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DES LIVRES VENDREDI 21 JANVIER 2005 LITTÉRATURES Entretien avec David Lodge ; Alain de Botton ; Pétrarque ; Jean Genet ; Théophile Gautier ; Oliver Rohe ; Leslie Kaplan ; Pierre Mari ; Philippe Lafitte pages III à V LIVRES DE POCHE ESSAIS Le Prince de Ligne et Sénac de Meilhan ; Jan Yoors ; Deux siècles d’édition contemporaine PSYCHANALYSE page VI pages VII et X Roland Gori et Marie-José Del Volgo : mieux prendre en compte les souffrances psychiques ; écrits de Lacan ; leçons de liberté de Guattari ; conversation avec Emilio Rodrigué Primo Levi à voix nue APARTÉ Sommets Trois ans avant « Si c’est un homme », l’écrivain cosignait, avec un compagnon de déportation, un « rapport » sur les conditions de détention à Auschwitz. Ce document paraît pour la première fois en français René de Ceccatty D ans sa biographie de Primo Levi – 1919-1987 – (Le Livre de poche nº 14 515), Myriam Anissimov signalait un texte technique que Primo Levi avait cosigné avec son compagnon de déportation, le médecin Leonardo Debenedetti, à la demande des autorités russes du camp de Katowice, une fois qu’ils furent libérés d’Auschwitz. Ce rapport, destiné à l’armée rouge, très soucieuse d’entrer en possession de documents exacts sur les conditions de détention dans les camps d’extermination, a fait l’objet de trois publications en Italie, dans la revue médicale turinoise Minerva Medica, en 1946, dans le premier tome des œuvres complètes en italien de Primo Levi (1) et dans un recueil de témoignages de déportés, Il Ritorno dai Lager (éd. Franco Angeli, Milan, 1994). Mais il n’a jamais paru en tant qu’œuvre de Primo Levi, quoiqu’il constitue, comme le signale son éditeur français, Philippe Mesnard, une source fondamentale de Si c’est un homme. Ce document d’expertise permet non seulement de connaître avec la plus grande précision la vie quotidienne des déportés et la manière dont était minutieusement organisée leur destruction, mais de comprendre ce que, par contraste, la spécificité d’un écrivain a pu apporter à cette connaissance. Dans sa longue préface, Philippe Mesnard réfléchit, avec justesse et subtilité, sur les statuts divers de l’expertise, du témoignage et de la littérature. Le contenu de ce rapport a une valeur irremplaçable, étant donné la qualité des témoins. Tous deux formés scientifiquement (un chimiste et un chirurgien), ses auteurs portaient un regard scientifique sur la dégradation de l’environnement, sur les maladies entraînées par d’effroyables conditions. Mais la rédaction du texte était, bien entendu, soumise aux circonstances qui l’ont vu naître. Il s’agissait de fournir des renseignements de première main, sans aucune intervention littéraire, sans aucun jugement, sans aucun commentaire d’aucune sorte. C’était exiger des signataires un extraordinaire contrôle de soi, lorsqu’on pense qu’ils se sont presque immédiatement attelés à la tâche, à peine sortis de l’enfer. Primo Levi n’a jamais, de luimême, songé à réintégrer ces pages à ses œuvres, même en y associant le nom de son ami, mort quatre ans avant lui. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir réfléchi à l’écriture littéraire et à la voix nue du témoignage. Comme on le sait, Primo Levi a une œuvre très complexe, qui ne se réduit pas à Si c’est un homme ou à La Trêve – ce que montre opportunément le volume qui paraît dans la collection « Bouquins ». Avec Le Système périodique, il tentait de réunir sa fonction de chimiste et l’expérience de la déportation, dans un livre très singulier qui se présentait comme une singulière variation sur le tableau de Mendeleiev. Ses nouvelles fantastiques, Lilith ou Le Fabricant de miroir (2), parfois ignorées, constituent une part inséparable de l’ensemble de son œuvre. Leur lecture donne, par comparaison, aux récits plus directs ou aux « romans » de Levi une autre tonalité : on peut mesurer la profondeur de l’intervention stylistique et la particularité de l’univers imaginaire dans des livres qui, superficielle- ment, pourraient apparaître comme des témoignages immédiats. Parce que, attaquant Giorgio Manganelli, écrivain réputé hermétique, ou même Paul Celan, Primo Levi a souvent critiqué « l’écriture obscure », il a parfois caricaturé, involontairement, ses propres positions sur la fonction de la littérature, comme médium transparent ou du moins univoque d’une réalité partageable par tous. On découvre rétrospectivement qu’il avait, au contraire, eu des relations souvent fluctuantes avec le métier d’écrivain qu’il n’exerçait pas, loin de là, en dilettante. Ses poèmes, ses critiques, ses contes fantastiques ont révélé une autre dimension de son activité littéraire, qui jette un éclairage troublant sur son idée du témoignage. Comme le remarque Myriam Anissimov, le ton du rapport est « beaucoup plus cru et dur, dans sa présentation du camp d’Auschwitz, des chambres à gaz, des crématoires, de la faim et des maladies qui frappaient les prisonniers, que les pages qu’allaient bientôt lire les lecteurs, rares au demeurant, de Si c’est un homme ». Les deux auteurs, en effet, ne trahissant que rarement leur émotion, quand ils sont contraints, au détour d’une phrase, de rappeler qu’ils faisaient euxmêmes partie des victimes, n’ayant dû leur survie qu’au hasard ou au destin. C’est ce qui donne à ce texte un aspect inclassable. Le lit-on autrement parce qu’on sait qui va devenir Primo Levi ? Admire-t-on l’incroyable maîtrise qu’impliquait cet exercice ? Leonardo Debenedetti a perdu sa femme dès l’arrivée au camp de Monowitz. Il n’y est fait aucune allusion. Lorsque Leonardo Debenedetti meurt, en octobre 1983, Primo Levi trace son portrait dans La Stampa : « Fragile, mais pas corrompu par la vie inhumaine du camp, doucement et sereinement conscient, ami de tous, incapable de rancœur, sans angoisse et sans peur. » Dans La Trêve, qui porte sur le long périple du retour en Italie, Levi n’avait pas mentionné la rédaction de ce rapport qui pourtant occupa longuement les deux compagnons, les chargeant d’une responsabilité redoutable. Ils rendent compte des maladies liées à la carence alimentaire et à l’hygiène, mais ils témoignent aussi des comportements (des nazis, mais aussi des victimes, car Primo Levi a toujours pris soin de tout noter des faiblesses et des grandeurs humaines). Ce qui était prétendument un camp de travail, lié à la « construction du complexe industriel Buna Werk, dépendant de l’usine IG. Farben » devient, sans le moindre doute, un lieu de torture et de génocide. Mais les apparences auraient pu être sauves, sans la survie de témoins qui ont su surmonter la tentation d’évacuer l’horreur et la douleur, en mettant leur intelligence, leur honnêteté, leur sensibilité au service de l’humanité. Pour l’avenir. (1) Einaudi, 1984 et 1997, édition sous la direction de Marco Belpoliti. (2) Ed. Liana Levi, 1986 et 1987 et « Livre de poche ». RAPPORT SUR AUSCHWITZ, suivi de RETOUR À AUSCHWITZ, dialogue avec Daniel Toaff et Emanuele Ascarelli de Primo Levi. Traduit de l’italien par Catherine Petitjean, Présentation et appareil critique de Philippe Mesnard, éd. Kimé (2, impasse des Peintres, 75002 Paris), diffusion Belles Lettres 112 p., 13 ¤. ŒUVRES, de Primo Levi. Sous la direction de Catherine Coquio. Ed. Robert Laffont, « Bouquins », 1 170 p., 29 ¤. géographique qui permet non pas de contourner un obstacle, mais de l’affronter et de le parcourir jusqu’à son point le plus éloigné, le sommet. Les montagnes sont des barrages que l’intelligence humaine a toujours forcés à l’endroit le plus bas et le plus faible pour en tirer une voie de passage. Mais pour l’alpinisme, la montagne n’est pas la barrière qui encombre la voie de communication, c’est le but tout entier du voyage. Ce qui l’anime, c’est la découverte émue de la beauté, qui fut aussi le point de départ de la science, de l’astronomie ; le désir de mesurer l’émerveillement, de fournir une métrique à la stupeur. L’alpinisme est une des nombreuses négations du principe de l’utile, sans correspondre pour autant à l’inutile. La beauté est tout autre chose qu’inutile, c’est une substance qui maintient le monde et s’affranchit des règles comprimées de l’utilité. A son propre risque, au prix de l’effort suprême, la passion humaine invente les gestes pour saisir la beauté. Un sommet est un gaspillage gratuit d’énergies pour atteindre la plus parfaite des impasses. Impossible d’aller plus loin que les sommets, il faut retourner au point de départ. Erri De Luca Lire la suite en page X Pierre Assouline Lutetia roman LIRE AUSSI a LA « SOLUTION FINALE » : Florent Brayard, Maxime Steinberg, Annette Wieviorka, Shmuel Trigano... a BOURREAUX ET VICTIMES : Leon Goldensohn, Yehuda Koren, Eilat Negev, Armand Gliksberg, Rudolf Hoess... p.VIII et IX © J. Sassier - Editions Gallimard - 572 206 753 RCS Paris B. leemage a L’ALPINISME est cette activité "Dans cette intrication entre une Histoire difficile à traiter par la fiction et les réactions d'un personnage inventé, Assouline s'en sort à merveille, avec un extraordinaire talent de conteur." Lionel Richard, Le Magazine Littéraire Gallimard II/LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005 ACTUALITÉS A L’ÉTRANGER Don Quichotte célébré dans le monde Le 16 janvier 1605 paraissait à Madrid la première partie (52 chapitres) d’El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha (Don Quichotte), de Miguel de Cervantes, chez l’éditeur Juan de la Cuesta. Très vite, ce livre connut un vif succès, qui ne s’est pas démenti puisque, à ce jour, il est l’un des ouvrages les plus vendus dans le monde après la Bible et les œuvres complètes de Lénine, selon l’Unesco. C’est donc à la mesure de cet événement que va être célébré tout au long de l’année ce quatre-centième anniversaire, avec – sans parler des innombrables publications – pas moins de 2 000 manifestations organisées sur les cinq continents. Parmi les principales : a EXPOSITIONS Espagne : « Don Quichotte dans l’art contemporain » (Madrid, octobre) ; « L’art dans l’Espagne de Don Quichotte » (Ciudad Real, novembre) ; « Dali et Don Quichotte » (Cuenca, jusqu’en janvier 2006) ; « Les 400 ans du Quichotte à travers le monde » (dans tout le pays et dans les foires internationales du livre). Etats-Unis : « Les tapis du Quichotte » (Dallas, septembre). France : « Les images du Quichotte » (Lourdes, Tarbes, Oloron, Orthez, Pau, de janvier à mars). Hongrie : exposition à Budapest. Serbie : exposition des éditions en serbe du Quichotte (Belgrade). a CONGRÈS ET CONFÉRENCES Espagne : « La femme dans le Quichotte » (Madrid, mars) ; « Le Quichotte et la littérature : expériences et enseignements » (Madrid et Ciudad Real, juin) ; cycle à la bibliothèque nationale avec notamment Juan Goytisolo et Carlos Fuentes (Madrid, d’avril à octobre). a MUSIQUE Espagne : concerts spéciaux de l’Orchestre national et des Chœurs d’Espagne, suivis d’une tournée au Mexique (Madrid, avril). Allemagne : concerts de l’Orchestre symphonique de Berlin (les 30 septembre, 1er et 2 octobre). a THÉÂTRE Espagne : Voyage au Parnasse, de Cervantès (Madrid, juillet). L’ÉDITION FRANÇAISE a ÉTIENNE ROBIAL « NE CAUTIONNE PAS » LA RENAISSANCE DE FUTUROPOLIS. Après l’annonce d’une association entre Gallimard et les Editions du Soleil, permettant de relancer Futuropolis, maison d’édition qui révolutionna la BD dans les années 1970-1980 (Le Monde du 1er janvier), son fondateur, Etienne Robial, a affirmé à l’AFP « ne pas cautionner cette renaissance » et s’est dit « consterné devant ce projet éditorial », où il ne se retrouve pas. Dans une lettre adressée à Antoine Gallimard, il a déclaré également que « le logotype Futuropolis et son graphisme n’ont pas fait l’objet d’une cession ». Aussi demande-t-il à Gallimard, « par souci du respect de [s]on droit moral et de [s]a création », de ne pas le reprendre. DENIS ENTRE À L’INTERALLIÉ. Lauréat du prix interallié en 2001 pour Sister (Fayard), le journaliste et écrivain Stéphane Denis a été désigné membre du jury de ce prix en remplacement de Paul Guimard, mort en mai 2004. Prochainement, le jury devrait également désigner un successeur à Bernard Pivot, qui a démissionné après avoir rejoint le jury du prix Goncourt. Nouvelle tête à la Maison des écrivains Entrée en fonction le 12 janvier, Sylvie Gouttebaron remplace Alain Lance à la tête de l’institution. Avec pour priorité la recherche d’un nouveau site S on regard vert, aigu et malicieux, est la plus convaincante des invites pour qui ignore ce qu’est la Maison des écrivains. Adresse parisienne de rencontres et d’animations autour du livre et de la lecture, l’institution vient d’accueillir Sylvie Gouttebaron, nommée à sa tête le 20 décembre 2004, en remplacement d’Alain Lance, dont le départ en retraite était effectif au 31 décembre. Un passage de relais qui aurait pu être délicat : la place sembla un temps promise à Paul Fournel, qui finalement ne postula pas à la succession de Lance, et il fallut en moins de deux mois faire un appel d’offres, et recruter, parmi la centaine de candidatures reçues et au terme de l’audition des six candidats présélectionnés, sur leur CV et leur lettre de motivation, le nouveau responsable de l’établissement. Le 12 janvier, la nouvelle directrice a pris ses fonctions, 53, rue de Verneuil. Une adresse toute provisoire, puisque le Centre national du livre (CNL), qui abritait jusque-là à l’hôtel d’Avejan la Maison des écrivains, entend récupérer l’ensemble des locaux, ce qui devrait être fait d’ici à la fin de l’année. La difficulté de la charge, qui lui est confiée pour deux ans, ne semble pas entamer la bonne humeur et l’énergie souriante de celle qui sut faire du Festival du premier roman de Chambéry, durant les huit annnées où elle en assura la direction (1996-2004), l’un des plus intéressants rendez-vous littéraires nationaux. Sans doute Sylvie Gouttebaron a PRÉCISION A propos de l’assignation en justice de La Martinière-Le Seuil (« Le Monde des livres » du 14 janvier), l’éditrice Liana Levi nous précise que c’est aux « chiffres » et non aux « comptes » de janvier qu’elle ne peut avoir accès, tout comme, jusqu’à ce jour, l’ensemble des éditeurs diffusés. LE NET LITTÉRAIRE AVEC RENDEZ-VOUS DE LA MDE Rendez-vous francophones, mardi 25 à 19h30. Patrick Chamoiseau s'entretiendra avec Catherine Pont-Humbert. Lectures par la comédienne Yasmina-Ho-You-Fat ; Cycle «Revues en vue », jeudi 27 à 19 heures. « La Barbacane fête ses 40 ans ! » avec Max Pons, fondateur des éditions, et le comité de rédaction de la revue ; Prix du Petit Gaillon, mardi 1er février à 19 heures. Pierre Lartigue et les éditions Le Passage pour Rrose Sélavy, et caetera ; Etats de la prose, jeudi 3 à 19h30. Jean-Luc Benoziglio (Louis Capet, suite et fin) s'entretiendra avec Jean-Claude Lebrun ; Journées Vladimir Pozner (1905-1992), vendredi 11 et samedi 12. Association des amis de Vladimir Pozner, 86, av. Ledru-Rollin, 75012 Paris. www.pozner.com ment publié chez Dumerchez Une âme qui (prix Hélikon 2004) et Stock annonce pour mai Du corps, dans la belle collection dirigée par Philippe Claudel, « Ecrivins ». A 42 ans, la voilà qui relève un nouveau défi, aussi délicat qu’exaltant pour elle, qui n’a jamais cessé, depuis ses études de lettres en Sorbonne – elle a entrepris une thèse de doctorat sur Joë Bousquet – de s’attacher à la vie du livre et de la lec- MÊME s’il se cantonne aux seuls premiers romans, le Festival de Chambéry est peu à peu apparu, aux yeux des institutions comme des financeurs, autant comme une vitrine représentative de la littérature qui s’écrit aujourd’hui que comme un lieu de réflexion. Mais, depuis peu, l’image se brouille et le doute s’immisce : le rendez-vous savoyard est-il à la hauteur de sa flatteuse réputation ? La valse des présidents – Jérôme Barrelet, qui avait succédé à Daniel Enjalran en 2003, a déjà cédé sa place à Claude Guest, élu à la tête de l’association en décembre 2004 – inquiète à peine moins que la vacance prolongée de la direction de la manifestation, brutalement ouverte par le licenciement de Sylvie Gouttebaron en août 2004. D’autant que le divorce entre direction et présidence était patent depuis la fin de la 17e édition, à la mi-mai… A moins de quatre mois du rendezvous 2005, on s’interroge sur le contenu littéraire du Festival, quand on ne craint pas d’avoir compris que, de réflexion sur l’écriture, il ne sera plus question. Le pronostic peut sembler sévère, mais les indices alarmants se sont multipliés avant même la crise du printemps 2004. Promouvoir la convivialité des quelques jours où des auteurs débutants bénéficient d’une visibilité Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde des livres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature. Ubu ou la pompe à poésie http://www.ubu.com http://www.epc.buffalo.edu/ http://www.as.wvu.edu:8000/clc/ http://www.upenn.edu/ ON NE CHERCHERA pas forcément le rapport avec Jarry et sa figure grotesque et dévastatrice ou l’on se demandera si la démesure du site ne renvoie pas un lointain écho du drôle d’homme. En matière de poésie, le site ubu.com nous semble pourtant une ressource sans pareille. Il permet d’écouter, de lire ou de voir de la poésie. Invitons d’abord le lecteur à écouter Apollinaire lire son Pont Mirabeau en 1913, puis à visiter au gré de ses envies l’ensemble des entrées. Indépendant mais soutenu par le centre de poésie électronique de l’université de Buffalo, par l’université de Pennsylvanie et par le centre pour la littérature électronique de l’université de Virginie de l’Ouest, ubu est un immense répertoire de la poésie et de textes expérimentaux. Organisé en rubriques plus ou moins simples d’accès, on peut choi- sir comme porte d’entrée l’index des auteurs qui présente les différents types de texte selon la classification : « contemporaine », « historique », « sonore », « graphique », « ethnopoétique », etc. Il permet une déambulation vers l’univers des poètes anglo-saxons contemporains, pour la plupart largement ignorés en France. Ubu présente aussi des projets tel « le projet 365 jours », ce son quotidien décliné en 365 instants ou les aphorismes d’Yves Klein au format pdf. Ubu revendique une approche multimédia et sonore des textes qui prône une appropriation par les artistes ou par les musiciens du phonème poétique. Il en résulte un site dont la richesse est un dangereux appel à la dérive. On s’y perd avec délices au risque de rejoindre les ministres et autres conseillers dans la fameuse fosse : un ordinateur portable qui consomme toute sa batterie et vous laisse coi et encore affamé. Boris Razon Lemonde. fr ture. Des petits boulots dans les années 1980, puisqu’elle n’entend pas enseigner (sans doute pour rester attentive à tout ce qui l’émeut, au sens premier du mot), un an à la tête du Centre régional des lettres (CRL) de Basse-Normandie et le long investissement chambérien qui prit fin à l’issue de l’édition 2004, placée sous le parrainage de Jeanne Benameur. La première priorité pourrait sembler la recherche de nouveaux locaux. En fait la Ville de Paris y a déjà pourvu, mettant à la disposition de la Maison des écrivains l’hôtel des frères Goncourt, à la porte d’Auteuil. Mais les travaux de restauration et d’aménagement nécessaires à sa nouvelle destination devraient retarder d’un an le déménagement annoncé. Pour l’heure c’est un autre espace que cherche la nouvelle directrice, en accord avec le président, Jean-Michel Maulpoix, et le conseil d’administration. Plus central. Insolite si possible. Pour des actions hors les murs. On retrouve là la signature de Sylvie Gouttebaron, qui veut faire entendre la voix des écrivains au cœur même de la vie, élargissant sur la ville le public de sa nouvelle Maison. Hôtesse ambitieuse, elle envisage, secondée par un bureau et une petite équipe prêts à « mettre la main à la pâte », de rationaliser les actions en cours pour que les projets s’ouvrent, grandissent… et retrouver les soutiens financiers nécessaires – de la direction du livre et de la lecture (DLL) notamment. Séduite par une initiative de France 3 qu’elle a découverte en Rhône-Alpes, Sylvie Gouttebaron rêve de créer des ponts entre auteurs et réalisateurs de documentaires pour archiver et diffuser la musique du poète et le phrasé de l’écrivain. Comme elle entend constituer une bibliothèque des auteurs « Maison » pour étoffer un fonds documentaire déjà ancien, dont elle serait le complément légitime. Avec ces grandes manœuvres qui amorcent une « politique d’exigence tournée vers les auteurs » et les impératifs de la délocalisation, c’est en chef de chantier que la nouvelle directrice se voit le plus souvent. Ou en entraîneur-joueur d’une équipe d’une ambition déraisonnable. La seule qui vaille. Ph.-J. C. Le Festival de Chambéry à l’heure des choix a STÉPHANE a PRIX. Le prix Alberto Benveniste de la création est revenu à Caroline Bongrand pour L’Enfant du Bosphore (éd. Robert Laffont). Le prix Alberto Benveniste de la recherche a été décerné, ex aequo, à MarieChristine Varol pour son enseignement et son Manuel de judéo-espagnol (éd. L’Asiathèque) et à Daniel Lindenberg pour Destins marranes (Hachette Littératures). Le prix parlementaire franco-allemand, attribué pour la première fois et doté de 1 000 ¤, a couronné Tilo Schabert pour Comment se fait l’histoire mondiale. La France et l’unité allemande, et Dominique Bourel pour Moses Mendelssohn, la naissance du judaïsme moderne (Gallimard). Le prix Polar dans la ville, qui récompense le travail d’une maison d’édition indépendante et son auteur, a été remis aux éditions L’Ecailler du Sud pour Chien des quais, d’Annie Barrière. a-t-elle été choisie pour la pertinence de ses choix de programmation – on se souvient en 2002 de la formidable intervention de Francesco Biamonti, ou, l’année suivante, du passionnant face-à-face d’Enrique VilaMatas et Alberto Manguel –, mais plus encore son ouverture d’esprit et l’éclectisme de ses curiosités, pour ne rien dire de son travail d’écrivain : poète rare, elle a récem- exceptionnelle n’avait rien d’inquiétant, sinon que la vogue des stars d’un jour ne fait guère l’affaire en matière d’évaluation littéraire. Affirmer dans les plaquettes de l’association que « le plaisir de la rencontre et de l’échange » tient à la « circulation de la parole » (cru 2003) revient à disqualifier les médiateurs – animateurs, universitaires ou non – , ce que l’éditorial de 2004, signé de l’éphémère nouveau président, assume clairement, puisque le Festival n’est plus présenté que comme l’occasion de « volubiles joutes oratoires sans passeur ni contrainte ». L’émotion contre la réflexion, le face-à-face lecteur-auteur posé comme un absolu, où les clés de l’approche critique sont perçues comme autant de filtres superflus, voire d’impostures, quand triomphe l’idéal de l’« auteur copain ». Le paradoxe est que la manifestation, qui a pu se prévaloir d’une assise démocratique, grâce à ses comités de lecture, croisant tous les types de publics, obtint sa vraie reconnaissance sous l’impulsion de Sylvie Gouttebaron, dont le parcours comme les aspirations intellectuelles faisaient davantage une candidate à la direction de la très lyonnaise Villa Gillet qu’une animatrice de kermesse des lettres remettant un trophée sympathique – aujourd’hui remplacé par une simple pile de livres, à l’imitation des palma- rès scolaires de l’école de Jules Ferry, dont nombre de festivaliers semblent nostalgiques. L’édition 2004 fut de ce point de vue éclairante, quand Jeanne Benameur, marraine de l’année, fut contestée pour sa façon de douter, de ne pas jouer le jeu d’une certitude d’écrivain qui ne l’habite pas, quand nombre de lauréats se congratulaient entre eux, ravis d’être trois jours sous les projecteurs sans paraître réellement concernés par les enjeux de l’écriture. Grisé par son antériorité, quand le concept marketing du « premier roman » s’impose aux médias, Chambéry, semble-t-il, n’en assume plus la dimension intellectuelle. Municipalité comprise puisque, dès l’origine, via la bibliothèque, mairie et Festival marchent de concert. Danièle Bac-David, qui fut trésorière de l’association et est aujourd’hui conseillère déléguée auprès de l’adjointe à la culture, veut continuer à soutenir un festival dont elle est, depuis plus de dix ans, l’une des supportrices enthousiastes. En sommeil, l’intelligence qui a un temps marqué ce festival sera-t-elle au rendez-vous de mai ? Avec – c’est encore la période des vœux – le souhait que le nouveau directeur, dont le choix est attendu le 4 février, trouve le remède capable de rendre son âme à Chambéry. Ph.-J. C. AGENDA VOIX DE FEMMES Du 21 au 23 janvier, les 8e Journées des Poétiques de Strasbourg accueilleront les poètes Marie-Claire Bancquart, Silvia Baron Supervielle, Ariane Dreyfus, Anise Koltz, Sophie Loizeau, Maximine, pour une lecture de leurs textes et une table ronde avec Sylvie Reff, Nadine Soubrouillard et Anne-Marie Soulier. (à 18 heures le 21, de 11 heures à 20 heures le 22 et 11 heures le 23, à la BMS-Centre ville, 3, rue Kuhn ; rens. : 03-88-41-45-02 ou 03-88-43-64-64). aA PARTIR DU 21 JANVIER. FILIATION. A Paris, le Centre GeorgesCanguilhem et l’Académie de médecine organisent un séminaire sur « La filiation » sous la direction de Claude Sureau et Dominique Lecourt ; le colloque du 21 janvier traitera des « Aspects biologiques », celui du 28 abordera les « Aspects anthropologiques et historiques ». Suivront ensuite « Aspects juridiques », le 4 février, « Aspects psychologiques et sociaux », le 11, et « Aspects philosophiques » le 18 (chaque rencontre aura lieu à l’Académie de médecine, 16, rue Bonaparte, 75006, à 16 h 30). cles d’or. Histoire des foyers de la civilisation européenne et de leur rayonnement. VII-XXe siècle » avec, en parallèle, la tenue du Salon du livre d’histoire (à 10 heures, à l’Hôtel national des Invalides, 129, rue de Grenelle, 75007 ; rens. : 01-48-75-13-16 ou www.herodote.net). a LE 22 JANVIER. DELEUZE. A Paris, la BNF et France-Culture proposent un après-midi d’étude autour de Gilles Deleuze (à 15 heures, site François-Mitterrand, 75013 ; grand auditorium, rens. : 01-53-79-59-59). a LE a LES 21 ET 22 JANVIER. HISTOIRE. A Paris, Journées de l’Histoire organisées par l’Association des historiens et l’université Paris-Sorbonne autour du thème « L’Europe des siè- 22 JANVIER. ULYSSE. A Lyon, à la bibliothèque de La Part-Dieu, rencontres autour de « Ulysse, ses amazones et ses traducteurs » avec Laure Murat, Pascal Bataillard, Michel Cusin et Tiphaine Samoyault (à 14 h 30, 30, bd Vivier-Merle, 69003 ; rens. : 04-78-62-18-00). a LE 24 JANVIER. FOREST. A Paris, lecture de Sarinagara de Philippe Forest par Bérangère Bonvoisin et Aurélien Recoing, en présence de l’auteur (à 20 h 30 au Reid Hall, 4, rue de Chevreuse, 75006. Entrée 8 ¤, billets à retirer à partir de 19 h 30, à la caisse de la librairie Tschann, 125, bd du Montparnasse, 75006 (rens. : www.textes-etvoix.asso.fr). a LE 25 JANVIER. BENVENISTE. A Paris, en Sorbonne, 4e conférence du centre Alberto-Benveniste « Juifs, chrétiens et musulmans en Espagne médiévale », donnée par le professeur Ron Barkai (à 17 heures, salle Liard, 17, rue de la Sorbonne, 75005 ; rens. : 01-45-88-25-12). a LE 26 JANVIER. QUIGNARD. A Toulouse (31), « In angulo cum libro » : lectures-rencontres avec Pascal Quignard, organisées par Yves Charnet, Supareo et la librairie Ombres blanches (à 20 h 30 le 26, 10, avenue Edouard-Belin, salle des Thèses ; à 16 h 30 le 27, Médiathèque JoséCabanis, grand auditorium). a LES 25, 26 ET 27 JANVIER. ALTERNATIVE. A Paris, tenue du colloque de l’Alliance française « L’Alternative culturelle » sous la présidence de Jean-Pierre de Launoit et JeanClaude Jacq (à 9 heures, 101, bd Raspail, 75006 ; rens. : 01-42-84-90-82). a DU 26 JANVIER AU 6 FÉVRIER. A Saint-Quentin-en-Yvelines (78) la 10e édition du Festival « Polar dans la ville » qui s’articulera autour de cent cinquante manifestations dont le week-end littéraire avec plus de quarante auteurs, aura Rufus pour parrain et Fred Vargas, marraine de la littérature noire (rens. : www.agglosqy.fr/polar ou 01-30-51-46-06). a DU 25 AU 27 JANVIER. KUREISHI. A Paris, Hanif Kureishi fera une signature de son livre Contre son cœur (éd. Christian Bourgois) le 25, à la librairie Village Voice, 6, rue Princesse, 75006, à 19 heures, ainsi que le 27 au MK2 Bibliothèque, suivie de la projection du film Intimité, de Patrice Chéreau ; 128-162, av. de France, 75013, à 19 heures (rens. : 01-44-24-74-56), et donnera une conférence à la Sorbonne, salle des Actes, le 26 à 18 h 15. LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005/III LITTÉRATURES Oliver Rohe, le monologue du désastre Dans un texte court et incisif, le jeune romancier dépeint l’agonie d’un homme seul, se vivant lui-même comme un fantôme. Autour de lui, un univers noir et désespéré, décrit sans complaisance ni apitoiement d’Oliver Rohe. Dessins d’Alexis Gallissaires, éd. Allia, 62 p., 6,10. O liver Rohe, 32 ans, s’est fait remarquer en 2003 – chez le même éditeur au goût très affirmé – par un premier roman au style incisif et tenu, Défaut d’origine (1). L’année précédente, il avait brillamment préfacé un ouvrage collectif sur la littérature – intéressant mais inégal –, Le cadavre bouge encore (2). Dans Défaut d’origine, où il revendiquait ouvertement l’influence de Thomas Bernhard sur son travail, il souhaitait récuser – en prétendant échouer – toute littérature des origines, « ne plus jamais prêter le flanc à la nostalgie ou à la contemplation proprement débile du passé, ou à l’évocation incontinente et mélancolique d’un tel ou d’un tel ». Ce n’est certes pas l’« incontinence » littéraire qui le guette. De Défaut d’origine à Terrain vague, qui paraît cette semaine, il est passé de 160 pages à 60, accompagnées de quelques dessins, sobres et bienvenus, d’Alexis Gallissaires. Il ne cède pas non plus à une quelconque nostalgie. Il est radicalement du côté de la noirceur, de Thomas Bernhard, ou de Samuel Beckett. Il a, déjà, un grand talent pour le monologue du désastre. Sans complaisance. Sans apitoiement. Sans issue. Un homme seul, se vivant lui- même comme un fantôme, « complètement transparent », se regarde et se souvient, dans une pièce où « tout est jaune et fissuré et vert », où sont éparpillés quelques objets, dont « une horrible poupée rousse », qu’il ne songe même pas à déplacer. Et d’où l’on peut encore voir la mer. Plus pour très longtemps, car la ville est en pleine reconstruction et le béton gagne du terrain. Bientôt, un immeuble bouchera la vue. A part le fait qu’elle est au bord de la mer, on ne sait rien de cette ville ni du pays où elle se trouve. On est probablement à la fin du XXe siècle ou au début du XXIe, puisqu’un personnage – plutôt un autre fantôme, un marchand de légumes, que le narrateur aperçoit dans la rue – a vu ses deux fils disparaître le 6 février 1984 « sans qu’il ne retrouve leur corps » (peutêtre une manière de faire allusion à la fois à la sanglante manifestation du 6 février 1934 à Paris et au 1984 de George Orwell). étrange agonie Le narrateur est entré dans une étrange agonie, il ne contrôle plus les mouvements convulsifs de sa jambe droite, il est secoué de tics, mais ne veut pas aller se faire soigner. Ceux de ses amis qui ne sont pas en exil ou déjà morts sont internés dans des asiles, transformés en légumes, à coups d’électrochocs et de médicaments. Lui peut encore se souvenir du temps où ils étaient « rois », regarder la mer, fumer des virées nocturnes, « une longue ronde de nuit ». Il rêve que ça pourrait recommencer et que ce qu’il vit désormais est « un mauvais rêve : un canular. C’est ça. Un canular » : « Ce soir nous irons chasser la femelle et nous nous déchargerons euphoriques dans des jeunes filles dont les cris décupleront notre détermination. » texte impitoyable nathalie desserme/tango photo TERRAIN VAGUE cigarettes américaines, entendre siffler ses poumons et écouter, même si les piles de son appareil faiblissent de jour en jour, « la cinquième symphonie de Mahler – et plus particulièrement l’adagio très lent en fa majeur ». « J’ai toujours aimé Gustav Mahler. Je ne connais pourtant rien à la grande musique. » « Cette manière caverneuse de mettre l’effondrement en musique m’obsédait déjà à l’époque et m’obsède encore aujourd’hui. » On pourrait penser, en le voyant observer des brutalités policières, une pendaison à laquelle assiste une foule réjouie, qu’il est un homme du monde d’autrefois, de l’ordre ancien, civilisé, venant d’être renversé par une dictature. Mais chez Oliver Rohe, comme souvent dans une réalité que chacun essaie de se cacher, les maîtres anciens n’ont pas plus de vertus que les nouveaux maîtres. Du temps où ils étaient « rois » – « nous étions quelques-uns à survivre – à nous épanouir même – dans un monde malade » –, le narrateur et ses amis se livraient à de curieuses Il se souvient d’un « pédé anglais », à moins qu’il n’ait été italien, « le dernier client étranger qu’on nous avait confié ». Il était professeur de musique et n’aimait pas l’adagio de Mahler, « l’estimait complaisant et surfait, d’une sentimentalité grandiloquente, trop immédiate, germanique. Nous avions mis un terme à sa sexualité. Il en avait émis un râle avant de pleurer. » Il n’y a pas de salut chez Oliver Rohe, pas de rédemption, pas d’avenir. « Dehors, tout est calme, dépeuplé, en béton. » Ce bref texte impitoyable est placé sous le signe de cette phrase de Shakespeare « The pretty vaulting sea refused to drown me ». (« Le beau caveau de la mer a refusé de m’engloutir. ») Le fantôme est condamné à errer. Et à se souvenir. Il ne sait même pas que grâce à l’auteur, il survit par le style, qui fait admirer ce récit glaçant. Josyane Savigneau (1) Ed Allia, « Le Monde des livres » du 12 décembre 2003. (2) Ed. Léo Scheer et Chronic’art 2002, puis en poche 10/18. Cauchemars climatisés L’aveugle objet de la transmission Deux tableaux cruels du monde de l’entreprise Un crime gratuit sert de fil rouge à Leslie Kaplan pour remonter le cours des générations RÉSOLUTION de Pierre Mari. Actes Sud, 132 p., 15 ¤. UN MONDE PARFAIT de Philippe Lafitte. Buchet-Chastel, 160 p., 14 ¤. E st-ce la fin de l’euphorie boursière et de la dépression économique qui l’a suivie ? Toujours est-il que, depuis deux à trois ans, les romanciers réinvestissent le monde du travail. Ainsi, après notamment Thierry Beinstingel (Central, Fayard, 2002), Aurélie Filipetti (Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Stock, 2003) ou Jean Grégor (Jeunes cadres sans tête, Mercure de France, 2003), deux jeunes romanciers explorent avec acuité et justesse l’univers de l’entreprise. Et ce chacun à sa manière, sombre, inquiétante, âpre, corrosive, avec des attendus bien différents. Car, si le héros de Philippe Lafitte glisse inexorablement dans la folie d’un monde qui n’a d’égal que sa propre déraison, celui du premier roman de Pierre Mari voit poindre une lueur d’espoir, à l’issue d’un combat désespéré. Après six ans au département logistique, ce dernier a choisi d’être muté aux ressources humaines. « Pouvait-il rêver d’un meilleur angle de vue ? (…) Jamais son regard n’avait pu lier, avec cette fluidité qui va du tout au détail et inversement, les grandes orientations stratégiques de Nexorum (…). Jamais surtout il n’avait discerné, comme aujourd’hui les forces qui minent la vieille architecture des métiers, et laissent entrevoir la géométrie variable des prochaines années. » Une géométrie plus que variable dès lors que l’entreprise, qui vient d’être privatisée, se lance dans une politique de fusions et acquisitions tous azimuts. Malgré les mises en garde de V., son ami, ancien syndicaliste retraité, qui fustige « l’idéologie » des ressources humaines ; malgré une stratégie hasardeuse, dont les premières conséquences sont un « dégonflement des effectifs » sous la forme de plan de départs volontaires et de mises à la retraite ; malgré le principe de « réalité » brandi par des chefs cyniques qui nourrissent la peur, l’angoisse et la violence ; malgré enfin une démobilisation et une démoralisation manifestes, cet « opérateur de mobilité » s’arc-boute à sa tâche. Tiraillé entre sa fidélité à l’entreprise et son refus de cautionner ses évolutions concédées au prix d’un désastre humain. Il écoute les plaintes, les rancunes, l’amertume, échos d’une parole trop longtemps refoulée. Et tente d’endiguer la fatigue, le désarroi, la dépression, jusqu’à ce qu’un « non » massif resurgisse d’une vieille colère enfouie « sous les sollicitations fines et flatteuses », comme lui écrit V. « En tendant un peu le bras, tu serais même surpris de la frôler. Et c’est dans ce genre de surprise, crois-moi, que la vie trouve son vrai pouvoir de résolution. » subvertir le système Reste qu’une colère trop longtemps contenue peut nourrir les pensées les plus folles, comme on le découvre à travers le personnage de Philippe Lafitte, qui, tel celui de Pierre Mari, n’a pas d’identité. Désespérément seul, dans la vie comme dans son bureau où il végète depuis vingt-trois ans (avec le même salaire), ce « programmateur en gestion et variables d’ajustement » a eu le temps de ruminer rancœur, amertume contre le diktat de la performance et ses contemporains (« paltoquets », « suicidés du quotidien ») qui ne prisent guère l’ironie de ce trublion. Il est vrai que crier en réunion « Trop de chefs, pas assez de braves ! », en conclusion d’une réjouissante démonstration sur le « surnuméraire hiérarchique », ne peut être au mieux qu’une provocation ou, pis, les propos d’un insensé qui voudrait subvertir le système. Or, telle est bien la mission que s’est assignée ce paranoïaque, schizophrène, à l’humour ravageur. « Les entreprises sont des boîtes qui gouvernent le monde et les immeubles qui les figurent sont soudés sur l’horizon pour l’éternité. (…) Des plans sont prêts pour changer tout cela. » « Aidé » d’une jeune Indienne, femme de ménage de son état, qu’il a kidnappée pour en faire la princesse de sa cité idéale… D’un enfermement à l’autre, d’une conscience brûlée de lucidité à une autre qui peu à peu s’émancipe de son passé d’intouchable, Philippe Lafitte dépeint, dans l’alternance de ces deux voix, sombre et lumineuse, la folie qu’engendre ce cauchemar climatisé qui est le nôtre. Christine Rousseau FEVER, (Depuis maintenant, 5) de Leslie Kaplan. POL, 192 p., 14,90 ¤. D epuis maintenant est le titre générique que Leslie Kaplan donne à ses romans depuis bientôt dix ans (1). Ce « maintenant » est donc la figure impérative de son projet d’écrivain. Et c’est « depuis » cette figure, depuis l’éthique littéraire qu’elle suppose, dans l’urgence et le souci qu’elle appelle, que l’auteur de L’Excès-l’usine (POL, 1982) écrit. Et s’il faut rappeler que Duras et Blanchot la saluèrent, ce n’est pas au titre d’un trophée que l’on brandit mais pour indiquer dans quel paysage on se situe. Car avant de juger tel ou tel type de littérature et de décréter autoritairement ce que devrait être ou ne pas être la littérature – engagée, politique, citoyenne, loin ou non de l’intimité, etc. –, on serait bien avisé de prendre connaissance de ce que chaque type peut engendrer. En bien ou en mal. La réussite de Leslie Kaplan, quel que soit le sujet abordé, tient à une certaine exigence maintenue, à une volonté presque farouche de comprendre le monde dans lequel nous vivons où les générations s’enchaînent, reconduisant les malentendus, transmettant le poison des trahisons, des lâchetés, des renoncements. Justement, cette question des générations est au centre de Fever – qui emprunte son titre à une chanson connue d’Alice Snow. Nous sommes à Paris, de nos jours, dans le petit périmètre de Montparnasse, entre le cimetière, le boulevard Edgar-Quinet, le carrefour Raspail, la rue de Rennes… C’est le début du printemps. Deux jeunes gens, intelligents, bosseurs, fils de famille de la petite bourgeoisie, préparent leur bac dans un lycée du quartier : ils le réussiront, avec mention. Lorsque le roman commence, Pierre et Damien descendent les escaliers d’un immeuble de la rue Delambre. Ils viennent d’assassiner une femme choisie au hasard. Sans motif. Pour se prouver à euxmêmes que le hasard et la gratuité sont à la fois des images souveraines du destin et que pour se soustraire à toute poursuite, et conséquemment à toute culpabilité, il faut et il suffit de n’avoir aucun mobile, aucun intérêt au crime. Peu à peu, le champ s’élargit, s’approfondit. D’autres personnages apparaissent, donnent de la densité à ce qui n’est plus un simple fait divers. Les éléments de la vie familiale, morale et sociale des deux adolescents s’additionnent, s’entrecroisent. Pierre est issu d’une famille juive. Il regarde son grand-père, « ce vieil Elie qui ne parlait pas mais qui n’en pensait pas moins, qui toute la journée restait assis, impuissant, dans son fauteuil et ressassait “Exterminez-les”. » Damien, lui, interroge son propre grand-père, René, sur son attitude à la même époque de la guerre : discours désespérément convenu pour justifier la lâcheté ordinaire des jours, la débrouillardise comme morale, le silence comme engagement maximal. Le cours de philosophie des deux lycéens sert de contrepoint à l’angoisse et aux rêves qui viennent les hanter. Le geste criminel n’est donc qu’une réponse folle à l’interrogation de vivre. Mais surtout parce que la question est comme antérieure à Pierre et à Damien. Elle a informé la vie de leurs parents, de leurs grands-parents. C’est pourquoi elle les déborde aujourd’hui… On ne peut être vierge de l’histoire dont on est directement issu. A la fin de son livre, Leslie Kaplan revient sur le procès d’Eichmann vu par Hannah Arendt, ou sur celui de Maurice Papon. Tout ici trouve sa juste place, sans effet de démonstration grossière. Car c’est en romancière, avec la licence et la règle que l’on se fixe à soi-même, que l’auteur parvient à son but : montrer comment la responsabilité se transmet. Et de quoi nous sommes contraints d’accepter l’héritage. Patrick Kéchichian (1) Les quatre premiers romans de cette série, tous chez POL, étaient : Depuis maintenant. Miss Nobody Knows (1996) ; Les Prostituées philosophes (1997) ; Le Psychanalyste (1999) ; Les Amants de Marie (2002). IV/LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005 HISTOIRE LITTÉRAIRE Pétrarque, un ancêtre pour les « honnêtes gens » Alors qu’on célébrait en 2004 le septième centenaire de la naissance du poète et moraliste italien, le zèle éditorial des « pétrarquiens » français contraste avec la relative inertie de sa patrie d’origine L es commémorations ! Pour ne pas rester machinales et « culturelles », il leur faut coïncider soit avec un tournant encore latent de la réflexion historique, soit avec un changement général de perspective modifiant imperceptiblement jusque-là la réception d’un auteur, d’un événement, d’un personnage-clé. Le septième centenaire de la naissance de Pétrarque en 2004 a-t-il bénéficié d’une telle conjoncture ? Le rétrécissement actuel de la mémoire littéraire le condamnait à une semi-clandestinité. Pourtant, grâce à trois petites maisons d’édition, Les Belles Lettres, Jérôme Million et Champion, la France n’a démérité ni de sa Renaissance, qui naturalisa français le Toscan grandi en exil à Carpentras et à Avignon, ni de l’historicisme du XIXe, qui relança en 1892 les études sur le poète avec le Pétrarque et l’humanisme de Pierre de Nolhac. BIBLIOGRAPHIE Œuvres, de Pétrarque. Ed. bilingue sous la direction de Pierre Laurens. Sont déjà disponibles 4 volumes des Lettres familières. Le 5eparaît en février, les 6e et 7e en février 2006. 3 volumes des Lettres de la vieillesse sont en librairie. Le 4e doit paraître en mai, les 5eet 6e en mai 2006. Parmi les nombreux ouvrages de Pétrarque publiés aux éditions Jérôme Millon, traduits et annotés par Christophe Carraud, signalons Aux amis. Lettres familières 1330-1331 (288 p., 11 ¤). Pétrarque : les voyages de l’esprit, de Nicholas Mann, 144 p., 19 ¤. A lire également, Pétrarque ou la connaissance de soi, d’Arnaud Tripet, éd. Champion, 210 p., 46 ¤. che communiste. D’où les langueurs de l’édition nationale de Pétrarque. D’où les gémissements universels des Italiens sur la « pauvre Italie » esclave prégaribaldienne et le relatif ostracisme qui a frappé, jusqu’à ces dernières années, non sans contradiction avec la faveur ininterrompue réservée aux arts visuels des mêmes époques, les traités de « conversation civile » du XVIe siècle, la poésie de Giambattista Marino et la prose des grands rhéteurs baroques du XVIIe siècle, la L’édition nationale du poète piétine en Italie depuis le début du XXe siècle, et n’a guère avancé en 2004. Or toutes les œuvres majeures de Pétrarque écrivain néo-latin ont fait l’objet chez Millon, sous la direction de Christophe Carraud, de traductions françaises nouvelles, tandis qu’aux Belles Lettres la Correspondance latine de Pétrarque ainsi que son épopée latine inachevée, L’Africa, bénéficient, sous la direction de Pierre Laurens, d’une édition bilingue et critique sans équivalent. Millon a publié, de l’Anglais Nicholas Mann, ses conférences au Collège de France : Pétrarque, les voyages de l’esprit ; Champion a réédité l’excellent essai du Lausannois Arnaud Tripet, Pétrarque ou la connaissance de soi. Ainsi le septième centenaire a consacré en France la réhabilitation plénière du Pétrarque latin. Seraitce aux dépens du recueil en langue a « Le Rime del Petrarca », frontispice et portrait de Pétrarque (1304-1374) toscane de sonnets et de canzoni composé comme un journal intime de quarante années, ce Canzoniere dédié à la belle et cruelle Laure de Sade, vivante, puis morte (lointaine grand-mère du « divin » marquis) ? C’est ce recueil de « fragments » qui a le plus fait pour sa gloire au cours des quatre siècles suivant la mort du poète. En fait, les essais de Mann et de Tripet (comme celui, non encore traduit, du romaniste allemand Karl-Heinz Stierle) ressaisissent le contrepoint ininterrompu, entre deux idiomes, du poète lyri- que toscan et de l’« humaniste » néo-latin. Le contraste entre le zèle éditorial des « pétrarquiens » français et la relative inertie de la patrie du poète a fait réagir l’un des meilleurs connaisseurs italiens de la tradition littéraire transalpine, Amedeo Quondam. Dans un bref et vigoureux essai, lui aussi non encore traduit, Pétrarque l’Italien oublié, il retrace la généalogie de la doctrine littéraire du Risorgimento italien, esquissée dès le début du XIXe siècle par le poète jacobin Ugo Foscolo et étayée après l’unité italienne par l’historien Francesco De Sanctis. Cette doctrine « nationale » canonise Dante et déprécie Pétrarque, « père » coupable de plusieurs siècles de littérature péninsulaire déchue de Dante, dont le mâle génie enfin retrouvé aurait inspiré la politique des restaurateurs de la nation et aurait nourri sa nouvelle et patriotique littérature. Quondam montre que Leopardi s’est inscrit d’avance en faux contre cette antithèse endossée depuis par la droite fasciste comme par la gau- Marc Fumaroli poésie de Métastase au XVIIIe, toutes efflorescences de la souche mère pétrarquienne, toutes nourritures exquises avidement goûtées par toute l’Europe éclairée, France comprise, autant de démentis apportés à la prétendue flatulence du classicisme italien d’Ancien Régime. Laissons à Dante, suggère Quondam, la gloire sublime et solitaire réservée à la « littérature absolue », et revenons à Pétrarque, qui a inventé une langue et un régime littéraires et enseigné pendant plusieurs siècles, à une Italie et à une Europe encore féodales, le scepticisme politique et l’autonomie personnelle. Notre « ère du vide » a tout à réap- La part d’ombre de Jean Genet Le critique et le poète Une volumineuse étude qui se perd entre amalgames et simplifications Les deux visages de Théophile Gautier d’Ivan Jablonka. Seuil, 408 p., 23 ¤. Q u’est-ce qu’un « grand écrivain » ? Ivan Jablonka, jeune historien qui consacre une étude volumineuse à Genet et le présente comme « l’un des plus grands écrivains du XXe siècle », se débarrasse vite de la question. Avec une fierté quelque peu confondante, il annonce ne pas s’être penché sur « les processus d’écriture » ou « les structures internes de l’œuvre ». Un « grand écrivain », pour lui, c’est juste quelqu’un qui écrit bien, qui « a du talent ». Qu’une grande œuvre soit une affaire un peu plus compliquée, que toute la pensée, la chair, l’histoire d’une époque y soit engagée, qu’elle déploie ses effets au cœur même du commentaire qui prétend la décrire ou la juger ne semble pas lui traverser l’esprit. Du coup, le critique s’expose à devenir lui-même personnage du théâtre qu’il prétend déconstruire, comme ce juge en larmes du Balcon, qui supplie à genoux la voleuse d’avouer son vol afin qu’il puisse devenir juge. Albert Dichy Les aveux, pourtant, ce n’est pas ce qui manque chez Genet. La plupart des « vérités inavouables » que lui reproche Ivan Jablonka sont revendiquées par l’œuvre ellemême. Traître, voleur, lâche, pédé : on pourrait dresser la nomenclature des qualificatifs dont Genet s’est paré, tout en les élevant, il est vrai, au rang de « vertus théologales ». C’est que Genet, on l’oublie trop souvent, a aussi de l’humour. Un humour formidable, essentiel, noué à son désespoir, sous-jacent à tous ses propos. Que lui reproche-t-on ? D’avoir été le chantre du mal ? Certes, mais écoutons-le par- ler de la bonté : « Pauvre, j’étais méchant parce qu’envieux de la richesse des autres et ce sentiment sans douceur me détruisait, me consumait. Je voulus devenir riche pour être bon, afin d’éprouver cette douceur, ce repos qu’accorde la bonté… J’ai volé pour être bon. » Genet aurait été un adorateur d’Hitler, adhérant « jusqu’à l’égarement » au modèle nazi. Lisons dans Pompes funèbres l’évocation de son idole : « Se pouvait-il qu’une simple moustache composée de poils raides, noirs et peut-être teints par L’Oréal, possédât le sens de : cruauté, despotisme, violence, rage, écume, aspics, strangulation, mort, marches forcées, parades, prison, poignards ? » Par-delà l’humour, on perçoit ici ce qui fait de Genet un véritable écrivain : une virulence ironique, parodique et critique qui ne se laisse fixer dans aucune position, un rire qui affleure sous les textes les plus dramatiques, une capacité à « écrire contre soi », à assumer le monde dans sa complexité, à proposer, parfois au sein d’un même paragraphe, une explication tout en démontrant que « l’explication contraire est admissible ». Genet a donné la règle de son art : « Tout roman, poème, tableau, musique, qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes, est une imposture. » L’étude d’Ivan Jablonka ne s’attarde pas sur ces frivolités. Son objectif est sérieux : à l’aide de quelques concepts empruntés à Bourdieu, il entend démontrer que l’œuvre de Genet, « artiste issu de l’artisanat rural qualifié », procède entièrement d’un ressentiment à l’égard de la IIIe République. « Chômeur déclassé », affligé d’un « complexe d’infériorité sociale », l’écrivain aurait compensé ce sentiment par un « fantasme de toute-puissance que Genet partage avec Sartre mais aussi avec l’homme fasciste ». Les muns » avec celui du fascisme. Il serait nazi parce qu’il y aurait « une riche parenté en matière de pensée, de morale et d’images » entre les textes de Genet et les « valeurs nazies » ou parce que le « renversement radical des valeurs morales » prôné par l’écrivain « est celui qu’on observe dans les camps de concentrations nazis ». jerry bauer/opale LES VÉRITÉS INAVOUABLES DE JEAN GENET a g. dagli orti réhabilitation plénière prendre de Pétrarque et de son « usage de soi ». Cette réévaluation italienne de Pétrarque approuve la ferveur que mettent les Français à le faire connaître dans sa totalité, poète toscan et moraliste néo-latin. Les « lauriers » d’immortalité qu’invoque Pétrarque lyrique, ravagé par le désir de l’inaccessible Laure, il les espère non pour lui-même, mais pour la poésie qui jaillit de ce ravage, qui en éclaire les misères, mais en leur donnant forme, rythme et sens. Même recréation permanente de soi dans la prose des lettres latines, notamment celles de la vieillesse : elles réfléchissent au jour le jour une instabilité de cœur et d’esprit à laquelle le contrôle du style rend mesure et sagesse. Nourris de vastes lectures païennes et chrétiennes, ses traités néo-latins, mosaïque de sentences, de maximes, de réflexions pour toutes les occasions et situations de la vie, amorcent tout le dessein des lettres « humanistes » : baliser de lieux communs éprouvés par la tradition les eaux mobiles sur lesquelles flotte le « moi », le pourvoyant de repères intimes qui l’affranchissent de sa propre houle et des leurres de l’Histoire. Pétrarque : le Montaigne de l’Italie, avec deux siècles d’avance. romans et les pièces de Genet présenteraient, dans cette logique, des « accointances esthétiques avec l’idéal de Hitler et de Mussolini » et des « similarités importantes » avec l’œuvre de Drieu La Rochelle. Il y a mille choses contestables ou extravagantes dans cet ouvrage, notamment de voir qualifiés de « douillette » l’enfance de Genet à l’Assistance publique et de « consensuel » son théâtre. Mais, pour rester au plus près du sujet, on peut déjà trouver incongru qu’un portrait de Genet en écrivain fasciste fasse justement l’impasse sur ses textes et positions politiques ; de même qu’on s’étonne que l’auteur ne se préoccupe pas de savoir pourquoi cet écrivain fasciste ne l’a jamais été mais s’est curieusement tourné vers la défense des colonisés, des immigrés, des Noirs, des Palestiniens. Il y a certes une violence qui traverse l’œuvre de Genet et il faut être vigilant à ses effets. Mais la démarche d’Ivan Jablonka n’aide pas à y voir plus clair, d’autant qu’elle comporte elle-même des dérives inquiétantes. Il est ainsi pour le moins hasardeux de construire une argumentation aussi péremptoire sur les notions de « rapprochement » ou d’« accointance ». Genet serait fasciste parce que son univers imaginaire, fortement hiérarchisé, présenterait des « points com- l’absurde et l’ignoble Genet, enfin, serait un antisémite « discret » (aucune ligne, en effet, dans les textes étudiés ne l’atteste) parce qu’il reproduirait « l’argumentaire des collaborateurs antisémites ». De glissement en amalgame, on atteint à l’absurde aussi bien qu’à l’ignoble. Genet évoque-t-il au hasard d’une phrase « le lien verbal qui joint l’assassin et l’assassiné (l’un étant grâce à l’autre) », qu’Ivan Jablonka affirme aussitôt : « Transposée dans l’empire nazi, cette union monstrueuse relie complaisamment bourreaux et victimes. » Ou encore, après avoir cité un propos d’Eichmann, satisfait « d’avoir tué cinq millions d’ennemis de l’Etat », ce commentaire : « Cette conception du meurtre, on le voit, n’est pas très éloignée de celle de Genet – la névrose antisémite en moins. » On en arrive ainsi presque naturellement à cette conclusion délirante et anachronique : « Genet restitue avec brio le mélange de bassesse et d’orgueil qui a rendu possible la collaboration de la France avec l’Allemagne nazie. » Revenons à Genet. En 1962, il écrit à Roger Blin : « Je ne suis pas un type de droite (ou alors quelle incohérence !)… Je ne suis pas un type de gauche. C’est-à-dire que je ne peux pas accepter une morale donnée, déjà élaborée, aussi généreuse soitelle. Je reste un voyou, c’est-à-dire un artiste, qui doit se démerder avec luimême pour mettre au point une œuvre et une vie avec, si possible, une morale éclairant les deux. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, ni en termes clairs. » THÉOPHILE GAUTIER de Gérard de Senneville. Fayard, 482 p., 28 ¤. ŒUVRES POÉTIQUES COMPLÈTES de Théophile Gautier. Edition établie par Michel Brix, éd. Bartillat, 934 p., 30 ¤. U n soir de février 1830, un gilet rouge suffit à vous rendre célèbre. Mais la renommée du jeune Théophile Gautier (1811-1872), qui se bat pour Hernani, ne se limite pas à un effet vestimentaire. Deux ans après la « bataille », avec Les Jeunes-France – qui porte pour soustitre Romans goguenards –, il mêle à une banale histoire d’amours libertines la défense des théories de l’art pour l’art. En 1835, son roman Mademoiselle de Maupin se fait remarquer par sa préface, où il brocarde les prophètes du progrès, la morale chrétienne – « Le Christ, dit-il, n’est pas venu pour moi » – et les critiques, plus envieux que créateurs – « Le critique qui n’a rien produit est un lâche ; c’est comme un abbé qui courtise la femme d’un laïque : celui-ci ne peut lui rendre la pareille. » Aux yeux de Gautier, le critique est au poète ce que le cheval hongre est à l’étalon. Pourtant, en 1836, nécessité fait loi : il donne à Girardin, le puissant directeur de La Presse, la première des quelque 2 000 critiques qui, pendant trente ans, feront de lui un personnage craint et courtisé, qu’il s’agisse de littérature, de peinture, de danse ou de théâtre. Dans sa biographie faite de courts chapitres marquant les étapes professionnelles, amicales et amoureuses de Gautier, Gérard de Senneville souligne l’importance de ce « gagne-pain, source d’un pouvoir considérable sur les arts et les lettres » que l’auteur du Capitaine Fracasse pensait être au détriment de son œuvre. Il avait tort. Ses critiques sont un témoignage sur l’art de son temps, et son œuvre n’est pas mince qui inclut romans, nouvelles, théâtre, récits de voyages, arguments de ballets – dont Giselle – et d’innombrables poèmes, parmi lesquels le célèbre Emaux et Camées ne représente qu’une partie. recherche de la perfection L’édition de l’œuvre poétique nous en fait découvrir beaucoup d’autres, souvent méconnus, voire inconnus. Plus légères que les mêmes de Verlaine, les Poésies libertines, euphémisme de pornographie ; La Comédie de la mort, où à la gravité succède l’ironie quand un ver dialogue avec une morte ; España, à la suite d’un voyage de Burgos à Séville ; et tant d’autres à l’adresse des nombreuses maîtresses de ce brillant séducteur. Si, au temps du lycée, le jeune Gautier fréquente un atelier de peintre, la plume l’emporte très vite sur le pinceau. Très vite, Gautier montrera aussi qu’en s’éloignant de l’esprit des romantiques, de leur grandiloquence, il recherche une perfection que traduisent des strophes courtes et cette simplicité du vocabulaire qui fait la qualité et la particularité de ses poèmes. « Sculpte, lime, cisèle ;/Que ton rêve flottant/Se scelle/Dans le bloc résistant. » Cette conception de la prosodie explique l’admiration de Flaubert ou la dédicace des Fleurs du mal – « Au Poète impeccable, au parfait magicien ès Lettres françaises… » Elle explique aussi que nous passions avec le même bonheur du Lied qui chante dans Emaux et Camées à une Séguedille dans España ou à un octosyllabe pour la princesse Mathilde. Autant de réussites de ce perfectionniste qui font mentir Balzac lorsqu’il prédisait : Gautier « ne fera jamais rien parce qu’il est dans le journalisme ». Pierre-Robert Leclercq LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005/V LITTÉRATURES Tristesse des ambitieux Alain de Botton : une approche rationnelle, analytique, mais aussi hilarante, de l’angoisse du statut social DU STATUT SOCIAL (Status Anxiety) d’Alain de Botton. Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, « Bibliothèque étrangère », 384 p., 22 ¤. Q uand deux écrivains se retrouvent pour déjeuner, de quoi parlent-ils ? De lettres ? Allons donc. De chiffres, bien sûr : d’à-valoir, de tirages, de ventes… Cela est arrivé récemment à Alain de Botton. Son cher confrère égrenait ses succès : « J’avais un grand sourire crispé, j’avais juste envie de le tuer… » En rentrant chez lui, l’auteur de Comment Proust peut changer votre vie a voulu décortiquer ce sentiment mêlé qu’il appelle « l’anxiété du statut social », c’est-à-dire, en somme, l’importance, la valeur que l’on peut avoir aux yeux des autres – et donc aux siens, puisque, hormis quelques exceptions comme Socrate et Jésus, nous avons tous besoin de l’estime des autres pour nous estimer nous-mêmes. Comme notre homme est un perfectionniste, il a poussé la réflexion jusqu’à en faire un livre. Un gros livre même – près de 400 pages. Mais l’on conviendra que le sujet s’y prête : « On pourrait dire que chaque vie d’adulte est définie par deux grandes histoires d’amour. La première – l’histoire de notre quête d’amour sexuel – est bien connue et documentée, ses variations alimentent toute la littérature et la musique, elle est socialement acceptée et célébrée. La seconde – celle de notre quête de reconnaissance sociale (amour du monde) – est plus secrète et honteuse. Et pourtant, cette seconde histoire d’amour n’est pas moins intense que la première, elle n’est pas moins complexe, importante ou universelle. » Ni moins douloureuse ou dramatique. Car bien entendu, il ne suffit pas d’accéder aux barreaux supé- ALAIN DE BOTTON Alain de Botton est né en 1969 à Zurich. Envoyé dans un pensionnat anglais dès l’âge de 8 ans, il a fait de la Grande-Bretagne son pays d’élection et vit actuellement à Londres. Romancier, essayiste, journaliste, il est l’auteur de sept livres traduits : Petite Philosophie de l’amour, Le Plaisir de souffrir, Comment Proust peut changer votre vie, Portrait d’une jeune fille anglaise (Denoël, respectivement 1994, 1995, 1997 et 1998), Les Consolations de la philosophie (Mercure de France, 2001) et L’Art du voyage (Mercure de France, 2003, repris ces jours-ci en poche chez Pocket, n o 11872). rieurs de l’échelle sociale. Encore faut-il s’y maintenir alors que tout conspire à vous en faire dégringoler. Bref, note Alain de Botton dans un grand éclat de rire : « L’anxiété liée au statut social est dotée d’un pouvoir exceptionnel d’inspirer tristesse et chagrin. » implacable rigueur Voyons cela de plus près. Avant d’être un fin gentleman doublé d’un inépuisable érudit, Alain de Botton est d’abord une tête bien faite. Il a étudié dans les meilleures écoles, dont la célèbre Dragon School d’Oxford. Son approche est donc éminemment rationnelle. Grand 1 : les causes. Grand 2 : les solutions. Un plan dont l’implacable rigueur est néanmoins tempérée : 1) par une irremplaçable dose d’humour ; 2) par cette manière très « bottonnienne » de mêler au texte de nombreux documents visuels – une publicité de 1933 pour les aspirateurs Hoover, un dessin en coupe d’une cuvette de WC, un tableau de Chardin, un dessin humoristique de Punch – d’où il résulte une agréable invitation à lâcher la bride à sa pensée… Mais revenons à l’angoisse du statut social et à ses racines. Botton en dénombre cinq : Cause nº1 : l’absence d’amour. « On estime communément que, parmi les motifs qui nous incitent à rechercher un statut social élevé, il y a un désir d’argent (…), de pouvoir. Or, il pourrait être plus juste de résumer ce que nous cherchons par un mot rarement utilisé en théorie politique : le mot “amour”. » Et si le pouvoir hamy borden/ipg/gamma RENCONTRE était, non une fin en soi, mais une « promesse d’amour », d’attentions, d’égards ? Un moyen d’influencer l’attitude d’autrui pour conditionner favorablement l’image que nous nous faisons de nous-mêmes ? Cause nº2 : le snobisme – que l’auteur lie à la peur. « Il faut avoir un sentiment cuisant de sa propre infériorité pour vouloir donner aux autres l’impression qu’ils ne sont pas assez bons pour soi. » Il n’empêche : plus on a peur, plus on met de dis- tance entre soi et autrui. Alain de Botton ajoute même que l’histoire du luxe pourrait se lire « plus justement comme une histoire de traumatisme émotionnel que de convoitise et de cupidité ». C’est la quête de ceux qui se sentent obligés d’ajouter à leur « moi nu » pour montrer qu’ils peuvent aussi prétendre à être aimés. Cause nº3 : les espérances. Comme chacun sait, le statut social relève du calcul, dans tous les sens du terme. C’est même une fraction mathématique : estime de soi = Succès/Prétentions. Si le dénominateur (prétentions) diminue alors que le numérateur (succès) reste stable, l’estime de soi grimpe en flèche. Soit, en langage simple : « On éprouve une étrange légèreté de cœur lorsqu’on accepte sincèrement sa propre incapacité dans tel ou tel domaine. » Causes nos 4 et 5 : la méritocratie moderne (qui sous-entend que les pauvres n’ont plus d’excuse s’ils sont méritants) et la dépendance à des facteurs non maîtrisables (talent, chance, situation économique globale) qui ajoutent encore à l’angoisse du statut. A ces cinq causes, cinq solutions… que l’on se gardera bien de déflorer ici. Car le lecteur doit d’abord s’auto-évaluer : sur l’échelle de l’ambition, où se situe-t-il entre « léthargie » et « hystérie » au regard du statut social ? Puis il choisira la solution adaptée. Peutêtre ira-t-il picorer du côté de l’art, de la philo, de la politique, de la religion ou de la vie de bohème. Alain de Botton lui ouvre de nombreuses pistes, aidé en cela par d’illustres collègues – Tocqueville, Galbraith, Montaigne, Chamfort, Epictète, Rousseau… S’il s’entête à ne pas « réussir », il se consolera avec cette maxime de La Rochefoucauld : « Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le mérite même ». Sinon, il pourra dire « je réussis, mais je me soigne ». Ou… « Comment Botton a changé ma vie. » Florence Noiville David Lodge a écrit « L’Auteur ! l’auteur ! », récit de l’échec retentissant d’Henry James lors de la première de sa pièce de théâtre, « Guy Domville » « James voulait écrire comme il l’entendait et être connu du grand public » P our écrire L’Auteur ! l’auteur !, vous avez consulté nombre de livres, de lettres, de documents sur Henry James, interrogé chercheurs et spécialistes. Dans L’Art de la fiction (1), un recueil d’essais critiques, vous aviez déjà consacré un chapitre à Henry James intitulé « Le point de vue ». Pourquoi cet intérêt pour James ? En tant que professeur d’anglais – j’enseignais à l’université de Birmingham – je me suis toujours intéressé à la psychologie moderne du roman. James a été le premier romancier de langue anglaise résolument moderne. Tout ce qui allait de soi dans un univers victorien, le monde objectif et l’intrigue linéaire, le narrateur omniscient, qui privilégie un ou deux points de vue possibles à partir desquels l’histoire sera racontée, tout cela disparaît. James est un virtuose de la manipulation du point de vue ; il fait usage de la « conscience subjective », il explore ce qui se passe dans la conscience d’un personnage. J’ai appris énormément de lui, mon roman Pensées secrètes (2) s’inspire de sa technique, on y sent comme une présence invisible. En lisant la biographie de James par Leon Edel, en suivant les tentatives de James pour s’affirmer comme auteur de théâtre, j’ai été frappé par le côté dramatique de sa faillite : l’échec retentissant de sa pièce Guy Domville, montée à Londres en 1894, alors que tous ses amis et beaucoup de gens célèbres se trouvaient dans la salle, les huées du poulailler, la honte de James qui était sur scène pour saluer. Mais l’idée du livre ne m’est venue qu’après avoir lu Trilby, le roman qui rendit célèbre George Du Maurier, caricaturiste au journal Punch et ami de James. Une chaîne de télévision britannique m’avait demandé de l’adapter. Là encore, une chose m’a frappé : l’intrigue de Trilby, Du Maurier l’avait un jour livrée à James pour qu’il en fasse une fiction. James avait refusé, disant à Du Maurier qu’il devrait lui-même écrire un roman. Or voici que ce livre obtenait un succès incroyable, un succès tel qu’on put parler – l’expression naquit à cette époque – de bestseller, l’équivalent, par exemple, de Da Vinci Code aujourd’hui. La conversation avec James fut en quelque sorte le « germe » d’où naquit cet ouvrage. Il y a là une ironie tragique : James incite Du Maurier à écrire un roman ; ce roman devient le succès éditorial du siècle, au moment même où lui, James, qui désire tant la réussite, essuie un échec cuisant avec sa pièce. J’avais, dans ces circonstances cruelles, dans l’amitié de James et Du Maurier, où se glissa sans doute de la rivalité et de la jalousie, le germe de mon propre roman. Les thèmes de la réussite et de l’échec sont au centre du livre avec celui de l’argent. Vous pré- sentez en même temps les conditions de l’édition dans la dernière décennie du XIXe siècle, une situation dont James eut à souffrir. Il voulait à la fois écrire comme il l’entendait, de façon expérimentale – et jamais il ne fit de concessions – et être connu du grand public, vendre beaucoup de livres. C’est une contradiction qu’il ne résolut pas. James dépendit d’abord de la bonne volonté de sa famille, une situation inconfortable, puis il hérita d’une somme modeste. Son grand-père avait édifié une fortune considérable ; il eut douze enfants et son héritage fut donc dispersé. Le père de James fit en outre de mauvais placements et le capital fondit. Je crois que l’ambition secrète de James était de restaurer la fortune familiale avec l’argent que lui rapporterait son œuvre. Mais il gagna davantage avec la publication de ses romans en épisodes, dans les journaux, que par ses livres jugés difficiles : 850 exemplaires pour Les Papiers Un épisode dramatique d’Aspern, 70 livres de droits d’auteur pour La Muse tragique… S’il s’orienta vers le théâtre, c’est qu’il espérait par ce moyen acquérir la reconnaissance et la fortune que le roman ne lui apportait pas. C’est pourquoi l’échec de sa pièce l’ébranla si fortement. Votre livre, qui a le sérieux d’une biographie, se lit comme un roman. Comment faire pour qu’une documentation aussi considérable se glisse dans la narration ? J’ai laissé de côté une grande partie du matériau dont je disposais pour suivre un fil directeur. L’amitié avec Du Maurier, la tentative pour devenir un auteur dramatique, la juxtaposition ironique de l’échec de Guy Domville et du succès de Trilby, voilà la trame du livre. Si bien que tout le reste de la vie de James reste partiellement ou totalement dans l’ombre. Un biographe traite d’une vie tout entière, ce qui produit une image diffuse ; un romancier se pen- che sur une petite partie de cette vie : il en tire une histoire. Le problème : donner une forme narrative à une masse de documentation aussi énorme. J’ai eu de la chance en ce sens que Guy Domville, Trilby, et la mort de Constance Fenimore, l’amie de James dont il est beaucoup question ici, sont des événements qui ont eu lieu la même année. Henry James disait : « Dramatisez, dramatisez ! » L’histoire doit être présentée sous forme d’interaction plutôt qu’être décrite de l’extérieur : les gens se parlent, bougent, réagissent, comme dans une pièce, comme dans un film… C’est la manière de James qui nous intéresse aujourd’hui, plutôt que ses thèmes, la conscience qu’il avait de lui-même en tant qu’écrivain : il nous montre le processus à l’œuvre dans l’écriture. Propos recueillis par Christine Jordis (1) Rivages, 1992. (2) Rivages, 2002. ZOOM POMME, de Enis Batur C’est dans le périmètre d’un chef-d’œuvre tumultueux que le romancier, essayiste, éditeur et journaliste turc Enis Batur emmène son lecteur. L’Origine du monde, cette toile inouïe peinte par Gustave Courbet en 1866, n’en finit pas de provoquer l’étonnement, l’admiration, l’indignation, y compris lors de sa première exposition publique, en 1995. Mais qui était le commanditaire de cette représentation en gros plan d’un sexe féminin ? Déployant son talent de romancier, Enis Batur part sur les traces de Khalil Chérif Pacha, personnage fascinant, à l’époque ambassadeur de l’Empire ottoman à Paris. Avec une grande subtilité, l’écrivain turc mêle le réel et l’imaginaire pour explorer le halo de surprise engendré par ce tableau, mais aussi les représentations de la Genèse et du Paradis dans l’histoire de l’art et le croisement des cultures orientale et occidentale autour d’un sujet aussi saisissant. Traduit du turc par Ferda Fidan, Actes Sud, 234 p., 21,50 ¤. a LA L’AUTEUR ! L’AUTEUR ! (Author, Author) de David Lodge. Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux, Rivages, 416 p., 21 ¤. L ’échec n’est pas un moins bon indicateur que la réussite pour étudier la situation et le destin de la littérature. Et surtout des littérateurs. On peut même parier qu’en échouant dans son désir et ses projets un écrivain révèle bien davantage sa personnalité, ou même son être, qu’à l’heure du succès : l’orgueil et la satisfaction, les suffrages et les prestiges n’offrant de l’auteur adulé qu’une image un peu plate et transitoire. Sur cette question de l’échec en littérature – que l’on pourrait étendre à d’autres domaines –, David Lodge vient d’écrire un formidable roman. On le lit avec la délectation que procure l’intelligence lorsqu’elle s’allie à la plus grande délicatesse, et qu’elle exclut la caricature. Un roman vrai, ou du moins vraisembla- ble, puisqu’il s’applique à décrire une figure réelle des lettres angloaméricaines : le génial Henry James. Pour cette tâche, le romancier britannique David Lodge – qui est aussi un universitaire et un critique littéraire avisé – s’est appuyé sur toute l’information disponible concernant l’auteur des Ailes de la colombe. A partir d’un épisode précis, il brosse un étonnant et libre portrait de l’écrivain. Il propose ainsi quelques hypothèses plausibles pour lever les énigmes que les biographes et les commentateurs de James, Leon Edel en tête, avaient abordées avec prudence. funeste erreur de jugement L’épisode en question se situe à Londres, au Théâtre Saint-James, le 5 janvier 1895. On donne la première d’une pièce de James, Guy Domville. Depuis plusieurs années, le romancier constate que sa notoriété stagne, que les ventes de ses livres, et donc ses revenus, baissent. En fait, son œuvre, toute en lenteurs, en méandres et en complica- tions sociales et psychologiques, ne peut toucher que la frange cultivée et raffinée des lecteurs. C’est pourquoi, en réfléchissant à la manière de gagner les suffrages d’un plus vaste public, il avait décidé de se tourner vers le théâtre. Là, pensait-il, il gagnerait les faveurs du public. Là, les bénéfices seraient substantiels… Funeste erreur de jugement ! A l’heure où sa pièce est jouée, James assiste à quelques pas de là, au Haymarket, à la deuxième représentation d’Un mari idéal d’Oscar Wilde. Il arrive dans les coulisses du SaintJames peu avant la tombée du rideau. Dans la salle il y a tous ses amis, et aussi deux critiques débutants, Bernard Shaw et H. G. Wells. Il y a aussi, dans le poulailler, un public plébéien et bruyant. Ce que décrit alors David Lodge est terrible, humiliant, inoubliable, et d’abord pour Henry James luimême. Poussé par George Alexander, directeur du théâtre et acteur, l’écrivain s’avance timidement sur la scène pour recevoir l’ovation attendue. Mais ce sont les huées, les cris et les miaulements d’un public sans tact qui accueillent le malheureux, couvrant les maigres applaudissements de l’orchestre. Douloureusement frappé – il songea au suicide –, James racontera à son frère William que ces « rugissements » étaient « pareils à ceux de bêtes en cage dans quelque zoo de l’enfer ». Magnifiquement construit et conduit, le roman de Lodge – qui s’ouvre et se referme significativement sur l’agonie de James, au cours de l’hiver 1915-1916 – se déploie et converge jusqu’à cette scène qui est l’équivalent symbolique d’une mise à mort. Et soudain la méditation sur les ratés de la gloire, sortant du sentier dérisoire des vanités personnelles, prend sa vraie et tragique dimension. P. K. e David Lodge préface également un recueil de James, Le Siège de Londres et autres nouvelles (Rivages poche, « Bibliothèque étrangère », traduit de l’anglais par Jean Pavans, 388 p., 8,50 ¤). POÈTE SANS PAUPIÈRES, de Lourdes Ventura. En hommage aux écrivains romantiques, la journaliste et critique littéraire espagnole Lourdes Ventura se lance dans une histoire d’amour imaginaire entre une jeune fille de la bourgeoisie madrilène et un célèbre poète du XIXe siècle ayant réellement existé, Gustavo Adolfo Bécquer. On peut savourer ce roman pas vraiment marquant, mais drôle et bien écrit. Traduit de l’espagnol par Vincent Ozanam, Buchet-Chastel, 252 p., 18 ¤. Sélection établie par R. R. a LE VI/LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005 LIVRES DE POCHE ESSAIS A l’écart des Lumières Sénac de Meilhan dépeint une génération d’exilés qui ont quitté la France pour fuir la Révolution et portent encore le deuil de l’Ancien Régime disparu. Un temps évanoui que pleure également son contemporain, le prince de Ligne de Gabriel Sénac de Meilhan. Edition présentée, établie et annotée par Michel Delon, Gallimard, « Folio classique », 512 p., 8,90 ¤. MÉMOIRES DU PRINCE DE LIGNE Préface de Chantal Thomas. Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 640 p., 9,60 ¤. S i en 1791 Louis XVI échoua dans sa tentative de gagner l’étranger, démasqué par le maître de poste de Sainte-Menehould et arrêté à Varennes, son frère Provence (Louis XVIII) parvint à rejoindre Coblence où l’attendait leur cadet, Artois (Charles X). Là bientôt allait se constituer l’armée de Condé, conférant à la cité rhénane un emblématique statut de capitale de l’émigration, tandis que s’y développerait une idéalisation nostalgique d’un Eden évanoui, ce monde de l’Ancien Régime où la « douceur de vivre » était un privilège d’aristocrate. Parti dès juin 1790 pour Londres, Aix-la-Chapelle et Rome, avant de faire étape à Vienne, puis Varsovie, pour séjourner à la cour de Catherine II à Saint-Petersbourg, Gabriel Sénac de Meilhan (1736-1803) ne succomba jamais à cette illusion rétrospective. Trop lucide sans doute, ce fils du médecin de Louis XV savait certes ce qu’il devait à la monarchie et n’acceptait pas sa brusque remise en cause, mais il était trop conscient des blocages d’une élite crispée sur ses prérogatives pour croire à un possible retour en arrière. Faute de radicaliser sa position, l’administrateur royal – cet intendant préoccupé de commerce et d’urbanisme se désolait de la popularité usurpée de Necker – irrita la tsarine (« Il ne sait pas s’il est comme tous ses amis démagogue ou royaliste selon ses anciennes charges ») qui avait pourtant un temps songé à l’employer. Classé au nombre de ces « êtres amphibies » dont parlent les Lettres trouvées dans des porte-feuilles d’émigrés, d’Isabelle de Charrière (1793), il passa longtemps au regard de la postérité pour un de ces penseurs aigus dont la clairvoyance ne suffit pas à assurer la renommée. suprême distinction Peut-être est-il en passe de gagner en appel ? L’exhumation de son roman L’Emigré (1797), réédité tronqué en 1904, avait été saluée par Albert Thibaudet trente ans plus tard (« le seul roman important publié entre Paul et Virginie de 1787 et Valérie de 1803 ») – mais l’ouvrage de Mme de Krüdener a moins bien résisté à l’oubli que celui de Bernardin de Saint-Pierre. Il faut lire aujourd’hui ce roman épistolaire, sur lequel Etiemble fermait son anthologie des Romanciers du XVIIIe siècle (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965) et dont Michel Delon, qui présenta naguère Des Principes et des causes de la Révolution en France (éd. Desjonquères, 1987), paru en 1790 et qui inspire directement certains développements politiques akg-images L’ÉMIGRÉ « Le grand conseil des Emigrés », caricature française (1790) de L’Emigré, donne chez le même éditeur une édition admirable. Loin de s’enfermer dans une stricte chronologie événementielle, l’auteur campe une Révolution qui bat au pouls des passions humaines, des élans du cœur et des extravagances de la tourmente. Ouvert sur la découverte d’un corps inanimé – celui du jeune marquis de Saint-Alban dont les tribulations, de l’armée des émigrés au tribunal révolutionnaire, scandent la violence et la folie du temps –, L’Emigré n’affiche pas en titre le prénom du héros, comme le veut la mode du temps. C’est qu’il s’agit là d’un panorama emblématique, romanesque en diable, de toute l’émigration, cette France fantôme dont des errants portent le deuil. Ce deuil, Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) l’affiche à sa façon. Chantre mélancolique d’un temps évanoui. Certes, il n’eut pas à émigrer. Trop Européen pour se contraindre à la moindre frontière ; trop soucieux de ménager son écart, gage du bonheur qui gouver- ne sa vie, pour reconnaître de ces disciplines communes. Prince belge, maréchal du Saint-Empire, ami de Voltaire et de Casanova, stratège enthousiaste (il se désole d’être tenu en marge des terrains d’affrontements armés : « 1794 Perte de ma fortune, de mes terres et, ce qu’il y a de pis, de mes espérances de gloire, n’étant pas employé »), diplomate avisé et philosophe audacieux (lui, qui professait : « Je ne veux pas mourir, je ne sais comment cela réussira », eut le goût exquis de disparaître lors du congrès de Vienne en commentant, laconique : « C’est fait »). L’édition de ses Mémoires, que préface avec l’élégante pertinence qu’on lui connaît Chantal Thomas, a la liberté et le panache de ses mots d’esprit. Cette incroyable légèreté, d’une suprême distinction, suffit-elle à justifier qu’on oublie qu’il composa avec Casanova les souvenirs les mieux écrits de son temps ? A l’heure où l’actualité réveille la figure de Napoléon, qu’on relise Ligne : « Bonaparte est à la fois César, Alexandre, Annibal, Pyrrhus et Scipion. C’est un être prodigieux, mais il n’y a pas un mot à citer de lui en sensibilité ni élévation. » Ou plus terrible encore : « Le duc d’Enghien a tué Bonaparte, la vanité a tué sa gloire. Sa folie impériale a abaissé les Alpes, Saint-Cloud a détruit Marengo. Ses gendarmes ont effacé les Mamelouks. Son trône a culbuté sa tente. La fable a écrasé l’histoire. » Peut-on être plus juste ? Philippe-Jean Catinchi Le choix de l’errance Du temps de l’artisanat à l’ère des concentrations Le destin de Jan Yoors, nomade parmi les nomades TSIGANES (Gypsies) de Jan Yoors. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Antoine Gentien et Patrick Reumaux, Phébus, « Libretto », 274 p., 8,90 ¤. A u filtre du temps qui passe certains livres résistent, d’autres pas. Si bien qu’à leur parution en poche, au bout de quelques années, ils finissent par former deux piles bien distinctes : celle des oubliés ou semi-oubliés (« Tiens ! D’où ça sort ? » ou « Le titre me dit vaguement quelque chose… ») et celle des livres marquants, dont le souvenir s’est durablement imprimé dans l’esprit du lecteur. Une catégorie à laquelle appartient évidemment ce livre étrange et captivant, porté par la passion de l’auteur, par les renseignements qu’il fournit sur les Tsiganes, mais aussi par les mystères qui l’entourent. Des secrets qui sont, après tout, indissociables de la pérennité d’un ouvrage – tant il est vrai que ce sont souvent les aspects non résolus d’un texte, ses anfractuosités, ses zones d’ombre qui nous restent le mieux en mémoire. climat singulier Et dans celui-ci, que d’énigmes ! Le récit, qui ne semble pas vouloir entretenir la curiosité, pas même la susciter, baigne dans un climat singulier. Qu’on se figure la situation de départ, en se rappelant qu’il s’agit d’un livre de souvenirs, donc d’une histoire vécue. En 1934, Jan Yoors, un garçon de 12 ans vivant à Anvers, apprend que des Tziganes (en fait des Roms, de la tribu Lovara) se sont arrêtés aux abords de la ville. Il s’approche du campement, s’y introduit, se lie d’amitié avec des enfants de son âge et passe la nuit avec eux. Jusque-là rien d’extraordinaire, mais le lendemain surviennent des gendarmes, qui viennent chasser les nomades. Alors, au lieu de rentrer chez ses parents, le garçonnet se cache sous un édredon et part dans une roulotte, sans prévenir ses proches. De retour dans sa famille, six mois plus tard, Jan Yoors reprendra son existence précédente. Et se livrera, dix ans durant, à ce type de nomadisme inusité, partageant son temps entre la maison (des parents bourgeoisement installés à Anvers), l’école et ses séjours « chez les Peaux-Rouges », comme il le disait à ses camarades pour expliquer ses absences prolongées. Quelle fut la réaction de ses parents quand ils découvrirent l’absence ? Et comment put-il mener cette existence aussi longtemps ? Mort en 1977, l’auteur ne peut répondre à ces questions et sans doute ne l’aurait-il guère désiré. A peine esquisse-t-il, dans une scène fugitive et poignante, la réaction de ses père et mère lors de sa première réapparition. Jan Yoors, qui s’était installé à New York dans les années 1950 (ville où il s’était livré à des occupations très diverses, plongeur, photographe ou cinéaste, comme le rappelle Jacques Meunier dans son excellente préface), ne s’attarde pas sur les motivations des autres. Les siennes, il les décrit fort bien (par exemple le « charme » qui le poussait à passer d’un monde à l’autre), mais sans jamais verser dans l’interprétation psychologique. Pour ce qui est du reste, il constate, mais ne juge pas, décrit mais ne cherche pas à se situer, comme allergique à toute forme de classement (bien qu’il ne dissimule pas son amour pour les Roms) – le tout dans une langue très précise, bien que sans intérêt littéraire particulier. D’où sans doute l’attrait exercé par son récit, qui échappe aux genres bien établis. Et qui, surtout, livre des informations extraordinaires sur une communauté fermée aux regards extérieurs, toujours encline à dresser le plus grand nombre d’écrans possible entre elle et un monde sédentaire extrêmement menaçant. Il faut dire – et Jan Yoors n’en cache rien – que le mode de vie des Roms ne pouvait manquer d’ébranler celui des régions qu’ils traversaient. Pas tellement à cause des conséquences matérielles (vols de poulets ou d’objets divers, pillage du petit bois, etc.) mais parce que ces nomades se moquaient éperdument des frontières et de la propriété privée, deux piliers de la société occidentale. Installés dans un temps sans temps, sans légendes, sans histoire des origines, ils traversaient le monde en voyageant léger, ne se laissant saisir qu’en passant par l’œil attentif de Jan Yoors. Raphaëlle Rérolle Elisabeth Parinet retrace deux cents ans d’histoire de l’édition en France UNE HISTOIRE DE L’ÉDITION À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE d’Elisabeth Parinet. Seuil, « Points Histoire » 490 p., 11,50 ¤. Inédit. F aire l’histoire de l’édition au XIXe siècle et au XXe siècle, c’est (…) étudier la seconde révolution du livre », prévient Elisabeth Parinet, qui propose une plongée sur près de deux siècles dans toutes les grandes évolutions de l’édition : du développement de la fabrication et de la diffusion du livre en France jusqu’aux dernières grandes manœuvres du secteur, le rachat, en 2002, de Vivendi Universal Publishing par Lagardère, qui devra revendre 60 % d’Editis à Wendel Investissement ou l’acquisition, en janvier 2004, du Seuil par les éditions La Martinière. Des balbutiements de l’édition jetée dans le capitalisme aux mouvements de concentrations actuels, Elisabeth Parinet reconstitue ce vaste puzzle, minutieusement. Et, page après page, apporte une meilleure compréhension de ce grand Meccano. La première partie rappelle des données simples. L’industrialisation et la modernisation du pays, dont la population s’accroît de plus de dix millions d’habitants de 1811 à 1911 ; le développement des systèmes d’imprimerie ; l’essor du chemin de fer, qui abaisse le coût des marchandises transportées ; l’alphabétisation qui progresse : « En un siècle, le lectorat a presque triplé. » L’auteur précise cependant que savoir lire n’implique pas forcément lire : si « l’alphabétisation de la quasi-totalité de la population est le phénomène majeur du XIXe siècle pour l’histoire du livre », on sait que tous n’achètent pas pour autant de livres, même si les données de l’époque sont vagues. « Tout juste peut-on dire que, jusqu’aux années 1880, la moitié de la population française n’a pas d’argent à consacrer au livre. » L’édition a été lente à s’ouvrir au capitalisme. L’auteur s’invite dans les grandes familles, Flammarion ou Hachette, dont elle raconte les sagas. En 1914, les maisons d’édition sont, dans leur immense majorité, familiales. le jeu de la concurrence La construction du secteur passe aussi par le jeu de la concurrence et notamment avec celle de la presse, qui se voit reprocher « d’offrir au public une masse de lectures qui le détourne des livres et, par conséquent, nuit à leur vente ». Des éditeurs se lancent alors dans l’aventure des journaux, qui représentent une diversification intéressante. Un chapitre passionnant est consacré aux « best-sellers ». La progression de la littérature au XVIIIe siècle se confirme au XIXe. Cette époque voit de nouveaux genres faire irruption dans l’édition : les livres scolaires, les ouvrages pour enfants, les livres pratiques ou de vulgarisation. Le « consommateur » ? Il trouve la lecture dans les bibliothèques, le colportage, les cabinets de lecture et les librairies. Au-delà des crises, des reflux et des conquêtes, de la baisse des prix symbolisée par la Petite Bibliothèque Charpentier, qui permettra de vendre 60 000 volumes des romans de Balzac du vivant de l’auteur, par exemple, l’ouvrage accorde une large part aux questions éditoriales : ainsi ces nombreuses pages consacrées à la censure et à la liberté d’expression au XIXe siècle ou pendant la deuxième guerre mondiale. Cette démonstration continue jusqu’à l’orée du XXIe siècle, à l’époque des concentrations mais aussi à celle des petits éditeurs qui se maintiennent dans un univers toujours en construction, marqué par la crise de VUP. A quand la troisième révolution ? « Les multiples péripéties de la fin du XXe siècle et du début du XXIe ne donnent pas une réponse claire à cette question récurrente dans les médias. Elles s’inscrivent encore dans une succession d’adaptations aux nouvelles règles du marché apparues au milieu du XIXe. » Bénédicte Mathieu ZOOM a L’ÉDIT DE NANTES Réflexions pour un pluralisme religieux, de Pierre Joxe Paru à l’occasion de la célébration du quatrième centenaire de l’édit de Nantes (1598), l’essai de Pierre Joxe a changé de sous-titre (naguère, il ne s’agissait que d’« une histoire pour aujourd’hui ») et prend en compte l’irruption, « dans l’organisation du monde contemporain », de l’islam, religion et culte, dont l’« expression culturelle exige d’être partie prenante dans [la] réorganisation » en cours. Son exercice d’admiration pour le génie politique d’Henri IV appelait déjà à une imitation réfléchie pour réussir l’intégration de l’islam en France, plus fragile encore depuis le traumatisme du 11 septembre 2001. D’où la vertu de cette édition augmentée et actualisée dont l’introduction de 1998 appelait la mise à jour : « Comment célébrera-t-on, dans sept ans, le centenaire de la loi de 1905 ? ». On attend avec impatience la réponse d’une démocratie laïque. Ph.-J. C. Hachette Littératures, « Pluriel », 400 p., 8,40 ¤. litation de Dreyfus par exemple, qu’il est le moins fiable). Une bonne initiation œcuménique pour les adolescents. Ph.-J. C. Pocket Jeunesse, « Mythologies », 224 p., 6,50 ¤. a DIAPSALMATA, a PETIT DICTIONNAIRE DES RELIGIONS, de Cathy Boëlle, Chantal Chemla et Nicole Rastetter Le sous-titre est moins ambigu quant à l’envergure du propos : « Comprendre les quatre grandes religions du monde ». Il n’est donc ici question que du judaïsme, du christianisme, de l’islam et du bouddhisme (l’ordre doit être sans doute le legs d’une vision traditionnelle qui privilégie l’héritage judéo-chrétien). Clair, pratique, insistant sur les points de comparaison – on remarque que les entrées du bouddhisme, limitées, offrent le menu de presque tous les liens transversaux –, ce petit livre interroge des notions délicates qu’il sait présenter sans graves scories (c’est sur l’événementiel, naissance de l’Inquisition ou réhabi- de Sören Kierkegaard Kierkegaard rédigea L’Alternative – publié en 1843 et sous le pseudonyme de Victor Eremita – dont les « Diapsalmata » constituent l’un des chapitres de la première partie, lors de la période la plus tourmentée de sa vie, notamment en 1841, l’année de la rupture avec sa fiancée Régine Olsen. Le mot grec du titre désigne des intermèdes musicaux qui scandent la lecture des Psaumes à la Synagogue. Ces aphorismes désenchantés et ces réflexions amères, souvent tirés du Journal de Kierkegaard, sont l’expression exaltée et lyrique d’un jeune homme en proie au désespoir et accablé de lui-même. « Seul l’amour fait de ressouvenir est heureux. » Ou bien : « La meilleure preu- ve de la misère de la vie est celle qu’on tire du spectacle de sa magnificence. » Aux yeux du philosophe, ces expériences sont provisoires et ce stade romantique et « esthétique » doit être dépassé. Là, « l’ange exterminateur » qui « va toujours à mes côtés » sera vaincu. P.K. Traduit du danois par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, et annoté par Jacques Lafargue, Allia, 64 p., 6,10 ¤. LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005/VII ESSAIS PSYCHANALYSE Guérir le corps, soigner l’âme LA SANTÉ TOTALITAIRE Essai sur la médicalisation de l’existence de Roland Gori et Marie-José Del Volgo. Denoël, « Espace analytique », 270 p., 22 ¤. C ’est dans la tradition de Georges Canguilhem, pour l’histoire de la science médicale, et de Michel Foucault, pour la critique de ses débordements, que Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie, et Marie-José Del Volgo, médecin et physiologiste, abordent, dans un très bel essai, l’une des questions centrales qui sont posées à la médecine moderne : que faire de la souffrance morale des patients confrontés, d’une part, à la grande précision des techniques de dépistage, d’évaluation et de vérification – radiologie, scanner, IRM, contrôles sanguins –, et, d’autre part, à la formidable efficacité des traitements lourds : chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie, etc. ? Dans les temps anciens, la mort appartenait à Dieu, seul habilité à donner la vie et à la retirer. La maladie était alors regardée soit comme une malédiction envoyée aux hommes qui avaient trahi les lois de la cité ou de la généalogie, soit comme une punition infligée à ceux qui avaient péché. Même les disciples d’Hippocrate, soucieux de se démarquer des devins et des charlatans, ne mettaient pas en cause la grande origine divine qu’ils identifiaient à des lois naturelles. Pen- dant des siècles, la médecine fut exercée par des « hommes de l’art » – philosophes et praticiens – qui se chargeaient du gouvernement des corps et des âmes. Mais, avec l’avènement de la médecine scientifique, tout au long du XIXe siècle, c’est à un nouveau type de médecin que fut dévolue la place autrefois occupée par Dieu. Entouré de respect, celui-ci se mit à diriger, avec l’autorité d’un roi, la destinée de ses patients, leur dissimulant la vérité et choisissant pour leur bien un traitement adéquat. Or, de nos jours, cette situation s’est inversée. Devenu un simple spécialiste, le médecin n’est plus le maître en sa demeure. Et, du coup, le patient est invité à donner un « consentement éclairé » au traitement qu’on lui administre. Mais comment être le partenaire d’un malheur que la science médicale ne maîtrise, bien souvent, qu’à coups de statistiques ? Du fait même de leur sophistication, les traitements destinés aux pathologies lourdes ne peuvent pas prendre en compte les états d’âme et les angoisses liés à l’émergence de la maladie. Pire encore, ils ont parfois sur le sujet fragilisé par celle-ci un effet dévastateur. Qui n’a pas tremblé en attendant le résultat d’un examen susceptible de confirmer ou d’infirmer un sombre pronostic ? Qui n’a pas eu envie de fuir en entendant l’appel d’un nom lancé à la cantonade dans le couloir d’un hôpital au milieu d’une foule de malheureux terrifiés par le verdict du labora- toire ou de l’appareil de détection ? On sait que les progrès de la médecine moderne ont eu pour effet néfaste d’étendre les catégories de la norme et de la pathologie à des comportements sociaux qui ne relèvent en rien d’une quelconque maladie mais d’une volonté de normaliser les consciences. Ainsi sont nées les dérives d’un hygiénisme d’Etat, dont nous sommes les héritiers, et qui consiste, au-delà des nécessaires politiques de santé publique, à médicaliser tous les actes de notre existence : les passions, le sexe, la pensée, l’alimentation, les manières de vivre. D’où la naissance d’un esprit sécuritaire visant à faire du sujet le responsable de ses maladies et des dommages qu’elles causent à la société. Désormais, le mal organique ne vient plus ni des dieux ni de la nature, mais de conduites humaines jugées désordonnées ou fautives. médicalisation abusive Mais ce progrès a aussi eu pour conséquence de favoriser, à l’échelle mondiale, un divorce entre l’approche du corps et celle de l’âme. Quand le spécialiste des pays riches se fonde sur la science pour appliquer à son patient des thérapeutiques impersonnelles, celui-ci se sent contraint, pour soigner son âme, d’avoir recours à des médecines dites « alternatives » sans efficacité. Au contraire, dans les pays pauvres, où la médecine scientifique ne s’est guère implan- christian roux Plaidoyer pour une éthique médicale qui prendrait davantage en compte les souffrances psychiques du sujet tée, les thérapeutiques traditionnelles s’occupent de l’âme en prétendant guérir le corps. Ainsi, plus la médecine est riche en résultats face à la maladie, plus elle s’appauvrit dans sa relation au sujet. Mais, plus elle est inefficace sur le plan organique et plus elle est bénéfique pour l’âme du sujet dont le Jacques Lacan, dits et écrits Jacques-Alain Miller poursuit la publication des œuvres du psychanalyste LE TRIOMPHE DE LA RELIGION de Jacques Lacan. Seuil, « Champ freudien », 104 p., 12 ¤. LES NOMS-DU-PÈRE de Jacques Lacan. Seuil, « Champ freudien », 106 p., 12 ¤. A l’âge de 60 ans, JacquesAlain Miller a décidé de se consacrer de façon plus active à la publication de l’œuvre écrite et orale de Lacan, dont il a la charge, en tant que détenteur du droit moral et coauteur du fameux Séminaire. Aussi a-t-il annoncé un nouveau programme éditorial. Dans une série intitulée « Les paradoxes de Lacan », paraîtront des « dits et conférences ». Simultanément sera mise en chantier, à raison de deux livraisons par an, et d’une dizaine de volumes, la transcription des quatorze livres encore inédits du Séminaire (sur un total de vingt-cinq, dont onze ont déjà été publiés entre 1973 et 2004). Le prochain livre à paraître, en mars 2005, Le Sinthome (XXIII, 1975-1976), est l’un des plus baro- ques de la période du dernier Lacan, marquée par la fascination de celui-ci pour la topologie. Il porte sur l’œuvre de Joyce et sur la question du symptôme. Par ailleurs, dans une série dite « La bibliothèque sonore du champ freudien », seront réunis par Miller les enregistrements disponibles des conférences et du Séminaire. S’agissant de l’œuvre écrite, qui comporte déjà trois volumes publiés (Ecrits, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Autres écrits), une édition chronologique est déjà en cours. Si ce programme est réalisé, l’œuvre complète de Lacan sera disponible vers 2010, à l’exception de la correspondance et des archives, qui ne sont ni déposées officiellement, ni classées, ni recensées. faire cesser les querelles En ce qui concerne le Séminaire, un problème subsiste : des sténographies, des notes bibliographiques, des index et des transcriptions ont été réalisés en France et à l’étranger par des auteurs modestes, soit du vivant de Lacan, soit après sa mort. Elles circulent libre- ment dans la communauté des chercheurs et des spécialistes, et Miller s’appuie sur certaines d’entre elles, les sténographies notamment. Aussi devrait-il les prendre en compte de façon plus systématique afin de faire cesser les querelles de transmission et les attaques sauvages qui le visent et qui n’intéressent plus aujourd’hui qu’une poignée de lacaniens fanatiques. Ces attaques ad hominem n’ont d’ailleurs plus rien à voir avec le nécessaire débat critique autour de l’œuvre de Lacan et de la manière de l’éditer. Pour la première livraison de la série des paradoxes, Miller a réuni en deux courts volumes quatre conférences : deux de 1960 et de 1974 sur la religion (« Discours aux catholiques » et « Le triomphe de la religion ») et deux autres de 1953 et de 1963 sur des concepts majeurs (« Le symbolique, l’imaginaire et le réel » et « Les noms-dupère »). Si ces deux dernières conférences permettent de reconsidérer la question de la fonction symbolique et de la paternité au moment où la construction de l’Europe fait vaciller la forteresse du nationalisme, les deux autres invitent à une réflexion sur la place de la religion dans un monde dominé par la raison. Contrairement à Freud, qui fut fidèle à sa judéité, infidèle au judaïsme et hostile à toute religion, Lacan, athée lui aussi, resta attaché à l’institution cléricale, qu’il regardait comme une force politique, et à l’idée que le christianisme était la seule vraie religion, du fait de sa doctrine de l’incarnation. Aussi voulut-il convaincre le pape, en 1953, que sa théorie d’un inconscient incarné par le langage pouvait toucher les fidèles sans les heurter. En fait, persuadé que la religion finirait toujours par triompher de tout, y compris de la science, il assignait pour rôle à la psychanalyse, discipline rationnelle, de s’intéresser au réel, c’est-à-dire à ce qui échappe à toute symbolisation : le sexe, la violence, la folie, etc. En bref, aux aspects subjectifs du malaise de la civilisation. Sans doute la leçon estelle valable pour notre époque, partagée entre un désir d’intégrisme et une quête illimitée de la jouissance ? E. Ro. Les leçons de liberté de Guattari ÉCRITS POUR L’ANTI-ŒDIPE de Félix Guattari. Textes agencés par Stéphane Nadaud, Lignes & Manifestes, 510 p., 30 ¤. P our tous ceux qui ont connu Gilles Deleuze et Félix Guattari ou qui ont assisté, entre 1969 et 1972, au séminaire fulgurant que donnait le premier à l’université Paris-VIII-Vincennes, devant un auditoire passionné par sa merveilleuse diction de fou chantant, ce recueil de textes, de lettres, de notes et de brouillons, adressés par Guattari à Deleuze, est un trésor d’informations et d’émotions. Il permet de se souvenir à quel point, en unissant en une seule plume leur désir commun de renverser les dogmes, les deux amis donnèrent au conformisme psychanalytique de l’époque une leçon de plaisir, de révolte et de liberté dont on souhaiterait qu’elle se répète aujourd’hui, fût-ce sous d’autres formes. A cette date, Deleuze avait déjà en tête les « machines désirantes ». Quant à Guattari, il pensait, comme les antipsychiatres anglais et italiens, mais à travers une autre conceptualité, poser, et peut-être résoudre, le problème de la nature de la folie. Est-elle une maladie mentale ou une révolte singulière visant à renverser l’ordre établi ? écriture au long cours C’est alors que les deux amis se mirent à construire L’Anti-Œdipe comme on compose un opéra. Grâce à un échange épistolaire commandé par l’élégance du vousoiement, et grâce à une écriture au long cours dominée par une rhétorique rhizomatique, l’ouvrage, jus- que dans sa forme, oppose à l’impérialisme de l’Un – c’est-à-dire de la structure ou de l’ordre symbolique – une essence machinique et plurielle du désir, seule capable de subvertir les idéaux d’un souverainisme œdipien et patriarcal. Fasciné par l’expérience, Stéphane Nadaud souligne qu’en acceptant de perdre leurs positions subjectives respectives, Deleuze et Guattari produisirent une écriture de l’indistinction qui allait de pair avec la position énoncée dans leur livre. Sans doute cette hypothèse estelle exacte. Mais, comme les transformations actuelles de la famille et de la psychiatrie montrent qu’il s’est passé le contraire de ce dont avaient rêvé les deux auteurs – même dans la manière dont se déconstruit aujourd’hui la famille occidentale –, on pourrait dire aussi que si L’Anti-Œdipe fait toujours événement, c’est parce que sa force littéraire n’est en rien réductible à son message politique. Entre Gilles et Félix, entre celui qui, tel un Socrate sédentaire, possédait une admirable maîtrise de la langue et de la pensée, et celui qui, voyageur incessant et dispersé, habitait simultanément plusieurs lieux eux-mêmes multiples, le mariage fut bénéfique puisqu’il donna naissance à un grand texte iconoclaste dont la composition reste, malgré tout, énigmatique, même si l’on sait désormais que Deleuze en assura la finalisation, tout en affirmant que sans Guattari il ne l’aurait jamais écrit, pas plus d’ailleurs que leurs autres ouvrages communs : « Soyez la panthère rose, disaient les deux auteurs, et que vos amours encore soient comme la guêpe et l’orchidée, le chat et le babouin. » E. Ro. corps est abandonné à la mort. Sans se départir d’un choix explicite en faveur de la médecine scientifique, et sans jamais céder à un quelconque manichéisme, Roland Gori et Marie-José Del Volgo montrent qu’il faut réinventer une approche du sujet qui tienne compte autant des nécessités de la scien- ce que de la souffrance psychique. Ainsi pourra-t-on éviter les excès d’une médicalisation abusive de l’existence humaine. Une seule réserve : le titre de l’ouvrage, La santé totalitaire, ne correspond pas à la subtilité de son contenu. Elisabeth Roudinesco ZOOM a SAVOIR, APPRENDRE, TRANSMETTRE, Une approche psychanalytique du rapport au savoir, de Françoise Hatchuel Spécialiste en sciences de l’éducation, membre du collectif « Savoirs et rapport au savoir » de l’université Paris-X-Nanterre, l’auteure mêle les perspectives anthropologique, sociologique et psychanalytique, pour explorer la fonction de « l’apprendre » dans la construction d’un sujet autonome. Aussi pose-t-elle la nécessité de considérer le savoir comme un objet au sens psychanalytique du terme, « c’est-à-dire un support de l’investissement affectif et pulsionnel, soumis en tant que tel à des projections et des fantasmes ». Examinant les rapports entre savoir, pouvoir et autorité, Françoise Hatchuel en étudie les tensions au sein des univers tant familiaux que scolaires. Enfin, elle fait un sort tout particulier à la « situation d’exclusion » qui est celle des femmes. Pour celles-ci, comme pour les autres « dominés », conclut-elle, « c’est la posture adoptée face au savoir qui est émancipatrice, pas le savoir lui-même ». J. Bi. La Découverte, 168 p., 12 ¤. VIII/LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005 D’AUSCHWITZ À NUREMBERG Mécanique de la « solution finale » LA « SOLUTION FINALE DE LA QUESTION JUIVE » La technique, le temps et les catégories de la décision Sieg Maandag, jeune survivant juif hollandais, marchant sur un chemin bordé de cadavres de détenus, Bergen-Belsen, vers le 20 avril 1945 de Florent Brayard. Fayard, 650 p., 28 ¤. LA PERSÉCUTION DES JUIFS EN BELGIQUE (1940-1945) relief les nombreux obstacles que le IIIe Reich doit surmonter pour mettre ses plans à exécution. Obstacles légaux, d’abord, qui entraînent les nazis dans d’intenses négociations diplomatiques visant à convaincre leurs partenaires européens de sacrifier les juifs vivant sur leur territoire. Si « toute l’Europe dans l’orbite nazie [doit] être “libérée” de ses juifs », la marge de manœuvre des nazis diffère selon le statut des territoires. Obstacles techniques, ensuite. Des exécutions par balles aux immenses chambres à gaz-crématoires d’Auschwitz-Birkenau, les nazis sont à la recherche d’une « technologie adaptée au meurtre de masse ». Le Zyklon B, qui « symboliserait à juste titre la politique d’extermination des juifs », est expérimenté à Auschwitz en septembre 1941 pour éliminer plusieurs centaines de prisonniers de guerre soviétiques et quelques détenus physiquement épuisés. Largement employé dans ce camp pour assassiner les juifs à partir du printemps 1942, il ne s’impose pourtant jamais comme l’unique technique que les nazis utilisent pour exécuter la « solution finale ». de Maxime Steinberg. Ed. Complexe, 318 p., 24,90 ¤. S 1941, année décisive C’est dans cette veine historiographique que s’inscrit l’ouvrage de Florent Brayard, issu de sa thèse de doctorat. Pour en évaluer la nouveauté, il faut préciser ce qui était tenu pour acquis avant sa parution. Car les controverses de ces vingt dernières années ont perdu de leur virulence au fil du temps. Après avoir traqué en vain l’ordre d’Hitler d’exterminer les juifs – un ordre unique n’ayant probablement jamais existé –, les spécialistes, comme Christopher Browning (2) et Philippe Burrin (3), s’accordent à considérer 1941 comme l’année décisive. Si les premières décisions d’extermination systématique sont prises dans les semaines qui suivent le début de l’opération Barbarossa, lancée contre l’URSS le 22 juin 1941, les tueries de masse n’ont lieu, dans un premier temps, qu’à l’arrière du front oriental. george rodger/timelife/getty images oixante ans après la libération des camps et la fin de la deuxième guerre mondiale, que reste-t-il à apprendre sur la Shoah ? L’abondance des publications empêche parfois d’évaluer les avancées de la recherche historique, d’avoir une conscience claire des questions qui demeurent mal connues. La reconstitution du processus décisionnel qui aboutit à la mise en place de la « solution finale de la question juive » fait partie des sujets les plus débattus, notamment depuis la publication, en 1985, de La Destruction des juifs d’Europe de Raul Hilberg (trad. fr., Fayard, 1988), étude pionnière à laquelle tous les historiens se réfèrent, même pour en contester certaines affirmations (1). « mi-chemin belge » Ces décisions émanent d’un petit noyau de dirigeants nazis comprenant, autour d’Hitler, le ministre de la propagande, Joseph Goebbels, le chef de la SS, Heinrich Himmler, et son subordonné, Reinhard Heydrich, responsable des services de sécurité. Florent Brayard, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS), propose d’élargir cette séquence temporelle décisive à la fois vers l’amont et l’aval. Souhaitée sinon prévue par Hitler dès les années 1920, l’extermination du peuple juif dans les chambres à gaz n’est que la dernière et la plus radicale d’une série de « solutions » qui, de la stérilisation forcée à la transplantation des juifs en URSS ou à Madagascar, sont successivement abandonnées entre 1939 et 1941. Pour Brayard, juin 1942 constitue une « césure importante », marquant l’aboutissement de cette « radicalisation progressive » et l’extension à l’échelle de toute l’Europe du programme génocidaire : en fixant à un an le délai au terme duquel doit être réglée la « question juive », les nazis déterminent l’« horizon temporel » qui conduit à une « adaptation du complexe d’extermination à un objectif sans commune mesure avec ceux précédemment fixés ». D’une lecture rendue particulièrement difficile par l’accumulation de dates, de noms et de documents cités, l’essai de Brayard a néanmoins le mérite de mettre en L’angle adopté par Maxime Steinberg illustre une autre tendance de l’historiographie contemporaine de la Shoah : l’approche monographique, qui se propose de décrire la façon dont les projets nazis furent exécutés à l’échelle d’un territoire donné. Avec La Persécution des juifs en Belgique (1940-1945), Steinberg signe une synthèse éclairante sur une question méconnue en France, comme l’est l’histoire de la Belgique d’une façon générale. On regrettera toutefois que, contrairement au titre annoncé, le récit s’interrompe pratiquement à l’automne 1942. Totalement occupée dès mai 1940, la Belgique est administrée par les autorités militaires allemandes, qui sont chargées d’appliquer la politique antisémite décidée à Berlin. D’abord exclus du droit commun et victimes de spoliations, les juifs de Belgique sont déportés en masse à partir de l’été 1942. Pendant une centaine de jours, les rafles sont particulièrement nombreuses, surtout à Anvers, où les policiers belges sont les auxiliaires zélés des forces d’occupation. Dès l’automne, les déportations diminuent, quand les rescapés basculent en majorité dans la clandestinité. La « traque » lancée alors par les autorités allemandes est un semi-échec puisque seul un tiers des 25 000 juifs de Belgique déportés sous l’Occupation (sur une population totale de 56 000) le sont après l’automne 1942. L’exemple belge confirme donc la thèse de Brayard d’une radicalisation et d’une accélération de la « solution finale » à l’été 1942. Attentif aux cas français et néerlandais, Steinberg esquisse une réflexion comparative qui intègre la situation propre à chacun des trois pays dans un schéma plus général qui vaudrait pour l’ensemble de l’Europe occidentale. Entre la France, où un juif sur quatre est déporté, et les Pays-Bas, où trois juifs sur quatre le sont, il conclut à un « mi-chemin belge », l’occupation allemande ayant « détruit » près de la moitié de la population juive de Belgique. Thomas Wieder (1) De Raul Hilberg, reparaît Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive 1933-1945, paru en « NRF essais » en 1994 (Gallimard, « Folio Histoire », 528 p., 8 ¤). (2) The Origins of the Final Solution. The Evolution of Nazi Jewish Policy, September 1941-March 1942 (William Heineman, 2004) ; la traduction française paraîtra fin 2005 aux Belles Lettres. (3) Hitler et les juifs (Seuil, 1995). De la difficulté de faire l’histoire d’Auschwitz, symbole du mal absolu AUSCHWITZ, 60 ANS APRÈS d’Annette Wieviorka. Ed. Robert Laffont, 306 p., 20 ¤. E n cette période commémorative, voici une lecture nécessaire. « Rendre Auschwitz à l’histoire », le projet est méritoire pour un objet qui, à force d’être « saturé de morale », serait quasiment « illisible ». Devenu la métonymie de la Shoah, le symbole du mal absolu, Auschwitz est finalement mal connu en tant que tel, alors que son histoire ne se confond pas avec celle des autres camps. Six ans après Auschwitz expliqué à ma fille (Seuil, 1999), Annette Wieviorka apporte à nouveau un ensemble de réponses précises à des questions simples. Sur l’origine d’Auschwitz, d’abord, où comment Oswiecim, un important carrefour ferroviaire de haute Silésie, fut choisi au printemps 1940 pour abriter un camp de concentration destiné dans un premier temps à compenser le surpeuplement des geôles polonaises. Sur la géographie des lieux, ensuite. Auschwitz n’était pas constitué d’un seul, mais de trois camps, euxmêmes situés à l’intérieur d’une zone d’environ 40 kilomètres carrés, dont les habitants furent expulsés pour laisser place à des établissements agricoles et industriels où travaillaient les détenus. C’est l’un de ces camps, Birkenau, aménagé à partir de 1941 à 3 kilomètres à l’ouest d’Auschwitz, qui fut le lieu principal du génocide des juifs. Conçu initialement pour accueillir les centaines de milliers de Soviétiques faits prisonniers après l’attaque de l’URSS par l’Allemagne le 22 juin 1941, Birkenau fut transformé en « usine de mort » pour les juifs au printemps 1942, à une époque où fonctionnaient déjà les autres centres d’extermination qu’étaient Belzec, Chelmno, Sobibor et Treblinka, situés également sur le territoire de la Pologne d’avant-guerre. Plans à l’appui, Annette Wieviorka passe en revue les principales installations de Birkenau : du « sauna » par lequel transitaient les arrivants aux immenses chambres à gaz-crématoires, en passant par le « Canada », cet ensemble de magasins où étaient stockés les biens des juifs. Etablir les faits, donc, tel est le premier objectif de ce livre qui présente sous forme synthétique un état des recherches les plus récentes et les plus fiables sur l’identité des détenus, le sort réservé aux différentes catégories de déportés, le nombre de morts (1,1 million de morts, parmi lesquels 960 000 juifs, sur un total d’environ 1,3 million de personnes déportées dans les camps d’Auschwitz) et le lancinant débat concernant l’opportunité et la possibilité de bombarder Auschwitz pour enrayer la machine exterminatrice. l’identité juive occultée Cette mise au point n’est pourtant qu’une facette d’un ouvrage qui, de façon plus inattendue, raconte aussi l’après-Auschwitz, ces soixante ans qui suivirent sa « découverte » par l’Armée rouge – terme préférable à celui de « libération », étant donné que le sauvetage des juifs ne faisait pas partie des buts de guerre des Alliés. Après le camp comme lieu de la destruction des juifs d’Europe, Annette Wieviorka s’intéresse donc au camp comme « lieu de mémoire », plus exactement comme lieu d’affrontement de mémoires concurrentes. Devenu un musée en 1947, ce qui reste comme « le plus grand cimetière du monde » fut un « enjeu » autant qu’un « théâtre » pendant la guerre froide, revendiqué comme terre de leur martyre par les communistes, qui mirent l’accent sur la déportation politique et occultèrent l’identité juive de la majorité des morts d’Auschwitz. Ce n’est que dans les années 1980 qu’Auschwitz fut réinvesti par la mémoire juive : les discours prononcés à l’occasion des cérémonies commémoratives autant que la conception des expositions et des mémoriaux rendent compte de cette évolution de la signification conférée à Auschwitz. A elle seule, l’histoire de ce camp condense les phases successives d’une mémoire de la déportation et du génocide qu’Annette Wieviorka avait été l’une des premières à décrire dans Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli (Plon, 1992, rééd. Hachette « Pluriel », 2003). On manquerait la dernière raison de recommander la lecture de cet ouvrage si l’on omettait sa dimension réflexive. Pourquoi et comment raconter Auschwitz ? La chercheuse n’a pas oublié qu’elle fut confrontée pendant vingt ans à ces questions, comme « enseignante de la République », notamment lorsqu’elle eut à accompagner des lycéens à Auschwitz, pratique qui commença à se généraliser à partir de la fin des années 1980. De ces expériences, peu de certitudes mais une vraie question : « La visite à Auschwitz est-elle un outil pour faire connaître, faire comprendre, prévenir les crimes liés au racisme et à l’antisémitisme ? », demande Annette Wieviorka, qui invite à « réfléchir à ce que peut apporter une visite à Auschwitz à ces adolescents inscrits dans une tout autre histoire pour tenter de comprendre ce qu’ils sentent, ce dont ils prennent conscience au-delà des mots un peu creux, un peu convenus, qu’ils profèrent à l’issue de la visite ». En des temps où les commémorations s’imposent comme de grands rendezvous médiatiques et politiques, ce livre convie à s’interroger sur l’efficacité d’un devoir de mémoire érigé peut-être trop volontiers en dogme intangible. Th. W. e Signalons la publication d’Auschwitz, la solution finale, sélection d’articles de la revue L’Histoire (préface d’Annette Wieviorka, Tallandier, 304 p., 21 ¤). Les pièges de la fausse mémoire LES FRONTIÈRES D’AUSCHWITZ Les ravages du devoir de mémoire de Shmuel Trigano. Le Livre de poche, « Biblio essais », 256 p., 6 ¤. Inédit D ans l’avalanche commémorative, voilà un essai qui détonne. Il ne célèbre pas les morts, mais s’intéresse aux vivants. C’est pourquoi il englobe les questions politiques présentes, épingle Chirac comme de Gaulle, Durban comme l’Europe. Combattant des opinions communes, il interroge le rôle de la mémoire d’Auschwitz dans l’actuel regain d’antisémitisme. Au premier abord, c’est paradoxal : enseigner la Shoah, n’est-ce pas le moyen de combattre la haine envers les juifs, d’empêcher le retour de l’inhu- main ? Pas si simple. Regarder autour de nous suffit pour le constater. L’hommage aux juifs exterminés se juxtapose avec les plus dures accusations envers Israël : Sharon comparé à Hitler, les victimes d’hier considérées comme les bourreaux d’aujourd’hui. « Ceux qui compatissent avec force démonstration à la mémoire de la Shoah sont ceux-là mêmes qui accablent les juifs de l’infamie nazie, sans en ressentir la moindre contradiction, en clamant même leur refus de l’antisémitisme », souligne Shmuel Trigano. En développant son analyse, ce philosophe et sociologue, déjà auteur d’une œuvre considérable, démontre comment le « devoir de mémoire » tel qu’il est pratiqué contribue finalement au renforcement de l’antisémitisme. Que peut comprendre un lycéen en apprenant aujourd’hui ce que fut l’horreur des camps d’extermination ? Il demeure presque toujours sans explications sur les raisons historiques profondes qui ont conduit le nazisme à se donner pour but l’élimination physique définitive du peuple juif. L’élève sera donc ému, de manière intense et abstraite, mais il ne saura que faire de cette émotion. Le « devoir de mémoire » masque autant qu’il montre. Cette fausse mémoire tait l’essentiel. Thèse centrale de Shmuel Trigano : on commémore la disparition de victimes anonymes, non le meurtre d’un peuple. On plaint des hommes en général, tués un à un, et non des juifs massacrés en masse en tant que juifs. On évoque des ombres, suscitant un émoi humanitaire, non des êtres réels, pris dans un destin historique collectif. En écartant cette dimension collective et historique de la Shoah, en ne disant rien de la place introuvable du peuple juif au sein de toute l’histoire européenne, le « devoir de mémoire » occulte la réalité politique. Il interdit de voir les mutations en cours depuis la création de l’Etat d’Israël. Les Frontières d’Auschwitz délimitent un espace compassionnel : les juifs sont priés de ne pas en sortir. S’ils cessent d’être victimes, et vivent, et se défendent, ils passent pour des bourreaux ! Les Palestiniens sont substitués aux juifs dans le rôle de victimes, les tenants du devoir de mémoire se rangent en bonne conscience à leurs côtés, tout en pleurant les bons juifs, ceux qui sont morts. R-P D. LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005/IX D’AUSCHWITZ À NUREMBERG Sonder les cœurs et les entrailles des bourreaux LES ENTRETIENS DE NUREMBERG (The Nuremberg Interviews) Paroles revenues de l’extrémité de l’enfer Le 30 septembre 1946, les chefs nazis écoutent les réquisitoires des procureurs du tribunal de Nuremberg. de Leon Goldensohn. Présentés par Robert Gellately, traduits de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Flammarion, 540 p., 25 ¤. En librairie le 24 janvier D gna méticuleusement ses observations. Rendu à la vie civile, il rangea ses notes et reprit aux Etats-Unis son métier, qu’il exerça jusqu’à sa mort, en 1961. corpus insoupçonné C’est à l’initiative de son frère que paraît cet ouvrage, qui réunit un choix d’une partie des entretiens que Leon Goldensohn conduisit à Nuremberg avec dix-neuf accusés et quatorze témoins. A la demande de l’éditeur, l’historien américain Robert Gellately, du Centre d’études de l’Holocauste de la Clark University (auteur d’un remarqué Avec Hitler. Les Allemands et leur Führer, Flammarion, 2003), a mis en forme ces textes, corrigeant les erreurs manifestes, coupant les redites, tout en restant aussi près que possible de l’original. De ce corpus insoupçonné autant qu’improbable se dégage une irré- Dans un témoignage recueilli en 1947, Christa Schroeder, morte en 1984, décrit un Hitler en quelque sorte intime, saisi dans le premier cercle de ses relations et amitiés. Méfiant, craignant sans cesse pour sa santé et sa sécurité, colérique, imprévisible, tel apparaît, dépeint par une de ses secrétaires, l’homme privé Adolf Hitler. Il est regrettable que cette édition ne précise pas plus soigneusement dans quelles conditions fut collecté ce témoignage, pour établir le crédit qu’on peut lui porter. e 12 ans auprès d’Hitler 1933-1945. La secrétaire privée d’Hitler témoigne, éd. Page après page (9, cité Trévise 75009), 224 p., 22 ¤. pressible propension des accusés à se disculper. L’amiral Doenitz affirme ainsi : « Je n’ai jamais eu la moindre idée de ce qui se passait en ce qui concerne les juifs. » Questionné sur le poids de la politique raciale dans le nazisme, Goering répond : « Pas du tout fondamental. Totalement secondaire et accessoire. » Non sans ajouter qu’il n’a rien su de l’extermination et qu’il n’arrive pas à croire qu’Hitler en ait été informé. Et d’estimer que les juifs, par leurs « mensonges, injures et calomnies » à l’endroit des nazis, portaient une part de responsabilité dans l’antisémitisme du régime. De son côté, Hans Fritzsche, haut fonctionnaire au ministère de la propagande de Goebbels, ne craint pas d’assener : « Je pourrais presque jurer que, dans toute la France, nos troupes n’ont pas pillé plus de dix montres-bracelets. » Ces entretiens confirment donc que les premiers à nier les crimes furent leurs auteurs, qui restaient profondément imprégnés de l’idéologie nazie. Le négationnisme, sous tous ses aspects, puise là sa source. A l’exception de Rudolf Hess, manifestement fou, ou du très méfiant Albert Speer, tous les prisonniers se confièrent à Goldensohn tout en lui manifestant une confiance limitée. Beaucoup se demandaient (et lui demandèrent) quel usage il comptait faire de ses notes. La teneur en serait-elle divulguée aux juges ? En tirerait-il un livre ? Sans obtenir de réponse tran- chée, ils parlèrent tout de même pour avancer falsifications délibérées et contre-vérités, plus ou moins conscientes, dont leurs témoignages regorgent, et pour roder leur défense. Même si un examen attentif des textes montre que Goldensohn mena les entretiens dans les règles de l’art, celui-ci n’était pas dupe de l’inégalité entre la situation des accusés, qui risquaient leur vie, et la sienne propre, dans la mesure où jamais le secret professionnel ne fut de mise entre ses patients et lui. Bien qu’il ait questionné les intéressés sur leur enfance, leur famille, leur vie conjugale, leur carrière, leurs sentiments, Goldensohn ne se faisait guère d’illusions. A propos de Kurt Daluege, successeur d’Heydrich en Bohême-Moravie, il notait ainsi : « Essayer de lui arracher une réponse sincère ou émotionnellement significative, c’est comme essayer de puiser de l’eau dans un puits asséché de longue date. » C’était finement vu. En dépit de ces entretiens officiels par le truchement d’un traducteur, au cours desquels les accusés avaient tout loisir de fourbir leurs réponses, malgré ce que l’on apprend de leurs pathologies somatiques et psychiques, le mystère demeure entier. Il est tentant de penser que la vérité jaillira de la bouche du criminel : ces entretiens démontrent que cet espoir est vain. Laurent Douzou « Oh, que je n’ai jamais été aussi honteux de me savoir “humain” ! » CARTES POSTALES D’UN VOYAGE EN POLOGNE de Giorgio Caproni. Traduit de l’italien (bilingue) et présenté par Philippe Lacoue-Labarthe et Federico Nicolao, éd. William Blake & Co, 42 p., 11 ¤. oût 1948. Un congrès international réuni à l’initiative du Mouvement de la paix se tient à Wroclaw, en Pologne. Un grand nombre d’intellectuels européens progressistes y participent – Picasso, Paul Eluard, Le Corbusier… pour les Français. Giorgio Caproni (1912-1990), instituteur de 36 ans, ancien résistant et militant socialiste, fait partie de la délégation italienne. A l’issue de la réunion, des excursions sont organisées pour les congressistes. La plupart d’entre eux choisissent des curiosités touristiques. Quelques autres, dont Caproni, veulent se rendre à Auschwitz, « ou Oswiecim, comme préfèrent dire les Polonais ». Comme le rappel- le Annette Wieviorka dans le dernier chapitre de son livre (voir ci-contre), le camp a été transformé l’année précédente en musée et en « monument du martyrologe et de la lutte du peuple polonais et des autres peuples ». « climat de tragédie pure » Le choc pour Caproni est considérable. Durant treize ans, celui qui deviendra l’un des plus grands poètes italiens de sa génération (celle de Mario Luzi notamment) reste sans voix. Son journal, tenu pourtant avec scrupule, s’interrompt brusquement, sans explications, pour ne reprendre que plusieurs mois plus tard. Il faut attendre l’été 1961 et trois articles de La Giustizia pour que la voix se libère et que, de bouleversée, elle se fasse bouleversante. Philippe LacoueLabarthe et Federico Nicolao ont traduit et présenté ces trois articles, dont il n’existe pas d’édition séparée en Italie. Que disent ces textes ? La « honte » d’abord, celle de visiteurs insouciants, « la langue déliée et prêts à la boutade et à l’anecdote ». « Honte » surtout « pour les nazis »… « Mais, en fin de compte, les nazis ne sont-ils pas également partie intégrante de nous-mêmes (aberrante, mais toujours intégrante, hélas) ?… » A partir de cet instant, le visiteur n’est plus exempté, protégé : « Oh, que je n’ai jamais été aussi honteux de me savoir “humain” ! » A la fin de ce parcours, une fois passées les vitrines pleines d’objets familiers, de cheveux ou de boîtes de zyklon, le guide (un ancien déporté, « catholique convaincu », précise Caproni) tient ce propos, qu’entendra parfaitement le poète : « Ici, nous sommes dans le climat de tragédie pure, où la vérité a tout à perdre et rien à gagner, tant par elle-même elle est tragiquement horrible, à une quelconque adjonction de passion ou, pire, de rhétorique inutile. » P. K. L’incroyable destin des « sept nains d’Auschwitz » NOUS ÉTIONS DES GÉANTS L’incroyable survie d’une famille juive de lilliputiens (Im Herzen waren wir Riesen) de Yehuda Koren et Eilat Negev. Traduit de l’allemand par Inès Lacroix-Pozzi et Dominique Laure Miermont, Payot, 288 p., 18,50 ¤. I ntrigués par la mention dans un ouvrage d’une troupe appelée « Les Sept Nains d’Auschwitz », qui avait fait une tournée en Israël en 1949, deux journalistes, Yehuda Koren et Eilat Negev, ont mené l’en- JO WAJSBLAT, L’ENFANT DE LA CHAMBRE À GAZ L LA SECRÉTAIRE D’HITLER A Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 448 p., 22 ¤. Dessins d’Alec Borenstein, textes de Gilles Lambert, préface de Serge Klarsfeld, TR éd. (2 rue Alfred de Vigny, 75008 Paris), 34 ¤. keystone u 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, le Tribunal international de Nuremberg jugea vingt et un responsables nazis. Hormis Heydrich (abattu à Prague en mai 1942), Hitler, Goebbels et Himmler (suicidés) et des fuyards comme Eichmann, il y avait là les principaux chefs du IIIe Reich. Devant des magistrats représentant les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’URSS et la France comparurent les acolytes directs d’Hitler (Goering, Hess, Ribbentrop), des Gauleiters (comme Frank pour la Pologne), des officiers généraux (Keitel, Jodl, Raeder, Doenitz), des experts (Schacht, Speer), des théoriciens du racisme et de l’antisémitisme (Rosenberg, Streicher). Couvert par des journalistes du monde entier, décortiqué ultérieurement par les historiens, ce procès est aujourd’hui bien connu, jusque dans son détail. Avec une zone d’ombre liée à l’impossibilité de sonder les reins et les cœurs : quelles pensées ces hommes rattrapés par leur sinistre passé ruminaient-ils dans leurs geôles ? Il se trouve qu’un officier américain de 34 ans, Léon Goldensohn, fut affecté à la prison de Nuremberg de janvier à juillet 1946. Psychiatre de son état, il fut chargé de veiller sur la santé mentale des accusés, avec lesquels il s’entretint longuement et individuellement. Il interrogea aussi des témoins de la défense et de l’accusation, dont certains hauts dirigeants nazis. Il consi- DES VOIX SOUS LA CENDRE Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau quête et mis au jour une histoire familiale tragique qui croise celle de la Shoah. Musiciens, chanteurs et comédiens, sept lilliputiens de la même fratrie, nés en Transylvanie entre 1886 et 1921, les Ovitz avaient formé une troupe qui se produisait en Europe centrale. En septembre 1940, le nord de la Transylvanie étant redevenu territoire hongrois, les juifs y furent persécutés. Les Ovitz furent déportés à Auschwitz-Birkenau en mai 1944. Jozef Mengele, arrivé en 1943 au camp en tant que médecin, fut averti immédiatement de leur présence. Se livrant à des expériences criminelles censées étudier l’hérédité, il s’intéressait particulièrement aux jumeaux et aux nains. Les Ovitz connurent l’enfer quotidien qu’était la survie dans ce camp d’extermination tout en bénéficiant d’un régime spécial, parce que Mengele tenait, pour ses expérimentations, à les maintenir en vie. Quand, le samedi 27 janvier 1945, vers 3 heures de l’après-midi, les patrouilles de reconnaissance de l’armée rouge entrèrent à Birkenau, les Ovitz surent qu’ils étaient sauvés. Sur les 650 juifs déportés de Rozavlea, leur village natal, au printemps 1944, 50 avaient survécu. Les Ovitz émigrèrent à Anvers avant de s’installer en Israël en 1949. Perla Ovitz, dernière survivante de la troupe lilliputienne, est morte paisiblement à Haïfa en septembre 2001. « Tout ce qui reste à Rozavlea des quatre-vingts ans de présence mouvementée des Ovitz, ce sont deux pierres tombales, deux pruniers et un sourire sur le visage des vieilles gens quand on évoque les lilliputiens. » Une histoire familiale aussi singulière que bouleversante. L. Do. e témoignage peut-il rendre compte de l’extermination ? Pour Primo Levi, les vrais témoins sont ceux qui ne peuvent témoigner, ces « naufragés » qui seuls ont « sondé le fond », contrairement aux « rescapés ». L’aporie semble pourtant résolue lorsqu’on lit ceux qui ont côtoyé l’extrémité de l’enfer concentrationnaire. Entre 1945 et 1980, la terre de Birkenau dévoila de surprenants vestiges. Des carnets presque illisibles retrouvés près des chambres à gaz. Ils avaient été rédigés par des membres du Sonderkommando, l’expression qui, dans la langue nazie riche en euphémismes sinistres, désignait l’« unité spéciale » constituée des déportés chargés d’évacuer et d’incinérer les cadavres. Des centaines de juifs furent ainsi employés à effacer les traces de leurs coreligionnaires, avant d’être assassinés, parce qu’ils étaient juifs et en savaient trop. Trois de ces manuscrits sont aujourd’hui réédités dans un recueil qui réunit d’autres témoignages, inédits en français, de rescapés du Sonderkommando, ainsi que d’utiles mises au point factuelles. Il est inutile d’insister sur l’intérêt capital des documents, écrits sur les lieux du pire des crimes au moment où celui- ci était perpétré et par ceux-là mêmes qui étaient contraints de l’accomplir. D’une précision insupportable, ils décrivent l’extermination industrielle qui permit de brûler jusqu’à 8 000 corps par jour, nous plongeant au cœur de cette « zone grise » que Levi définissait comme le point où se brouille la frontière entre la victime et le bourreau. Que faire lorsqu’on risque d’être jeté vif dans le crématoire en tentant d’alerter ceux q u’on mène aux chambres à gaz ? N’a-t-on pas inconsciemment intérêt à ce que l’affreux travail continue quand on sait que les périodes de relâche sont celles où les nazis liquident le Sonderkommando et le renouvellent ? Certains semblent s’être habitués, d’autres se suicidèrent, d’autres enfin tentèrent, le 7 octobre 1944, un soulèvement, noyé dans le sang par les SS. Jo Wajsblat croise le regard de l’un de ces hommes en septembre 1944. Déporté à 15 ans à Birkenau, il échappe à la mort jusqu’au jour où il est conduit à la chambre à gaz. Un miracle se produit : au bout de quelques secondes, les portes se rouvrent, sur décision du docteur Mengele d’utiliser quelques-uns de ces hommes pour ses terribles expérimentations. Le sort exceptionnel de Wajsblat, déjà connu (Le Témoin imprévu, éd. Florent Massot et François Millet, 2001), est raconté dans un album illustré d’une cinquantaine de planches en noir et blanc, exécutées par le peintre Alec Borenstein, à qui Wajsblat a demandé de fixer les images qu’il gardait en mémoire. A la lecture de ces textes, on pense à David Rousset, rescapé de Buchenwald, qui, dans L’Univers concentrationnaire, écrivait : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. » Th. W. ZOOM a KADDISH POUR LES MIENS. Chronique d’un demi-siècle d’antisémitisme (1892-1942), d’Armand Gliksberg L’auteur avait 18 ans quand, en août 1942, son père, sa mère et sa sœur furent déportés à Auschwitz. Venue de Pologne, la famille avait vécu heureuse jusqu’en 1940. A cause de la législation antisémite, elle vit bientôt la nasse se resserrer autour d’elle. Le 20 décembre 1941, le jeune Armand, en partance pour la zone libre, embrassait ses parents pour la dernière fois. Quand ils voulurent franchir la ligne de démarcation, les siens furent livrés par leur passeur, internés à Pithiviers, puis à Drancy. « Resté orphelin du monde, pour toujours », Armand Gliksberg entend porter « assistance à vérité en danger ». L. Do. Mille et une nuits, 338 p., 10 ¤. a AMI, SI TU TOMBES… Les déportés résistants des camps au souvenir 1945-2005, de Jean-Marc Dreyfus Depuis l’émergence d’une revendication mémorielle proprement juive à la fin des années 1970, la mémoire de la Shoah est dominante. Les déportés résistants, cités prioritairement en 1945, sont ainsi graduellement passés au second plan de la mémoire sociale, bien qu’ils aient, à bien des égards, joué un rôle important. C’est cette présence que cet ouvrage souligne en examinant la libération des camps et le retour des déportés, les organisations qui ont porté leurs mémoires, les commémorations, les modalités du témoignage. Avec cette idée que, dans les camps, la survie était une forme d’héroïsme. Une excellente mise au point. L. Do. Perrin, 232 p., 19,50 ¤. COMMANDANT D’AUSCHWITZ PARLE, de Rudolf Hoess Dans la prison de Cracovie où il attendait le procès qui devait le condamner à la pendaison, le 4 avril 1947, celui qui commanda le camp d’Auschwitz entre 1940 et 1943 rédigea son autobiographie. Primo Levi, ancien déporté à Auschwitz, y voyait « un des livres les plus instructifs qui aient jamais été publiés, car il décrit avec précision un itinéraire humain qui est, à sa façon, exemplaire ». Souvent réédité depuis sa parution en France (1959), ce document capital est remarquablement présenté par la sociologue Geneviève Decrop, qui livre les clés d’une lecture critique. Th. W. La Découverte/Poche, « Essais », 280 p., 11,50 ¤. a LE LES NAZIS ET LA « SOLUTION FINALE », de Laurence Rees Directeur des programmes historiques de la BBC, Laurence Rees réussit ce tour de force de raconter la « solution finale » sous la forme d’un récit d’une grande clarté, fondé sur des recherches de spécialistes et illustré de témoignages, recueillis auprès d’anciens bourreaux et de rescapés. Une vulgarisation intelligente, qui accompagne un documentaire télévisé en deux parties que TF1 diffusera les 25 et 26 janvier. Th. W. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 424 p., 21,50 ¤. a AUSCHWITZ, À DACHAU, de Joshua M. Greene En marge du procès de Nuremberg, d’autres procès voyaient comparaître à Dachau des exécutants qui avaient sévi là ainsi qu’à Buchenwald, Mauthausen et Flossenburg. De novembre 1945 à août 1947, 177 gardiens et officiers furent ainsi jugés, sous la responsabilité d’un avocat de l’Alabama, William Denson. S’appuyant notamment sur les archives du magistrat, le journaliste Joshua Greene retrace ces procès d’une plume alerte et dessine l’itinéraire de Denson, décédé en 1998 à 86 ans. L. Do. Traduit de l’anglais par Dominique Peters, Calmann-Lévy, 440 p., 22 ¤. En librairie le 2 février. a JUSTICE X/LE MONDE/VENDREDI 21 JANVIER 2005 RENCONTRES Conversation Papy tendre et malicieux de la psychanalyse, Emilio Rodrigué, 82 ans, publie ses Mémoires Les facéties d’un sorcier laconique 432 p., 23,50 ¤). En blue jeans et col roulé, les bras fixés aux accoudoirs de son fauteuil, l’homme semble retranché derrière un épais rideau de fumée : grillées l’une après l’autre, les Winston rouges brûlent comme des bâtons d’encens. Une question, puis deux, puis trois… Pas de réponse. Arborant un vague sourire à la Hitchcock, celui qu’on surnomme le « gourou tropical » ne souffle mot. Pas d’autre choix, dès lors, que de se cramponner au livre, en pointant telle page, telle anecdote, et EMILIO RODRIGUÉ Personnage central de la psychanalyse latino-américaine, Emilio Rodrigué a joué un rôle moteur dans sa diffusion à travers le continent. Né à Buenos Aires, en 1923, dans une riche famille d’origine française, il a côtoyé maintes personnalités du mouvement analytique de l’après-guerre (Marie Langer, Erik Erikson ou encore Mélanie Klein), et participé aux luttes qui ont divisé l’école argentine (par exemple le fameux groupe Plataforma). Exilé à Bahia après l’avènement de la dictature militaire, il est devenu la figure exemplaire d’un freudisme sud-américain qui s’est largement construit au miroir de la tradition européenne, mais qui est réputé plus éclectique, plus ouvert aussi. Ainsi Rodrigué a-t-il toujours voulu mêler non seulement les approches cliniques (kleinienne, lacanienne...) mais aussi les cultures (d’Amérique, d’Afrique et du Vieux Continent). Auteur de plusieurs ouvrages, il a notamment signé une magistrale biographie de Sigmund Freud (Freud, Le Siècle de la psychanalyse, Payot, 2000). opposé. La scène se passe dans les salons d’un hôtel parisien. Le grand aîné de la psychanalyse latino-américaine, aujourd’hui âgé de 81 ans, avait lui-même fixé le rendez-vous, en vue d’une « conversation » autour de ses Mémoires, parus tout récemment chez Payot sous le titre Séparations nécessaires (élégamment traduits de l’espagnol par Mylène Ghariani, par exemple l’évocation malicieuse de la célèbre psychanalyste Mélanie Klein : « Vous écrivez qu’elle avait “le tact d’une analyste, ou plutôt d’une grand-mère”. Vous-même, faut-il vous considérer comme un autre papy du freudisme ? » Prenant appui sur ses baskets Nike, Rodrigué écrase alors sa cigarette et se penche doucement vers vous : « Tu sais, tu ne serais pas un bon psychanalyste. Tu es trop intuitif, ça me met mal à l’aise… » Nous voilà bien… Que faire ? « Tu n’as qu’à inventer. De toute façon, en psychanalyse, c’est le cas de pas mal d’histoires cliniques. Tu n’as pas d’autre solution : vas-y, invente ! Good luck ! », enjoint le sorcier laconique, qui semble déjà prêt à tourner les talons. « lecture flottante » Soit. Prenons Rodrigué au mot, et acceptons cette exhortation à associer librement, pour porter sur ses Mémoires une sorte de « lecture flottante », qui serait à l’activité liseuse ce que la fameuse « écoute flottante » est à l’acte psychanalytique. « Le délire comme projet : tout parier sur le délire jusqu’à le réaliser. Le délire habille le personnage », écrit-il dans un chapitre intitulé, précisément, « Mon délire de retraité ». Carte blanche, donc. La voie est libre pour un portrait d’Emilio Rodrigué en papy tendre et impitoyable, dont « les grands maîtres sont des femmes ». Et des grands-mères, surtout. A commencer par celle qui donne le coup d’envoi : Margarita Hileret de Rodrigué, française, millionnaire et voyageuse, qui permit à Emilio d’avoir une « enfance dorée » au cœur de Buenos Aires. Devenu adulte, il se mettra à « l’imiter », tombant amoureux de Paris, pour traverser « l’Atlantique à chaque équinoxe ». Entre-temps, le jeune étudiant en médecine aura rencontré l’œuvre de Freud, au point d’opter pour la psychanalyse, ce métier alors « sans prestige, une affaire de juifs et de coiffeurs pour dames ». Et c’est précisément auprès de quelques femmes mûres qu’il apprit vraiment l’art de « lâcher la sorciè- serge picard L es silences ne sont pas toujours le naufrage de la conversation. Il convient parfois de les considérer comme autant d’espaces privilégiés, voire comme l’ultime destination du dialogue. Plutôt qu’une alternance de répliques bien huilées, c’est le geste d’une parole suspendue, gardée en réserve, qui peut venir souligner, mieux qu’aucun autre, l’intensité existentielle de l’échange verbal. Le silence, voilà ce qu’Emilio Rodrigué nous a ironiquement re de l’inconscient et de monter sur son balai ». Dans le Londres de l’aprèsguerre, il fut donc l’élève de Mélanie Klein, ici dépeinte en « vieux bouc » coquet et redoutable : « Etre supervisé par une grand-mère, c’est tout un programme… » De retour en Argentine, il devient « le disciple » de Suzanne Langer, une analyste sévère qui vit en « ermite » dans les pinèdes du Connecticut : « Elle était grande et sèche, avec un visage germanique et d’étranges yeux bleus exorbités. Un regard d’aveugle. » C’est elle qui lui conseilla de participer à l’expérience thérapeutique de Stockbridge, une clinique américaine fondée par Austen Riggs. Un jour qu’il discutait de cette « utopie communautaire » avec la veuve de Riggs, cette autre aïeule lui affirma d’ailleurs que son mari, en fait, ne prisait guère la psychanalyse : « Too much sex, me confia-t-elle. Délicieux, le thé de Mme Riggs… » Bien des années plus tard, l’héritier endossera le rôle à son tour : « Parfois, je vous considère comme des grands-parents », lancera une apprentie analyste en direction de Rodrigué et de ses collègues. Et celui-ci se décrit désormais comme un vénérable pleurnichard « un brin hystérique », amateur de bridge, de marijuana et d’omelette aux palourdes. Sur les plages de Bahia, où, après l’avènement de la dictature en Argentine, il a construit son « exil Veuve-Cliquot », il cultive désormais ses petites habitudes : « Hypnotiser Colita, le grand chien casse-couilles », par exemple. Et lorsque cet éclectique part en excursion pour quelque « blind date thérapeutique » (expression corporelle, yoga, danse et transe candomblé…), il glisse dans son sac de voyage « une brosse à dents et les Ecrits de Lacan ». « Vieux capitaine du divan », Rodrigué est un patriarche lucide et blessé, assez pauvre désormais, qui s’isole souvent aux toilettes afin de dissimuler ses larmes. Au reste, il n’a plus grand-chose à cacher. Ni ses secrets les moins avouables (des « dessous élimés », un « faible » pour Jimmy Carter), ni ses cauchemars les plus atroces (« mourir en sens interdit et gêner la circulation »). Ni même ses vérités sur ces « gens cruels » que sont les psychanalystes. Ni enfin (et surtout) sa passion intacte pour la pratique freudienne comme aventure érotique : « La psychanalyse est une méditation sensuelle, partagée. Ce sont les péripéties d’une rencontre intime. La psychanalyse est un baiser virtuel sur la bouche. » Jean Birnbaum Idées François Jullien, philosophe, directeur de l’Institut de la pensée contemporaine « La pensée chinoise se tient à l’écart du bonheur » P hilosophe et sinologue, François Jullien poursuit, depuis une vingtaine d’années, une tâche profondément originale. En faisant saillir les singularités de la pensée chinoise, il éclaire en retour les particularités généralement inaperçues de l’Occident. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages renouvelant notre regard sur la Chine et sur nousmêmes, il clôt avec l’étude qui paraît aujourd’hui un cycle de quatre livres consacrés à l’activité de vivre. Nourrir sa vie (Seuil, 180 p., 16 ¤) prend pour titre et pour thème une expression chinoise dépourvue d’équivalent sur le versant grec et européen. François Jullien est ainsi conduit à dresser le tableau d’une sagesse « à l’écart du bonheur » (sous-titre du livre), cherchant à se déprendre de ce qui encombre la vie afin de parvenir à l’intensifier en l’épurant. Il résume ici les principaux acquis de cette nouvelle étape de son parcours. Votre livre s’ouvre sur un contraste frappant. Aristote considère la connaissance comme le bien suprême. A la même époque, le taoïste Zhuangzi (Tchouang-tseu) soutient au contraire qu’il vaut mieux renoncer à connaître. Du côté grec, la connaissance est ce qui légitime la vie humaine. Aristote reconnaît bien que les hommes ont une « âme nutritive », comme les plantes et les animaux. Mais la spécificité humaine réside pour lui dans l’esprit, qui se nourrit de la vérité. Sur le versant chinois, au contraire, si cet intérêt pour la connaissance est aperçu, on s’en détourne souvent comme d’un danger. Zhuangzi déclare que l’activité de connaissance est épuisante parce qu’elle est sans fin. Elle risque donc de nuire à la vitalité. Ainsi, la pensée chinoise n’a pas fait cette fixation sur la connaissance et la vérité qui a tant marqué notre pensée. Le courant taoïste, notamment, a plutôt pensé la vie comme un capital à entretenir : « nourrir sa vie », c’est apprendre à déployer et préserver la capacité de vie dont je suis investi et la porter à son plein régime. Que devient alors l’intention de vivre pour être heureux ? C’est la notion de finalité qui fait ici différence. Sur le versant grec, en effet, la vie est censée tendre vers ce qui, à son stade ultime, est le bonheur. Celui-ci est la fin suprême. Or on se désintéresse, côté chinois, de la finalité. Le sage vit dans le tao « comme un poisson dans l’eau » : il ne tend vers rien, évolue librement, au gré. Sa vie consiste à « flotter » : il demeure toujours en mouvement, comme y porte l’alternance respiratoire, mais sans direction projetée ; il est sans destination et même sans aspiration. Plus le sage se déprend de tout ce qui est inutile et encombrant, plus il s’énergétise. Il épure, décante, sa vitalité, et par là la désenlise : plus je m’affine, plus je m’anime. Il y a donc en Chine un gain vital de la morale : s’affranchir des charges et des soucis du monde, en effet, comme le recommande la morale, désentrave la vitalité. Et, s’il n’y a pas coupure entre les plans du vital et du moral, c’est que l’« âme » et le « corps » ne se sont pas constitués en entités stables et définies, comme dans la pensée grecque. En l’absence d’une âme consistante, la pérennité ne peut être que celle de notre être physique ; par suite, la quête de l’immortalité devient celle de la longévité. Est-ce cette absence de séparation qui séduit aujourd’hui les Occidentaux attirés par les pratiques chinoises ? Il est sûr que le déclin de l’« âme » en Occident et le décrochement vis-à-vis des grandes finalités, notamment de nos idéaux religieux et politiques, rendent nos contemporains plus sensibles à cette pensée du ménagement du vital et de son plein « rendement ». Si le sage chinois ne nourrit pas son âme ou son corps, il nourrit son souffle-énergie, et ce sont ces arts de longue vie qui attirent aujourd’hui. Ce qui séduit aussi est que Zhuangzi propose une forme de dépassement, mais qui ne conduit pas à une conversion : car l’« audelà » de l’affranchissement n’est pas constitué en Etre ou en Dieu. Par suite, cette transcendance ne s’oppose pas à l’immanence, mais y conduit : elle est le plein régime, spontané, des processus. Je m’en prends, en revanche, à la littérature du « développement personnel » qui nous envahit aujourd’hui parce qu’elle transforme en pseudo-mystique ce qui, côté chinois, est également logique et cohérent. La « Chine » n’a pas à servir de soupape de l’Occident. Méfions-nous du « soyez zen », d’autant plus que « être zen », c’est d’abord se découvrir affranchi de toute injonction. Sommets Suite de la première page Le K 2 mérite le titre de « miss des montagnes universelles ». Dans le livre de Charlie Buffet (1), on sent le souffle court et rauque d’une attirance pour sa sculpture, sa forme de pyramide plantée dans les vertèbres de l’Asie, sa ligne méprisante qui a emporté vies sur vies. La Folie du K 2 n’est pas un livre de montagne supplémentaire, mais le récit des tempêtes visionnaires qui sont dans les yeux des voyageurs de ses hautes altitudes. Des histoires de fièvres ardentes, Quel est l’apport de la pensée chinoise à cet égard ? La médecine européenne s’est préoccupée d’abord de la maladie, la médecine chinoise de la santé. La Chine a pensé le gain vital qu’il y a à se « déstresser ». L’idée même de « tomber malade » lui est étrangère : toute dégradation naît d’une série d’écarts infimes qui vont se renforçant et s’accumulant. Il n’y a donc jamais d’événement surgissant brusquement. Il suffit de réparer les écarts dès leur commencement pour assurer la constance de la régulation, et par là se maintenir en évolution. L’accent mis en Occident sur l’idée du bonheur a-t-il produit un effet que l’histoire chinoise ignore ? L’Europe n’a cessé en effet de de désirs impitoyables qui dépassent l’instinct de survie, d’hommes et de femmes qui ont planté leurs griffes artificielles dans la chemise de neige du K 2, étroitement boutonnée jusqu’au sommet. Le livre raconte l’histoire de quelques spécimens de notre espèce qui sont allés là-haut, en laissant la pauvre trace d’un nom. Là-haut, la réussite ou l’échec sont égaux, c’est la même chose. Ceux qui ont posé leurs fesses rembourrées sur le sommet, ceux qui se sont retirés à temps, ceux qui ne sont pas revenus : tous agrippés aux flancs de son altesse la reine des montagnes, forment un pèlerinage d’espèce humaine vers le haut-relief de la beauté. Le coût a été démesu- modéliser l’idée de bonheur, d’en redessiner les contours. Cette idée a bien sûr un coût (énergétique), mais il faut mesurer aussi ce qu’elle a apporté. Il y a une fécondité de l’utopie, et cette idée du bonheur a été un moteur de l’histoire en rupture avec l’ordre du vivant et les processus de la nature. En Chine, le lettré est resté pris dans l’idéologie de la Grande Harmonie naturelle, régulatrice, et n’a pas produit les conditions politiques de la liberté. Propos recueillis par Roger-Pol Droit e Signalons également Le Nu impossible, de François Jullien, initialement paru en 2000, qui fait l’objet d’une nouvelle édition dans la collection de poche « Points-Seuil » (n˚ 529, 144 p., 8 ¤). ré. Toutes les passions ont soufflé fort, y compris les trahisons, les colères, les lâchetés, sous la pression de forces géantes, dans l’insomnie du vent et des fantômes. Le K 2 nous rappelle que nous sommes encore des enfants visionnaires qui tombent amoureux de petites pierres brillantes et qui s’élancent encore à perdre haleine pour en empoigner une. Erri De Luca (Traduit de l’italien par Danièle Valin) e Charlie Buffet « Monde » collabore au (1) La Folie du K 2, de Charlie Buffet, éd. Guérin ; 114 p., 12 ¤.