la) Jamais atmosphere de mysterc et de peut
ne fut si épaisse ...
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Le maire veut impérieusement connaitre l' assassin et agit comme s'il
était question d'un jeu d'énigmes, dont quelques-uns détiendraient le
secreto
Hes maigre, et sa grosse réte rappelle a la fois le mátin
D'autres descriptions précisent que la couleur n'est pas « jaune »,
mais « jaunátre » et, de la sorte, trouble, non définie. Pour Simenon, qui
intitule son roman Le Chien jaune, cette couleur si rare pour un animal
revet une signification particuliere car, dans la culture occidentale, elle
comporte une symbolique clairement négative. Le jaune, qui a, depuis la
fin du Moyen Age au moins, été associé aux traitres, aux faussaires, aux
femmes adulteres, aux cocus et aux fous, désigne aussi, depuis la fin du XlXe
siecle l' ouvrier non-gréviste, le briseur de greve. Le chien de Simenon est
jaune et ce rapprochement n'est certainement pas innocent durant ces
années Trente ravagées par la crise, le chómage, les greves et les briseurs de
greve 12 ... 11 est donc important de s'arreter quelque peu sur la spécificité,
et la noirceur, de la période durant laquelle Simenon a rédigé ce romano
Écrivain prolifique d' origine belge, Georges Simenon (1903-1989)
invente la figure du commissaire Maigret en 1929 dans La Maison de l'in­
quiétude, série de nouvelles rédigées pour le journal Détective a la demande
de ]oseph Kessel 13 . On ne doit pas négliger le poids de la crise économique
venue des États-Unis qui atteint la France justement en 1931, tout comme
ce mari n Léon Le Guérec, devenu vagabond, de retour a Concarneau ...
11 serait aussi indispensable de mettre en avant la fonctionnalité sémio­
tique du chien, au niveau de la structure et de la réception de l' ceuvre. Des
le premier drame, on per<;:oit sa présence, sa trace ou son ombre. Le pre­
mier chapitre sert a lancer l'histoire, a entrainer le lecteur dans la série de
crimes, a l'introduire dans l'ambiance du mystere. Et ce premier chapitre,
primordial, s'intitule « Le chien sans maitre », le titre n'est donc pas arbi­
traire. :Lanimal anticipe la tragédie, il se montre peu de temps avant que le
UN CHIEN ]AUNE, CAVALIER DE LAPOCALYPSE DES ANNÉES TRENTE?
La premiere description du chien montre nettement le cóté mystérieux
et, d' une certaine maniere, répulsif, de l' animal:
8. ¡bid., p. 302.
9. ¡bid., p. 308.
lO. ¡bid., p. 299.
L Morales Beniro, « Un dúen, méraphore de la crise des almées Treme ¡ ", 5. & R., n° 27, avr. 2009, pp. 91-10 l.
11. ¡bid., p. 279.
12. Comme pour de nombreuses couleurs, l'hisroire du jaune mérirerair d'étre érablie.
Outre les travaux bien connus de Michel Pasroureau ou ceux d'Annie Mollard-Desfour,
on pourra consulrer, pour des périodes plus reculées, Annie Duprar, Le Rui décapité. Essai
sur les imaginaires politiques, Paris, Le Cerf, 1992, pp. 71-74 ; Denise Turrel, « Une iden­
riré imposée : les marques des pauvres dans les villes des XV1 C et XVlI C siecles ", L'AtLtre et
l'image de soi. Cahiers de la Méditerranée, vol. 66, 2003 [en ligne, consulté le
14112/2008J <hrtp://cdlm.revues.org/documenr97.hrmb [nore de I'Éd.J.
13. « Georges Simenon ", Wikipedia [en ligne, cOllSulré le 05/02/2009J <hrtp://fr.
wikipedia.org/wiki/Georges Simenon>.
L. Morales Beniro, « Un dúen, métaphore de la crise des almées Trente ¡", 5. & R., nO 27, avr. 2009, pp. 91-10 l.
Il;nrareur ne décrive le nouvel incidenr. Le chien est en quelque sorte le
\lIbsrirur d'un mécanisme mondial donr personne n'a pris encote, en 1931,
(Ollre la mesure, mais qui a plongé le monde enrier dans le désarroi, la pauvreré er 1'incertirude. Le chien jaune apparalrrair donc comme un grand
Moloch, un démon satanique tiranr les ficel1es d'un jeu donr personne ne
connalt les regles mais donr tour le monde - et pas seulemenr les vicrimes
des crimes - sera vicrime. La cadence du récit se modifie, le ryrhme
diminue quand 1'apparition du chien approche. D'apres cette explication,
nn peur observer commenr, dans le discours peureux et affolé du docreur
Michoux, les questions rhétoriques se bousculenr, les poinrs de suspension
;11 rernenr avec les exdamations, les phrases simples se succedenr sans
connexion apparenre. Par contre, dans le délire, le discours mainrienr un fil
conducreur, une suite dans les idées. Le rythme est toujours le méme :
cnrrecoupé, exalré, rapide. Le regard du docteur se pose sur les différenrs
objers, meubles, coins de la cel1ule avec une alternance disconrinue : sur
lui-méme « je n'ose pas dormir », sur la fenétre « cerre fenétre, tenez », le
brigadier « un gendarme, era peur s'endormir, ou penser a autre chose » er
ainsi de suire. A I'inverse, c'est au momenr Ol! le chien est menrionné que
la cadence du récir s'altere. Il devienr bien plus qu'un simple objet ciré
comme n'importe quel aune, dans sa crise de folie; il est la cible, 1'objecrif du discours : Michoux mer l'accenr sur I'animal er ce que ce\ui-la produir en lui :
Si seulemenr on éeaie parvenu a abame ce vagabond, avec son chien jaune ... Ese-ce qu'on
I'a revu, ce chien 'Est-ce qu'il rode roujours aLltour du Café ' ... Je ne comprends pas qu'on
ne lui ait pas envoyé une baile dans la peau ... a lui ee a son maL[J'e 1... 14
De méme, le lexique urilisé dans la suite des faits change quand 1'animal
surgir. Par exemple, dans une des séquences de présenrarion des personnages, le ryrhme qui pondere 1'action est rapide, fluide, lorsqu'il s'agit de
parler de Jean Servieres er du docreur Michoux ; cependanr, il prend une
cadence plus calme, posée, quand le chien se montre. Le lexique change
égalemenr, l'armosphere décrite est plus sombre que dans le reste de la narratlon :
11 Y avair dans I'aemosphere du café quelque chose de gris, de eerne, sans qu'on pue préciser
quoi. Par une porte ouverre, on apercevair la salle a manger OU des serveuses en costume breron dressaienr les eables pour diner. Le regard de Maigree romba sur un chien jaune, couché
au pied de la caisse. 15
14. Georges Simenon, Le Chien jaune, op. cit., p. 346.
IS.Jbid., p. 281.
1_ Morales Beniro, " Un chien, métaphore de la oise des années Treme?", S & R, nO 27, avr. 2009, pp. 91-10 1.
C' est le prélude au drame, l' atmosphere devienr grise, terne, sombre; le
c!lien, immobile, isolé, apparait aux yeux des protagonistes de I'histoire. La
tragédie suivra. Du sursaut a la paralysie totale, du coup d'effroi au manque
de parole, le chien est le cocon du drame, le premier plan de l'acrion. Le
récit est parfaitemenr articulé au niveau du discours et le chien y joue un
role fondamenral. Une scene est particulieremenr édairanre a ce propos. Le
commissaire Maigrer, qui n'avair pas quieté I'animal des yeux pendanr tout
le rappon de Le Pommerer, change de cible au momenr de l'enrrée inarrendue des journalistes dans le café. Ceci n' esr pas arbitraire, comme en
lémoigne le texte :
Du chien jaune, le regard de Maigret passa a la porte qui s'ouvrair, au marchand de journaux qui enrrait en coup de venr ee enfin a une mancheere en caraceeres gras qu'on pouvait
Jire de loin : « La peur regne a Concarn.eau »16.
Le leereur perc;:oit la scene a travers le regard du commissaire, il écoute
Le Pommeret sans pour autanr préter une grande attenrion a son discours.
Ainsi sa concenrration se promene-t-elle de l'image du chien jaune, cristallisée par la peur du commissaire, au titre de l'anide du journal « La peur
regne a Concarneau ». Lessenriel se trouve dans les deux objectifs fixés : la
sensation d'effroi er la peur écrite noir sur blanc. On pourrait donc affirmer qu'il s'agit d'un code chiffré donr le chien serait l'élémenr cié de l'inrerprétation. On observe aussi que la conrinuité de l'idée de peur et de
l'image du chien s'inscrit dans le discours. Non seulemenr, comme il a été
expliqué auparavanr, le drame suir l'apparition de l'animal et inversemenr,
et 1'on retro uve égalemenr le méme mouvemenr dans la sémiotique du
récir. Les concepts se suivenr et le déroulemenr du discours en fait auranr.
Ainsi, quand la peur d'un des personnages est nommée, le chien esr cité a
son tour er vzce versa:
- JI a pu sonir ?
- Je ne le crais pas ... JI a peur... Ce maein, c'ese lui qui m'a faie fermer la porte qui donne
sur le quai ...
- Commenr ce chien re connaie-il ?17
Et lorsque le commissaire er son adjoinr onr découven la maison du
docteur Michoux remplie d'immondices, ils ont observé, panour sur le sol,
des empreinres de chien et de pied humain d'une poinrure hors du
commun ; sur les meubles, des restes de nourrirure, d'un festin tourné en
crasse et ordure. A la suire de cette scene, Maigrer entre dans le Café de
16. Jbid., p. 282.
17. [bid., p. 297.
L Morales Beniro, « Un chien, méraphore de la o;se des années Trente?", S & R., n° 27. avr. 2009, pp. 91-10 l.
11'!\llliral ou le docreur, rerrifié, lui annonce la disparirion de Servieres. Le
col11lllissaire écoute, impassiblemenr, la uagédie que Michoux lui rappone,
cependant, c'est a la vue du chien qu'il sursaute :
Maigrer eLlr un haur-Ie-corps, non pas a cause de ce qu'on lui disair, mais paree qu'il venaje
d'apercevoir le chien jaune, couché aux pieds d'Emma ls .
Le chien est toujours menrionné ou meme physiquemenr présenr au
Illoment ou le drame survienr ; a la fin du premier chapiue, quand les amis
du Café de I'Amiral discutenr a table, le pharmacien fait soudainemenr
irrllption dans la salle. 11 court, en sueur, annoncer le résultat du conrenu
de la bouteille analysée : il ya uouvé de la suychnine. Le chien jaune est a
l'elHrée de la pharmacie. Étanr donné qu'il s'agir du personna~e qui alerte
ti u danger, le pharmacien fonce sur lui, trébuche : « sale chien 1 !» Ainsi le
,híen est-il menrionné juste avanr que la tragédie ne soir annoncée. 11 en
est ainsi tout au long du romano
Si on pousse l'érude plus loin, on peut envisager que ce chien incarne
hien plus que le senrimenr de la peur qui rode partout duranr ces années
sombres, mais aussi qu'il est I'altérité de I'homme, le double de J'etre
humain au sens pur du rerme. Les personnages malfaisanrs de I'histoire, le
groupe d' amis épouvanrables, se uouvenr loin de J' animal: ils le craignenr,
le regardenr sans s'en approcher, J' ceil suspect. Pounanr, ce sonr les personnages les plus simples, les plus innoeenrs, qui avancenr vers lui, paree
qll'ils ne le craignenr pas : Léon Le Guérec, Emma, la vieille dame du haut
de sa fenétre. Le lexique utilisé par Simenon, lors des descriptions ou des
bits relatifs aux personnages plus primaires, se rappone directemenr au
Iangage utilisé lorsqu'il s'agit de nommer ¡'animal. Ainsi, si la bete est un
eh ien famélique, qui apparalr er disparalr sans faire de bruir, qui se tralne
dans le café sans se monuer a peine, silencieux, Emma esr-elle décrire de la
meme maniere:
11 Yavair en elle une humiliré exagérée. Ses yeux barrus, sa fac;on de se glisser sans bruir, sans
rien heuner, de frémir avec inquiérude au moindre mor, cadraienr assez bien avec I'idée
qu'on se fair du souillon habirué a roures les durerés [... ] elle érair anémique. 2o
La ressemblance est claire, l'aspeet famélique du corps, le coté fanrasmagorique des deux personnages, leur attitude vis-a-vis des auues protagonistes. Plus loin dans le roman, Léon est inclus dans le récit : lorsque le
eommissaire emmene I'animal chez un vétérinaire, celui-ci s'exclame « Ces
beres-Ia, ya a la vie tellemenr dure !21 » Ineonrestablemenr, il est nécessaire
de lire a travers le mot « béte » l'union du chien, de la filie de salle et du
vagabond, puisque tous les trois onr panagé la meme vie, le méme calvaire,
la souffrance due a la solitude et, en ce qui concerne le chien et Léon, a
l'horreur de la prison. Cest, effectivement, plutot le vagabond Léon qu'on
devrait considérer comme l'alrérité du chien jau ne. Léon, le colosse esr présenré, tour au long du roman, comme s'il érait un animal dangereusemenr
sauvage, au poinr que méme Maigret réagir face a lui comme s'il s'agissait
d'une bere. Léon se mure dans le silence, comme ce chien jaune qu' on n'entend jamais aboyer, et qui ne se débat pas quand on lui jette des pierres.
Le commissaire aussi s'adresse a lui, inévitablemenr, comme s'il était en
présence d'un animal: « Tranquille, hein, Léon 22 » ou bien « Assis !oo.
Asseyez-vous, Léon 23 ... II On observe que la maniere de Maigret de s'adresser
a Léon est tout a fait involontaire, les phrases exclamatives reproduisanr les
21. ¡bid., p. 303.
22. ¡bid., p. 350.
23. ¡bid., p. 355.
IH.¡bid., p. 292.
19 ¡bid., p. 284.
20. ¡bid., p. 287.
l. MOld1cs Beniro, « Un chien, méraphore de laaise des annécs1remc)", S
IlJ. I - Chien jaune dam un port [© Annie DuprarJ.
& R., nO 27, avr. 2009, pp. 91-10 1.
L Morales Beniro, « Un cbien, méraphore de la G1se des années ueme?", S & R., n° 27, avr. 2009, pp. 91-10 l.
I"(ncxes verbaux du commissaire face aux mouvements du vagabond. Au
;\S OU le lecreur ne l'aurair pas compris, le romancier évoque cene évenIllaliré plus explicirement a certains moments : « Le vagabond remua dans
24
.\011 coin, a la fac;:on d'un chien hargneux
», ou encore : « Il devair parler
I()I"L C'érair un ours. La rére rentrée dan s les épaules, le rorse moulé par son
c!J:ll1dail qui faisair saillir les pecroraux 25 ». De nombreux exemples supplémentaires permenent d'affirmer que le colosse Léon er le chien jaune
26
.'>Oll( incerchangeables, qu'ils participenr d'une méme isoropie .
II esr évident que le chien esr un élément polyvalenc er, en méme remps,
Ill:cessaire au déroulemenc de l'acrion, au sentiment général de peur er a
I'cssence méme des personnages. Lanimal esr la continuarion virale de
I.loon ; il symbolise son exisrence. C'esr au momenr OU le personnage esr
('ll1prisonné que le chien entre en sce:ne ; il esr son sourien dans la solirude,
son espoir. Une fois libéré, il emportera sa mascone avec lui, er la rraínera
jusqu'a Concarneau, OU elle sera utilisée pour semer la peur dans la ville,
pour rappeler l'exisrence de son maírre aux amis du Café de l'Amira!. Le
chien esr aussi le rrair d'union entre Léon er Emma, le messager de l'amour
loUjOurS effervescenr. Méme le docreur Michoux urilise le chien comme
1ivreur du message qu'i1 veut rransmettre au vagabond :
1
chien comme le double du commissaire. O'un poinr de vue puremenr rexrue!, enfin, éranr donné que l'on a déja évoqué auparavanr de l'importance
du chien dans la suire des événements, il esr nécessaire de trairer la mon de
l'animal comme la fin de l'énigme. Mais, cene fois-ci non comme la
conclusion du commissaire sur le mystere, mais comme la fin de l'histoire
elle-méme, la clorure du roman Le Chien jaune. Les lecreurs apprennenr le
déces de l'animal rrois pages avanc la fin du livre :
-
On n'a plus vu la bere depuis er cela me prouve qu'e1le esr mane ...
Oui ...
Vous !'avez enrerrée :...
Au Cabélou ... IJ Ya une perire croix, faire de deux branches de sapin ... ,,28
Cest l'abourissemenr de l'hisroire : sans chien, le roman Le Chien jaune
n'a plus de raison de continuer. •
Mais c'esr un l:khe... l\ a éprouvé le besoin de me le crier lui-meme l... Il se cachera derriere une pone, dans un corridor, apres avoir fajr parvenir la leme asa vicrjme en I'arrachanr
par une ficel!e al! cou du chien .. Y
En ce qui concerne l'alrériré du chien, on pourrair également penser
qu'il peur aussi s'agir de l'alter ego du commissaire Maigret. Tous les deux
.\ont des personnages qui apparaissent er disparaissent au long du romano
Pcrsécutés par les villageois - l'animal -, par le maire - le commissaire -,
ils ne se montrenr qu'a peine, roujours silencieux, mysrérieux. O'une cerlaine maniere, on pourrair dire que le chien n'esr que l'ombre de Maigrer,
h prolongation du cas policier, du mysrere a résoudre. Si le commissaire ne
p;lrtage avec les lecreurs aucun indice a propos des drames de Concarneau
dc tour le roman, c'esr au moment OU le chien jaune meurt que I'énigme
sna révélée. La more de l'animal enrraíne la parole, la conclusion de rous
(éS jours de réflexion. Cest dan s cene lignée-Ia qu'on pourrair parler du
¿/¡. ¡bid, p. 350.
2'1. ¡bid., p. 326.
2(,. Le prénom meme du vagabond peur avoir une charge symbolíque considérable: si I'on
('ILll1ge le
I,loon ) .
«
é " du prénom du colosse par le
«
j ", nous formerons
«
Líon " au lieu de
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.~7. I.e Chien jaune, op. cit., p. 356.
1'. IV1oJ:ues Beniro, « Un chien, méraphore de la aise des annécs Treme) », 5. & R., n° 27, avr. 2009, pp. 91-10 1.
28. ¡bid, p. 358.
L Morues Beniro, « Un chien, méraphore de la aise des armées Treme? », S & R., n° 27, avr. 2009, pp. 91-101.