Derniers jours

Transcription

Derniers jours
1
DERNIERS JOURS
Yves Le Pestipon
2
3
I
Les chiens
Je ne m'attendais pas aux chiens.
Le Pasteur m'avait annoncé l'étonnante femme, madame Muller. Il m'avait envoyé des photos du château.
J'avais vu des voûtes, des murs, des meubles, un grillage, des livres. Le Pasteur tenait à me montrer Saint-Thuret. Je
me méfiais.
L'Architecte non plus ne s'attendait pas aux chiens.
Lui et moi - le Professeur - nous n'en avons pas peur, ni horreur. Si j'ai appelé l'Office de la Tranquillité,
nouvellement créé par ma Mairie, contre les chiens d'un voisin, je ne les déteste pas. L'Architecte en supporte un,
chez lui. Nous n'avons rien contre les chiens, mais nous n'étions pas prévenus. Nous nous attendions à madame
Muller, au château. Nous devinions à peu près ce que serait notre rôle, mais pas les chiens.
Madame Muller m'était apparue devant la grille verte, en métal, haute, qui entourait le château. Elle parlait
avec le Pasteur et l'Architecte, qui venaient d'arriver. J'arrivais aussi. L'hiver menait une contre-offensive. Beaucoup
de neige dans les champs le long de l'autoroute, mais vers dix heures, dans la vallée de l'Aveyron, un grand ciel pâle,
sans neige.
Madame Muller n'avait pas de chien. J'avais mon chapeau, ce chapeau dont Le Pasteur prétend qu'il me
donne définitivement l'allure de François Mitterrand. "Le Professeur se met à ressembler à Mitterrand". .
Je me suis découvert devant madame Muller. "Vous pouvez vous couvrir, monsieur. Couvrez-vous. Tout va
bien. Je suis enchantée. Monsieur le Pasteur m'a dit que vous étiez savant".
L'Architecte m'embrassait. Le Pasteur m'embrassait. Nous nous retrouvions. Je n'avais pas vu l'Architecte
depuis l'été précédent, quand nous avions pénétré la grotte du Figuier, que nous cherchions depuis des semaines. Le
Pasteur, je le voyais souvent. Il était venu m'écouter quelques jours plus tôt parler des poubelles, dans un théâtre.
Nous nous aimions. Nous avions à partager notre début d'aventure de vieillir.
Madame Muller promettait. Le château promettait. Le Pasteur était exalté, mais il ne nous avait pas parlé
des chiens.
4
J'ai compris ensuite qu'il ne les avait pas vus. J'imaginais alors qu'il était entré dans le cœur du château, qu'il
avait vu la bibliothèque dont il me parlait, qu'il avait franchi la porte de l'appartement de madame Muller. Les visions
du Pasteur sont si fortes qu'on imagine au-delà des récits. Sa bouche enflamme le réel… Plus tard, on ôte l'épique et
l'éclat. J’avais l’habitude, mais je ne m'attendais pas aux chiens.
Saint-Thuret se dresse dans un paysage français, parfait pour des anglais. En bas, une rivière ample,
tranquille, promise à des gorges, et bordée de villages, de champs, de pêcheurs à la ligne. Cela fait des méandres, des
détours, des rondeurs avec des coins tranquilles où pique-niquer et se rêver peintre. Sur les causses, des dolmens, des
menhirs et des truffes; dans la vallée, des villas couleur sable dispersées ou rassemblées en lotissements; sous le
château, le "domaine de Saint-Thuret", pastiche pour Conseil général, où je m'étais égaré. J'avais pu imaginer les
sarcasmes de l'Architecte, quand il avait dû voir ça, la veille. Evidemment, le Pasteur n’avait pas dit un mot de cette
laideur. Pas un mot non plus sur les chiens.
Pour les chiens, il ne les avait pas vus. Enquêter n'était pas son affaire. Nous attirer, oui. L'architecture
frelatée, il l'avait vue. L'avait-il effacée, d'un coup, pour garder le château sur la vallée de l'Aveyron, ruine
prometteuse, et qu’il espérait animer ? Avait-il menti ?
On ne sait jamais avec le Pasteur. Menteur ? Rêveur ? Homme au réel ? Sa parole anime, l'anime. Nous
voulons croire qu'il voit ce qu'il croit, et les ailes se lèvent effectivement devant lui. Les pierreries regardent. Des
femmes apparaissent, et des miracles. Nous aimons cet enchantement. Nous marchons dans sa parole. Ainsi, nous
avons rencontré les chiens.
Sans le Pasteur, l'Architecte et moi, nous ne serions pas venus à Saint-Thuret. L'Architecte l'assure : "Je
connais assez peu le Professeur. Par le Pasteur. J'ai lu certains de ses écrits. Je l'ai entendu parler. J'ai marché avec lui
dans des montagnes et dans des grottes. Je lui ai présenté l'architecture de Lacoste en Belgique. Comme le Pasteur, il
est fou, mais sérieux. Il est assez occupé par ses recherches sur les poubelles pour ne pas s'aventurer de lui-même à
Saint-Thuret. En pleine contre-attaque de l'hiver, le Professeur n'aurait pas fait cent vingt kilomètres pour ce bâtiment
de faible réputation sans les fortes pressions du Pasteur".
L'Architecte était émerveillé d'être à Saint-Thuret, lui qui avait dû s'arracher à l'hiver de Bruxelles, à ses
chantiers, à sa famille, et atterrir la veille, à Bordeaux, en raison des neiges abondantes sur Carcassonne où le Pasteur
devait l'attendre. Il avait loué une voiture, avec des saltimbanques, rencontrés à l'aéroport de Bruxelles, et déroutés et
retardés aussi par Ryanair. Cet homme sérieux, grave, tendu vers la perfection, avait brisé la chaîne de ses activités
pour répondre au rêve, dont le Pasteur était la bouche.
Il était absurde que nous fussions là, l'Architecte et moi. Nos femmes, nos existences, nos travaux, nos
étudiants, les murs, l'hiver auraient dû former des arguments suffisants contre notre apparition devant la grille verte.
Nous étions des prises enchantées du Pasteur, vers les chiens.
Le Pasteur insistait depuis des semaines. Il nous avait envoyé des photos, des photocopies d’archives, des
récits. « Saint-Thuret s’ouvrait à nous. Nous avions à chercher les caves, à nous enfoncer sous les tours, à sonder les
murailles, à imaginer des rencontres, des colloques, le cheminement des fantômes ».
Le Pasteur n'agit pas seul. Il veut ses amis autour de lui, lui en tête, chacun participant du rêve. On ne
cherche pas seul la Dive Bouteille, ou l'Ile Sonnante. Il imite le Christ lanceur aux routes, disparaissant, animant ses
disciples par vives énigmes. Il invente l'Evangile soir et matin, en bonne compagnie.
« Le Professeur », dit-il, « n'est pas un professeur. Il n'est pas un répétiteur de savoirs. Chercheur d'or, de
poubelles, de lieux ordinaires qu'il invente, il est le Diable. Il tente. Il divise. Il ne croit pas. Il a tous les dons dans la
bouche et dans la main, mais il ne croit pas. Il se plaît à être voyeur d'âmes, et il résiste. Je veux l'embarquer ».
L'Architecte construit en Belgique. Il ne plaisante pas avec les bâtiments. Il abomine les facilités, le
pastiche, le frelat, les clins d'œil. Il aime beaucoup le Pasteur, mais sans croire. Sa morale ne s'illumine pas
d'invisible. Il constate parfois les effets de la poésie. Il tente de remplir, avec énergie, sa tâche d'homme. Il a goût
5
pour les esprits puissants, nourris de traditions, imaginatifs, mais il n'ébranle pas l'ordre des apparences par un
frisson.
Le Pasteur a fixé la date, l'horaire, les modalités. Il a pris les contacts nécessaires. Les aurait-il connus, les
chiens ne l'auraient pas écœuré. Ils lui conviennent. Leur incongruité est divine.
Ces trois hommes, qui saluent madame Muller, devant Saint-Thuret, évitent la culpabilité. S'ils se voyaient
dans Google Earth, et depuis Dieu, ils se sauraient dérisoires… Ils n’ignorent pas non plus qu’ils devraient se rendre
à leurs contrôles, le Professeur en tête, lui qui a dépassé les cinquante ans, et qui mérite un examen de dépistage du
cancer de la prostate et un autre pour le cancer colo-rectum. Pourquoi attendre ? Un dépistage systématique chez des
hommes de son âge, en Europe, économiserait beaucoup d'argent aux systèmes de santé. Il préserverait des vies,
peut-être la sienne.
Aujourd’hui, quand il écrit, il voit bien qu’il demeure oublieux. D’aucuns diront qu’il ferait mieux de
méditer sur les dernières élections si désertées. Que se cache-t-il ?
J'avance. L'Architecte est revenu construire en Belgique. Le Pasteur, ces jours-ci, fait une retraite dans les
Cévennes. Je ne sais avec qui il dialogue. Nos corps sont dispersés. L'un prie, l'autre construit, le troisième écrit.
Skype, les téléphones, les mails sont inactifs. Il est midi trente à la pendule de mon bureau peuplé de masques, de
statues, de livres, de mes dernières découvertes dans les poubelles. Je pense aux chiens.
Ils étaient derrière la porte.
Ayant passé la grille verte, nous traversions une vaste terrasse. Selon le Pasteur, dessous, s'étendaient les
caves. Peut-être plusieurs niveaux. Un document, qu'il nous avait envoyé, et que je n'avais pas lu, l'assurait.
Le froid était vif. J'avais remis mon chapeau. Que faisais-je là ? Pas de révolte, juste le balancement de la
question, comme une houle molle. J'avais laissé des chantiers dans mon ordinateur. Mes étudiants attendaient une
bibliographie. Ils étaient en droit d'espérer un corrigé complet de leur dissertation. Je devais travailler à réécrire ma
thèse. Une conférence sur l'œuvre romanesque de Giscard, pour un théâtre, était à préparer. J'aurais mieux fait de
dormir. Mon esprit résistait.
Un normalien catholique m’a raconté avoir failli renoncer à visiter la Sicile quand il préparait l'Agrégation.
La Sicile était un divertissement, mais une voix le poussait... Il est parti. A Palerme, il a rencontré Donata, le don, le
latin, l'Italie, le féminin, le passif... Donata est la mère de ses nombreux enfants et il sera membre de l'Institut… Je
rumine son exemple. Plusieurs fois, comme lui, j’ai résisté aux initiatives de mots, de hasards, d'arbres et de femmes.
Parfois, je me suis abandonné. A quoi ne m'abandonné-je pas ? Je n'ai pas eu à m'en plaindre. Une vague d'aventures
heureuses m'a soulevé.
Que pensait l'Architecte ? Je le saurai, peut-être, après nos morts, quand nous serons, loin des fauteuils du
Paradis ou des chaudières de l'Enfer, dans les lotissements du Purgatoire, avec portails automatiques, tondeuses à
gazon, chiens de garde, crépis beiges, crataegus, tuiles orange... Là, dans l'odeur des sardinades et les musiques,
conscients que nos péchés nous condamnent pour des millénaires, et sans Indulgences, nous entreprendrons un
dialogue des morts. Nous nous dirons ce que nous sentions.
- J'avais besoin d'aller au château, me dira le spectre de l'Architecte. Parfois, il fallait que je sorte de ma vie.
Je construisais des bâtiments. J'enfermais des volumes d'air entre des murs. Je déterminais les itinéraires de gens. Je
fabriquais des cages à possibilités infinies, mais il fallait que je sorte. D’entrée de vie, j’avais été piégé : mes deux
parents étaient morts à ma naissance. Même jour, même heure. Pas de cadeau : la Belgique, sans famille, pauvreté,
pitié, laideurs, lotissements... Un jour, je me suis dit : "Là dedans, je construirai. Ça aura de la tenue". Pari d'ado...
J'ai réussi : respectable intégral avec femme, enfants, tradition, argent, bâtiments construits en plein Bruxelles,
clientèle catholique, vieux nobles soucieux de restaurer quelque aile de leur propriété... De la tenue ! Dès lors le
Pasteur est devenu ma meilleure sortie. Je m’évadais mieux par lui que par les filles ou les bars. Il était mon ami
d'enfance, sans tenue, bordélique, ouvert, hurlant, rigolard, festif et troué, excellent inventeur, ensuite avec le Christ.
Moi, je n'ai jamais eu de trappe au ciel. Pas d'échelle à anges. Je n’ai pas visé la tour de Babel, avec mes bâtiments de
6
qualité. Mais il fallait que je sorte. Toi, le Professeur, tu m'as toujours paru sans poids au cul d'enfance. Pas de charge
à l'origine. Léger. Tu champagnisais les choses de l'intérieur. Tu n'avais pas besoin de sortir. Le Pasteur, lui, il était
toujours aux éclats d'Evangiles, dehors.
- Et quand on allait vers les chiens, tu pensais quoi ?
- Je ne pensais pas. Penser, là, c'est affaire de types comme toi. Tu t'écrivais déjà de tête. Tu regardais de
loin, par dessous, dessus, de travers. Tu auscultais. Moi, j'étais à ma sortie, je jubilais d'être dehors. Le château
m'intéressait. Tout autre château, ailleurs, avec vous, m'aurait intéressé. Je sortais. Le Pasteur emmenait dans des
trous miteux, lumineux, dérisoires. Il y entrait. Peu importait le trou ! Toi aussi tu entrais. On n'allait pas rester
dehors avec un bouquet de fleurs. On se jetait dans la gueule de quelque chose.
- Pas la mort…
- De petites morts, mais chaudes, secouées, vivifiantes. Nous descendions dans des grottes absurdes,
explorions des dolmens idiots dans des forêts rabougries, des ronces, avec cris garantis du Pasteur, et ton regard de
savant fou, chapeau Mitterrand et délires au crâne. Souvent, vous fonciez dans le douteux, les tombes à crânes,
comme en Irlande, d'après vos récits, et vous en faisiez des étoiles. Vous aviez confiance dans cette mort là.
- On ne s'est pas dit tout ça...
- Ça nous mène au Purgatoire. Pour l'Enfer, nous n'en avions pas assez fait, ou assez tu. Pas le temps. Pas le
goût. Nous n'étions pas capables de crimes suffisants. Le Pasteur, qui aimait les gens, coule sa mort au Paradis, où il
mange des têtes de veau. Toi, tu n'aimais pas beaucoup les gens, mais tu t'en fichais trop pour tuer. Ça t'aurait
ennuyé. Tu fuyais les responsabilités. Moi, je n'aimais pas les gens, mais je tenais trop à ma tenue pour me salir d’un
crime. Donc, pas d'Enfer pour nous, mais nos silences et nos réserves nous valent le Purgatoire.
En pleine contre-attaque de l'hiver, le château nous réunissait.
Sans lui, l'Architecte n'aurait pas quitté Bruxelles. Il n'aurait pas pris l'avion à Charleroi pour tenter d'atterrir
à Carcassonne, donc pas subi le détournement par Bordeaux, à cause de l' "épisode extraordinaire", selon la météo,
des chutes de neige. De Bordeaux à Moissac, il n'aurait pas roulé avec des saltimbanques. Et le Pasteur n'aurait pas
quitté son temple, ses lectures bibliques, ses visites aux vieilles dames, ses livres, sa collection archéologique, ses
enfants, la tête de veau, les daubes, les choux farcis… Moi, j'aurais lu quelque article universitaire. J'aurais écrit des
lignes comiques et savantes. J'aurais déjeuné d'un peu de riz avec du thon, et je me serais promené dans mon
quartier.
Sans le château, nous n'aurions pas imaginé le corps de madame Muller, ce bonnet, cette vivacité, cette
politesse, ce passé pétri au visage, cette solitude, cette voix.
Le château produisait un amas mouvant de quatre personnes. Je vois les autres. Je ne me vois pas. Je ne vois
pas notre amas. Je ne suis pas au-dessus, ou loin derrière. J'en suis, mais je glisse de plus en plus, comme une montre
molle, ou une langue. C'est encore mon corps, avec ses doigts, ses mains, mes battements, et je me souviens que
j'étais dedans. J'en glisse, coulée, langue pendante, mal liée à son origine, s'en défaisant, et devenant ce corps
écrivant après le premier tour des élections régionales, ce matin de soleil.
Je peux tenter de remonter vers ce corps où j'habitais, pour éprouver le froid, l'air blanchâtre, les
mouvements de l'Architecte près de moi, ceux du Pasteur, un peu en avant, et entendre, et constater madame Muller,
petite, légère, déterminée, accueillante, alors que nous marchions dans cette cour, vers les chiens. Je peux chercher
comment je ne sentais pas de caves là dessous. "C'est là que sont les caves. Il faudra creuser". Malgré les cris du
Pasteur, je ne croyais pas aux caves.
Nous avancions. Je voyais des bouts de l’enceinte, à faible hauteur, parce que la cour résultait d'un
comblement. Le sol historique était au-dessous de nous, couvert de décombres.
L'Architecte portait une veste noire, épaisse, et un grand pantalon de velours. Il projetait son buste et sa tête
en avant. Le Pasteur avait un bonnet blanc, plutôt minable, une barbe qu'il arborait depuis des mois, et qui lui donnait
l'apparence d'un Saint des mosaïques, plus un anorak bleu, d'où débordait un gros pull blanchâtre. Madame Muller
portait également un bonnet et un anorak bleu. Le Pasteur gesticulait. Il tentait d'emporter des convictions.
7
L'Architecte projetait son regard vers les murs, explorant les structures. Madame Muller trottinait. Quelque peu
sceptique, marchant moins vite que les trois autres, j'imaginais les chiens.
A Saint Antonin Noble Val, dans la colline, au milieu de petits chênes, une plaque apprend que Louis XIII a
failli recevoir, en pleine tête, là, un boulet. Je ne crois pas qu’une plaque annonce un jour que nous avons marché à
Saint-Thuret.
Une attaque de cavalerie contre des mitrailleuses allemandes au début de la guerre de 14, ou une attaque de
lanciers contre des avions, voilà des moments forts. Des corps explosent. Des chevaux sont éventrés. Des amours
tournoient dans la mort. Les cavaliers venus des profondeurs de l'aventure humaine y achèvent leur course contre la
technique. Splendide ! Saignant ! Epique et tragique ! Le public en a pour son temps de lecture.
Un Architecte, un Pasteur et un Professeur, en promenade, pèsent peu. Leur marche ne prélude à aucune
catastrophe. Le château de Saint-Thuret est un tas de pierres mal rafistolées. J'insiste pourtant. Ils sont historiques.
Au milieu du chemin de leur vie, selon plusieurs Béatrices du jour, ils eussent mieux fait de se détourner
pour visiter des paradis plus productifs. Béatrice number one : "Baisez-moi, messieurs" ! Béatrice number two : "En
piste pour l'exposition Apocalypses" ! Béatrice number three : "Vous optimiserez votre PC". Béatrice number four :
"Ecoutez-moi, messieurs. Fabriquez-moi des médicaments". Béatrice number five : "Avez-vous fait le bilan carbone
de votre promenade ? En cas d'oubli, demandez pardon à la Terre" ! Béatrice vous propose de militer pour les sanspapiers. Béatrice vous invite à allonger votre pénis. "Enlarge your penis, boys" ! Béatrice a des montres à vendre.
Béatrice organise un colloque. Participez ! Achetez ! Organisez ! Baisez !
Résistance : ils vont vers des chiens.
Avant les chiens, au bout de la cour, au haut d'une marche, une assez grande porte de bois peint, années
soixante dix.
Là, était le donjon. "Il faut l'imaginer là". L'Architecte montrait un pan de mur.
- Entrez. Veuillez entrer, messieurs. Ça vous réchauffera.
Madame Muller nous souriait. "C'est vrai qu'il fait un de ces froids" !
Le Pasteur, proche d'elle, presque bonnet contre bonnet, pressait. Jamais de temps à perdre.
Dans les Ardennes belges, pendant son service militaire, il appartenait à un groupe "premier choc".
Entraînement aux attaques de nuit contre les chars russes, franchissement des champs de mines, progression face au
feu. Ensuite, il est entré en Dieu, d'un coup, par conversion brusque, à vingt ans, dès qu'il a senti un peu l'immense
corps du Christ. Il s'est jeté. Des ailes se sont levées. Il aurait voulu monter premier à l'échelle de Jacob, grimper et
redescendre, raconter, s'agiter, être aussi contre la pierre du désert, dans l'oreille de Jacob, en haut d'échelle, vers le
ciel, au contact, avec les anges. Il aime exposer sa vie au bec de l'invisible.
En faisant pivoter la porte vers l’intérieur, il pressait madame Muller. C'est un homme qui flaire. Il flaire au
tombeau. Il jette son œil aux profondeurs, soulève les bandelettes, sent Lazare, et ne craint pas les mauvaises odeurs.
L'Evangile - bonne nouvelle - est encore pour lui la Pierre qui roule par jeu de mots entre grec et hébreu, la pierre du
tombeau qui s'ouvre. Il veut toucher. Il se précipite. Il veut sentir l'envol des signes.
La porte qu'ouvrait madame Muller était un médiocre assemblage de planches peintes voici trente ans, mais
le Pasteur flairait derrière. Il la rendait mystérieuse. Elle devenait la Porte.
"Madame Muller, que ressentiez-vous en ouvrant la porte de votre maison ? Vous n'ignoriez pas les chiens.
Vous pouviez voir les trois hommes. Dites la vérité, rien que la vérité. Nous avons des moyens pour recouper
certains détails que vous nous direz".
Un juge, un présentateur télé, ou Saint Pierre interroge. Madame Muller s'avance à la barre. Elle ne porte
plus son bonnet blanc, ses jeans, son gros anorak bleu. Elle s'est fait une beauté pour paraître devant nous, les
diffuseurs, avec nos caméras, nos blocs-notes, nos micros. Madame Muller tente de se souvenir. Nous enregistrons.
Elle a peur. Nous enfonçons nos yeux dans ses frissons...
8
Ces jours-ci, le procès de Jacques Viguier se commente partout. Qui a tué Suzy ? Le mari ? Le rôle de
l'amant n'est pas clair. Chaque turpitude est disséquée, diffusée direct vers l'Ariège, le Tarn, Paris, Berlin, Moscou,
Bordeaux, Eden Roc... Des gens autour de moi m'en abreuvent, m'en abreuveront. Pitié, plus Jacques Viguier !
Encore Jacques Viguier. Et le matelas, et le sac à main, et le commissaire Saby, et le 19 rue de Corbières. Mon ami
magicien m'envoie des mails. Un professeur de l'Ohio me transmet son avis... Question : que ressentait Jacques
Viguier à l'instant où le commissaire Saby lui a fait observer qu'il avait enlevé le matelas ? Question à la radio,
partout, ce matin. Le commissaire Saby assure que Jacques Viguier est devenu pâle, et que cela prouve sa culpabilité.
Jacques Viguier prétend qu'il ne se souvient pas d'être devenu pâle. Pâle ou pas pâle ? Qu'en pense le Pape ? Trop de
curés pédophiles pour penser. Stop ! Le Juge demande au commissaire de préciser ce qu'il a vu. Le Juge demande à
Jacques Viguier de reconstituer l'état de son esprit au moment où il constate que Saby constate que le matelas a
disparu. Dix ans déjà... Les journalistes scrutent. Les lecteurs scrutent : brume douteuse dans la tête de Jacques
Viguier. Face aux questions, madame Muller ne serait sans doute pas plus à l'aise.
Le Pasteur avait surtout fait résonner son nom : "Madame Muller nous attend. Les portes sont ouvertes.
Madame Muller veut nous voir. Madame Muller est la nègre de Brigitte Bardot. Madame Muller, madame Muller"…
Nous imaginions tout. Nous n'imaginions rien.
Si je retrouvais ce qu'éprouvait madame Muller quand elle ouvrait la porte, ce serait un grand pas pour
l'humanité, et une jouissance. Cette perspective me tente, m'excite, me désespère, et me rend diable. Comment
retrouver ?
- « Bonjour. Je suis romancier. J'appartiens à l'Ecole du Nouveau Nouveau puissance trois Roman qui s'est
développée depuis les années deux mille cent quatre vingt. Tut... Tut... Tut... Mon roman vient de remporter sur
Phobos le prix Realism du roman d'inspiration terrestre. Tut... Tut...Tut... Cela prouve que le public périmartien
attendait un retour novateur au réel historique, avec beau style.
J'ai voulu donner au lecteur une image exacte de la vie au début du vingt-et-unième siècle, pour montrer la
profondeur historique de notre aventure cosmique. Tut... Tut... Tut... Je ne parle pas de moi. Pas de narcissisme. Et
surtout pas d'autofiction; c'est pas le genre de la maison ! Après plusieurs années de recherche à la grande
Médiamnémothèque, j'ai découvert l'existence d'une dame, qui vivait dans un château médiéval ruiné reconstitué sud
France, Planète Terre, et nègre d'un écrivain. J'ai tout de suite vu la pépite. Dans ce petit fait vrai, il y avait beaucoup
de matière romanesque. Quelque chose d'énorme. Fallait se documenter, trouver un style. J'ai travaillé. Tut...tut...
tut... Je raconte, le moment, spécial remarquable où cette femme a reçu trois hommes, un Pasteur, un Architecte, un
Professeur. Histoire dans l'histoire vers l'histoire. Tout était là. Critique unanime. Tut… Tut… Tut... Cinq millions
d'exemplaires vendus. Best seller sur Phobos, Uranus, et autres planètes. J'ai ressuscité des morts »…
A Antequera, au sud de l'Espagne, les trois grands dolmens de la Menga, de la Viera et de Romeral sont
l'œuvre de groupes d'hommes qui habitaient les parages, voici cinq mille ans. Ils ont dû remarquer que la montagne,
en face du site, forme un visage de vieille femme couchée, morte, dormante, ou en méditation. Ils ont dû se raconter
cette montagne, qu'on a nommée depuis la Pena de los Enamora. Leurs trois dolmens composent pour elle un lieu de
considération. D'autres hommes ont construit, dans ce qui est devenu la zone industrielle et commerciale
d'Antequera, un bâtiment de béton. En diverses langues, une vidéo y explique la construction du dolmen de la
Menga : des hommes préhistoriques de synthèse se déplacent dans une plaine herbue...
Mauvais goût ? Bouffonnerie ? Cette vidéo instruit mais ne fait pas sentir comment les bâtisseurs de
dolmens ont mêlé en eux l'odeur des herbes. Ces hommes préhistoriques reconstitués sont des morts-vivants, mal
morts, d'une fausse mort, et vivants d'une fausse vie. Ils sont des mécaniques plaquées sur du cadavre. Les vidéastes
archéologues ont produit des monstres comiques.
Ce soir à La Madeleine de Proust, je voyais affiché Menu du Moment. Je ne crois pas qu'un restaurant eût
pu porter ce nom voici quarante ans. Menu du moment est expression du jour. Qu'eût-on écrit voici vingt ans ?
Qu'aurait senti un client devant cette formule ? Je l'aime dans le moment, à la Madeleine de Proust, dans un
bruissement bobo de culture. Menu du moment passera. Comment reconstituer plus tard sa saveur ?
Le romancier de 2280 aura peine à retrouver madame Muller quand elle ouvrait sa porte. Pour éviter les
bibendums préhistoriques, il faut écrire presque au présent. Quand est passé le temps du deuil, on truque et on
informe.
9
Les anglais appellent "novel" ce que nous appelons roman. Roman, de Londres, sonne vieux pot, vieilles
armoires, Rome, et monument. Rabelais écrivait une « nouvelleté », ou des « chroniques », pas un roman. Stendhal
vers 1830 proposait une chronique de 1830, mais la France cultive parfois le moisi.
Madame Muller était vive. Des chiens de 2010 nous attendaient. Vieille histoire tout de même : on ne sait
jamais depuis combien de temps les chiens attendent. Les hommes ont fabriqué les chiens pour qu'ils attendent. Ils
ont installé leur attente dans la tête des chiens, dans la langue des chiens, dans tout le halètement des chiens. Ils ont
tenté dans les chiens de se débarrasser de leur sale attente. Ils ont voulu que quelqu'un sur la Terre attende plus
qu'eux, et, si possible, les attende, et ils ont inventé les chiens. Cela donne l'impression aux hommes d'être Dieu, pas
trop cher, cette attente des chiens. Cela les décharge. Les chiens les rassurent. Ils ne sont plus les seuls sur Terre à
attendre. C'est toujours bon d'attendre à plusieurs. On se surveille. On s'épie. On se trouve moins absurde, surtout
quand on est soi-même attendu. Sinon, les gares seraient insupportables… L'homme voulait que quelqu'un l'attende
quelque part, pas seulement pour être attendu, mais pour se délivrer du trop gros, trop lourd grelot d'être seul.
En février 2010, des chiens nous attendaient. Nous ne nous nous y attendions pas. Nous n'avions rien senti
d'eux avant d'avoir franchi la porte. Nous ne sommes pas assez chiens pour sentir comme des chiens les chiens à
distance des chiens. Pas l'oreille. Pas le nez. Nous n'avons pas l'immense patience. Nous sommes des amateurs en
matière d'attente.
Nous aurions pu les deviner. Un chien aurait senti les chiens dès les grilles vertes. Plus tard, quand nous les
avons repassées, nous avons vu partout les preuves des chiens. Nous avions des yeux, des oreilles, et des nez, mais
nous regardions les murs, nous imaginions les caves sous la cour, nous suivions madame Muller, nous marchions
dans nos projections.
Les chiens nous attendaient. Ils avaient dû nous flairer dès la grille. Je croirais même qu'ils nous sentaient
avant. Quand nous avons marché dans la cour, quand je regardais le Pasteur presser madame Muller, quand je suivais
le regard de l'Architecte vers les murs, ils s'apprêtaient à lancer leurs yeux, leurs pattes, leurs langues, à nous prouver
qu'ils nous avaient attendus. Nous, devant tant d'étals, nous aurions à manifester notre gratitude. Ils nous avaient
attendus les chiens, les bons chiens, les gentils chiens, les chiens depuis des millénaires !
Il y a d'abord eu les loups, mais les loups ne nous attendaient pas. Les loups nous mangeaient autant qu'ils
pouvaient, sans pot de beurre, ni mère-grand. Chose incroyable, nous avons su leur mettre l'attente en tête. Depuis,
pas de progrès du côté du zèbre, de la panthère, ou du requin… Même aux enfants, nous ne savons plus bien planter
l'attente au ventre, mais, vers l'origine de l’homme, quand nous n’étions équipés que de silex, nous avons su instruire
les loups. Et leurs descendants étaient encore instruits à Saint-Thuret, vers le début du troisième millénaire. Ils nous
attendaient, ces reconnaissants si peu cyniques, ces demandeurs, ces adorables, ces lécheurs, ces empapateurs à
langues roses.
Ce ne fut pas comme une apparition. Pas du tout l'allure Lourdes, ou télé. L'apparition sidère. Elle éduque
d'un coup. Elle arrache. Net, clair, sans bavure. Aucune apparition ne bave. Madame Arnoux ne lèche pas Frédéric
Moreau. Elle ne le prend pas dans de grosses pattes pelues, en lui balançant sa langue dans les oreilles, et dans la
bouche, et en remuant la queue, en gémissant, avec odeurs, en se multipliant en deux, voire trois Marie Arnoux,
dessus, dessous.
Madame Muller avait ouvert la porte. Nous étions dans trois chiens : espace chiens. Odeur, pattes, langues,
langues, caresses, aboiements, tourbillons, pattes encore, gémissements, terre, paille, ventre, odeur, partout odeur,
odeur dans tout l'air, en nous avec trois chiens, de tous les côtés derrière la porte, entre cette porte et une deuxième
porte, dans un carré de quelques mètres, avec sol décomposé, d'une espèce de jute, ces trois chiens, affectueux, des
chiens, des chiens, gros tout de même, un marron, deux blancs, longues oreilles, poils ras, divers, vers nous, nous
traversant, par l'odeur, dans l'odeur, et madame Muller, dedans. "Mes chiens, ce sont mes chiens. Là. Voyez. Ils sont
là, mes chiens, braves bêtes. Ne vous inquiétez pas. Celle-ci est la plus belle. Je l'ai accueillie voici trois semaines".
Elle me lèche, déjà sur ma cuisse, longue traînée. Et l'Architecte tentait de passer deux chiens, tellement affectueux,
vers lui, et le Pasteur passait dans les chiens, les chiens vers lui, mais surtout vers moi. "Et il n'y pas de souci à se
faire, Je vois que vous aimez les chiens, Ils vous aiment les chiens". Et ça puait, les chiens, tous à la fois, la même
odeur. Nous étions dans les chiens.
________________
10
II
Les Mémoires
Je ne m'attendais pas aux Mémoires. Je n'étais pas venu pour les Mémoires. Les Mémoires, non !
D'abord, je ne les ai pas vues. Je ne pouvais pas les voir. Il a fallu du temps, des passages. Il a fallu traverser
les chiens.
Sur eux, nous n’avons pas échangé un mot. Plus tard, ailleurs, nous avons pu en parler. Il a fallu les
Mémoires.
Les chiens avaient dû puer dans nos gorges. Le Pasteur jetait ses yeux en avant, émettait des signes
sympathiques, mais ne parlait pas. Nous sentions chien.
Nous, Architecte, Pasteur, et Professeur, venus de loin, par routes, air, chemins, à travers les neiges et les
brumes, entre les obligations et les fatigues, nous représentatifs du premier vingt-et-unième siècle, proies pour psys,
épargnés des guerres, planqués des famines, prochains torturés des cancers, et projetés dans la pire entreprise de
destruction des beautés, nous étions dans une grande pièce avec haute fenêtre, quelque peu obstruée par une grosse
bibliothèque récente, une table centrale, des fauteuils, des meubles, du bric-à-brac, une immense cheminée de pierre,
sans sculptures ni blason. Pas de portraits, d'armures, de lustres énormes. Deux chats en position chat sur vieux
canapé. Odeur de chien avec odeur de feu :
- Voilà où j'habite. Faites comme chez vous. Et, d'ailleurs, tout est à vous.
Le Pasteur l'avait dit et répété : le château était à nous. Nous n'étions pas ses visiteurs.
Les clients de l'Architecte sont souvent d'anciens nobles, excentriques, mais soucieux de leurs vieilles
murailles. Le Pasteur savait que son ami partageait leurs goûts. Lui-même, il convoitait les châteaux à fantômes, avec
escaliers dérobés. Je les désirais moins. Sans doute rêvais-je pourtant d'une dame à sa haute fenêtre… Si SaintThuret s’ouvrait à nous, comment résister ?
La bibliothèque touchait au plafond. Sept étages remplis. Reliures 1850-1960 : collections de revues
savantes, albums, dictionnaires, romans, lourds volumes de géographie et d'histoire.
- Votre bibliothèque... C'est à vous... Moi, je n'ai que ça.
Madame Muller montrait un petit présentoir, avec quelques romans et des revues.
11
- Je n'ai presque rien. Monsieur le Pasteur m'a dit que vous étiez très savant.
Sourire fragile dans ma direction. Grand geste sympathique du Pasteur.
Je suis mal à l’aise quand on me dit très savant. Ne me déplairait d'être un érudit infini, et délicieux, avec
fichier intégré, mémoire vive à tous les étages, sachant Jean de Caturce, les nuances de Boèce, Perse, Deleuze,
récitant comme un chapelet les princes Wisigoths, les frasques de Loana, les héritages de Filipino Lippi, Wren,
Lacoste, Foster, Michel Ange, les pistons de toutes les Ferrari, la botanique corse, la musique, les noms latins des
calymènes du silurien, d’être incollable sur les phacops, les rostellaires, les mochicas, les hyperbates, les traités
divers des guerres du XVIème siècle avec précisions sur les plans-culs des Montague, et la question des Indulgences.
Je connais pareils érudits, et vifs, mais je n’en suis pas.
Léger de savoirs, je bondis à la Donald dans des aventures dont je ne sais rien, pauvre et souple,
incompétent extrêmement, parlant de tout, trous aux souffles. Quelle confusion quand on loue mon savoir ! J'ose
rarement m'avouer imposteur.
Une bibliothèque m’attire. Je m'y reconnais. J'y reconnais. Un homme, qui a vécu là, a secrété cette falaise.
Il l'a habitée. Il l'a parasitée, puis, il est mort, et elle demeure, avec ses fossiles, pareille à ces barrières calcaires, sur
les côtes, où les paléontologues découvrent des empreintes. Ses hauteurs offertes, avec leurs alvéoles closes et
pénétrables, m’excitent.
- Le Professeur connaît les livres. Il peut nous donner un avis. Ça va lui prendre peu de temps. Juste un coup
d'œil. Pas un inventaire. Monsieur Frain m'a demandé de lui écrire quelques lignes. Monsieur Frain veut savoir ce
que ça peut valoir.
Le Pasteur ne m'avait pas annoncé cette mission d'expertise. J'étais flatté, mais je suis, au mieux, un
fouineur, ami de bouquinistes…
L'Architecte n'avance que ce qu'il sait, après labeur, et sans volée de nébuleuses. Un astronome de mes
amis, qui semble une Encyclopédie, réduit le monde à son savoir, mais comme il paraît tout connaître, on se sent
heureusement embarqué... Quant à moi, je me jette sans eau sur des mers qui n'existent pas. Je sais peu. Je parle.
J'aime conférer sur des sujets dont j'ignore quasi tout, et en présence de connaisseurs. Le Pasteur me tentait.
- Monsieur Frain se demande si nous devons vendre les livres avant de faire des travaux. Le Professeur va
nous donner de précieuses indications.
- Faites à votre guise. Ce sont vos livres. Ils appartenaient à monsieur Berthier. Il en avait bien d'autres à
Paris.
L'Architecte reprit : "Monsieur Berthier... La bibliothèque de monsieur... Berthier".
L'Architecte injectait du soupçon.
- Oui. Il venait avec sa femme. Il avait bien d'autres maisons. C'est lui qui a légué Saint-Thuret à France
Jeunesse, qui vient de le remettre, après dix ans, à Patrimoine Protestant. Monsieur le Pasteur a dû vous raconter.
Patrimoine Protestant manquait d’un projet. Le Pasteur avait proposé ses services. Je n'en savais pas
davantage et l'Architecte était probablement dans le même cas.
Quand nous serons morts, l’Architecte et moi, si nous parvenons aux mêmes lotissements du Purgatoire,
nous nous demanderons ce que le Pasteur a dit à chacun d'entre nous. Nous aurons tout le temps. Nous échangerons
pendant quelques centaines de milliers d’années dans des jardins hideux, instruments de notre supplice. Mais,
pendant la visite, nous ne pouvions rien vérifier. Pas le lieu. Pas le moment.
Espérons en nos dialogues de morts pour éprouver la forme de nos méconnaissances. Ce sera d'autant plus
charnel que nous dialoguerons avec justesse et douceurs de langue. Peut-être, l'écriture, la peinture, le cinéma, sans
doute la musique, tous les arts de mémoire nous donnent-ils quelque idée, parce qu'ils se souviennent déjà sur la
Terre, du moment où, morts, nous pourrons à la fois connaître et savourer le nœud de métaphores et de coïncidences
que fut, et redeviendra par résonances enfin actives, chacun de nos moments. Il importe donc à la fois que nos vies
soient limitées car, dans le cas contraire, jamais nous ne pourrons les vivre, et que la mort soit un dialogue infini,
sans quoi notre vie terrestre ne trouvera pas le point d'où voir sa forme entière. En somme, la vie éternelle et la
12
brièveté de notre vie sont les conditions nécessaires d'un efficace effet de perspective, dont l'art nous offre, peut-être,
une image, mais il est possible, voire probable, que les lotissements du ciel, avec piscines, chiens aboyeurs, et toute
espèce de Purgatoire, ne soient que la chimère de ceux qui ne vivront jamais ce qu'ils ont vécu, et que les œuvres
d'art, que nous multiplions à mesure que nous mourons plus nombreux, soient une rosace que nous interposons, pour
avoir l’air de quelque chose, dans la lumière neutre.
Nous étions trois hommes avec une seule femme, vieille, l'odeur des chiens, face aux chats, et devant les
livres de monsieur Berthier. Madame Muller avait rencontré le Pasteur une fois, et elle avait dû nous attendre. Elle
pouvait supposer que son sort dépendait de nous. Elle devait nous craindre, vouloir sans doute s'emparer de nous,
mais les deux chats nous regardaient. Nous les regardions. Le lieu grouillait de fantômes. Le feu combattait l'odeur
de chien. La gêne s'installait. Il fallait de l'acte.
- Voyons ces livres.
Je me hissai sur une vaste table couverte d'une toile noire.
- Faites attention, ça ne tient pas.
- Novarina prétend que la littérature rend le sol peu sûr. Ici, tout s'écroule dès qu'on touche à la
Bibliothèque !
- Tu es fou, lança le Pasteur. Tu vas tout casser.
Ça s'effondrait sur ma gauche. Des bouts de tréteau s'affaissaient, des livres roulaient. L'Architecte ricanait.
Quel pitre faisais-je sur grand tréteau noir, branlant, devant la bibliothèque de monsieur Berthier, dans le château de
Saint-Thuret, en février 2010, avec mon chapeau mitterrandien, dans l'odeur de chien et de bois brûlé !
L'Architecte et le Pasteur s'affairaient à la structure. Ils rétablissaient des dégâts. Le Pasteur passait sous la
toile noire. Madame Muller riait, criait : "Je vais faire un café. Je vais faire un café". L'action s'enclenchait. Les livres
étaient à portée de main, devant moi. Des volumes de L'Illustration, année par année, puissamment reliés. Des revues
à dos blancs sans inscription. Une édition des Contes de la Fontaine, reliure rouge. L'Aveyron pittoresque. Tout
l'œuvre peint de Rembrandt. Le dernier voyage de Lady Brassey, Les grandes légendes de l'antiquité chrétienne par
A Pélissier, Vérités du moment par Maurice Martin du Gard, Histoire de France par Guizot, Alfred le Grand par
Guizot, Appareils électriques des Poissons par Jobert, L'Europe et la Révolution Française par Sorel, La Science
Amusante par Tom Tit… Je prenais. Je disais les titres. "Tiens, Bécassine chez les Turcs. Ca, c'est amusant; Ça vaut
peut-être cher". Je passais des volumes au Pasteur et à L'Architecte. "Rien de très rare" proclamais-je. "Mais de
l'amusant. Vérités du Moment, Maurice Martin du Gard... Curieux, ça. Pas Roger ? Et dedans Pierre Lasserre : qui est
Pierre Lasserre ? Pierre Lasserre ? Ça promet. A vos oreilles ! Lecture : "Toute la vie de monsieur Pierre Lasserre est
dévouée aux intérêts généraux de la civilisation humaine; à les défendre, il mit une ardeur magnifique, mais l'excès
même de ses vertus ne fut point à quelques-uns sans donner de l'irritation. M. Pierre Lasserre est aujourd'hui, il est
surtout l'auteur de La Jeunesse d'Ernest Renan, dont deux volumes ont paru, et qui doit en comprendre trois.
Question passionnante, et qui va nous permettre de placer Pierre Lasserre dans son cadre particulier, d'esquisser la
courbe d'une biographie, d'évoquer les moments où son action intellectuelle, pour brutale qu'elle paraisse à présent,
se justifie fort bien"...
Roulement de voix, effets d'yeux, rire de l'Architecte, tremblement des tréteaux... Madame Muller s'agitait
avec des tasses à café. Deux pages plus loin : "Pierre Lasserre prend son inscription à la faculté de Lettres de
Toulouse. Et tout irait pour le mieux s'il n'avait pas un sosie; ce sosie là ne s'est pas contenté de causer à l'étudiant
toulousain les pires ennuis avec sa famille qui fut mystérieusement avertie que monsieur Pierre Lasserre se livrait à
des jeux incompatibles avec le programme de première année. C'est lui qui devait faire dire à M. Jules Lachelier qui
présida le jury d'agrégation de philosophie : "Lasserre a l'air d'un noceur'" alors qu'il ne couchait qu'avec Aristote et
qu'il s'était présenté à l'examen dans la redingote réglementaire confectionnée à Orthez"....
- "Orthez ! Orthez"! cria le Pasteur.
- "Redingote réglementaire", articulait l'Architecte. Et je répétais : "Tout irait pour le mieux s'il n'avait un
sosie »... Page 98 maintenant : « C'est à Chartres, où il fut nommé professeur en 1900, qu'il composa la thèse qui
devait le rendre soudain illustre. Cinq années de travail et de calme. Mais le Sosie réapparut ». Oui, madame Muller,
le Sosie réapparut !
13
- "Réapparut", gueula le Pasteur.
- "Du moins, c'est ce que nous a dit cet été M. Léon Bérard, à Saint Gladie". "Vive La France ! Vive Saint
Gladie", entonna l'Architecte... "Nous étions à peine aux hors-d’œuvre que Pierre Lasserre demandait : Avez-vous vu
mon dossier ? - Si je l'ai vu ! Mais c'est la première chose que j'ai faite en arrivant au ministère. J'y ai trouvé un
rapport fort étonnant qui a trait à la classe de philosophie que vous faisiez à Chartres. Oui, on vous accuse même de
l'avoir faite en chemise de nuit ! Comme il faisait très chaud, on ne put voir si Pierre Lasserre rougissait".
- Rougissait-il ? Rougissait-il ?
- Café. Café.
- Extraordinaire, ce Lasserre. Mais ce livre ne vaut pas un sou ?
- Rien, je crois.
- Faudra que tu me fasses un rapport : quelques lignes, pour monsieur Frain. C'est ça qu'il veut savoir : si ça
vaut la peine de vendre, ou si l'on garde.
- Bécassine chez les Turcs. Elle est allée partout. Pas de sosie pourtant.
- Café. Un peu de café.
L'Architecte et le Pasteur s'installaient sur le mauvais canapé, malgré les chats. Madame Muller présentait
de petites tasses blanches. Je m'activais dans la bibliothèque. Je ne lisais plus. J'aurais volontiers continué depuis les
tréteaux branlants. J'adore lire à haute voix des textes datés, étranges, tels le Melon vert à Rames de M. Bossin, le
Manuel du Prospecteur, le Bulletin de l'Association des Professeurs de Première et de Lettres Supérieures, et surtout
le Passage de Valéry Giscard d'Estaing. L'Architecte se plaît à asséner Bouvard et Pécuchet, ou la page que Flaubert
consacre à Carnac. Le Pasteur déclame l'Aude Préhistorique, des bout de Cahiers d'études scientifiques, la Vie de
Pierre-Roger de Bousignac, le récit des apparitions d'Alzonne, l'histoire de la main de Morenci... Les écrits de ce
type nous poussent aux gueuloirs, et nous y trouvons des textes qui nous semblent puissants. Grâce à Vérités du
moment et à nos voix, Pierre Lasserre et son sosie existaient.
A la Madeleine de Proust, restaurant où j'ai soupé voici quelques jours, s'affichait : "Menu du moment".
Mots mentent… Ne mentent pas… La bibliothèque est devant moi, pleine de mensonges, du corps à sosie de
Lasserre, de vérités. Je fouille, je déballe. Je suis au présent des livres dans le passé des paroles, sans sol sûr, au
château de Saint-Thuret, voici quelques jours, et j'écris au présent, ce jour de Pâques 2010, tandis que le Pasteur
prêche... Mes amis, peut-être, ont commencé à oublier le goût du café, le regard des chats, madame Muller qui leur
parlait, et moi qui agitais dans les étagères Bécassine chez les Turcs ou de gros livres racontant la Guerre de
quatorze, avec photos, dessins, cartes, plans, bilans, récits, ce qui me rappelait la bataille de Mons, dont je venais
d’apprendre l’histoire, dans Savoir Vivre, d’Heddy Kaddour, roman de cet hiver. Je cherchais Mons, la bataille, les
anges dont l'apparition aurait sauvé les anglais, et dont parle Les ailes de l'Espoir, roman belge, dont la toile me
parle, au moment où j'écris, et je me disais qu'il faut fouiller les bibliothèques, traquer en toute page les anges, ouvrir
les tombeaux, que je devais m'y enfoncer et qu'il fallait lire L'Illustration, plusieurs volumes de la vie de Pierre
Lasserre, Bécassine chez les turcs, les Organes électriques des Poissons, Secrets et sacré des Pyrénées par René
Descazeaux, La Légende de Saint Béga de René Bazin, la culture en Billon d'après la méthode de M.
Decrombecque...
J'exploitais le gisement comme à l’époque où je fouillais des falaises, vers Narbonne, pour extraire des
scutellas, des ostrea crassissima, de grands pectens, des vertèbres de poissons, des turritelles, ou de gros blocs de
balanes. J'initiais alors des copains et des filles. Parfois, je proclamais la gloire d'une minuscule dent de raie, ou d'un
amphiope, en imitant l'extase, où j'avais vu l'abbé Courtessole, sur la route de Coulouma, devant le fragment d’un
solenopleuropsis, exceptionnel selon lui, que je venais de faire surgir d'un schiste. Des filons traversaient la
bibliothèque, compacts, sombres, avec des amas d’Illustrations, ou des géodes. J'ouvrais ainsi la grosse couverture
rouge, avec lettres dorées de la Science amusante par Tom Tit sur Comment faire avaler l'oiseau, le homard
géométrique, les lunettes de Don Quichotte ou le Kangourou Boxeur, autant de vignettes montrant des mains, des
verres, des kangourous en bois, des bougies, des écrans, des entonnoirs, une petite fille à qui un évident pédophile
s'emploie à faire avaler un oiseau, un moulin sur commode qu'observe un Don Quichotte aux cheveux courts...
Voyages. Pays. Aventures. Je fouillais. J'extrayais les fossiles. Je prenais quelques photographies rapides des pages
qui m'attiraient. Je préparais l'enrichissement de mes collections, le tout sans ordre, dans le fatras des couches et des
14
étagères, remplies au hasard, apparemment, des moments de ce monsieur Berthier. J'étais face à un gisement
remanié, avec toutes sortes d'apports, et probablement de pillages. Impossible de tirer des conclusions de mon
archéologie immédiate. Qu'avait aimé Monsieur Berthier ? Quelles étaient ses opinions, sa mémoire, ses pratiques
sexuelles, sa chronologie, ses passions gastronomiques, son attitude face à Vichy ou aux anges de Mons, son intérêt
pour la science amusante ? Pourquoi avait-il laissé là, au château de Saint-Thuret, dans ce qui ne pouvait être sa
bibliothèque principale, la seule Bécassine chez les Turcs ? Je me trouvais aussi dépourvu et excité, que devant
l'apparition des débris d'une couche supérieure, mêlés aux sables d'en bas, ou aux apports, eux-mêmes fossiles des
eaux ayant raboté la croute terrestre bien avant la sédimentation que j'observais, si bien que surgissaient parmi des
micrasters un bout d'orthocère du silurien, dans un gisement d'itchyosaures quelque galet roulé portant des spirifers,
ou, dans une vigne mollassique des coteaux de Gascogne, où je cherchais des haches polies, un tronc usé de calamite.
Chacun de mes mouvements ébranlait les tréteaux. Le Pasteur, café en main, parlant avec Madame Muller,
s'écriait parfois : "Il est fou. Il est fou. Il va tout casser" ! L'Architecte considérait aux murs les traces des
constructions passées. Il tentait des hypothèses, interrogeait madame Muller sur ce qu'elle savait des aménagements.
Un petit cadre, qu'il avait décroché, montrait la photographie d'une ancienne reconstitution du château.
- Oui, c'est cela. Nous sommes dans le donjon. C'est le mur nord du donjon. Il s'élevait vraiment haut. Un
donjon carré. Et tu dis qu'il a été détruit par les paysans contre-révolutionnaires vers 1793 ?
- Oui, c'est ce qu'affirment les documents. Le donjon du sire de Bousignac, du XIIème siècle, fut détruit à la
Révolution. Des soldats de la Convention l'occupaient. Ils prélevaient des impôts, ils enrôlaient. Il y a eu ici une
petite guerre de Vendée.
- Vieille histoire, commentait madame Muller. Vieille histoire.
De mon tréteau d’équilibriste, je demandais si Saint-Thuret avait son fantôme.
- La nuit, souvent, on entend les dames blanches. Ça fait peur. Si vous dormez ici, vous les entendrez. Elles
marchent dans le grenier. On croirait des pas humains. Parfois, le soir on les voit s'envoler. Un jour, voici longtemps,
j'ai fait dormir une femme dans le château. Elle a hurlé.
Science amusante, Tom Tit, La Bougie et l'Entonnoir. Les Lunettes de Don Quichotte , Le coup de canon, J
Bézard, De la Méthode littéraire, Journal d'un professeur, Joliet, Mille jeux d'esprit, Chronogrammes, carrés
magiques, La civilisation définie par Voltaire, l'expression dans La Fontaine, Logogryphes, les roses de Saadi,
encore la Guerre de quatorze, l'Illustration année 1907, Rouletabille...
- Lefranc de Pompignan a possédé ce château. Une protestante m'a raconté que le fond de la Bibliothèque de
Toulouse vient largement de lui.
- Voltaire lui a fait, je crois, une honte maximum à l'Académie. Il a dû fuir dans ses terres.
- A Saint-Thuret ?
- Les Pompignan ne manquaient pas de châteaux.
- Les livres de ce Pompignan sont dans la Bibliothèque de Jean Montariol ! Incroyable.
- Sais-tu que des papiers de La Fontaine étaient dans un château vers Pamiers, qu’ils ont disparu pendant la
Révolution ?
- Tout passe par le Sud-Ouest.
- Nous y sommes.
- C'est charmant de vous entendre ! Vous êtes si cultivés...
L'Architecte lança : "J'entends du bruit dans ce buffet. Il y a un chat, là-dedans" !
- C'est impossible.
- Il y a un chat dans ce buffet !
- Mes chats ne vont pas dans ce buffet. C'est incroyable !
Un gros chat blanchâtre grattait devant, et ça bruissait dedans.
15
Madame Muller alla ouvrir les portes du buffet. Un gros chat jaunâtre apparut.
- Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
Il y avait du chat partout, comme du chien.
- Vous ne voulez pas prendre un café ?
- Encore un instant. Je regarde cette étagère.
- Dis-nous ce que tu trouves. Evalue. Monsieur Frain veut avoir une idée, et nous déciderons.
Au bas des étagères, dans un fouillis, il restait encore des livres à regarder. Pas de belles collections. Des
volumes brochés, des poches. Pearl Buck, Marcel Aymé, Jean Guéhenno, un voyage au Congo, La lutte inégale par
Clara Malraux, Journal d'un homme de quarante ans...
Les Mémoires.
Les trois tomes des Mémoires de Guerre : l'Appel, couverture bleue, l'Unité, couverture blanche, le Salut,
couverture rouge. L'édition originale complète des Mémoires avec cartes, plans, et même quelques articles de
journaux découpés, et dans leur jus. "Les Mémoires ! Les Mémoires", criais-je. "Cela a peut-être de la valeur". Début
d'intérêt du Pasteur. "Les Mémoires, les Mémoires en édition originale" !
A mesure que je m’exclamais, me revenaient mes rages des jours précédents, mes rares actes, avec
tourbillon d'âme, politique et moral. Je croyais que les murailles de Saint-Thuret m'en déferaient. Je comptais sur les
bouches, les yeux, les rêves, la chaleur et l’indifférence de mes amis pour me purger. La neutralité vigoureuse est
bon remède contre la rage. Quelques mois parmi les Lapons, les Guèbres ou nos hypermarchés eussent peut-être
évité à Saint Simon d'écrire ses Mémoires. Au Congo, l'épouvantable affaire des bâtards se serait dégonflée. Dubois
aurait fondu parmi les Eskimos.
L'Education nationale venait de mettre le tome trois des Mémoires de Guerre au programme des Terminales
L. Pour la onzième année du troisième millénaire, de Nice à Berk, de Rouffignac au Tampon, des jeunes gens
s'initieraient à la littérature dans la prose du Général. Cela m'indignait. J'étais naturellement ridicule : un tsunami, les
infamies des talibans, des Américains, des Chinois, des spéculateurs, des catholiques, des juifs, des pédophiles, des
créateurs, des militaires birmans, des Tchétchènes, du pétrole, et des gaz à effet de serre sont d'autre poids. J'étais
indigné, cependant.
Je voyais les coupables. Rien à leur reprocher : ils étaient laids, lâches, mous, gluants, fielleux, portant en
leur visage la ménagerie entière de leurs vices, prêts à tout, tartuffes jusqu'aux poils, entraînés aux soumissions dès
les ventres qui les ont mis sur Terre, et haineux. Je téléphonais à la Conscience Morale de l'Univers. Je tombais sur
son répondeur : "Allo, C. M. U., je suis indigné. Des méchants ont mis au programme des Terminales littéraires le
tome trois des gaulliennes Mémoires. Je lance un appel. Je place en vous mon espoir. Faites notre salut. M'avez-vous
compris ? J'ai vraiment besoin de vous pour assigner en justice, devant Dieu, Saint Pierre, ou un comité Théodule, le
petit quarteron d'Inspecteurs généraux qui ont voulu cette infamie. A votre appel, des universitaires, par centaines, se
lèveront. Des meutes d'écrivains aboieront leur fureur. On entendra les créateurs, les engagés, les dégagés, les poètes
subventionnés, les DRAC, les latinistes, les philosophes, le Pape, les résistants, les veilleurs, la Société des Agrégés,
les Oulipitres, les Zebda, les Gays, les "ni putes ni soumises", les académiciens... Ce sera fort. Rappelez-moi,
Conscience Morale de l'Univers" ! Mon téléphone n'a pas sonné. J'ai l'habitude. Patience. Patience dans l'azur... J'ai
déposé d'autres messages. D'autres encore. "Allo, allo. Vous vous rendez compte, Conscience morale de l'Univers !
Soumettre des lycéens à l'étude d'une belle prose sans aventure dans la langue ! Les plier à la bassesse obscène de
dignitaires collabos ! Négliger Artaud, Michaux, Sarraute, Céline, Char, Ghérasim Lucas, Charles Pennequin, Valère
Novarina, Koltès, Sollers, Modiano, Pérec, Sallah Stétié, Hélène Cixous, Serge Pey, Pierre Michon même, et Marcel
Proust, et Vivant Denon, et Rimbaud ! Et Cyrano, Et Théophile ! Et Montaigne ! Et La Fontaine ! Et Georges
Brassens ! Et Ponge ! Et Giscard » ! La Conscience Morale de l'Univers ne m'a pas rappelé. Grand petit silence.
Alors en moi, ça a monté. Les Mémoires au programme ! J'ai envoyé des mails. J'ai parlé J'ai tenté de
convaincre. C'était la crise, crise partout. Fallait être sérieux. Tous bandés, pine au froid, conspiration des bouches
closes. Pas d'oreilles. Pas d'yeux. Pas de peau douce, sensible, tendre, avec des marques et des rougeurs. Du bruit
partout. Fête. Fête. Fureur de lire. Marathon des mots. Ruée vers l'art. Bruit. Communications. Saucissons géants
dans la gueule des Drac. Dernier roman d'un doyen de l'Inspection générale. Flashs, tremblements de toile, bateau
brume, Babars mous sauce culture, pédérastes tortillards et catholiques, stupeurs, pose, bobophilie, moi mirobolants,
16
passages, consommations, zapping, et encore passages, connections, Meetic, énormes circulations des voitures
chargées d'encombrants. Ça se précipitait. On avait à faire. Les écrivains défendaient leurs livres. Les artistes
créaient. Les vaches chiaient. Le Pape avait des pédophiles à vendre. Il y avait la réception d'une académicienne, le
cancer d'une star. Des drones larguaient des bombes. Et ça trahissait aux moelles, sous les tôles. « Vous n'y pensez
pas ! Ce ne peut pas être l'Inspection générale. Ils sont au-dessus de ça, ou au-dessous. Ils ont fait bien pire. Ça les
innocente. Pas eux. J'ai eu la Légion d'honneur. Sauvez ma Légion d'honneur. D'ailleurs, je veux être eux. Surtout
pas un mot, Molto delicato. Et de Gaulle est un grand écrivain. De quoi vous mêlez-vous ? Jaloux ? Silence !
Silence ! Silence » ! Et en moi tout carambouillait. Ça ne passait pas. J'avais l'âme égout. Rage. Rage. Etrons entrés
dans tous les trous de mon ciel intime, seul dans un quartier d'univers. Je m'étais bricolé un lambeau d'enfer en tête,
et je ne savais pas faire le volcan, cracher mes laves sur des mafias, brûler toute une île avec ses rats. Je ruminais ma
rage, farci nécessaire et brûlant. Je m'intoxiquais. En gros, et en détail, j'étais un individu impuissant, une colère
coincée. Je tremblais, et j'étais seul.
Tous les autres étaient pareils, j'imagine. On est tous une foule de fous dedans, et muets, et pétant vers
l'intérieur nos pétards d'âmes. On ne s'écoute pas. On a chacun nos fureurs particulières. On les nourrit comme des
bubons. On en crève lentement. Et on va ainsi d'une rage à l'autre, oubliant obligeamment les précédentes, trouvant
toujours plus de fureurs, et seul, parfaitement seul, là dedans et elles avec, et encore plus dedans que dedans, et nous
toujours, et dedans, bien dedans, au fond, et tout à fait extérieurs à tout.
De Gaulle était convenablement mort dans ses appartements du ciel. Impossible qu'il soit en enfer,
compagnon d’Hitler. Fallait bien que Justice éternelle ait fait une différence. Il était donc au Paradis, ou, du moins,
au Purgatoire, là où les âmes sont joignables, comme on sait, surtout quand on a visité le Musée des Ames du
Purgatoire, à Rome. "Allo, de Gaulle... Allo, vous m'entendez ? Que vous soyez au Paradis, parmi les Saints, ou au
Purgatoire, dans les gares de triage du Ciel, vous m'entendez… De Gaulle, je vous lance un appel. De Gaulle... Des
chefs, n'écoutant que leur ambition, ont osé mettre au programme des Terminales littéraires le tome trois de vos
Mémoires. Oublieux de l'intérêt national, et sans honneur, perpétuellement occupés d'intrigues et de leurs maîtres, ils
se sont mis au service de l'ennemi. Ils se cachent sous le drapeau de votre nom pour humilier encore cette joie d'être
dans la langue, en liberté, et au risque joyeux des Iles sonantes que l'on appelle la Littérature. De Gaulle, ils ont
vaincu par une force machiavélique. Nous les culbuterons par une force machiavélique supérieure. Vous-même, vous
fûtes assez grand pour n'avoir jamais demandé à vos flatteurs le titre de Maréchal de France. Vous n'avez pas voulu
des étoiles de Général. Vous n'avez pas tenté d'être académicien. Vous saviez avoir près de vous votre "génial ami"
Malraux, et qu'on n'arrête pas Voltaire, et que Voltaire n'était pas vous... Vos Mémoires, vous ne les destiniez pas
aux prix littéraires, et aux happy few. Vous ne prétendiez pas que des collaborateurs d'un régime, plus pâles et plus
gras que les fesses de Tartuffe, vous hissassent, avec Homère et Beckett, au rang de Chateaubriand et de Saint Simon
Vous n'étiez pas Rimbaud, Artaud, Bataille... Votre parole dans l'épreuve n'était pas la Légende des siècles.
"Les Inspecteurs généraux sont des veaux", m'a répondu De Gaulle. "Je les ai compris depuis longtemps. Ce
sont des agrégés, et qui ne savent pas écrire. Leur comité Théodule n'accouche que de leur programme. Trouvezvous un Voltaire, un Mauriac, un Pascal bien vifs pour les pourfendre. Quant à moi, je dois aller dialoguer avec
Périclès et Mao pour préparer le bal de fin de Purgatoire. Les morts ne peuvent rien pour vous. Nous sommes
devenus de beaux indifférents".
Sur la table noire et branlante, face aux livres de monsieur Berthier, dans le château de Saint-Thuret,
Mémoires en main, tout ce jus tournait en moi. C'était immédiat, sans recul possible, des pieds à la tête, comme un
tsunami d'âme. J'étais occupé. Mes digues douteuses avaient été renversées. C'est que j'étais tout entier, une fois de
plus, bâti en zone inondable. La catastrophe était complète, et intérieure, comme aux conversions, lors des Nuits de
feu, mais là c'était du jus, sans flamme ni étincelles. C'était sorti des Mémoires, et sans traîner. Submergé... Beaucoup
plus puissants que des mégaphones, ces Mémoires... Plus impressionnants que les grands romans qui travaillent,
doucement, à la marge, comme des chenilles ou des sapes...
L'Appel, couverture bleue, l'Espoir couverture blanche, le Salut, couverture rouge. Plon. Plon. Et Plon...
Avec des cartes qui se déploient, des fronts visibles, des flèches. Tout autre chose que les Mémoires que j'avais lus,
adolescent, chez mes parents, et que j'arrachais à la bibliothèque familiale. Pas des Poches. Pas non plus ces
Mémoires que je maniais chez un voisin de mes parents, gros monsieur anticommuniste, qui vivait et râlait dans le
culte du Général, et possédait avec les énormes Dossiers noirs du communisme, les œuvres complètes de son grand
homme en volumes bien reliés...
17
L'édition originale des Mémoires m’était inconnue : bleu le premier volume, blanc le second, rouge le
troisième, ce Salut choisi par les affreux contre qui j’écrivais des mails inutiles. Je tourbillonnerai, toupie fielleuse, à
l'infini de moi, condamné à fuir vers quelque aventure dérisoire, au divertissement de tout, comme à Saint-Thuret,
avec l'Architecte et le Pasteur. Cela même échouait. J'étais rattrapé. Saint-Thuret ne soignait pas. Mes amis n'étaient
pas médecins. Mes rages mal recuites persévéraient dans cette odeur de chien, devant la grande cheminée, et les
regards aimables de madame Muller.
J’insiste, j’insiste sur les Mémoires, l'Appel, l’Espoir, le Salut, triple apparition entre mes mains sur la
grande table noire branlante, dans la salle où l'Architecte et le Pasteur, visiblement indifférents, prenaient le café
avec madame Muller. J'insiste, pour moi et par principe.
L'Architecte et le Pasteur, neutres ! Madame Muller, neutre ! Les gros chats, neutres comme la cheminée, le
canapé, la table branlante, l'armoire et les livres ! Pour parler vraiment, j'aurais dû exposer ma colère, ses causes, leur
fragilité, mon rapport à la littérature, mes lâchetés, constituer un point de vue, et inventer des phrases attrayantes.
Comment plaire avec ça ? Plus tard, peut-être, en insistant, en écrivant... Je rirais de me souvenir que le Pasteur
m'avait présenté madame Muller comme la nègre probable de Brigitte Bardot, dont les Mémoires sont réputées...
Mémoires de B. B., Mémoires de de Gaulle... Saint-Thuret lieu des Mémoires… De Gaulle ou Brigitte Bardot ? Qui
vaut quoi ? Vérités du moment, branlebas des chiens et d'une nègre, programme des classes Terminales... En ma
mémoire, plus tard, aujourd'hui, au moment où j'écris, donc pense, cela fait peut-être feu, feu s'accouplant à mémoire,
donc poésie, mais sur la table branlante et noire, devant mes amis, j'étais le lieu, pas la formule. Je m'écriais : "Les
Mémoires, les Mémoires. Vous vous rendez compte, les Mémoires", et mes amis prenaient le café, et ils avaient les
murailles du château à considérer, et ils ne pensaient pas aux Mémoires de Brigitte Bardot, Initiales B. B, et ils ne se
souciaient pas du programme des Terminales L. J'étais seul dans ma coïncidence, sur une table branlante, étranglé
d'indignation et d'étonnement, remuant les pages, déployant les cartes, repérant entre les pages des articles découpés,
m'emparant d'un feuillet publicitaire que je trouvais dans le Salut, le glissant dans une poche, et me disant : "Tant pis,
tant mieux, c'est un vol. J'aime voler, et je le lirai plus tard. Plus tard, j'y trouverai des phrases, des raisons nouvelles
de m'indigner"...
Ce "plus tard" est venu. J'y suis. Le Pasteur et l'Architecte me sont invisibles. Le premier voyage en
Catalogne, toujours en quête de mégalithes. Le second travaille à des bâtiments en Belgique. J'écris. Je suis dans mon
bureau. J'ai près de moi, à droite de l'écran, la petite brochure dérobée à Saint-Thuret, Charles de Gaulle, le Salut,
((1944-1946), photo du Général devant une bibliothèque, la main droite appuyée sur des livres, Plon. J'ouvre. En
page deux : "La France a la lettre G de son histoire". La lettre G de son histoire ? Etrange G. Je pense à Giscard, à
Gilliatt, à Grothendieck, à Gargantua, au point G... En page 5, Jean de Lattre vu par de Gaulle : "Ardent jusqu'à
l'effervescence, susceptible autant que brillant, il était tendu jusqu'à l'extrême dans le désir que rien ne manquât et
dans l'impression que les péripéties lui étaient affaires personnelles. Ceux qui dépendaient de lui en recevaient
maintes rebuffades ou coups d'aiguillon. Mais leur rancune ne durait pas, tant sa valeur leur en imposait". Je pense au
Pasteur jamais « tendu jusqu'à l'extrême », jouant la tension, jamais soucieux que rien ne manquât, toujours soucieux
de multiplier, et lui aussi plein de valeur... Page 9 : Roger Giron de France-Soir : "Charles de Gaulle est un des
premiers écrivains de son temps". Sacré Giron... Claude Roy : "De Gaulle est un des grands écrivains latins de
langue française écrivant en formules romaines l'histoire de France". Beau comme l'antique... Ecrivain de son temps.
Ecrivain romain. Total permanent classique historique. p. 12 "M.Truman, sous des manières simples, se montrait très
positif. A l'entendre, on se sentait loin de ces vues d'un vaste idéalisme que déroulait dans ce même bureau son
illustre prédécesseur. Le nouveau Président avait renoncé au plan d'une harmonie mondiale et admis que la rivalité
du monde libre dominait tout, désormais". J'admire "dominait tout, désormais". Vivent virgule et clausule ! Vraiment
de bonnes feuilles… Un peu plus loin, toujours page 12, renvoyant aux pages 209-210 du Salut, dans l'édition
originale : "Quant aux problèmes compliqués de notre antique univers, ils n'intimidaient point Truman qui les
considérait sous l'angle d'une optique simplifiée". J'admire "l'angle d'une optique simplifiée". Je m'en régale. Page
13, maintenant : "Alors que dans le vieux monde la foi dans le Progrès est devenue singulièrement vacillante,
Truman nous montre qu'elle demeure intacte dans l'esprit de ses concitoyens dont il apparaît à travers ses Mémoires
comme un des exemplaires les plus représentatifs". Mémoires dans les Mémoires. Truman dans de Gaulle. Superbe
mise en abyme… Commentaire de Mauriac, dans l'Express, page 8 de la brochure : "C'est le grand ton de Bossuet,
mais on ne saurait être moins guindé, ni plus brûlant, ni souvent plus corrosif". Emile Henriot, de l'Académie
française, complète dans Le Monde : "Il est prestigieux dans ses raccourcis de philosophe, d'historien et de
mémorialiste, avec les traits de Tacite, de Retz, à la Saint Simon, selon son ironie, son mépris, sa colère ou son
détachement. On croit entendre Michelet, mais en moins ému, et plus mâle". Très bien, je craque. Merci Giron.
Merci Mauriac. Merci Henriot, de l'Académie française. Merci Claude Roy. Tout va bien, je me délecte. Voilà la
18
grande littérature, the big one, XVIIème siècle, romaine, homérique, Michelettienne, et quousquetandem... Chapeau
et képi bas. Je renonce aux Mémoires de Brigitte Bardot... Livres, je vous ai compris : Initiales BB, c’est pas de la
littérature. Pas programmable. D'ailleurs, il y a nègre. Même aux Mémoires de Chirac, nègre. Nègre, nègre partout,
nègre en Attali, nègre en Minc, nègre en Mazarine, nègre sauf, peut-être, à Giscard, au Passage tant son style est
inimitable. Sûr. Sol sûr. Droit du sol. Ça ne sent pas le nègre. Mais pas un critique n’admire le Passage. Pas un.
Même vendu. Personne pour le mettre au programme 2010, l'opus romanescum primum de ce grand G, là ! Mais de
Gaulle... Allez, allons, garde-à-vous, comme mon grand-père devant la télé, vers 1968, quand Il parlait ! Tout
l'approuve : Mauriac, Henriot, Pierre Emmanuel, Roger Giron, Claude Roy, et, ces jours-ci, le grand Gallimard qui
dirige l'Inspection générale des Lettres, nouvelle lettre G de France, gracquophile peccamineux, lécheur de Stèles à
de Gaulle... Il nous ouvre les yeux. Il vient de lancer son Bateau Brume, roman gracqualement, agrégativement, et
inspecteurgénéralement admirable, que je découvre en écrivant, et dont voici, par coup de Google, la première
phrase : "D'aussi loin qu'il m'en souvienne, je crois avoir été toujours amoureux de lui". Admirable ! Qu'on sent de
goût dans cette citation de Barbara à l'incipit. Comme il est beau de signaler la littérature par l'archaïsme, la
modernité par la chanteuse, et de faire, d'un coup, deux coups d'audace : il aimait un homme ! Sodome au pays des
stèles ! Enculade au pays des menhirs. Qu'il m'en souvienne, quel pied ! Quoi qu'on die... Quoi qu’on die ! Quoi
qu'on die ! Et vive de Gaulle. Et vive moi. Et vive mon moi miroir dégoulinant de mon glou glou d'ego. Et tandis que
vogue, sans doute vers l'Institut, le Bateau Brume, dont l'auteur guigne, pour être immortel, la mort de Giscard,
j'apprends qu'un volcan éclate en Islande, couvrant de fumée le nord entier de l'Europe, obligeant les avions anglais,
belges, irlandais, bataves, danois, et, à l'instant, Français du nord, à rester roues à terre. Bateau Brume, avions,
fumées volcaniques, on y voit de moins en moins clair, et même dans le métro parisien, à Odéon et Saint Michel, des
fumées surgissent, obligeant à évacuer, selon le monde.fr... Heureusement, au même moment, La Brigade AntiCriminalité me téléphone. Je cesse d'écrire. Je ne cesse pas :
- Oui, la BAC. Ici la BAC. Que voyez-vous ?
- Bonjour, j'ai vu une voiture bleue entrer chez mes voisins d'en face. Oui, Une fille et un garçon. Une
blonde. Avant, il y a eu une moto noire, Une moto toute noire. Pas une moto de frime.
- Vous avez vu le motard ?
- Je n'ai pas vu sa tête. Un casque gris.
- Un arabe ?
- Je n’ai pas pu voir. J'ai fait des photos de la voiture. Parfait. Vous avez le numéro...
La BAC, depuis deux jours, m'a demandé d'observer mes voisins d'en face. Trois types de la BAC se sont
planqués chez moi pendant trois heures. La BAC y voit clair. J'y vois clair. Nous voyons clair grâce à "l'angle d'une
optique simplifiée", tout comme Truman. Suffit que je regarde par ma fenêtre. Les toxicos, les dealers, la moto noire,
tout est visible. Pas de Bateau brume ici, chez moi, au présent. Mais vers deux heures du matin, cette nuit, quand mes
voisins trafiqueront d'abondance, le panache de fumée du volcan islandais gagnera, selon le Monde.fr, la France
entière. Ce sera nuit. Tout se confondra, B. B. et de Gaulle. Islande et France. Ce sera une grande invasion par le
Nord-Ouest. Nous serons vaincus par une force volcanique. Nous ne vaincrons pas par une force volcanique
supérieure. Quel Appel lancer ? Quel Espoir ? Quel Salut ? Quel bleu, blanc, rouge quand s'imposent Bateau Brume,
Les Mémoires, mes obsessions, madame Muller, les chiens, tout en tourbillons fumeux, et que je discerne moins que
les secrets de mes voisins d'en face. Eux, je les vois. Je les indique. Je suis leur œil dans la B A C. La BAC m'a fait
espion, espion at home, fenêtre sur cour, avec crime garanti, et sans gêne pour écrire, et même avec profit. Faut être
espion. Métier nécessaire, tant tout ce qui se veut invisible est visible, et tant on y voit mal au visible. Ciel obscurci.
Concepts flottants. Programmes sombres. Les Mémoires dégorgent de fumées avec le volcan d'Islande et les bouches
de métro. Je dégorge de Mémoires. Je fais des coulées de pensées, de gros flux noirs de lignes, des laves, cratère ivre,
moi qui me taisais sur la table branlante, dans le Château de Saint-Thuret, tandis que le Pasteur, l'Architecte et
madame Muller finissaient de prendre leur café, tandis que les chats s'étalaient, tandis que pénétrait tout, malgré
l'effort du feu et les murailles, l'odeur des chiens.
Tout était là, dense et commun, dans le château, comme n'importe où, et je regarde s'écrire ce passé dans les
fumées du volcan sur mon écran, alors qu’une grève reconductible bloque les trains, et que Saint-Thuret s'enfonce,
sans bateau brume, dans ma mémoire. La Brigade Anti-Criminalité m'invite à regarder par ma fenêtre, vers ma rue,
et donc à lire et relire le mot Passage, inscrit sur le goudron, à l'entrée du territoire de mes soupçonnables voisins d'en
face. Montaigne "ne peignait pas l'être, mais le passage". Moi, je le vois. Aragon marchait aux passages parisiens, je
19
reste sur ma chaise. Butor explorait le Passage de Milan, mais j'ai dû renoncer à m'envoler pour cette ville, aux jours
prochains. Giscard a écrit le Passage, et moi je vois PASSAGE écrit devant ma fenêtre. Je rêve aux Vérités du
moment que je feuilletais à Saint-Thuret, et dont je sens la présence à mesure que je m'enfonce, passant au milieu du
chemin de ma vie, dans cette forêt obscure, le récit que j'en compose. Il n'y a pas à poser du "plus loin qu'il m'en
souvienne", avec citation masquée, archaïsme, et brume. Il y a l'écriture des derniers jours, et pas sage, face aux
écrans, aux fenêtres, et dans des mémoires, qui met en lignes aujourd'hui un château concret, hors contes et bois
dormant, avec, en mélanges, madame Muller vivante, les chats, les chiens, Pierre Lasserre, les livres, le Général, le
feu de bois, l'Europe, les fantômes, et mes amis vivants.
De quoi, je me mêle ? Je m'en mêle. J'y suis mêlé, pas sage. Comment se sont-ils rencontrés ? Ils se sont
rencontrés. Ils se rencontrent. L'Architecte ne sait pas que j'écris ce que j'écris. Le Pasteur le sait, mais voyage,
cherchant des mégalithes. L'Architecte bâtit. Ils sont loin. Ils deviennent ici des personnages. Je bâtis leurs spectres
nègres de page en page. Je secrète leurs doubles... Je tisse un suaire dont ils sortent comme des passants.
Le Pasteur et l'Architecte s'aiment. Du plus loin qu'ils se souviennent, ils s'aiment, et je les aime. Notre
amitié respire. Le château de Saint-Thuret avec son odeur de chiens est un de ses moments, entre appel, espoir et
salut. Quand nous serons morts, nous en parlerons, l'Evangile en main, avec Dante, Virgile, Homère, de Gaulle, et,
peut-être, Giscard. J'aurai écrit le récit de cette journée avec Madame Muller. Peut-être des individus, étrangers à son
cours, l'auront-ils lue. On peut même l’imaginer à un Programme.
Mes amis n'écrivent pas cette journée. Ils laissent se décomposer leur moment à Saint-Thuret. Je peux
imaginer la forme qu'il prend pour le Pasteur. Je crois deviner son apparence chez l'Architecte parmi les dessins, les
appels d'offre, et la famille. Ils ont dû oublier ma découverte des Mémoires. Ils ne peuvent la voir germant d'une noix
vivante par la force génératrice des mots, la vision de PASSAGE à ma fenêtre, les infos d'Islande, et les appels de la
BAC, qui me demande de lui communiquer, "en temps réel", ce que font mes voisins d'en face, quelles voitures
entrent chez eux, quels sont les numéros d'immatriculation et les races des passagers. Nos situations divergent. Les
branches réelles que j'aperçois, et qui se développent, ils les ignorent, mais je ne sais presque rien de leurs mémoires.
J'ai vu mes amis se lever. Je les ai vus se tourner vers moi et m'annoncer qu'ils allaient passer à l'examen
externe des murailles. Je les ai vus s’échapper de la salle. Je les ai vus fermer la porte. J'ai entendu leurs pas
s'enfoncer dans les bruits des chiens que je ne pouvais pas voir. Ils me laissaient encore beaucoup de temps pour la
bibliothèque, et madame Muller m'invitait à prendre à mon tour, avec elle, une tasse de café.
_______________________
20
III
Seul avec une femme
Je m'attendais à cette femme... Le Pasteur me l'avait beaucoup annoncée... Madame Muller... Madame
Muller... "Dans le château, madame Muller nous attend". Le Pasteur aimait à faire résonner l'étrangeté germanique
de ce nom : madame Muller. Il ne savait presque rien d'elle. Il donnait à entendre qu'elle était remarquable. Un
Pasteur lui avait dit qu'elle était la nègre de Brigitte Bardot. "Elle nous attend. Elle va nous faire des révélations.
Madame Muller est à Saint-Thuret depuis des années. Elle a appris beaucoup de choses".
Le Pasteur aime dire : "on nous attend". Comme Anna Gavalda, il "voudrait que quelqu'un nous attende
quelque part". "Nous sommes attendus. Les portes sont ouvertes. On nous veut"... Selon lui, des archéologues, des
chercheurs de cupules, des orpailleurs, des bergers, des collectionneurs de météores, des femmes nous veulent. "Ils
ne pensent qu'à ça. Il faut y aller". Nous partons vers des châteaux, des pierres, des églises, un curé impatient de nous
voir passer son jardin au détecteur de métaux...
Un soir, de jeunes cueilleuses de lavande étaient censées nous espérer sur le Causse noir... Elles nous
préparaient d'abondantes nourritures, des ragoûts longuement cuits dans des marmites. Inutile d'emporter des
victuailles. Nourris par les "lavandières", nous n'aurions qu'à rêver à l'éclat des étoiles. Le Pasteur en était sûr. Il
fallait quitter d'urgence les profondes vallées cévenoles où nous cherchions de l'or... Le bonheur nous attendait. Nous
sommes partis... Dans ma voiture, mécaniquement, j'ai mis un paquet de PiM's. D’innombrables lacets nous ont
conduits sur le Causse. Enfin, aux premiers moments de la nuit, avec l'appétit, sont apparues les jeunes "lavandières".
Elles attendaient nos victuailles. Elles mouraient de faim. Il a fallu les faire communier avec mes PiM's. Jamais nous
n'avons goûté leurs ragoûts. L'Evangile du ragoût avait « fait pschitttt ».
Le Pasteur se sent attendu, et il convainc qu'on l'est. Sa mère et ses trois sœurs l'ont attendu. Les portes du
féminin se sont ouvertes à lui dès qu'il fut signalé dans les liquides intérieurs d'un ventre. L'Architecte, en naissant, a
provoqué l'exil de ses parents dans la mort. Il fut meurtrier d'entrée : mère morte en couches, père mort en roulant
vers l'hôpital, il est convaincu qu'on ne l'attend pas, qu'il vaut mieux qu'on ne l'attende pas. Il construit. Il attaque.
Son architecture ne se fonde pas sur un sol sûr. Il n'espère ni n'imagine que quelqu'un l'attende quelque part. Il lui
faut préméditer la catastrophe. Quant à moi, attendu, arrivé à l'heure, en toute légitimité, insoupçonnable dès l'abord,
fils aîné, nécessaire et programmé, j'ai confiance en l'ordre du monde, mais sans foi. On ne m'attend pas comme un
21
miracle désirable. Je suis prévu et à ma place, dans le mécano pratique et bien organisé. Je ne suis ni "en trop", ni
Messie. Les portes ne s'ouvrent pas pour moi. Il n'y a pas de porte, mais une étendue neutre, où il est géométrique
que je sois. Je ne m'attends donc pas à ce qu'on m'attende. Pénélope n'habite pas les îles où je vais. Nausicaa est une
hôtesse d'accueil payée par l'Organisation. Je n'espère pas son orgasme à mon débarquement. J'ai mes papiers. Je suis
un passager légal. Je suis le Professeur. Il est prévu que je parle. Je parlerai.
Je m'attendais à madame Muller. Je n'imaginais pas qu'elle m'attendait. On lui avait annoncé l'examen de la
bibliothèque. Me voir procéder sur la table branlante et noire ne devait pas la surprendre. Avec mon air professoral,
voire clérical, j'étais crédible. J'étais une fonction.
Par ignorance, ou indifférence, madame Muller semblait tout ignorer du contenu de la bibliothèque. Silence
complet sur les volumes de l'Illustration, les guides de voyage, les Mémoires, les romans des années trente, les
revues littéraires, les œuvres plaisantes de Marcel Prévost, les Vérités du moment. Ces titres, que j'avais lancés ne lui
faisaient pas plus d'effet qu'aux chats. Or, son petit présentoir à livres prouvait un goût pour les romans, les récits de
voyages, les biographies, les revues de belles demeures historiques, ou d'animaux. De plus, sans être imbibée des
prétendues « Humanités », elle avait la voix de l'intelligence et de la conversation érotique, qui est parfois un fruit
des livres.
Je ne m'attendais pas à son indifférence. Ne vivait-elle pas dans l'intimité de la bibliothèque ? N'avait-elle
pas précisément connu son propriétaire ? Les titres que je nommais n'avaient-ils pas croisé sa vie ? Comment
pouvait-elle rester neutre devant les Mémoires, Bécassine chez les Turcs, la Science amusante, ou les gravures de
l'Illustration ? Quand je fouillai des champs ou des éboulis, leurs propriétaires et leurs voisins désiraient toujours
parler avec moi des trilobites, des rhynchonelles, des bélemnites, ou des tessons que j’exhumais. Or je montrais les
vieux organes de la bibliothèque, et madame Muller ne réagissait pas…
Si j’avais connu la connu la veuve de Barbe Bleue, si je lui avais rouvert trente ans après la mort de son
mari le charnier des victimes, si je lui avais dit : "Regardez, cette jolie blonde a beaucoup saigné », ou "cette rousse a
reçu un coup de couteau dans la gorge", la vieille veuve m’aurait-elle servi du café ?
L’indifférence de madame Muller au contenu de la bibliothèque me mettait en danger. Impossible
d'échanger avec elle sur les gravures de l'Illustration, les Vérités du moment, les poumons des poissons, les
Mémoires, tous ces cadavres. Or j'aime les conversations qui évitent de parler, et durent. Je peux y exceller. Bien
menées, elles me divertissent. La culture sert souvent cet art d'esquive. L'indifférence de madame Muller me
coinçait.
Sur la table branlante et noire, cette femme m'infligeait un malaise.
A la différence du Pasteur, je ne me crois pas naturellement attendu. Je n'ai pas foi à la déesse-mère, telle
qu'elle apparaît à la grotte de la Magdeleine des Albis, dans la vallée de l’Aveyron, où des sculptures de femmes,
puissantes et nues, accueillent le visiteur. Il faut que je parle dans un monde ordonné, peu savoureux, comme une
salle de cours, avec des chaises rangées, des étudiants compétents, et un contrat de parole. Les étudiants et moi, nous
savons que je vais parler. Tel est le contrat provisoire. Je ne suis pas l’enfant du miracle attendu, mais le
fonctionnaire.
Entre madame Muller et moi, je ne sentais pas de contrat. Elle m'invitait à prendre le café. Elle me souriait.
Elle se levait vers moi. Elle était pleine de prévenance. Elle me disait de faire attention, encore attention sur la table.
Un accident serait bien triste, quand elle était si contente. Elle avait beaucoup de chance, à son âge, d'avoir chez elle
trois hommes jeunes. Elle s'excusait de n'avoir pas pu aller chercher un café meilleur, ou du thé, parce qu'elle n'était
pas descendue au village. Elle aurait aimé me laisser le choix.
- Je suis à vous. Café, café...
Je descendais de la table branlante et noire, mais à regret, hésitant, sans certitude sur mon rôle.
Mes amis me contraignaient à inventer. Eux, ils tournaient autour du rempart, en se racontant comment je
me débrouillais. J'avais la quasi certitude qu'ils riaient : "Le Professeur est avec madame Muller. Le Professeur est
soumis aux charmes de madame Muller. Madame Muller va se jeter sur le Professeur. Madame Muller entraîne le
Professeur dans son lit"… Ils tournaient autour de la grosse boîte de pierres. Je les imaginais. J'étais sûr qu'ils
m'imaginaient.
22
J'imagine comment j'imaginais. Je vois vivre ce moment aux lignes que je compose, avec mille hésitations,
interrompu par le téléphone et mon désir de savoir ce qu'il en est du nuage qui bloque les avions. J'imagine les
aéroports pleins de voyageurs. Des amants avaient prévu de se retrouver cette semaine à Rome où à Amsterdam, ils
restent séparés, chacun lisant les annonces des compagnies et constatant que le ciel sale interdit leurs amours. Des
chairs ne se mêlent pas. Des chairs, au contraire, se mêlent, et mon écran montre les fumées du volcan, des visages
d'entrepreneurs inquiets, les cendres sur les tourbières, des paysans craignant pour leurs troupeaux, le mélange des
voyageurs, des moutons, des miasmes, et du mois d'avril.
Mon voisin n'a pas pu s'envoler vers la Sicile avec son amie. Pas d'Agrigente, pas d'Etna. Les gares de
France sont en grève, et la SNCF ment. Mon voisin s’est trouvé bloqué vers Orléans. Je n'y vois pas clair. J'imagine
les voyageurs sans avion, attendant des trains qui ne partent pas, les enfants, les cris, les papiers gras, les chiens, le
chaos des annonces. Il y a des rumeurs, des fausses nouvelles, et je reste à écrire, imaginant que j'imaginais, sur la
table branlante et noire, en regardant l'activité de mes voisins d'en face, lorsqu'ils passent sur le mot PASSAGE avec
leurs voitures chargées de petits sacs de drogue. De temps à autre, les policiers de la B.A.C. m'appellent : "Ils sont
là ? Ils ne sont pas là »? « Voilà les numéros d'immatriculation". Je m'attends à une interpellation. J'imagine l'activité
à la Brigade Anti Criminalité, dans la maison devant chez moi, dissimulée par de hautes laurières, et je vois à ma
fenêtre PASSAGE inscrit sur le goudron, et qui s'efface.
Madame Muller m'observait, me souriait, me présentait une tasse en faïence blanche à motifs roses.
Poursuivre l'examen de la bibliothèque eût été mufle. Madame Muller avait dû être une cocotte, puis se retirer, sans
mystique, ni liposuccion, dans cette maison. Aucune transverbération, et pas de silicone, mais la chair est une
mémoire : madame Muller n'avait pas pu se nettoyer entièrement de ses hommes.
Une fois, dans un hammam, où j’étais le seul homme, des cuisses, des ventres, des bras, des torses, des têtes
de jeunes femmes constituaient un immense corps. Au milieu de la vapeur, un trouble noli me tangere suintait de ce
corps qui ne me distinguait pas, mais madame Muller me voyait, m'était visible, et m’appelait. Je distinguais ses
traits en descendant de la table branlante et noire. Il n’était pas question de la toucher. Je ne pouvais pas ne pas
envisager de la toucher.
Je me vois par ses yeux, dans cette pièce et dans l'incertitude de la phrase suivante. De l’intérieur de sa tête,
je m'observe, descendant de la table, beaucoup mieux que je n'observais les chairs dans le hammam. Aucun contact
pourtant : mon visage, si je veux le saisir, se dérobe. Mon corps descendant de la table est un effet de mes lignes,
moins qu'une vapeur, tandis qu'une église sonne midi, ce jour d'avril au temps gris, et que je constate la disparition
des déchets que mes voisines d'en face avaient déposés hier soir pour récupération.
Le passage qu'emploient les trafiquants est à nouveau propre, comme le ciel, dont j'apprends qu'il est libre,
si bien que les avions volent, et que des chairs d'amants se mêlent, ou ne se mêlent pas.
Madame Muller me regardait lui dire : "Ce monsieur Berthier avait une drôle de bibliothèque"...
Monsieur Berthier me sauvait. Monsieur Berthier était la bonne entrée. Il m'autorisait la bibliothèque, la
visite d'un moment de Saint-Thuret, la mémoire de madame Muller...
- Il n'a laissé que des livres sans grande valeur, je crois. Il en avait bien plus à Paris, et dans ses autres
châteaux.
- Plusieurs châteaux ?
- Quatre ou cinq. Il vivait à Paris. Avec sa femme, il venait ici l'été...
- Vous l'avez connu ?
- Oui. Je lui avais vendu Saint-Thuret. Ce sont ses livres. Vous pouvez les prendre...
Information : madame Muller avait un moment possédé le château. Elle l’avait vendu. Pourquoi s’incrustaitelle, en bout de vie, dans ce dépotoir ? J'avais envie de fouiller tout ça comme une de ces poubelles que je trouve
parfois, le dimanche soir, et qui contiennent, comme des mémoires, les reliques d’une longue vie.
- Je suis seulement curieux de ces livres, et le Pasteur veut savoir ce qu'ils valent, pour en informer ce
monsieur Frain, de l’Association Patrimoine Protestant qui a hérité du château. Pas directement de monsieur
Berthier, je crois ?
23
- Si, mais, après sa mort, Patrimoine Protestant l’a confié à France Jeunesse qui l'a gardé dix ans, sans y
faire grand chose, sauf en bas, les deux salles, que vous verrez. Les protestants l’on repris. C'est à eux, donc à vous.
- Qui était ce monsieur Berthier ?
Madame Muller n'a pas hésité.
- Beaucoup d'argent. Il dirigeait des compagnies d'assurances. Je ne l'ai jamais vu généreux, pourtant. Même
pour sa femme... Vous savez, les hommes sont durs. Moi, je ne les aime plus. Trop dangereux. Je ne dis pas que
monsieur Berthier était un criminel, ni vous. Vous êtes si jeune... Et vos amis, encore plus... Monsieur Berthier venait
avec sa femme à Saint-Thuret… Ils aimaient le paysage. Vous n'avez pas vu toute sa beauté… Mais vous avez dû
remarquer les villas, en bas... Monsieur Berthier n’a pas connu ces horreurs. Il aimait les belles choses… Il a laissé
des souvenirs dans la pièce du bas. Vous verrez. Il y a de bons tableaux, je crois. Il avait du goût. Sa femme,
surtout... Du reste, ils ne venaient que quelques semaines par an. Ils étaient le plus souvent à Paris, où ils avaient
leurs meilleurs livres.
- Vous les avez vus à Paris ?
- Plusieurs fois. C'était plus en état qu'ici, mais ils aimaient, comme moi, les vieilles maisons... Ici, ils ne
laissaient rien de valeur. Des gitans passent, et vident. Mes chiens sont trop braves... Heureusement, je ne possède
plus. Et qui voulez vous qui vole une vieille femme ?
- Monsieur Berthier est mort voici quinze ans ?
- Peut-être seize ou dix-sept. A mon âge, on ne compte plus. Il n'a pas eu d'enfants. Il a tout légué à des
œuvres. On ne doit pas être nombreux, en ce moment, à parler de lui.
- Il vous avait acheté le château ?
- Il a fallu que je vende. Monsieur Berthier ne manquait pas d'argent. Et il aimait les vues.
Amant de madame Muller ? J'imaginais l'Architecte ricanant : "Madame Muller se faisait Berthier. C'est
évident. Là, dans la tour, cachée par deux mètres de pierres, pendant que madame Berthier languissait"... J'imaginais
le Pasteur gêné : "Monsieur Berthier pouvait très bien aimer sa femme... Il venait à Saint-Thuret pour être avec elle".
"Voyons, cher Pasteur, comment peux-tu croire ? Monsieur Berthier, ploutocrate lettré, madame Muller, vulve
vouivre, madame Berthier, chlorotique... Les choses sont claires. La France de Giscard, des notaires, de Mitterrand,
des maisons d'assurances"... J'imaginais. Je feuilletais les pages du roman. Je voyais le film. Texte connu. Cocu qui
toujours marche... Eternelle curiosité aux culs. Madame Muller avec monsieur Berthier ? « Parlez. Parlez un peu,
Madame. J'ai l'anneau magique. Vers votre bouche d'ombre, je tourne : Parlez, parlez »... Je fouillais sa peau, ses
yeux, ses mouvements de main. Avait-elle baisé Berthier ? N'avait-elle pas ? Et Sarko trompe-t-il Carla ? Avec qui ?
Et elle ? Et Mazarin ? Et Anne d'Autriche ? Et monsieur Berthier ? Et how many cornuti in Sancti Thureti castro ?
Avec qui ? Comment ? Où ? Who ? Ubi ? Urbi et Orbi ? Presse people. Torchons. Succès garanti. Je me jette à Gala,
Real People, Voici, Closer, Daily Mirror... Les ventes progressent. Mais qui lit le Guillou ? On ne voit rien de son
Bateau Brume, et surtout pas des culs. Or on en veut, moi en tête. Sur le pont, à la proue, lunette d'abordage et
Google en main, j'épie, je fouille l’horizon. Je veux connaître.
Je me souviens de ce désir. Il débouchait dans le château ce matin de février, alors que madame Muller me
regardait prendre du café, dans la pièce à l'odeur insistante, et que mes amis tournaient. Corbeaux aveugles et
voyeurs, ils n'étaient pas assez diables pour passer les murailles. Ils me rappellent cette grappe d'hommes visibles sur
le net, avec visages et appareils numériques, impuissants tout autour de la stripteaseuse Becky Stevens. Les murs du
château empêchaient la vue, et nous rendaient imaginables, comme la chair de Becky Stevens, ou la maison devant
chez moi, ou les carambouilles calamiteuses des Jurys de l'Education nationale, ou le Bateau Brume, dont la lecture
sur France-Culture, attire l’œil au cul énorme de l'Inspecteur général qui le vend. Nous étions obscènes, et nous
étions secrets. Mes amis tournaient autour de nous, et mes phrases tournent autour d'eux. Bien des centres existent
autour desquels tourner, et tout autour de toutes choses, comme dans l’univers, qui n’est pas un élément de
comparaison, car tournent en lui toutes les comparaisons, les volcans, les puits de pétrole, les amis.
Je ne voyais rien. J’imagine que j’imaginais… Beaucoup plus réels, peut-être, hier soir, dans l'appartement
où j'écris ce qu'on lira peut-être, des policiers de la Brigade Anti Criminelle filmaient avec une caméra infra-rouge le
déchargement de matériel volé par mes voisins d'en face. Je devinais, depuis ma fenêtre, les malfrats agissant sans se
douter qu'ils étaient vus, le soir où la télévision diffusait Fenêtre sur cour, et alors que je me disais que, le lendemain,
24
c'est-à-dire, aujourd'hui, ou, désormais, hier, ou dans un temps devenant déjà confus, je tenterai d'écrire comment
j'imaginais le passé sexuel de madame Muller, et l'imagination de mes amis m'imaginant, et dont je ne sais, pour être
honnête, rien. Je dois ajouter que je ne cesse de cliquer, tout en écrivant, pour avoir des nouvelles de la marée noire
qui envahit le golfe du Mexique, menaçant les espèces vivantes et l'économie de la Louisiane, et remplaçant, sur les
écrans, par un désastre humain et maritime, l'explosion du volcan islandais, dont souffrit l'Europe, et qui augmentera
le prix des billets. J'interromps aussi mon travail d'écriture pour constater à quel point monte, ces jours-ci, et presque
d'heure en heure, le prix de l'or, dont je possède cent pièces et un lingot, si bien qu'à mesure que s'écroulent la Grèce
ou le Portugal, je m'enrichis. Il m'arrive aussi de vérifier l'existence de Becky Stevens, pour me croire Dieu, et me
rincer l'œil.
A mesure que je vieillis, je tends à croire que l'on voit mal quand on n'écrit pas. Les éclats se dérobent. La
boue monte, mais l’effort aux mots fait surgir les visages. Bien entendu, le peintre, le sculpteur, ou le photographe,
s'ils s'engagent à créer, comme y réussit parfois l'écrivain, parviennent également à voir. L'employeur des mots ne
bénéficie d'aucun mérite exclusif. Quand l'éclat de nos enfances a fini de s'atténuer, quand les ciels de nos premiers
paradis ont éteint leurs oiseaux, quand l'aube est morte dans les champs d'ombre, on n'obtient d'yeux et d'oreilles que
si l'on veille à représenter, avec courage et invention, par tous moyens, le goût que l'on a du monde.
Il faut se souvenir pour voir, et donc travailler sa mémoire, comme un vieux champ. Les meilleurs vieux ne
se contentent pas de collectionner. Ils n'épinglent pas les papillons dans des boîtes. Ils retournent. Ils fatiguent les
salades du souvenir. Tous les artistes réels font ce labour, mais les écrivains, quand ils s'engagent dans la langue, qui
est leur matrice, peuvent déployer, à peu de frais, et sans jamais effacer le présent, leur chair intime. Ils le font
d'autant mieux que la langue n'est pas leur œuvre, qu'ils sont les héritiers des mots, des rythmes, et des tours. La
langue passe par eux. Ils la font fourcher, et lézarder. Ils l'assouplissent. Ils la tirent. Ils lui donnent de l'exercice en
l'aventurant. Mais ils ne sont ni sa source, ni ses dieux. Ils ignorent ses raisons, et ils l'admettent, car elle multiplie
parfois leurs yeux et leurs oreilles.
L'œil physique ne suffit pas pour voir. Il faut déployer ensemble toutes ses lignes de vie, lorsqu'un
événement surgit. On ne voit que si l'on sent les coïncidences qui se produisent alors. L'écriture en favorise la
conscience chez les vieillissants oublieux, qui ne jouiront plus jamais, sinon par elle, des éclats premiers de la vie.
L'écriture enfante à nouveau notre œil quand nous nous enfonçons dans les rides.
Je m'y essaie. Je veille à déployer ensemble madame Muller, monsieur Berthier, le volcan d'Islande, les
hommes de la BAC qui épient à ma fenêtre, les fossiles autrefois trouvés dans les falaises de l'île de la Dive, ou dans
les schistes de Coulouma... Je laisse filer ces lignes. Je travaille à ne pas devenir voyeur, et à ne pas tout
métamorphoser en statue de sel. J'étale pour cela mon visage, avec ses trous, ses rides et ses yeux, son ombre
consentie, pour qu'il ne soit pas l'obscène monstre que voudrait masquer un appareil photographique brandi vers une
idole.
A mesure que j'écris, les profondeurs du passage devant ma fenêtre se font impénétrables, malgré la caméra
de la Police. L'océan se couvre d'une ordure plus grande que la Belgique tandis que le volcan d'Islande, s'il a
désormais rendu au ciel qu'il souillait toute sa pureté, déclenche une tempête d'articles sur le coût de la catastrophe
qui n'a tué personne, mais ruine des compagnies aériennes, des voyageurs, des compagnies d'assurances, si bien que
l'on cherche, dans l'Europe, des coupables, et que ces coupables, traqués, sont everywhere, donc nulle part, aussi
mystérieux et inquiétants que les anciennes relations entre monsieur Berthier et madame Muller, dont nul, sinon moi,
n'écrit, ainsi qu'on n'écrivait pas, voici quelques jours, du volcan islandais au nom imprononçable et de la plate-forme
de forage.
Cet effort aux lignes est une manière d'appeler. Comme les tables tournantes, il crée de la présence, mais, à
la différence des spirites, qui font surgir, apparemment des spectres d'autres mondes, je sens monter vers moi
l'immense présent immédiat. J'en suis envahi. Comment aurais-je senti, sans en écrire, la profondeur du passage qui
me fait face ? Cette sensation procède de mon passage à Saint-Thuret, de mes amis, de madame Muller, et des
chiens... Il a fallu que je mette en mots, phrase par phrase, avec un acharnement qui paraît absurde à mes proches,
mon examen des amours d'une vieille femme et les nouvelles d'un volcan dont je ne sais pas le nom. Le Bateau
Brume même me paraîtrait un roman indifférent, tout juste bon à préparer l'ascension, comme un panache de scories,
de l'individu qui l'a produit, vers l'Académie française, s'il ne naviguait dans mes lignes, à mesure que j'embarque
pour l'aventure obscure d'écrire un moment de ma vie.
Les chiens surgissent. Chacun de mes pas les augmente. Ils deviennent des monstres. Je m'enfonce par eux
dans la grouillante mort poilue. Impossible de les contourner. Un moment, je les franchis pour ausculter des livres et
25
des amours anciennes, mais ils grattent et puent, et je sais que mes amis, pour revenir, les traverseront dans le
passage entre les portes. Victor Hugo parlait des « chiens noirs de la prose ». Pas de prose sans chiens, dont le cul ne
sent pas la rose ! Dans les journaux, ils aboyaient contre Pierre Bérégovoy. Ils font meute quand Dyrcona rentre de
son Voyage dans la Lune. Leurs têtes multiples gueulent aux bouches de l'Enfer. A droite de chez mes malfrats, dans
une maison voisine, ils gueulent parfois toute la nuit. Les voici au milieu du chemin de ma vie, comme le volcan
d'Islande, la plateforme, le Bateau Brume, la prose que je compose et où je me perds, avec cette vieille femme, vers
ma mort.
Madame Muller a-t-elle couché avec monsieur Berthier ? Cela me paraît désirable, mais peu probable. Je
voudrais qu’elle ait commis quelque acte honteux. J'apprécierais son abjection. Je ne vaux pas mieux que l'Architecte
que j'imagine autour du château, de cette pièce, de cette femme, du sexe ancien de cette femme, de la queue de ce
mort dans le sexe de cette femme, fantasmant. Je tourne. Je touille et je me touille, volcan vomisseur.
Si madame Muller avait couché avec monsieur Berthier, elle aurait mieux connu sa bibliothèque... Je veux
croire qu'une femme, si elle a aimé un homme, et si elle a quelquefois baisé avec lui, explore, quand il manque, les
livres qu'il étale. Je veux croire que toutes lisent comme l'épouse de Barbe Bleue, pour chercher, entre les pages, les
sexes et les cadavres préférés de leurs hommes. J'ose croire que les femmes, quand nous les avons pénétrées, ont,
pour nous, de la curiosité…
- Monsieur Berthier regardait la vallée pendant des heures ?
- Il se mettait à cette fenêtre, ou sur la terrasse de la tour. Je crois qu'il n'a pas su vivre, malgré son argent.
Même les voyages, il n'en parlait jamais. Il collectionnait les châteaux pour y rêver. Il gagnait beaucoup, mais il
n'organisait pas de fête. Il venait à Saint-Thuret pour le paysage.
- Que voulait-il faire du château ?
- Je n'ai jamais su. Il y travaillait. Il n'en parlait pas. Il ne lisait pas d'archives.
- Il ne cherchait pas le trésor ?
- C'était un homme positif.
- Vous n'avez jamais su ce qu'il regrettait ? Une femme ?
- Monsieur Berthier avait la sienne. Je ne lui en ai jamais connu d'autres. Ce n'était pas un homme à
aventures. Il n'en avait pas besoin. Sa femme était là.
Madame Muller caressait le gros chat roux. L'autre chat la regardait vaguement. Comme un diable, je tentais
d’entrer dans le temps où Monsieur Berthier regardait la vallée que je ne voyais pas. Je lui trouvais l'air mélancolique
de Giscard, tel qu'il paraît dans le Passage, face au « cerf débouchant de la forêt ». Monsieur Berthier, dans son
château, appartenait, pour moi, et pour moi seul, sans doute, à ce roman.
Je relis souvent le Passage. La maladresse méthodique de chacune de ses phrases, la fascination de Giscard
pour Natalie sans h, la platitude, les citations, la culture, l'obsession du sexe, la scène des rillettes me provoquent des
routes infinies, des forêts historiques, la pluie, des cuisines, des vices, des masques, des maisons basses, de belles
demeures où des femmes surveillent des hommes sans arguments... Je ris. Je pleure. Je me trouble. Je regarde cette
bouillie que je porte en moi, et qui me porte. J'en goûte la gaucherie. Chacune des phrases de Giscard, par son
opaque décence, par son erreur ressassée quant au style, me paraît une de ces vieilles maisons de France, pastichant
des châteaux, et qui font imaginer, comme les caveaux, un ignoble intérieur.
Saint-Thuret était un caveau. Madame Muller n'en finissait pas d'y disparaître. Je touillais par ce qui restait
d’elle et en elle de vieux cadavres qu'habitaient d'autres cadavres. Cela se mêlait de vieux sexe, comme des chiens
qui se flairent, et sont, entre des portes, des charognes grouillantes dont les langues pendent.
Je n’examinais pas assez madame Muller. Je l’examinais si peu qu'il m'est impossible, quelques mois plus
tard, d'en composer un portrait. Je ne sais pas la relever, comme Lazare. Si je tends vers elle mes lignes qui sont les
seuls bras et les seules mains dont je dispose pour lui dire Talitha Koum, et l'aider à traverser le temps, elle se
dissipe. Je voudrais avoir les mains prolongées et réelles que le Maître de Cabestany a sculptées à la Vierge. Ces
mains se prolongent. Ces mains contactent merveilleusement la tête morte du Fils. Je n'ai pas de telles mains, et mes
lignes ajoutées à mes lignes, ne franchissent pas le temps au point de faire remonter vers moi, le visage de cette
vieille femme qui n'est pas morte, et que je pourrais, à tout moment, rencontrer. Le Pasteur m'y invite : possible de
26
revenir à Saint-Thuret quand il nous plaira ! A nous certains livres ! A nous de fouiller les failles sous le château. A
nous, madame Muller, vers laquelle j'écris et que je ne vois pas. Le Pasteur insiste. « Allons-y ». J'écris. J'écris plus
loin, et en aveugle.
S'il est vrai que l'écriture aide à voir, elle prouve aussi que l'on ne voit pas, que l'on n'a pas vu, et que l'on
s'est plongé au travers des murs, parfois, comme le Diable de Lesage, sans goûter leurs surfaces. J'éprouve, ligne à
ligne, mon aveuglement. À mesure que j'approche de monsieur Berthier plongeant ses yeux dans la vallée de
l'Aveyron, madame Muller se dérobe, et sans doute monsieur Berthier, avec cette vallée, si bien que je m'enfonce
dans le passage des yeux vers la vérité, plus profondément et plus vainement qu'en regardant, pendant les heures
centrales de la nuit, l'enfoncement qui me fait face, et où grouille l'illicite.
- Monsieur Berthier ne dessinait pas ?
- Jamais pour le plaisir. Il lisait. Vous avez vu ses livres. Il en avait bien davantage à Paris. Il faisait des
comptes. Il jouait en Bourse. Il recevait tous les journaux pour les cours. Il aimait faire de l'argent. Je n'ai jamais bien
su pourquoi il m'avait acheté le château. Je crois qu'il cherchait la paix. Il avait dû voir des choses pas belles. Les
hommes sont affreux.
Madame Muller m’observait. Je ne l'intéressais guère, cependant. Pas un mot sur mon métier, mes origines.
J'aurais pu lui laisser les clefs de mon armoire secrète, elle n'aurait pas souillé ses doigts avec du sang. Discrétion
totale. Pas une question.
Problème : je puais l'homme comme les chiens puent le chien, et elle flairait. Elle avait beau être en deuil de
l'humanité, malheureuse, perdue, ermite, enragée, solitaire et morale, mes amis et moi nous lui plaisions. Et nous ne
regardions pas à la fenêtre comme monsieur Berthier ! Nous la regardions. Je la regardais. Nous nous regardions.
Elle me regardait. Pourtant, nous ne voyions peut-être pas grand-chose.
Des trafiquants de cocaïne, en Italie, ces jours-ci, selon Le Figaro, se servaient d’un couvent de religieuses.
Le colonel Edoardo Cappellano, déclare qu’« au lieu de faire entrer des bréviaires, ils passaient de la cocaïne ». Les
religieuses ne savaient rien, ne voyaient rien. Le gardien assurait les passages.
Autre information, mais pas du Figaro : selon une amie, fille du gérant de dix-huit maisons de retraite, dans
l'une d'elles, une madeleine pourrie aurait rendue malade une centenaire. Seule la centenaire aurait vu la madeleine.
Ses enfants croient, convertissent six familles, attaquent le gérant pour maltraitance. Ce dernier propose des phrases
aux six familles pour leur faire abandonner la procédure. Elles résistent : la madeleine pourrie leur est manifeste.
Elles font cercle autour de sa gloire. Je cherche à voir. J'imagine... L'essentiel est invisible aux yeux, cocaïne comme
madeleine, mais, sur ma droite, dans mon bureau, une Marie-Madeleine, dans une Déposition du XVIIème siècle,
que je viens d’acheter aux enchères, regarde, épouvantée, terrible, furieuse, vers la Vierge.
Le Christ est mort. Le Christ est un grand cadavre osseux entre les cuisses de sa mère. Les grands cheveux
roux de Madeleine sont éparpillés sur ses épaules. Ses mains sont offertes, en avant, au bout de ses bras. Elle a la
bouche ouverte. Elle crie vers la Vierge : « Marie, c'est ta faute. Il est mort. Regarde les effets de l'éducation que tu
as donnée à ton fils ! Il est mort, mon copain, mon amant, mon maître ». Madeleine est furieuse. Affaire de femmes.
Vieux secrets ressassés. J'imagine… La Vierge se lamente. Elle n'y voit rien. Mais je vois, par la grâce du peintre,
l'immense Christ mort devant elle, ce corps déjà pourrissant, ces blessures verdâtres, ces côtes décharnées, la croix
renversée derrière, et du noir, et Jérusalem fantomatique dans ce noir, et des anges agités dans ce noir encore, et
Madeleine à genoux, toute au trouble de ses voiles.
Qui voit quoi ? Je vois tout. Je ne vois rien. Tournent en ma tête, la madeleine, Madeleine, la cocaïne, le
nuage volcanique, les millions de litres de pétrole qui s'écoulent d'une fuite à mille cinq cents mètres de profondeur,
et qu'on n’aperçoit pas depuis les plages de Floride, où ils arrivent, et l'invisible madame Muller, que j'ai pourtant
vue, et qui se tenait sur un vieux canapé, parmi l'odeur des chiens, dans la lumière blanchâtre, tenant une petite tasse
de café, et me parlant de monsieur Berthier. Je regarde. Je touille. Je fouille. Je fais un audit, ou plutôt un vidit
impossible. Ce mot n'existe pas : un vidit. Ce mot me vient par les lignes. Il est nécessaire. Un vidit. Veni vidi audi.
Pas vici. Je vois et je n'y vois rien. Je suis vaincu. Et je ne suis pas vaincu. J'avance. Le temps se retrouve au chantier
des lignes. La madeleine pourrie et perdue décharge la mort dans la centenaire qui parle, tandis que le gardien du
couvent italien surgit avec sa cocaïne, et que j'écris, à fil de jour, dans le chaos de mes tâches, parmi mille
interruptions, sans cesse traversé des urgences des choses, des gens, de la police, des mails, de l'Université, des
corps, des drames, des femmes, de Google, des rêves, des trouilles, et même d'une dame dont le père mort a laissé
dans un tiroir un très vieux manuscrit, que je viens d'aller déchiffrer avec le Pasteur, en urgence, un texte datant du
27
milieu du seizième siècle, échange de biens entre familles protestantes, écrit « sous la protection de Dieu très
puissant ».
Troubles, masques, chantiers d’invisibles… « La cocaïne remplace les bréviaires » selon le colonel Edoardo
Cappellano tandis que la centenaire française hurle : « Madeleine pourrie. Madeleine pourrie », les familles
s'assemblant, accusant, et la fille du gérant me raconte… Elle ne plaint même pas son père. Elle rigole. Son père l'a
mérité ! Et Madeleine gueule dans la copie métamorphique d'un paisible Van Dyck, mon tableau, anormalement,
chez moi. L’abominable corps mort du Christ y effraie tant que personne ne voulait acheter... Christ à cacher !
Manuscrit caché toute une vie par un père dans un tiroir. Partout des manuscrits des pères morts à déchiffrer, et vite,
car les clefs sont perdues ! Poubelles pleines, danse macabre à toute berzingue entre les funérailles, les flics, les
filles, les déferlements de pétrole et de cendres, tandis que mon lingot d'or monte, monte encore, monte jusqu'à je ne
sais quel Ciel, où Dieu, le Pape, Wall Street, avec leur grand rouleau, leur Bible, tous leurs ordinateurs, spéculent
sans rien comprendre.
Les textes multiplient. Les lignes prolifèrent. Depuis quelques jours, ma boîte email grouille de messages
parlant des multiples fautes commises par les jurys des Ecoles Normales Supérieures. On se plaint. On hurle. On
déclare. On rappelle les principes. On se défend. Les professeurs, mes collègues, affirment défendre la littérature, la
langue française, la tradition, les étudiants, la culture antique, les humanités, mais l'APPLS n'attaquera pas, l'APFLA
n'attaquera pas, « Sauver les Lettres » n'attaquera pas, l'APL n'attaquera pas. La Société des Agrégés se terre. Les
Universitaires n'attaqueront pas. Qui sont ces gens, ces sigles ? Ils existent. Ils sont. Ils ont des sites internet, des
bulletins, des revues, des secrétaires, des trésoriers, des statuts, de petites hiérarchies, des stratégies internes
d'avancement, des Présidents, et même des Présidentes, qui « ne se couchent jamais », et ont, comme Homais, la
« Croix d'honneur ». Ils défendent des valeurs. Ils ont des principes. Ils sont fermes. Mais on n'attaque pas. « Ce sont
nos collègues ». On ne doit pas sortir du rang des petits assassins littéraires. On nous remarquerait. Et à quoi bon ?
Dieu est mort, ou sans connexion. Et, après tout, ce n'est pas grave. Il n'y a pas mort d'homme. Il faut relativiser.
Quelques coquilles dans des sujets, en France, pays grincheux en bout d'Asie, c'est beaucoup moins que le Sida, la
faim dans le monde, la déforestation, le climat, la bombe, la grippe porcine, la chute des cours du cacao, le triomphe
de la technique, Haïti, la Shoah, la Burqua, le Tsunami, la Pédophilie. Ce n'est même pas l'affaire Viguier. Pas le
moindre cadavre absent. Quelques coquilles, des mouches sur papier... On s'en remettra. L'Inspection Générale saura
se taire. Avec la grâce efficace des langues mortes, elle se taira dans son Bateau Brume.
Quand j'écris qu'il faut attaquer, je suis « indécent », « irrationnel ». Calme et sérénité ! Il faut se taire.
Professeur de sérénité... « Ne pas céder à la caricature ». Prudence. J'écris encore. Je lance des plans de bataille. A
l'attaque ! Dénonciation à la Presse, aux Radios, aux Blogs. Rupture des contacts. Attaque partout, en tout terrain, sur
un front large, en escouades ou par bataillons. Mitrailler de libelles. Fronder. Tirailler sénégalais à coups
d'épigrammes, de satires, de mazarinades. S'amuser un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Faire le zouave.
Rendre ridicules les faux Saint Michel et les faux Saint Pierre, tous les peseurs truqués. Encornader un sorbonnard,
grand maquilleur de son néant. Objectif : emporter pour la vérité une victoire décisive sur un point. Un point
seulement. Un unique petit point, comme une étoile vue de loin. Un grain de petit point dans l'immense galaxie des
vérités possibles. Faire rendre gorge à la gargouille des égouts universitaires. Beau délire. Tout se passe par mails.
J'envoie des lignes. J'écris d'un coup à Paris, à Nantes, à Bordeaux, à Saint Brieuc, à Marseille, à Strasbourg, à
Poitiers, à Pointe-à-Pitre. Quelques petites phrases pointues traversent la nuit. Mais je suis « fou ». Je suis
« déplacé ». Les professeurs se coalisent démocratiquement contre moi. Molto delicato. Molto delicato. Il faut peser,
soupeser, mûrir, ne pas s'abandonner aux excès. Pourtant ne pas donner l'impression que l'on se couche. On n'est pas
« la France moisie ». On n'est pas des pétainistes. On n'est pas des employés des papes à pédophiles garantis. Et qui
es-tu, toi gueulard ? Tu te crois de Gaulle ? Tu t'imagines Bernanos, Christ, Hugo, Sartre, Artaud, Savonarole ? Mais
sois décent. Ne t'oublie pas. Et un peu de charité... Saint Simon lui-même a mis son fiel dans des caisses, longtemps
restées chez un notaire. Silence. Silence dans l'Azur. Pluie de cendres apaisantes. Que rien ne bouge. Pas un avion
rageur ne doit décoller. Que les rages grouillent en chambre entre nous, mais, dehors, solidarité ! On est indigné.
« L'affaire est fâcheuse, mais on ne gagnera rien à fâcher »...
La faute des jurys est évidente. Dans un sujet de littérature française, ils troquent les mots. « Affection »
devient « affectation ». L'an dernier, les mêmes, dans une autre citation, avaient confondu « multiplication de soi »
avec « explication de soi ». Faute, puis mensonge. Ils ont prétendu corriger sans difficulté, honnêtement. Ils ont fait
les faux rapports nécessaires, obtenus des collaborations. Hypocrites et naïfs ne manquent jamais. « Erreur
matérielle » susurrent les jurys urbi et orbi... Je maile partout : « Faute spirituelle. Faute spirituelle dès lors qu'on
trompe sciemment sur les mots, qu'on oublie le Verbe, et Dieu ». Multiplication n'est pas explication. Affection n'est
28
pas affectation. D'autres jurys encore, plus ou moins les mêmes, tous faux maîtres, torturent dans leurs sujets
publiquement la grammaire, oublient les programmes qu'ils ont eux-mêmes fixés, mitent d'oublis leur version latine,
découpent abracadanbantesquement des citations, et jugent, jugent, jugent encore. Jurys, jurys... Naturellement,
catholiquement, endogamiquement, ils ne démissionnent pas. Ils jugent, classent, notent, étiquettent, tranchent au vif
sérieusement dans des existences. Ils rendent service. La Mort a besoin de Parques qui soient, si possible, putains.
Léviathan exige des haut-parleurs. Le système en est affamé, alors ils enflent, et le restant du Guignol's band, ou les
aspirants guignols, protègent, flattent, collaborent. Encens aux crottins des haut-parleurs ! Qu'on boive leur pisse
dans les colloques. Des professeurs de lettres, grands des statues de Montaigne, s’essaient à lécher. Des poètes pour
Maisons de la poésie vendent ce qu’ils peuvent de Muse. Une directrice d'Ecole Normale Supérieure, qui cause
d'éthique à la radio, et dont Vogue étale les dessous, se dit, avec son jury, « consternée ». Elle est consternée,
consternée, consternée... Quelle consternation, pauvre Môme. Consternée ! Comme elle ne peut pas jeter sa chatte
dans son texte, elle y balance une grosse faute de langue. « Le Jury corrigera le sujet dans les termes qui étaient les
siens ». Elle voulait dire « corrigera les copies ». Mais elle n'entend pas sa parole. Elle ne voit pas ses mots. Elle n'a
pas d'yeux. Elle n'a pas d'oreilles. Elle se vautre aux colloques avec les petits fours du grand cadavre. Pendant ce
temps, le volcan crache à nouveau ses nuages de cendres, et BP tente de placer pour la deuxième fois un socle
énorme de métal, au fond du golfe du Mexique, sur les fuites de pétrole. Par bonheur, le gouvernement français
s'attaque à la Burqua. On va y voir clair.
Tout ce bruit fait nuage sur madame Muller, mon écriture d'elle, ma mémoire. Comment se souvenir, chaos
du monde en tête ? Comment voir ? Is it possible to see again ? Je suis pris aux volutes des phrases, que je lis, écris,
qui dégorgent de mon ordinateur, et dont je sais qu'elles voyagent de Saint Brieuc, à Nice, par Quimper, Lyon et
Strasbourg, à la vitesse de la lumière, avec ces petites haines, ces révoltes, ces principes. Le temps m'est mangé. Des
bouches d'ombre bouffent ma langue. Mes lignes se détournent. Je perds chemin parmi les chiens aboyeurs, et j'aboie
dans une énorme odeur entre des portes, qui sont également la Mort. Nous nous mordons. Il n'y a plus d'amis.
Personne ne tourne autour de ce combat. C'est trop universel. Tout est noir. Pas la peine de regarder au loin par la
fenêtre, vers la vallée de l'Aveyron, Il n'y a plus de rivière. Il n'y a plus les vandoises et les gardons, plus les
libellules, plus les éclats des arbres et du jour. Monsieur Berthier, madame Muller... Quelque chose tenait encore, en
ce temps là, même pour un assureur, sans doute corrompu et mélancolique. Monsieur Berthier avait loisir de
s'ennuyer sans mail, ni mobile, tout un mois de Juillet. Il regardait les peupliers. Madame Muller le regardait. Je le
regarde. J'écris ces lignes. Je tends mes mots de souvenir à souvenir, de parole à parole, de moment à moment, et
dans le chaos du volcanique pétrole des madeleines pourries, je tente de danser.
- Madame Muller, vous étiez la locataire de monsieur Berthier ?
- Il y avait des arrangements. Je restais là toute l'année. Il venait avec sa femme, quelques semaines, l'été. La
plupart du temps j'étais seule. Je n'avais pas d'argent. De cela, monsieur Berthier ne se souciait pas. Il ne s'intéressait
pas aux autres. C'était un homme.
- Il y a des hommes qui s'intéressent...
- On s'intéresse fort peu, vous savez. Vous êtes une exception, peut-être, avec vos amis. Croyez-moi, j'ai
beaucoup vécu. Je sais ce qu'il en est des hommes.
- Vous les avez vus de près ?
- Et de loin... Je suis beaucoup restée seule à Saint-Thuret. C'est un bon poste de guet… Le paysage était
admirable.
- Il ne l'est plus ?
- Vous l'avez constaté vous-même, en arrivant. Ces villas… Ce centre équestre… Si j'avais eu les terres,
l'argent, les relations, j'aurais fait interdire. Ces laideurs, bientôt, couvriront tout. Ça monte depuis la route. Du
ciment, des plastiques… Et dans les villas, c'est pire. Les gens sont bêtes et mauvais. Il n'y a que les chiens.
Je croyais reconnaître des mots de Brigitte Bardot... Selon un informateur du Pasteur, Madame Muller aurait
été sa nègre... Ça m’attirait. D’une femme l’autre, je retrouvais des pensées, des vestiges, des restes des années
soixante, pendant lesquelles je découvrais, sur une table de l'Ecole Jolimont, Brigitte Bardot, ce nom et des
commentaires, qui m’étonnaient... Même moi, à l’époque, tout occupé que j’étais de grillons et de cigales, ça m’a
capturé, surtout quand un numéro de Paris-Match m'a appris qu'un certain photographe pouvait demander, quand il
le voulait, à Brigitte Bardot de se déshabiller… Il n'avait qu'à demander pour « voir chacun des plis de sa peau ».
29
Comment échapper à cette nouvelle, quand on a dix ans, vers 1965 ? Je me souviens de « chacun des plis de sa
peau ». Brigitte Bardot me tient, et contamine madame Muller : j’imagine des échanges excitants entre ces femmes,
mêlés à des conversations avec les chiens, contre les hommes. Cette vieille devant moi, sur ce canapé, dans cette
lumière blanchâtre, tandis que mes amis tournent autour des murs, a connu Brigitte Bardot, la sulfureuse, la
puissante, la charnelle, dont Giscard avait dit que les cuisses lui ont donné de l'émotion… Des hommes,
certainement, ont été troublés par les cuisses de madame Muller. Toutes ces cuisses se sont-elles rencontrées ?
Madame Muller avec Brigitte Bardot a-elle partagé des hommes ? S'en sont-elles tenues ensemble à parler des chiens
et des Mémoires ? Je sentais l'odeur des chiens. J'entendais leur grattement contre la porte. Brigitte Bardot était dans
ces chiens, et j'avais envie de rire, mais aussi de méditer, parce que j'avais vu plusieurs fois, dans des journaux, à la
télévision, sur internet, son visage détruit.
De son château, Madame Muller regardait monter des lèpres, les piscines, les crépis jaunâtres, les cours de
tennis rouges, les panneaux publicitaires, le dépôt des libidos sociales. « Anne, ma sœur Anne ne vois-tu rien
venir » ? « Je vois des pavillons et du gravier. Je vois des voitures qui voituroient et des goudrons qui goudroient. Je
vois des terrains rendus piscinables, des Spas, des grilles vertes avec des laurières. Et tout au loin, je vois les usines,
les chantiers, les hypermarchés, les autoroutes, les réseaux qui favorisent cette laideur ».
Se retirer fait voir. Madame Muller ne faisait que voir. En haut des falaises, je la voyais voir. Certes, elle ne
me demandait pas de lui montrer les particularités de ma vie, mes origines, mes opinions, mes diplômes, mon compte
en banque. Elle me prenait à vif, au milieu du chemin de ma vie. Elle avait dû voir ainsi monsieur Berthier, à la
fenêtre, ou des hommes tordre devant elle leurs masques. Elle les avait vus vomir leur âme.
Brigitte Bardot, que l'on accable, voit. Elle, toujours vue, et dont un photographe, à tout moment, pouvait
visionner « chacun des plis de la peau », elle est partie.
Alexandre Grothendieck, quand il a refusé les compromis universitaires, a vu se tordre le monstre. Sous les
intelligences, il a perçu l'ignoble. Il a fui. Depuis des années, jour et nuit, sous sa lampe illuminant sa cuisine, loin
des gloires, des titres, des médailles, des croix d'honneur et des collaborations, il voit.
Quand Don Quichotte apprend à distinguer la vérité, il meurt. Le Misanthrope fuit au désert pour avoir vu et
voir. Il va vivre sa liberté, mais seul. Faut-il perdre Célimène ? Faut-il se couper du ciel délicieux où se mène la
danse des yeux ? Alceste se casse. Adieu Célimène ! Là pièce se retourne. C'est Alceste qui est dans la salle, tout
seul, et nous, les spectateurs, nous nous imaginons sur scène, sur notre scène totale et quotidienne, masqués, avec
maquillages, manies de nous mener en maints mensonges, le tout visible par l'œil au loin, dans le désert, qui nous fait
voir par anamorphose, à l'indirect, ce que nous sommes. Mais faut-il être Alceste ? Faut-il renoncer à considérer la
robe de Célimène et la robe couleur de Lune, la robe couleur de Temps, la robe couleur du Soleil ? Ne faut-il ne pas
être le Prince, qui jouit de voir, par le trou de la serrure, la putassière métamorphose de Peau d'Ane ?
Je veux être le Prince au trou de la serrure, et l'œil dans la tombe. J'écris pour voir les robes et les âmes,
Alceste et Célimène, les villas, les chantiers, les madeleines pourries, les masques, les miens, moi-même, le ciel pardessus le toit et toute bohême sous le ciel. Inceste et Alceste, l'intégrale. Je m'emmêle du monde et je traverse les
châteaux solitaires. Je suis moine et putain, espion et tombeau.
Ma boîte email grouille des commentaires autour des fautes des jurys. Les Associations de Professeurs se
félicitent de s'être tues quasi total. Elles ont permis l'installation du mensonge. Grâce à la « sagesse », à la
« mesure », au « respect » qu'elles ont su signifier aux coupables, le putassier prospère. On a pu fermer le couvercle
de la marmite. L'Université est sauvée. Ça suinte de faux, mais le sérail tient. Alors, on se maile : quel sens de la
mesure vous avez eu ! De quelle prudence vous avez fait preuve ! Qu'on a bien fait d'être « consternés » ! On
continuera à publier, publier encor, à monter aux tribunes, à trancher, truquer, maintenir, juger, à passer à FranceCulture. Il n'y aura pas d'Apocalypse dans l'immédiat. Vite aux colloques...
Les jurys jugent, voient, sont admirablement voyants. Argent, relations et gloires paient leurs efforts. En
haut des tribunes, derrière des tables, glorieux d'être constipés, ils jouent au Jugement dernier.
L'Architecte et le Pasteur tournent autour du château. Ils examinent les murs. Ils savent que, là-dedans, je
vois madame Muller et sais qu'ils imaginent. Ça tourne. Nous sommes solidaires. Nous sommes ensemble une
entreprise d'examen du château. Chacun son rôle. Nous travaillons : eux les murs, moi les livres et madame Muller.
Patrimoine protestante veut des données sur le prix des choses et les difficultés. Il faut qu'elle fasse quelque chose de
ce château dont elle a hérité avec cette embarrassante madame Muller. Le Pasteur voudrait avoir son mot à dire. Il
nous a entraînés. Il nous fait travailler. Il nous a séduits pour faire un audit.
30
Maintenant, je vois plus clair. J'ai trouvé ce mot : audit. Je l'ai trouvé en écrivant des jurys, en tenant
d'exploser leurs masques, en me souvenant que les universitaires, qui les composent, se jugent, s'entre jugent, se
lancent des audits les uns les autres, et que partout, dans les entreprises, les écoles, les administrations, on en fait. A
Saint-Thuret, nous faisions un audit sans le savoir.
Patrimoine Protestant voulait savoir si les livres devaient être vendus, ou conservés. L'Architecte avait à
donner un point de vue neutre sur les murailles et les travaux. Et madame Muller ? S'agissait de savoir sa nature, ses
intentions, ses capacités de nuisance. J'ai appris cela depuis notre visite. P. P. redoutait d'effectuer des travaux, en
particulier de toiture, avec cette femme dans les lieux, surtout avec les chiens. Ces chiens gênaient. Nous devions
faire un audit des chiens.
Audit ? Vidit ? Sentit ? On dit audit. C'est le bon terme. Les administrations, les sociétés, les universités
envoient des auditeurs ramener des informations. Ces auditeurs sont bien vêtus, propres de gueule, travaillant par
escouades. Ils ont des I phones, des note-books, des tableurs, des réseaux. Ils communiquent. Ils sont connectés. Ils
passent partout. Ils rendront un rapport avec courbes, tableaux, indices, phrases, bilans, bibliographies, mais d'abord,
ils écoutent. Ce ne sont pas des inspecteurs, généraux ou pas. Ceux-là voient. Ils vont au spectacle du monde. Ils
ouvrent grand les yeux, puis blâment ou félicitent. Ce sont des dieux voyeurs autoritaires, des Pantocrators de
bureau. Mais l'inspecteur n'est plus à la mode avec sa chair vieille, son nez fureteur, ses lunettes, son œil toujours
dans la tombe, face à Caïn. L'inspecteur pue trop le corps.
L'audit, c'est le minimum de corps avoué au monde du contrôle. La règle de Saint Benoit commence par cet
impératif : Audite. L'écoute paraît spirituelle. Elle ouvre à Dieu. Le sperma dei passe par l'oreille. Le théâtre et la
peinture ont beaucoup plus de corps évident que la musique. L'audit est donc préférable au vidit, et plus encore au
sentit : l'époque met en pratique un Verbe désincarné systématique : ça ne doit pas puer, ni se voir comme des pieds !
On expose des corps idéaux sur les plages et les catalogues, mais on est peu friand de viande dans la langue. Dès
lors, le Catholicisme jésuite est malheureusement en recul sur la planète, laissant la place aux fétiches et aux fatwas
des Google danses. Les cent mille milliards de milliards de bits se substituent au jeu des bites ostensibles,
qu'organisait théologiquement l'Eglise catholique. On est bien seul avec son corps.
Je mélange tout. Il faut mélanger pour que la chair continue, que le roman s'écrive. Lors des Quines, parmi
les fumées, les bruits, les jambons de pays et les canards gras, chaque fois qu'un joueur s'estime menacé par le tirage
régulier des numéros, il crie « Boulègue ! Boulègue ». Il exige que soit mélangé le sac plein de petits ronds de bois.
Le plus souvent, la salle approuve. Des bouches gueulent « boulègue, boulègue », et chacun jouit de ce mot que l'on
n'emploie nulle part ailleurs. Spectaculairement, démonstrativement, satyriquement, le sac est boulégué, et le tirage
reprend.
Crier « boulègue » pose l'homme face au tirage. Certes, bouléguer ne garantit aucun gain pour ceux qui l'ont
demandé. S'ils n'avaient pas crié, ils auraient peut-être vu sortir le bon numéro... Ils le savent. Bouléguer peut les
perdre, mais ils crient « boulègue, boulègue » pour obliger à montrer le sac, avec son bruit de ventre et son chaos.
Contre la transcendance du tirage, bouléguer manifeste notre grouillement terrestre. Ça nous rend contenance. Ça
casse la cérémonie du tirage. Ça bordelise spectaculairement le Destin, sans le nier. Bouléguer est le cri créateur
anticritique, qui se sait vain, mais montre tout et nous prouve. Bouléguer fait corps à l'homme. C'est la farce avouée.
Aussi les jurys, les auditeurs, tous les mauvais poètes, qui lèchent désormais dans les jupons de la Culture, n'aiment
pas ça. Rabelais boulègue, Gombrowitz boulègue, Proust, Céline et Homère boulèguent. N'importe quel tenancier de
bar, en plein pays du cassoulet, boulègue. Et le roman, toujours satyrique, boulègue. Loin de faire l'ange seulement, il
fait la bête, et il mélange. Il montre le cul, parfois d'ange, et le sac. Il est de sac, de corde, de sexe, de ciel, de rire. Il
est grossièrement incarné, donc catholique comme les pesantes églises bretonnes avec culs sur leurs porches d'entrée,
vitraux à monstres, bénitiers puant la crotte, gargouilles moussues, cadavres pourrissants, grosses pierres, prières,
saints bigarrés et crochus, bouse et vertiges.
Patrimoine Protestante ne criait pas « boulègue » à Saint-Thuret. Ni personne d'en haut. « Boulègue,
boulègue » est le cri d'en bas, tout du corps, contre le Dieu critique. Boulègue est contre l'audit ! Boulègue s'hurle à
vue de sac grouillant et ridicule. On me demandait d'auditer, pas de bouléguer. Et pourtant, dans le château de SaintThuret, seul avec une vieille femme, reste de reste de sa vie pleine de restes, et avec les chiens qui grattaient à
quelques pas de moi, avec cette puanteur dans la pièce, et avec mes amis aux pensées louches qui tournaient autour
des murailles, ça bouléguait. Boulèguent en moi les Mémoires, les chiens, les vues de monsieur Berthier, Brigitte
Bardot, mes jours passés, la lumière blanchâtre, tout mon passé, mon présent… Et je boulègue au printemps, tandis
que les floraisons triomphent, que le volcan et le puits de pétrole crachent, que le kilo d'or dépasse les trente deux
31
mille euros, que les jeunes femmes, dans les rues, me paraissent des déesses arrachées aux lits des Dieux. Je montre
le sac, les ficelles, le gros ventre avec son stock chaotique et mystérieux. Je boulègue sans projet net, ni espérance. Je
boulègue à l'absurde, mais au plaisir fou de l'acte. Je boulègue contre l'air du temps, par farce, et assuré que le dernier
numéro tiré emplira le carton de la mort. Boulègue ! Boulègue ! Le sac est là avec ce corps vieilli, ces chiens, mes
attentes, les restes du château, la lumière blanchâtre, les livres, les lignes d'écriture, le Pasteur, l'Architecte, nos vies.
Pas de cérémonie. Ça tourne, et c'est médiocre. Pas de main propre. Je ne veux pas conter avec la patte blanche. Je
suis dans le sac sale et louche que je soulève et dont je tire ce que je distribue. Il n'y a pas d'extérieur. Le corps est
tout entier à ce bouléguer durable, loin des jurys divins qui ne boulèguent pas, mais tirent, tirent encore, toujours sont
« de tirage », dans les petits matins, quand les candidats, clôturant leurs coliques, rencontrent l'un après l'autre leur
sujet.
Je tentais de m'attarder au visage de madame Muller, qu'elle présentait comme un désastre sans importance.
Elle m'appâtait ailleurs. Elle me poussait à regarder devant, ou derrière, dans le secret des coulisses, comme si sa
peau était neutre, et que seuls comptaient le paysage, ou l'ancien temps. Elle trouvait en moi des complicités : il est
commode de regarder vers le scandale du jour, ou le passé. Les plis de la présence n'y troublent pas. On s'abstrait. On
évite les visages.
Les visages des vieilles femmes perturbent particulièrement. On ne sait qu'en faire, quand on est homme,
jeune ou vieille femme. Ils sont en trop, et gênent. Ils accableraient si on ne les masquait pas sous les fards, les murs
des maisons de retraite, les ombres, les photos des catalogues... Les jeunes femmes se cachent parfois par l'éclat.
Leur merveille éblouit comme le soleil, ou la mort, mais les visages des vieilles femmes choquent. On s'y cogne. On
a beau les ensevelir, ils persistent, et certaines femmes, qui croient encore à leur fraîcheur, les trouvent sur leurs têtes
et dans les yeux. Comment ne pas les voir ? Ils sont à la fois uniques et identiques. Ils sont le même visage de la
même vieille. Ce sont des allégories. Leurs mouvements font la danse macabre. Nous les fuyions. Nous ne voulons
pas les avoir devant nous, ou sur nous. Nous haïssons Brigitte Bardot d'étaler le sien comme un rappel à la vérité.
Sans doute se fait-elle horreur. Nous le croyons. Nous la haïssons de ne pas nous épargner cette horreur. Nous la
voudrions morte, laide au bois demeurant.
Madame Muller et moi, nous tentions de ne pas voir. Je voulais la voir cependant. J'oscillais entre questions
et volonté de me taire pour voir. J'interrogeais. J'interrogeais malgré moi. Je ne tranchais pas entre audit et vidit.
J'apprenais peu. Je ne voyais guère.
J'écris ces phrases. Je ne sais plus retrouver son visage. A Saint-Thuret, je l'avais, face à moi, disponible,
comme un tableau, ou un paysage, mais je passais à travers. Aujourd’hui, si la Police me demandait des éléments
pour un portrait-robot, je lui fournirais des généralités sans chair réelle. Le peu dont je me souviens tombe et se mêle.
J'ai quelques photos : vues générales du château, image du Pasteur mangeant devant la cheminée, Architecte
marchant d'un pas dégagé dans la cour... J'ai photographié la vallée, des livres, et des choses, mais je ne dispose pas
d'un portrait de madame Muller. Ce que je vois d'elle sur deux photos médiocres, c'est son bonnet de laine et son dos.
Je n'ai pas son visage. Je ne le retrouve pas. Sa ruine même aurait disparu sous les gravats, si je n'écrivais pas. Son
ombre ne se dresse pour moi que par mes lignes. Pour en sentir le mouvement et la disparition, je m'enfonce dans une
sorte de tranchée, avec sur chaque bord, formant des tas de plus en plus hauts, des monceaux de phrases, et seul, sans
ennemi pour me canarder si je sors. Il me serait facile d'arrêter, de prendre ma voiture et d'aller au château avec le
Pasteur. Un coup de téléphone, ou une petite lettre, et deux heures et demie de route me feraient retrouver ce visage,
dont j'écris comme d'une morte. Le Prince, pour aller vers la Belle au bois dormant, s'est donné plus de mal que je ne
m'en donnerais si j'allais éveiller madame Muller... Je n'aurais pas de broussailles à franchir. Mes amis, mes proches,
mes collègues seraient soulagés de me voir prendre une voiture. Je me mets en deuil sans amour pour une Béatrice
que je n'ai pas perdue, jamais connue, et que mes lignes seules, par leur prolifération, métamorphosent en Dame au
bois dormant. Ces lignes sont les ronces et les arbres qui jaillissent du Prince que je ne suis pas. Elles produisent la
forêt où je m'enfonce. Elles ne cessent de faire puer les chiens.
Les jurys des Ecoles Normales Supérieures enfument. C'est au présent, sur mon écran, à mesure que
j'avance, cliquant au Monde et aux mails. Des visages paraissent, des textes, des avions, des nappes de pétrole, le
bordel planétaire. Sur l'étendue même où je compose, je constate les tentations de Saint Antoine, l'Apocalypse, le
Jugement dernier, la nef des fous, le déluge, Bosch et Bruegel, les travaux d'Hercule, Sodome et Gomorrhe; des
anges, des diables, les onze mille Vierges, les sept Samouraïs... Pas de Tour d'ivoire. Finis gueuloirs solitaires et
scriptoriums. Le mur de mon atelier porte toutes les images et toutes les paroles. Diarrhéique, travaillé de doutes, tête
éclatée, je ne puis me retenir à cette multiplication de miracles. Avec rage et délice, comme d'un jardin infernal, je
32
vois surgir les Directeurs d'Ecole Normale Supérieure : ils vont aider à sauver la culture française, ils vont ouvrir
d'immenses débouchés aux littéraires… Pavanés d'excellence, crachant le trouble et les fumées, ils hurlent vouloir
répondre aux étudiants inquiets. Ils communiquent. Volcans et derricks, ils projettent des nuages d'encre électronique
sur mon écran, puis dans mon crâne, et ils m'empêchent d'écrire madame Muller, qui ne demande rien, et meurt entre
ses chiens. O volcan Eyjafjöll, quelle belle métaphore tu fournis ! O plateforme Deepwater Horizon, quel magnifique
symbole tu présentes à notre méditation ! Ça dégorge. Ça dégorge. Quel grand tu as, ignoble Gargantua des Ecoles
Normales Supérieures ! Il y a des nappes de plus de seize kilomètres dans les profondeurs marines, et partout des
mensonges plus vastes, et la fourberie se mixte au pétrole. O Océan aux vagues de cristal, ton oxygène est absorbé !
Ça va mourir dans tes abysses, puis remonter, et les Directeurs des Ecoles Normales Supérieures sauveront la culture
française ! Cinquante-quatre pour cent des Français veulent repousser la retraite jusqu'à soixante-cinq ans. Les
Chemises rouges se battent en Thaïlande. Dix soldats de l'Otan sont morts vers Hérat. Pourquoi se soucier de
madame Muller ? Plus de dix mille photos du corps de Rita Faltoyano sont accessibles gratuitement. Quatre mille au
moins montrent son cul, six mille ses seins. Vous voyez son con au minimum sur deux mille. Et ce n'est pas fini !
Madame Muller fuit ma mémoire. Rita Faltoyano et Monique Canto-Sperber éclatent sur mon écran. Presque
personne ne parle d'Alexandre Grothendieck retiré dans sa nuit. Voici cinq jours, j'ai fouillé sa poubelle. Il avait jeté
le brouillon d'une lettre contre sa fille qui veut le mettre sous tutelle. Il écrivait soigneusement qu'il n'était pas fou.
L'univers monstrueusement se tord devant cette poubelle.
J'ai tenté de m'opposer à l'enfumage. J'ai secoué quelques grelots. J'ai envoyé des messages. J'ai voulu, au
moins sur un point, faire péter un petit volcan. J'ai insulté quelques professeurs de Khâgne pour qu'ils s'éveillent.
Echec ! Echec ! Un silence méchant et moisi m'a répondu. Tout comme à l'affaire des Mémoires du Général, je rate.
Pas une main amie. Pas un bras un peu fort pour lancer au front de Goliath avec moi quelque pierre. Je manque de
courage pour attaquer seul. Et à quoi bon se battre ? L'époque n'est guère aux héros. Ce qui est difficile, paraît-il,
selon France-Culture, c'est d'être fille d'une très grande actrice, et comédienne à son tour... Oh qu'il est dur d' « être
fille de » ! Voilà ce qui se dit, s'entend, s'étale... Je ne me bats pas. Je recule. Il faut des défaites pour écrire. J'ai ma
dose. Bien battu par des crabes... Défait par des requins nains... Ecrabouillé par la Présidente médaillée d'une
Association de Professeurs... Le néant, la boue, le Bateau brume et les bâtards, Dubois et la Maintenon, sur moi. Ça
continue. Je rumine madame Muller. Je rumine Mémoires, Roman, récit, Méditations métaphysiques, fables et
satires. Je me sens impuissant, castré des étoiles, comme, probablement, les autres cinq milliards d’hagards,
l’Humanité. Impuissant et seul devant mon écran et dans la rue. Job du jour, cerné de fêtes et de culs, de textes, de
colloques, de Marathons des mots, seul sur le tas, dedans, avec au-dessus de moi ciel constellé de haut-parleurs, et
tourbillonnant. Du Diable, en haut, en bas, dedans, négociant mon âme pas cher, pas cher, pas plus cher que les
autres. Le cours des âmes baisse. Il va tomber encore dans les jours qui viennent. Urgent de vendre son âme pour en
tirer un petit prix, un prix quand même. Ame à vendre... Mon âme n'est pas encore assez vendue.
- Vous croyez aux chiens, madame Muller ?
- Si j'y crois ? Bien sûr que j'y crois. A quoi voulez-vous que je croie ? J'ai vu tant de choses, vous savez.
Les chiens m'ont toujours soutenue. Je leur ai tout donné. C'est pour cela que les gens, qui ne donnent rien, m'en
veulent. Mais moi, j'ai voulu faire du bien. C'était ma mission. Il me fallait un peu compenser ce que les gens font
aux bêtes. Monstrueux, vous n'imaginez pas.
- J'ai un ami qui s'occupe des animaux. Il a correspondu avec Brigitte Bardot.
- Moi aussi. Elle m'a beaucoup aidée. C'est elle qui nous a donné des idées.
- On en a dit beaucoup de mal ...
- Parce qu'elle a dérangé, parce qu'elle a dit quelque chose, parce qu'elle n'a pas toujours joué le pot de
fleurs, elle a trahi. Elle a dit que les hommes, avec leur doigt en l'air, torturaient les chiens, que les femmes faisaient
écorcher des visons. Elle a montré, et personne ne veut voir ! Parmi les mignons et les poupées de télé, combien ont
dit quelque chose depuis des années ? Combien ont osé se rendre ridicules, et laids, pour parler ? Jolies femmes et
jolis messieurs ne manquent pas. Mais qui crie ? Moi, dans les journaux, là-bas, et dans les dossiers, j'ai des photos
atroces. Vous n'imaginez pas ! Quand je vois ça, ça me rend folle :
- Mon ami a sauvé un chien que des gens avaient attaché à des barbelés, et torturé. Il a dû le faire recoudre.
- Ne me dites pas ça. Ce sont des horreurs. J'en ai vu tellement. Je ne suis pas méchante, mais on devrait tuer
les gens qui les font. Et même les battre. Et les laboratoires ? C'est comme pour les juifs, les bonnes âmes se
bouchent le nez. On ne veut pas savoir.
33
- Pareil pour la corrida...
- La corrida, c'est l'abomination. Je pourrais vous montrer des photos. J'en ai un plein tiroir. Des ventres
ouverts. Du sang. Des chevaux déchirés. Dire que des gens vont voir ça ! Mais ils ne voient donc rien, les gens ! Ou
ce sont des monstres ! Et ces jolies femmes, nez bouché, qui suivent leurs cow-boys dans les arènes ! Et personne qui
parle... Seulement Brigitte Bardot.
- A un cycle de conférences, voici quelques mois, un philosophe de l'Ecole Normale Supérieure présentait
son livre : Philosophie de la Corrida. Il disait à l'humanité « Viva la Corrida ». Et il vendait.
- Faudrait lui mettre une épée dans le ventre, avec des banderilles. Et lui couper les oreilles. Il serait content
votre philosophe ! Ces gens font du mal. Ils sont le mal, avec leur langue en papier.
Madame Muller déambulait. Elle me regardait de divers points. Elle parlait vite, avec colère, en se colorant.
Dans le château de Saint-Thuret, tandis que les chiens grattaient à la porte et que mes deux amis tournaient autour
des murailles, elle sortait d'elle.
- Les gens me prenaient pour une idiote. Ils me posaient des chiens devant le château, et ils partaient. Moi,
j'étais là, vouée à leurs chiens, qu'ils s'étaient payés, et jetaient. J'étais leur poubelle. Ils venaient pour me lâcher leurs
chiens. Si je ne les prenais pas, ils m'engueulaient. J'étais la mauvaise, la trompeuse. Aussi, c'était ma faute. Quand je
suis passée à la télé, j'ai été connue. « Bonne tête de poubelle », se sont-ils dits, et, ni vus, ni connus, en se bouchant
le nez, ils venaient se soulager. Moi, j'avais parlé pour récolter des sous. Mais les gens ont compris qu'ils pouvaient
abandonner chez moi les animaux dont ils ne voulaient plus. Si je refusais, j'étais coupable. Ils voulaient que je les
lave de leur honte, que je l'avale, ne plus en pourrir, grâce à moi, la cocote pour chiens ! On me rapportait des bêtes
dans tous les états, des brûlées, des torturées, des affamées. Ils me guettaient. Ils voulaient voir comment je
craquerai. Ça leur faisait plaisir de me voir embarrassée. J'étais la dingue aux chiens, la folle de Saint-Thuret. « Tu
aimes les chiens ? En voilà. En voilà encor. Et des pas beaux, des cabossés, des bien torturés »... J'en ai eu jusqu'à
soixante ici. Et ce n'est pas grand. Et faut les nourrir. Je m'y suis ruinée. J'ai tout perdu. Et on continue à torturer les
chiens. Partout, partout, avec les chats, les taureaux, les rats de laboratoire. Y a que Brigitte Bardot qui m'a aidée.
Elle m'a envoyé une lettre sincère, et de l'argent. Ce n'est pas rien, Brigitte Bardot. Elle n'a peut-être pas fait de la
philosophie, mais ce n'est pas rien. Si je pouvais, si j'en avais les moyens, je me retirerais dans une montagne... Je ne
dis pas ça pour vous, qui êtes charmant, ni pour vos amis. Le Pasteur est adorable. Ça se voit de suite. Mais je ne
supporte plus ce qu'on fait aux bêtes, et sans arrêt, et le rire pour ceux qui protègent. Moi, je n'ai qu'un saint, Saint
François, parce qu'il a parlé aux oiseaux... Il a parlé aux oiseaux. Les autres, ils chassaient. Ils arrachaient les plumes
et les becs.
- Ne dites pas trop de mal des chasseurs... Une fois, dans la rédaction d'une très jeune élève, un ami croate a
trouvé cette phrase : « Il y a des chasseurs qui tuent, et des chasseurs qui font des rencontres ». « Putain », a dit le
Croate, « je mets vingt. Elle ne comprendra pas, mais j'ai raison ».
Une idée chasse l'autre. J'avais envie de parler du chasseur Giscard, de Gaston Phébus, de Jacques Viguier,
professeur chasseur tant chassé, d'Hitchcock, de Diane, des chasseurs de têtes, de Saint Hubert, de Sully, patient
chasseur de sangliers cévenols, de ce chasseur japonais dont écrivent sa femme, sa maîtresse et sa fille, de tant de
chasseurs que j'ai rencontrés... Toute ma famille catholique aveyronnaise chassait. J'en suis nourri, mais je ne chasse
pas. J'ai rencontré des gens du ROC, et des gens du RAC, du Rassemblement des Opposants à la Chasse et du
Rassemblement Anti Chasse. Je déteste la chasse. J'aime la chasse. Je suis chasseur anti chasseur, chassé, chassant,
traversé d'ombres et de gibier.
- Les chasseurs, je les ai tout autour de moi. Ils tirent jusque dans la cour. Ils canardent. Ces viandards m'ont
cassé une vitre avec leur attirail de mort. Ça fait des années que je les vois. Et je ne suis pas une sainte pour les bénir.
Je n'avale pas Dieu tous les jours. Vous comprenez. J'ai rencontré les hommes.
L'actualité déferle. La Droite veut imposer sa réforme des retraites. Ça rogne. La Gauche sort ses solutions
douces. Martine Aubry s'enthousiasme pour le Care. Le volcan islandais crache moins fort et les avions anglais
volent malgré les cendres. Le pétrole se moque des barrages, des cloches, des tuyaux, des dispersants. Tout autour de
Deepwater Horizon, l'océan est dégueulasse, noir dedans, au plus profond, là où des robots travaillent, avec en
surface de grosses flaques rougeâtres, qu'on voit d'avion, sur mon écran continuellement, sans savoir combien de
litres échappent : 800 000 litres, 5 000 000 de litres, 10 000 000 de litres. Combien de diables ? Combien de
damnés ? La nappe atteint le loop current qui va l'entraîner en Floride. J'apprends par mail qu'un élu de ma ville a
fêté son cinquantième anniversaire au Musée municipal d’art oriental parmi les bouddhas, les jades, les armures
34
japonaises, et les figures du Ramayana. Toute la gauche municipale se tortillait devant une momie. Dans cette ville
encore, l'auteur de la faute au concours des Ecoles Normales Supérieures - un certain Claude Glauque, dont on dit
qu'il est une « pointure », – préside un colloque sur les Antimodernes. Ça ne fait hurler personne, ces rats sans chats
ni pensée, qui colloquent sous trouille, morgue et masques. Pourquoi hurler ? Malheur à celui par qui le scandale
arrive ! Le Pasteur m'annonce que le dernier Synode Protestant fut un festin avec fête grotesque en l'honneur d'un
chef. Il a dû quasi se taire. Pourquoi hurler ? Quand les philosophes vantent la corrida, posent dans Vogue, vivent
sous Exomil, les Synodes peuvent danser avec Darcos et Nadine Morano, ministre de la famille, seins ballottant,
devant des Arabes payés par l'UMP. Et pas un mot aux Marathons des mots pour traverser les âmes...
Alexandre Grothendieck reprochait au mathématicien P. L. de ne pas être assez scandalisé. Celui-ci s'en
étonne. Il en rit. Je fais les poubelles de Grothendieck. Je recompose les débris des brouillons de ses lettres. Je fais
l'archéologie de ses cris : il gueule que sa fille « ne peut fournir quelque information que ce soit sur ses prétendues
insanités mentales »... Il refuse d'aller au Paradis du Care, mais sa riposte est dans la poubelle, sous les étoiles, et je
suis seul à lire, très loin, si loin du Marathon des mots, qui se relance et relance encore tandis que le néant colloque à
l'Université.
J'écris. J'écris au spectacle des écrans, face aux ordures que déversent sous ma fenêtre des lesbiennes, à
droite des trafiquants et parmi les ruées des textos et des mails. J'écris alors que tourbillonne encore en moi, chaque
jour plus lointaine, comme la fumée des Djinns, la colère de madame Muller et que se multiplient les apéros géants.
A Nantes, à Paris, à Montpellier, apéros géants ! Je serai seul à ne pas m'y rendre, pas plus qu'au Marathon des mots,
à la Fureur de lire, aux Estivales, aux Olympiades... Un grand apéritif planétaire se prépare. Apocalypse now est un
apéritif. Les anges, les archanges, tous les saints, les élus, et même quelques milliards de damnés pistonnés prendront
l'apéritif. Pas un mot du scandale des Mémoires au programme des Terminales L, ou des coquilles des Jurys des
Ecoles Normales Supérieures ! Eternelle affaire des Poisons... Le pétrole coule à flots d'enfer. Silence sur les
Bâtards, dont nul ne se souviendrait sans Saint Simon. Le Marathon des mots s'annonce. Les apéros géants
prolifèrent. Je suis seul. Un appel sur Facebook suffit, des foules se lèvent à Paris, à Nantes, à Montpellier pour boire
l'apéritif... J'ai vu des Raves dans la Montagne Noire. J'ai entendu les Sound Systems. J'ai vu des prairies ravagées,
des bêtes crevées, des canettes de bière, des torche-culs, des préservatifs par milliers dans les luzernes. Un paysan
pleurait au bord de son champ détruit tandis que, selon Libération, la fête était sympa. J'ai vu cette Apocalypse là, et
je ne peux rien contre les Sound Systems. Je tourne dans mes lignes, comme les prisonniers dans l'oreille de Denys.
Et qui juge ça ? Quel audit ?
Sur les jurys, je peux multiplier les récits. Je suis un traître.
Que les récits prolifèrent dans le grand récit, comme plis pliés, pliants, métastases, ou farci ! Qu'on n'y voie
plus rien, mais que ça touille aux profondeurs marines, avec nappes de pétrole, oursins, méduses, et noyés pensifs.
Rabelais entrelardait. Montaigne farcissait. Marguerite de Navarre, Brantôme, Bonaventure des Périers bourraient
leurs contes de contes, vraies cornes d'abondance, ou cons de putains. Pas de bon vit sans vie dans ces plis !
Premier récit, dédié au Pasteur : les culottes ostensibles
Il était une fois l'oral du CAPES de Lettres Modernes dont, vers la fin des Temps, d'épouvantables érudits,
seuls, se souviendront. Nous étions une commission de trois hommes, pareils aux juges des Enfers, mais sans
possibilité de voir nos candidats nus et morts, unique méthode, selon Socrate, pour bien juger.
Un ouragan, en Nouvelle Calédonie, le jour de la Dissertation, avait contraint le Ministère à la faire repasser
sur la Planète entière, et donc à repousser l'oral au mois de Juillet. Il faisait chaud. Nos corps étaient moites dans la
petite salle où nous devions entendre cinq explications de texte, qui succédaient aux quatre de la matinée. Nous
étions fatigués de gloses sur Chateaubriand, Pascal, Ronsard, du Bellay, ou peut-être Baudelaire. Nous n'avions pas
envie d'en entendre davantage, nous, professeur de Khâgne, Professeur d'Université, Inspecteur pédagogique
régional, ayant uriné avant quatorze heures.
Le premier candidat était une candidate, ce qui n'avait rien d'étonnant tant les filles abondent en Lettres
modernes. Celle-ci était ronde, avec une jupe courte. Elle arrivait de Bretagne selon ses papiers, et même d'un Centre
de formation Catholique. Elle avait un grand sac à main. Quand je lui ai demandé de s'asseoir, nous avons vu sa
petite culotte.
35
Personne n'avait dû lui dire que la commission aurait vision directe sur ses dessous. La jupe était si courte,
les cuisses si charnues, et la culotte si blanche qu'Atala, qu’elle expliquait, ne nous ennuya pas. Après quelques
questions, nous délibérâmes, et nous notâmes.
La candidate suivante venait également de Bretagne. Sa jupe était courte, ses cuisses étaient rebondies. Nous
vîmes une heure sa culotte tandis qu'elle expliquait la Pipe au poète. Elle pensait que Corbière parlait de fellation.
Elle en rougissait. En dépit de sa culotte blanche, de sa rougeur et de sa formation catholique, nous lui mîmes une
sale note.
A son départ, nous, Professeur d'Université, Professeur de khâgne, Inspecteur Pédagogique régional, nous
nous dîmes que jamais nous n'avions vu cela. Nous avions un récit pour les Commissions voisines.
La troisième candidate devait nous parler des Rêveries du Promeneur solitaire. Elle arrivait encore de
Bretagne, du même Centre de Formation Catholique. Elle nous montra, sous sa table, dans la chaleur moite, sa petite
culotte. La situation de Rousseau, abandonné de tous et seul sur la Terre; avait beau être pathétique, cette culotte
nous apparaissait. Toute l'explication était là. Quand nous délibérâmes, je parlai d'art contemporain et de dispositif.
En Bretagne, quel artiste, ou quel bon père avait pu enseigner à montrer la culotte ? Le voyeurisme du Jury était
prévu. Nous étions vu voir. Dieu était grand. La troisième note fut désastreuse.
La quatrième candidate était un candidat. La cinquième portait une robe longue, stricte, sans intérêt. Nous
avions la nostalgie des culottes. Il faisait chaud. La France était en vacances. Nous venions de vivre un événement.
________________________
Second récit, pour l'Architecte : la fausse morte
Il était une fois l'oral du CAPES de Lettres modernes dont, vers la fin des Temps, d'épouvantables érudits,
seuls, se souviendront. Nous étions une commission de deux hommes et d'une femme, pareils aux juges des Enfers,
mais sans possibilité de voir nos candidats nus et morts, unique méthode, selon Socrate, pour bien juger.
Je présidais cette Commission. J'avais, devant moi, les papiers d'émargement. A ma gauche, un médiéviste
de la Sorbonne, gros et rose, assez vulgaire, bien sympathique, et conservateur. A ma droite, une jeune femme,
grammairienne de la Sorbonne, brune, grande et maigre, fort agitée, progressiste, et qui avait donné un texte de La
Nausée.
Malgré la bonté de l'air, la haine régnait, mais je contrôlais, car j'étais Président, pas universitaire, pas
médiéviste et pas grammairien. J'étais nul et central. J'avais, sans trop de problèmes, quelques jours plus tôt, géré
l'apparition, comme auditrice, d’une atroce romancière réputée. Mon autorité était incontestée. Nous étions à dix
jours de la fin de l'oral. L'explication de Sartre s'achevait.
La grammairienne de la Sorbonne était pâle. Elle interrogeait nerveusement. Pas question de la contredire.
Elle reprocha à la candidate de croire à la sensibilité. C'était une vieille idée dépassée, élitiste, bourgeoise, nuisible à
l'enseignement de la Littérature. Le médiéviste regardait le plafond, blanc, et sans mouches.
Quand la candidate est sortie, la grammairienne s'est raidie. Livide, elle est tombée en avant, morte.
La mort d'un membre du jury pose problème au Président de la Commission : le candidat suivant attend, on
ne peut pas avouer que le jury est périssable, et on ne doit pas nuire à l'équité du concours qui veut qu'à tout candidat
soit épargnée la vue d'un mort. Un candidat, mis en présence d'un macchabé, pourrait déposer un recours. Il fallait
donc évacuer le corps de la grammairienne avant l'arrivée de la candidate suivante.
36
J'ai fait prévenir le Président du Jury, universitaire bilieux, ainsi que sa vice-Présidente. Ils ont pu faire
évacuer la grammairienne par une porte de derrière et amener un membre du Directoire pour la remplacer. Belle
organisation : la candidate, qui devait expliquer une page de Manon Lescaut, entra à l'heure presque exacte.
Après Manon Lescaut, j'ai appris que la grammairienne nous avait caché qu'elle était enceinte et que son
médecin lui avait interdit de participer au jury parce qu'elle avait déjà fait une grave fausse couche. Sa carrière
exigeait cependant qu'elle interrogeât. Elle avait donc tenté d'oublier son corps. Elle nous avait fait une fausse
couche, et une catalepsie.
Le jury se cotisa pour envoyer des bouquets à la ressuscitée. Les membres de notre commission payèrent, et
perdirent toute possibilité de congé pour les derniers dix jours d'oral. Les candidats n'avaient rien vu. Le Concours
n'avait pas été perturbé. Le médiéviste était content. On oublia bientôt la fausse morte.
_________________
Troisième récit, pour Madame Muller : La suicidée.
Il était une fois l'oral du CAPES de Lettres Modernes dont, vers la fin des Temps, d'épouvantables érudits,
seuls, se souviendront. Nous étions une commission de deux hommes et d'une femme, pareils aux juges des Enfers,
mais sans possibilité de voir nos candidats nus et morts, unique méthode, selon Socrate, pour bien juger.
Deux hommes et deux femmes, en vérité, composaient la Commission, mais nous n'étions jamais que trois
devant le candidat. Chaque jour, un d'entre nous était en congé. Nous tournions.
Mon collègue masculin, professeur d'Université, spécialiste de Renan, aimait interroger sur les auteurs
bretons car, breton, de père breton, de grand-père breton... Comme je suis un peu breton, il m'appréciait. La femme
numéro un, professeur de Lycée, bien plus âgée que moi, mère de famille, s'ennuyant vers Montélimar, était ravie de
rencontrer tout un mois des messieurs cultivés. Je lui plaisais. Selon le Web, elle consacre sa retraite à l'animation
religieuse. La femme numéro 2 s'est suicidée. Voici quinze ans qu'elle est morte. Le Web ne dit rien d'elle.
C'était une petite femme menue, vive, au regard touchant. A l'écrit, nous avions corrigé ensemble. C'était
son premier Capes. Je l'avais formée. Nous avions triché sur la double correction, que nous devions faire, mais qu'on
m'avait appris à éviter. Nous n'avions pas médité un barème de correction pour ce sujet, qui parlait du rire en
littérature, et qu'une vieille demoiselle acariâtre avait proposé. J'avais calculé nos notes pour que le Directoire ne
nous ennuie pas. Ma binôme était heureuse d'être tombée avec moi. Je ne la terrifiais pas. J'étais jeune. Je trichais
agréablement. Elle m'appelait « bon petit diable ».
A l'oral, elle recevait chaque jour une amende pour s'être mal garée. Tous les deux jours, elle perdait ses
clefs, ou sa carte bleue, ou ses papiers, ou une adresse, ou son sac à main. Elle notait les candidats selon leur visage.
Souvent, elle se disputait avec l'universitaire breton ou avec la femme numéro 1... Elle ignorait tout de la nature des
œillets, mais elle interrogeait sur l'œillet chez Ponge. La femme numéro 1 était consternée. Ces deux femmes étaient
jalouses. La femme numéro 2 me racontait son ex-mari ivrogne, son admiration pour Yves Bonnefoy, sa passion
pour la poésie, tandis que la femme numéro 1 m'expliquait les soirées avec des docteurs en littérature, l'ennui de la
vie de famille, les plaisirs des brocantes. L'universitaire breton cherchait à se faire entendre quand les notes
proposées par la femme numéro 2 étaient trop délirantes, mais elle se fâchait. Elle pleurait. Nous cédions.
Le Directoire fut appelé pour intervenir. Il intervint. Le Président du Jury convoqua la femme numéro 2.
Rien n'y fit. Il fut considéré comme décisif que les candidats ne vissent rien, ni cette femme. Nous lui laissions
37
mettre des notes étonnantes. Nous les corrigions en cachette le soir. Parfois, certains candidats, félicités par elle,
recevaient une note infâmante. La femme numéro 1 un organisait des pièges contre la numéro 2. Les commissions
voisines venaient aux nouvelles. On nous plaignait. On se délectait. Un universitaire disait qu'on voyait là les effets
de la « secondarisation ». Un autre ne disait rien, nous parlait de ses colloques. Un troisième dénonçait l'Inspection
générale. Nous étions épuisés. Les jours, les textes et les candidats passaient. La France commençait ses vacances.
Roland-Garros était fini. Ça bouchonnait. Dans les anciennes turnes de l'Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud,
où nous interrogions, s'expliquaient Flaubert, Malraux, Baudelaire, La Fontaine, Renan, encore Renan, Robbe-Grillet
parce qu'il était de Brest, Chateaubriand, encore Chateaubriand, Corbière, Bonnefoy, Ponge... Dans les turnes
proches, c'était presque pareil, sauf Renan, en ordres différents. Nous avions chaud. Nous avions souvent envie
d'uriner. La littérature était tirée au hasard, jamais bouléguée, mais torturée par les candidats, les membres du Jury,
moi, et le Directoire. Des contresens s'émettaient en tous sens. Les textes étaient écartelés, disséqués, broyés,
découpés, essorillés, piétinés, charcutés, analysés, étiquetés, désossés, malaxés, cuits. C'était à dégoûter définitif de
lire, d'écrire, et de vivre, cet abattoir cruel et douceâtre, cette guerre administrative au goût. Certains membres du
jury étaient de vieux habitués, membres éternels et roublards, perpétuels examinateurs, avec toutes les mollesses à
l'âme pour se faire prolonger. Chacun tentait de raconter qu'il prenait du plaisir à passer un mois à défendre les
études littéraires, l'avenir, la tradition, à rencontrer de beaux textes, des gens adorables. Nous savions que nous
allions toucher de l'argent, les uns pour la terrasse d'une villa, les autres pour une piscine, d'autres encore pour des
études d'enfants, ou pour une voiture, ou une toiture. Très peu, en vérité, annonçaient leurs projets. Plusieurs étaient
là pour se sentir vivre. Quelques-uns faisaient carrière. Les futurs Inspecteurs généraux travaillaient à éponger leur
pensée. Pour eux, il n'était pas commode de paraître plus nuls qu'ils n'étaient. Il le fallait pourtant. Ils y travaillaient :
certains jours, le néant creusé en lui par un immense Alsacien chauve paraissait en mesure d'absorber l'univers... Des
candidats avaient des coliques excessives. Des larmes brillaient. Des bègues nous amusaient.
Dans notre commission, nous examinions la femme numéro 2. Nous épiions ses symptômes. Chacun glosait
sur sa folie. On se racontait sa vie. Le Président du jury me convoquait pour parler en cachette. Sa Vice-Présidente
regardait les choses avec un érotisme nourri d'ambition, de sottise, d'esprit républicain, de tartufferie, et de
pédagogisme. Il y avait des échanges souterrains avec l'universitaire breton. Parfois, j'inventais des jeux pour
améliorer l'atmosphère : nous fabriquions des cartes de loto où nous inscrivions par avance les notes des candidats.
Le soir, nous comparions. Et de rire ! Il fallait sauver les apparences. Nous les avons sauvées.
L'année suivante, comme j'avais assez bien résisté à la femme numéro 2, le Président en fit de nouveau mon
binôme pour l'écrit. « Vous savez y faire avec elle », me dit-il. « J'ai entièrement confiance dans votre compétence ».
Quant à lui, il ne pouvait pas la chasser du Jury, parce qu'elle était recommandée.
Je partis avec mes deux cents copies. La femme numéro 2 disparut. Je ne la vis pas pendant un mois. Elle
habitait à Paris, j'habitais à Bordeaux. Elle ne répondait pas au téléphone. Je ne savais rien des lieux de son séjour, ni
du sort des copies. Quand j'eus épuisé les recours et corrigé mon paquet, je téléphonai au Président du Jury. Il me
demanda d'insister. Il commençait à s'inquiéter. J'insistai. J'insistai encore. Il appela. Il tenta d'aller voir. Cela n'y
changea rien. La femme numéro 2 avait disparu, avec les copies, dans une forêt obscure, ou en enfer, ou chez des
moines, ou dans un bar, ou dans la nuit. Enfin, la veille de la saisie des notes pour le Ministère, elle m'appela. Elle
m'invitait à Paris, chez elle, le soir, pour harmoniser. Le Président me donna ordre de tout faire pour sauver les
copies. Il me « couvrait ». J'apparus chez la femme numéro 2. Elle était vêtue de dentelles. Ses copies, striées de
rouge, s'étalaient au sol, mais elle m'avait préparé un repas avec deux bougies et une bonne bouteille. Elle s'agitait.
Elle était fébrile. Le Président, discrètement appelé par moi, me donna ordre de sauver les apparences. Je les sauvais.
J'harmonisais seul. Je remplissais des listes. Je me répandais en éloges de notre binôme. Je passais ainsi la nuit,
évitant les assauts vénusiens, et philosophant.
Au matin, nous partîmes pour Sceaux où devait se tenir la réunion d'admissibilité. La femme numéro 2
conduisait. Elle connaissait la route, mais nous arrivâmes dans l'aéroport d'Orly... Je décidai d'abandonner sa voiture
dans un parking souterrain, puis de prendre un taxi, si bien que nous atteignîmes la Délibération avec une heure de
retard. Quand le Président nous vit, il fit un malaise. Il tomba de la tribune où il discourait. Il se cassa le bras. Sa
Vice-Présidente prit les affaires en main. On convainquit la femme numéro 2 d'aller se reposer chez elle. Ses deux
cents copies furent réparties entre dix membres du jury. Les notes furent saisies en début d'après-midi. La femme
numéro 2 ne retrouva pas sa voiture dans l'Aéroport. Elle appela Bordeaux, la Bretagne, la Présidence. Quelques
mois plus tard, elle se suicida. Il ne fut plus question d'elle sur Terre. La solidarité du Jury avait joué à plein.
____________
38
A mesure que j'écrivais ce récit, Madame Muller m'est apparue. Elle a surgi sous la femme numéro 2,
comme appelée.
Dans le château de Saint-Thuret, je tentais de la voir. Mes amis tournaient. Puis, de retour chez moi, je me
suis mis à disposer des lignes, d'où je surveille, et lance des traits. De même, voici quinze ans, pendant un mois, dans
le huis-clos d'une commission du Capes, j'ai épié la femme numéro 2, tandis que tournaient le Professeur
d'Université et la femme numéro 1, tandis que, dans les commissions voisines et au Directoire, tournaient des yeux
aveugles et voyeurs, tandis que les candidats disséquaient les textes de gens, souvent morts depuis des siècles, et qui
n'imaginaient pas que certaines de leurs pages serviraient à examiner. Etrange immortalité... Dans des turnes, la
machine mâchait la littérature, et chiait des élus. La femme numéro 2 se découpait sur ce fond. Madame Muller,
petite, brune, pâle, avec un corps fragile, lui ressemble. Elle est seule. On l'examine. Patrimoine Protestante, peutêtre, voudrait l'évacuer.
Ces histoires s'appellent en moi, par moi, dans mes lignes. Je n'y songeais pas. A mesure que j'avance, des
coïncidences se produisent. Une femme fait venir l'autre. Voici même qu'hors de mes lignes une femme disparue
m'apparaît, ou me réapparaît, insiste. Elle se nomme Suzy Viguier. J'ai vu son visage pour la première fois, il y a dix
ans, sur des murs, des poteaux, dans des abribus, un beau visage de jeune femme, fragile, avec de longs cheveux, l'air
perdu. J'allais déjeuner avec des membres du Jury du Capes agricole. Fatigués, abasourdis, satisfaits, sûrs de nous,
imbéciles, et soulagés, nous sortions du Centre où nous interrogions. Nous parlions des candidates du matin, de leurs
sottises, de leur beauté, des ridicules de l'Inspection générale. Le visage de la jeune femme s'affichait. On la
recherchait. Il fallait appeler un numéro si l'on savait quelque chose. Cela nous importait peu, nous avions tant de
candidates à examiner, et j'aurais tout oublié de ce visage, s'il n'y avait eu la suite. Je n'en écrirais rien sans ma
rencontre avec madame Muller, sans tant de pages déjà composées, et sans un magicien qui m'a appelé.
Demain soir, par son intermédiaire, je suis invité chez Jacques Viguier que la Justice a accusé, pendant dix
ans, d'avoir tué sa femme. La Police, la Presse, les juges, les Toulousains ont cogité sur la disparition de Suzy. Où
est-elle passée ? Est-elle morte ? Que prouve ou que ne prouve pas le matelas brûlé et jeté par le mari ? On a imaginé
des scénarios. On a fait un audit, un vidit, un examen intégral de la vie de Jacques Viguier. On a étalé dans les
journaux la liste de ses livres, les noms et les traits de ses maîtresses, son petit tas de secret, et on a fabriqué un
pervers merveilleusement intelligent et cultivé pour expliquer le crime parfait On l'a haï. On l'a admiré. On l'a envié
d'avoir réussi.
J'avais rencontré Jacques Viguier quelques jours avant la disparition de Suzy, chez un magicien de mes
amis, lui-même expert en disparitions. Jacques Viguier était venu sans Suzy. Nous avions le même âge. Nous avons
parlé de chasse. Il était chasseur. Je ne comprenais pas ce goût chez un homme comme lui, c'est-à-dire un homme
comme moi, et nous avons aussi parlé de jeux rares du dix-neuvième siècle dont un des amis du magicien était
spécialiste. Je ne sais rien des jeux. Je ne suis pas joueur. Nous avons parlé de la chasse et de jeux. Nous nous
sommes quittés, mais quelques jours plus tard, le visage de Suzy s'est affiché et je l'ai vu devant le restaurant voisin
du CAPES agricole. Puis, Jacques Viguier a été arrêté. Je n'ai d'abord pas fait le lien entre le chasseur mondain d'un
souper en ville, et le visage fragile, affiché près de l'endroit où j'interrogeais. Ensuite, le visage a rejoint le chasseur.
J'ai suivi l'affaire. On accusait Jacques Viguier d'avoir subtilement réussi à faire disparaître Suzy. L'amant de Suzy en
était certain. Les sœurs de Suzy également. Jacques Viguier était un redoutable affabulateur, merveilleusement apte à
faire disparaître.
L'écrivain n'a pas ce talent. Il travaille à la présence. Il produit des résurrections imparfaites. On s'en méfie
toujours car il contraint les amis, les voisins, les ennemis à respirer la puanteur des morts montant au jour. Il n'est
pas, comme le Christ, appelé par des malheureux au tombeau du « cher disparu ». Contre les proches, parmi la
famille, il vient réveiller Lazare, dont nul ne veut plus entendre parler, et lui, pas plus qu'un autre. Lazare l'agace.
Qu'il ferait bon vivre sans sa sale mémoire ! Mais l'écrivain est pris aux mots, qui vivent d'absence. Il pleure. Il rit. Il
ne peut s'empêcher de faire surgir le mort risible, le mort pitoyable, le mort insupportable, le mort bon à rien. Il écrit.
Il bordélise les Pompes funèbres.
J'appelle madame Muller. J'appelle la femme numéro 2. Demain soir, chez Jacques Viguier, je crains
d'appeler Suzy à sortir du placard. Quelle catastrophe dans la soirée ! Quelle gêne pour le mari, l'amant, la justice,
Barbe Bleue, la Dépêche, la famille, les amis rassemblés pour célébrer l'innocence deux fois reconnue par les jurés,
et quelle gêne pour moi, qui ne crois pas à la culpabilité de ce Professeur de droit ! Cela ferait un scandale. Et quel
malheur ! J'espère bien ne pas voir Suzy apparaître à cause de moi. Puissé-je n'être pas son Christ, ou son Orphée !
Puissé-je tranquillement faire la conversation, manger des petits fours, piétiner la terre en bonne compagnie pour que
39
les cadavres ne remontent pas. Petit déjà, je m'enfouissais sous l'oreiller pour éviter l'éclat de la Vierge de Lourdes.
Les morts me dégoûtent. Je déteste leur intrusion, mais j'ai envie d'appeler cette disparue, d'aller la pêcher, par mes
lignes, dans les tombeaux. Je voudrais la sentir monter vers moi.
J'aime protéger les femmes, surtout mortes. J'appelle les mortes, les quasi-mortes, les disparues, les noyées
des fleuves. J'appelle. Je voudrais ne pas nommer. J'appelle. Je désire la montée du visage. Je rêve de ses traits, par
mes lignes, revenant, alors que je travaille, comme chacun, au boucan. Je suis de ceux qui goudronnent le tombeau,
dans l'Apéro géant.
Madame Muller était oubliée, spectrale, mais vivante assez pour encombrer. Je collaborais à son
élimination, comme dans un Jury. Certes, je me donnais l'impression d'avoir du jeu, de l'innocence, de la probité,
mais je collaborais, sans grand talent, comme tout le monde, avec mélange de doutes et d'imperfections. En ce
moment, j'imagine que je n'ai pas de commanditaire. Aucune organisation, Eglise ou administration ne me flatte ou
ne me paye. Pas un individu n'a besoin de mon interminable rapport. Les lignes que j'ajoute aux lignes pourraient
gêner le Pasteur et l'Architecte. Patrimoine Protestant ne les demande pas. L'Education nationale ne souhaite pas
qu'un seul membre d'un seul de ses jurys écrive au vrai, au large, et sans charité, son rôle. Les Jurys, et
particulièrement les jurys de Littérature n'ont pas intérêt aux travaux des écrivains. Ni moi. On gagne tous au silence,
à la disparation des visages. On envie Jacques Viguier, s'il a réussi. Le mieux, pour moi, serait sans doute
d'interrompre, d'opérer un top kill sur ce petit puits de verbe dégorgeant dans l'immense volume océanique de la
bonne foi. J'y enverrais des boues lourdes pour repousser les polluants au tombeau.
Sur l'écran de mon Packard Bell, je regarde les profondeurs du golfe du Mexique. Là où je voyais, depuis
quelques jours, le jaillissement du pétrole, il y a des boues jaunâtres de baryte. Ça dégorge. Ça dégorge. Je crois peu
à ce top kill grâce auquel BP espère contrer la fuite scandaleuse, puis la colmater, mais je regarde le bouillonnement.
Je le regarde à tout moment. Un clic suffit pour me montrer, en continu, un fond à 1500 mètres dans le golfe du
Mexique, de l'eau, des bulles, des lueurs, le tuyau miteux par où dégorge l'énorme masse de volutes sales, infectant la
Louisiane, la Floride, l'Amérique, Obama. C'est nerveux. Je ne peux pas m'empêcher de cliquer et de voir…
Je devrais tenter un top kill avec mon déferlement de phrases. Je laisserais les morts enterrer les morts.
Grand silence. Immense pureté retrouvée. Ciel calme avec oiseaux blancs à l'infini. Oubli immaculé de madame
Muller et de ses chiens. Mais je néglige mes devoirs. Je creuse. Je lance mes lignes comme des vers perforateurs afin
que l'enterrée sorte du sol. Par des trous, je favorise la remontée, comme une grande tache, des visages de madame
Muller et de la femme numéro deux, coïncidant l'un avec l'autre, unis et grouillants dans l'eau qu'on voudrait pure du
grand océan de la mort.
Madame Muller avait éprouvé la méchanceté des hommes. Elle le disait. Elle le répétait. Leur horreur
remontait à flots par sa bouche. Elle infectait sa pensée et sa vie « J'ai connu les hommes. Je sais leurs mauvaises
pensées, et leurs actes ». Elle ne disait rien de plus précis. Son existence semblait constituée par ce constat, dont elle
n'expliquait pas les causes, et qui l'obsédait.
Je ne m'attendais pas à trouver pareille misanthropie dans le château. J'étais désemparé. Comme l'époque, ou
Philinte, je crois volontiers l'humanité sympa. Je suppose les méchants rares, localisés, et victimes. Je veux bien
admettre les ridicules des individus, mais je récuse l'Enfer. Si je ne partage pas le culte de mes jeunes contemporains
pour l'humanité adorable, je ne crache pas dans l'espèce. Je l'observe.
- Ils sont chasseurs. Ils ne pensent qu'à ça : chasser. Et pour rien, sans la faim. Ils chassent par plaisir. Ils
aiment tuer. Quand je les entends, tout autour, l'automne et l'hiver, ça me fait frémir. J'aimerais qu'ils se tuent entre
eux, qu'ils sentent comment ça fait, leurs balles dans la chair.
- Pour eux, c'est un sport, et même un art.
- Un art ? C'est le vice qu'ils ont dans la peau, leur passion de tuer. Ce sont des hommes. Je sais ce que je
dis, mais on a raconté que j'étais folle, qu'il fallait que je me soigne. Ils sont affreux. J'ai reçu des chiens torturés à
mort par des personnes, apparemment très bien, des respectables, même des femmes. Il y a partout des bourreaux, y
compris chez les intellectuels... On n’imagine pas… Et si vous vous opposez à eux, vous verrez leur vraie tête
d'affreux. Il y a un sale mal dans l'âme des hommes. Ça s’est incrusté ».
J'étais venu passer une journée à la campagne avec le Pasteur et l'Architecte, au milieu du mois de février,
parmi mille obligations, dans cet hiver interminable. Je me retrouvais face au Mal. Une femme me lançait son tas
d'ordures.
40
Je n'en voulais pas. Des années que je travaillais avec ma famille, mon éducation, la France fin vingtième
siècle tranquille, pour éviter. Je suis un modéré. J'ai voté Giscard. Je veux croire aux nuances de l'arc-en-ciel, à
l'entre-deux, aux gris, aux radicaux valoisiens, aux beiges, à Montaigne, à Anatole France, à la Sécurité sociale, mais
pas au Mal. Je gomme l'Enfer avec des phrases. Et voilà qu'à Saint-Thuret, j’ai traversé des chiens. A chaque pas, j’ai
progressé davantage au noir dans du jus sale.
Qu'elle disparaisse ! Qu'elle apparaisse ! Qu'elle s'abolisse et se révèle ! Monstrueuse et invisible, je la
désirais. Elle me gênait. Je la cherchais. Et encore elle me gêne, et encore je la cherche, et je la laisse dégorger des
mots de moi, au bout de mes mains, sur l'écran où je vois aussi le pétrole, les mensonges de BP affirmant que son
Top Kill peut réussir. Et la Brigade Anti Criminalité vient encore de m'appeler pour savoir ce que j'ai vu de mes
voisins. Et je leur dis que tout est presque calme, mais que les agitations persistent la nuit, et que je ne sais rien. Et ils
me remercient des renseignements que je leur donne. Ils les mettront dans le dossier. Et ils me demandent de
regarder, de regarder encore, de bien noter les heures de passages, et les numéros d'immatriculation des voitures. Ils
font des recherches. Je ne sais quelles recherches, mais ils cherchent, et j'aperçois mon voisin d'en face aller et venir,
sous son casque noir pour ne pas être vu, et tellement noir ce casque que je le vois énormément à ma fenêtre, d'où je
vois aussi les poubelles des lesbiennes, et toute la nuit au-dessus des toits, des laurières et du passage au fond duquel
grouillent sans moi des trafics.
- Mon premier homme, d'abord, a été merveilleux J'étais très jeune. C'était à Lyon... Un professeur de
médecine, bien connu dans la ville... J'avais dix-sept ans. Je ne savais rien. Il n'y a rien de mieux pour une jeune
femme qu'un homme qui ouvre les portes. C'est un enchantement. On est aimé, et les barrières tombent. Cela a duré
presque dix ans. Et puis j'ai compris. Je me suis enfuie. Le prince charmant était un monstre. Vous comprenez, un
monstre ! Il y en a plein dans les livres, dans tous ces livres, mais ce n'est pas facile à vivre.
Madame Muller s'emportait dans ses souvenirs. Elle parlait beaucoup plus loin que moi. Ça projetait. Ça
coulait. Dans la lumière blanchâtre de la pièce, devant la bibliothèque de monsieur Berthier, tandis que les chiens
grattaient, que les chats dormaient, et que le feu dégageait un peu de fumée âcre, elle dégorgeait. Je voulais des
détails. J’accueillais. Je recevais. Je me laissais inonder, mais l'Architecte et le Pasteur sont entrés. Bruyamment. Ils
se sont trouvés là. Ça s'est arrêté. Quelque chose a repris. Coup de théâtre. Fin de chapitre. Début d'une autre
apocalypse.
41
IV
La disparition de Flaubert
Je ne m'attendais pas à Flaubert.
A Madame Muller, oui. « Madame Muller... Madame Muller... Tu vas voir une créature ». J'espérais la
révélation d'un secret. J'avais envie de monstruosité, mais je ne m'attendais pas à Flaubert.
L'Architecte se régale de répéter que Flaubert, dans Par les champs et par les grèves, après avoir recensé les
discours que tenaient les savants ou les curieux sur les menhirs de Carnac, conclut : « ce sont de grosses pierres ». Il
rit de nos enthousiasmes pour les mégalithes... Il aime entendre notre poésie « faire psschitt ». Flaubert lui sert à ça.
Dans sa bouche, j'aurais pu m'attendre à « Fracas épouvantable », à « C'est là ce que nous avons eu de
meilleur »…
Flaubert n'est pas venu de l'Architecte ou du Pasteur. Ils ont juste introduit dans le château plus d’hiver et
d'odeur de chiens. Ils avaient froid. Ils se frottaient les mains. La peau de leur nez était rougeâtre. Ils étaient, pour
moi, une catastrophe.
Mes amis, en entrant, rendaient à madame Muller la possibilité des masques. Finies les confidences.
- Il y a un de ces petits vents froids dehors, lança le Pasteur
- L’air vif fait du bien, reprit l’Architecte. Le château est intéressant.
Madame Muller les regardait en maîtresse de maison qui reçoit enfin des gens désirables.
42
- Ici, nous sommes à l'emplacement du donjon, un donjon carré, dont il ne reste que des lambeaux. Ces murs
sont XVIIIème ou même XIXème, sauf celui-là, beaucoup plus ancien. Et le calcaire est juste en dessous, comme on
le voit par dehors. Pas de place pour des souterrains.
- Ils peuvent avoir creusé la pierre.
- Tu rêves, mon vieux. Tu imagines un escalier à même le roc, avec grosse porte noire au fond et, par
derrière, coffres pleins de pièces d'or... Genre Tintin et Club des Cinq.
- Et pourquoi pas ?
- Un tombeau wisigothique ? ajoutai-je depuis le canapé.
- On ne peut pas savoir tant qu'on n'a pas fouillé. Il faut creuser. Je sens que tout est là, dans la cour !
Madame Muller regardait ces hommes humides et venteux. Le Pasteur s'indignait : impossible qu'il n'y eût
rien sous la cour... Il avait consulté des documents. Tous les châteaux ont des souterrains. Et Saint-Thuret avait une
histoire énorme. Des gens avaient eu peur, ici, au Moyen Age. Pendant la Révolution, les soldats empilés dans les
murailles, avaient dû se chercher des caches... Ses catéchumènes creuseraient pour lui... Et il trouverait ! L'Architecte
était homme de peu de foi ! Il avait des yeux et il ne voyait pas ! On ne pouvait pas avoir bâti pareille forteresse pour
protéger quatre poules !
L'Architecte riait. Le Pasteur s'agitait. Il était extrêmement mécontent de l'impossibilité des souterrains.
L'Architecte a décroché un cadre avec une vieille photo.
- On reconnaît le donjon et la cour. Classique. Mais c’est la photo d’une drôle de maquette… Elle a un air
Viollet le Duc. Madame Muller, vous savez quelque chose ?
J'écris ces lignes. Je cherche à remonter le vieux visage de madame Muller, comme un poisson, mais le
présent jaillit en ligne au fond du golfe du Mexique à flots continus et sombres. L'entonnoir posé par BP paraît
impuissant. La vidéo que je consulte à tout moment me montre les tourbillons de pétrole. Selon BP, 500 000 litres
s'échappaient chaque jour du trou de Deepwater Horizon, mais on en est à trois millions de litres, peut-être
davantage. BP affirme récupérer un million de litres, parfois plus, parfois moins, selon la météo, les pannes, les
hasards... D'épaisses bouses de pétrole naviguent sur mon écran. Des pélicans y sont dégueulasses. Obama veut
botter les fesses des dirigeants qui minimisent la catastrophe... Le visage consterné, gentil, aimable, poupin, du
patron de BP m’apparaît. Il a l'air gêné par cette apocalypse sale. Il fait ce qu'il peut, comme vous, comme moi.
Obama marche sur des plages de Louisiane. Il parle, il se penche sur le sable, il s'accroupit. Il touche du doigt une
tache noire, lui le noir. Le pétrole dégorge pendant qu’il touche, pendant que j'écris, pense, ne fais rien sinon
regarder, regarder encore dans le golfe. Quel grand trou tu as, Deepwater Horizon, gorge profonde, bouche de la
vérité ! Comme tu coules ! Comme tu dégorges ! Comme tu fais bien voir, dans l'océan aux vagues de cristal, par ta
gigantesque ombre sale, la vérité énorme des masques, et la folie ! Quel Gargantua ! Comme tu es la belle métaphore
du moment, poésie en actes profonds, Deepwater Horizon, tout opposée au Bateau Brume de Le Glouglou ! Comme
je t'aime d'éclater sur mon écran, totale image du réel du jour, auquel je ne peux rien, moi tapant des mots sur mon
clavier, impuissants contre le tourbillon, l'éclat sale vaste sur les vagues, la Bouille Poupine du Béant Patron de B. P,
les pélicans dégueulasses et, partout, tout autour de moi, dans Toulouse, sur le bitume des rocades, les voitures
roulant, roulant, klaxonnant jusqu'à la fin du monde, tandis qu'un ciel bleu à ma vitre explose.
De ce flot, comme des poissons, je ramène les visages et les paroles de Madame Muller, ceux de l'Architecte
et du Pasteur, mes souvenirs de Saint-Thuret, avec des gangues tourbillonnantes et boueuses. Je pêche contre ma
colère et mon impuissance. Je lance mes filets dans les strates mêlées, comme à cette heure, peut-être, les employés
d'Air France ou des sociétés qui travaillent pour cette compagnie, tentent de détecter dans l'Atlantique, la boîte noire
de l'avion qui s'est écrasé, voici un an, plus d'une heure après avoir décollé de Rio. Ce débris du vol AF447, s’ils le
trouvent, ne ressuscitera personne, n'arrachera aux poissons aucun des corps d'aucun des morts du voyage, mais il
permettra de croire avoir un peu vaincu l'océan. Je travaille comme eux, tandis qu'à des milliers de kilomètres, dans
le même océan, le même âge, d'autres hommes constatent, sans y rien pouvoir, le tourbillon inside the Deep water,
cette fulminante boîte noire trouée qui tue les oiseaux à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde, et dont je vois
l'image sur mon écran, tout en m'efforçant de faire remonter, malgré les sédiments des semaines que je viens de
vivre, le vieux visage de madame Muller et les inflexions précises des paroles de l'Architecte. Ce me serait une
victoire que d'y parvenir… J'en serais aussi heureux que le seront sans doute les marins dépêchés par Air-France, s'ils
43
remontent la boîte noire de l'avion. Cette victoire n’effacera pas la catastrophe. Rien n'empêchera le dégorgement, où
tourbillonnent les images océaniques des cadavres, les langues de l'Inspection générale des Lettres, les manœuvres
gouvernementales, les fureurs de madame Muller contre les hommes, les aboiements de chiens, les fumées de mon
intimité, et le roulis des automobiles autour de moi, tandis que les trafiquants d'en face, échangent leurs poisons, et
que les membres de la Brigade Anti Criminalité, qui paraissaient vouloir savoir et agir, se sont évanouis dans leurs
problèmes de famille, leur impuissance, et le néant contre lequel lutte l'auteur du Bateau Brume et des Stèles à de
Gaulle, Le Glougou, dont je viens d'apercevoir le corps photographié face à l'Atlantique, dans un site où il s'agit de
vendre ses livres... Dans tout ça, mes lignes, et avec elles, par-dessus, à ma fenêtre, le ciel, et, sous mes pieds, sous
l'appartement du dessous, où habite une hollandaise chômeuse, et sous les caves, la terre, où j'imagine la nappe
phréatique.
L'Architecte examinait la vieille photo de la maquette. Visiblement, il remontait les murs. Il ouvrait des
fenêtres ou des meurtrières. Il déplaçait les masses apparentes des pierres. Il tombait les cloisons et les plafonds. Il
négligeait l'odeur des chiens, la lumière blanchâtre, nos regards, l'hiver, et la médiocrité de la photo. Il dressait en lui
Saint-Thuret, avec des créneaux exacts, des tours sans mousse, des meurtrières précises, tel qu'un architecte soigneux
l'aurait livré au sire Pierre-Roger de Bousignac, ou à tout autre, pour la guerre.
- Je ne crois pas à cette maquette. Il faudrait tout reprendre. Faire des fouilles sans doute... Aller aux
archives. Chercher des documents. Ce pourrait être passionnant.
- Monsieur Berthier devait en savoir long.
- Pas évident. Il a sauvé l'existant. Il a construit des bouts de remparts. Il a fait les salles d'en bas. Mais il
s’est bricolé un fantasme. Je m'étonne qu'il n'ait pas cherché de trésor, madame Muller ?
A « trésor », le Pasteur fit un nouveau visage.
Enfant, il gravissait une colline, vers Carcassonne, à la recherche de tombeaux wisigothiques, qu'aurait
aperçus Anna Huc, vieille ramasseuse de fagots, morte en révélant ce secret... Plusieurs fois, il m'a entraîné creuser.
L'impossibilité géologique de l'existence de grottes en ces lieux ne l'arrêtait pas. Il soutenait que des escaliers
s'enfonçaient, que des sarcophages, remplis de bijoux, sous des voûtes sonores, s'offriraient à notre vue... Il n'a
jamais renoncé, et sa foi résulte d'une métamorphose du trésor d'en bas, caché dans des coffres, en un trésor d'en
haut, spirituel, et qui aimante. L'or devient Dieu. Or, si Dieu n'était pas un trésor et si le trésor n'était pas Dieu,
l'Evangile ne serait pas le chemin merveilleux entre les tombes et le ciel dans des jardins courus d'eaux vives. Tout le
visage du Pasteur entre en orgasme dès qu'on nomme un trésor.
Madame Muller n'a jamais dû rêver vraiment à un trésor. Sans même un mouvement des yeux, elle a laissé
se perdre la question de l'Architecte.
- Je suis certain que Berthier cherchait le trésor. Comment ne l'aurait-il pas cherché ? On n'achète pas un
château pour cueillir des pâquerettes. Et moi, je sens du trésor, partout, ici. Ça pue le mystère ! Il y a sûrement des
voûtes, des trous, des caches, des portes secrètes. Les murs sont épais. Ce Berthier n'avait pas plus que moi les yeux
dans sa poche. Il cherchait. N'importe qui aurait cherché à sa place.
- Nous aurions cherché, ajoutai-je. C'est sûr que nous aurions cherché.
- Vous auriez cherché. Vous, grands tapeurs de murailles, avec vos pendules, et vos petites sondes...
- J'aurais fait venir un sourcier, un radiesthésiste, un magnétiseur. C'est trop fort. Il y a des présences
innombrables dans ces pierres. Je crois que je me sens mal... Mais c'est l'enfer ! Vous ne sentez rien. Vous ne croyez
à rien.
Madame Muller écoutait parler les hommes. Son regard était aimanté par le Pasteur gesticulant, nous
accusant, répétant : « c'est l'Enfer, c'est l'Enfer ». Nous amusions madame Muller. Nous étions son petit théâtre de
guignols imprévus. Nous ne ressemblions pas à ses craintes.
- Je ne sens rien. Je vois des murs, en gros blocs de calcaire, parfois très beaux. Pourquoi veux-tu que des
gens aient mis des coffres pleins d'or dans ces cailloux ? Est-ce que tu ferais ça, toi ?
- Le trésor est spirituel. A Rennes-le-Château, aussi, peut-être qu'il n'y a rien. Mais voilà cent ans que des
gens trouvent des choses. Ça multiplie. Il y a de plus en plus de signes. Lis le Mystère des Corbières. Pense à tout ce
44
qui surgit, même dans la Dépêche. Le monde est riche. Il y a des trésors partout. Il faut ne pas aimer pour ne pas le
sentir ».
Un soir, dans un presbytère des Cévennes, une femme a dit à l'Architecte :
- Tu n'aimes pas les gens. Lui, il les aime. Tu n'as pas l'amour.
Le Pasteur triomphait alors. Des femmes s'assemblaient dans son presbytère. Des paillettes d'or avaient
surgi quelques jours plus tôt devant sa porte dans le Gardon. Un orpailleur s'annonçait pour expertiser. Une nouvelle
beauté devait nous conduire vers un château où une chouette d'or était enfouie...
A mesure que l'Architecte tentait de redresser le château par ses calculs, le Pasteur le métamorphosait,
l’infestait de miracles.
- Filons, lança l'Architecte. Filons. Il ne faut pas rester dans cette pièce.
Il raccrocha le petit cadre. Plus de débat.
- Vous ne voudriez pas un autre café ?
- Merci, madame Muller. Nous mangerons bientôt. Nous avons des victuailles. Mais nous voulons voir les
pièces d'à côté. Vous aviez parlé de la terrasse d'une tour...
L'Architecte et le Pasteur n'approfondissent pas ce qui les oppose. Rapides voyages, passages éclairs, bonds
de lieu en lieu, échanges mobiles d'idées, aucun des deux ne convertira l'autre, ou ne prendra le pas. Ils se déplacent
vite. Ils visitent sans s'engluer. A Bruxelles, entre les maisons Art Nouveau, ou en Cévennes, parmi les vieilles mines
et les menhirs, ils filent. Ils évitent le meurtre et l'obsession.
Je ne suis pas de même métal. Je ressasse. Je m'attarde à creuser. J'aurais volontiers fouillé madame Muller.
J'aurais poursuivi l'analyse de l'architecture première du château, et formulé précisément, lourdement, avec toutes
sortes de circonstances, des hypothèses. J'aurais entrepris des fouilles réelles, dans les murs, pour trouver le trésor.
Mais le Pasteur bondit. Il sent affleurer les visages. Il les caresse. Il passe. Et l'Architecte ne s'attarde qu'à sa famille
et à son agence. Ailleurs, il n'insiste pas. Il rit. Il part. S'il construit en solitaire, quoiqu'avec d'autres individus, des
œuvres qu'il désire stables, souvent il se décharge de la rigueur, et file. Il rejoint le Pasteur. Je pars avec eux. Je
m'accuse de lâcheté, de superficialité. Je laisse trop de chantiers derrière moi. J'ai le remords des trous inachevés.
Enfant, je m'obstinais dans le jardin de mes parents. Je fouillais méthodiquement quelques mètres carrés. Je creusais
des mines nuisibles et délicieuses. Je continuerais volontiers, mais mon âge, le Pasteur et l'Architecte m’arrachent. Je
proteste. Je retarde. Je titube entre mes trous et l'horizon.
C'est ainsi que j'écris par devant et par derrière. Je voudrais creuser un texte, une phrase, un mot, quelques
lettres, les retourner sans cesse, lancer sous chaque racine des mines, et ne jamais changer de terrain. La publicité
m'importe peu. Je creuse. Je m'engloutis. Mes amis fuient leur enfance. Je la cultive. Je trouve à ses rites glauques
mes fondations, mais l'Architecte construit contre sa tragédie première. Quand il s'éclipse, c'est vers des folies
d'alcool et de filles. Le Pasteur a plusieurs fois fugué. Il fugue. Et il rêve, je crois, d'une maison qui l'accueillerait
comme un manteau de la Vierge, dont il s’envolerait.
Mes amis filent sans remords, et ne trafiquent pas aux lignes un compromis noueux entre la pratique des
trous et la culture des horizons. Ils n'ont écrit, n'écrivent, et n'écriront rien de leur journée à Saint-Thuret. Plusieurs
fois, je leur ai signalé mes travaux et leur avancement. En ce mois de juin, ils savent. Mais ils ne tentent pas de
rivaliser, ou de lire par-dessus mon épaule. Ils ne reviennent pas sur cette journée. Ils filent. Ils construisent, s'agitent,
ou se projettent. Ils veulent m'entraîner à toutes sortes d'aventures. Les dédales de Bruxelles m'appellent. Le Pasteur
me harcèle de grottes et de mégalithes qui sont autant de tentations. Il faut revenir à Saint-Thuret. Il faut revoir
Madame Muller. Et il y a d'autres châteaux, d'autres madame Muller... Le trésor d'Alaric nous attend ! Il faut
s'enfoncer dans les grottes de Veraza ! Mais l'écriture est une étrange perversion. Elle me contraint à dire « non », à
m'attarder, à fouiller l'âme de madame Muller que je n'ai pas assez fouillée l'unique jour où je l'ai rencontrée, à
reconstruire le château de Saint-Thuret, à travailler mes pores. Je me fais sauvage. Je dis « non » à ce qui me tente. Je
ne dis pas assez « non ».
Je tente d 'écrire comment j'ai pu suivre mes deux amis à Saint-Thuret un jour d'hiver gris, comment j'ai pu
m'arracher à mes activités, à mes chantiers de trous, à la pièce où je croyais pouvoir recueillir les confidences de
madame Muller, et m'enfoncer, à travers l'odeur des chiens, vers l'autre pièce.
45
Je ne me souviens plus : pas un trou de mémoire avec bords nets, comme quand on a perdu une date, ou la
couleur d'une jupe, ou un titre. Je ne vois plus les limites, les formes. Ce moment s'effiloche. J'ignore comment je me
suis levé, comment j'ai regardé madame Muller et mes amis, comment je me suis arraché à cette pièce avec sa
bibliothèque, sa fenêtre, et ses chats. Ai-je jeté un œil aux livres ? Ai-je rangé sur la table ma tasse de café ? Ai-je
parlé, ou pas ? Il me semble que je ne désirais pas la pièce d'à côté, ou la terrasse de la tour. Il devait y avoir une
mollesse dans mon corps. Du flasque. Peut-être m'en souviendrai-je, plus tard, en écrivant, ou en rêvant. Peut-être un
morceau de cette journée si peu intéressante, reviendra-t-il comme un cadavre... J'en doute.
Il m'arrive souvent, ces temps-ci, de me voir tel que je fus, voici quelques mois ou quelques années, dans
des actes de faible importance. Je marche dans des rues, des places, des allées. J'entre dans des salles, m'enfonce dans
des couloirs, monte un escalier, ou conduis au long de routes sinueuses. Parfois, c'est l'hiver, parfois le printemps. Je
suis dans un champ de tomates, ou contre un vent de neige. Mon nez est rouge de froid, ou bronzé… Ces moments
me reviennent, depuis quelques jours, vifs, obscènes.
Je visionne les images que nous enregistrons, depuis cinq ans, pour un documentaire sur le mathématicien
Alexandre Grothendieck. Nous en sommes au montage. Dans le film, j’interroge. Je provoque. Je tente de faire surgir
quelques nouvelles de ce génie retiré de la communauté mathématique, quasi disparu, et autour duquel s'est constitué
un cercle de regards. Je montre son puits d’ombre. C’est pourquoi, plusieurs matins par semaine, je me vois, sur les
écrans de la boîte de production, marchant, parlant, écoutant, présentant des couloirs, des portes, des livres, ou des
inscriptions. Je me vois tel que je ne me vois jamais, corps mouvant lointain ou proche, tel que j'étais, ne serai plus.
Un homme marche, s'agite, manque de cheveux. Sa chemise sort du pantalon, et baille. Le film conservera fort peu
de ces rushs. Je les visionne pourtant, et j’écris, juste après, ou juste avant, ma journée à Saint-Thuret, de sorte que
plusieurs de mes passés font mon présent. En même temps, je me souviens d'autres moments. Tout se mêle, et se
distingue. J'avance.
L'actualité me parasite. Elle injecte des troubles parmi mes phrases. Comme une maladie, elle accroît
l’inconnu. Si je peux me représenter la forme de ma journée à Saint-Thuret, j’ignore les prochains mouvements du
monde, dont mon écran m’informera. J’écris dans l’informe. Le récit de ma journée ancienne, pour moi, a des
contours nets, mais je m’englue dans la tumeur qui se présente. Les astronomes, lorsqu'ils pointent leur télescope
depuis la Terre, se savent emportés dans l’espace. Ils en tiennent compte. Ils savent l'aventure de leur point de vue, et
ils tentent d'échapper par leurs calculs à l’instabilité. Quant à moi, je ne prétends pas sortir de ma langue tremblante,
et oublier la tumeur qui se présente. Je n’ai pas l’art d’être Dieu. Je me laisse parasiter.
L'affaire des Mémoires du Général de Gaulle éclate. On n'en parlait pas. Personne, sauf quelques
professeurs, ou moi, ne paraissait s'étonner que le Salut fût mis, l'an prochain, au programme des classes de
Terminales L. Les fumées du volcan d'Islande, les coulées de pétrole dans le Golfe du Mexique, les bombes en
Afghanistan, la question des retraites, les perspectives de la Coupe du Monde de football semblaient avoir empêché
tout étonnement. Aucun écrivain n'avait pris la plume. Pas un universitaire n'avait publié un texte. Les associations
de professeurs, ou d'étudiants, étaient muettes. Chaque fois que je rencontrais des individus, j'en parlais, et presque
tous s'accordaient pour déplorer l'ineptie, mais la parole publique manquait. Je ruminais mon indignation. Petit
volcan mal embouché, j'enfumais seul mon ciel, sans gêner même une mouche.
Tout a commencé par des dénonciations. Quelques professeurs du Lycée Michelet, à Paris, qui avaient lancé
une pétition en ligne contre ce programme, ont présenté, ces derniers jours, le résultat au Ministère. Le Figaro a écrit
contre eux, dénonçant leur soumission à un syndicat de Gauche, le SNES, attaquant leur mauvais goût, leur
ignorance, leur toupet. Quelques écrivains, ou, prétendus tels, comme Max Gallo, ou Franz-Olivier Giesbert, ont
mitraillé. Pierre Assouline s'est indigné dans son blog. Il dénonce la « cécité littéraire » de ceux qui ne
reconnaîtraient pas en de Gaulle un écrivain. Il n'imagine pas qu'il puisse y avoir un rapport entre le quintette (sic)
des Inspecteurs Généraux et leur soumission au pouvoir en place. Pierre Assouline tonne. La télévision parle. Les
radios parlent. En quelques heures, l'affaire des Mémoires du Général s'est déversée. Grand tas. Je viens d'envoyer
pour la soutenir, un message à l'initiatrice de la pétition. Voici quelques heures, sur France-Culture, des universitaires
de la Sorbonne ont eu à se prononcer. Ils ont dénoncé les profs incompétents, qui protestent. Ils se sont gaussés.
« Nous autres des bons, les autres des cons ». On parle sur France-Culture. Quant au reste de l'Université littéraire,
petit silence.
Les articles sur Internet s'accompagnent d'aigres commentaires pour les signataires de la pétition. Qui sontils ? De quoi se mêlent-ils ? Cuistres et pédants, gauchistes, paresseux, ignares... La haine est grande. Tout va bien.
46
L'Inspection générale se tait. Luc Chatel, ministre, affirme que les Mémoires sont de la littérature, car en Pléiade. On
attend Sade au programme, Marx, la Bible.
De Gaulle sert de trou. La pression de bêtise est forte. Inutile de forer profond pour de puissants geysers.
Luc Chatel et Pierre Assouline poussent du cul dessous. « De Gaulle. De Gaulle. Vive de Gaulle »... La haine antipétitionnaire noiera bientôt les flots noirs de Deepwater Horizon. Philippe Le Glougou, du haut de son BateauBrume, quand il ne se torche pas avec son âme, préside la manœuvre. Ses Stèles pour le Général se vendront mieux.
La droite cogne sur les profs. Ça rapporte. De Gaulle peut encore servir les habituels collabos. Et, cette fois, il est
mort, bien mort, pourri sous caillou à Colombey. Même les gaullistes de vieille roche sont crevés. On peut y aller.
S'agit d'humilier au maximum, et de s'en repaître, et d'espérer silence, encore silence, boulevard de silence, et flots de
haines.
L'an passé, ces gens ont écrasé les derniers universitaires vifs au rêve. Qui se souvient de la « Ronde des
Obstinés » ? En un an, après satire méthodique des résistances, à l'aide du silence ou de l'ironie des professionnels de
la Culture, grâce à une bonne distribution de titres, prébendes et médailles, toutes ces choses sont passées comme
l'ombre et comme le vent.
O mon pays, o ma mémoire, je suis allé aux bords de la Seine, dans la Ronde des Obstinés, qui tournait
depuis des semaines. J'ai tourné. J'ai aimé ces gens tentant longtemps de dire « non ». Qui se souvient ? Que sont ces
actes devenus ? Quels Mémoires ? Un tourbillon d'infos balaie. Ce sont de très grands vents hurlant de sport, de
stars, de Marathons des mots, d'embouteillages, de faits divers.
Chacun le sait, s'en repaît, s'y ébat, s'en indigne, s'y vautre ou tente de s'en extraire. Oh, les beaux jours ?
Les Mémoires du Général font antidote apparemment. Belle langue, travail d'écriture, héroïsme garanti,
représentation d'événements bien historiques, Pléiade, Salut... Voilà du sol sûr ! Belle possibilité de retrouver un
plancher stable pour des temples futurs, avec discours d’Inspecteurs généraux : grâce aux Mémoires, nous résistons,
nous maintenons les Lettres et l'Esprit, nous relançons les Humanités. Vive de Gaulle.
Les salauds !
Je les vois pompant les Mémoires pour faire carrière, mieux se soumettre. Je vois le Glouglou calculant le
plus sournois chemin pour lui vers l'Académie. Je vois qu'ils attaquent, par bras multiples, avec Gallo, Giesbert,
Assouline, et d'autres, cette pauvre pétition de professeurs de Lycée pour humilier encore. De Gaulle par eux devient
un trou. Ils lâchent la bonde. Et ça coule. Et ce flot fait disparaître d'autres flots, et d'autres, et ils espèrent s'élever par
ces tourbillons maintenant l'ordre affreux. Ils feront d'autres trous plus tard. Avec Gracq ? Ou les poètes ? Ou les
pédophiles ? Tout fait trou du cul à qui veut chier sur l'âme.
Les Mémoires sont la belle construction d'un homme héroïque qui se souvient de l'Histoire. On peut les
apprécier. Les Mémoires sont l'anti média, l'anti dégouli sans forme au jour le jour, nous noyant. Dans les Mémoires,
il y a du sens, de l'ordre, de la dignité, un temps construit. Ça fait mythe. Les Mémoires consolident le sol. Mais je
suis « l’homme esgaré qui ne scet ou il va”… Mon sol tremble. Je ne suis pas un héros pour statue. Je ne prétends
pas être de Gaulle. Ce dont je me souviens n'a pas eu d'effet dans l'histoire, et n'en aura pas. Je suis entier au
médiocre. Je ne crois pas au Destin de la France. J'ai rangé, comme Sartre, « l'impossible Salut au magasin des
accessoires ». Et je me souviens mal. Et ma langue titube, tâtonne, se redresse, s'aventure, entre lyre et satire, dans un
dédale de mémoire, de mots manquants et débordants, parmi les flots de pétrole, de sottise, de cendres, et de morts.
Je ne suis même pas capable de me souvenir précisément du moment où mes amis désirant filer, entreprenaient de
quitter la pièce, celle où je parlais, en leur absence, avec madame Muller. Pas de point de vue stable et surplombant.
Même pas de télescope prévu. Le fait se dérobe. Sans m'être arraché du canapé, sans avoir fait aucun des pas qui me
ramènent vers l'espace où sont les chiens, je me trouve dans leur épouvantable odeur, dans des toilettes, où je me suis
précipité, dès que je les ai vues, pour pisser.
Oui, cela je le sais. J'en suis certain. Je jure sur l'honneur que ce fut. Je l'assure sur la Bible, sur la tête de
mes chats, sur ma collection de fossiles, et même sur mon téléphone portable, qui me paraît, à certains instants, ma
possession la plus précieuse, plus précieuse même que mon corps, que je me crois certain de n'oublier jamais, tandis
que mon téléphone portable, parfois plus vital pour moi qu'une oreille ou une main, je risque de l'oublier.
Je pisse donc. Je pisse. Je me souviens avoir pissé dans un pot imprévu, parce qu'une porte ouverte m'en a
montré la possibilité, alors que je suivais mes amis. Je me souviens de l'urgence soudaine et du soulagement, dans
cette énorme odeur de chiens. Je sais que je m’étonnais de n'avoir pas eu ce désir plus tôt tandis que j'explorais la
47
bibliothèque, ou que je bavardais avec madame Muller. Un jardinier en tomates, qui me racontait des anecdotes sur
Alexandre Grothendieck, m'a confié que son grand homme travailla une fois à ses recherches mathématiques pendant
plus de trois jours sans penser à pisser... Alexandre empoisonna pratiquement son corps. Il se fit ensuite suer, entre
des pierres, pendant des heures, avec des préparations de plantes. Ce qui fascinait le jardinier, c'était cette capacité à
oublier de pisser. Moi aussi, beaucoup plus modestement, j'avais oublié. Et le flot qui coulait de moi, tout en me
libérant, m'offrait une solitude bienvenue. C'est dans les chiottes que l'on pense le mieux. Je l'ai souvent expérimenté.
Aux Rêveries du Promeneur Solitaire, je crois pouvoir opposer, tout en les admirant, les Pensées du pisseur
Solitaire. Chacun a eu des illuminations en inondant par son jet, comme Rimbaud, les « grands héliotropes », ou,
comme moi, une porcelaine blanche.
Pisser. Je me souviens que j'ai pissé au château de Saint-Thuret, avec cette odeur de chiens autour de moi,
en moi, et jusque dans mon âme. J'ai pissé dans ce cabinet étroit, que je revois précisément, entre le couloir d'entrée,
où glapissaient les chiens, et la pièce, encore inconnue, où étaient passés mes amis et madame Muller. J'ai pissé dans
l'attente de la suite. J'ai pissé dans la lassitude de cette journée qui ne m'appartenait pas. J'ai pissé dans la question de
savoir où j'étais, ce que je foutais là, et dans la porcelaine suspecte. Madame Muller nettoyait mal. Et comment
aurait-elle été parfaite ménagère avec ces chiens, ces pièces, la ruine générale du château, et son vieux corps ? J'ai
pissé dans les débris, les restes, les taches, les fragments de poils, l'archéologie sensible de ces chiottes, où le cul de
monsieur Berthier, le cul de madame Berthier, et tant de culs avaient officié. J'ai pissé dans l'expression intime des
morts. J'ai pissé dans la modernité. J'ai pissé dans les années soixante-dix, la volonté d'hygiène, toute ma vie, à peu
près contemporaine de la porcelaine blanche de ce pot. J'ai pissé dans un Ready Made utilitaire. J'ai pissé dans l'art.
J'ai pissé dans la technique. J'ai pissé dans le souvenir de toutes les fois, de tous les lieux où j'ai pissé, et que j'ai
oubliés, et que j'oublierai encore, tant on arrose en pissant son passé. J'ai pissé fertile, stérile. J'ai pissé poète. J'ai
pissé en avant dans le souvenir.
J'ai souvent voulu garder mémoire des lieux où j'ai laissé mes substances ignobles. J'ai connu dans les
chiottes mes plus fortes tentations photographiques, non pour y fixer trace des corps d'humanités qui s'y étaient
produits, mais pour constituer une collection, dont je serais trois fois l'invisible opérateur, ayant employé ces lieux,
les ayant photographiés, les présentant sur des murs ou dans des livres. Je serais une trinité fécale, fixatrice, et
installatrice. Pour ces lieux qui sont des tombes, je serai le cul, l'œil, et le cerveau. Invisible metteur en scène, deus ex
machina, olim in machina, ad saecula saeculorum, j'ostenterais my work in progress. Et je ne me contenterais pas
d'espaces fermés, construits, prévus à cet effet. Les coins de bois, les murs abandonnés, les montagnes, les bords de
mer, les clairières, les impasses, tous les recoins et tous les paysages qui ont pu me servir, et que j'aurais en quelque
sorte authentifiés de mes déjections, seraient aussi photographiées. Tout pourrait m'être reliquaire. Et je constellerais
une mappemonde des points où j'ai agi. Si bien qu'à mesure que je vivrais, la Terre entière serait concernée... Si je ne
laisse pas d'autres traces, j'aurais du moins constitué la mémoire et la preuve de mes passages et de mes dépôts. Et
pourquoi n'écrirais-je pas les descriptions précises de ces stations ? Et pourquoi ne tenterais-je pas, à chaque
déjection, de composer des lignes et des lignes, pour dire la forme du pot, ou les senteurs du sous-bois, ou les fissures
et les taches sur le mur qui fait face au pot, et la qualité des journaux laissés par les propriétaires pour leurs lectures
et celles de leurs hôtes. L'œuvre grandirait à mesure que je vieillirais. Les pages s'ajouteraient aux pages. Parfois, je
ferais des rappels voltigeant sur les rencontres précédentes, et j'agirais en ces retours de façon d'autant plus subtile
que j'aurais tout conservé, et que j'aurais la liberté, comme Montaigne, d'essayer mes travaux précédents, de les
fumer de nouveaux fumiers pour les enrichir, les assouplir, les rendre plus féconds et mettre en eux ma
métamorphose aux seuils de lieux nouveaux. Et puis, je mourrais, laissant la plume et l'œil à quelque héritier, qui
décrirait et photographierait le trou où l'on m'abandonnerait, avec ses bouts de racines, ses vers, les colorations
particulières de la terre, la fosse où je serais un déchet promis à me mêler. Peut-être, faudrait-il alors jeter avec moi,
ces pages, ces images, afin que je m'y confonde avec mes jus et mes cheveux. Peut-être, au contraire, vaudrait-il
mieux séparer mon corps de mon œuvre comme il advient aux artistes, dont on laisse la chair sous quelque
monument, tandis qu'on déploie leurs expressions sur des cimaises, dans des salles, des recueils, et parfois des
cathédrales… Quand je pisse, je pense à ma mort. Je délire, me délivre, et me grandis. Je me passionne à tous mes
passages, mes expressions, et j'imagine mon néant. Je suis un être particulièrement métaphysique aux toilettes.
Le Pasteur et l'Architecte urinent et chient ostensible. Impossible de ne pas connaître ce que le Pasteur
ajoute au monde quand il se déculotte. Il défèque porte ouverte et commente. Il aime crier, se plaindre, exprimer haut
ses angoisses et son soulagement. Tout pot lui est une chaire d'où il donne spectacle. Les femmes n'apprécient pas
toujours. L'une de ses conquêtes, quand je lui demandais pourquoi elle avait quitté cet homme remarquable, dont elle
goûte l'existence, me dit qu'il était difficile, après trois jours, de se plaire à ses défécations portes ouvertes. Quant à
l'Architecte, s'il ferme les portes, et ne commente pas en direct, il annonce l'acte, puis dit son bonheur d'avoir
48
accompli, tout en proposant des commentaires brefs, mais techniques. S'il va dans une butte déféquer avec son fils, il
précisera au retour les qualités distinctives de leurs étrons. S'il marche dans une ville, et que l'envie d'uriner le prend,
il le proclamera sans métaphore. Un mathématicien de mes amis, avec lequel j'explore force villes, est, quant à lui,
un chameau. Jamais je ne l'ai vu pisser, même de dos, au loin. Il disparaît même à la disparition qu'implique cet acte.
Il se dérobe. Il est un magicien des chiottes. Jamais on ne l'y voit entrer, ou en sortir. Il semble se promener sans
intestin ni vessie, exprimant des paroles seulement, qui sont des perles cultivées. La culture cache son cul.
Il est troublant de se trouver face aux étrons de ses amis. Pour les épargner, et m'épargner, j'évite l'ostension.
Je tiens ma langue et mes distances. Sans pousser l'abstraction au degré où la conduit le Mathématicien, je voile mes
expressions les plus concrètes. Je ne m'adonne jamais au dialogue de pisseurs, joie partagée par beaucoup d'hommes.
Un jour, le Pasteur et un Poète, au moment de visiter une église, pissèrent contre un de ses murs. Ils commentèrent
les aspects physiques, politiques et métaphysiques de leur acte, moi demeurant, vingt mètres en arrière, avec la
femme du Poète. J'échangeais un long regard avec cette dame. J'étais de l'autre côte des hommes, dans leurs dos. Je
ne partageais pas leur joie.
Je suis sorti des toilettes de Saint-Thuret, avec un minimum de bruit, et sans gesticulation. Le Pasteur et
l'Architecte se tenaient avec madame Muller dans la vaste pièce blanchâtre, quasiment vide, où régnait une odeur
puissante de pisse de chats. Les chiens n'y entraient pas... Personne ne l'occupait depuis des années.
Une vaste cheminée de pierre, sans sculptures ni moulures... Sur le mur de gauche une fenêtre et une petite
porte entrouverte... Une table en verre et métal noir, datant probablement d'une vingtaine d'années. Pas d'assiettes sur
cette table, pas de flacons et pas de vases. Seulement de la poussière et une grosse toile blanchâtre à bandes rouges...
Un immense matelas, sans draps ni couvertures, sur un sommier… Les chats l'avaient compissé. Devant moi, dans le
coin droit, il y avait une chaise démantibulée et quatre grands morceaux d'amphores couverts de concrétions marines.
Je les saisis, tandis que mes amis parlaient de la pièce. Le Pasteur désirait en faire sa chambre, si d'aventure il
devenait maître de Saint-Thuret. L'Architecte organiserait la rénovation... Ils dégoisaient. Le Pasteur se rêvait
châtelain, dans cette salle à la haute fenêtre. Il imaginait sans doute de grands tapis moelleux s'abandonnant jusqu'à la
cheminée, dont l'Architecte vantait les angles stricts. Madame Muller constatait l'expansion du songe devant elle, et
son petit corps de vieille femme, sous son bonnet, me paraissait trembler. Il faisait froid. L'odeur de pisse de chats
pénétrait. Le Pasteur déployait son enthousiasme. Il installait des meubles et de grands miroirs. Il dressait des vitrines
où il exposerait ses silex taillés, mais il ne regardait pas les quatre bouts d'amphores que je manipulais.
Trois de ces morceaux appartenaient à des amphores républicaines de type Dressel 1a ou 1b. Il y avait là un
col, sans marque de potier, et deux grandes parties hautes, sans col. La quatrième amphore, dont le col entier était
conservé, me paraissait massaliote. Le tout devait provenir d'une épave de Méditerranée, et dater de vingt siècles.
Ces débris reposaient à côté d'un débris de chaise qui ne pouvait pas être celle de Giscard, fameuse quand
l'auteur du Passage dit aux Français : "au revoir". Cette chaise était sans gloire. Ni Louis XIV ni Van Gogh ne
l'avaient honorée. Son voisinage n'apportait aucun prestige aux fragments de culture antique, qu'un zélote latiniste ou
le Pasteur eût dû honorer, tant ils marmonnaient Mare Nostrum, galères, Ostia Antica, Massilia, Narbo, Sénéque ou
Ovide. En émanaient un monde de voiles et de mats, la Corse et la Sardaigne, les esclaves nus tout imprégnés
d'odeur, la poix, l'ambre, les vins, les profondeurs ultramarines... Le Pasteur aurait dû manipuler, tenter de dérober.
Madame Muller, sans doute, lui aurait cédé ces débris. "Monsieur le Pasteur, Monsieur le Pasteur, c'est pour vous,
bien sûr... Si ça peut vous faire plaisir... C'est dans un coin... Ça débarrassera"... Mais le Pasteur rêvait à la chambre
que l'Architecte lui créerait, s’il devenait le maître du château. Peut-être s'y voyait-il dans un lit, tel Sardanapale,
mais sans mélancolie ni massacre des femmes. J'examinais quant à moi les objets archéologiques.
- Madame Muller, est-ce monsieur Berthier qui a ramené ça d'un voyage ?
Ma question leur fit apparaître que j'étais là, présent, à quelques pas du Pasteur et de l’Architecte et hors de
leurs considérations.
- Le Professeur a découvert quelque chose. Méfiez-vous, madame Muller. Ce personnage est le Diable. Il est
très savant, et il vole.
Le Pasteur me présente en Diable au grand savoir. Je suis sa tentation. Il est Saint Antoine. Il résiste. Il
peuple ainsi son existence. Il lui faut du monstre, des saints, des héros et des vouivres. Le médiocre l'indiffère, ou
l'indigne. Excellent Don Quichotte, il met en gloire, parfois noire, ses amis, ce qui le rend désirable en ces temps
déceptifs. Il croit au Diable et me rend Diable, m’exaltant, m’honorant, puisqu’en Diable je me vois une grandeur
dont je doute. Il m'attribue un savoir, dont je manque, dont il m'accorde la puissance, et qui soulève des montagnes.
49
Poète, il rend l'autre poète, et chacun s’invente avec bonheur dans la grandeur que génère sa langue. Je deviens le
Diable, et je ne m'en fâche, ni ne m'en trouble, car je ris comme rient, chez Rabelais, ceux qui n’ont pas de bile
amère.
Madame Muller était enchantée de rencontrer le Diable. La légende favorise l'échange. Rien ne coince
davantage la langue que les présentations objectives avec titres et rôles des individus : Monsieur Botella, professeur
des Universités ! Accablement... madame Raboisson, secrétaire trilingue ! Peu bandant... Georges Piérine, de Dijon !
Quelle belle digue digue ? Françoise Ramignagni chevalière de la Légion d'honneur ! Désolant... Pierrette Pelluard !
Intermittente du Spectacle ! Subventionnez, rien à voir... Eric Woertz, garagiste à Olonzac ! Tant pis pour nous... Il
faut introduire le Diable, Dieu, Jack l'Eventreur ou les Trolls dans la partie pour la jouer à jeu ouvert, sans névrose.
C'est la force des religions, et particulièrement des chrétiennes, d'introduire au quotidien, dans la nef vulve des
églises, au plus noir de l'origine du monde; jusqu'en nos prénoms, toute une ribambelle d'Eve, d'Adam, d'Abel, de
Saint Michel ou de Sainte Marie, par qui nous pouvons parler. Vive le mensonge ! La cathédrale et le temple, quand
on ne les réduit pas au spectacle des maîtres, ne font pas taire. Ils rendent résonnant, et cette résonnance nous aide à
raisonner hors l'obsession des vérificateurs. Les figures de rhétorique font bruire la langue pour qui se retire un peu
des règnes du discours. J'ai toujours préféré Donald à Mickey. Détective au service de la vérité, Mickey travaille
pour la police. Il fait lumière au feu des ombres. Il abolit la métaphore et nourrit la prison. Mais Donald désire des
trésors qu'il ne mérite pas. Il s'aventure vers des îles, avec Picsou, qui a déjà plus d'or qu'il n'en existe sur la Terre.
Donald multiplie le réel, et perd tout. Il l'enchante, et n'y gagne rien. Il le rend respirable, et reçoit tous les coups.
Donald, Don Quichotte, Rabelais, le Christ, et le Pasteur, sont des poètes. Ridicules et scandaleux, ils font des
miracles. La métaphore est leur corps vif. On y désire.
Je tenais le gros fragment d'amphore massaliote. Je le remuais. Dans l'odeur de chats, j’en lançais les vieilles
humeurs marines. Mon geste susciterait peut-être les algues, Rome, les galères, les voyages de monsieur Berthier…
Rien à attendre de l’Architecte. Les reliques ne l’émeuvent pas. Depuis un petit pan de mur, même jaune, il
ne déploie jamais le grouillement des villes anciennes. Un caillou ne lui inspire pas le fouillis des étoiles. Il évite la
paillette d'or qui surgit au fond des batées. Il aime la beauté des architectures de qualité. A Bruxelles, il restaure des
villas Art nouveau. Il les rétablit dans leur splendeur. Jamais il ne collectionne les plumes, les fétiches, les dents, les
cristaux ou les clous de marine. Il ne revient pas de nos expéditions les poches bourrées. Il s'allège, au contraire.
Comme le passé lui pèse, et qu’il vaut mieux avoir passé léger pour désirer les reliques que les chemins présentent, il
ne dérobe jamais, comme moi, les orteils d'un saint dans une église, ou les lettres jetées par une vieille femme
catholique dans sa poubelle, ni même la correspondance érotique reçue par un animateur de radio. Les poubelles ne
le tentent pas. Il rit des reliques, alors que, pour le Pasteur et pour moi, elles sont toutes des langues momifiées,
parfois menteuses, mais parleuses, parlantes, déparlantes…
Maximilien Théodore Chrétin, vers 1830, produisit des inscriptions romaines et un Triomphe de Tétricus
qu'il vendit aux autorités. Il prétendait avoir recueilli ces pièces, remarquables, à Nérac, dans ce qu'il annonçait être
les ruines du palais de Tétricus. Il fallut un procès et une enquête pour lui faire avouer qu'il avait créé ces objets et
même une impératrice Néra, femme de Tétricus. Chrétin signala avoir subtilement signé son travail : dans les textes
latins, sans doute dictés par Alexandre du Mège, fondateur du Musée de Toulouse, il avait gravé : M T C N D P. Les
meilleurs épigraphistes du temps avaient séché... Devant les juges, Chrétin annonça qu'il s'agissait de Maximilien
Théodore Chrétin Natif de Paris. J'aime ce faussaire, peu chrétien, mais pas crétin, son Triomphe de Tétricus, dont je
jouis plus délicieusement que des authentiques bustes d'empereurs, alignés au musée Saint Raymond. Bouvard et
Pécuchet trébuchent à la vérité. Flaubert a peut-être tort : Maximilien-Théodore Chrétin triomphe aux fenêtres du
rêve.
Dans la lumière blanchâtre, je brandissais mon morceau massaliote. Son authenticité m'importait peu : il
produisait les profondeurs marines, les galères, le soleil des terres antiques. Par les cheveux du songe, il me
permettait de ramener monsieur Berthier.
Madame Muller me regardait. Le Pasteur, et l'Architecte la regardait. Je la regardais. Ses paroles pouvaient
donner à la poterie la puissance d'une légende ou la réduire au rang de déchet.
- Je crois que oui, dit-elle. Ça vient de lui. Je n'en sais pas plus. Il ne disait jamais d'où viennent les choses.
Moi, je n'y connais rien.
- Il a dû la ramener d’un voyage en Méditerranée. Italie, Provence, Liban, Grèce… Les amphores
circulaient...
50
- Ça fait bien vingt ans que c'est là. Je n'y ai pas touché.
- Et cette salle de bains, là-derrière ? demanda l'Architecte...
Derrière le grand lit, derrière nous, à l'opposé des morceaux d'amphores, il y avait une ouverture moderne
vers une pièce que je distinguais mal.
- C'était ma salle de bains de cocotte.
Adieu amphores, culture antique et Méditerranée ! Adieu mémoire de la mer ! Le Pasteur ne me regardait
plus. La salle de bains de cocotte devenait l'objet de son attention. Moi-même, je dardais mes yeux.
Cocotte surgissait dans l'hiver, la vallée de l’Aveyron, début 2010. Cocotte est d'un vieux temps. Ni le
Pasteur, ni l'Architecte, ni moi, n'avons connu Odette de Crécy. Cocotte règne au XIXème siècle, puis vieillit, se
retire. Salle de bains avec cocotte détonne. Salle de bains n'a pas vieilli. J'ai, tu as, nous avons des salles de bains,
mais cocotte est dans les livres. Salle de bains de cocotte cloche aux temps. Les époques y boitent. Madame Muller
le sentait. Elle riait. Cocotte était plus malin que mon bout d'amphore massaliote.
Salle de bains de cocotte nous ravissait dans l'odeur de pisse de chats. Nous l'avions désiré, sans le savoir,
en le sachant. Pour salle de bains de cocotte, nous étions venus, avions traversé l'hiver, des halls d'aéroport, des aires
d'autoroute, l'ennui, l'odeur de chiens, et pour salle de bains de cocotte, je reviens, à force de lignes, vers février,
depuis les premiers jours lourds du mois de juin. Le Professeur n'a pas droit à salle de bains de Cocotte. Telle est la
loi. Langue de bois. Le Pasteur est absolument interdit des salles de bains de cocotte. Calvin a dû le préciser.
L'Architecte, s'il aspire à l'art, doit dauber les salles de bains de cocotte. Comment avouer un goût pour elles ? Mieux
vaut se proclamer friand du Bateau Brume, de Pierre Nichon, Trichon, Michon, Bobin, Noël, Charnet, et des poèmes
de Goffette...
J'ai rencontré les femmes dans une salle de bains, vers douze ans. Des parfums, des poudres, des petits
pinceaux, des bijoux épars, des laits, des miroirs ronds, les perles, des bas abandonnés, des savonnettes odorantes me
sont apparus. Tous ces objets, que j'ignorais, ne composaient pas ma mère, dont les traces en la salle de bains
familiale étaient très discrètes. Ma mère n'était pas une cocotte. Je le regrette, mais mes parents étaient assez braves
pour me confier toute une semaine à un couple de cousins, qui avaient des vignes, un domaine, beaucoup de fossiles
dans leurs vignes, et une miraculeuse salle de bains. Certaines vieilles de ma famille devaient marmonner que ma
cousine était trop libre, mais je fus aux anges dans sa salle de bains.
Elle datait de Brigitte Bardot. Dans la maison XIXème siècle, où les grosses armoires, les tableaux, les
pendules, les volets épais, les tapis, les vases en régule, un buste en plâtre du maréchal Foch posaient, elle détonnait.
Là, du moins, le secret n'était pas morbide, les spectres ne grouillaient pas. Tout brillait, éclatait, était parfumé, neuf,
et distinct. La propreté était une fraîcheur. J'imaginais des délices. Dans sa salle de bains, loin de se soigner, ou de se
décrasser, ma cousine se préparait à l'air, au ciel, à la mer, aux regards désirables. D'où désordre léger, frivolité des
dispositifs, fraîcheur technique, mouvements. Les choses étaient dynamiques, pleines d'énergie. Je goûtais leurs
appétits vers des lèvres, des cheveux, des chairs... J'étais enchanté. Cette salle de bains était un baiser au prince
encore dormant. J'étais ce prince. Ma cousine m'aimait. Elle m'aime. C'est une très vieille dame. Elle attaque encore
la vie au désir.
Le Pasteur et l'Architecte ont dû connaître pareilles salles de bains, mais, pour en parler, il nous faudrait
morts… Où et quand converser ? La conversation est engluée par les egos, la sottise, la lésine, le pétrole... L’info
empêche de s’entreparler. Fuir... Les livres parfois donnent à croire qu'il fut possible, ailleurs, autrement, d'échanger
vif, mais ce sont livres, ou quatuors, ou septuors, belles cérémonies... Entre males, converser des salles de bain qui
nous ont fait chair est interdit. Nous mettons la planète en bouche dès qu'il s'agit de notre chair aux choses. Nous
préférons nous planter Dieu en gorge.
« Chers amis, maintenant que nous sommes morts, parlons. Cher Pasteur, cher Architecte, dites-moi l'odeur
et l'aspect du premier rouge à lèvres que vous avez tenu, en solitaire, entre vos doigts, dans une salle de bains.
Racontez-moi les petits miroirs et les pinceaux. Soyez précis. Insistez sur le comment. Ne craignez pas d'être longs.
Moi aussi, je serai long, et mes longueurs appelleront vos longueurs, mes détails vos détails. Nous avons l'éternité
pour nous".
Je rêve de cet échange où les corps, par nos morts, seront des paroles possibles. Je ne peux pourtant pas
assassiner mes amis, puis me tuer, pour deviser de nos vivaces salles de bains. L'ordre du Temple Solaire n'est pas le
51
mien. J'aurais voulu converse avec mes amis quand apparut salle de bains de cocotte. J'aurais aimé parler d’étonnant
désir, et connaître à la fois, par un miracle secret, comme dans l'Enterrement du comte d'Orgaz, la scène terrestre et
l'échange divin. Nous eussions vécu sur les deux plans... Aujourd'hui, alors que j'apprends sans cesse la fuite du
pétrole, l'échec du Top kill, et les suites de la catastrophe, je mets en lignes ces deux plans, pour tenter un troisième,
où je converserais aux infinis. En somme, je travaille au paradis, littéralement et dans tous les sens. Tel est mon
programme de résistance.
Parlons un peu : les Inspecteurs généraux, qui clouent les Mémoires aux programmes, s'enchantent-ils ? Ces
hauts et bas parleurs ont-ils langue à vif ? Voyez le spectacle : terreux, grisâtres, gras, maigres, l'un noyant de messes
sa pédérastie, l'autre Légion d'honneur au vagin, un autre, bas d'âme, haut de crâne, une autre encore, mâchoires aux
bout des yeux, et celui-ci en chapeau de poète, et celle-là, touillant son cancer, ils suent l'enfer rance. Ils gémissent :
"Crache tes couilles, mon Général. On veut se les mettre". Ils révèrent son passé héroïque, sa langue puissante, eux
trembleurs, mi-curetons, sourds aux vers de terre comme au ciel. J'enrage. Et pourquoi pas cette rage ? Je vois leur
main dans les journaux, aux radios, aux télés. Peu bougera. Le pétrole englue. La servitude volontaire, depuis
l'Appel, a fait de grands progrès. Les Inspecteurs généraux habitent les voisins, les jeunes, les vieux, les homos, la
Sécurité sociale, les bagnoles, les poètes, les allumeuses, les vierges, les antivierges, les protecteurs des animaux, les
pédants philosophiques de la corrida, les intermittents du spectacle, toujours pareille salade, et même les salles de
bains !
Au catéchisme, déjà, monsieur Cognant, mon maître, tous les jeudis, me l'enseignait : "Dieu partout te voit
Et si tu mens, et si tu trompes, et si tu voles, et si tu as de mauvaises pensées, Dieu le sait. Oui, même dans la salle de
bains, il te voit. Tu fermes la porte, mais il te voit ». L’œil était dans la salle de bains, et me regardait tout nu, petit,
piteux, sur les carreaux blancs, familiaux, propres, hygiéniques, calculés pour la santé sans microbe.
On comprend ma joie dans la merveilleuse salle de bains de ma cousine, avec flacons, poudres, petits
miroirs, savonnettes, et nœuds bleus ou roses, qui disaient désir, ailleurs, présent, ici, maintenant, tendre et belle
chair ! Là, j'étais les yeux, le Prince charmant, les lèvres à la grotte merveille... Délicieux tsimtsoum : la déesse s'était
retirée. J'imaginais ses charmes.
Salle de bains de cocotte éveillait ces moments. J'avais douze ans. J'oubliais l'hiver. J'étais été. Je reposais le
morceau d'amphore massaliote, comme j'avais fini, autrefois, par presque oublier les fossiles des vignes. Je marchais
avec mes amis vers l'ouverture que nous désignait madame Muller.
Le Pasteur en avant… A l'armée, régiment premier choc… L'Architecte le suivait vers une pièce étroite à
baignoire sombre, étagères noires, vieux luxe, d'air moderne, avec miroirs sans bordures, instruments de coiffure
incorporés aux murs, vaste plan laqué autour du lavabo... Il évaluait.
Je l'ai vu travailler aux Archives de la maison de l’Architecture à Bruxelles pour retrouver les matériaux
d'une maison construite par Dekoninck. Il étudiait les devis, les catalogues de fournisseurs morts depuis cinquante
ans. Il relevait les noms des articles disparus. Il s'exaltait pour des marques de carrelage. Il me lisait à haute voix des
courriers de Dekoninck, du client, des fournisseurs. Il me donnait des noms, prolongeait les intrigues. Il jouissait de
la langue de ces morts, de leur mauvaise foi, de leur ardeur, et de leur goût. Il débusquait partout des indications pour
retrouver la nuance, la couleur, l'épaisseur choisie par l'architecte qu'il admirait, et il me montrait les batailles, les
retournements, les suspensions, les déclarations de fermeté qu'avaient suscitées, vers 1930, pour une cuisine ou une
salle de bains dont j'ignorais tout, un embout de tuyau, une qualité de sol, ou la couleur d'un verre. Il s'exaltait pour
ce qu'il appelait la "tenue", et il jouissait des luttes, du néant humain, et du grouillement. Il se forgeait le caractère à
le considérer et à voir paraître, comme un astre, parmi tant de grenouillages, la beauté d'un carreau ou d'un sol.
Dans la salle de bains, le Pasteur gueula qu'il aurait dû amener sa frontale. Sans frontale, on n'y voyait pas
plus que dans le trou du cul d'un nègre ! Il était une bite de ne pas avoir amené sa frontale. Toujours la même chose :
on partait trop vite, Il oubliait tout. Il le savait pourtant qu'il aurait dû prendre sa frontale... Et s'il y avait des
souterrains, ce serait bien autre chose... Il demandait à madame Muller s'il n'y avait vraiment pas de lumière dans la
salle de bains. Mais non, il n'y avait vraiment pas de lumière. L'électricité était déglinguée dans cette partie du
château; "Vous pensez, il y a eu des fuites en toiture, longtemps. Maintenant réparées... Heureusement... Mais on n'a
pas rétabli l'électricité. C'est une chose qu'il faudra faire". Madame Muller s'adressait à l'Architecte. "Oui, c'est une
chose qu'il faudra faire, mais il y a bien d'autres choses à faire".
Il ne disait rien de la salle de bains de cocotte. Il me laissait poser la question. Je savais qu'il me laisserait
poser la question, et qu'il jouirait, sans doute, de la réponse.
52
- Vous étiez une cocotte ?
- Une cocotte ? Un peu, beaucoup, pas du tout... J'en ai eu la salle de bains. C'était le bon temps...
- Le château vous appartenait ?
- Ça n'a pas duré.
- Vous pourriez nous raconter des choses de la vie de cocotte ?
L'Architecte me prit l'avant-bras, avec sourire complice. Il jubilait. Le Pasteur s'agitait au fond de la salle de
bains, dans l'ombre, en cherchant quelque objet.
Ce que nous apercevions de la salle de bains était décevant. Pas de rouge à lèvres. Pas de mouchoir de soie.
Pas de cordelettes. Pas de fioles. Pas de boîtes en nacre. Aucun parfum de lavande ou de chevelure. La chair
manquait depuis des années. Guidés par ce qui survivait de la Cocotte, nous visitions un tombeau.
En Irlande, le Pasteur et Moi, nous avons rampé dans un caveau vers des crânes. Une autre fois, au cimetière
de Dieweg, maintenant abandonné, à Bruxelles, j’ai descendu un escalier raide, profond, jusqu'aux ossements. Les
morts m'effraient. Les tombeaux me terrifient. Et je les désire. En Arménie, lors de fouilles, j'ai eu le bonheur de
présenter à de très jeunes femmes leur premier squelette. Leurs merveilleux visages s'animaient à mesure que le
crâne et les os des mains paraissaient. Moi-même, au bord de la fosse, je me plaisais à prononcer des paroles
shakespeariennes, tandis que des enfants arméniens, croyant que j'étais un prêtre, me demandaient de les bénir.
La salle de bains de cocotte n'était pas une bénédiction. Sans crucifix en main, à la différence de
Chateaubriand, nous mettions le pied dans un désastre... Impossible d'en faire une page finale pour des Mémoires. Ça
puait la pisse de chats ! C’était sombre et laid. Nous étions au bord du rire et de l'émotion. Le Pasteur s'énervait de
manquer d’une lampe frontale. Je voulais en savoir plus sur l'art d'être cocotte et sur madame Muller. Je la regardais,
l'œil fixe, et l'Architecte me regardait. Nous tentions une leçon d'anatomie en salle de bains. Nous étions ignobles.
Pourquoi serions-nous nobles ? Pourquoi vibrer aux grands sujets, produire moral ? Pourquoi devrions-nous
être le Général de Gaulle ? Nous plongions, parmi l'odeur de pisse de chats, dans le désastre d'une femme, que nous
tenions, parce que nous lui faisions peur, et dont nous désirions l'énigme car femme, et pour rire. Nous étions, dans la
salle de bains, trois paires d'yeux, plus mauvaises que l'œil sur Caïn, et je me travaille pour revoir ce moment, que je
devrais oublier, comme l’attendent l'Inspection générale de l'air du temps, les travaux et les jours, et le scandale du
pétrole américain, que je devrais hurler sans filer d'inutiles lignes sur nos yeux d'hommes dans une salle de bains.
Les policiers de la Brigade Anti Criminalité ont disparu. Ils ne m'appellent plus. Depuis quelques semaines,
pour épier mes voisins, ils n'empruntent plus la pièce où j'écris. La nuit, je vois des voitures noires ou blanches
entrant et sortant, de petits paquets de drogue s'échangeant, des filles anormalement blondes passant. Parfois, des
voix, des cris. On s'insulte derrière les laurières. On se donne des rendez-vous. De manifestes maquereaux paraissent.
Je téléphone à Gérard de la police, mais il me dit que ça l'intéresse, qu'il a ouvert un dossier, que c'est un long weekend, qu'il va partir en famille, ou qu'un homme politique vient à la Préfecture, et qu'il faut organiser sa protection, ou
qu'un de ses enfants a les oreillons, et qu'il me rappellera. Il me rappelle. Il est gentil. Les bandits d'en face sont
corrects. Je lance mon œil dans leur nuit. J'en vois assez pour deviner leur existence pécheresse, mais je suis un
indicateur dont les indications intéressent peu. Je pointe mon index. J'accuse à vide.
J’adore espionner. J'espionne mes voisins faute de mieux. J'ai souvent rêvé d'habiter devant un port de
guerre, et de compter, depuis ma fenêtre, les navires, dont je transmettrais les mouvements à une puissance lointaine,
avide d’infos. Si quelque empire, puissant et mélancolique, comme la Chine, voulait me contacter, je lui livrerais
volontiers le nombre et la nature des nuages qui passent par-dessus mon toit. Je dirais tout. Je travaillerais pour peu
d'argent, voire rien, à condition d'avoir trahi. Je ne vois bien que si j'espionne, car j'ose rarement contempler. Je suis,
selon le Pasteur, un "Voyeur d'âmes".
- Quelques histoires de Cocotte, peut-être ?
J'insistais. Madame Muller s'était un peu repliée en elle-même, mais l'Architecte était avide, et je voulais le
satisfaire. Je frappais à la porte. J'insistais, Grand Méchant Loup.
- Les cocottes ont trop d’histoires. Faudrait en faire des livres. Mais je n’étais pas une cocotte. Pas assez.
J’aurais dû… « Tout ceci se passait dans des temps très anciens », comme dit le poète. Je ne sais plus lequel. J’avais
53
appris des poèmes par cœur. Ça me revient, se mélange. C’est bon, n’est-ce pas, d’apprendre des poèmes ? On ne le
fait plus.
L’Architecte affichait un visage sympathique. Nous aussi. Notre bienveillance appelait des secrets, ce que
nous désirions entendre des femmes, et qui nous vient en mensonges, et que nous projetons, comme des calmars leur
encre, à mesure que nous avons peur. Nous tentions de profiter de notre séduction, de la détresse de madame Muller,
mais sans violence, coups, cordes ou drogues.
- Il faudrait réapprendre des vers, vous ne trouvez pas ?
- Nous le trouvons comme vous, madame Muller. Comment a-t-on pu s’éloigner des vers et des leçons de
choses ? Notre vie serait renouvelée, si nous y revenions : aujourd’hui leçon sur la poule, demain la balance, et le
charbon… Aujourd’hui, un sonnet de Ronsard, demain, trente vers de La Fontaine, puis de Francis Jammes... Oui,
madame Muller, nous aurions des fondations solides… Nous trouvons. Nous trouvons. Mais vous êtes perverse,
madame Muller, car vous savez que, dans votre salle de bains, nous ne désirons pas parler de vers. Nous vous
fouillons. Vous nous tentez, avec votre salle de bains de cocotte. Vous vous tortillez avec votre vieille chair. Ditesnous plutôt tout...
Elle nous regardait. « Vous ne trouvez pas » ? Une main vers nous : « Vous ne trouvez pas » ? Nous
trouvions, mais comment la ramener à notre question ? Là, nous ne trouvions pas. Tournions en nous-mêmes, dans la
salle de bains de cocotte. Leçon de choses, vers, cocotte, nous ne trouvions pas. Ce jour-là, dans cette odeur de pisse
de chats, pour nous trois, adultes européens, de sexe mâle, au début du troisième millénaire après le Christ, c’était un
instant devant une femme, presque dans, avec plaisir et honte, en riant, et en souffrance, et si fort que j’en écris
encore, ce mois de juin, et que je voudrais déployer ses nuances, ses plis, ses bombes, le monde en puissance, y
tourbillonnant.
Il tourbillonne.
Il tourbillonne, ce jour où je reprends, après deux semaines d’hésitation, et que je commence à sentir le
vertige de ne pas trouver.
France Dimanche me montre que Brigitte Bardot vient d’écrire une lettre. Ses lignes se mêlent à mon effort
pour me souvenir de madame Muller, que le Pasteur nous avait annoncée être sa nègre. France Dimanche m’arrache
aux paresses, alors que le château de Saint-Thuret perd forme, que l’été s’installe, que le zèle à mon récit me paraît
d’autant plus inutile que l’éjaculation du pétrole, redoublant la sottise dont je participe en noie l’urgence. A quoi bon
forer des sédiments qui épaississent pour atteindre un gisement douteux si une fuite du plancher océanique, en faisant
couler plus d’encre et d’illusions que mon travail, est une meilleure apocalypse ? Mon inutilité m’est cependant
rendue intéressante par l’hypothèse que formule Brigitte Bardot dans sa lettre déchirante :
Juin 2010
Chère Carla
Je suis heureuse et fière d’offrir à la première dame de France le premier sac écologique créé par Lancel à
mon image.
Je profite de cette occasion pour vous demander de rappeler à votre mari qu’il m’a fait à plusieurs reprises
des promesses non tenues et que j’attends toujours qu’il impose l’étourdissement préalable à tous les animaux
d’abattoir sans aucune dérogation de quelque nature, religieuse, ou pas.
Lui seul peut le faire. Il en a la possibilité, et l’autorité, le culot aussi…
Sans son soutien, mon combat de plus de trente ans n’aura servi à rien.
Ma vie non plus.
Son silence est le bruit de l’oubli !
Merci Carla d’être mon porte-parole et aussi mon porte-bonheur.
54
Je vous embrasse.
Brigitte Bardot
Le manuscrit de cette lettre apparaît dans le numéro 3331 de France Dimanche, entre Carla Bruni, sur la
gauche, belle comme une Vierge sulpicienne en sari bleu, et le visage de Brigitte Bardot, avec rides et chair molle.
Un article, sur deux pages, paraphrase et amplifie.
A gauche, la Vierge sulpicienne, dont j’ai vu, comme chacun, les nus, et su la liste des amants. A droite, la
tête aux chairs pendantes, aux cheveux blancs, dont un des gros doigts touche une des vieilles lèvres. Au centre,
l’épaisse écriture et la souffrance d’où sortent, pour moi, le visage de madame Muller, son château, sa salle de bains,
et ses colères. Faut-il que Brigitte Bardot soit désespérée pour affirmer que, si Nicolas Sarkozy ne l’aide pas à faire
étourdir les animaux d’abattoir, sa vie n’aura servi à rien ? Elle n’espère plus qu’en Carla, la Vierge sulpicienne,
qu’elle examine, depuis sa photo, comme la Mort aux Danses macabres. Carla appellera-t-elle son mari pour que son
culot fasse étourdir tous les animaux d’abattoir ? France Dimanche ne laisse aucun espoir. La lettre déchirante ne
déchirera pas Carla. Le manteau de la Vierge ne s’ouvrira pas pour abriter Brigitte, dont la vie n’aura servi à rien. Le
silence de Nicolas est le bruit de l’oubli. La cocotte est vouée à la mélancolie. Son visage passe. Ses lettres
déchirantes ne déchirent pas. Les hommes ne lui tiennent pas leurs promesses. Et chacun rit, sauf France Dimanche.
Quand Madame Muller nous promenait par ses bavardages, nous désirions nous repaître. Elle était l’objet de
notre curiosité. Mal à l’aise, nous ricanions.
J’insiste. Je pèse. Je malaxe notre impuissance. Dans l’odeur de pisse de chats, devant les carrelages noirs
de la salle de bains de cocotte, nous ne savions pas entreprendre un débat sur l’apprentissage des vers, ni l’éviter.
Aucun mot galant ne me venait pour échapper. Pas d’aide à attendre de l’Architecte. Il m’épiait. Quant au Pasteur, il
persistait vers les profondeurs de la salle de bains, protégé par son manque de lampe frontale. J’étais seul. Madame
Muller me regardait, et je ne trouvais pas. Nous serions devenus statues de sel, si elle n’avait jeté deux phrases :
- Tout ça, ce sont de vieilles histoires. Et vous n’avez pas vu la tour...
- La tour, la tour, je veux la voir. C’est extraordinaire, s’exclama le Pasteur.
- Filons, dit l’Architecte.
Dans la grande pièce blanche, avec son lit énorme, dans l’odeur de pisse de chats, derrière une vieille
femme, vers une petite porte close à gauche de la cheminée… Je crois nous voir, alors qu’en février, je devais
constater le dos de madame Muller, l’épaule de l’Architecte, et entendre, derrière nous, le Pasteur. Peut-être
regardais-je le sol, ou le plafond, seulement, mes pieds, ou le grand lit. Hors de mon corps d’alors, maintenant, je
vois la scène. Je suis sorti de mes yeux de février, de la racine de mes bras, d’au-dessus de mon cœur, du bruit de
mon cœur, de mes odeurs. Je suis dans une autre chair, la mienne, avec ses doigts, mes doigts, devant moi, qui tapent
sur le clavier, mon ventre qui me gratte, mon oreille plein du bruit du chat qui croque, et de la fête d’anniversaire des
voisines lesbiennes, mon remords d’avoir eu mal au ventre, et ma langue dans la saveur des courgettes de midi.
A la cathédrale du Puy, sur une grande pierre noire, des individus s’allongent. Certains se sentent s’élever et
voient leur corps d’en haut. Sans pierre noire, quelques mois ont suffi pour m’arracher à mon corps de février. Je
crois l’apercevoir dans le château, spectral comme dans des vieux films. Il m’est impénétrable, comme celui
d’anciennes photos, où je me reconnais : ce fut mon corps. Impossible d’y revenir. Toutes ses clefs se sont perdues.
Elles me manquent. J’ai beau crier « où sont mes clefs », j’erre, j’avance, je vieillis
Une Viviane vient de m’envoyer une photo du temps où j’étais son professeur, voici plus de vingt ans. Je
parais au premier rang d’une classe, mais le corps que la photo me montre - et dont Viviane et moi, certifions qu’il
fut mien - je le vois parmi de jeunes corps, presque aussi jeunes, pour moi, que le mien, et qui portent, comme le
mien, des vêtements de la fin des années quatre-vingt. Tous ces corps me paraissent avoir le même âge, alors que
j’imaginais immense notre écart. Mon corps d’alors m’est aussi étranger que ceux qui l’environnaient. Il m’est aussi
impénétrable qu’eux, mais leurs frontières sont tellement affaiblies que je m’étonne de n’avoir pu passer de l’un à
l’autre. La jeune fille brune qui me côtoie sur la photo, et dont je ne sais plus le nom, m’est aussi impénétrable que
moi, mais je ne sens plus ce qui nous interdisait de nous mêler. Je suis devenu tellement étranger à mon corps que les
corps qui lui étaient étrangers ne me semblent désormais pas plus étrangers que lui, car tous me semblent étrangers.
Viviane a fait s’étaler sur l’écran de mon ordinateur ces chairs qui me sont plus interdites que l’armoire de Barbe
55
Bleue. Elles forment une image que je ne voyais pas, puisque je n’étais pas le photographe, ou Dieu, et que la mort
m’était plus lointaine qu’aujourd’hui. La mort, en m’approchant, enfante mon nouveau point de vue.
Je voudrais que mes lignes me réinstallent dans mes yeux du mois de février, quand je suivais madame
Muller vers la porte qui mène à la tour. Je voudrais respirer par mon nez l’odeur de la pisse de chats, et non pas
déployer seulement, au bout de mes doigts cette expression « pisse de chats » sans goûter ce qu’elle fut. Je voudrais
injecter dans mon vieux corps, par un souffle, ce que je suis. Mon corps marcherait dans la pièce blafarde du château
de Saint-Thuret, le long du grand lit vide, vers la tour.
Une femme, dont la mère a passé un an à Ravensbruch, regarde des photos des camps. Elle voit des corps
hébétés, en loques, et beaucoup de cadavres. Elle examine tous ces corps. Et ce n’est pas son corps. Et ce n’est pas le
corps de sa mère, qui est toujours vivante, et presque folle, dans une maison dont elle ne pourra plus sortir. Et,
souvent, sur des photos, ce ne sont même pas des corps de femmes. Mais elle est dans chacun de ces corps, son
corps. Elle devient ce corps rachitique, à l’arrière-plan, et qui va tomber. Elle tremble. Elle pleure presque. Elle est
saisie de l’angoisse de ce corps qui tremble. Je voudrais qu’écrire soit ce bouleversement pour moi, un chantier de
mon corps multiple et cent mille fois mort. Que chacune de mes lignes s’enracine dans ces corps que j’imagine, qui
furent miens, qui me sont aussi étrangers, mais familiers que les corps des déportés, pour moi, dont le sang ne
s’angoissa pas dans des camps. Je sais la chose impossible. Peu m’importe. On dit que la résurrection de la chair est
absurde... On m’a même raconté qu’un colloque de théologiens, avec des protestants, des juifs et des musulmans, a
récemment conclu qu’elle ne pourrait pas se produire. Mais honte à eux ! Credo quia absurdum. Une femme tremble
du tremblement de chairs qu’elle n’a pas connues. Ma chair tremble de mes morts, qui sont moi. La langue pénètre
les tombes et lève le vieux corps. La vie va par miracles.
Madame Muller ouvrit à gauche de la cheminée, la petite porte en bois, dont la peinture grisâtre s’écaillait.
« C’est par ici ». Coup d’air froid, et propre.
Surprise. Délices. Alors que je venais de vivre presque deux heures dans des pièces malodorantes et sans
vue, j’avançai en haut d’un rempart. D’un coup, je vis des créneaux, sans doute reconstitués par quelque propriétaire
récent, une croix creusée dans la pierre, la vallée de l’Aveyron, des collines, des bouts de falaises, un village, une
route, des chemins, des nuages au ciel, des tremblements d’horizons. Je respirais. Nous regardions. Notre
enchantement eût été total sans le spectacle d’un ensemble agricolo-ludique, récemment construit, avec crépis beiges,
tuiles orange, grandes cours goudronnées, volets et grilles de sécurité. De notre rempart, nous apercevions des
caméras de surveillance.
- Quel frelat ! gueulait le Pasteur.
- Il nous faudrait de l’huile bouillante, lançai-je.
- Voilà du moins ce qui a été épargné à monsieur Berthier. C’est l’Enfer.
- Et il y a eu de grosses subventions, ajouta madame Muller.
- France, où vas-tu ? C’est une de ces architectures d’ordre composite, où l’on retrouve la Provence, le
gravillon, les grilles. Elle était neuve. La toiture brillait.
L’Architecte paraphrasait Flaubert. Depuis des années, la casquette de Charles Bovary figurait pour lui la
bêtise architecturale : accumulation de signes d’authenticité, monstre, paysage conchié... Une seule casquette lui
détruisait la beauté d’un lieu.
Flaubert attire Flaubert. Chez un bouquiniste, je viens d’acheter un bel exemplaire de par Les champs et par
les grèves. C’est l’édition du Centenaire, avec des illustrations de Georges Dufresnoy. Elle contient la relation d’un
voyage des Pyrénées en Corse, en 1840. Je découvre que Flaubert est passé au lac de Saint Ferréol, où je pêchais,
enfant, naviguais, me baignais, et qui m’enchante. Flaubert ricane : « Ce matin, nous sommes allés au lac à Saint
Ferréol, j’ai regardé du haut du parapet le grand bassin ; l’eau était basse et le vent tiraillait sur les cailloux, çà et là,
comme une loque, une méchante vague. Vous auriez fermé les yeux et vous auriez reconnu que ce n’était pas le bruit
d’un lac, mais une vague artificielle tant sa voix était phtisique et grêle. A cette minute, je suis encaissé entre deux
écluses ; quand le trop-plein arrive, l’eau coule bêtement et fait le long des pierres comme le bruit d’un homme qui
pisse dans un pot de chambre ».
Plus de vingt ans avant l’Education sentimentale, la poésie du Lac fait pschitt. Bye bye Lamartine ! Flaubert
fait le Flaubert. D’où malaise car j’aime Saint Ferréol, près Revel, en sens la force d’enfance, la puissance historique,
56
l’éclat des vairons, les petits planorbes blancs dont je récoltais les coquilles fossiles parmi les cailloux. Saint Ferréol
est une de mes réserves d’images. Là, pour moi, les pierres s’illuminent, les berges me disent bonjour. Je m’y révèle.
Mais Flaubert n’a pas tort. Ce lac, tenu par sa digue, est mesquin, surtout en ces temps touristiques. L’Architecte y
ricanerait. Ce rire m’anéantirait. Je voudrais m’en évader, inventer contre lui, un poème où habiter. Je hais Flaubert.
J’aime Flaubert. L’Architecte me ruine l’âme, et l’instruit. Par lui, je vois la laideur étale au bas de Saint-Thuret.
J’ouvre l’œil.
Ce rire, seul, empêche le poème. Il bloque l’alchimie des métaphores. Or, même le château de Saint-Thuret
peut enfanter des trésors. Le plus misérable chanteur de variétés s’avère parfois source abondante de pensées. L’eau
devient vin, et le vin devient joie. Une croix, dressée sur des cailloux, se change en arbre de gloire. A un poème, le
poète Bashô ajoute des ailes, il obtient une libellule. L’Architecte, s’il le peut, comme un certain Kikaku, arrache les
ailes à la libellule, et rit. Flaubert rit aussi. J’oscille entre magie et dérision, chantier d’envols et critique. J’enrage
parfois contre le Pasteur, qui exalte, aux risques du mensonge. Je moque Don Quichotte, puis j’enrage contre
l’Architecte, qui se défie d’être ravi.
Au haut du rempart, le Pasteur s’enchantait des flots d’horizons. Il était chevalier. Il voyait sourdre les
trésors et les monstres. S’il se révoltait contre l’abominable vomi architectural, il respirait large.
J’ai aimé ce paysage ouvert, la vallée de l’Aveyron, l’air libre, la croix évidée dans le rempart, la lumière
blanche de l’hiver. J’étendais mes mains sur le créneau. Je suivais les lignes de la rivière. Les grilles sécuritaires que
nous dominions, avec les bâtiments jaunes, avaient la force interrogatrice de la bêtise. Autour du village s’étalaient
des villas, certainement riches en nains de jardin, en chiens, en blondes pour maris informaticiens, en laurières, en
étendoirs à linge… De notre rempart, le monde était assez vaste pour les canapés-lits et les nuages. Le Pasteur parlait
des églises romanes. Il racontait que les plateaux au-dessus de la vallée recélaient de multiples dolmens. Dans les
falaises, il y avait des grottes. Dans ces grottes, il y avait des tombeaux, des traces de rites, des haches polies en
jadéite. Il avait les documents dans la voiture.
Je lis Flaubert, ces jours-ci, dans mon fauteuil, Cela me fait un belvédère. Ecrire m’en fait un autre, et ces
deux belvédères combinent leurs paysages. Je lis Flaubert visitant Saint Sernin, à Toulouse : « Quelle sera la lyre sur
laquelle les hommes chanteront ? Reprendront-ils le ciseau pour bâtir la Babel de leurs idées ? Dans quelle eau de
Jouvence se retrempera leur plume ? C’est ce que je me disais dans Saint Sernin à Toulouse, me promenant sous sa
belle nef romane ; catacombe de pierre où sont ensevelies de vieilles idées, nous n’avons pour elle qu’une vénération
de curiosité, et nous faisons craquer nos bottes vernies sur les dalles où reposent les saints. Eh ! Pourquoi pas ? Que
nous font les saints, à nous autres ? Nous étudions l’histoire du christianisme comme celle de l’islamisme et nous
nous ennuyons de l’un et de l’autre. Nous sentons bien qu’il nous faut quelque chose que nous ne savons pas, mais ce
n’est rien de ce qu’on nous offre. J’étais fatigué de l’église, quelque beau que soit son roman, j’étais assommé
d’églises et je le suis encore. Le curé nous dit qu’il y avait des reliques, je l’ai cru en homme bien élevé, et un
mouvement de joie inconcevable m’a fait bondir le cœur quand il m’a dit que le vélin des missels avait fait des
cartouches. Je rencontrais là au moins quelque chose de notre vie, de ma vie, de la colère brutale ; une passion au
moins que nous comprenons, qu’un rien peut rallumer, tandis que, pour la foi, la niche même en est cassée en pièces
dans notre cœur ».
J’aime « notre vie », « ma vie ». J’aime le présent. Nous étions trois hommes et une vieille femme en haut
d’un rempart, sans chevaliers au bas de la muraille. Le Conseil général, le Conseil régional, les ministères de
l’Agriculture, de la Culture, du Tourisme y avaient subventionné une réalité contemporaine. Mon sang bouillait de
colère brutale. Je vivais. Je ne voulais pas rire. J’aimais l’Architecte pour son rire. J’aimais le Pasteur qui fouillait
des yeux les grottes invisibles. J’aimais madame Muller qui avait froid dans cette lumière blanche, et qui nous
voulait avec elle, et qui nous craignait, et qui devait se souvenir de moments sur cette tour, avec sa chair, ses yeux,
une tout autre chair, et monsieur Berthier, et ses chiens, et ses chats, et là, dans le paysage, ces gens qui ne l’aimaient
pas, et que le Pasteur et l’Architecte avaient entendus, la veille, au restaurant - à ce qu’ils m’ont dit un peu plus tard la critiquer pour empuantissement de Saint-Thuret. Ça se présentait. J’accueillais dans mes trous, mes pores, mes
bouches, mes nez, mes grandes oreilles. J’étais ouvert, immense comme le manteau de la Vierge, mesquin comme un
cuistre, poète comme une éponge, critique comme un singe, idiot et philosophe, absent, présent, futur, passé, au
belvédère des temps et de mon cœur, viande battante, et ça n’avait pas de sens. Tant pis. Tant mieux.
Des champs deviennent zones pavillonnaires avec espaces canins, et ronds-points… Voilà qui m’importe.
Des bois s’éveillent ZAC. Allons-y... Au temps de Flaubert, des vélins de missels finissaient cartouches. Ça touche
juste. Tant pis. Tant mieux. Pas la peine de vouloir rallumer les antiques cierges... Madame Muller est vieille au
57
présent. Voilà qui me touche. La lumière de ce jour présent de février est blanchâtre. Voilà qui « me fait bondir le
cœur ». Je ne sens pas d’émotion habiter les murs médiévaux, mais je m’y promène, avide de contraste, et c’est en
eux que je perçois le visage de l’Architecte, les poils du Pasteur, le bonnet mal fichu de madame Muller, les
bâtiments jaune pisseux méditerranéen et leurs grilles de sécurité, mes contemporaines. J’aime Flaubert, qui joue
contre Flaubert, de page en page, Flaubert qui troue le Lac avec sa pisse d’homme, et qui y va, et dans les églises
anciennes, flairant la relique, n’y sentant rien, mais rencontrant là des missels devenus cartouches. Il s’étonne. Il
s’aventure aux détails éclatants. Le rire diabolique est son chemin vers la matière, là où ça contacte, hors vérité, en
toute vérité, et qu’il faut être quasi Saint, refusant, grand ouvert, pour voir.
« France, où vas-tu » ? L’Architecte ressasse. Nos lotissements, nos restaurants, nos discours, nos objets lui
sont suspects. Ça se délite. Restent des isolats qu’il faut sauver, restaurer, avec de rares amis, dans des institutions,
peut-être même avec les scouts. Ça n’y fera rien. La banlieue gagne. Les zones pavillonnaires prolifèrent. Le château
de Saint-Thuret est envahi par la pisse des chiens et des chats, mais madame Muller tient aux bêtes, et les bêtes lui
mangent la vie… Il faudrait résister. Grande allure. L’Architecte tente d’édifier des bâtiments qui aient de la tenue,
qui soient dignes. Il fonde une famille réelle, éduque ses enfants contre l’air du temps, dans la tradition, avec Jules
Verne et Tintin et Milou. Il restaure, maintient ce qui peut l’être. Il se plaît aux archives. Il retrouve les procédés, les
matériaux, les projets, d’un temps, pas très ancien, où des hommes bâtissaient noblement. Il restaure ce qu’il peut des
œuvres de ce temps, ici une villa, là un morceau d’hôpital, ailleurs une bibliothèque, dans la tentaculaire Bruxelles,
qui prolifère, et se divise, s’investit de touristes hagards, d’eurocrates grotesques, douteuse capitale. Il secrète et
maintient un archipel de formes dans l’informe croissant. Là, dans ces îles, il est tyrannique. La plénitude du sens
doit régner. Tout doit s’accorder et prospérer sans négligé. Chez lui, dans la maison dont il a restauré la splendeur, il
ne tolère pas les infiltrations du bordel ambiant. Le dégradé, les objets douteux, les bibelots, les chiens, les chats, la
poussière sont interdits. Chez lui, la baignoire est une baignoire, le jardin un jardin, la porte une porte, et les
matériaux ne sont pas suspects. Pas de placage. Pas de boucline. L’Architecte fréquente des membres de la vieille
aristocratie, où il a trouvé plusieurs de ses clients, mais il est loin de tout snobisme. Il aime les vieilles Ardennes et
Julien Gracq, les retraites au bord de la Loire, le grand phrasé où la France tient. Souvent, il dit au Pasteur :
« Regarde, tu ne verras plus cela. Tu le regretteras »… Il montre les Cévennes, des visages travaillés de pensée, un
coin de mur, une fenêtre, un fruit craquant de jus. Il ricane. Il est amer. Il est exilé des chairs aimantes depuis qu’il
est né. Il se méfie. Le présent avec son piétinement d’insignifiance l’agace. Il veut filer, faire sens par un départ vif,
mais la vivacité est presque impossible. Il faut piétiner dans les lotissements, les déchets frelatés, le tas, les mauvais
livres, le tourbillon des touristes. Pas de forme. Pas de fonction. Pas de lisibilité.
Le Pasteur a foi au sens. Le sens pousse au cul, dans le cul, au ciel, du sol, par-dessus, par-dessous, dégorge,
et emporte. Il y en a trop. La Bible est inépuisable, et tout est Bible. Chaque lettre parle, peut parler, résonne, ouvre
des chantiers de paroles, et tout est lettre. Les déchets mêmes débordent. Ce sont hiéroglyphes tout purs. Suffit
d’avoir l’oreille, l’œil, le nez et de s’aventurer. Le Pasteur se risque dans les montagnes, les grottes, les poubelles, les
volcans, les dépôts de mendicité sous les gares, les fouillis, les chevets des mourants, partout où bée l’être, chez des
artistes, des paysans, des fous, traversant toujours les îles sonnantes, dans la certitude de la Dive bouteille, qui est
partout, disant trinkh et trinkh, et trinkh. Et le Pasteur trinque. Il trinque au présent. Il lui porte un toast, et danse,
bondit, dribble, et le présent répond présent, et il abonde, et le Pasteur n’en peut plus du présent où tourbillonnent les
dieux, Dieu, les saints, les mages, Winnie l’ourson, les étoiles, les mines, les sources, les femmes, la Belgique, le
Guatémala, les poèmes, les ermites, les solderies, les vieilles qui téléphonent pour la mort de leur mari, les rivières
bouillonnantes, la kabbale, les choses clignotant, traînées d’étoiles, boîte de nuit, dessus, dessous, dedans, et parlant.
Il y en a trop. Ça parle de toutes parts, mais Ça ne s’annule pas. Ce n’est pas la casquette de Charles Bovary, avec
son bric-à-brac de pièces, et qui s’effondre sur elle-même, muette. Le présent est intégralement prophète. Le Pasteur
n’arrive pas à le vivre, parce qu’il manque d’oreilles, de nez, de sexes, de bouches, d’yeux pour lire, de jambes pour
marcher, de mains pour palper, tâter, reconnaître. C’est comme si l’énorme corps de Dieu s’animait devant lui, roue
d‘Ezéchiel, buisson ardent, effrayant de puissance et de beauté, tout parlant, et désirable. Pour le Pasteur, les
montagnes regorgent de pierres porteuses de signes. Les articles de journaux sont enivrants de théologie.
L’Apocalypse s’étale aux vitrines, dans les vide-greniers, parmi les robes des femmes et les dancings. Les visages
vomissent des poèmes. La lune parle. Les jambons énormes ont des bouches comme des rêves. Dès lors, par trop de
sens, le présent est invivable. C’est la Tentation de Saint Antoine toujours recommencée. Et Dieu n’aide guère, lui
qui multiplie, appelle à multiplier, met tout en résonnance, exige d’autres prophètes, appelle les Jonas. « C’est
l’Enfer ». Vraiment l’Enfer, car c’est partout le Paradis des relations mêlées avec la Parole. Et le Pasteur enrage
contre le buisson ardent, qu’il veut traverser, dont il veut s’enfuir, et il court, et fonce, et rêve des époques calmes, au
58
temps des cupules et des mégalithes, quand il était possible de se poser, ou aux temps qu’il espère, quand il sera
possible de ne sentir qu’une bouche.
Dans la vallée de l’Aveyron, qui s’étalait sous nous, il sentait sûrement les bouches des grottes et des corps.
Les pierres étaient sacrées. Les arbres parlaient. La rivière était une longue phrase aux plis multiples, avec ses
poissons, ses ombres et ses peupliers. Il nous désignait des lieux, des objectifs. Il nous rappelait que Pierre Roger de
Bousignac avait chevauché dans ces terres, que le marquis de Pompertuzat avait rassemblé là les livres de sa
bibliothèque, et que nous ferions, dans ce paysage, des expéditions, des colloques, des campements, des rites. « C’est
à nous. Tout est possible. C’est un signe qui nous vient. Nous sommes bénis. Un pareil paysage ! Et tant de dolmens
tout autour ! Et tant de grottes ! Jamais nous n’y arriverons ! Et tout ce qu’il y a partout. Et la vie qui passe…
Madame Muller, ce doit être un bonheur permanent, pour vous d’habiter là, avec ces dons de Dieu ».
Madame Muller paraissait ignorer l’enthousiasme. Elle nous montrait le haut de la tour et le paysage,
heureuse visiblement d’avoir autour d’elle des hommes, mais, elle ne savait presque rien de l’histoire du château. Les
grottes des falaises ne lui parlaient pas. Elle n’était pas une sorcière, ou une vouivre, et elle n’était pas une
intellectuelle. Elle semblait plus vieille et plus fragile dehors, sous le ciel, alors que le vent poussait de grandes
masses blanches, et que de vastes courants froids venaient nous cogner. Le Pasteur, au contraire, paraissait animé
d’une vertu neuve. Quant à l’Architecte, il me paraissait un contemporain d’Henri II, prêt aux galanteries et à la
cruauté, mais sans y croire… L’air libre ranimait mes amis, et recroquevillait madame Muller.
Je ne suis autre. Un jour, nous nous sommes retrouvés dans un vieux château. Nous nous regardions. Nous
regardions mêmes murs et même paysage, et nous respirions même odeur de chiens.
Le présent étincelle, pierreries au cou des princesses, poussières brûlant dans les rayons de soleil, flaques
d’eau riches de ciel et de petits poissons, poème gravé dans les chiottes, et colique épouvantable aux premières notes
de Scarlatti, lors d’un concert qui s’annonce sublime, et dont il faut fuir, chiant, vomissant, parmi les rangs des
rombières, et sous les regards. Rencontre aussi d’une Beauté à un concert de Crache tes couilles, rêve de lèvres en
écoutant Vomi Froid, rencontre sur une table de multiplication entre une mouche verte, mon doigt, et de grosses
gouttes de pluie… Suspension. Danse. Silence des discours. Sol vibrant léger, et aux étoiles, avec des laves dessous,
et des éoliennes.
Je ne sais pas le rendre… Depuis son futur, mon présent, où j’installe mes plateformes, avec ma trompe
immonde, je le pompe comme un bon gros gisement qui me rapportera, et je considère, dans l’avenir, la courbe de
mes profits et de mes pertes. Heureusement, ça fuit. Je ne contrôle rien. Deepwater Horizon exprime au présent
multicolore de tous côtés, malgré BP, sur cent millions d’écrans au monde, dans les profondeurs du Golfe du
Mexique, continuellement, sans pourquoi, comme la rose des mystiques, son panache. Et c’est beau, cette humanité
bovine internationale, dont moi, considérant et ruminant sur ses écrans, le même visible invisible bouquet de pétrole.
Il y a du présent. Il y a inévitablement du présent qui fuit malgré toutes les pompes. Et c’est insoutenable. Et ça parle.
Et ça ne parle pas. Et j’écris ces phrases, et d’autres, dans une pelouse, sous le soleil, en short, torse, nu avec sur le
nombril, mon petit ordinateur, et, tout autour, des chats qui ont fait des crottes, si bien que ça sent, indépendamment
d’un couple qui se dispute à quelques fenêtres de moi, et d’une femme qui a mis du Verdi dans sa chambre, et ça
éclate, mais je lie tout ça par mes lignes. Je tente de fagoter mon rapport au présent. Et je me trompe, et ça fuit. Et la
musique de Verdi s’installe dans le jardin, descend jusque dans mes doigts sur le clavier tandis que la grosse voisine,
dont je ne vois pas le corps, explique à son copain qu’elle n’est pas une pute, que ça la gêne « pour sa vie
sentimentale », qu’il couche avec d’autres, et que m’apparaît, sur mon portable, ce texto : « il y a à toute heure des
vélos ».
Permanence. « Il y a à toute heure des vélos ». Cette phrase m’est une énigme. Je me la répète, poème,
jusqu’à ne plus la comprendre du tout. Elle s’épanouit, comme une prière, par cette reprise en moi, mais je ne sais
pas écrire le présent. Dès que j’écris, se suscite par moi, par la langue que je manipule, et dont je suis manipulé, le
sens. Toutes les pages qui précèdent, et suivent, pompent et poussent au sens. Le présent devient matière gluante,
épaisse, soupe, fibrome, puis statue de sel. Plus je m’y retourne, et plus il se fige. Donc, je romps. Je me laisse aller
au surgissement. Les lignes multiplient. Il y a toute heure des lignes, comme des vélos, dans toutes les directions, et
hors sens, mais sans folie. C’est un présent merveilleux qu’il y ait à toute heure des vélos. Merveille, cette apparition.
Je me souviens d’un poème de Guillaume Apollinaire :
Il y a des petits ponts épatants
Il y a mon cœur qui bat pour toi
59
Il y une femme triste sur la route
Il y a un beau petit cottage dans un jardin
Il y a six soldats qui s’amusent comme des fous
Il y a mes yeux qui cherchent ton image
Je me souviens de mon étonnement à ce poème. L’Ecole m’avait appris à me défaire du gallicisme
inanalysable – telle était la désignation – il y a. Il y a était lourd. Il y a n’était pas beau. Il y a signalait un mauvais
style. Ma mère relayait : « Supprime cet il y a ». Les maîtres : « On n’écrit pas comme cela ». Moi, j’aimais il y a. Je
le mettais volontiers au début de mes phrases, mais, comme je le savais indigne, et que j’étais bon élève, je finissais
par supprimer. Or, il y eut un jour, pour moi, le poème de Guillaume Apollinaire. Je devais avoir onze ans. C’était
lors d’un repas chez des voisins. Comme je n’ennuyais, je feuilletais les quelques livres de la bibliothèque, dont les
Mémoires du Général de Gaulle, les Dossiers noirs du communisme, le Catalogue de la Redoute, avec ses pages de
sous-vêtements, l’annuaire, un florilège de poèmes de Guillaume Apollinaire… Je passais des Dossiers noirs à Nuit
Rhénane, des soutiens-gorges au Pont Mirabeau, puis je revenais au Général de Gaulle, avant de retrouver la
maclotte qui sautille. Les adultes devaient tonner contre les communistes, ou les seins nus, ou le receveur du Bureau
de Poste des Minimes... Il y a m’apparut là. Surprise : dans un livre relié, cet il y a aussi ignoble que les lamblias
qu’un médecin venait de découvrir dans mon ventre, et qui me donnaient le droit de rester au lit quand les autres
allaient en classe ! Apollinaire m’autorisait au vice. Des livres pouvaient me servir de couverture.
Il y a madame Muller sur le haut du rempart
Il y a la rivière Aveyron et les arbres et le ciel
Il y a le Pasteur qui tend le bras vers ses rêves
Il y a l’architecte qui a froid
Il y a moi qui respire et qui pense aux lignes que j’ai laissées inachevées sur mon bureau
Il y a le livre que j’écris
Il y a le début de l’été et les voisins qui vont chercher de la drogue pour la revendre cette nuit
Il y a le texto - il y a partout des vélos - dans mon téléphone portable
Il y a que j’aime écrire comme cela, et il y a que je ne peux pas longtemps
Il y a les personnages et le pays qui perdent leurs temps
Il y a le lecteur, s’il existe, qui tourne la page, puis quitte le livre
Il y a le temps qu’il me faut pour écrire, et l’impossibilité d’écrire en vivant la chose que j’écris
Je raconte un jour de février, ce lent moment, pendant lequel le Pasteur, l’Architecte et moi, nous avons
tourné autour de madame Muller, sans rien décider. Fin février 2010, je me suis mis à écrire plusieurs heures par
jour, ou quelques minutes, sans régularité, avec conscience d’un écart toujours croissant entre mon labeur et les faits.
Cela me plaisait de mettre en phrases cette visite. L’écrivant, j’éprouvais que de multiples lignes s’y mêlaient,
phénomène commun, et que je trahissais plusieurs attentes de mes proches. Je ne satisfaisais aucun désir du Pasteur
ou de l’Architecte, qui ne m’ont pas commandé d’être leur historiographe.
Hors toute attente, je pouvais flotter entre l’obligation des preuves et la légèreté des imaginations. Je
préférais cependant ne pas inventer, car les fictions résultent de puissants discours aux architectures interminables, de
très anciens mythes qui pompent, et tuent, précisément parce qu’ils font vivre.
L’inutilité de mon acte pouvait le rendre clandestin. Il n’épousait rien, ni personne. Aucun mollah à
mobylette et minaret ne fatwaterait contre moi.
J’étais cependant condamné au récit, car ces phrases sont intenables : il y a madame Muller au haut du
rempart, il y a l’Aveyron dans le paysage, il y a le Pasteur tendant le bras vers ses rêves, il y a un nuage dans le ciel
et au fond de moi… Faut des flux de verbes, d’incises, d’espèces grammaticales, de tours syntaxiques, produisant,
comme une rivière, des courants en mille directions, les croisant, les relançant ou les freinant, formant des paquets
hétérogènes et liés qui naviguent à des allures vagabondes.
60
L’Iliade est presque écrite entièrement au présent : il y a la colère d’Achille ; il y a des morts; il y a du sang
qui coule et des armes qui s’entrechoquent ; il y a des Dieux qui regardent, et il y a des hommes au haut des
remparts. Les chants se succèdent.
Saint-Thuret était un tas de déchets encore agités de puanteurs et de gémissements. Quand nous regardions
du haut des remparts, nous ne voyions pas la plaine de Troie avec les tentes et les combats, les trirèmes, et les Dieux.
Personnages médiocres, nous étions au milieu du chemin de notre vie et nous étions censés disparaître dans l’oubli
du moment et du lieu à mesure que passait le jour. L’Architecte aurait pu dire : « Ça n’a pas de sens »… Voilà qui
m’oblige au récit, sans présent d’éternité.
Nous regardions les arbres, le village, les routes, les collines, les falaises, un clocher, le déroulement des
lignes, les grilles noires de sécurité, les petits bois, les masses blanchâtres du ciel. Nous étions sans doute si peu
dignes qu’il n’y avait aucun œil pour nous regarder ensemble comme si nous étions dans le Mondo Nuovo de
Giandomenico Tiepolo…
Je me poste à la place du peintre manquant. Je tente aujourd’hui de reconstruire nos dos rébus devant le
paysage.
Ce paysage, pour moi, se peuple, s’amplifie, se développe. Il y a toujours davantage de pétrole dans le golfe
du Mexique, les premiers départs en vacances, les manifestations sur la réforme des retraites, les résultats des
examens et des concours, mon corps avec ses coliques, le trafic de mes voisins, les déménagements d’étudiants dans
mon quartier, et tout se brouille.
J’écris : madame Muller avait froid. « Je ne suis pas toute jeune, disait-elle. Je ne peux plus rester, comme
autrefois, de longs moments sans bouger au grand air. Je le paye cher ».
J’écris : madame Muller s’arrachait au paysage et nous en arrachait. Elle nous ramenait par l’étroit passage
dans la pièce au grand lit qui sentait la pisse de chats. Le Pasteur la suivait, puis l’Architecte. Je les voyais baisser la
tête pour s’enfoncer de nouveau sous la porte. Je voyais leur dos.
Madame Muller nous entraînait vers la grande pièce blanchâtre, par l’étroit passage. L’Architecte, devant
moi, baissait la tête pour s’enfoncer. Il me présentait son dos, comme une masse noire, rendue puissante par un
blouson de cuir, très large, qui contrastait avec l’étroitesse de son pantalon de velours marron. Les hommes, pour la
plupart, oublient leur dos. Ils marchent vers les femmes, la fortune, la mort ou la carrière. Tel était l’Architecte. Son
dos était une surface noire, anonyme, sans signature, complètement enveloppée par le blouson de cuir qui la rendait
spectaculaire. Un jeune polytechnicien, qui avait dû faire un stage aux mines de Carmaux, me confia qu’au sortir
d’une journée de travail, un mineur lui avait gueulé : « Gratte-moi le dos ». Je ne pouvais pas gratter le dos de
l’Architecte. Je m’enfonçais avec lui dans le passage.
En face de chez moi, le passage m’inquiète. Les jours se prolongent tard désormais. Nous en sommes au
temps des nuits courtes, mais l’activité nocturne ne diminue pas. Elle se concentre. Des voitures passent, se garent.
Des hommes sortent, parfois accompagnés de jeunes femmes blondes, style pouffes. Des sacs s’échangent. Le chef
de la bande se montre peu, mais je le vois, malgré ses efforts, parce que la fenêtre de mon bureau donne sur le
passage où s’enfonce fréquemment sa voiture, vers la cour arrière, où doivent se dérouler les scènes les plus
intéressantes.
Je le vois. Il ne me voit pas, ou mal. Parfois, je prends des photos. Je fixe l’image de voitures qui entrent,
d’hommes ou de femmes qui en descendent. Il m’arrive de faire de petits films, que je stocke sur mon ordinateur. Je
les regarde, quand je fais la pause, par exemple - voici quelques minutes - après mon paragraphe sur le dos de
l’Architecte, après coup d’œil sur la page Web du Monde, après Roland Garros et débat sur les retraites.
Ce sont de grands noirs, sans doute souteneurs, s’enfonçant avec Ahmed, chef de la bande, et des filles, dans
le passage. Ces filles rient. Elles transportent de vastes sacs en plastique. Les grands noirs et Ahmed les suivent.
Tous marchent vers ce que j’aperçois d’une vieille caravane qui a servi longtemps d’appartement clandestin, et où,
j’imagine, sont stockées des drogues. Le film s’arrête. Je le relance. Les noirs saluent Ahmed, qui les salue. Les filles
sortent de deux voitures. Les grands noirs les suivent avec Ahmed. Les filles ont des vêtements de toutes les
couleurs. Les probables souteneurs sont élégants. Tous marchent vers le fond du passage.
Je ne me lasse pas de ce moment, filmé voici quelques semaines. Je l’ai montré aux hommes de la BAC. Ils
y ont reconnu des individus. Ils ont cité des noms. Les filles, pour eux, c’étaient des putes. « Ahmed, c’est un drôle
61
d’oiseau. Il va en prendre, et pour longtemps. D’autant qu’il a du sursis. Il sera pas prêt de sortir ». La BAC
m’annonce qu’elle va intervenir. Ces hommes qui s’enfoncent dans le passage vont bientôt être en prison. Je les
regarde avancer, sûrs d’eux-mêmes, avec leurs pouffes. Ils sont de belle humeur. Marchant, marchant encore… Je
me les passe en boucle. J’épie de nouveaux détails. Je n’en vois guère.
Passage me fascine. Devant ma fenêtre, ces sept lettres sont écrites sur le goudron en grosses majuscules
blanches. PASSAGE dit : « ic,i on ne se gare pas. Ici, des voitures peuvent passer. Ici, si vous vous garez, nous
serons furieux. Si vous n’êtes pas sages, gare à nous ! Attendez-vous, si vous vous garez sur moi, à des représailles.
Ça ne se passera pas comme ça ! Non, Ça ne se passera pas comme ça si vous vous garez sur moi. Ça va cogner. On
va gueuler. Vous aurez affaire à nous, salauds, pourritures, ordures. Nous, on travaille. Nous appellerons les flics.
Tant pis pour vous ! Nous lâcherons nos insultes, nos chiens. PASSAGE. PASSAGE. On va vous crever les pneus.
On va vous pourrir la voiture. Il y a tout plein de mots, de phrases, de cris, prêts à bondir de ce mot blanc sur le sol si
vous vous y garez. Ça dégorge d’engueulades, PASSAGE. C’est là, juteux à exploser, bombes à fragmentation dans
chaque lettre, petits Hiroshimas pas mon amour du tout sur le goudron, pour vous, mes couillons. C’est sous ma
fenêtre. C’est présent. C’est passé. C’est prochain. Le goudron tient sa haine. Pas de verbe, pas d’article, pas
d’adjectif. Litote et bombe. Maxime à têtes chercheuses. PASSAGE. PASSAGE. Vous ne comprenez pas ? Bande de
tarés… Mettez-vous y qu’on vous éclate… PASSAGE. PASSAGE nécessaire, absolument exigible, obligatoire, pour
nos libertés, notre droit fondamental de l’homme, notre impératif d’humanité. Ça passera pas ici, ça passera par là,
pas à Pâques, pas à la Trinité, now, here, hic et nunc, notre route sans rite, direct, dehors dedans, vite. Le message est
passé, cornards ? PASSAGE, PASSAGE, faites gaffe à pas nous bouffer du temps. On est pressé. Nos bagnoles, faut
qu’elles sortent, qu’elles rentrent. On ne veut pas être emmerdés. PASSAGE, PASSAGE, où on irait de par le monde
si vous gariez votre gros tas de tôles sur notre PASSAGE, et si les éléphants, les vaches, les kangourous, les
montagnes, les poubelles, toute la merde de l’univers se foutait sur notre PASSAGE ? Et que le putain de volcan
d’Islande vienne pas nous vomir dessus ses particules. Et que BP nous y gave pas de son jus. Et que Dieu nous chie
pas ses échelles d’anges ! Crevez, crevures ! On a besoin de respirer. Et lisez Kant ! Prenez un cours de morale
kantienne, têtes de nœuds. Impératif catégorique : laissez notre PASSAGE dégagé. Impératif biblique : aimez-nous
notre PASSAGE, comme vous aimez le nôtre, et faites pas chier ! Soyez sympas, tas de couilles. Foutez-vous pas
avec vos morts dans notre PASSAGE !
Je lis PASSAGE sous ma fenêtre. Seul demeure PASSAGE, la nuit, le jour, quand les trafiquants, les putes,
le facteur, les dames qui promènent leurs chiens, les jeunes qui descendent le soir en ville, les promeneurs, les
enfants qui vont à l’école, les chats, les merles, auront disparu. La nuit, pour Pâques comme pour Noël, PASSAGE,
en grandes lettres blanches, sur le goudron, veille. Si je tire mon volet, vers quatre du matin, sous l’éclairage du
lampadaire, à laudes, à complies, quand tous les ermites dorment, quand les lesbiennes d’en face ont fini leurs
cérémonies, quand tous les Saints Antoine et tous les Saints Benoît se reposent, quand les voitures sont très rares,
quand Jacob rêve, je lis PASSAGE.
Le premier roman de Valéry Giscard d’Estaing s’appelle Le Passage. Très peu de gens l’ont lu. Je ne cesse
de le lire depuis quinze années. Je le cite, je le commente. Je fais sur lui des conférences. Je m’en nourris et je m’en
intoxique. Je vais le lire encore, dans quelques jours, lors d’une marche de poètes dans les Corbières. C’est pour moi
une énigme littéraire. Comment un tel homme a-t-il pu écrire un tel roman ? Comment un tel roman est-il possible ?
A chaque lecture, j’y découvre de nouvelles puissances de rire et de méditation, et je le passe à mes amis, qui se le
passent avec même efficacité. Et nous rions, et nous pensons. Beaucoup de gens, dans l’Université, ou les milieux
littéraires, croient qu’on ne peut pas méditer avec ce type de livres. Ils ne jurent que par les œuvres canoniques. Ils ne
croient pas à la grâce d’un regard efficace portée sur une œuvre, même ordinaire apparemment, et qui l’illumine. Ils
ne se prennent malheureusement pas pour Dieu, qui multiplie les miracles. Ils oublient, du moins, d’en être l’image.
Ces positivistes impies, qui mourront Inspecteurs généraux, donc fétichistes, croient aux hiérarchies, soi-disant
naturelles, des œuvres, au sol sûr, au patrimoine. Mais pour un lecteur, qui sait qu’il peut être Dieu, et qu’il doit
l’être, que tel est son travail métamorphique, le Passage de Valéry Giscard d’Estaing accède, sans peine et pour la
joie, au paradis des œuvres, qu’on peut relire indéfiniment, « par curieuse leçon et méditation fréquente », et qui
procurent, en toutes circonstances, hors temps, des réponses et des enchantements. Pour un vrai lecteur, qui est en
principe comme Poséidon un ébranleur compétent du sol, c’est un classique en éruption permanente, un Vulcania
d’éjaculations méditatives, mais on ne sait plus lire. Ceux qui affirment connaître ce que c’est qu’une pipe
empêchent partout de sucer le réel. Ils ne font pas jouir ce titre étonnant : le Passage. Ils ont des bouches et ils ne
sucent pas l’os pour en faire juter la « substantifique moelle ». Ils ne sentent pas que le Passage est le titre
apocalyptique pour tout roman depuis l’origine des temps. Ils castrent Giscard. Ils le crucifient sous son titre de
Président de la République. Mais ils ne voient pas que sa maladresse même, alliée à sa volonté sincère d’être un
62
romancier, et avec style, lui a fait produire un volcan, farci de laves multiples, ou, si l’on préfère, selon l’expression
de Serge Pey caractérisant le poème, un « sandwich de réalité », dont l’intrigue et les phrases sont si géologiquement
comiques, qu’elles manifestent aussi bien, peut-être, que Don Quichotte ou les Frères Karamazov, combien le
lecteur doit être, non seulement « suffisant », mais divin, voire par le vin même.
J’ai sur mon bureau le Passage. A la dernière page, je lis Vauquelin de la Fresnaye :
« Amour tais toi, mais prends ton arc ;
Car ma biche belle et sauvage,
Soir et matin, sortant du parc,
Passe toujours par ce passage ».
Si je regarde ma rue, qui descend vers la ville, je vois PASSAGE, qu’aucune voiture ne couvre. « Je ne
peins, pas l’être, je peins le passage ». Mes lignes représentent ces lettres peintes, qui ne s’enfuient pas de moi,
comme étranges, puisqu’elles demeurent, mais qui me semblent, quoiqu’immobiles, sur le goudron, « toutes peintes
de morts, qui nagent et qui volent ».
PASSAGE ne passe pas. Mes pensées y passent, repassent. Je fais du repassage. Mes lignes s’y enfoncent et
les caressent, comme des cadavres et les corps blancs des amoureuses. Je fais du repassage, labeur peu prisé des
penseurs, bien qu’on ne pense qu’en repassant les plats, les plis. J’aime ce travail, sa profondeur étale, ses passages,
tous les passages, le passage même où nous enfoncions dans le château de Saint-Thuret. J’y repasse. Je me souviens
du passage de l’Opéra, du passage de Milan, des pages de Louis Aragon dans le Paysan de Paris, des longues
discussions avec le Pasteur sur Pâques et sur l’échelle de Jacob, de Moïse, des rites de passage en Grèce ancienne,
des romans de Jules Verne, de la puissance pas sage qui tient les poètes, de mes pages, de mes pas, de mes saveurs,
de mes sagesses, du ça des psychanalystes, des passages que faisait le Savetier de la Fontaine, de notre vie, comme
un voyage, comme un passage, dans l’hiver et dans la nuit, du passage des lettres, du théâtre du monde, du pouvoir
d’un mot, de la rencontre à ma fenêtre sur ces lettres, sans dissection, entre mes lignes, mes passés, mon présent, les
trafiquants et la lumière, comme sur le dos noir de l’Architecte, ce grand tableau, ce Soulages in progress, mes
réflexions. Marchant à sa suite, se projettent ma fatigue, ma marche, mon attente, et moi me disant, avec Rimbaud,
que la poésie est « en avant », et qu’on y va, moi tout contraire à Giscard, le mélancolique gisant bandard, qui boucle
son roman par ces mots : « j’attends le passage ».
Je n’attends pas. Je vais, par le dos de l’Architecte, dans le passage où je ne passerai plus. Je me laisse
aspirer « en avant » par la respiration du Pasteur. Je sens que madame Muller va encore nous faire apparaître des
choses, des moments, que je désire la grande pièce blanchâtre avec l’odeur de pisse de chats, le corridor avec les
chiens, l’intérieur du château, avec les cadres, les bouts d’amphores, les livres, les Mémoires, les armoires mal
fichues, et les récits d’une vieille vie.
Dans la pièce blanchâtre, dos tourné au grand lit et à la salle de bains de cocotte, Madame Muller nous a
regardés, l’un après l’autre, sortir du passage.
- Il faisait bien froid dehors. Ça fera du bien de se réchauffer.
Nous nous sommes regroupés devant la grande cheminée. Le Pasteur était d’excellente humeur.
- J’aime cette cheminée. J’y ferais bien de grands rôtis. C’est ce qui me manque, au Temple, une cheminée,
une grande cheminée pour rôtir un cochon.
- T’es un viandard. Convertis-toi. Il est encore temps. Pense à ton âme. Tu ne vas pas monter au ciel par un
conduit plein de fumées de cochons gras !
- Regarde un peu cette cheminée, toi l’Architecte. Est-ce qu’elle n’est pas belle ? Est-ce qu’elle ne t’inspire
rien. Tu n’as pas envie d’y voir des cochons suinter d’huile, et tourner ? Madame Muller, est-ce que vous l’avez vu
fonctionner ? Ça devait avoir du tirage ?
Madame Muller prit un petit air pensif, légèrement mystérieux, en se frottant les mains, comme pour se
réchauffer, et ne pas accorder trop d’importance à ce qu’elle allait révéler aux messieurs qui inspectaient son
château :
- Il y a eu une drôle d’apparition dans cette cheminée… Une bien curieuse apparition…
63
- Une apparition, madame Muller, une apparition ?
- Oui, vraiment, une apparition. Et tel que je vous connais, elle va vous intéresser.
- Le Pasteur et sa famille sont spécialistes en apparitions, commentais-je. La Vierge apparaît régulièrement,
dans la cave en béton de sa sœur, en Belgique. Il y a même une source miraculeuse.
- « Ce fut comme une apparition », lança l’Architecte, tout à sa manie de citations flaubertiennes.
- Ne les écoutez pas, madame Muller. Ils disent n’importe quoi. Le Professeur est le Diable. Racontez-nous.
Qu’est-ce qui s’est passé dans cette cheminée ?
Nous étions trois hommes et une femme devant cette cheminée froide et vide, sans autre ornement que son
marbre, dans une lumière blanchâtre et l’odeur de pisse. Madame Muller savourait son effet. Elle était cocotte. Elle
nous excitait.
- La cheminée était couverte d’enduits avant monsieur Berthier. Pas beau à voir. Des couches et des
couches… Monsieur Berthier a entrepris de gros travaux. C’est lui a remonté des créneaux, fait creuser une partie
des douves, aménagé les salles d’en base. Il n’a pas plaint l’argent. Faut dire qu’il en avait.
Madame Muller parlait lentement, en ménageant ses effets. Son petit visage était un fruit sec avec des
nœuds d’histoires. Je crois que personne ne l’aurait dite belle, mais elle n’était pas horrible. Elle parlait dans la
lumière blafarde, où tout semblait pisseux, sauf ses yeux noisette.
- Monsieur Berthier a fait tomber des cloisons. Nous lui devons cette pièce, ce dégagement qui montre la
cheminée. Quand j’étais la propriétaire, je n’y avais rien entrepris. Pas l’argent… Mais j’étais heureuse quand il a
lancé les travaux qui ont fait apparaître Flaubert.
- Flaubert, murmurais-je, Flaubert ?
- Flaubert lui-même.
- Ce fut comme une apparition…
- Non, ce fut une apparition.
- Flaubert ressuscité est entré, ici, par la grâce de monsieur Berthier ?
- Il n’était pas Jésus, monsieur le Pasteur, mais il a fait des travaux dans la cheminée.
- Une clameur épouvantable s’éleva, et un vertige de destruction tourbillonna !
- On peut le dire : il y en a eu des destructions… Cloisons par terre. Des gravats partout. Des plâtras dans
toute la cheminée. Un sacré chantier ! Mais c’est ainsi que Flaubert est apparu, puis a disparu.
Madame Muller nous tenait. Nous étions bouche bée, comme des gamins écoutant un conte, mais nous
tentions de résister. Malgré notre désir d’entendre Peau d’âne encore une fois, nous maintenions notre volonté
critique. Nous ne voulions pas être des enfants. J’imagine que le Pasteur, s’il l’avait pu, m’aurait traité de Diable
forçant autrui à cracher des récits. J’aurais pu lui rétorquer qu’en dardant ses yeux vers notre guide, il l’excitait.
L’Architecte, quant à lui, se tenait prêt à décocher du Flaubert.
- Puisqu’on n’y pouvait rien, il devait se faire une raison…
- J’ai vu Flaubert avant monsieur Berthier. Je n’y avais aucun mérite. J’étais là. Et je connais les livres. J’ai
eu le temps d’en lire dans ma vie. Et je crois que j’ai cherché des choses, toujours désiré voir des merveilles. Lui, il a
dû toujours être mélancolique.
- Il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur.
- C’est cela. C’est exactement cela. Monsieur le Pasteur, vos amis ont le sens de la formule.
- Ils sont très forts. Mais Flaubert ?
- Vous connaissez la photographie de Flaubert par Nadar ? Flaubert avec moustache, nœud papillon, crâne
dégarni. Un vieux Flaubert. Je l’ai eu sous mes yeux, des années, dans une autre vie...
64
Le Pasteur affichait dans ses presbytères successifs, depuis une quinzaine d’années, un bel ensemble de
gueules fameuses par Nadar.
- Je vois bien. Je vois très bien.
-On voit que vous êtes cultivé, monsieur le Pasteur. C’est agréable. On ne rencontre plus beaucoup
d’hommes qui savent des choses...
- Je ne sais rien. C’est le Professeur qui sait tout
- Et Flaubert dans tout ça ?
- Souvenez-vous de la photographie : Flaubert, grosses moustaches, yeux lourds, crâne, tête de trois quart
vers la gauche, présence triste, sceptique, amusée, mélancolique, avec l’air de se moquer du monde, mais d’en être,
une gravité drôle qui devait plaire à des femmes… Il était dans la cheminée. C’est moi qui l’ai vu d’abord. Une tache
de plâtre. Des ombres. Une forme claire sur le fond noir du très vieux mur. Là, dans la cheminée, cadeau de Noël, ou
plutôt une photo de tombe. Je l’ai montré à Monsieur Berthier. Il a fait arrêter le chantier. Mais c’était trop tard. En
deux jours, ça s’est dégradé. On n’a presque plus rien vu. Madame Berthier a eu le temps de voir. Et les ouvriers. Et
des gens de passage. Il y a eu des témoins. Ce n’était pas un rêve, mais on n’a pas fait de photographie. Qu’est-ce
qu’on a regretté, après, de ne pas avoir photographié ! Je ne sais pas pourquoi. Et une semaine plus tard, il n’y avait
plus rien.
- Et ce fut tout
- Oui, ce fut tout.
- Incroyable… Extraordinaire… Je pense à Fellini, Roma. Quand les ouvriers avancent dans le chantier du
métro à Rome, tombent sur une cave couverte de fresques splendides, admirent, voient les fresques disparaître...
Magique. Peut-être la scène de cinéma que je préfère…
- « C’est là ce que tu as eu de meilleur », commenta l’Architecte.
Madame Muller nous regardait regarder la cheminée. Je l’imagine devant nos trois dos et nos cous. Elle
constate le grand blouson noir de l’Architecte, mon pardessus, le bonnet du Pasteur. La cheminée est pleine
d’hommes.
Deux hypothèses se présentent, aujourd’hui, pour moi : ou bien madame Muller a dit la vérité quant à
Flaubert, ou bien elle a inventé. Cette seconde hypothèse en amène deux autres : madame Muller pouvait avoir
inventé son histoire autrefois, et presque y croire à force de la répéter, ou bien elle pouvait l’avoir inventée au
moment de notre venue, après avoir constaté notre goût pour les mystères. Elle s’amusait. Elle nous séduisait. Elle
apaisait son inquiétude.
Aurait-elle menti, son cas serait plaidable devant Dieu. Les catéchistes m’ont trompé en m’inventant un « tu
ne mentiras point », quand Dieu n’a rien publié de tel, ce qui démontre le caractère divin du Décalogue.
Quand bien même Madame Muller aurait inventé Flaubert, sa disparition était un petit miracle entre nous.
Elle existait. Dieu autorise les fictions.
Hier, la manifestation pour les retraites était énorme. Je me suis mêlé à la foule calme et triste, malgré la
révolte et les chants. Nous avons traversé deux fois le fleuve, et notre tête sur un pont voyait au loin notre queue sur
l’autre pont. Nous avons envahi de nos slogans les avenues. J’étais actif avec ces actifs. Nous combattions Sarkozy,
le gouvernement, l’Europe néolibérale, les mensonges des puissants, mais nous mentions aussi. Je mentais. Je me
mentais. Nous communions dans le mensonge, contre la mort, la vérité de la mort, qui planait sur nos cris, nos
retraites. Nous étions puissants, et nuls. Nous hurlions, et nous nous sentions battus. Nous dansions maintenant au
rythme des tams tams, mais nous maintenions le système. Nous étions solidaires et seuls, chacun avec notre petite
mort, sous le grand ciel de la mort, dont le pouvoir profite, et qui le fait rire. On se sentait coupable de manifester
pour les retraites, et pas coupable non plus, puisque ce n’était pas notre faute la mort, nos cheveux déjà blancs, nos
mains et nos têtes qui ne pourront plus travailler, et nous qui désirons des paresses exotiques, la Thaïlande, Venise et
la télévision infinie, dont nous avons déjà horreur. Mais le Pouvoir est ignoble, avec ses calculs, son petit plaisir
gigantesque à tordre sous la mort le peuple. Heureusement, pitoyablement, dans les rues, sur les places, entre les étals
de marchés où s’étalaient déjà de grosses courgettes, nous apparaissions, et nous savions que la police mentirait sur
notre nombre, et que les syndicats mentiraient, mais sous les jeunes feuilles des platanes, dans le tourbillon des
65
pollens, juste avant les vacances, nous nous admirions d’être là, courageux, et couards, tremblants et féroces, pas du
tout déterminés à mourir, rageant, confortables, inconfortables, espérant mollement, énergiquement, avec tous
mensonges culbuter le menteur Sarko. Mais, en quelques minutes, sans coup, la manifestation s’est dispersée. Les
banderoles étaient repliées. Les cris étaient rentrés dans les gorges. Je me suis trouvé dans un café à boire un verre
avec une femme et des hommes. Il n’y aurait pas de révolution. Peut-être n’y avait-il pas eu de manifestation. Peut
être y avait-il seulement ce café, le Clocher de Rodez, où des gens prennent des verres, et la statue de Jeanne d’Arc,
sans anglais à bouter.
Un vieux voisin, dans le jardin de ma Résidence, m’affirme que nous devrons travailler plus. Les chats
tournent autour de nous, réclamant des croquettes. Un grand cyprès désigne le ciel qui est merveilleux. Après tout,
mon voisin a commencé tôt. Et l’Afrique, c’était bien autre chose. Et les jeunes devraient s’y mettre. Mon voisin me
propose un petit Muscat. La télé a montré cette manifestation, nombreuse, mais il y a des milliards de chinois, et
d’indiens qui bossent. Qu’est-ce qu’on croit ? Et les Allemands turbinent jusqu’à soixante-sept ans. Mon voisin croit
qu’il nous restera quand même le vin et les fromages. Nous n’aurons plus d’armée, d’usine, d’écoles, mais nous
aurons encore Roquefort et Saint-Emilion. Mon voisin parle. Et à France-Culture, des universitaires parlent. Ils
travaillent. Ils travailleront. Ils ont des livres à écrire. Ils sont géographes, sociologues, chercheurs en musicologie,
spécialistes de Voltaire, grand spécialiste des guerres de Vendée, haute autorité en matière de sectes, de drogues, de
jansénisme, de mononucléose. Ils parlent. Ils parlent encore et encore. Marc Fumaroli parle. Edgar Morin parle.
Hélène Carrère d’Encausse parle. Jacqueline de Romilly parle. Et les Inspecteurs généraux n’ont pas du tout envie
d’être à la retraite. Et Johnny Halliday persiste dans l’être. Et Giscard est éternel. Et je ne crois pas que Guy Lux,
Léon Zitrone, Claude Lévi Strauss soient morts, en fumée, éternité, alors qu’Alexandre Adler, Finkielkrault, Pascal
Quignard, Pierre Michon, Philippe le Glouglou pérorent. Et mon vieux voisin, ancien d’Afrique, grand baiseur de
négresses, bitomane colonial, devant la manifestation, infime derrière lui, m’apparaît avec son Muscat et l’éternité du
Roquefort. Je suis bouleversé par le contraste entre la puissance et le néant de la manif. Mon voisin, les permanents
de France-culture, les Inspecteurs généraux, les artistes, la mort, la Fourmi, les plus pauvres, les Chinois, les Indiens,
les Allemands, l’humanité sans doute, sauf les employés franchouillards paresseux, hurlent « travail, travail, arbeit
macht freit ». Je fais partie de ceux qui vont perdre. « Tous ensemble, tous ensemble », nous cuisons dans la
cheminée d’un grand Diable. Nous lui apparaissons. Nous dansons maintenant. Il nous voit apparaître disparaître.
« Pourvu que Ça dure », se dit-il. Peu lui importe la vérité. Il veut sentir son Enfer bien chaud.
Je tente d’imaginer madame Muller et monsieur Berthier voyant apparaître, dans la cheminée, vers 1980, le
visage de Flaubert. Ils s’étonnent, s’émeuvent, se convainquent l’un l’autre qu’ils reconnaissent le même visage,
comme, au fond de la grotte du Figuier, perchée dans une gorge secrète, en compagnie du Pasteur et d’une petite
fille, j’ai pu reconnaître la forme d’une vulve, anatomique, produite par une draperie de calcite. Nous n’en croyions
pas nos yeux, tandis que la petite fille répétait : « on dirait une chatte, on dirait une chatte ». J’ai amené plusieurs
personnes à ce passage. Toutes ont reconnu, et photographié, et je crois que les hommes préhistoriques, qui ont
déposé une hache en jadéite verte dans cette grotte, avaient déjà reconnu la vulve, tout comme les bâtisseurs des
dolmens d’Antequera, au sud de l’Espagne, avaient vu le visage d’une vieille femme allongée, que nous admirons,
dans une montagne, que pointent leurs mégalithes.
Un vieil ivrogne, qui se faisait appeler Maître, voici plus de quinze ans, m’a présenté un fantôme. Maître,
que ses voisins appelaient aussi Dogman, agitait sa canne : « Vous allez voir mon fantôme. Il est garanti. Je dors
avec lui. C’est le grand luxe, aujourd’hui. Vous n’allez pas être déçu. Faut pas croire que je suis un menteur. Voilà.
Voilà »… Et il m’introduisait dans une immense chambre, obscure, avec cheminée très sale et plafonds sans doute à
la Française. Des taches souillaient les murs. Des bouteilles traînaient. Ça puait. « Voilà mon fantôme. Pas mal,
n’est-ce pas ? Ça vous impressionne, monsieur ? Vous n’imaginiez pas… Vous n’aviez pas assez d’imagination »…
Et Dogman me montrait une salissure blanche sur l’enduit d’un mur, où je reconnaissais une tête sous un drap blanc,
avec vides sombres pour les yeux, comme il y en avait dans Arthur Poche, que mes parents nous offraient, avec Pif
poche, ou Placid et Muzo poche, à ma sœur et à moi, lors des traversées de la France en voiture… Cette tête
apparaissait dans le désastre de cette chambre… Dogman a disparu depuis presque dix ans. Sa compagne est morte
d’un cancer. Longtemps, sa demeure est restée vide. Une galerie d’art contemporain l’a achetée et rénovée. Voici
trois semaines, j’ai pu revisiter la salle où Dogman dormait avec son fantôme. Les plafonds à la française ont été
réhabilités. La cheminée a été nettoyée, reconstruite, et peuplée de boules noirâtres de Jean-Luc Parant. On admire.
On est presque sidéré par la qualité de la rénovation, mais le fantôme a disparu. Les peintures et les plâtres souillés
de taches ont été arrachés, remplacés par des enduits lisses, impeccables. Plus d’odeur de pastis ou de chien. Les
mélanges auxquels présidait le satyrique Dogman, son cancer rigolard, son chien et ses collections de fossiles, ont été
66
évacués au profit des boules de Parant, qui concentrent l’abjection. L’ordre règne, dans cet intérieur, où l’on vend
cher le déchet. Je suis, comme l’est peut-être madame Muller, le vestige d’une image.
Je tente de maintenir. J’espère en la possibilité d’un lecteur voyant, par mon livre.
En écrivant, me revient un poisson dans un escalier. C’était au deuxième étage d’un immeuble de centre
ville. L’escalier était de belle pierre grise. Je l’avais souvent gravi, mais je n’avais pas vu le poisson. Personne, je
crois, ne l’avait vu. Ou, plutôt, dans les traces noirâtres, en relief, qui apparaissaient sur une marche, personne n’avait
reconnu un poisson fossile. La femme de ménage avait pensé, me dit-elle, que quelqu’un avait mis là un chewinggum spécialement gluant. Elle avait tenté de nettoyer. Mais, jamais, au grand jamais, elle n‘avait pensé à un poisson.
« Maintenant que vous le dites, oui, je le vois. Les vertèbres là. Et les nageoires, C’est extraordinaire, et la bouche…
Ça m’aurait fait un beau court-bouillon ». Et tous les messieurs-dames de l’immeuble, jusqu’à la gynécologue d’en
bas, étaient venus voir. « C’est le jeune monsieur, là, très savant, le professeur qui s’y connaît, qui l’a remarqué. Un
poisson fossile. Et ça pourrait avoir de la valeur. En tout cas, c’est une curiosité » !
L’immeuble s’est habitué au poisson. Sans plus s’en soucier, des grands-mères ont recommencé à monter
d’innombrables sacs. Des talons légers de jeunes femmes ont recommencé à user les dalles grises. La sclérose en
plaque a emporté le monsieur qui se cloîtrait de plus en plus dans son appartement. La femme de ménage a passé
encore et encore la serpillère. Il y a eu des déménagements et des mariages. Des voleurs se sont introduits. Plusieurs
chats ont fait des petits, et on a même trouvé un gros chien trempé dans un grenier. L’immeuble d’en face, où, depuis
la guerre, les époux Chourette accumulaient des déchets, a brûlé. Un chantier de métro a ébranlé l’escalier du mien.
La propriétaire - une vieille dame – madame de Serre, est devenue presque folle, et une Société immobilière l’a
remplacée, mais les locataires ont continué à user l’escalier avec leurs chaussures, leurs bottes, leurs escarpins, leurs
talons hauts, leurs mocassins, leurs sandalettes, et parfois pieds nus. Ils ont effacé le poisson.
Depuis vingt-cinq ans, je n’habite plus cet immeuble. La plupart des locataires se sont dispersés. La Société
immobilière attend la mort des derniers récalcitrants. Peu de gens sans doute se souviennent du poisson.
Mon téléphone, à l’instant, au milieu de cette phrase, qu’il vient d’interrompre et qu’il relance, intervient
alors que je songeais que le poisson est un symbole du Christ… Il a sonné au mot « poisson », précisément au mot, à
mon songe christique, et pendant trente minutes, j’ai cessé d’écrire, mais, après cet appel, j’ai repris, je reprends, je
tente de raconter : appel d’une petite fille de la peintre Pilar Ribera, qui, dans son grand âge, lorsqu’elle était presque
aveugle, les jours du Vendredi Saint, sous le coup de l’inspiration, peignait des images christiques qu’elle offrait, et
dont j’ai parlé voici dix ans dans un livre. Cette jeune femme a repéré mon livre par la toile, en cherchant le nom de
sa grand-mère. Elle désire voir les œuvres dont mon livre évoque le surgissement.
Christ, apparition, peinture, poison, escalier… Ça insiste. Les signes prolifèrent. L’aventure d’écrire au plus
près de mes doigts produit une oreille où résonnent les bouches. J’ignore jusqu’où cela peut aller, et s’il y a des
limites, et une forme. J’ai l’impression, parfois, que les morts me parlent, qu’un fantôme peut en cacher un autre : le
poisson amène Pilar Ribera, morte voici vingt ans, et qui crée le Christ, qui me ramène à Saint Sernin, qui me ramène
à Flaubert, et au visage apparaissant dans la cheminée, en présence de Madame Muller, et de monsieur Berthier voici
presque quarante ans, alors que le Pasteur et l’Architecte lançaient leurs cris d’enfants, et que j’apercevais mes
premiers visages d’amantes.
Ça danse. Ça tremble. Ça circule dans la boîte de ma nuit. Le ciel s’ouvre. Apocalypse ? Voilà le poisson,
Pilar Ribera, cette jeune femme, sa petite fille, dont je découvre par internet qu’elle est violoniste. Violons, violents
violons...
Je me reprends. Je téléphone au Pasteur. Nous parlons des présences, des appels. Des morts qui lui ont fait
signe. Au téléphone, nous partageons de l’invisible. J’écris, dis-je, l’apparition de Flaubert dans la cheminée. J’ai
montré, voici trois jours une œuvre de Pilar Ribera à une amie de passage, un petit pan de contreplaqué peint par un
Vendredi Saint 1982, jour où je devais tirer des roquettes contre des murs, au camp de Sissone. Sur ce pan, le Christ
crucifié surgit avec les larrons, à gros traits jaunes et noirs. J’enverrai sa photographie à la violoniste.
Le visage de Flaubert était pour nous une image substantielle. Nous en désirions la profondeur et la matière.
Nous en aimions l’absence.
Quand nous serons morts, l’Architecte racontera, le Pasteur racontera, je raconterai notre émotion. Nous
aurons l’éternité pour constituer ce visage, comme de petits groupes d’hommes ont peint des bisons, des cerfs, des
chevaux, ou des mammouths, dans la nuit des cavernes…
67
Madame Muller nous dit : « vous êtes comme mes cadeaux de Noël, dans la cheminée. C’est la première
fois qu’elle est si pleine. Et ce n’est pas Noël ».
- « C’est ce que nous avons eu de meilleur », ne put se retenir de lancer l’Architecte.
- « Education sentimentale, dernière phrase », commentais-je. « Flaubert décidément est partout. Nous
sommes ridicules. Ridiculum vitae. Cadeaux de Noël. Cadeaux de Noël ».
Nous étions idiots. Le Pasteur s’ébrouait. Il sortait de la vision, manifestement effondrée, pour lui. Il se
redressait. Il lui devenait urgent d’aller ailleurs.
Je ne sais plus comment nous sommes sortis de la cheminée. Je ne me vois pas propulser mon corps dans la
grande pièce blanche parmi l’odeur de pisse de chats, et je ne vois pas non plus les autres, et je ne les entends pas.
Cette scène s’est anéantie, comme si la cheminée l’avait évacuée en février.
Nous sommes sortis. Nous avons dû traverser la porte, et passer devant les toilettes où j’avais pissé.
Personne n’a voulu pisser. Nous nous sommes retrouvés dans la première pièce, qui sentait fort les chiens.
Pendant trois jours, j’ai marché avec des poètes, dans les Corbières. Nous avons traversé des rivières, dit des
poèmes dans des grottes, et, à la nuit, dans un château en ruines. Nous avons vu des jeunes femmes se baigner avec
nous dans les gouffres limpides. Nous avons traversé le romarin, les pierres, un incendie. Nous avons ostenté une
relique prétendument de Sainte Léocadie dans une église. Nous avons découvert la fausseté de cette relique. Nous
avons frappé sur une porte de métal. Nous avons écouté les antennes d’un immense relais au-dessus d’un ermitage.
Nous avons mangé des fromages puants dans la Caune du Beurre. Nous avons écouté des histoires. Nous avons été
rêveurs pendant trois jours sous le ciel, et dans les grottes.
Quand je suis rentré, tout à l’heure, la Brigade d’Action Anti Criminalité, finissait d’intervenir. Les flics ont
trouvé un type avec de la cocaïne, des armes, beaucoup objets volés. J’ai vu les arrestations. J’ai vu qu’une fille, qui
habitait là avec un certain Luis, me voyait. J’ai vu le quartier voir. J’ai vu disparaître les voitures de police emmenant
mes voisins, que j’avais espionnés. Des gueules venaient fouiller la maison, le jardin, la petite cabane par derrière, la
caravane. J’ai vu s’enfoncer dans le passage des hommes avec des armes. La fille, très maquillée, avec grandes
boucles d’oreilles en métal, faisait face.
Je ne me souviens pas des mots que nous avons dits en laissant madame Muller. Nous avons dû annoncer
que nous allions visiter les parties basses du château, que nous reviendrons manger, que nous apporterions des
jambons que nous avions dans les voitures. Elle a dû nous dire qu’elle préparerait la table. Je ne sais plus les mots.
Nous avons traversé les chiens. Nous sommes sortis.
________________________
68
V
La fosse
Je ne m’attendais pas à la fosse. Impossible… On ne m’avait prévenu de rien. Le Pasteur m’avait largement
trompé. De plus, il ne savait pas grand chose. Il me lançait, nous lançait dans une affaire, n’y voyant pas clair. Il
aimait le mouvement. Un ami communiste, après trois jours en sa compagnie dans les Cévennes, m’a demandé :
« Qu’est-ce qui fait courir cet homme » ? Dix ans plus tard, je me demande ce qui le pousse à faire courir les autres.
Il bouge. Il veut qu’on bouge. Il fuit. Il veut qu’on fuie. Toujours mobile. Mobilis in mobile. Capitaine Nemo.
Nautilus. Lui non plus ne s’attendait pas à la fosse. Je ne peux pas croire qu’il l’aurait désirée même s’il enterre, s’il
enterre souvent, si les gens de sa paroisse ne cessent de mourir. Qu’il vente, pleuve, que ce soit dimanche ou lundi,
ils meurent. Et il est appelé. Il court aux tombes. Et ça l’accable. Et ça lui plaît. Mais cette fois, la fosse, il ne pouvait
pas l’avoir imaginée. Et l’Architecte, pas davantage. Ils ne pouvaient pas en avoir parlé ensemble. Et même quand ils
étaient sortis du château, le matin, et que j’étais resté dans la bibliothèque, ils ne l’avaient pas vue. S’ils l’avaient
vue, ils n’y seraient pas revenus, innocents, naïfs, presque joyeux, et ils auraient menti. J’aurais vu qu’ils mentaient.
La fosse, ça surprend toujours. Et même quand on s’y attend, la fosse, on ne s’y attend pas. Il y a quelque
chose de si vrai dans la fosse, qu’on est perdu. Je me souviens de la première fois que j’ai regardé un cercueil de
chêne clair au fond d’une fosse. La terre avait été remuée. Elle était fraîche. On pouvait dire que les fossoyeurs
avaient bien fait leur travail. C’étaient des gens précis, d’efficaces tailleurs de terre, et, au fond de la fosse, il y avait
le cercueil, propre, de la jeune femme. Ce cercueil, je l’avais choisi. Un cercueil champagne, chez Roc Eclair, les
Pompes funèbres des Centres Leclerc. Il n’y avait que moi, pour cette mort-là, qui pouvait choisir le cercueil. Tous
les autres étaient trop effondrés. Et ils ne voulaient pas qu’elle soit mise dans la terre. Ils auraient préféré un caveau.
Mais, faute d’argent, faute d’autorisation de sa famille pour un caveau, il n’y avait pas d’autre possibilité. Ce serait
dans la terre. Et le cercueil champagne, choisi par moi, s’était retrouvé dans la fosse, à onze heures du matin, au
cimetière voisin d’une piste d’aviation, où des avions décollaient, atterrissaient, décollaient, tandis que l’enterrement
défilait devant la fosse, et moi aussi, et le fils de la jeune femme, à côté de moi, tous regardant. Je ne m’attendais pas
à la fosse, propre, bien taillée, nette, avec dedans ce cercueil champagne, qui aurait pu figurer dans ma cuisine, ou
dans mon salon, comme élément de rangement. Il avait un air cuisine intégrée ce cercueil champagne, mais la terre
69
de tous les côtés était bien de la terre, grenue, sale, avec des cailloux, et des racines, une terre nature, pour les vers et
pas du tout champagne, bien que les fossoyeurs aient vaillamment travaillé. La terre tranchée, c’est comme de la
viande, chez le boucher. On la regarde. On a envie. On a horreur. On sent que les bonnes femmes vont en acheter
parce que ça leur rappelle leur dedans. On veut y mettre le nez et les doigts, et on veut fuir, loin des boucheries, sans
toucher, vers le grand vent. Ça fait peur, et ça tente. Je me penchais tandis que les avions faisaient un gros bruit, que
ça pleurait autour de moi, et que j’étais bien seul et pas du tout champagne. Cette fosse m’a retourné, surtout la terre,
pas éboulée, propre, et le cercueil bien net, avec les avions sur nous, et rien à dire.
Là non plus je ne m’attendais pas à la fosse. Comment m’y serais-je attendu, dans cette journée, cotonneuse,
pleine d’impressions mal fichues, avec ces passés qui faisaient des brouillards, et madame Muller qui m’absorbait ?
Je n’étais pas tendu. Ça se passait dans moi, au creux, pour moi, dans des cavités humides, avec des lueurs et des
passages, un méli-mélo de souvenirs et de présents, le tout sans décision, moi me laissant porter, mou, vaguement
éponge, flottant tas de machins, plein de vides, sans forme, dans la journée, et pas pitoyable comme un radeau de
petits chats que j’avais vu, une fois, sur une rivière, et que leurs maîtres avaient abandonnés pour qu’ils se noyassent,
n’importe où, au hasard d’un naufrage, et sans qu’ils les vissent. Moi, j’étais guidé. Je n‘étais pas abandonné. Je
m’éprouvais médiocre, douteux, imbécile, comme des touristes, dans une journée, qu’ils ont acceptée, voulue,
désirée, payée, se demandant ce qu’ils foutent là, à Rome, ou à Pékin, dans un musée ou une cathédrale, marchant
pourtant, assez satisfaits, tandis qu’on leur montre des œuvres, des dromadaires, un pont, des fleuves, des enfants
maigres, tout un spectacle qui les envahit, coule en eux, les rend inoffensifs, et qu’ils photographient peut-être pour
ne pas vomir. Je ne m’attendais à rien. J’étais porté. Le Pasteur avait l’initiative. Nous savions que de lui procédaient
toujours des étonnements, qu’il mettait en chantier de merveilles, que les rencontres étaient son don. Nous n’avions
qu’à nous laisser porter… Cette journée de février, sans étoiles touristiques, et pas dramatique, m’entretenait dans
une passivité douceâtre, état quelque peu écœurant, sans projet, de sorte que je ne m’attendais à rien ou à tout, mais
que jamais je n’aurais pensé à la fosse.
J’aurais pu m’attendre à du débordement. J’ai l’habitude. Ça vient sur moi d’en face, de par derrière, dessus,
dessous, caravanes de Winnies, cupules, chercheurs d’or, pétrole, camions-poubelles, fille de l’inventeur de vérins
pour camions-poubelles, galeries de singes, brocante scientifique, poètes, lièvre à l’entrée du cimetière où des avions
décollaient, atterrissaient, et pourquoi ce lièvre, là, en zone urbaine, par-dessus la rocade, et qui traversait mes pas, et
sans cesse des textos d’infinis, des mails d’anges, de diables, de saints, des commandos chérubiniques me pénétrant
comme des bandits, et me laissant des étrons pleins de phylactères, de prophéties. Grande habitude. Je m’y attends.
Mais, ce jour-là, je ne m’y attendais guère, parce que ça n’avait pas l’air bien grouillant, Saint-Thuret avec madame
Muller, et que j’étais fatigué, pas en dispositif spécial poreux. Je ne m’attendais pas à l’invasion, et surtout pas d’une
fosse. Je m’attendais à du débordement de brouillards, à une gangrène mélancolique, à la vie de madame Muller, à
des histoires peut-être pittoresques - la nègre de Brigitte Bardot, un château de Pierre Roger de Bousignac - à des
dolmens autour, des pierres, et à puis la rencontre avec l’Architecte, pas vu depuis longtemps, aux entretiens
d’amitié, aux traversées d’un paysage, aux nourritures, à un pâté d’existence sur le poreux des jours. J’étais prêt à
manger ça, avec appétit même, et enchanté. J’étais venu. J’avais dû le désirer, mais j’étais guidé, comme quand on
entre au cimetière, qu’on suit, qu’on est étrangement heureux d’être là, et qu’on a peur, honte, que c’est triste, que
des avions atterrissent et décollent, qu’on vient de voir un lièvre débouler devant le petit pont, au-dessus de la
rocade, qui mène aux tombes, alors qu’on se souvient de la morte, et qu’il risque de pleuvoir, et qu’on a un gros tas
d’existence, qui s’en va, qu’on voudrait savoir, et qu’on marche, qu’il faut marcher encore, penser, sans s’y attendre,
parce qu’on n’imagine pas assez, vers la fosse.
J’écris ces phrases en octobre, alors qu’on va bientôt faire retour aux cimetières, que mes parents sont
inquiets, parce qu’ils ne pourront pas aller fleurir les tombes dans l’Aveyron, à cause de la pénurie d’essence qui
s’annonce, parce que c’est la grève pour les retraites, les manifestations, le blocage des dépôts pétroliers, des
raffineries, et qu’on ne sait pas où on va, qu’on ne peut donc pas prendre de risque, surtout à plus de quatre-vingt
ans, sur les routes, avec l’humidité qu’il y a, même pour les morts, et qu’on vit une drôle d’époque. Je reprends mes
lignes dans cette décomposition, qui nous prend, et les premiers brouillards, après long arrêt, coupure pour voyage en
Corse, et dans l’Aigoual, et en Hollande, et pour paresses chaudes, à quoi bon, travail d’oubli, submersion, et encore
des tas, la bêtise, le bateau-brume, et puis goût pour les criques, la Marine, et l’éblouissement d’un Van der Weyden
à Bruxelles, le regard d’une fille du quartier rouge à Amsterdam, les chemins d’orage dans l’Aigoual, la cascade de
l’Onde, les pages par millions de la rentrée littéraire, et l’éloignement de cette médiocre journée de février, qui ne fut
pas révolutionnaire, comme en 1848, mais calme, passage de trois hommes dans un château, dont les significations
se nouent par mes lignes, ou s’inventent.
70
Depuis deux jours, il fait de nouveau froid, comme en février. Je porte un tricot. Or, j’ai toujours cru que les
tricots ne sortaient pas des usines, qu’ils étaient l’œuvre de vieilles mains douces, attentives, et presque amoureuses.
Tout tricot me ramène à la chair de ma grand-mère, ces profondeurs tendres et mortes. Il m’a fallu longtemps pour
comprendre que les filles et les copains voyaient ceux qu’elle me tricotait, et ne les aimaient pas. J’ai fini par
apprendre qu’ils étaient visibles, que ma grand-mère m’entortillait dans le ridicule. Alors, je me suis mis à des tricots
modernes, comme celui d’aujourd’hui, origine orient, ou Roumanie, ou Tunisie, mais, plus de vingt ans après
l’enterrement des doigts de ma grand-mère, même ces tricots me paraissent nés d’une vieille femme, quelque part,
toujours ma vieille mémé, et qui tricote dans sa cuisine, dans l’odeur des fumigations.
Le tricot d’aujourd’hui me ramène à ma chaleur, à l’hiver, à ma cheminée, aux braises. Par lui, pour moi, la
mort devient une grosse laine où je me plais à tricoter des lignes, nécessairement vieilles, sur des restes.
Il y a eu arrêt dans mon chantier, cet été. Ça fait un trou, aux bords douteux. Pas une tranchée, ou une mine,
plutôt un manque, une zone où ça a lâché, béé, parfois raviné. Je constate des éboulements, des coulées. Des
souvenirs de mon voyage à Saint-Thuret ont dû s’ébouler. Oubli. Pertes sans doute irréversibles. Mais ce que j’avais
bâti demeure. J’ai relu des pages et des pages. Je les ai corrigées avec impatience et enchantement, comme on
malaxe, et comme on modèle, comme on caresse et comme étripe, comme on viole et comme on aime, avec
perversité et désir de floraison. Maintenant je me relance, par delà le trou, depuis les chapitres fabriqués au mois de
mars, ou d’avril, ou de juin, revisités en août ou en septembre, et secoués, et ébranlés, et choyés, et travaillés, et
labourés, et giflés, et piétinés, et soufflés comme du verre, et pétris comme du pain, et recreusés comme de vieilles
mines, pour y multiplier les trous souffleurs, si bien que des phrases ont disparu, que d’autres se dressent, que des
filons sont à ciel ouvert, d’autres enfouis. On dirait qu’une taupe, ou plutôt un troupeau de taupes et de vers, s’est
acharnée, aérant, transformant, faisant de cette masse une terre cultivable.
Lecteurs, nous en tirerons peut-être un peu de nos sèves, de nos pétales, de nos visages. Un jour, dans un
champ, vers Vénerque, j’ai fouillé des tombes wisigothiques, tandis que le paysan labourait juste à côté, en écoutant
France-Musique, du Brahms, je crois. Il écoutait sur son tracteur, et moi je déterrais chez lui des crânes, des fémurs,
des bassins, une épée, et une plaque-boucle de ceinturon, en bronze, ornée de subtils entrelacs et d’animaux. J’ai tiré
de sa terre un peu de ma nourriture.
Le Pasteur nous avait attirés au Château en nous parlant de trésors. Lors d’un premier passage, il avait vu
des failles et des trous sous le rocher. Nous creuserions. C’est ainsi qu’il nous entraînait dans la cour, par delà le
couloir plein de chiens puants, vers les restes de remparts. L’air vif piquait. L’Architecture lançait en avant ses
grandes jambes maigres. « Au moins, Ça ne pue plus ». J’enfonçais la tête dans cette journée à lumière fade, sans
menaces, ni souffles, un temps pour travailler dans des immeubles, des bureaux, en ville, hors ciel ou corps, et qu’on
oublierait.
La lumière du jour est pareille aujourd’hui. J’ai allumé un radiateur pour la première fois. Un peu de neige
serait tombée dans les Pyrénées. Sous mon ciel blanchâtre, mais sans neige, Madame Muller considère peut-être la
vallée de l’Aveyron.
L’Architecte voulait marcher, comme toujours. Je m’étonne qu’il ne soit pas Bédouin. Il traversait l’air
froid. Il franchissait de ses grandes jambes un grillage que madame Muller avait dû disposer pour contrôler les
chiens. Il foulait les branches, les herbes. Il jetait son regard en avant, au loin, dans des profondeurs que le paysage, à
cette lumière miteuse, n’offrait pas.
Je ne crois pas que l’Architecte puisse marcher dans une manifestation, comme je le fais deux fois par
semaine, ces temps-ci, parmi une foule énorme, des cris, des tambourins, sous des slogans, avec des gosses, des
vieux, des femmes, parfois même des chiens, tous dans une direction, tournant autour de la ville, sur les ponts, à
travers le fleuve, les quartiers bourgeois, les allées, mégaphones hurlants, camions chargés de militants, une immense
force agitée, pacifique, déterminée, faible, tremblante et décidée à dire « non », voire, comme Baudelaire, au moment
de mourir, « non, cré, non, non », « non à Sarkozy », et toujours « ta réforme on se la met dans le cul », et des
banderoles, des petits papiers blancs se déroulant à l’infini, des paperolles, des gosses, un poète portant l’étiquette
« poète » sur sa veste, un type gueulant, « les aristocrates à la lanterne », et marchant, marchant, les amis se trouvant,
se perdant, les téléphones portables crépitant, chacun cherchant à localiser ses copains, rencontrant des vieux amis,
moi d’anciens étudiants devenus des hommes, ou des femmes, et constatant des absences, peut-être des trahisons, des
pertes, des décès, marchant encore, tandis que l’absurde monte, que le gouvernement résiste, que les artistes se
foutent de tout sauf de leurs spectacles, que les colloques se tiennent, que le général de Gaulle est effectivement au
programme des classes de terminale, que l’art contemporain expose des phallus géants gonflables, qu’est oublié le
71
Bateau-Brume d’un Inspecteur général, et marchant, marchant, « Sarko, t’es foutu, le peuple est dans la rue », et
« que sont mes amis devenus ?», et « tous ensemble, tous ensemble », marchant, marchant en tourbillons, en paquets,
par grappes, place Jeanne d’Arc, Saint Cyprien, même des Arabes avec nous, et trois chinois, et des appareils-photos,
et de grands panneaux noirs sur le pont, et on se voit, on est tous là, la CNT, les anarchistes, les syndicats de gauche,
des types de la CGT faisant le service d’ordre, aucun écrivain de la ville, tant ils sont occupés, comme ailleurs
Quignard, Bobin, ou Michon, et puis des vieux, pleins de vieux, des têtes de petits fonctionnaires, des gens sortis de
leurs bureaux, des petits cadres, des ronds de cuir, des instituteurs à barbe, des Montaignes bien frenchy, mais sans
cheval ni tour à citations, des techniciens, des déglingués, des has been, le musée entier de l’histoire de France, avec
couches archéologiques, statues romanes, gueules de bandits de Marie Curie, des PTT, des Mollex, des Hospitaliers,
des Juges, des Solitaires, et très peu les autorités de la ville, toute à leur politique culturelle, boostant la promotion de
leur néant, et cette foule, qui va bientôt manquer d’essence, qui ne va pouvoir partir fleurir les tombes de sa famille
pour la Toussaint, ni rejoindre ses amours à la montagne, ni cueillir des champignons, ni s’insulter dans des
bouchons, si ça continue, et avec le désir que ça continue, dans l’action, emportée, tranquille, force tranquille sans
pub, mais là dedans, dans cette colonne pas infernale, pas pure, ce Purgatoire en révolte, cette vaste purge mouvante,
non, je ne crois pas imaginable l’Architecte, mon ami l’Architecte, non, tandis que le Pasteur, oui, avec moi,
marchant, oui, avec les copains, rigolant, serrant des mains, marchant avec eux, « tous ensemble », gueulant pardessus les têtes des slogans, et téléphonant à ses amis, et même à l’Architecte en Belgique, qui lui parle de ses
enfants, des prochaines vacances, d’une rencontre, d’aller dans les Ardennes, de marcher.
Le Pasteur nous montrait un mur, une base de tour, le tout plein de ronces et de gravats. « C’est là qu’il
fallait creuser ». Oui, il reviendrait avec des catéchumènes. Ils aimeraient creuser avec lui. Tout le monde aime, mais
on oublie. On ne creuse pas… Lui, il les ferait creuser, les jeunes, dans la tour, comme il en avait fait creuser en
Arménie, dans la Montagne noire, à Saint-Bertrand-de-Comminges, dans les Cévennes, en Italie, dans les grottes de
Sardaigne. « Vous ne me direz pas qu’il n’y pas quelque chose là dessous. C’est prometteur. On verra au moins
apparaître la base de la tour». Le Pasteur s’agitait, piétinait, faisait de grands gestes. L’Architecte considérait
quelques pierres. Je regardais les arbres sans feuilles, les troncs, les longues herbes écrasées, cette nature sans
douceurs.
J’ai beaucoup creusé avec le Pasteur, mais l’Architecte ne nous a jamais accompagnés fouiller les capitelles
de l’Aude à la recherche des vieux outils. Il ne plonge pas ses mains et ses bras dans les poubelles. Dans les grottes,
où il est descendu avec nous, il ne gratte pas l’argile pour en extraire des dents d’ours ou de hyène. Je ne le crois pas
du tout tenté par « les bijoux perdus de l’antique Palmyre ». La vérité, pour lui, n’est pas sous les pieds, dans la terre.
C’est un constructeur de formes hautes et claires, alors que j’ai consacré une bonne part de ma jeunesse à creuser
vers des trésors abandonnés, cristaux, serpentines, fossiles, haches et colliers… Enfant, je trouais les jardins
successifs de mes parents. J’y forais des galeries. J’y découvrais des bancs de sable ou d’argile. Je dressais
l’inventaire géologique du potager ou de la pelouse. J’indignais ma famille, tant je transformais en carreaux de mine
les plantations. Je m’étais même équipé d’outils. Je disposais d’une tarière pour forer à plus de deux mètres. Je
puisais. J’extrayais. Avec les argiles que je récoltais, je fabriquais des poupées, des marionnettes, des jouets que
personne ne m’enviait. La cave de mes parents, la cave de ma grand-mère paternelle, la cave de mon grand-père
maternel étaient peuplées de pierres. J’y avais des empreintes de pas de chirotérium sur les dalles rouges du
saxonien, des oursins, de grosses plaques à trilobites, des barytines crêtées, des cubes de fluorine, de la chalcopyrite,
des ammonites parfois énormes, des walchia piniformis, des scutellas, des pecopteris, des rynchonelles, plusieurs
cérithiums giganteums, des cageots de galène, de blende, et même de la pechblende, avec de l’autunite jaune, très
jaune, de la torbernite verte, et un flacon de Yellowcake, poussière orange, concentré de minerai radioactif, dont
j’aurais dû me débarrasser, mais que je conserve, tant il est bon d’avoir chez soi un terrifiant poison. A dix-huit ans,
j’avais beaucoup creusé, mais je ne connaissais pas précisément de fille. Le Pasteur connaissait mieux les vagins que
les descenderies. C’est avec moi, je crois, qu’il s’est dépucelé en mines. Il a découvert le plaisir d’ausculter les
filons. Il se régale désormais à la pénétration des trous souffleurs, qui donnent accès aux travaux romains. Et nous
creusons. Nous creusons de confiance. Nous creusons comme des moines qui font leur tombeau. Nous creusons par
vertu, pour le plaisir, sur les pages, dans les tas, au bord des rivières, dans la plaine, au plus profond des grottes, et
dans l’humus des forêts. Parfois, il m’est arrivé de débusquer une salamandre. Mes trous m’ont fait voir des mondes,
nids de fourmis affolées, serpents, vers, des millepattes interminables, racines rouges, un silex taillé impeccable que
nul n’avait vu depuis vingt mille ans, une plaque-boucle, la main d’une femme arménienne, une bille, une boucle,
une bague, un cristal bleu, de gros grenats de Colobrières, des conocoryphes de Coulouma, des rostellaires dans la
grande carrière de Baron. Creuser vaut les psychanalyses et les voyages. C’est une philosophie en acte. Les mineurs,
les foreurs, les tunneliers, les ouvriers des tranchées sont des hommes profonds. On ne creuse pas sans penser.
72
Un soir, sur un causse, j’ai vu venir quatre hommes. La nuit tombait. Ils transportaient des cordes, des
seaux, une échelle, des lampes, des outils. Il y avait là deux quinquagénaires, et deux jeunes - leurs fils - tous
également sales, fourbus, et fraternels. Ils venaient de désobstruer un boyau, dans l’espoir de faire communiquer
deux réseaux. Ce soir-là, ils croyaient s’être rapprochés de la possibilité de la jonction. Ils la sentaient venir, et ils
dirent qu’ils avaient vu des crânes d’ours, des os et des griffures de hyènes. J’imaginais la nuit en dédales sous nos
pieds, les ossements, la patience, et le courage de ces hommes pendant des années. Nous avons marché un moment
sur les sentiers du causse, puis nous nous sommes perdus, mais leurs rêves m’étaient proches.
L’Architecte ne se vouerait pas à un passage d’ours sous trente mètres de calcaire. Très peu de goût même
pour les églises médiévales, qui sont des grottes. Désobstruer la vieille base de tour que le Pasteur lui montrait ne
pouvait être son rêve.
- Filons, disait-il filons. Je veux voir la base du château, la salle dont parlait madame Muller.
- Mais ça ne te fait pas envie, cette tour ?
- Tu auras toujours le Professeur pour se saloper avec toi. Filons.
On ne résiste pas à l’Architecte. Quand il refuse, il refuse. Il faut suivre, et filer avec lui. Pas question de
s’attarder dans un restaurant populeux, frelaté, douteux, malodorant, si, brusquement, il le décrète insupportable. Il
sort. On doit sortir. Peu lui importent les scandales. Gentil d’ordinaire, et même prévenant, il devient raide, cassant,
ironique, violent. Son « non » est inébranlable. Il file. Ainsi se refusait-il à admirer les possibilités archéologiques
d’un tas de ronces. Ce grouillement de plantes douteuses, de pierrailles, et de débris humides, soudain, l’écœurait. Il
cassait. Je l’ai vu fuir des foules, s’arracher aux grouillements touristiques de la Grand-Place à Bruxelles pour aller
arpenter des rues désertes, où il admirait des immeubles qu’aucun passant ne regardait. Dès lors, sauf à rompre
l’amitié, il fallait considérer une porte, un bord de fenêtre, un mur en béton, une ferronnerie, et vite, entrer dans un
musée méconnu, derrière une grosse porte noire, complaisamment ouverte par un gardien étonné d’avoir des
visiteurs, et qui abritait une salle, remarquable par son plafond, son volume, le galbe d’une poutre, ou même un
soutènement… L’Architecte fuit les foules. Il évite à la fois les manifestations et le grouillement des vers quand on
creuse. Il marche pour ne pas se sentir pris dans les ignobles débordements lents de matière. S’il accepte, et même
désire voir le caca en face, il ne veut pas s’y trouver mêlé.
Je vais de manifestation en manifestation. Débordements... Questions : comment écrire sur cette journée de
Saint-Thuret, quand des foules défilent, appellent, quand le Pouvoir tente d’imposer sa réforme des retraites, quand
la plupart des intellectuels et des artistes « travaillent », et que des flots bariolés, parfois violents, dansent, chantent,
crient dans les avenues, sur les places, composent jour après jour sur des ballons énormes et des banderoles, en
phrases du jour, loin des rats de l’art contemporain, un tonitruant Printemps d’Octobre ? Comment entendre à la fois
mon oreille côté France-Culture et mon oreille côté rue ? Paroles savantes, universitaires, artistiques, vipère KanterSperbo, nuit de l’éthique, ex de Carla, spécialistes qui font carrière, créateurs, hommes élégants, sensibles, et
droitiers ? Les gros, les chauves, les maigres, les anoraks, les pas habiles, les déguisés en Obélix, en Astérix, les
Mollex, les femmes de la Sécu, des impôts, les infirmières, les Pôle-emploi, les TZR, les « Sarkozy, t’es foutu », et
les fumigènes… Tout à la fois. Ma boîte email est pleine de messages qui m‘incitent à des spectacles, à des lectures,
des expositions : « Viens me voir. Viens applaudir ma performance. On fait un truc sympa, bien soutenu, dans un
petit théâtre, ou dans un gros. On va passer à la radio. Je fais une émission. Ecoute-moi. Toi, là bien planqué derrière
ton écran d’ordinateur, écoute-moi ». Et, chez ces créateurs, pas un mot des gros flots de peuple. « Non, moi, je ne
peux pas. Manif, no. Je prépare mon spectacle. Je suis en répét… Overbooké, on the rocks… Je touche pas terre. Et
toi, lis mon texte, vois mes toiles. Tu as le temps, gréviste, dilettante, aspirateur à retraites… Qu’est-ce que t’as à
foutre des bofs qui veulent rôtir leurs saucisses à Narbonne, même l’hiver, chercher des champignons, pécher des
crabes ? D’ailleurs, c’est cuit, les Belges travaillent jusqu’à soixante-sept. Lis le Monde. Y a pas de retraite pour les
artistes. Pense à Rembrandt, ou à Messiaen. On crée toujours, nous, et même quasi morts. Créateurs vifs, jusqu’au
cadavre, et cadavre inclus. L’art est plus fort que la mort » !
Moi, pareil, je crée, j’écris, je confère, je groupe de petites troupes applaudissantes. Je voudrais pas crever.
Phénix des hôtes de ces bois, faut pas qu’on me ramasse la « sub » de la Drac ! Donc kifkif moi, les autres. D’où
critiquer ? Je suis à même soupe d’egos, gonflant et seul, croyant au génie, moi. C’est à pleurer. J’en suis.
Un de ces egos m’envoie un mail : Ame à vendre, et cul, et foie, et rate, et lèvres, vraiment pas cher, parole
de Singe. A vendre. Achetez, messieurs, achetez, mesdames... A sa liste de diffusion, dont je suis, cet ego latiniste
annonce qu’il préface un recueil de poèmes, œuvre d’un tunisien, bien imprimé, chez un éditeur sponsorisé
73
Sorbonne, quelque chose comme Lumière des vergers, ou Vergers en lumière, ou vergers lumières (j’oublie vite), en
tout cas du printemps, des plantes, des fruits, du poétique, en vers, émouvant, vaguement carthaginois, pas islamiste,
adoubé d’université. Paul Vadius m’envoie ça, avec liens internet nécessaires, pour que je (et un Belge, et un Turc, et
cent professeurs, et un Suisse de sa liste de diffusion…) sache… Quelle extase ! Paul Vadius est un de ces lombrics,
longs et lents fouilleurs, fouineurs, mangeurs de fumier, travaillant, veillant dans leurs mines, se faisant
méthodiquement chier pour être, car ils montrent leurs crottes, et pètent volontiers pour monter plus vite. Ils sont
nombre. « Ecoutez-moi, spectacle, livre, préface…. Je collabore à une émission. J’ai un site. Lisez-moi. Je parle. Vos
gueules ! J’ai un projet. Je ferai naviguer cinquante photographes sur la Loire avec l’appui de l’Europe. Il y aura des
acteurs à poil sur les bateaux… Bravo à nous, poètes aux nues, baisant le public, comme Jupiter Io, ou Cupidon
Psyché, invisibles et visibles, subtils obscènes, en gloire, inspectant depuis nos bateaux brumes ».
Je suis des deux mondes. Traversé, de passage, passant, passé, passif, passant encore ouvert aux passages,
comme un écran, écrivant, écrit, bouffant la terre, l’engloutissant, estomac, bouche, anus, et creusant, me creusant,
me métamorphosant par mes trous et vaniteux comme un artiste. Je suis aussi gueulant, et manifestant, hurlant
« Sarkozy t’es foutu », et rêvant retraite à soixante ans, et voulant fusiller les artistes, les intellectuels traîtres à tout,
toujours, exigeant le rétablissement de la peine de mort pour les faux poètes, confus, chaotique, sympathisant des
Mollex déguisés en Obélix, friand de Monteverdi, contemplant les cupules préhistoriques, descendant aux grottes et
marchant dans l’odeur des saucisses entre les cocus du tiercé, les non créatifs, hurleurs pour des congés, défenseurs
de leur droit sécu à s’astiquer gratis de crèmes les trous d’âme… J’y suis. Dedans, dans ce tas mobile et moi, double
enfer, lourd de doutes, me vomissant et m’éclatant d’étoiles. Je marche avec, troupeau moi-même, et cassé. Je ne
m’arrache pas à mon pot, chaussures lourdes, paysan. Attablé face à mon écran, chez moi, devant ma fenêtre je vois
béer « Passage » dans la bouche noire de la nuit, avec dedans mes trafiquants de retour, la police les ayant laisser
filer, le type de la BAC, incrédule, en vacances, au téléphone, me disant ne pas comprendre pourquoi le principal
bandit n’est pas en prison… Le policier ne comprend pas. Je ne comprends pas. La nuit est épaisse. Le passage
s’enfonce. Le bateau brume est un gros brouillard. Voici quelques nuits, trois voitures ont brûlé dans la rue. J’ai vu
les pompiers s’agiter, vers deux heures du matin. Ce soir, les poubelles sont renversées. Les boueux ne ramassent
plus. C’est la grève pour les retraites. « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure » ! Je pense à cette
phrase de Pascal. Je la retourne : creux cœur, cœur creux… A Marseille paraît que c’est pire. Pas pire qu’à Naples,
du moins, où il n’y pas de grève. A Naples. c’est comme ça, toujours, poubelles et volcan. Ça déborde. Berlusconi
promet de régler le problème, mais l’auteur de tant d’ordures ne chassera pas d’Italie les poubelles. Et les miennes
devant ma fenêtre dégorgent, offrent à ma nuit un air napolitain. Ces putains dégorgent de vérité. Naples, Naples,
voir Naples, sans mourir, devant mes tombeaux, beautés, têtus témoins…. Je m’y tiens, ventousé à mon écran,
écrivant, prêt à manifester, mais sans courage, sans énergie, sans aller égorger les membres de jurys tricheurs, les
auteurs des fuites de pétrole, moi, corps plein de tripes, tête coiffée d’antennes, et impuissant, nul dans l’immense,
cloué aux pixels, vertigineux sur sa planche, silencieux, composant des lignes, sans croire à leur effet bombe,
terroriste quinqua pétard mouillé, marchant dans son jus d’explosif, se piétinant la langue, l’acceptant, sachant ça,
gros sac, et contradictoire comme tous, barda mu, dans la foule et artiste, corbeau avec fromage au bec et tentant
encore d’être rouge, Phénix révolté, prêt à éclater son cœur comme une grenouille, mais avec courage encore
grenouille dans la boue, la moelle, le moi, la fosse en marche.
L’Architecte dégage, se dégage. Il marche, et seul, file au vent, suivi parfois de rares amis, ou de ses
enfants, mais seul essentiellement, taillé pointu aux souffles d’en face, jambes en avant, pressé. Ça le désespère, que
le cœur de l’homme soit creux et plein d’ordure. Il le voudrait dur, ferme, avec de la tenue. Il le voudrait tout d’un
bloc de belle viande, pas douteuse, un bon beef bio, tout de Rodrigue, ce cœur. Pas débordant, juste ce qu’il faut, à sa
place, net, absolument pas suspect. Rodrigue, as tu du cœur ? Oui, un beau cœur bien cœur avec belle architecture. Et
pas de place pour l’ordure.
C’est ainsi qu’il marchait, dans l’air vif, devant nous, quittant les broussailles que le Pasteur rêvait de
creuser.
- Rodrigue, as-tu du cœur ?
- Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure !
L’Architecte marchait, franchissant les clôtures. Il se dégageait, cœur vif dans la lumière blanchâtre. Il y
avait un peu de brume devant sa bouche. L’Architecte marchait, je le suivais immédiatement. Cet été, je l’ai vu dans
les rues de Bruxelles, et dans les garrigues. Toutes ces marches se superposent. Je me souviens. Je cherche à
74
retrouver l’élan de ses pas, son rythme quand nous contournions le château, quand nous descendions le long du
rempart, quand nous inspections les pierres, et que le Pasteur s’émerveillait.
- Ce n’est pas rien. On y est. On va en faire quelque chose de ce château ! Les portes nous sont ouvertes.
On est béni. Vous vous rendez compte les gars, on est là… On peut faire ce qu’on veut. On pourra imaginer des
colloques incroyables, des fouilles, rassembler des jeunes. On pourra multiplier les performances, prier, amener toute
la Marche de la poésie. Et regardez ces pierres, Ca, c’est taillé. Et quelle vue ! C’est là qu’il faut se poser. Enfin se
poser, Vivre.
- Tu vas vivre avec madame Muller ? Madame Muller ?
- Ne rigole pas. Imagine ce qu’on peut faire. Si seulement on a du temps… Si on a la foi…
- Bouvard et Pécuchet avaient la foi… Ce fut un fracas épouvantable…
L’Architecte riait. Il ricanait. Il montrait aussi de belles pierres de taille curieusement disposées dans le mur.
- On a construit. On a déconstruit. Je me demande ce que c’est, ce bloc. Un morceau de voûte ? Il faudrait
avoir des plans.
- Pierre Roger de Bousignac ne reconnaîtrait rien, ajoutai-je. Imaginez le marchant autour de cet éperon. Là,
le château couvert de palissades… Par là, sur les remparts, des hommes en armes, l’huile bouillante… Pierre Roger,
au retour des croisades vient d’ouvrir la ceinture de chasteté de sa femme. Il est fatigué, mais sa femme a de gros
besoins.
- Comme tu y vas !
- Dis plutôt que le sire Godefroy de Saint Le Guillou, resté sur place, et pas désireux de se faire empaler aux
croisades, avait un double des clefs de la ceinture de chasteté. Il s’éjouissait avec madame, pendant que Pierre Roger
mangeait des Kebbabs.
- Pierre Roger, as-tu du cœur ?
- Godefroy Le Guillou l’éprouvera sur l’heure…
- C’est là ce qu’il aura eu de meilleur…
- Délire, délire… Nous déparlons….Vous êtes des obsédés du cul, messieurs. Pierre Roger de Bousignac
était un alchimiste mystique. Il s’occupait de haute poésie et de mystère. Il consultait dans les souterrains du château
de précieux parchemins venus d’Orient…
- Délire encore…
- De toute façon, la plus extraordinaire, c’est madame Muller, prêtresse de ces lieux, nègre de Brigitte
Bardot…
- C’est ce qu’on verra.
- Allons voir d’abord les salles basses.
- Aux salles basses !
Nous trois hommes, nous marchions, venant de loin, par voiture et avion, étrangers à l’histoire de SaintThuret, touristes aventuriers en province française, bobos branchés, débranchés pour l’heure, réputés cultivés,
brillants, aptes à vivre en ce début du troisième millénaire, car flexs, kiffants, ou du moins kiffables, et même top big
up, obstinés sujets dans un monde qui s’effondre et dégorge, chevaliers Panurges des dives bouteilles du vieux
temps, et sous un grand ciel blanc, allant sans politique ni ambition, parmi le songe qui débordait comme le pétrole,
désormais bloqué au fond du golfe du Mexique, après le succès de BP, mais dont l’énorme flot voyage désormais
aux profondeurs océaniques, panache entre les méduses, les noyés, les boîtes noires des avions disparus et les
galions.
Nous contournions le château par des escaliers, des terrasses, un chemin. Le Pasteur marchait en tête.
« Monsieur Berthier avait restauré cette salle. Vous verrez, il y a des voûtes, et plein de choses dedans. Tu vas
halluciner... Des tableaux, des sculptures, un piano… C’est par là. Encore par là. Et voilà ».
75
Il nous faisait passer une porte, vers des voûtes de pierres régulières, propres, des espaces bien éclairés, une
profondeur accueillante peuplée d’objets, sans bric-à-brac, ni odeur de chiens. Une grande table, des chaises, des
cadres aux murs, des bibelots, un piano…
- Tout cela s’offre à nous !
La lumière électrique, abondante, faisait apparaître la richesse chromatique des moellons calcaire, d’un
jaune délicat, parfois orange, avec des veinules rougeâtres, composant ensemble des lignes régulières et souples.
Personne apparemment n’avait vécu dans ces salles depuis des années, et personne ne semblait les avoir utilisées.
Aucun débris suspect. Pas de papier gras. Pas d’épluchures ou d’assiettes sales. Tout était couvert d’une légère
poussière, mais nous n’étions pas chez la Belle au Bois dormant. Cent ans ne s’étaient pas passés depuis la dernière
activité humaine. Aucun des objets ne semblait très vieux. Les meubles, les coussins, les cadres dataient des années
soixante. Rien du dix-neuvième siècle, sauf peut-être quelques coquillages, ou des poignards ramenés de voyages.
Pas de débris d’amphores. Pas d’armoire Louis-Philippe. Aucun livre ou tableau ancien.
Ces salles ne puaient pas. Les chiens ou les chats n’y venaient pas pisser. Des radiateurs électriques
d’appoint y tenaient lieu de système de chauffage. Les quelques éléments de cuisine moderne, vers le fond,
paraissaient n’avoir pas servi depuis des années. Pas d’odeur. Même pas celle de terre mouillée et d’air humide.
Aucun suintement de sueur humaine ou animale. Depuis longtemps, sous ces voûtes, personne n’avait fumé, vomi,
ou déféqué. Il n’y avait là aucune trace des remugles que nous avions respirés, le matin, dans les pièces qu’utilisait
madame Muller. Dès lors, les objets présents paraissaient isolés, autonomes, libres comme dans une exposition. Rien
ne traînait entre eux qui eût pu faire lien, comme dans une maison vivante, où un torchon, un vieux sac, quelques
journaux, des clefs, une boîte de médicaments, des gouttes de jus, parfois une chaussette, un mégot, ou un chat
peuplent les vides séparateurs. L’odeur, surtout, chez des vivants, assure la continuité. Elle donne un air de famille
aux choses. Aucun besoin qu’elle soit forte. Sa présence suffit pour créer la communauté. Dès lors, quand elle
manque, et que manquent aussi les débris qui ponctuent le vide, les choses paraissent en exposition. On se croit dans
un musée, et, presque un musée d’art contemporain, car la nouveauté des bâtiments, ou le nettoyage radical, les
matériaux des pièces présentées, qui sont rarement de vieux bois, de toiles, ou de peaux, leur petit nombre, les grands
espaces vides, la propreté des visiteurs, qui ne sont pas des vagabonds ou des troupeaux d’oies, rendent ces lieux
inodores. Pas de musc, par d’organes. Un musée de petite ville de province, au contraire, avec toiles sales de peintres
locaux, animaux empaillés, araignées, vieux osiers, artisanat populaire, collection d’insectes ou de champignons, et
quelques gardiens vaguement alcooliques, pue, ce d’autant plus qu’un hôtel Renaissance l’abrite, ou une maison en
colombage, avec toiture et cour moussues, près du marché aux volailles, de la pâtisserie, ou d’une rivière… Cette
odeur, ajoutée aux hasards de la présentation, et mêlée parfois aux paroles d’un marquis Action française, d’un
sacristain, ou du président de l’association des pressophiles, qui fait office de conservateur, donne aux collections la
continuité d’un poème. Mais les musées d’art contemporain ne puent pas de cette odeur organique. Ils séparent les
pièces qu’ils présentent, les détachent sur des murs blancs sans tapisseries gondolées, ou arabesques de salissures, si
bien qu’ils donnent à une crotte lyophilisée, un carré rouge, ou un bloc de béton la chance de s’exposer, c’est-à-dire
de sortir hors notre monde, d’entrer en suspension métaphysique, pour atteindre l’abstraction d’un mégalithe qui ne
reposerait pas sur la terre. Ainsi l’urinoir paraît : l’urinoir est sans odeur. Il s’expose parce qu’il s’expose, et sans
sexe qui s’y pose.
Les deux salles basses de Saint-Thuret, par longue absence d‘habitants, avaient acquis l’étrangeté d’un
musée. Le Pasteur nous expliquait que France Jeunesse, pendant dix ans, les avait maintenues dans l’état où le
dernier propriétaire les lui avait léguées. Elle avait ajouté le chauffage électrique et des éléments de cuisine pour y
organiser des séjours de groupe. Aucun groupe n’était venu. Madame Muller avait préservé les objets dans l’état et la
position où les avaient laissés monsieur Berthier, de même qu’une mère, dont la fille mourut d’une rupture
d’anévrisme, conserva quelques années, jusqu’à sa propre mort, la chambre, comme elle l’avait trouvée, le matin du
cadavre. C’était à pleurer. C’était à vomir. J’aurais préféré entrer dans le tombeau, voir l’intérieur de sa fosse avec le
corps pourri.
Dans les deux salles du bas, nous allions d’objet en objet, considérant, décrochant, palpant, imaginant des
prix et des emplois possibles. Le Pasteur disait qu’il faudrait faire l’inventaire, parce que le trésorier de Patrimoine
Protestant envisageait de tout mettre en vente et qu’il ne faudrait pas qu’un antiquaire se saisisse d’une rareté.
Madame Muller, lors de sa première visite, lui avait laissé entendre que quelques-uns des tableaux coûtaient cher, et
qu’il faudrait veiller au grain. Il attendait notre avis.
76
Je remarquais sur un piano un œuf d’autruche. J’en approchais mes doigts. Je le caressais. Je le considérais.
Je n’en ai jamais possédé. Dans ma chambre, j’ai un œuf de dinosaure, récolté au bas de la montagne Sainte Victoire,
mais c’est du caillou rougeâtre. Le mystère n’est pas le même. Tout œuf n’enfante pas les mêmes songes… Monsieur
Berthier avait-il ramené le sien d’un voyage en Australie ? L’avait-il acheté chez quelque naturaliste, ou dans une
vente aux enchères en France ? De quand datait-il ? Depuis combien d’années le jus vital avait-il déserté sa forme ?
Je caressais la coquille. Je la pressais contre mon oreille pour y entendre.
- Magnifique, n’est-ce pas ?
- Oui, magnifique.
Aujourd’hui, devant moi, dans ma bibliothèque, je vois un gros natica blanc du bartonien de la carrière de
Baron. Un trou y fut foré, voici soixante millions d’années, par une étoile de mer. Je colle souvent mon oreille contre
ce trou. J’écoute le bruit de la mer bartonienne, qui est le bourdonnement de mon sang. Je règle le son avec mon
doigt qui obstrue ou n’obstrue pas l’orifice foré par l’étoile de mer. J’écoute par moi le monde en cette spirale de
calcaire blanc. De même, j’écoutais le secret de l’œuf à Saint-Thuret. Je fermais les yeux. J’aimais la douceur contre
ma chair de cette coquille qui n’est pas de chair, et dont rien dans mon corps ne me donnait idée. J’imaginais à
l’intérieur l’obscurité tamisée de lueurs. Je songeais peut-être au Ptyx mallarméen, qui semble désigner une coquille
vide, avec laquelle on peut faire de la musique, un « creux néant musicien ».
Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure !
Le creux de l’œuf d’autruche était vide et désirable. Par contraste, l’ordure s’accumule sous mes fenêtres,
car une de mes voisines d’en face, croyant n’être pas vue, pour débarrasser son propre trottoir des effets de la grève,
vient de déposer sur le mien un gros sac dont elle refuse que le sien soit encombré. Elle expose chez moi son ordure.
Elle croit soulager sa conscience grâce à la nuit, mais je la vois parce que j’écris et laisse mon volet ouvert. Je la
vois. Je l’ai vue. Que le cœur de cette femme est creux et plein d’ordure ! Or, son acte n’est rien à côté du Printemps
de Septembre, qui a infesté d’ordures ma ville, au bénéfice des mafias de l’art contemporain... J’ai vu mon maire,
homme grisâtre, guidé par un chef du Printemps de Septembre et une pouffe, toute une après-midi, voir des cubes,
des cartons d’ordures, des canapés kitch, une grosse foufoune en plastique, des structures avec saucissons pendentifs,
des séries de balais-brosse, un atelier de garagiste, des tentes d’indiens, quelques culs, des seins, un gros sein en
plastique rouge. Il devait écouter, ne pouvait pas fourrager sous la minijupe, ne pouvait pas, comme moi, ramener le
sac d’ordures sur le trottoir de la voisine, ou enfourner dans sa poche des bouts d’œuvres, en leur substituant de la
terre, des mégots, des pommes, ou des dés. Corps serré, fesses calées à bonne hauteur sous sa tête, il a fini par me
lancer un regard contrit, mais les vidéos, montrant des foules piétinantes, gueulaient. Un haut-parleur annonçait :
« N’oubliez pas que vos allez mourir ». Des affiches proclamaient que des visiteurs pouvaient se mettre nus à tout
moment, qu’il ne fallait pas être surpris, et partout de grosses peluches bleues, vertes jaunes, des sexes, des crânes
multicolores, un miroir tournant, encore des vidéos avec des foules, des bateaux, la pluie qui tombe, un avion qui
décolle, et de grandes affiches, et des têtes d’artistes et du sable.
Voici trois semaines, une immense manifestation avec drapeaux rouges CGT submergeait les environs de
l’exposition. De grands panneaux Musée en Grève flottaient au-dessus des grilles. Dedans, dehors, c’était pareil,
mais dehors ça bougeait, avançait et marchait, avec des Obélix énormes, des Panoramix, de gros tam-tam, des
hurleurs, des CRS encore plus drôles que les Obélix, de petites femmes secrétaires, des groupes d’instituteurs en
colère, puis les pompiers, et tout ça éclatant, pétaradant, lançant des fumigènes tortillant tout autour de la ville, tout
autour du Musée, qui contenait, en silence peut-être ce jour-là, pour fait de grèves, les installations, les schtroumpfs
rouges, le phallus géant, la foufoune Gargantua, « vous allez mourir, vous allez mourir », le tout plein bruyant total,
anticoquille d’œuf.
Moment de paix sensible à Saint-Thuret quand mon oreille écoutait l’œuf… J’en porte l’absence, comme un
fœtus. Je me tends dans ma nuit vers mon oreille. « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure » ! Cet œuf
me déployait, et, m’en souvenant, l’écrivant, les phrases qu’il m’inspire forment pour moi une exposition bruyante
dont l’intérieur est un tas, le tas où je suis, nous sommes, tas creux, parce que le cœur manque. Et ça prolifère,
emporté, emportant, charroi d’artillerie et de pétards, grand bric-à-brac en déroute sur des routes qui ne sont plus des
routes, débâcle où le soupçon travaille, le scrupule multiplie, les vers en tous sens grouillent, effondrement de
fumier, qui serait simultanément un volcan, un puits violent, la grande éjaculation du cœur creux qui n’est pas le
cœur. « Comment agir, ô cœur volé » ? « Mon triste cœur bave à la poupe. Mon cœur est plein de caporal, Ils y
lancent des jets de soupe »… « A qui donner le prix ? Au cœur si l’on m’en croit ». Les phrases tournent. Rimbaud,
La Fontaine... Echanges d’anges avec Pascal… « Prenez mon cœur qu’il soit sauvé ». Mais rien ne sauve le cœur ces
77
jours-ci. Je reçois le Monde, France-Culture, les poubelles débordent. Je me souviens de l’œuf d’Autruche, dans le
château si plein. Je l’écoutais.
Je sors d’une exposition sur la Préhistoire : vidéos, portraits d’universitaires, bouts d’os, silex taillés de toute
époque, statues-menhirs, enfants s’agitant d’ordinateur en ordinateur, chambres noires, zones de lumières, écrans
tactiles, bornes interactives, squelette d’ours, enregistrement de cris de Mégaceros, ruts de Mégaceros, piétinements
de Mégacéros, présentation d’une tombe mésolithique avec deux squelettes en connexions, ornés de colliers de
coquillages, sous des bois de rennes. Le Muséum l’a exposée pendant soixante-dix ans. Les dimanches, avec mes
parents, je regardais cette fosse parmi les étagères chargées d’outils, de momies, de masques, d’oiseaux empaillés,
les serpents dans le formol, à quelques pas d’une grande paysanne en plâtre qui gavait une oie, parmi des pots de foie
gras… O cœur plein de foie gras, monde perdu qui me semble avoir été plein… Aujourd’hui, le cœur est supplicié.
L’exposition au Muséum est un chaos agité, cœur vide. S’y étalent une fosse bretonne avec deux squelettes, une
enquête sur cette fosse, un hommage à la science archéologique locale, une concentre des collections préhistoriques
du muséum, le tout par flashs, contacts, mélanges, raccourcis, et sympa, cool, flex, ludique, écologique, pour les
enfants, les yeux, les oreilles, sans négliger le CNRS, la Bretagne, les statues-menhirs du Tarn, la planète Terre, le
Soleil, la Mer, les ateliers de taille de silex, la Vénus de Lespugue, fichée dans une vitrine avec des os gravés, près de
bretons 1920, et dans l’ombre bruissante des vidéos. Jets de soupe… Bave à la poupe… Au bout du compte, tout,
rien, tourisme... Que le cœur du Muséum est creux et plein d’ordure. Kif-kif Printemps de Septembre. Et rappelonsnous le Marathon des mots, la nuit de l’Ethique, autant de bateaux brumes à gros jets de pétrole… On n’y comprend
rien. Et qui se souvient ? Ça passe. Actualités, passages… Mon pauvre cœur bave à la poupe… Que le cœur de
l’homme est creux et plein d’ordure ! Plein parce que creux. Ça se retourne. Cœur, Creux, Creux, cœur… Toujours
au cœur creux tourne la langue. Apocalypse. Pentecôte. Et rien à voir, tout à voir. Ils y jettent des jets de soupe…
L’Architecte est l’homme de l’œuf. Il en aimait la tenue. J’imagine qu’il eût voulu construire cet œuf
d’autruche. Plusieurs fois, je l’ai soupçonné de ne pas travailler pour le grouillement humain, la vie suspecte, les
écoulements. Il aime les formes sans chieurs.
Mon ami ne pouvait rien me dire des sentiments que je lui prête. Le lieu ne s’y prêtait guère. Le Pasteur
n’aurait pas souhaité une conversation intime entre nous. Peut-être faudra-t-il que nous soyons morts pour en parler.
Le plus vieux des Français est mort hier. Il s’appelait Philibert Parnasse. Il avait 109 ans. Un maire de la
Guadeloupe lui rend hommage. George Frèche aussi est mort hier. Il paraît qu’il signait un document, et il est mort.
Georges Frèche. Philibert Parnasse : ces noms tournent. Des fosses vont se remplir de Georges et de Philibert. Leurs
noms s’affichent sur mon écran. Que l’écran de l’homme est plat et plein de morts !
Un homme dans Le Monde vient de signer un article : La retraite, agonie d’un mythe français. Cet homme
s’appelle Robert Redeker. Il se présente comme philosophe. Tel est son statut : philosophe. On doit le connaître
comme philosophe. Philosophe, tel est son titre dans le Monde. Philosophe, aimant la sagesse, philosophe, penseur
critique comme Socrate, Kant, ou Foucault. Philosophe... Robert Redeker s’est illustré contre Mahomet, en 2006, par
un article méchant, copié largement dans une vieille édition de L’Encyclopédia Universalis. Cela lui a valu une
fatwa. Des musulmans l’ont condamné à mort. J’ai signé en sa faveur une pétition. Je lui ai même envoyé un mot. Il
a pu se cacher quelque part en France. Un poste sécurisé lui a été trouvé au CNRS. La République, soucieuse de la
liberté et de sa vie, a déployé de grands moyens pour l’abriter, et il peut donc envoyer au Monde un article comme :
La retraite, agonie d’un mythe français… Depuis son Parnasse tranquille, il le signe sans mourir. Tout va bien. On le
voit. Il est en page Idées du Monde, lui philosophe, agrégé philosophe, bien étiqueté. Contre lui, gageons qu’aucun
intellectuel français fameux, en cour, avec rang de Professeur au Collège de France, crachoir sur les radios, dans les
émissions, les chaires, au haut du panier des échanges colloqueux, ne lui lancera une fatwa. A France-Culture même,
Jean-Louis Bourlanges a loué l’article. Personne n’a contredit. Oui, oui, la retraite, c’est un mythe français. Oui, oui,
Bourlanges… Et pas une ligne de Michon, de Quignard, de Le Guillou, de Novarina, d’Attali, de Sollers, de
Fumaroli, de Compagnon, de Todorov, de Marion, d’Elisabeth Badinter, de Michel Serres, de Badiou, même, ou
d’Onfray, et naturellement pas de Francis Wolf, marchand normalien de la philosophie de la corrida… Pas un mot.
Et pourtant « que le cœur de l‘homme est creux et plein d’ordure » ! Un mythe, la retraite ? Pour ce philosophe du
Monde, la démocratie, la liberté, le droit à l’expression pourraient bien s’avérer aussi des mythes français, quand un
pouvoir, par exemple taliban, les abolira. « Oh », écrira monsieur Redeker, « la démocratie, la liberté de parler
étaient un ciment social illusoire. C’était un mythe, et comme tel promis à la destruction. Vive le pan-pan cul-cul du
dictateur du jour, par exemple taliban, parce qu’il est le réel, que je suis du côté du réel, moi philosophe, et que je
m’aime fameux… Vive le pan-pan cul-cul pourvu qu’on me garde une planque, par exemple aux Temps
modernes »…. Ce cucufiant Redeker oublie que la retraite est une conquête des Français, un progrès considérable
78
pour eux et l’espèce humaine. Il n’a pas vu que des gens ont réellement pris leur retraite à soixante ans, peut-être son
papa, son voisin, son coiffeur, son facteur, son instituteur, tous pauvres fous selon lui, et qu’ils en ont fait mille
choses pour eux, leurs enfants, le monde, qu’ils se sont inventé un nouveau corps, des cultures, des pratiques
sociales... Pour lui, les retraités sont au vestibule de la mort, et il s’étonne que la retraite soit désirable, mais il ignore
que la vie entière est le vestibule de la mort, ce que savaient Sénèque, Epictète, Epicure, Ronsard, Lao Tseu…. Si
l’on devait ne pas désirer la retraite parce qu’elle est plus proche de la mort que le moment où on la désire, on
désirerait rarement. Redeker ne devrait pas désirer un miteux poste pépère au franchouillard pays des mythes, plus
tard, bientôt, un poste qui lui permettra de publier encore, parce qu’à chaque publication, à chaque jet d’encre de son
cerveau, à chaque coup d’encens que lui donnera Jean-Louis Bourlanges, sa mort sera plus proche… Pauvre Redeker
qui oublie que La Fontaine voulait inspirer à ses lecteurs l’amour de la retraite, et que cet amour est plus sage que la
volonté de publier, de publier encore, de publier toujours pour ne pas mourir, et jusqu’à fâcher d’exotiques barbus…
Quel con ! Il faudrait l’offrir à quelque méchant Mollah, vraiment méchant, très très très méchant. Chez ce mollah,
là, il dirait que les droits de l’homme sont un mythe français, et qu’il est normal qu’Omar avec sa mobylette lui
écrase le visage, puisque la croyance au visage est le mythe survivant aux deux désenchantements majeurs des deux
derniers siècles. Oui, l’agonie d’une croyance est toujours convulsive, nécessitant des rites. Super Redeker… Tout
en le fessant en cadence, son mollah lui laisserait le temps de relire rituellement Lévi-Strauss. Quand il aurait appris
ce qu’est un mythe, pendant qu’un barbu boucher l’égorgerait, il pourrait gémir que la vie est un mythe français…
Ensuite, sa tête abandonnée au bord d’un chemin répéterait que le droit de se garder sur des épaules était un mythe
français, et qu’hélas les biques du réel, désormais, chient, sans possibilité de retraite, sur un philosophe des Temps
modernes leurs crottes colorées, avec des rythmes péteux, et qu’elles portent à sa dernière demeure, le grenier de
l’histoire, un miteux bien mal français : Redeker… Le néant, plus doucement que les talibans, en aura raison.
Je voudrais rapprocher sa tête et l’œuf d’autruche que je caressais dans les salles basses de Saint-Thuret. La
perfection immobile, le silence et la tenue contrastent avec le trop plein bavard. La nature, travaillée par une vidange
qui la préserve de la pourriture, fait face à la prétention. L’œuf philosophique, où tout est clos, fait mieux éclore
l’âme que le père de maint papier.
Redeker est au vestibule de la mort. La coquille, vidée de sa matière vitale, passe les fosses du temps. Il est
peu probable que le crâne du contempteur de la retraite, dans quatre siècles, soit aussi désiré que celui de Descartes,
que le premier ministre actuel de la France - François Fillon - voudrait transférer au Prytanée militaire de la Flèche,
chez lui. On peut douter que ce crâne comme l’œuf d’autruche, pour un homme qui s’y penchera, fasse un jour une
Vanité, tant seront rares, aux temps modernes, ou post, les moines, les amoureux ou les ambassadeurs qui
emploieront les ressources d’un os pour méditer, aimer, ou se montrer… Quant à moi - et je crois pouvoir associer à
mon point de vue l’Architecte et le Pasteur - je préférerai toujours un bel œuf d’autruche vide à un crâne où la vanité
régna. Je laisserais volontiers François Fillon, pour mieux se faire élire dans sa circonscription, revendiquer son
Descartes, qui fut un jour volé en Suède. Qu’il voie en ce crâne une carte pour son jeu politique, qu’il en fasse un
ressort pour sa gloire, m’amuse, mais un crâne ordinaire, tel ceux que j’ai manqué emporter avec le Pasteur dans un
cimetière d’Irlande, suffira toujours à mes méditations.
Devant moi, pour l’heure, j’ai disposé celui d’un bélier. Je m’en contente… Cet ex baiseur de brebis dans la
Montagne noire n’a pas multiplié les papiers sans philosophie, et on ne lui doit aucun cogito. Son transport n’a pas
déclenché en ma faveur un mouvement de votes favorables, mais il m’aide à faire face à ma mort. J’écris dans le
spectacle des yeux de l’animal qu’il fut. Parfois, je le caresse. Je l’approche de mon écran, autre crâne, en
anagramme, mais il m’émeut moins que l’œuf d’Autruche, dont la tenue m’enchantait.
Mon oreille n’est pas restée plus d’une minute collée à sa coquille. Fallait aller… Le Pasteur nous pressait.
Il y avait urgence. J’écris en partie contre lui, à rebours, pour retisser ce qu’il traverse. Il ne se penche pas assez
longtemps sur l’œuf vide, ou la pierre creusée. Il s’arrache. Il nous arrache. Nous sommes enchantés des
arrachements qu’il nous crée. Il nous fait aller d’œuf en œuf, puis oublie, et nous nous éveillons par lui.
Cette veille de Toussaint, alors qu’il marche en Belgique avec l’Architecte, je reviens sur des moments que
nous avons vécus. Devant mon bélier, je les tisse, et les détisse, non pour attendre le retour d’un Ulysse, mais pour
enfanter par l’écriture un voyage nouveau dans la chair. Je n’ignore pas que mon œuvre aura peu de lecteurs, ou n’en
aura pas, mais sa présence, même en un seul lieu, m’importe. Les sculpteurs de chapiteaux, au XIIème siècle, ne
visaient pas toujours la visibilité. A Conques, les plus élevés étaient illisibles aux fidèles, mais chacun sentait de
l’inconnu dans l’église. Parfois, un charpentier, ou un sacristain casse-cou apercevait ces merveilles, mais il n’invitait
pas à leur exposition. Les œuvres invisibles, quand leur secret n’est pas un détour de vanité, font la chair subtile de
l’univers.
79
Au cloître des Jacobins à Toulouse, on marche sur ses dalles funéraires qui datent souvent du dix-septième
siècle. On peut y lire, outre des noms et des dates, les quatre lettres RIPA, abréviation de Requiescat in Pace. Pour
quelques hommes, qui les lisent, elles composent aussi le mot ripa, qui désigne en latin la rive. Ces dalles, où l’on
pria, sont des machines à rêves. Très peu de visiteurs les méditent, mais leur présence métamorphose, par des mots
qui s’osent lettres, leur passage sur la Terre. De même, tout autrement, au monastère Santa Maria de Vallbona, en
Catalogne, dans un coin du cloître, les religieuses récentes se font ensevelir sous des dalles. On n’y lit que la date de
l’année de leur mort : 2002, 2006, 2008…. Ces dates sous mes pieds sont des années de ma vie, et j’imagine les
cadavres, pareils à maint joyau enseveli, et dont la discrétion est une puissance… Une part des individus que nous
appelons artistes ont travaillé pour des intérieurs de tombeaux. Ils sculptaient et peignaient vers l’ombre. Aucun de
leurs contemporains ne voyait aussi bien que nous, leurs chevaux, leurs dieux, ou leurs oiseaux, quand nous visitons
Niaux, Font de Gaume, ou Tarquinia, ou quand nous cliquons sur nos claviers. Mais les paysans d’autrefois, qui
ignoraient tout des trésors préhistoriques, percevaient la subtilité de la terre. S’ils ne savaient rien du magdalénien, ils
se sentaient de passage sur des secrets. Beaucoup de livres dorment ensevelis dans les rayons des bibliothèques, ou
dans ce que Redeker appelle le grenier de l’histoire. Quasi personne ne les a lus. Presque personne ne les lira.
Quelques uns de ceux qui les liront, savants érudits tout occupés à leurs articles, en sentiront rarement le vertige,
mais ces livres, les uns par les autres, comme nos veines et nos neurones, forment notre chair particulière.
Avec ces lignes, je travaille d’abord à ma chair, qui n’est pas toute chair du monde, mais dont j’espère
qu’elle ouvre à toute chair. Avec le Pasteur, je veille à la Résurrection. Je crois à l’Evangile, qui est l’écriture, mais,
alors qu’il marche en avant, je m’attarde aux plis du linge. Je considère les bandelettes. Je laisse infuser la parole
dans le sang d’encre de mes nuits.
L’Architecte marche sans résurrection. La mort, pour lui, est définitive. Ayant survécu à la disparition
simultanée de sa mère et de son père, quand il est né, il se tire de mort en existant. Il construit devant lui des
bâtiments, et il restaure, malgré les destructions du siècle, des œuvres modernes qu’il admire. Il ne croit pas au
miracle. Il ne dit pas à la pierre « lève toi, et deviens une maison ». Avec lui, les ailes ne se lèvent pas sans bruit. Au
réveil, il n’est pas midi. Pas d’illumination. L’Architecte travaille jour après jour à des bâtiments qu’il sait
provisoires, mais qu’il désire aussi parfaits que possible, grâce à l’intelligence de ses calculs. Je le crois comparable à
Flaubert qui construisait ses livres comme des pyramides sans espérer une place dans la barque des morts… Quand
le banquier Dambreuse est enterré, après de longs discours, parmi les tombes pyramides du Père Lachaise, « il n’en
fut plus question dans le monde », mais Dambreuse ne part pas au Paradis, en Enfer ou au Purgatoire. Il est mort.
Aucun ange n’ouvrira son tombeau, ni celui de Flaubert, ou du perroquet empaillé d’Un cœur simple. Flaubert bâtit
vers le néant des œuvres admirables, où seul sonne son style. Cela le rend cynique et bienveillant, comme mon ami
l’Architecte. Tous les hommes, pour eux, par le néant, sont frères.
Le désespoir fonde des amitiés, mais, le Pasteur et moi, nous aimons les cercles du silence qu’a créés le
franciscain Alain Richard. Nous aimons nous y rendre. Nous aimons cet acte et ceux qui le font. Nous aimons les
hommes et les femmes qui forment un cercle place du Capitole, à Toulouse, le dernier mardi du mois, pendant une
heure, quand la nuit tombe. Sans dire un mot, quel que soit le temps, des êtres se tiennent debout pour signifier qu’ils
pensent aux centres de rétention, instaurés contre les clandestins, et qu’ils les refusent. Dans plusieurs villes de
France, et d’Europe, depuis quelques mois, des cercles de silence apparaissent. Je les écoute comme j’écoutais l’œuf
d’autruche du château de Saint-Thuret. Ils répondent pour moi aux grandes expositions d’ordures subventionnées ou
à l’étal de Redeker, mais ils ne sont pas un « creux néant musicien ». Ils sont d’Evangile. Chacun peut sentir, en y
participant, que leur forme renforce l’âme. L’Architecte les aimerait. Flaubert, sans doute, les respecterait. Mais ils
rechigneraient à y poser, comme le franciscain, une petite lumière qui resplendit à mesure que la nuit tombe et que le
cercle grandit place du Capitole.
Place de la tête…. Tête qu’il faut parfois vider pour le poème…. Le duc de Montmorency y perdit la sienne,
en 1632. Il évita du moins le malheur d’entendre un Redeker soutenir que Richelieu, en le faisant décapiter, achevait
l’agonie d’un mythe français : la noble liberté… Tout tourne. Riche lieu. La tête. Le crâne. L’écran. L’œuf…. Un
vieux franciscain invente près du lieu de la tête coupée l’œuvre d’un beau cercle. Le Pasteur et moi, nous aimons
qu’une lumière, seule, y brille. L’œuf vide ne nous suffit pas, bien que le vide soit divin.
- Regardez tout ce qu’il y a. Regardez. Fantastique, non ?
Je m’avançais vers les tableaux. Je regardais les cadres, les signatures. Je voyais des œuvres récentes, pour
touristes, achetées à Venise ou place du Tertre. Rien de vieux. Rien d’admirable. Des peintures pour brocantes et
vide-greniers, dont le trésorier de Patrimoine Protestant ne pouvait espérer grand argent, mais qui valaient par leurs
80
pittoresques : chameaux du Caire, gondoles, clown triste, Sacré-Cœur aux parasols rouges, masques au Pont des
Soupirs, guitares andalouses, soleils couchants…
- Rien d’excitant. Mais il faut tout garder, pour l’ensemble. Comme la bibliothèque. Ce sont des machines à
rêves, pour les gamins, si tu en emmènes ici.
- Et ce tapis ? Tu ne crois pas que c’est du vieux ?
- Année soixante, au mieux. Industriel pour touristes. Regarde les points, les motifs…
Le Pasteur palpait vite. Il inspectait. Il cherchait la pièce rare, l’extraordinaire…
- Avec ça, on va se déguiser. Les filles seront des sultanes. On aura un tapis volant. On partira à la recherche
d’Aladin. Regarde-moi cette lampe magique, ce narguilé…
- Les gamins vont adorer.
- C’est là, ce qu’ils auront eu de meilleur. Donnez-moi de la boue, et j’en ferai de l’or. C’est toujours avec
l’ordure qu’on fait les meilleurs rêves… Mais que c’est laid ! Ce Berthier n’avait aucun goût.
Nous saisissions les tableaux, des carafes, une pendule, des éventails d’Espagne, quelques livres, une lampe
en cuivre, des assiettes peintes, deux roses des sables, des cruches d’étain, des statuettes en régule, des fioles. Nous
nous les passions. L’Architecte ricanait. Le Pasteur voulait l’étonnement. Je remettais les choses en place, sans
commentaire.
- Madame Muller m’a affirmé qu’il y avait des trésors. Elle s’y connaît. Elle a tenu boutique d’antiquaire.
Cherchons encore.
- Ce n’est même pas l’Art industriel. Berthier, s’il s’était fourni chez Arnoux, il aurait trouvé mieux. C’est le
kitsch touristique international années soixante avec dose de rustique. Voilà le trésor de Saint-Thuret… Filons !
- Et ça ? Ça ?
Le Pasteur brandissait une tablette de bois, apparemment ancienne, avec des signes.
- Qu’est-ce que tu en penses ?
Je n’en pensais rien. L’objet paraissait très vieux, en bois clair, comme ce qu’on a trouvé dans des tombes
égyptiennes. Mais il n’y avait là aucun hiéroglyphe, ou marque d’Egypte antique.
- Ça m’a tout l’air de venir d’une brocante du Caire, de Bagdad, ou d’Alger. Il a pris ça au Souk. Encore du
frelat. Filons.
- Je ne vois pas… Un petit bout de meuble ? Un morceau de livre ? Un instrument ? Schmilblick… Ça ne
doit pas valoir grand chose.
- Esprit diaboliques, prophètes de néant, fossoyeurs, vous enterrez mes espoirs.
Le Pasteur s’agitait sous les voûtes. Il avait reposé la pièce de bois. Il inspectait encore et encore les
tableaux. Il dardait des yeux fureteurs.
- Et sous ces dalles, là, pas de souterrain ?
- Pourquoi veux-tu que les gens aient toujours eu souterrain at home ?
- La terre est plus creuse que vous ne le croyez. Ici, je sens des passages. Peut-être pas là. Mais là. Ou là
dans le rocher… Vous ne sentez rien ?
Et il tapait du pied sur le sol qui faisait résonner la voûte. Il déclenchait le rire de l’Architecte.
- C’est du solide. Mais tu tapes trop, espèce d’ébranleur. Tu finiras par effondrer le château. Madame Muller
va nous tomber dessus. Filons.
Nous avons filé hors des salles basses, nous trois hommes agités dans cette journée de février froide avec
ciel gris blanc, lumière pâle, arbres squelettes noirs autour de nous, et pas de vent, pas de souffle, comme une
épaisseur d’éternité et d’ennui. Château sur nous. Murs dressés depuis la porte des salles basses. Pierres calcaires,
bien taillées, qui doivent être jaunes et belles en été. En haut, des créneaux, la tour d’où nous contemplions, et là
81
dedans les chiens, leur odeur, toute cette boîte funèbre bourrée de pisseux, et le corps de madame Muller, ses passés,
sa bouche, ses lèvres fines, et encore là dedans ses organes, cette viande inimaginable, et cette mort, et ces livres sans
valeur, et ces poils, cette crasse, tous les débris peut-être de ses amours, de ses deuils, un grand dépositoire, ce
château, une maison de morts, où nous aurions dû sentir du fantôme… Or, pas de spectre, un tas, des tas, un ossuaire
à remettre d’aplomb, ou pas, un avachissement d’histoires, le catafalque branlant de Pierre-Roger de Bousignac, dont
parlaient les archives, et de monsieur Berthier, dont nous avions constaté des reliques… Et là dedans les châteaux
dont nous étions nourris, d’où nous racinions, les Carcassonne, les Amboise, les Tarabel, les Saint Ange, les
Pignerol, les Queribus, les If, les Opoul, les Caylus, les Falaises, les Domfront, les Usson, les Montaigu, les
Tiffauges, tous les châteaux de Barbe Bleue et de Dieudonné de Gozon, les Machecoul et les Beaufort…
Ces châteaux tournent dans ma tête. Jour de Toussaint, tout tourne. Tout sein. Toute fosse. Toute fesse. Je
viens d’apprendre que Berlusconi avait une nouvelle affaire de jeune cul sur les bras… Après Noémi, voici Ruby. Et
toujours Patrizia d’Addario, la putain qui vend son livre où elle raconte la famosa notte nel lettone di Putin . « Nous
sommes sous le duvet, et je me sens suffoquer ». Putana. Putin. Le Cavaliere doit se justifier. Rome pourrait tonner.
Et, à Toulouse, on cause : « Pourquoi il se passe encore la Ruby, con » ? J’ai appris ça tout à l’heure, vers le
cimetière, rue de la Colombette, dans la foire rituelle du Jour des morts, sous le ciel livide, la pluie mesquine, parmi
les forains, les vendeurs de fripes à tristes mines, car pas grand monde, because les grèves, la crise, la municipalité
socialiste qui n’aime pas l’association des commerçants, et « regardez les emplacements vides, vous n’allez pas me
dire, ça ne s’était jamais vu, et ils n’ont même pas ramassé les poubelles avant la foire, et où on va, avec ces
fonctionnaires en grève, et qui c’est qui va nous les prendre les jeans, les marrons glacés, les tartiflettes ? Moi j’ai
des gosses. J’avais jamais vu ça. Et l’autre enfoiré, qu’est-ce qu‘il fait, avec sa Carla ? Pas mieux que Berlusconi. Et
vous avez vu, Papounet, encore une autre, La Ruby. Et dans le cul de l’Italie… C’est plus une botte, c’est une bite,
l’Italie… Et Berlusconi, c’est la grande bite d’Italie, qui se la passe la Ruby, con ! Chez nous, on a la Présidente des
commerçants, notre mère qui est aux culs, qui se tape le marchand de Miel. L’an dernier, c’était le marchand de
jeans. Et ça tourne. Et il pleut. Et ça n’en finit pas avec tout ce vomi des jeunes au Café populaire. Qu’est-ce que
vous voulez » ?
Moi, je ne veux rien. Je ne veux pas de jeans. Je ne veux pas du vomi des jeunes. Je ne dispute pas au
marchand de miel la Présidente des commerçants du quartier. Je ne veux pas Berlusconi, Noémie, Ruby, Patrizia. Je
rentre chez moi. Je m’abrite. Je jette mes doigts sur mon clavier. Des mails paraissent. Et voilà que s’annonce la
mort, ce matin, subitement, du trésorier perpétuel de l’Académie, qui fut fondée quand tombait la tête de
Montmorency, et dont je suis membre. Encore un mort à l’Académie, vrai vestibule de la mort ! Cela va nous faire
un bel éloge funèbre, lors d’une séance, sous le grand lustre de Venise, parmi les portraits d’ancêtres, ce trésorier
perpétuel, victime d’une attaque… Je l’aimais bien. Au milieu d’antiques gloires universitaires, lui sans titre, il
venait d‘autres rives, ce trésorier, prêt aux sourires pour être aimé, petit homme, gentil, parmi tant de vaniteux,
Plume me disant voici dix jours, « à très bientôt », aimable, fragile, ayant trouvé, à garder le trésor de l’Académie, un
rôle, le moyen d’un rang. Il ne manquait pas une séance, même s’il n’intervenait jamais pour une idée, ou un
discours. Il se contentait de tenir les comptes. Voilà son mail de mort, signé par le secrétaire de l’Académie, sur mon
écran, devant moi qui n’imaginais pas sa mort prochaine, tant il faisait partie des reliques, lui trésorier perpétuel…
Comment peut-on mourir tel ? Il va falloir le remplacer. Débats. Séances. Troubles. Tout tourne. A qui se fier ? Le
trésorier perpétuel est mort ! Lui qui s’appelait Georges Laroche ! Qu’est-ce vous voulez de plus solide ? Ce qui l’a
tué, je crois, c’est la multiplication par sept de la subvention que la Municipalité accorde à l’Académie. Par sept ?
Oui, par sept ! Nouvelle politique culturelle… Lors de la dernière séance, vers dix-huit heures, alors que les derniers
reflets du jour s’attardaient sur les grandes glaces, il venait d’apprendre une ultime augmentation de trois mille euros.
La subvention passait à plus de quinze mille euros. Du jamais vu depuis le dix-septième siècle... C’était incroyable. Il
en souriait d’un sourire d’ange avec un regard ravi - le dernier que j’ai vu de lui - émerveillé par la pluie d’euros. Il
ne comprenait pas. Il accueillait. La mort l’a pris sous l’or, lui, trésorier perpétuel, suffocant. Il sera enterré à Brives,
m’informe un autre mail. Brives, vie brève, malgré les abris, les rives et les rêves, vie brisée.
Je viens d’envoyer à divers amis, dont pas un ne connaissait cet homme, son mail de mort. A l’Architecte et
au Pasteur, pour aller plus vite, un texto. Ils marchent en Belgique. Loin de Noémie, de Ruby, de Patrizia d’Addario,
ils traversent sous la pluie d’anciennes villes romaines. Ils progressent avec leurs femmes et leurs enfants le long des
antiques voies. Ils visitent des fouilles. Mon texto les atteint dans l‘immense plaine belge, où le Pasteur doit
évidement râler contre quelque chose. Il doit protester. Il doit hurler sous le grand ciel, et jeter en avant sur les
antiques tracés, vers des temples, des tombes, ou les abeilles de Childeric, sa petite troupe. Je l’imagine, dans la pluie
froide que la météo dit affecter toute l’Europe, ce jour des morts, lui recevant la nouvelle de la mort du trésorier
perpétuel. Que va-t-il faire ? Va-t-il méditer un instant après avoir difficilement retrouvé ce maudit téléphone au fond
82
d’une de ses poches ? Va-t-il me répondre. N’a-t-il pas épuisé son forfait ? Je ne sais pas. Nous marchons dans la
même mort, mais qu’en dire ? La mort, la mort va par le monde. Le Pasteur et l’Architecte vont, et mes lignes vont.
Brisées, liées, rives à rêves, interminablement brèves, elles travaillent en étoile à retrouver un moment plus
inaccessible que mes amis marcheurs sous le ciel belge, et que mon texto a déjà dû toucher. En ce jour de Toussaint,
où pullulent les fleurs dans le grand cimetière de mon quartier, alors que les bouchons des porteurs de chrysanthèmes
obstruent les rues, où la foire et la pluie débordent plus tristement que le duvet de Poutine, mes lignes s’inventent à
retrouver, bien que tout les encombre, et que les incises les brisent, ce moment de février, où nous recommencions à
marcher autour du château de Saint-Thuret, nous qui rêvions d’aventures, sans trésor dans nos mains, et volontiers
marchant, marchant comme l’Occident, cette dixième année du troisième millénaire après le Christ, sans projet.
Que cherchions-nous ?
Et quand j’écris ?
Je ne nous crois pas des requins se projetant dans l’onde pour des proies. Nous ne fendions pas le paysage
en vue de prendre. Nous n’étions pas en chasse. Nous nous laissions pénétrer par le château, son bric-à-brac,
madame Muller, février, l’odeur des chiens, le duveteux de la lumière. Nous étions des trous, des fosses où ça
tombait. Si nous prenions par moments des airs d’aventuriers, si le Pasteur surtout cherchait à nous métamorphoser
en héros prêts à toutes les ruées vers l’extraordinaire, nous n’avions pas assez faim, ni assez soif, ni sans doute assez
de désir pour être des chercheurs de mondes inconnus. Nous nous divertissions. Nous nous inventions des
apparences d’aventuriers pour nous guérir de maux d’âmes, que l’on pourrait appeler l’acédie si le recours à ce vieux
mot théologique, qui caractérise un manque de désir pour Dieu, et donc un ennui, une pécheresse mélancolie, ne
paraissait trop cuistre. En vérité, nous ne manquions pas de désir, car chacun de nous désirait vivre, jouir, s’enrichir,
connaître, voyager, perdre, gagner, danser maintenant, devenir fameux, mais nous n’avions pas de projet, du moins
ce jour-là, dont nous eussions pu rendre raison, et que nous aurions volontiers poursuivi des mois, voire des années,
parce qu’il aurait répondu à une nécessité que nous aurions jugé vitale. Loin de projeter, nous exprimions. Nous
laissions sortir hors de nous de vieilles forces que nous contenions, et nous déchargions sur les objets que nous
rencontrions des puissances largement fantasmatiques. En même temps, cette expression produisait une dépression
qui aspirait vers nous les choses et les êtres. Nous nous faisions poreux au paysage et aux paroles. Nous étions des
expressifs dépressifs, des volcans-vulves. L’Architecte lui-même avec son air de vouloir fendre la bise, et de projeter
devant lui des bâtiments, ce jour-là, ne projetait rien. Il était dans un détour, presque un méandre délaissé, du chemin
de sa vie. Il ne traçait pas de lignes, crayon en main sur des calques, et il ne donnait pas d’ordres raisonnables à une
équipe pour édifier des murs ou des plafonds. Il se laissait aller à la marche. Il se mettait en disposition d’ouverture,
et le pays, autour de lui, devenait son expression. Il soufflait de ses poumons les troncs d’arbres noirâtres, les nuages
blancs du ciel, les horizons tristes, le château catafalque, et les odeurs de chiens. Il en allait de même pour le Pasteur.
Ses discours fantastiques et ses rêves auraient pu le faire identifier à Don Quichotte, héros paradoxal d’un temps où
l’Espagne, malgré l’effondrement des chevaleries, menait ses flottes sur les gouffres, mais mon ami changeait
constamment d’ambition. S’il n’avait pas lu la bibliothèque des romans de chevalerie, il ne s’était pas contenté de
Jules Verne ou de Tintin. Il connaissait Cioran, la Bible, Murray, le soufisme, Fellini, les drogues, les groupes de
rock belge, Samuel Beckett, Artaud, Gombrowitz, Winnie the Pooh, Serge Pey, les frères Cohen, Jean Monod, les
chansons pathétiques de pauvres chanteurs ratés de variétés, Mozart, le peyolt, les bars lesbiens, les routes, le
Guatémala ravagé et solaire, les destructions d’âmes, Primo Levi, les boîtes de nuit et le désert, les publicités pour les
îles, Michima, Sade, les souterrains de la Stazione Termini, les tombes mégalithiques, Rabelais, les frelats d’art
contemporain, les plages bondées, les carrés magiques, les bouchons interminables, les stridents portables, les
stylites, les communautés égarées, une boulangère sublime venant dans son presbytère lui demander Internet, lui
révélant avoir baisé avec un mort, et disparaissant. Ses modèles, ses héros, ses références, ses mémoires étaient
innombrables, et s’enchevêtraient comme des banlieues. On aurait dit une énorme solderie où s’additionnent des
masques de Raffarin, des assiettes, des pères Noël automatiques, de vieux chocolats frelatés, des bouddhas en
plastique, des livres de cuisine, les Grandes Dates de l’Humanité, de grosses grenouilles rouges, des fouets, des
Vierges en plâtre, les Héros de la Conquête spatiale, des jouets pour chiens, des radis gonflables, des compils de
Nicolas Peyrac, des diables verts, et qui peuvent, par exemple s’appeler Mamona, et qui sont le monde comme il va,
notre chaotèque, notre dedans. Don Quichotte savait qui imiter. Il avait au cul sa bibliothèque stable. Mais faut-il être
Sade ou Marylin, Ben Laden ou Johnny, Fogiel, Sarkozy, Besancenot, Kiri Te Kanawa, le plombier polonais, ou un
moine de Tibberine ? Don Quichotte projetait sa bibliothèque dans la Manche. Il avançait comme Pizarre et Cortez,
Magellan, ou Jacques Cartier, Le Cid ou Copernic. Mais nous ne sommes même plus le capitaine Nemo, vingt mille
lieues sous les mers pour couler des navires. Nous avons avalé d’entrée, comme une décoction, l’île où il explose.
83
Nous sommes gavés des œuvres de Cyrus Smith, et le volcan-spectacle, mais sans mystère, bave par nous. Nous
exprimons. Notre bouche est un trou où s’engouffre la mer. De grands jets de fumées sortent.
Ce jour-là, à Saint-Thuret, en nous remettant en marche, nous recevions le paysage et nous le relâchions,
bateau-brume. Nous étions des passages et de passage. Ecrivant ce moment, je sens débouler en moi, comme dans
une fosse, non seulement les corps que je convoite, mais toutes sortes de débris, des racines, la terre, les feuilles, les
étoiles, le ciel avec les nuages et les tourbillons. Je reçois le trésorier perpétuel, ce nom trésorier perpétuel, Georges
Frèche, ce nom Georges Frèche, Philibert Parnasse, ce nom Parnasse, la Toussaint, tout sein, Noémie, Ruby, Ruby
con, les partouzes de Patriccia d’Addario, le duvet de Poutine, Putana, la foire, la Colombette, mes souvenirs, le
visage de mon père penché sur l’ordinateur, mais aussi l’Emulation nautique, ce nom d’un restaurant aux rives de la
Garonne, près duquel, tout à l’heure, j’ai trouvé des piboulades alors que je partais lire en bibliothèque La Route des
Flandres… Belgique, route des Flandres, débâcle. Tombent les piboulades, tombent les visages des fantômes à la
foire, tombent encore les feuilles mortes, et tombent les manifestations, les nouvelles, tous ceux qui tombent, tombe
le soir plus noir depuis passage à l’heure d’hiver, tombe, tombe la pluie, comme le martelait une chanson de mon
enfance… « Tombe, tombe la pluie. Tout le monde est à l’abri. Y-a que mon p’tit frère qu’est sous la gouttière »…
Aujourd’hui, je suis le petit frère, sous la gouttière. Je suis vulve, vouivre, Voreux, vieille mine, puits funéraire,
éponge à ombres. Le haut du trou, les bords, le lièvre qui courait à l’entrée du cimetière, les avions-cargos, la rocade,
les amis, la famille, les gerbes, les mots, la bouillie des mots, et les bouts brisés de moi qui traînaient en surface… Et
là dedans, au fond, ça monte… Ça pousse par dessous. Il y a là des forces d’en bas, du basalte qui veut chier par moi,
des braises, du vomi, de la bonne verte bile amère, la mélancolie, et tout le grouillant égout, et les sucs, et le pressé
du plus bas qu’en bas, si fort, ce gouffre ténébreux plein d’énormes lueurs, à la Hugo, et qui marine, jute, fait sang,
jus, joie, giclée, geyser, jaillissantes piboulades, envols d’oiseaux-lyres, délires, voix voûtes au ciel, clocher tonnerre
à tourbillons.
Dans une falaise, face à Roquefort, il y a une grosse cheminée volcanique. Voici des millions d’années, le
magma a bousculé. Comme il n’a pas pu déboucher, il est resté parmi les calcaires barthoniens une masse bloquée,
qui s’est refroidie lentement, en formant de longs piliers de basalte, que l’on nomme des orgues. Ces orgues n’ont
jamais joué de volcaniques musiques, mais les eaux, en ravinant pendant des milliers de siècles, les ont fait
apparaitre, si bien qu’on les voit du village où se fabrique, par pourriture contrôlée, le Roquefort. Le magma n’a pu
s’exprimer. Les states l’ont freiné, puis retenu. Leur force a suscité dans la falaise une masse noire, têtue, structurée
en prismes verticaux à section hexagonale. Ce blocage a produit une géométrie. L’explosion, plus lyrique, aurait valu
au Larzac des coulées de laves, une montagne, de multiples tas.
Je contemple volontiers la tumeur noire depuis Roquefort où grottes et fleurines produisent le fromage dont
mon enfance fut empuantie, et qui me paraît aujourd’hui un miracle d’art. Il faut du trou, de la fosse, des
profondeurs, de l’ombre, de l’humidité, de la grotte calcaire et des circulations souterraines pour que penicillium
roquefortis se développe dans la matière blanchâtre issue des laiteries des Causses. Il faut que ça prolifère en
moiteurs, par des failles fragiles, dans la masse calcaire, et dans cette matière comestible qui résulte du corps des
brebis, des herbes, et des fleurs du Larzac, du Méjean, du plateau du Guilhaumard, de la Quille, du volcan
d’Alcapiès, de l’Escandorgue, du Rougier… Il faut que ça choie. Il faut que ça chie. Il faut que ça dégouline, et que
ça s’infiltre, et que Ça pourrisse, et que la verdâtre moisissure s’épanouisse, fouille fromage, parmi les géodes, les
cavités internes de la masse, les tripes du trou. Cependant les maîtres des grottes, ces divinités souterraines,
humaines, qui président à la fabrication du roquefort, ne laissent pas l’expression lyrique mener à l’effondrement
verdâtre de la forme. Ils refusent au fromage de devenir une bouse à vers, un grouillement infâme, une charogne,
quelque chose qui n’a de nom dans aucune langue, ce qui s’est produit une fois, chez mon grand-père, quand un
Rroquefort, oublié dans la cave, lors d’un séjour à l’hôpital, fut retrouvé pourri, véreux, merde morbide. Les lucides
poètes du roquefort suspendent le progrès du lyrisme. Comme les strates coinçant le magma, ils coupent court à
l’expression. Ils bornent la carrière dégoulinante de la moisissure. Ces maîtres des flux et des fleurines mettent
terme. L’art et la nature, à Roquefort, proposent donc, en se faisant face, deux œuvres de puissante tenue : l’une est
roc, feu, géométrie, et surgissement, l’autre est pate molle, humidité, rhizomes et fosse. Roquefort est un haut lieu de
résistance métamorphique. Parmi le silence des caves et le spectacle de la falaise, l’éjaculation y devient orgues, et
l’orgie morbides délices. L’orgasme se fait forme et méditation, mais Roquefort n’est pas de notre temps…
Au mois de février 2010, nous, trois hommes marchant loin de nos bases, avec magma de songes en nous et
gros amas de pourritures, nous troués d’orages et éjaculateurs de brouillards, nous étions d’une actualité agitée,
confuse, sans bornes ni suspensions. Nous errions. Nous n’étions certes pas des morts, allant sans désir ni destin aux
bords des fleuves des Enfers. Nous avions encore notre chair à nos os. Nous avions froid. La faim montait en nous.
84
Nos estomacs déjà manifestaient pour la saucisse que le Pasteur conservait dans son coffre, et nous n’étions pas
désespérés. Nous marchions avec joie, presque enthousiasme. Nous n’étions pas des ombres. Le sang qui coulait
dans nos veines pouvait encore nourrir des vampires, et, si nous nous savions, dans le meilleur des cas, à la moitié du
chemin de nos vies, nous espérions rôder encore quelques années. Nous ne nous croyions pas au vestibule de la mort.
Il nous était loisible de nous imaginer des œuvres à accomplir. Mais, ce jour-là, à Saint-Thuret, nous trois hommes,
presque modèles dans la société présente, car aisés, branchés, zappeurs, flex, cultivés, actifs au bon moisi pays de
France, et abondants en générosités pour la société et la planète, nous laissions choir en nous le paysage et soufflions
dans l’air froid. Certes, nous ne participions pas aux avachissements contemporains, et nous refusions les
éjaculations brusques de matières, mais nous étions au bord de la folie pour qui mesurerait nos actes à la prudence
d’un berger, à l’art des poètes du roquefort, ou même à la paix des strates quand elles opposèrent leur tenue au
magma.
Nous étions trois hommes étranges tournant, loin des chemins de leur vie, en février 2010, autour d’une
vieille femme qui respire l’odeur de ses chiens. Manie ? Divertissement ? Quasi folie ? Cercle vicieux ? Nous
n’allions pas obscurs par la nuit solitaire... Nous ne plongions pas au fond de la mort comme Enée, Ulysse, ou le
capitaine Nemo. Nous ne descendions pas au fond de l’inconnu chercher notre Eurydice, et nous n’avions pas été
crucifiés. Ecrire cela n’est pas bien digne de mémoire.
Je ne suis pas un poète du roquefort et je n’ai pas la tenue des strates. Le moisi me pénètre, le magma jute à
ma surface, produisant des coulées, des colères. Ma bile est lyrique. Mon lyrisme est bilieux. Je me laisse envahir par
ma prose. Passages paysages. Mon âme n’est pas paysage choisi, mais débâcles où vont chahutant masques et
désastres. Images de moi : le pétrole ce printemps flux dans le golfe du Mexique, le volcan d‘Islande bouchant de
fumées le ciel. Ensuite, faute et mensonges des jurys, l’écœurant des petites carrières… Puis, les manifestations,
enflées, perdues, le débordement des boues rouges en Roumanie, les inondations, les festivals de guignol’s bands,
tournées dans moi, tourbillons, bâtées, sédiment dans mes lignes, tournantes aussi sur madame Muller, le château,
comme un cyclone où tout va, cette fosse, par aspiration et grand éboulement de tout, corps, terre, cercueil
champagne Roc Eclair, flots de larmes, fautes, pétrole, volcan, Bateau brume, Mémoires du Général, flottement
d’huiles dans les mers virides, grands robots pensifs qui descendent, filles admirables pour moi du Quartier rouge
d’Amsterdam, menhirs corses, bouchons immenses à la Promenade des anglais, et voici deux jours encore dans mon
ventre, du restaurant L’Emulation nautique, la récolte des piboulades…
Ça déborde, et je déborde de débordements. Nous débordions autour du château. Nous nous lancions dans
les bois, le long des pentes, et nous crachions dans l’air froid nos rêves. Le Pasteur parlait des trésors. L’Architecte
ricanait, et décrivait les murailles. J’évoquais madame Muller. Je formais des phrases pour la creuser, la créer, en
faire un trou crédible autour duquel tourner, comme le Grothendieck circle tourne sur la toile autour du
mathématicien absent, réfugié dans l’Ariège, ou comme se tiennent les Cercles du silence du franciscain Alain
Richard, avec qui, hier soir, je mangeais des châtaignes, et comme se dressent les Stone Circles irlandais autour de
Boulder burials, où des groupes mystiques déposent, depuis quelques années, des morceaux d’ambre, des cristaux,
des billets de banque et des perles… Nos paroles se croisaient, s’enchevêtraient sous les arbres dont les troncs
sombres jetaient au ciel des branches. Nous montions. Nous descendions. Nous traversions des buissons. La nature
ne nous résistait guère. Les pentes n’étaient pas considérables. Nous ne nous enfoncions pas vers le château presque
inaccessible de la Belle au Bois dormant.
Sur le moment, aucun de nous n’a pensé à la Belle au bois dormant. J’y songe. Les souvenirs d’histoires et
de livres s’avivent souvent de l’écriture… Ce matin de novembre, alors qu’un camion-poubelle vient de passer pour
la première fois dans ma rue depuis dix jours, le conte de Perrault, appelé par mes lignes, vient me montrer une
image ironique de ce que nous fûmes. Mais si je me consacrais aux tâches nécessaires, par exemple à préparer la
manifestation de demain contre la réforme des retraites, si je n’écrivais pas, je ne songerais pas au Prince charmant.
Le conte jaillit de mes lignes, et il métamorphose leur objet, si bien que je me trouve, étant auteur et personnage,
visible autrement à moi-même, et que je peux me croire avoir été un tiers d’anti-Prince charmant…
Que faisions-nous là ? Les raisons du Prince, quand même il ne les connaissait pas toutes, étaient claires. Il
pénétrait avec honneur, et par curiosité, un effroyable enchevêtrement. Il s’illustrait. Il accomplissait un projet. S’il
en ignorait la nature sexuelle, les lèvres de la Belle ont dû le former vite. Le Prince charmant bandait peut-être sans
le savoir, mais il bandait.
Notre petite bande rôdait sans élégance autour de madame Muller. Le Pasteur agitait ses bras et criait.
L’Architecte lançait ses jambes comme pour accélérer. J’accompagnais plus mollement, dissertant en moi-même ou
85
à haute voix. L’Architecte parlait peu. Le Pasteur hurlait quand il franchissait un fossé, ou un buisson, ce qui
dramatisait, mais qui ne nous troublait pas, tant connaissons ses morts hurlantes, quand il franchit une clôture,
pénètre un bosquet, ou défèque.
Le Prince Charmant se dévouait au sexe des femmes, qu’il projetait d’investir et d’éveiller. Il était le
printemps en acte après un siècle d’hiver. Christophe Colomb, traversant l’Atlantique pour que son Dieu pénètre au
fond des mines d’or ou de Gaulle lui ressemblaient. Ces hommes se projetaient. Mais des vagues, une puissance
mécanique, ou des collabos ne s’opposaient pas à nous. Les buissons, s’ils ne s’ouvraient pas comme des lèvres, ne
nous déchiraient pas. Nous n’étions pas des héros. Nous ne pouvions pas affirmer vivre une passion. Pas de montée
d’adrénaline. Pas de peur. Aucun loup ne nous mangerait, petits chaperons rouges. Les portes du temps n’allaient pas
s’abattre. Nous tournions. Nous étions en divertissement, en vacances, dans un méandre délaissé de nos vies.
L’an passé, un homme, que j’ai connu au lycée, et qui s’occupe de programmes spatiaux m’a rendu visite.
Cet homme prend l’avion toutes les semaines. Il gère des budgets considérables. Un ordre de lui, et Kourou ou
Hambourg bougent. Voici dix ans, un satellite militaire lui permettait d’observer mon père dans son jardin. Il me le
décrivait. Cet homme-œil pèse considérablement plus que moi. Un universitaire dirait : «c’est une pointure». Or, cet
homme, avec cravate, petite barbe, bedaine, air sévère, qui avait fait du bateau gonflable avec moi à dix-sept ans,
venait me proposer d’en refaire. Le vieux bateau de son père n’était pas crevé. Il voulait en faire. Sa vie était amère.
Que cherchait ce cadre supérieur, équipé chez lui d’une piscine, d’une femme, d’enfants, au top du top de la
technologie, armé des prestiges de la conquête spatiale ? Je n’ai pas fait de bateau gonflable avec lui, bien que
n’ayant rien contre et me laissant volontiers dériver avec le Pasteur entre les îles de mon fleuve, sur les boudins bleus
de mon Colorado, et observant de là les canards, les hérons, un nègre qui chie dans les roselières, les pneus flottants,
les embarcadères presque secrets des villas, les pécheurs, les chercheurs de morceaux de bois, les promeneurs de
chiens, et le ciel au-dessous de nous, glissant, nuages merveilleux, comme peut-être sur l’Amazone, autrefois, les
Conquistadores… Je ne pouvais pas faire de bateau gonflable avec un homme aussi social gonflé, et que j’éprouve
pitoyable, comme moi, errant, vide au cœur, plein d’ordures, et comme tant d’hommes de ma génération, du moins,
en Occident… Il me décortique trop, cet ingénieur… Dans un méandre délaissé de sa vie, mais qui lui était sans
doute un lieu de vérité sensible, il cherchait à revivre en ma compagnie un souvenir mou d’aventures. Son bateau
gonflable s’enflait de sa jeunesse, comme notre errance au château pompait dans nos enfances. Que nous arrive-t-il ?
Pourquoi tournoyons-nous, et depuis quand ? Pourquoi renonçons-nous aux trajectoires de nos fusées ? Nous
n’attendons même plus Godot. Nous flottons, sans nous enfoncer délibérément dans l’obscur de notre jour, ou les
broussailles, tandis que la France préfère à la conquête de l’espace, la multiplication d’espaces canins, autour
desquels des chiens tournent, se refusant à y pisser, à y chier, malgré les injonctions des pouvoirs publics, la
désolation des mamies, et les panneaux indicateurs. Nous ne savons pas pourquoi aller.
Les Chinois vont. Les Indiens vont. Les Arabes font caravane. Les Nègres même se mettent à bosser. Les
Juifs cognent et plantent des avocats. Les Eskimos chassent et pêchent. Les Arméniens ont le cœur à l’ouvrage. Les
femmes algériennes sont admirables. BP met toute son énergie à colmater la fuite. En France même, l’Inspection
générale travaille d’arrache-pied. Les jurys carburent nuit et jour. On n’imagine pas. Les artistes vivent et travaillent.
Les ouvriers turbinent. Les professeurs en bavent, mais adorent les jeunes. Les infirmières sont à la peine, mais y
croient. Les médecins ont un dévouement considérable. A cœur vaillant rien d’impossible. Tous pour un, un pour
tous. Les fonctionnaires se sacrifient au service public. Les jeunes sont décidés. Ferveur. Civisme. Dévotion. La
jeunesse est magnifique. Le troisième âge est formidable. Les associations se défoncent. On y va. L’Inspection
générale en fait des bateaux brume. Et les sportifs, les chercheurs, les militaires, les routiers, les ambulanciers, les
pompiers, les viticulteurs, les intervenants-culture sont de vrais professionnels. Mais nous, à Saint-Thuret, au mois
de février, loin de nos tâches, pas pasteur, pas architecte, pas professeur, pas maris, pas militants, pas médecins du
monde, ni des âmes, pas citoyens, pas créateurs, pas conquistadors, pas inspecteurs généraux, pas dynamiques, pas
entreprenants, sans vocation, blason, fanions ou pin’s, nous tournions au vide. Nous passions d’arbre en arbre, sous
les branches nues, montant et descendant, regardant vers nous et les murailles. Nous respirions. Nous étions respirés.
Nous crachions par nos souffles le paysage. Nous étions crachés. Nous étions de passage et en passages, sur ce bloc
de calcaire stratifié, d’où émergeait un bubon des siècles. Symptômes ? Fantômes ? Drôles d’hommes.
J’écris tel, poussé par mes lignes, tournant autour de ce moment, le déployant, m’en nourrissant, tissant mes
pages, en fabriquant toile où souffler, gonfleur, flottant par elles, Moïse, laissant choir en ce panier tombeau
métamorphique les bons gros mensonges, terre abondante, avec écroulements de bateaux brumes, pétroles,
proliférations plus ou moins stridentes de réel, abominables pédants français, jurys macabres, dont je suis, moi qui ne
saurais rompre, comme Alexandre Grothendieck, et fuir enragé, homme d’honneur, parmi mes préparations de
86
plantes, seul, veillant sous ma lampe, loin des masques adorables et de Patrizia d’Addario… Je ne quitterai pas le
duvet de Poutine pour me faire, sans putana, hors foule, fou, fou dur, tyran de ma chair. Alors dérive, bateau
gonflable… Quelque gros vide prolifère et nous tournoyons. Symptômes ? Maladie provisoire ? Maladie ? Que le
cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ! Creux cœur. Cœur creux. Le château croule des débris des siècles,
d’odeur de chiens, de nos rêves, et nous pareils de nous, de livres, d’airports, de porcs, d’internet, d’artistes, de bouts
de tout mangés, de tripes, de couilles de taureau, de racines, de langues, de jambes, de pinces, de lèvres, d’algues, de
joues, de salades frisées, de mangues, de lièvres, de pommes, d’oies déchiquetées dans les restaurants des routes du
Xing Yang, nous farcis d’émissions, de Redeker, de Noémie, de Ruby, d’expositions géantes, de salons babéliens, et
dans le tas, sous le tas, débordés, débordant, gavés, gavant, et bouffant, comme un trou, notre ration de trouille.
Sommes-nous malades, ou hommes ? Notre mélancolie agitée dans l’hiver n’était pas la débâcle sur les
routes, le grand « Braoum, Vraoum » de Guignol’s bands. Il n’y avait pas de cri effroyable, sauf pour rire. Et pas de
cadavres. Madame Muller dans son château survivait. Mes lignes ne tournent pas autour de gueules cassées. Elles ne
procèdent pas de tortures. Les camps d’extermination ne les allaitent pas. Elles s’élancent d’un trio branlant, hagard,
dont j’étais, et qui traversait les branches, les pentes, échangeait des phrases, gesticulait, moi sachant combien le
Pasteur était mal, l’Architecte mal, ma vie un passage dans l’hiver et dans la nuit, feux glauques, décomposé
d’angoisses, astreint aux éclats et aux troubles…
Huit mois plus tard, moi, le monde, ça continue : à l’affiche, dans les kiosques, de Gaulle… Le Monde
Magazine accompagne l’étude lycéenne des Mémoires… Hier, des visages du Général regardaient la huit ou
neuvième manifestation contre les retraites, son échec dès onze heures, puisque le Monde avait publié les chiffres de
la police, très bas, alors que la foule affluait… Ces visages étaient impeccables, droits, parfaits, pas comme nous, et
surtout pas comme moi, porté, allant, marchant, constatant, m’interrogeant. Je lisais sur mon mobile les chiffres de la
manif tandis qu’elle gonflait… Le Monde soulignait la décrue. Des gueules arrivaient. De Gaulle regardait. Encore
des anoraks, des casquettes, des blousons noirs, des jeans, des pardessus, des gros tricots…. Pourquoi les gens de
culture ne protestent-ils pas contre la réforme des retraites ? Pourquoi pas un directeur de théâtre, pas un professeur
d’université, pas un éditeur, pas un libraire, pas une personnalité de l’esprit, et très peu d’artistes ? Des exemptés de
la mort ? Ne vieilliraient-ils pas ? La Camarde s’arrêterait aux portes des bibliothèques ? Suffirait-il d’avoir un
crachoir, et des planches pour demeurer durablement, comme certain universitaire connu, la « meilleure bite » du
coin ? J’allais. Je marchais. Je regardais les banderoles portées par quelques étudiants barbus, hagards, sortis des
labours de 68, et des personnels atoss. Je cherchais les maîtres de conférence, les professeurs, les habilités, les
émérites, les classes exceptionnelles, les chaires supérieures, les directeurs de recherche, tel ou tel metteur en scène
subventionné et officiellement subversif.
La manifestation m’emportait. Que faisais-je parmi les Astérix les Obélix, les Mollex, ces grosses
moustaches, ces brassards rouges CGT, moi dont le grand-père écoutait de Gaulle au garde-à-vous, les femmes
parfois énormes, les employées de bureau, l’arche des rmistes, et ces chiens ? Je n’avais pas de banderole, pas
d’autocollants. Parfois je criais : « Sarkozy, Sarkozy »…. Je ne me convainquais pas. Je pensais aux passagers de ma
vie, à mon ami Jean qui s’est jeté sous un train, à Françoise dans sa tombe, à mon ami Philippe qui peint dix heures
par jour, à Jean-Marc qui écrit obstinément des livres de philosophie sur les jésuites portugais, à ma chère Catherine
qui protège les bellevalias, à Clémence en train de filmer des sex-shops au Japon, au spécialiste de Saint Thomas, qui
ne dort pas, à Yves dont la fille s’est jetée par la fenêtre, à cette rousse Madeleine qui baise son nouvel amant, à
Hélène dont le copain sautait ses propres filles, à Camille qui n’a jamais le temps, à Dominique dont l’œuvre est plus
importante, à mon vieux Jacques détruit par la disparition de sa femme, à Michel devenant sourd, à Olivier bientôt
Inspecteur général, à Ahmed dont la BAC se demande pourquoi il n’est pas en prison, à Claire, infirmière et
économisant pour partir, à Nadia qui n’a jamais su « baiser utile », à mon bien aimé Jésus, qui dirigeait l’Union
CGT, poète et qui fait un spa, au trésorier perpétuel et mort de l’Académie, à Christine, enterrée depuis dix ans, et
dont le fils a trouvé l‘amour, à Thérèse avec sa fille épave, à André qui veut me voir, à Béatrice toute douloureuse…
Les passagers de ma vie, absents… J’émettais ce bateau-brume, mes amis quoi devenus, devenant… Je marchais
dans les confettis, les feuilles de platanes, les rubans en papier…
Sur toute la France, disait-on, il pleuvait. La pluie était de droite. Me traversait l’idée qu’en d’autres lieux se
tenaient des assemblées de corbeaux, des inaugurations, des assises, des obsèques, des soutenances de thèse… Il y
avait quelque part, sans doute dans une Sorbonne, une candidate fiévreuse, coliqueuse, bien prête à s’en venger plus
tard, qui expliquait devant sa famille assemblée, père, mère, Saint-Esprit, oncles, amis d’enfance, les copains, au jury
tout heureux d’être vu, enfin vu, que « l’œuvre de Cyrano de Bergerac était détachée du monde, dégagée de toute
prétention d’incidence, même lorsque elle convoque des référents contemporains »… Détachée du monde ? Sans
87
doute pas… Mais bon… La gosse était charmante, appliquée, méritante. Il ne fallait pas lui faire de mal. Le jury était
bienveillant. Hors du monde ? Pourquoi pas ? Cyrano est mort, bien mort. Il ne dira rien. Personne ne nous voit. Les
papas, les mamans sont prosternés d’angoisse. C’est une affaire qui marche, la mort muette. Et il y a du champagne
après la soutenance. Félicitations du jury. Emotion de la candidate. Applaudissement de la famille. Sourire du
président du jury, dont le gros ventre servira de poubelle au champagne…
Bateau gonflable. Bateau gonflable. Je me laissais porter par les feuilles de platane, les Obélix, les
rancœurs… Qu’est-ce que je faisais là ? Etais-je bien mobilisé ? N’étais-je pas un de ces penseurs à crachoir,
perpétuels phénix des hôtes de ces chaires ? Pas d’innocent. Est-ce que je ne croyais pas gagner par mes lignes mon
immortalité ? Des lignes pas certifiées NF comme ça s’affiche au métro. Des lignes tout de même, qui m’élèveraient,
ballon ou marionnette... Ça flottait dans moi, hors moi, nuages, air de défaite. Il ne pleuvait pas. Il pleuvait presque.
Des types proposaient des pétitions pour le droit de vote aux étrangers. Un vieux voulait défendre la prison. Au bord
du cortège, s’achetaient des carottes, des salades, des pommes. Trois euros le kilo. Dix euros le cageot. Et ça
entonnait : Sarkozy, Sarkozy… Des Gaulois tapaient sur de grands tambours. Que faisais-je là ? Est-ce que je désirais
la retraite ? Qu’en ferais-je ? Voyages aux Maldives ? Jardin ? Encore des pages illisibles. Distiller l’eau de vie de
pays, comme Grothendieck ? Rater, rater encore, rater pas mieux. Et maudire... Promenade au jardin public. Télé.
Vidéos pornos. Messes. Bricolage... Je marchais. Je me faisais entraîner par le flux. Pourquoi n’étudiais-je pas
Cyrano, ou Théophile de Viau ? Ma place était au combat pour la vérité. J’avais à attaquer méthodiquement
l’Université… Mais lâche, fatigué… Bateau gonflable. Vent sans promesse. Au-dessus de la manif, j’ai fini par voir
des corps faire du body building. J’étais en bas parmi les Mollex, flottant, flotté, dans mon bateau brume, au niveau
des de Gaulle, et eux, sur nos têtes, faisant du rameur, ils se musclaient. Ils ne voulaient pas vieillir. A travers les
vitres, nous apercevions leurs jambes. J’aurais voulu leur lancer des pierres, des grosses pointues pour les crever.
Nous ne voyions pas leurs têtes. Ces dieux ne nous regardaient pas. Ils devaient être absorbés par l’extase des
nombres : dix kilomètres, vingt kilomètres, cent tours, deux cents calories… Nombres. Musique des sphères. Eternité
retrouvée. Et nous Sarkozy, Sarkozy, t’es foutu, nous exigeant nos retraites, et ne lançant pas de pierres. Pas de
lapidation des athlètes. De Gaulle nous regardait, sévère, bon, bien droit, père de la nation. Entre les dieux qui ne
vont pas mourir, et la tête du mort, en sandwich, nous ne lapidions pas. On était comme des couillons.
Novembre ressemble parfois à février. Des journées bonnes pour se suicider. Toussaint passé, on sent
l’aspiration aux tombes avec ce pompant ciel gris et les fleurs qui pourrissent. En février, l’hiver s’acharne à nous
plaquer des froids macabres. Et c’était ça, quand nous tournions à Saint-Thuret, autour de ce château. Je me disais
que nous tournions autour d’une tombe. Dedans, madame Muller ne puait pas, mais les chiens étaient son corps, sa
vraie viande grouillante, qui s’étalait. Nous aurions dû lui porter des fleurs…
Des branches craquaient sous nos pas. Nous ne parlions pas de nos vies. Malgré cette tombe, ce n’était pas
un jour de confidence. Nous marchions. L’Architecte, parfois, respirait bruyamment, et commentait. Ça lui faisait du
bien l’air vif, après cette infection. C’est ce qu’il lui fallait. Comment madame Muller pouvait-elle supporter ? Il ne
pourrait pas. Ces chiens… Et un seul chien chez lui avait bouffé tout un jambon… Mais pourquoi les gens
s’embêtaient-ils. Et même chez moi ! Il n’en disait pas plus. Nos corps étaient à la marche, sans chemin. Nous
explorions les pentes en dessous du château, les taillis. Nous nous laissions descendre. Nous remontions. Nous ne
savions pas ce que nous cherchions. Le Pasteur montrait toutes les directions. Les arbres étaient misérables, tordus,
souvent des chênes nains. Le Pasteur arrachait des ronces. « Faudrait avoir la machette », gueulait-il. « Je suis une
bite. J’oublie toujours la machette ».
Les dieux pédalaient régulièrement derrière des vitres. Ils avaient des objectifs, des chalenges, et, j’imagine,
des coachs, pas loin d’eux, qui leur dressaient des bilans, et les suivaient. « Là, les abdominaux. Il faut forcer. Là,
galber le mollet. Plus de régularité dans le rythme ». Ils pédalaient. Ils ramaient. Pas de branches, pas de trous du
chemin, aucun besoin d’une machette. Ils progressaient merveilleusement, sans territoire. Mais nous, dans le
territoire, les branches, ou le goudron, entre les de Gaulle, ou autour du château, sans cartes, on se débrouillait. Leurs
coachs les guidaient vers un corps de rêve, peut-être, la clef des autres beaux corps, leurs miroirs…. Dans la manif,
gueules, doutes, du dur, du mou, des anoraks, un jeune à mégaphone : « Ne quittons pas la manif. Organisons sur
place des assemblées populaires pour discuter. Ne quittons pas la manif, organisons des assemblées populaires»… Se
lassait pas. Répétait. Un étudiant très propre. Le mégaphone l’amplifiait : « Ne nous séparons pas, ne nous séparons
pas ». Ça ratait. La manif étalée comme une grosse coucherie d’âmes, malgré la rage et les cris, flottait, hésitait,
encore immense, corps grouillant et sans projet, pas en débâcle, pas en fuite, mais ne progressant plus, et, peu à peu,
sensiblement, par les bouts et le milieu, se vidant. « N’allons pas au restaurant. Organisons des assemblées
88
populaires ». Le cœur n’y était pas. Qu’il était creux et plein de doutes, de troubles, de pas savoir si on irait jusqu’au
bout, mais lequel, puisqu’on ne préparait pas la révolution, et que c’était plié, puisque toute la télé contre nous, et pas
un intellectuel avec nous, une jacquerie, dit la radio. « Nous sommes une jacquerie, comme au moyen âge. Autant
partir ». Et ils partaient. Le mégaphone du jeune propre, et tout seul, faisait du bruit, mais le corps souple, quasiment
d’acrobate, acharné sur son engin, pour se donner plus d’énergie, n’attirait pas. Les gros bras de la CGT rangeaient
les banderoles. Le groupe LCR remballait ses vastes drapeaux transparents. Les fumigènes s’apaisaient. La CNT
démontait les pancartes de son camion. C’était à la bonne franquette.
Devoir accompli. Cérémonie finie. Enterrement en phase terminale, quand on se retrouve devant le
cimetière, trou bouché, qu’on a serré les mains, qu’on commence à avoir faim, qu’il faut repenser à la réfection de
l’ascenseur, que ça se décompose, que chacun regarde ses messages, qu’on se demande si on a le temps de passer
acheter un jeu vidéo pour les gosses… Ça faisait un grand vide aux environs du jeune à mégaphone, malgré sa
grappe de copains, moins propres, assis par terre, un peu plus loin, Qu’est-ce qu’on allait faire ? Les dieux, audessus, musclaient leurs cuisses. De Gaulle nous regardait de toute part. Quarante années qu’il est mort. Personne ne
songeait à lancer des pavés contre. Même pas le jeune à mégaphone : « N’allons pas au restaurant, n’allons pas au
restaurant. Faisons une assemblée populaire ». Même ses copains parlaient entre eux de tout autre chose visiblement.
Il y avait quelques filles agréables. Le jeune à mégaphone allait finir par déranger... Ça se vidait. Sur le goudron de la
place, ça formait un grand espace vide, tandis que ça se dilacérait de tous côtés, mais il restait encore suffisamment
de monde sur la place pour former un grand cercle de bavardages autour du mégaphone. Un ami, du nom de Moïse,
me proposait d’aller au restaurant. Je ne pouvais pas. Je devais aller dans le train de l’orientation, pour dire à des
jeunes comment se débrouiller dans le territoire du Supérieur, quelles voies trouver. J’étais attendu. Un journaliste du
journal l’Etudiant m’avait appelé. Il souhaitait que j’intervienne. J’étais compétent. Je n’irais donc pas au restaurant.
Moïse aurait bien voulu. Quoique très pauvre, il avait plusieurs bonnes adresses. Il ne m’en voulait pas d’aller parler
dans le Train de l’orientation… Chacun sa vie. Fallait bien que ces choses se fassent. « Le Train de l’orientation,
c’est quand même rock n’roll »…. On s’est séparé. J’ai regardé le trou encore un moment, avec le jeune à
mégaphone, toujours sans effet. J’ai salué quelques-uns de ses copains, que je connaissais. Et, j’ai fui. J’ai rejoint les
bords de la manif, là où ça finissait de plier. Derrière mon dos, tout en m’achetant un sandwich, je sentais le trou
disparaître.
Ce n’avait pas été un cercle de silence, comme ceux du franciscain. Ça mégaphonait dedans, mais sans
lumière, et ça se défaisait en plein jour, tous étant fatigués, sauf de Gaulle et les cuisses des Dieux. Pas de
Programme de résistance. Une place abandonnée sans l’Histoire, un vide sur le goudron, mais où ça tombait, tout,
mes pensées, l’époque, des tapisseries d’apocalypse, les visages, et la pluie maintenant depuis trois jours, avec la
Carte et le Territoire, prix Goncourt, trois soldats morts de plus en Afghanistan, l’adieu, que je viens de lire, de
Roger Martelli au Parti Communiste, l’or qui monte au-delà des 32000 euros le kilo, la promulgation de la loi sur les
retraites, un couple de vieux qui traversaient un fleuve, si tendres ensemble, tout à l’heure, et la bataille pour savoir
qui a fait s’exprimer le pétrole dans l’océan, et moi, filant vers le Train de l’Orientation. « Filons », me disais-je, « Je
vais être en retard. Faut que je parle à ces jeunes ». J’ai parlé. J’ai orienté. Moïse mangeait sûrement dans un
pakistanais. « Il n’y a pas de vie sans rêve », écrivait Roger Martelli. Tout ça, le trou l’accueillait, drôle de manne.
Mais ça ne passe pas. Je l’ai à l’âme.
Deux heures plus tard, retour. Des gens faisaient des courses. Un trou, quel trou ? Une manif ? Quelle
manif ? « Ce soir, on sort en boîte. Il nous faut du parfum. Moi, je cherche un petit canard ». La manif s’était
évaporée, les CRS avec. Plus de cris. Plus de trou. Plus de foule avec fumigènes, et « Sarkozy, t’es foutu ». Juste des
rubans de papier, par terre, comme après une fête. Les visages du Général tenaient bon. Au-dessus, des jambes
pédalaient. Que faire ? J’avais orienté, mais je n’avais pas de carte du territoire avec achats du samedi, couples,
ennui, précipitations, femmes, jeunes Maghrébins venus encore, à tout hasard, draguer… Direction le Salon régional
du livre…. Des penseurs locaux, des poètes, des écrivains, tous sympas, bien gonflés d’egos, là. Dans une salle, un
universitaire présentait son roman, évocation d’un wagon plein de types partant pour Dachau. Lui, quadra, gentil,
bon élève, il s’était essayé à « représenter l’irreprésentable ». On devait « écrire après Auschwitz ». Il avait passé
deux ans à la BN. Il croyait en la littérature. Ça lui plaisait de dire ces phrases. C’était un monstre. Je lui aurais
volontiers arraché les yeux, aurais mis sa tête sur sa pile de livres, y aurais planté un couteau, comme Hérodiade,
paraît-il, dans Saint Jean-Baptiste… Hélas, je n’avais pas les couilles d’Hérodiade… Mon romancier n’était pas
Jean-Baptiste. J’étais juste enragé… Mais, mon Dieu, délivrez nous des bons élèves…
89
Il pleuvait. J’ai rôdé. Je suis arrivé devant un immeuble où j’avais vécu, paraît-il, tout petit enfant : là, un
Winnie jaune à veston rouge, cul nu, surmontait une poubelle. Je l’ai touché. Il a ri, puis m’a dit d’une voix grave,
venue d’on ne sait quelle mort : « C’est amusant. Veux-tu te promener avec moi ? Si l’on faisait une balade »...
A Venise, la compagnie des poubelles s’appelle Veritas. On voit Veritas sur toutes les poubelles. En France,
pays beaucoup moins paradisiaque que l’Italie, Veritas est une société de vérification. Chez nous, on adore
l’Inspection générale. On veut même croire que la culture antique, le latin, établissent des fondements stables… On
est vaniteux. Mais à Venise, au paradis où l’on vit sur la vase, on a senti que les poubelles sont Veritas… Belles
vanités, naturellement en latin ! Entre tiramisu et Titien, parmi les églises et les brouillards, et contre Rome, tout
contre, les vénitiens savent où est la bocca della verita… « Si l’on faisait une balade. Veux-tu te promener avec
moi » ? Winnie, quand j’appuyais sur son ventre, depuis sa poubelle, me parlait. Il regardait l’immeuble de mon
enfance. In Winnie veritas.. Je me suis promené. J’ai erré. J’ai rêvé sous la pluie parmi les brocanteurs. Novembre
me pressait. Je savais que les jurys des concours réuniraient bientôt leur public pour mentir, qu’on leur mentirait, que
Valérie Pécresse voulait répandre les humanités, ergo lingua latina, dans tout le supérieur, qu’elle avait créé un trou
grouillant, une poubelle – le CDHSS – où vingt universitaires allaient servir leur gloire, que c’était la nuit de
l’éthique en plein jour. J’en pleurais presque dans la pluie. J’en riais. J’ai des visages aimés dans ces danses
macabres. J’en fus. J’en suis. « C’est amusant », dixit Winnie.
Je l’avais mis dans un sac plastique, lui-même trouvé dans sa poubelle, sous son cul. Je regardais en le
transportant des statues africaines, que leur marchand me présentait. Il me vantait un magnifique ivoire Léga, qui
était un os, grossièrement sculpté. Il me parlait d’un fameux collectionneur belge, qui n’a jamais existé. Il me
mentait. Ce type, très chic, soi-disant spécialiste, mentait tous les jours, toutes les heures. Je lui ai pris son os, dont
j’aimais la couleur. J’ai présenté à Dieu son mensonge. Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure… Dans
mon sac, venu d’une poubelle, chaque fois que je lui pressais le ventre, Winnie disait la vérité.
L’Architecte erre parfois dans Bruxelles. Il aime marcher la nuit. Il s’évade. Il part de sa belle maison,
magnifiquement restaurée, et il traverse sans programme les boulevards, les places, les ruelles. Je sais qu’il rentre
torché. Il passe des heures dans des bars plus ou moins infâmes. Il fuit des diables. Il court à eux. Il ne craint pas de
passer in Veritas. Il dérive, puis il rentre. Moi, je ne me saoûle jamais. La nuit, je reste dans mes draps. Je lis, la
plupart du temps, des livres inutiles, comme le Dictionnaire biographique de la Haute Garonne en 1895, dont les
cinq cents pages proposent deux mille rubriques, avec les noms et parfois la vie, de professeurs, d’aristocrates, de
militaires, de religieux, d’imprimeurs, d’auteurs, d’industriels, tous des hommes sauf une poétesse… Je lis
ardemment les vies. Je les relis. J’adore celle de l’auteur Alfred-Pierre Delcambes, qui écrivait dans le Frétilleur et
publia, entre autres : Sonnets silhouettes, fables à la vapeur, la Femme, une étrangère de qualité, Remarques sur la
musique, Loin du cœur, La Main de la Morte, le Souper des Fantômes, Ah ! hi, dada. Cet homme est mort. Je ne lirai
jamais ses livres. J’aimerais les écrire, mais je mourrai avant. Alors je lis sa vie ou celle d’un zouave, le colonel
Jougla, qui, « après une carrière laborieusement remplie », ayant raté presque toujours les promotions, écrit vers
1895 ses souvenirs « en attendant le moment de leur publicité »… Je rêve à ces livres. Je me perds. J’erre. J’imagine
la mort d’Arthur Gutemberg, publiciste bibliographe, né en 1849, la mort de Joseph Pierre Jean Ladevèze, capitaine
de Zouaves, né en 1851, la mort d’Antoine Taillepied, né en 1866, propriétaire à Rieumes, Ferrand, sous inspecteur
de l’Enregistrement, des Domaines, et du Timbre, né en 1852, les amours de Paul Maleplate, avocat, les angoisses de
Jacques Napoléon Pla, inspecteur primaire, les désirs de l’abbé Bribes, chanoine, d’Omer Guiraud, professeur de
Solfège… Je voudrais écrire la vie de ces hommes, ou me consacrer à rendre fameux Le Melon vert à rames, ouvrage
de Maxime Bossin… Dans ces trous, qu’on devine bourrés, bourrables, labourables, comme des poubelles, afflue le
monde, et la vérité parle. La Pythie avait le cul sur une poubelle. Mettez-vous cul nu là, comme Winnie, et vous
parlerez…
Le Pasteur volontiers me retrouve aux poubelles. L’Architecte se moque. Il nous interroge sur Julien Gracq.
Il vante Balzac. Il ne se mêle pas. Il ne croit pas à l’Evangile des poubelles. Pas de tenue. Mais il traverse les bars à
putes, les quartiers louches. Il se torche, puis il bâtit. Il passe comme nous passons. Ainsi, flottons-nous, erratiques,
parmi tant d’autres, particules élémentaires, nébuleux, cargos de mémoires, comme Giscard, ancien président de la
République, fantôme en ces dix premiers ans du troisième millénaire, auteur jamais au Programme, lui, l’auteur du
Passage, que je ne cesse de lire, et de recommander, roman dont le narrateur, errant entre chasse et femmes, hagard,
brisé, séduit, trouble, plus perdu que Dante dans la forêt obscure, affirme : « rien n’égale, je crois, la majesté d’un
cerf qui débouche de la forêt ». Charles, qui est Giscard, qui voudrait être Charles, tout emporté par Natalie sans h,
n’a pas de Béatrice pour le guider. Il se raccroche à la valeur cerf. Il n’est pas certain. Il croit. Il voit cependant :
« Rien n’égale, je crois, la majesté d’un cerf qui débouche de la forêt ».
90
Les taillis autour de Saint-Thuret n’étaient pas une forêt, et rien ne débouchait. Même pas Winnie. Même
pas de Gaulle. C’étaient branches et pentes, bouts de sentes d’animaux, et pas de champignons. Nous y allions.
Béatrice ne nous apparaissait pas. Elle ne venait pas nous guider à travers les mondes. Elle ne laissait pas tomber
vers nous, comme la Vierge l’aurait pu, une carte du territoire avec des directions, des pistes, des itinéraires. Nous
n’avions pas de coach. Aucun challenge. Nous ne mesurions même pas notre activité cardiaque. Monter ou
descendre était indifférent. Nous prenions l’air. Nous respirions. Nous soufflions. Nous animions nos corps du
paysage en nous de passage, et nous l’expulsions, chargé de nous, de nos doutes, de nos mémoires, arbres encore
plus noirâtres et tordus, taillis informes.
C’est là-dedans, que la fosse nous est apparue. D’abord de loin, à travers les branches, confusément. Il y
avait quelque chose, un chantier, une blessure dans la terre, un tas… C’était une balafre blanchâtre devant nous. Il
fallait y aller. Ça nous soulageait presque d’avoir quelque chose précisément à voir.
Le Pasteur s’est lancé. Toujours premier choc… Nous l’avons vu courir, gueulant : « C’est quoi, ça ? »
Aucune majesté. Pas du tout cerf débouchant de la forêt, il fonçait, écrasant des branches, pressé, pressant, violent au
mouvement, sanglier peut-être, troupeau de sangliers… Fallait fouiller. Nous l’avons suivi. Moi devant l’Architecte,
lui se laissant entraîner, sans doute moins curieux que nous des entrailles d’un trou, mais hâtant le pas tout de même,
se prêtant au jeu. Les branches craquaient. Nous écartions des ronces. La pénétration n’était pas rude, mais il fallait
insister. Devant nous, la fosse apparaissait, taillée dans la pente, une entaille d’un mètre cinquante de profondeur,
bien faite, avec une pelle mécanique, qui avait dû arriver par l’autre côté. « Mais qu’est-ce que c’est que ce bazar » ?
Le Pasteur investissait les tas de terre blanchâtre. Il montait dessus. Nous le voyions s’agiter. « Qu’est-ce qu’ils ont
voulu faire ? Ils cherchent le trésor » !
C’était une fosse rectangulaire dans la pente. Les parois étaient droites. On voyait la terre végétale noirâtre,
avec des racines, sur plusieurs centimètres, et, vers le bas, une argile blanche riche en cailloux calcaires. Au fond, la
roche-mère n’était pas atteinte. Il y avait encore de l’argile mélangée de débris pointus. J’allais l’examiner, tandis
que l’Architecte restait au bord, et que le Pasteur, en haut d’un tas, considérait le chantier.
J’aime sentir la terre ouverte. J’en goûte à la fois la vision et l’odeur. Mes doigts la caressent, mes mains la
fouillent, mes pieds la foulent. Elle m’émeut et je pense par elle. Toute tranchée m’attire. Les coupes, le long des
routes, quand elles sont fraîches, me font volontiers arrêter ma voiture. Je descends. J’examine. Je récolte des pierres.
Parfois j’en lèche. Puis je repars, mais si j’aperçois une carrière, le désir me prend de la visiter… Ma passagère devra
attendre l’évaluation des charmes de l’éclogite et des possibilités paléontologiques… Quand je reviens, mes mains
sont sales, mon pantalon est boueux. Je parle de l’hettangien, d’une lumachelle, d’un chevauchement admirable, d’un
réseau de filons, d’une variscite, d’une wavelite ou des paléosols. Bien beau si je n’annonce pas que l’origine du
monde est là, et qu’il faut approfondir… Adieu, la belle… Adieu, pauvre type… Enfant, j’embêtais déjà mes parents
en creusant dans leur jardin. Rien ne me donnait plus de plaisir. J’ouvrais des mines. Je m’inventais des exploitations
de terres diverses, et je faisais des découvertes : argiles très douces, racine rouge, vieille ferraille, éclats de silex, ou
monnaies. Une fois, j’ai rencontré une canalisation de brique médiévale… Souvent, il y avait des courtilières, des
taupes, de gros vers rouges ou blancs, de longs scolopendres, des mille pattes entortillés, toute une faune de larves
dont je peuplais mes boîtes et mes flacons. Mes voisins de classe s’en moquaient. Mais, pendant qu’ils regardaient le
spectacle sportif obligatoire ou leurs parents baiser, je remontais des mondes avec ma main du fond des platesbandes. Tant pis pour les géraniums ou les rosiers ! J’ai adoré forer des galeries sous la pelouse, dont la sécheresse
m’indifférait, et j’ai plusieurs fois enterré une petite poupée, un flacon, ou des messages pour l’humanité future. Je
sais encore les lieux. Je me réserve, avant ma mort, d’y aller voir, mais peut-être mourrais-je comme un homme qui a
enseveli sa vaisselle précieuse et les bijoux de sa femme sous le marbre de sa villa, et qui est mort, sans les revoir, ni
transmettre le secret que seuls des archéologues ont percé un soir, après une journée de fouilles, au dernier coup de
pioche, alors que la nuit tombait et qu’ils projetaient d’aller voir au cinéma Les ailes du désir, ou Alien… Renonçant
aux images des écrans, ils ont veillé toute la nuit, par crainte des pilleurs, sans distinguer encore ce qui brillait dans la
terre fraîchement remuée, et qui est devenu, quelques années plus tard, dans les vitrines du musée de la ville, le trésor
dont Internet parle...
J’ai aimé fouiller. Le visage de la mort sous la terre m’a enchanté. Rien ne m’a bouleversé, quand j’avais
quinze ans, comme de m’enfoncer, près d’Auvers-sur-Oise, dans une forêt, et de creuser la terre noire jusqu’à des
couches de vieux sable marin, où nous trouvions des cérithes, des naticas intacts, des rostellaires avec leur labre, des
dents de squale, mille reliques de la mer lutétienne, qui, quelques mois avant notre passage, avaient coûté la vie à un
jeune homme dormant dans la galerie qu’il avait creusée. En s’éboulant sur lui, elle l’avait métamorphosé en ce qu’il
recherchait.
91
J’aime l’idée de m’endormir dans mon chantier. Par effondrement des stériles, dans l’indifférence de la forêt
et de la nuit, j’y deviendrais un des objets que je cherchais.
L’Architecte, au Purgatoire, m’accusera de mélancolie : « Etrange idée que de désirer mourir ! Moi, je ne
rêvais pas d’être bétonné dans un de mes bâtiments. La mort me mordait trop le cul pour que j’aille fouiller la soupe
des cadavres. Maintenant que nous sommes morts, ne regrettes-tu pas tes délires ? N’aurait-il pas mieux valu, cher
cadavre, que tu baises encore une fille, ou la Muse ? Je comprends le Pasteur : enterrer était son boulot. Il consolait.
La reconnaissance montait vers lui. Il s’émerveillait des paysans cévenols portant un cercueil dans la montagne, près
de leur maison. Lui, il donnait de la hauteur aux enterrements. Mais toi, le Professeur, tu aurais dû t’éduquer vers les
astres, et préférer l’alchimie aux longues mines souterraines ». Ainsi me parlera-t-il, et je verrai, devant une piscine,
parmi l’aboiement des chiens, la musique des radios voisines, le vacarme d’une tondeuse à gazon et les mobylettes
du Purgatoire, son visage encore amaigri par la mort… Je n’aurai rien à objecter. Mon goût pour les trous est suspect.
Je touchais la terre blanchâtre mêlée de cailloux calcaires. Je cherchais des rognons de silex, et des éclats.
J’auscultais les racines et les variations de couleur. Je m’accroupissais. Je respirais l’odeur. Dans la partie haute de la
coupe paraissait le saccage de menus terriers. Toute une vie anéantie par la pelle mécanique... C’était un cri
silencieux, noué de vers, de larves, de racines, de courtillières, de salamandres et de fourmis, cette fosse avec, au
fond, dans la terre, une dizaine de feuilles mortes. Pas de tessons, pas de vieux clous, pas de cendres ou de fossiles, et
je n’apercevais pas d’entrée de souterrain ou d’escaliers. Seulement la terre naturelle, épaisseurs stratifiées et
pourriture, telle que la succession des temps l’avait produite. Jusqu’au chantier de cette fosse, personne n’avait
entrepris de creuser là des fondations, un puits, une tombe, ou une mine, et il était difficile d’imaginer que les
divinités de la pelle mécanique fussent des archéologues ou des chercheurs de trésors. Ces derniers, sans ces engins,
font de petits sondages après examen du sol avec leur détecteur. Ils ne descendent pas dans les strates vierges. Ils ne
laissent pas béer dans la forêt de grandes fosses vides.
Mes deux amis me surplombaient. Au haut d’un tas de terre, le Pasteur me regardait et regardait les arbres
comme un capitaine attentif à la cale et aux nuages. L’Architecte me considérait depuis sa tête, derrière ses pieds
pointant au bord exact de la fosse. Je voyais ses longues jambes, les formes basses de son blouson noir et son cou à
l’aplomb. Ni l’un, ni l’autre ne prétendait me rejoindre. J’étais préposé à la glaise et aux taches. Mes amis savaient
que je ne répugnais pas à me souiller, que même sans doute, j’y prenais plaisir, que je vivais peut-être, depuis mon
enfance, une imbécile révolte contre l’impératif de propreté. Eux, ils répugnaient à la boue. Ils se tenaient haut hors
les giclées douteuses, quand même le Pasteur, lorsque une aventure l’exigeait, s’enfouissait dans des trous souffleurs,
dont il ressortait beau de merde. Il aimait alors se faire photographier. Mais il détestait être sale par négligence ou
sans éclat, comme il allait inévitablement m’arriver.
Il ne m’est pas désagréable de m’allonger dans un tombeau, avec mes amis par-dessus. Je ne déteste pas la
place du mort, quand on l’a enfoncé dans la fosse, et que tout le public passe, et regarde. Quel scène ouverte ! Quel
berceau !
Le Pasteur aime être en hauteur, et dominer. L’Architecte construit, et il désire les vues dégagées. Moi, je
me vautre dans l’ordure. Telle est mon humeur. Si je monte volontiers aux sommets, je préfère m’allonger dans un
trou sur lequel des visages se penchent.
Là, je pense. De belles idées me viennent au contact des strates. Les avens m’inspirent. J’écrirai volontiers
dans la boue un éloge de la raison impure.
Nous trois hommes, presque immobiles autour d’une fosse, dans un bois, en février 2010, nous manifestions
plusieurs thèmes de nos existences. Phrase pompeuse… Le lecteur, s’il s’en trouve un, me la reprochera : « Vous ne
manifestiez rien. Vous étiez dans un petit bois, et seuls, pauvres touristes… Hâtez-vous. Assez de ces digressions !
Vite au fait. Et pas de pompe ».
- Lecteur, un peu de patience.
- Je n’en ai eu que trop.
- Ne lis-tu pas pour méditer ?
- Je ne sais pas pourquoi je lis. Je lis. Bien heureux sois-tu que j’existe. Mais je ne veux pas me taper tes
emprunts.
- Mes emprunts ?
92
- Tu me crois aveugle, sourd, borné, et pas lecteur. Mais je suis lecteur. Et même lectrice. Je te tiens. Avoue
que tu as emprunté.
- Quoi ? Quoi ?
- Coquin, tu as piqué à Kundera l‘idée des thèmes de l’existence. Ça se voit gros comme une maison, ce
corps étranger dans ta prose…. Ensuite, tu vas nous faire une méditation existentielle et phénoménologique…
- J’avoue. J’avoue.
- Alors abrège. Je veux la fosse. Je veux de la sensation, pas des discours. N’oublie pas que je peux être une
femme.
- Puis-je poursuivre ?
- Au vif.
- Voilà. Dans notre petit bois, en effet, nous ne manifestions pas. Nous ne nous destinions à personne. Nous
ignorions que nous deviendrions des personnages. Nous n’étions pas encore sur une scène de mémoire.
- Encore heureux.
- Je ne savais pas que j’écrirai ces pages.
- Tricheur ? Pas tricheur ? Tire la chevillette, et la bobinette cherra. N’oublie pas que je te vois.
- Tu me lis. Tu ne me vois pas.
- Crois-tu ?
- Tu n’existes même pas encore. C’est moi qui t’invente.
- Tu as passé ta vie à inventer tes femmes. Mais ça ne prouve rien. Je suis la fille de tes lignes, et je te vois,
et tu te trompes, comme un père, qui ne crois pas que sa fille l’imagine. Et donc voit vrai, derrière sa vérité. Poursuis.
Hâte-toi.
- Tu me vois ?
- Imagine….
- Me voici fin novembre 2010… Le monde, qui vient à moi comme une respiration, m’intoxique presque.
Tout ce qui déborde de mon écran… Les nouvelles… Les mensonges des chercheurs de vérité… Les affaires… La
crise everywhere… Mon voisin d’en face qui passe ses nuits à trafiquer de la drogue… Mes amis chavirés… J’écris
cependant.
- Go.
- Mes lignes forment notre scène et notre trinité. Les trois entités, dont je fus, me deviennent précieuses,
comme le sont, pour moi, les rois Mages de Botticelli, dont les visages, ainsi que ceux des autres participants du
tableau, m’offrent des énigmes sensibles et claires.
- Belle comparaison, mais tu étales…
- Dans une salle d’exposition de la Fondation Dina Verny, à Paris, où je viens de les revoir, ils m’ont donné
un grand bonheur. Ils sont morts, et ils sont vifs. Leur éclat me plaît. Leurs poses, face au chaos dont je suis intubé,
me sont intelligibles et délicieuses. A notre tour, comme ces Mages, grâce au laboratoire alchimique de mes lignes,
nous composons, en ces jours de novembre, pour mon esprit, une sorte de sainte Conversation, alors que nous étions
- ou sommes - trois hommes sans sainteté, l’un dans une fosse, l’autre au haut d’un tas de terre, et le troisième au
bord de la fosse. Nous manquions d’auréoles.
- C’est le moins qu’on puisse dire.. Tu vas finir pas raconter que chacun d’entre vous trimballait
l’instrument de son martyre. Le Pasteur manipulerait un grill, avec lequel on l’aurait cuit… L’Architecte brandirait
une épée qui l’aurait embroché… Un dictionnaire Gaffiot à tes pieds signifierait que tu en as été lapidé…
- Bouffon ! Bouffonne….
93
- Vous n’apparteniez pas au temps des rébus théologiques et pas un de vous n’a su, ces derniers mois,
donner forme à sa vie par la ponctuation finale d’une mort. Ça m’aurait épargné cette lecture.
- Je maintiens que la fosse où j’étais, le tas de terre que surmontait le Pasteur, le sol horizontal au bord du
vide où se dressait l’Architecte, parlaient. Ils manifestaient nos thèmes.
- Tu tiens à faire ton Kundera. Et avec peinture florentine. Ça va devenir vraiment…
- Autre comparaison : Les vieilles photographies des albums de famille.
- Accouche.
- Je pense à une de ces vieilles photographies dont nous n’avons jamais rencontré les personnages, morts
pour nous, et sans gloire. Ils se présentent dans un champ, ou sur un quai, et leurs gestes, les plis de leur costume ou
de leur visage sont, pour nous, chargés de leur existence. Nous sommes certains de ne pas nous tromper. Au moment
de la prise de vue, malgré eux, et malgré les intentions du photographe, qui visait à leur faire plaisir, ou à empocher
quelque argent, tout s’est montré. Le vieil homme qui serre fortement une canne parle par ce geste. La jeune femme
dont la robe est bouffante dit sa vie. Le petit moustachu, vers l’arrière du groupe, qui sourit, signale sa distance
ironique avec le groupe, la manière dont, depuis l’enfance, une vanité légère l’a un peu tenu à l’écart. Parce qu’ils
sont morts, et photographiés, les voilà des monstres sacrés. Je ne cesserais jamais, si je m’en donnais la peine, et si
c’était tolérable, depuis leur pose, d’écrire leur vie. Je pourrais même convoquer à ce travail d’autres écrivains,
hommes et femmes, jeunes ou vieux, instruits ou presque ignares, subtils ou frustes en la langue française, et aussi
des Anglais, des Russes, des Occitans, des Italiens, ou des Chinois, qui produiraient leurs pages, si bien que cette
photo, prise un jour d’avril 1880, au centre de la France, dans une petite ville, deviendrait, la forme active et
intelligible d’une énigme. Elle nous entretiendrait de notre vie, qu’elle enchanterait parmi le spectacle qui s’intube en
nous car le temps rend symboliques les fragments que nous en sauvons : les formes, que nous inventons pour qu’ils
passent jusqu’à nous, en font d’illuminants mystères d’où le présent nous paraît un bruyant néant.
- Bravo ! Maintenant que tu as fait ton numéro, poursuis. Vite à la fosse.
- Je voulais développer les thèmes de notre vie.
- Tartine ! L’Architecte a raison de rigoler… Tu insistes. Tu n’en finis jamais. Avec trois fois rien, tu
développes un monde.
- Il faut insister pour exister.
- Légèreté est ma devise.
- J’insiste. Je me répète. La chose monte en poésie.
- Abrège. Je veux le vif, l’amande. C’est à moi de souffler dans l’air les merveilleux nuages.
- Mais je n’écris pas pour toi...
- Crapaud masturbateur, pour toi ? Baise-moi de mots sans bave. Je suis à toi si tu m’excites.
- Je fais mon truc. J’insiste. A toi de filer, si ça t’amuse.
- Je suis chose légère. Je me pose sur ta fosse ou pas. Je te tromperai avec d’autres. Tu auras de mes
nouvelles, ou pas. Mais hâte-toi, si tu veux que mes lèvres murmurent tes lignes sans les dire. C’était quoi la fosse ?
- La fosse… D’abord, nous n’avons pas su. C’était ce vide dans le petit bois. Là, il y avait eu un chantier.
Mais personne. Pas de machine. Cette fosse nous étonnait. Elle nous racontait quelque chose.
- L’Architecte rira de toi, si tu lui prêtes la parole, à ta fosse !
- C’est pourtant lui qui a eu la bonne idée.
- Tu m’excites.
- Je voudrais te caresser.
- Mon corps se dérobe. Parle-moi de l’idée de l’Architecte.
- Je crois qu’il en a eu vite assez de cette fosse. Il faisait froid. Il voulait marcher.
94
- Je commence à le connaître. Votre fosse devait le gaver.
- On ne sait pas. Il était là. Il se tenait sur le sol, au bord du vide, dans ce petit bois, ce matin de février, alors
qu’il avait mieux affaire ailleurs, chez lui en Belgique. Il se fout de nos recherches, mais il se tient au bord du vide.
Hier, alors que nous achetions des silex taillés, le Pasteur et moi, dans une vente aux enchères, comme par hasard, il
a téléphoné. Nous lui avons fait entendre les adjudications. Il a ricané. Mais il téléphonait. Ce type ne croit pas aux
silex, aux pépites, aux poubelles, aux fosses, mais tout ça l’attire.
- Ton livre va le gaver.
- Je ne sais pas. Je ne l’écris ni pour lui, ni pour personne. C’est une expérience.
- Et son idée ?
- Tu y tiens ?
- J’existe pour ça.
- Il a dit une seule chose. Cette chose d’abord est tombée dans le silence. Nous ne l’avons pas commentée,
ni le Pasteur, ni moi. Nous l’avons sentir descendre dans la fosse, s’y répandre comme une pluie, y créer une boue,
tout brouiller, puis monter à gros glou-glou, vers nous, comme une lave, monter encore, gonfler au point d’emplir la
fosse d’un jus douteux, noirâtre, purulent, malodorant, le tout menaçant de déborder dans le bois, de couler, sur le
sol, sous les arbres, puis de nous emporter, en commençant par moi qui me tenait dans la fosse, et qui me trouvait
souillé, noyé, par ce liquide. Alors, nous sommes partis. C’est en marchant seulement que nous avons pu parler de
l’idée de l’Architecte.
- Vous aviez peur ?
- C’était une journée sans peur.
- L’Architecte a ricané ?
- Un peu. Mais il n’a pas cité Flaubert. Il a jeté son idée comme un caillou, pour en finir, sans vouloir faire
des ricochets. Il l’a lancée vers moi, juste sous lui. Il voulait en finir, et filer. Lui, il ne voyait pas les implications
pour nous, ce grouillement, et ce qui m’amène à écrire encore et encore.
- A inventer ?
- A trouver.
- Différence ?
- Je ne crois pas à la création, mais à la rencontre.
- Fais-moi rencontrer la phrase de l’Architecte.
- Tu caches ton jeu, toi aussi…
- C’est toi qui te caches par moi. Avoue. Je suis ton procédé.
- J’avoue.
- Qu’a dit l’Architecte ?
- Il a dit, juste au bord de la fosse, alors que je regardais la terre, et que, sans doute, le Pasteur portait ses
yeux aux loin….
- Tu n’en sais rien.
- J’imagine. J’étais dans le trou. Le Pasteur ne parlait pas. Il devait contempler le paysage, avec ardeur. Je le
connais.
- Ne raconte pas ta vie. Qu’a dit l’Architecte ?
- En articulant bien chaque mot, mais vite, il a dit : « C’est pour les chiens de madame Muller, quand ils
seront morts ». Voilà ce qu’il a dit : « C’est pour les chiens de madame Muller, quand ils seront morts ». Cela ne m’a
pas donné envie de commenter, tant l’évidence frappait.
95
Depuis le début de la journée, je savais l’importance des chiens. Je sentais que madame Muller était dedans,
et qu’ils régnaient, que nous étions venus pour eux, pour les traverser, et qu’ils formaient un gros corps multiple et
sale, qu’elle les habitait, et qu’ils l’habitaient. Cette fosse leur était destinée. Dans le bois, d’autres fosses, sans doute,
avaient pu être creusées et remplies. Nous étions dans un cimetière.
Voici vingt ans, j’ai rencontré deux vieux ayant soixante chats. La femme peignait des marines peuplées de
grands bateaux à voiles. L‘homme, un ancien marchand de fromages, élevait des pigeons voyageurs. Dans leur
maison, sous les marines, partout, vivaient et puaient les chats, mais, au milieu du salon, cinquante chats morts
reposaient dans le congélateur. C’était leur trésor.
Au fond de la fosse, je ne pensais pas à ces vieux. Je regardais la terre, les petits cailloux blancs, les feuilles
mortes. J’entendais rouler en moi la phrase de l’Architecte. « C’est pour les chiens de madame Muller, quand ils
seront morts ». J’étais dans un futur tombeau pour chiens. Je sentais la mort pomper ceux que nous avions
traversés… Elle les aspirait. Elle les entraînait par un invisible conduit vers le trou où je m’attardais, moi pas chien,
pas encore cadavre, mais, eux, ils résistaient. Ils s’accrochaient à l’entre-deux portes, dans leur puanteur, où ils se
léchaient, geignaient, se tortillaient. Ils ne voulaient pas encore aller pourrir. Ils tenaient à leurs puces, à leurs
langues, à leur bonne grosse bave, à la chaleur. Mais ça pompait. Ça pompait ! Faudrait bien qu’ils montent dans le
petit train de la mort, par le ciel, vers la fosse. Madame Muller était prévoyante. Elle avait commandé la pelle
mécanique, les ouvriers, la taille profonde du sol dans le petit bois. Ça ne devait pas lui déplaire d’imaginer des
tombeaux pour ses petits chéris. Ça devait l’affliger, mais ça lui donnait un rôle, le berceau à cadavres ! Elle nous
avait peut-être même caché d’autres chiens, une grosse grappe grouillante dans des pièces secrètes. Les femmes sont
volontiers des couveuses de tombes. Pénible image… Fausse ? Vraie ? En tout cas, une foule de chiens avait
séjourné à Saint-Thuret. Madame Muller en avait joui. Des familles en avaient dégorgé, vomi, chié, bavé chez elle, et
elle les avait accueillis, généreuse, funèbre, manipulatrice, perdue, labyrinthique, trouée, ogresse… Les grillages
autour du château, les dégradations, les crottes signalaient une meute. La fosse, dans le bois, prouvait d’immenses
appétits. Elle était la gueule des gueules, et je m’y trouvais, moi, dans ce vagin macabre, naviguant.
« C’est pour les chiens de madame Muller, quand ils seront morts ». L’Architecte dit, se tait, passe à autre
chose. Je suppose qu’il devait jouir du silence, au bord de la fosse, après sa phrase. Je tends à croire qu’il l’a dite par
dérision. A ses yeux, cette fosse devait être un tombeau grotesque pour les chiens grotesques d’une femme
grotesque. Sartre raconte avoir pissé sur une tombe dans un cimetière pour chiens…. L’Architecte pissait sa phrase
sur la possibilité d‘un tombeau. Dès lors, pas besoin de ricaner, ni de citer Flaubert.
Dans la fosse, tombaient sur moi les chiens morts. Tombaient. Tombaient sans tomber. Pas de rire. Pas de
chiens. Juste l’air blanc, le bruit des branches, le froid, mes pensées. Ç’aurait pu être comme une neige, mais ça n’en
avait pas la douceur. Pas non plus la puissance d’un camion-poubelle se déversant. Pas davantage la confusion où je
baigne dès que je manifeste, me promène, me connecte, écoute les bouches, lis les rapports des jurys d’Ecoles
Normales Supérieures… Ce n’était pas Wikileaks qui fuit ces jours-ci, de toutes parts, vers moi. Ce n’était pas deux
cent cinquante mille dépêches de la diplomatie américaine s’esclaffant sur ma tête, le flux de pétrole, les cendres
volcaniques, le bateau-brume, avec les échos de tremblements de terre, et les vols de soldats tués en Afghanistan. Il
n’y avait pas de visages en larmes. Pas de mensonges. Pas de vacations farcesques. Il n’y avait même pas la hausse
incroyable des cours de l’or aujourd’hui, qui réjouit mon âme d’avare, moi possesseur de quelques pièces, tandis que
le choléra ravage Haïti. Dans l’entonnoir de mon âme, on ne précipitait pas les cadavres de Buchenwald. On ne
m’ensevelissait pas sous des culs, des chattes, des plages, des smiles of Christ, des tirs au but, et je n’affrontais pas le
vide du tombeau, comme Madeleine... Mes amis n’étaient pas des anges veillant sur moi. Aucun jardinier ne me
disait « noli me tangere ». Je recevais, comme une neige, mais sans l’enchantement, l’image des chiens morts avec la
phrase de l’Architecte, cette évidence.
- As-tu pu lui raconter tes impressions, plus tard ?
- Rien.
- Vous vous êtes vus cet été, dans les Corbières et en Belgique. Vous avez marché. Vous ne vous dites rien ?
- Les hommes marchent sans se parler.
- D’intime ?
- Ceux qui écrivent espèrent l’oreille féconde d’une femme.
96
- Mais tu dis que nous sommes des « couveuses à tombeaux ».
- Il faut des fosses pour parler en vérité.
- Beau mot. Ridicule. Je ne veux pas que tu me touches.
- Je poursuis.
Le Pasteur est descendu de son tas. Lazare ne se lèverait pas. Pas de Lazare. Même pas de chiens. Juste dans
la fosse, muet, moi. Nous n’avions rien enterré, ni déterré. L’Architecte avait raison : la fosse, d’évidence, était pour
les chiens de madame Muller, quand ils seraient morts. Elle était, à sa manière, et tout à l’opposé, sans volonté
d’hygiène, ce que les mairies d’aujourd’hui appellent des espaces canins, ou des canisites, mais, loin d’inviter les
chiens à chier loin des passants, elle attendait leurs cadavres. Madame Muller ensevelissait autour d’elle ses favoris.
Juliette voulait que Roméo fût éclaté en mille morceaux dans le ciel. Elle jouirait ainsi au centre de sa mort…
Jouissance féminine ?
- Tu ne sais rien.
- J’imagine.
- Poursuis.
J’ignore ce que pensaient le Pasteur et l’Architecte. Je ne sais même plus moi, de moi… A mesure que le
moment s’éloigne, sa forme me devient une anamorphose. La chose, qui se voit aux pieds des deux Ambassadeurs,
dans le tableau de Holbein, et qui paraît être, quand on rencontre l’œuvre, un os de seiche incompréhensible, envahit
l’œuvre. Elle n’est plus un indice, mais la chose entière, incompréhensible. Mes pensées du moment, à supposer
qu’elles eurent une apparence pensable, me sont désormais un déchet mou, que je redresse, autant que possible, pour
me le rendre reconnaissable, comme le crâne du tableau d’Holbein, ainsi qu’à toi lectrice lecteur, qui es mon œil
indirect, et ma vulve.
- Au fait !
Je suppose que je voyais mes amis s’ébranler, avancer dans l’air au-dessus de moi, comme les amis de la
famille après un enterrement. Les mots ne venaient pas. L’affaire n’était pas encore entendue. Il n’y avait aucune
possibilité pour des formules, ni pour le rire. Pas de lyrisme non plus. Aucune chance pour le chant. La fosse
pompait. Elle ne recrachait rien. Elle pourrissait nos bouches.
Ce soir, avec le Pasteur, j’introduirai un débat sur les mots qui manquent. Nous aiderons un groupe à
méditer sur le bout de la langue, le pâteux, le bégaiement, l’aphasie, la poésie, et à échanger, ce mercredi premier
décembre, au lendemain du dernier cercle de silence de cette année, pour lequel j’ai offert un mégaphone au Pasteur,
juste au début d’une rencontre avec Charles Dantzig, auteur de Pourquoi Lire, dont la brillante danse avec les mots
m’a fasciné, agacé. A la fosse, nous n’étions pas brillants. Nous n’avions pas les mots, et les mots ne nous avaient
pas. Aucune parole ne sortait de cette bouche que je ne peux pas dire pas dire d’ombre, à la manière de Victor Hugo.
Ce trou dans la terre calcaire n’était pas un gouffre ténébreux plein d’énormes lueurs, mais une possibilité pour
déposer des cadavres. La lumière était blanchâtre, le froid humide. Nous étions en France, sur une grosse colline,
dans la vallée de l’Aveyron, où sont installées des villas, des piscines, des supérettes, quelques églises, des pylônes.
Nous ne constatations pas un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit.
Je consacre une part importante de mon temps à chercher et à voir des cupules, qui sont de petits trous,
creusés des hommes, sur de grosses pierres. On en rencontre parfois sur des mégalithes, mais, le plus souvent, sur
des blocs de schiste ou de gneiss, le long des chemins, vers des rivières, au milieu des bois, sur des sommets, en
toutes sortes de lieux. Nul ne sait pourquoi ces formes, que l’on peut rencontrer sur presque toute la Terre, existent.
On ne sait même pas le plus souvent de quand elles datent. Des hommes, pendant des millénaires, et parfois
aujourd’hui, en ont creusé. Nombre d’hypothèses sont proposées. Certains absurdes. D’autres, plus intéressantes. Les
archéologues, qui aiment dater des objets relatifs à des cultures précises, ne s’y attardent guère. Les cupules les
énervent. Ils redoutent les ésotéristes, la foule bigarrée des simplificateurs de pensée, mais j’aime, sans l’histoire,
contacter les cupules et m’y pencher. Avec le Pasteur, nous les visitons. Notre émotion est profonde. Il y a eu là de
l’homme. Ce manque dans la pierre est une parole volontaire sans mot ni discours, une forme pour penser, une
poésie. Mon esprit tombe dans ces petits trous, s’y disperse, y multiplie, se concentre. Je l’abandonne. Je le retrouve.
Parfois, je caresse une hypothèse, qui me paraît aussi forte que la phrase de l’Architecte, puis j’y renonce, et j’aime
en sentir l’effondrement. Je sais seulement que les cupules sont évidentes. Ce sont des communions sans substance.
97
des scènes sans scène. Aucun corps ne s’y tortille. Loin des charniers ou des peep-shows, elles ne sont pas des petits
œilletons par où la chair se montre. De ce point de vue, la fosse était une anticupule. Elle nous contraignait à
imaginer les chiens.
J’en suis sorti. Nous avons marché dans le bois. L’Architecte allait à grands pas. Nos bouches soufflaient de
légers brouillards. Chasseurs bredouilles, mais chargés, nous n’avions certes pas admiré la majesté d’un cerf qui
débouche de la forêt, telle que Giscard l’évoque dans le Passage. Nous n’avions pas vu apparaître, comme Saint
Hubert, une croix sur la tête d’un cerf. Notre rencontre était sans miracle et pauvre. Nous n’aurions rien à raconter
aux familles et à la police. Nous n’étions pas de ces hommes qui viennent de découvrir un cadavre dans un coin de
forêt, alors qu’ils cherchaient des champignons et qui résolvent en partie l’énigme médiatique de la disparation d’une
femme. La fosse creusait pour nous, du moins pour moi, et pour quelques instants, ou pour la durée de mon chantier
d’écriture, seulement, madame Muller.
- On passe à la voiture prendre le jambon. Il nous faudra bien ça.
- Et le vin !
- J’espère que madame Muller nous aura fait quelque chose de chaud.
- J’ai le ventre creux. Faut que je mange.
___________________
98
VI
Le repas
Je m’attendais à un jambon, à des saucisses. Je m’attendais aux fromages et aux anecdotes sur mon goût
pour La Vache qui rit. Je m’attendais à des bouteilles, à des millésimes, à des éloges de grands crus, aux tripous, aux
choux farcis, au gros pain bien cuit. Je m’attendais aux pâtés, aux bougnettes, à des rillettes, à des tranches de
mortadelle. Viendraient les mots de la bouche, le répertoire des victuailles, la liste des mauvais restaurants où
j’entraîne régulièrement mes amis, les pieds de porc, les langues de bœuf, les fromages de chez Betty, le Canto
général des gâteaux du Poussin bleu, le dithyrambe des fricadelles, l’opéra fabuleux du Livarot et du Saint-Nectaire,
les plats de cèpes, les truffes, les morilles, les tourtes, les feuilletés, les crosnes si peu connus et si bonnes. Le Pasteur
vanterait la fabada. L’Architecte proposerait une géographie des tables honorables de Bruxelles. Ensemble, ils
tonneraient contre mon mauvais goût. Ils rappelleraient comment je les ai entraînés au Saint-Tropez, et comment
l’Architecte a fait une scène, et comment on a mangé au soleil, sur une place, un jambon cru et des fromages... Ce
serait le rite.
Pas de repas sans rite. Je m’attendais à ce que se noue une complicité contre moi. Mes amis prendraient
madame Muller à témoin. « Vous avez devant vous l’homme au monde qui sait le moins manger. Il se nourrit de
bolinos, qui sont aliments desséchés dans lesquels il met de l’eau. Dans tous les repas que nous partageons, il amène
des vaches qui rit, et, parfois, de petits babybels. Il mange à toute vitesse. Mettez-lui des truffes ou des petits pois, il
99
les avalera identiquement. Il engloutit les foies gras sans les distinguer d’un pâté premier prix. Au caviar, il préfère
les sardines. Il ne sait pas manger»… Et moi, je sourirais. J’acquiescerais. J’aurais le rôle du mauvais mangeur.
Madame Muller ne dirait rien. Elle n’oserait pas protester. Elle entendrait dégorger des bouches les histoires
de nourritures. Les Gargantuas bavards se resserviraient devant elle. Elle saurait se tenir. Elle émettrait des sourires
complices. Femme éduquée, entraînée de longue main aux hommes, elle feindrait d’admirer l’appétit de ces
messieurs. Comment faire ? Elle n’avait pas les fesses, les seins, la bouche à se bourrer de tourte. Impossible
d’imaginer qu’elle se baignait la nuit dans le jus de viande et qu’elle battait chez le charcutier les autres femmes pour
du boudin. Madame Muller était de celles que les hommes soupçonnent d’anorexie, et qui passent pour emmerdeuses
si elles n’adhèrent pas publiquement à la bouffe. Elle se tairait. Je m’y attendais.
- Tu vas encore me dire tes attentes ?
- Longtemps peut-être...
- Tu m’ennuies… Qu’avez-vous mangé ?
- Je fais un livre. Il faut que je déploie une pensée, un cadre, des réseaux de références.
- Dresse-moi la liste des victuailles !
- Boudin noir, saucisse de foie, jambon serrano, jambon au piment d’Espélette, bougnettes, saucisse sèche
de Toulouse, Morbier, Vache qui rit, crottin de Chavignol, Saint-Nectaire fermier de grande qualité, tranches de pain,
café…
- Et les chiens, toujours puants ?
- Puantissimes.
- La cheminée fumait ? Les Mémoires de Gaulle étaient à leur place ?
- Parfaitement, ceux que les lycéens sont censés préférer ces jours-ci aux fuites Wikileaks.
- Aujourd’hui, qu’est-ce qui t’excite, hors moi ?
- La ruine de la maison du Moraliste.
- Suite à la ruine de la maison du Gladiateur ?
- Tu es informée... D’après Internet, un mur qui protégeait la maison du Moraliste, à Pompéi, est tombé.
Vers l’an 70, le propriétaire inscrivait des maximes dans son jardin. Quand le Vésuve a explosé, la cendre a couvert
la morale. Deux mille ans plus tard, on l’a déterrée, mais, ces jours-ci, les vestiges s’effondrent : entrée en matière
pour le troisième millénaire ! La maison du Moraliste tombe… Deux cent cinquante mille dépêches diplomatiques se
répandent... Pourquoi lis-tu un livre ?
- Je suis perverse.
- Parfait. Va plutôt sur Wikileaks : mon livre ne fuit pas assez.
- A table !
Madame Muller avait disposé des assiettes ordinaires, blanchâtres, et des tasses. Le feu fumait. Régnait une
odeur tenace, plus pénétrante encore que la première fois. Quand je me relis, je ne me trouve pas assez précis sur sa
méchanceté âcre, idiote. Pas facile de décrire. Pour les odeurs, on ne dispose pas des modèles de la peinture ou de la
musique. Le vocabulaire de l’œnologie et des parfums ne sont d’aucune aide. Il n’y a pas d’art critique des
puanteurs. Nous étions dedans, dans la charogne, l’acide, la pisse, quelque chose d’aigre qui bloquait toute possibilité
d’expansion d’âme. Comment se parler quand ça pue ? Il faut respirer sans gêne pour se dire la bruine intime, les
puits d’ombre. Les lèvres ne s’abandonnent pas quand l’air obstinément pue.
Je m’attendais au rite bavard du repas : chacun jouerait son rôle, la force obscène de la viande tiendrait lieu
de communion des âmes. Internet me raconte que des hommes japonais font parfois s’allonger une jeune femme nue.
Ils se placent autour d’elle. Ils voient les seins, ils voient le visage. Ils voient le nombril. Ils voient le sexe. Ils voient
les pieds. Ils pourraient toucher la chair avec leurs doigts. Rien, apparemment, ne l’interdit, ni même d’aventurer des
remarques égrillardes. Mais ils déjeunent. Ils saisissent avec des baguettes les morceaux de poisson ou de légumes
déposés sur les hanches, les flancs, entre les seins, sur le nombril et les cuisses. Ils évoquent des nouvelles : « On
100
raconte qu’en France le jury de Français des Ecoles Normales Supérieures a confondu le mot affection et le mot
affectation, qu’il est parvenu à ne pas se faire harakiri, et à sauver la face… Nouvelle, intéressante, très honoré,
Ashahari Ikeda… Avez-vous aussi des nouvelles de la Maison du Moraliste ? Le gouvernement italien assure qu’elle
ne court aucun danger. Vous me rassurez. Monsieur Berlusconi me déplaît pourtant avec ses bunga bunga, qui sont
fêtes où il manipule de nombreuses putains. Comment peut-on être Européen ? Vous prendrez bien encore un peu de
Surimi » ? La jeune femme ne bougerait pas. Les messieurs Japonais ne cracheraient pas sur elle. Ils finiraient par se
lever. Certains iraient faire l’éloge d’un universitaire corrompu. D’autres travailleraient à ruiner des épargnants. L’un
d’eux, peut-être, irait méditer dans un temple.
Les repas de famille furent la corvée majeure de mon adolescence. A dates fixes, dans de grandes salles, de
multiples cousins affluaient pour manger. Des viandes s’apprêtaient. Des cheminées se garnissaient de lièvres. On
annonçait diverses volailles. De nombreuses bouteilles seraient bues. Tous ces gens parlaient, s’informaient,
informaient, racontaient leurs histoires, en récoltaient, disaient abondamment ce que prévoyait le rite, puis
disparaissaient, ventres pleins, visages rougeauds, ayant avalé, outre des fouaces, des chairs et des tartes, un moment
où j’aurais voulu courir dans les forêts, voir les rivières, descendre dans des grottes… Ces longs repas obligatoires
rassemblaient, pour moi, les vampires de mes vacances. Leurs corps mangeaient. Bientôt, ils seraient morts. Ils
s’enfonceraient dans les tombes où ils m’entraînaient régulièrement vers Toussaint, mais d’autres viendraient, sortant
des tombes, y rentrant, en ressortant, toujours décidés à manger, à m’accabler, à avaler ensemble, dans l’odeur
grasse, des cuisses de poulets, ou des quiches. J’aspirais à des livres de cristallographie, ou à la Détermination
pratique des fossiles. Je rêvais d’Hildoceras bifrons ou d’Harpoceras falciferum. Je désirais l’air vif, les pentacrines,
et la vérité. Je sentais qu’en ces repas heureux entre braves gens des campagnes catholiques de l’Aveyron, loin des
monstres, et vingt ans après le marché noir, on pourrissait. On crevait là avec de grosses joues mastiquantes. Ça
puait, quand les fossiles des falaises sentaient bon la pyrite cassée. Plus tard, j’ai appris que se mettre à table
signifiait avouer la vérité, souvent devant policiers. En ces moments d’enfance, se mettre à table signifiait enfiler les
masques nécessaires et mourir. La police était dans la bouche.
Ce soir, je lis inévitablement le rapport d’une cérémonie : la réunion du jury d’une Ecole Normale
Supérieure. Là aussi rite. Tous les ans : une salle, sept ou huit membres du jury avec leur Directrice, rangés, à la
tribune, faisant faces. Les professeurs de prépas, venus de la France entière, certains de Nantes, d’autres d’Aix, ou de
Saint-Brieuc, beaucoup de Paris, tous copieusement défiscalisés par Nicolas Sarkozy, sont assis, masse confuse.
Inutile d’en être. J’imagine… Le rapport, publié sur Internet, suffit. Un ou deux Inspecteurs généraux sont à la
tribune, et d’autres dans la salle. On est officiellement là pour se parler, sans langue de bois, du concours passé, et de
l’avenir. Cette année, après la seconde coquille en deux ans sur des sujets de Dissertation française, on pourrait
attendre des colères. Mais tout est réglé. On avait confondu multiplication et explication. Vieille affaire. On a
confondu affectation et affection. Pas grave. Le sujet était inepte, chut, chut ! La Directrice de l’ENS, qui a inventé
sa nuit de l’Ethique, félicite, se félicite. Elle n’a pas jugé utile d’annuler les épreuves parce qu’elle était « certaine
qu’aucun candidat n’a été lésé », et qu’elle a voulu éviter « le traumatisme de l’annulation ». Certaine ? Boule de
cristal ? Marc de café ? Traumatisme, mais pour qui ? Sans doute, pour elle et son guignol’s band. Personne ne
proteste. L’Inspection générale, celle qui impose de Gaulle, navigue dans son Bateau brume. Un certain Paul Vénal,
rédacteur du rapport, félicite la Directrice, le jury, pour leurs actions. Il rapporte qu’il se lève. Il rapporte qu’il
remercie. « Merci. Merci. Quelle belle collaboration ! Silence dans les rangs ». J’imagine les visages blêmes des
professeurs des Ecoles Normales Supérieures, ces pathétiques soulagés, certains gras, d’autres dévorés d’angoisses,
corps ravagés de doutes, vanités bulbeuses, avachissements, l’un se grattant, l’autre se frottant le crâne absorbé par
l’idée qu’il risque d’être bientôt noté par son voisin, des femmes tentant d’être jolies, mais cachant difficilement
leurs frayeurs, chacune détestant les autres, tremblant de trop le montrer, et visiblement fièleuses, enragées
d’ambition, battues plusieurs fois en plusieurs élections, humiliées, humiliant, bien décidées à survivre, clignant des
yeux de componction, et quelques hommes travaillant leur portrait d’intellectuel, fourbissant une moustache
nieztchéenne, arborant un gilet de Gilles Deleuze, s’auréolant de laideur sartrienne, chacun ayant publié dix mille
pages au moins, bien plus que La Rochefoucauld, la Bruyère et La Fontaine, presque autant que Victor Hugo, et
s’apprêtant à dix mille autres, et si possible dix mille encore, et dix mille, si la mort ne nous en délivre… Paul Vénal
n’écrit rien de tel. Paul Vénal voit peu, entend peu. Depuis des années, il monte. Le voilà président d’une association
de professeurs. Il rédige le rapport. Il est bien écouté par le Jury, les Inspecteurs généraux, une de leurs dames
patronnesses, qui a reçu la Légion d’honneur, et qui surveille. D’autres ambitieux dans la salle envient, ou craignent.
Oderint dum metuant. Bon vieux latin, toujours formateur… Ils ont compris. Ils sont prêts à se mettre en bouche une
ration de crapauds. Des naïfs n’osent rien dire. Ils ouvrent de grands yeux. Des prudents préfèrent se taire. La salle
reçoit cinq sur cinq l’effondrement des valeurs de vérité, la mort circulant. La lumière est glauque. Enfoncement
101
dans la Nuit de l’éthique. On se sourit, soulagé : rien ne se produit. Personne ne sort du rang des assassins. Mais y at-il crime ? Quel crime ? Ce n’est qu’un meurtre rituel. Il faut des sacrifices. L’époque est dure. Partout grand froid…
Les discours se succèdent, grosse langue de bois, avec des vers. Ces bouches ne sont pas lasses d’avoir ça comme
langue…. Elles en bavent mieux. On communique. Cum shot général. Pas de guerre. Il n’y pas de mise à table. Les
policiers sont dessous, dedans, sous les jupes et dans les poumons, pas seulement dans les Inspecteurs généraux.
Affection, affectation. On a oublié. Digéré… Félicitations ? Encore félicitations. Lent vomissement de mensonges
entre gens gentils, petit meurtre entre professeurs devant le corps d’une putain, sans sushis sur sa peau, parmi les
Enseignants-chercheurs, des Inspecteurs, et des préparateurs vaseux, pathétiques, flattés d’être là, incertains,
tremblant d’être chassés, ruminant, comme des vaches, les fautes innombrables des éditions de Montaigne ou de
Beaumarchais, mises au programme par les gens de la tribune. Wilileaks diffuse autour, mais pas leurs affaires... Les
clochards déambulent, mais pas entre eux…. La violence monte, l‘économie s’effondre, mais pas sous ce plafond….
Bunga bunga everywhere, mais on est des gens sérieux… Pas vu. Pas pris. Dante ni Balzac ne sont pas dans la salle.
Paul Vénal court mettre sur Internet son compte rendu, lui président, futur Inspecteur général… J‘imagine…
j’imagine... Mauvais rêve... Goya en phase terminale. Vacation farcesque. Bal des Vampires de la vérité. Trouillards
lettrés qui s’entraident dans l’hiver et dans la nuit. Faits minuscules ? C’est l’élite universitaire française, se
médaillant pour embrumer le nuage, l’abominable nuage de Tchernobyl... Mieux que les Vies Minuscules, voilà
Guignol’s band, Academic comedy, Cène à proliférants judas.
-Mais pourquoi t’embourbes-tu l’âme avec ces drôles ? Reviens au fait. Excite-moi. Fais-moi un beau
mensonge.
- Ne veux-tu pas la vérité ?
- Tu n’es pas Dante, qui a tout dit, et depuis six siècles. Les addenda sont chez Saint Simon. Au reste, la
vérité éclate partout. Elle est aux visages de ces gens, et des autres. Apocalypse à tous les écrans. Mais tu n’es pas
Saint Jean. Ton bureau n’est pas à Patmos, sur un caillou. Te voici embarqué dans l’opus merdicum.
- Comment veux-tu que je n’ai pas l’âme soulevée ?
- Mal de merde… Les soulèvements de ton âme ne font pas la lumière.
- Ça pue trop.
- Justement. Raconte-moi la puanteur. Raconte-moi comme elle vous a empêché de parler. Raconte-moi vos
nez bouchés, vos langues figées. Mets-toi à table.
- Le Pasteur avait prévu d’abondantes nourritures. On ne le surprend pas question bouffe. Le coffre de sa
Kangoo contenait un gros jambon, et aussi du pâté, du pain, des fromages, des fruits, du vin, un plat de lentilles
cuisinées baignant dans la graisse. Il les étalait sur la table, devant madame Muller. L’Architecte se tenait en réserve,
avec un petit carnet en main. Il prenait des notes. Madame Muller n’avait d’yeux que pour le Pasteur.
- Vous êtes un homme merveilleux. J’aurais voulu vous avoir pour fils.
- Vous êtes trop gentille… J’aime que les femmes m’aiment. Et j’aime vous montrer ce jambon. Je l’ai pris
chez Garcia, avant-hier. Premier choix. On ne le regrettera pas. Je ne comprends pas qu’on puisse vivre sans jambon.
Le Pasteur sortait un beau couteau pliant, celui qu’il emportait dans toutes ses expéditions. « Pas d’homme
sans couteau »... Il devait tenir cette maxime de sa période militaire, ou de son père, ou de son grand-père, ou de
quelque chasseur. Quant à moi, je perds toujours les miens, ceux que l’on m’offre, comme ceux que j’achète. J’en ai
laissé dans les bruyères, et sur les banquettes des trains. J’en ai oublié aux plages, sur les rochers, dans des grottes et
dans l’herbe. Quelques-uns sont tombés dans les rivières. Mais j’en trouve aussi en ville, aux champs, dans les rues
comme dans les bois. Partout, des couteaux m’apparaissent. Je les récolte. Puis, je les perds. Une amie m’a raconté
que me manquait peut-être l’angoisse de la castration, chose rare, selon elle, chez les hommes… Il est vrai que je
perds sans angoisse ces outils d’attaque, et que je suis peu fasciné par les vitrines qui en montrent.
Le Pasteur taillait ostensiblement son jambon. Il découpait des tranches fines, une à une, sans violence,
comme des écailles de chair rose qui deviendraient vivantes à mesure qu’il les arracherait. Il multipliait en surfaces
diverses et ondulantes l’énorme masse. Le plaisir qu’il y prenait me paraissait joliment obscène, et je ne m’en mêlais
pas. Je n’ai jamais appartenu au camp des découpeurs de viandes, les heureux pères du saignant. Enfant, lors des
repas de famille, je les voyais partir vers la grande cheminée, mettre à la broche le lièvre, ou le mouton. Avec un
flambadou, ils versaient l’huile bouillante sur la chair rougeâtre. Ensuite, ils manipulaient de grands couteaux, qu’ils
102
se montraient loin des femmes, sauf de quelques vieilles, et ils tranchaient des pans de chair. Je me tenais éloigné,
avide d’arbres au vent et de falaises. Je restais étranger à leur rite, manifestement nécessaire et jubilatoire, comme
hors des blagues de cul, de l’étal des corps aux douches des sportifs. Je n’aime pas les sacrifices. Les mâles me font
horreur, et je redoute les femmes excitées par ces multiplicateurs de viande.
Le Pasteur insistait. Il enfonçait la pointe de son couteau dans les tranches ondulantes. Il les montrait,
comme des bêtes vivantes, et qu’il eût capturées. Tout à son plaisir d’exhiber, il paraissait ne pas sentir la persistante
odeur de chiens. La multiplication des tranches, son miracle, absorbait, pour lui, le décor et même, l’Architecte voué
à son activité de prise de notes, tandis que la face blanchâtre de madame Muller s’éclairait d’une tendresse rose,
comme si le jambon, devenu transverbérant, projetait en elle des forces que le feu ne lui procurait plus. Cette viande,
ou plutôt l’homme qui l’étendait, la déchirait, la proposait, l’ostentait, était pour elle comme une apparition. Elle y
gagnait des airs de pèlerin, face au Christ.
Je me souviens d’un crabe, ou, plutôt, d’un homme avec un crabe, ou, plutôt, d’un homme avec son fils, et
le crabe, en Bretagne, à marée basse, dans des goémons. L’homme avait un long bâton pointu. Il marchait de flaque
en flaque, cherchant, fouillant. Son fils, d’à peu près dix ans, le suivait comme il pouvait. L’homme enfonçait la
pointe de son bâton sous de petites falaises grouillantes d’algues. Il traquait. Son corps était violent. Dans ce pays
marin, abandonné et tendre, comme une origine du monde, où je pataugeais, je ne l’aimais pas. Il marchait. Ses
mouvements étaient brusques. Il s’adressait à son fils. Il lui montrait d’autorité des choses. Spectacle : père sévère en
avant, énergique, déterminé, grand, mince, prolongé par le bâton qu’il lançait devant lui ; fils, petit, rondouillard,
hésitant, aspiré, se dépatouillant. Temps médiocre. Début d’automne. Ciel d’immenses nuages grisâtres, lumière
d’après-midi finissante. Cris de goélands. Par ci par là, silhouettes s’affairant… Nord Finistère avec sa bienfaisante
odeur de goémons, loin de la puanteur aigre des chiens du château…
- Ca, mon fils, tu vois, c’est du crabe !
L’homme avait retiré son bâton d’un fouillis d’algues. Au bout, il montrait un gros crabe, qui remuait au ciel
ses pattes. Ça m’effrayait. C’était obscène. On aurait dit le bourreau qui présente au Christ une éponge imbibée de
vinaigre, mais ça remuait. Je voyais le fils regarder le crabe se débattre au bout du bâton, les pattes seulement se
débattre. Ce fils n’approchait pas. Il refusait de toucher le remuement de pinces et de pattes. Le père tendait, tendait
encore le crabe devant le visage du fils. « Regarde, ça c’est du crabe » ! Je n’aime pas les pères qui enseignent leurs
meurtres.
Je me souviens de cette scène, très brève, sur les goémons, voici peut-être quinze ans. Le crabe agitait ses
pattes impuissantes. Le fils regardait ces pattes, le bâton, et son père. Le père regardait le fils, qui n’essayait pas de se
montrer solidaire du meurtre. C’est le père qui a fini par décrocher le crabe. Visiblement, son fils le décevait. Lui, il
brandissait son bâton ferré vers le ciel, ou vers de nouveaux rochers. Il tuerait d’autres crabes. Il n’en avait pas fini
d’être père…
L’Architecte, un jour, échangeait avec son fils, dans la nature, à propos des excréments qu’ils venaient de
produire ensemble. Je m’étonnais en moi de cette complicité. Le fils de l’Architecte, contrairement au fils du tueur
du crabe, était ravi. Il partageait quelque chose avec son père, qui l’éduquait. L’Architecte manifestait sa joie de voir
son fils vivre avec lui le spectacle de leurs défécations, et en parler. Je crois que le crabe, pour son tueur, avant d’être
une future nourriture, était une merde s’agitant au bout d’un bâton, une éponge d’horreur que le fils devait regarder,
dont il devait parler, et que le père n’avait pas extrait de son ventre, comme l’Architecte, mais des entrailles de la
mer. J’étais effrayé. J’ai fui.
Le Pasteur épluchait le jambon, comme s’il le caressait. La lame de son couteau s’enfonçait dans la viande
et produisait des pétales qui se recourbaient. Madame Muller avait les yeux agrandis d’une mère qui voit son bébé
s’animer, déployer au bout de ses bras ses doigts, et montrer un visage rose. Dans l’odeur des chiens, la lumière
blanchâtre, et devant le feu médiocre, le Pasteur produisait pour elle une douceur vivante. Il prenait son temps. Il
savait que, seul parmi nous, il savait susciter des langues qui permettraient la parole. Il n’avait pas besoin de signaler
que j’étais inapte à créer devant une femme, avec tendresse, sans agitation, cette déclinaison des possibilités de la
chair. Il connaissait assez l’Architecte pour deviner que ce bâtisseur ne démonterait pas le jambon en suaves
propositions. Il avait assez pratiqué sa raideur pour ne pas lui confier la tâche d’enchanter par la douceur une femme
que nous désirions faire parler. Encore une fois, le Pasteur me désarmait. Certes, je détestais sa détermination
viandarde, mais il ne pratiquait pas le rituel des hommes de mon enfance, quand ils déchiraient bruyamment, entre
hommes, les chairs qu’ils avaient arrosées d’huile. Il présentait à la seule femme présente un lent effeuillage, comme
l’offrande d’un frisson.
103
L’Architecte et moi sommes peu connaisseurs en femmes. Nous ne savons pas vite métamorphoser un
jambon en une jouissance. Nous manquons d’attention aux lèvres qu’on nous demande d’inventer. Dans le château
de la Belle au bois dormant, nous aurions pris des notes sur le bâtiment, ou exploré la bibliothèque. Nous aurions
laissé madame Muller dormir cent ans parmi ses chiens.
- Madame Muller était une vieille femme. Tu délires complet d’en faire une princesse.
- Es-tu jeune ou vieille ?
- On ne demande pas leur âge aux femmes.
- Alors on se tait quand on dit des contes.
- Considère, mon amour, que ton conte est un peu con… Je ne crois pas ton Pasteur ait le secret des femmes.
Ni toi. Vous êtes de pauvres garçons avec vos langues de jambons. Baise-moi de tes lignes. Je ne t’en demande pas
davantage.
- Tu parles comme un site sensible sur Internet.
- Je suis un site sensible. Continue…
Pas de révélations pour le moment. Jambon…. Jambon. Tranches de jambon. Odeur de chiens. Feu minable.
Toujours tranches de jambon. Roses tranches. Tranches translucides. Tranches se courbent, se recourbent, se tordent.
Tranches présentes par la main du Pasteur. Tranches tentantes. Tranches s’empilent dans un plat de porcelaine
blanche. Odeur de jambons qui monte et combat les chiens. Combat invisible. Architecte à ses notes, soucieux
d’écrire un rapport, et moi planté devant la cheminée, derrière le Pasteur, tête pivotant entre bibliothèque et tranches
de jambon. Tranches fraîches. Tranches désirables. Tranches abondantes devant les tempes grisâtres de madame
Muller. Tranches miracles. Lèvres roses. Joues douces. Tranches métamorphiques. Tranches mangeables. Chair des
amants. Tranches rives d’enfance. Tranches poème multipliant. Tranches de Noël. Tranches caresses parmi les draps.
Tranches hanches. Chances des lèvres. Tranches sushis sur la chair des jeunes vierges. Tranches excitantes. Tranches
promises. Tranches livrées, délivrées, vives, loin des Mémoires, tranches franches de chair fraîche, tranches pour
ogres, tranches langues, langues avides, langues changeantes…
Parle en langues sur mon écran Wikileaks pour le moment… Nouvelles. Nouvelles ? Assange est arrêté.
Assange ? Fesses d’ange… Fesses d’ange fait fuites everywhere. Grande désolation dans les chancelleries ! Assange
a mis le monde à table, toute la Terre. Parole prolifère la parole, tour de Babel, tranches de vies des secrets partout.
Rire, lire aux éclats. On mange sur la planète l’énorme jambon du secret. Pierre Reverdy l’avait déjà dit : « Le rêve
est un jambon lourd suspendu au plafond ».
Je n’œuvre pas à ces fuites mondiales. Mes trous sont modestes. Peu de pétrole. Deepwater n’est pas mon
horizon… Je ne fais fuir qu’un château quelconque, bourré de vieilleries, de chiens, de jambon, et de nous, tout
emmuraillé, en février, dans la vallée de l’Aveyron où la planète ne joue pas son sort. Certes, je vois ailleurs plus
gros secrets grouillant. Je mets en perce comme un tonneau quelque farce fameuse. Fuites sur les jurys des « grands
concours », dont je fus… Ça n’en finirait pas… Toujours, ça demande à fuir. Révélations, apocalypses en
vermicelles par les pores des masques. On me confie des secrets : « Traduis. Trahis. Va-z-y ». Ça secrète. Je me
voudrais, à la Balzac, « secrétaire de l’histoire », faire que ça secrète mieux, pis, dégouline, bave, Wikileak total.
C’est au présent le travail d’écrivain, je crois, trahir toujours, œuvrer aux trous. Saint Simon mettait en perce
Versailles par ses Mémoires. Proust faisait juter les Verdurin et les Guermantes, Sodome et Gomorrhe, l’arrière, donc
tout. Bussy-Rabutin, si méchant qu’on le chassa de la cour, fit fuir les environs du roi par L’Histoire amoureuse des
Gaules. On s’en délecte. On est prévenu : impossible d’aborder un jury, un ministère, un club, un village, ou une
basse-cour, sans savoir les dedans méchants des Gaulois du lieu… Cela fut, et sera toujours. Balzac, Gombrowicz,
La Fontaine, Rabelais, Racine, fuites encore… Scandale, sans scandale, de Britannicus. Royale fuite, sous contrôle,
grand jet d’eau svelte parmi les marbres, au seuil du règne personnel de Louis XIV... Le jeune roi est Néron. Né
quoi ? Monstre naissant, nez rond… Ça se voit comme nez au milieu de la figure. Clownerie. Nez rond… Louis
XIV, comme Néron, anti nez rond, jouit d’arracher la jeune Junie au sommeil. Il n’est pas monstre encore, « monstre
naissant », comme dit Racine, pas sans nez pourtant, ni sang au nez, né sang. Il débute. Il a déjà liquidé Fouquet. Ça
continue, nez au vent, naissant… Et toi, spectateur, n’es-tu pas non innocent ? De quoi, jouis-tu, voyant Néron dire
qu’à Junie quasi nue il a joui, jouissant plus tard, à l’orée d’un repas, d’empoisonner Britannicus ? Spectateur,
voyeur, voyou, monstre montré, Néron, te voici pas ? Retourne-toi, Renard… Et cul par-dessus tête, nez monstrueux,
à la Cyrano… Ça tourne. Racine. Cyrano. Oh, oh… Dire qu’on a ça dans la langue et qu’on ne sent pas… Considère.
104
Considère… Faut avoir nez dans la langue, sentir aux marches du palais, la puanteur, la petite puanteur, l’odeur de
chiens, à Saint-Thuret ou en Italie, ou la grande, quand on descend de la lune, l’odeur de faute, la sottise, l’erreur, le
péché, la lésine, le poison pour Britannicus. Par Racine, la vérité fuit, vicieuse sève, origine du monde, Eve au
démarrage, monstre naissant … « La racine de ce qui nous éblouit est dans nos cœurs », concluait Francis Ponge à
propos du soleil. « La racine de nos cœurs est dans Louis XIV, qui est Néron », pense Racine, ce que pense et
applaudit Louis XIV : scandale sans scandale, fuite parfaitement organisée. Le Roi acquiesce à la fuite, l’encourage,
félicite, paye. Pas de doutes : mettre en fuites est le travail du maître. Louis XIV se fait montrer, montant, nez rond.
Qui le reconnaîtra ? Chacun. Personne. Parole contrôlée, bonne distribution des rôles. Le maître paie ses traîtres. Ça
fait peur. « Je vous ai compris ». On a compris. Vive le roi. Bravo l’artiste… Apparemment, nos rois du jour sont
moins malins. Ils bouchent des fuites. Ils pincent Assange… On voit des jurys mettre des bouchons sur des trous, des
Inspecteurs généraux caguer des bateaux brumes… Ceux-sont là sont pitoyables. Louis XIV organisait les fuites
avec Racine, voire en mettant un Boileau devant les Wikileaks d’alors, pour qu’il en pisse des satires. Pas de
nostalgie pourtant : il ne faut jamais désespérer de la méchanceté des maîtres. Assange est sans doute leur chef
d’œuvre. Il rend illisible les écrivains du jour, dont moi, petit troueur, pauvre parasite sans sacré cœur à mettre en
perce…
Rester fidèle aux trahisons, susciter des fuites, écrire des rires, telle reste l’œuvre au noir. S’agit toujours de
« sortir du rang des assassins ». Kafka dixit. Et quel meilleur moyen que le courage aux fuites ? Faire des trous, des
petits trous partout, des trous de première classe si possible… Les montrer aussi, façon Fesse d’ange ou Rimbaud.
Mettre le monde en carnaval, cul en l’air, légère escarpolette, et jeter par les dessous, plus ou moins chics, regard
d’abbé violet, pas violent, violeur, mais vif, fringant, Fragonard, et toujours prêt à l’Origine du monde comme à
l’Apocalypse.
Je considère le Pasteur épluchant son jambon. Ça n’a l’air de rien, un Pasteur, un jambon, des tranches, un
Architecte, une vieille dame, dans un château pressé de puanteurs et d’histoire. Beaucoup d’histoire, depuis tant de
temps, et pressant depuis les seigneurs, les Cathares, avec Lefranc de Pompignan, la Révolution, des guerres de
protestants, des hurlements d’agonie là dedans et des vagissements. Le Pasteur multiplie le jambon. Tranches roses.
Tranches charmantes... Une femme, venue du fond des chemins de sa vie, menteuse probablement, comme chacun,
ayant emprunté plusieurs hommes, regarde. Elle est troublée. Je regarde aussi. Je ne vaux pas mieux qu’elle. D’où
viens-je ? Qu’est-ce que je fiche là, voyeur suspect, parasite des viandes que j’ai mangées, assez vieux pour avoir
gobé force crapauds. Quant à l’Architecte, que vient-il faire dans cette galère, ce château mal foutu, en vrac, mal
restauré par Berthier, banquier, mort, laissant son château à une Œuvre pour rachat éventuel de ses péchés, séjour
plus court au Purgatoire ? Là dedans, multiplication des tranches de jambon. Madame Muller se fait rose. Ça l’excite
à coup sûr, ces pétales de chair. Excellente tactique : le Pasteur la prépare. Face aux pétales de jambon, dans la
volupté de les voir, puis de les manger, vivifiée par un prêtre à gueule d’Apôtre, elle parlerait… Si seulement, elle
avait vingt ans… « Monsieur le Pasteur, si seulement j’avais vingt ans… Ah, je vous en ferais voir de belles ». « Oui,
oui, madame Muller, si vous aviez vingt ans… Mais parlez. Mettez-vous à table. Dites-nous tout. Que faites-vous
dans ce château ? Pourquoi y tenez vous tant ? Qu’est-ce qui vous tient là ? Et surtout comment fûtes-vous nègre ? Et
Brigitte Bardot ? Parlez-nous de Brigitte Bardot ».
- Ne me parle pas de Brigitte Bardot !
- Je ne te parle pas. J’écris.
- Je voudrais que tu me désires. Tu n’imagines pas que je me sens désirée par des pages sur Brigitte Bardot !
- Je n’imagine rien. Nous étions attirés par ce nom : Brigitte Bardot.
- Tous les hommes...
- J’ai rencontré ce nom, sur une table, parmi des trous, des étoiles, des gueules… J’étais au cours
élémentaire deuxième année. En ce temps là, le bois des classes était gravable. Les maîtres tempêtaient en vain.
Chaque année, des doigts gravaient, et ça restait… J’ai lu : « Brigitte Bardot, ça t’irait » ? Je ne comprenais pas :
Brigitte Bardot. Quelque chose fuyait par ce nom. Mais quoi ? Qu’est-ce qui devait m’aller ? Je me doutais qu’il ne
fallait pas interroger monsieur Fraysse sur Brigitte Bardot. Mon père ni ma mère n’avaient jamais dit « Brigitte
Bardot ». Je n’en trouvais pas traces dans Fripounet et Marysette. Sylvain et Sylvette, malgré les méfaits des
Compères, ne constituait pas une introduction efficace à sa connaissance. Et pas de copains à qui parler… J’étais trop
occupé à découvrir le monde des insectes, à lire des ouvrages qui m’amenaient à torturer les papillons du jardin
familial. Mes camarades étaient d’un monde où l’on savait peut-être en quoi m’irait Brigitte Bardot, mais personne
105
ne s’y vouait aux quêtes entomologiques. J’étais seul. Le mystère « Brigitte Bardot » n’en croissait pas moins. Je le
transportais comme un reliquaire. Je me doutais que la chose était précieuse, et me mettait en danger. Je me taisais.
Pas de fille évidemment à l’école Jolimont vers 1966... Heureusement, un peu plus tard, dans Paris-Match, entre les
mains de ma grand-mère, j’ai vu Brigitte Bardot. Le nom s’est fait chair. Les lettres se sont dressées en formes
abondantes. Pour moi, ça a fui par là. Le nom sur la table, d’abord, puis l’article avec les photos. Depuis, Brigitte
Bardot me fait un panache de trouble. Ça gicle du sol d’enfance, si j’y songe. Dans ma génération d’hommes, c’est
banal. L’Architecte et le Pasteur, plus jeunes, et beaucoup plus délurés plus vite, ont fait la fermeture du fantasme
« Brigitte Bardot ». Cela a dû compter aussi. Ça compte pour tous. Dites, en France, « Brigitte Bardot », et ça fuit…
Chacun laisse dégorger son trouble, sa rage, sa peur, son amour, sa bêtise. On se trahit toujours à Brigitte Bardot.
- Giscard lui–même
- Giscard passe son temps à se trahir. As-tu lu le Passage ?
- Personne n’a lu le Passage.
- Tu devrais le lire. Le Passage : fabuleux titre de roman. Le plus biblique. Et le récit le plus hilarant. Tout
s’y passe, et repasse… Ratage considérable. Je t’en parlerais des heures… C’est là que Giscard fuit. On dirait qu’il
pisse. Et là tout fuit de la France centrale, celle des châteaux, des vieilles forêts, et des vicieux petits Chaperons
rouges. Giscard est plus grand écrivain que de Gaulle, ou Mitterrand... Plus grand que Michon ou Quignard… Nul ne
s’en doute, mais lis le Passage.
- Je te lis.
- Pas sage.
- Reviens au repas.
- Il y a dans Le Passage une scène de repas, la « scène des rillettes », avec Nathalie sans h. J’y reviendrai.
Tout roman doit passer par le repas. Et ça se retourne… Le roman est le genre où l’on se met à table, car là ça fuit.
N’oublie pas que Carla a rencontré Nicolas dans un repas… Elle lui a dit : « Avez-vous une bagnole » ? Fuite de
Jacques Séguéla. Embarquement pour Cythère… Passage…
- Et les tranches ?
- En les multipliant, le Pasteur manifestait une incarnation toujours recommencée. Pas d’hostie unique et
blanche. Chrétien, dans la tradition des Noces de Cana, ou des poissons miraculeux, il se montrait, quoique
protestant, aussi bon catholique que les jésuites baroques romains, quand ils peuplaient de culs d’anges les plafonds
de leurs églises. Ces apocalypses sont d’éclatantes fuites de fesses, qu’on peut aussi nommer, en globish : assanges.
Elles étalent croissance et multiplication des chairs pendant l’Office, en pleine mémoire de la mort du Christ dont on
mange le corps… Par la grâce des cuisses et des fesses offertes sur les murs, les Jésuites ont su corriger l’aspect
« cachet d’aspirine » de l’hostie. Ils l’ont rendue désirable. Elle a rosi. L’Incarnation est devenue sensible. Chacun
s’est souvenu que la messe était un repas, et que ça fuyait là de toutes parts. Révélation. Apocalypse. Assange
catholique, universel, parlant en toutes langues, sauf de bois, l’anglais glissant everywhere… En corps une fois pour
tous, Wikileaks est la Sainte Eglise catholique, la fuite organisée qui maintient l’ordre des fascinations, donc le
pouvoir… Le Pasteur le savait. Il savourait ses effets. Madame Muller rosissait comme une hostie face aux culs
d’anges.
- Tu extravagues.
- Non. Le Pasteur amenait madame Muller aux jeux de langues par spectacle d’incarnation en tranches.
Nous allions pouvoir entrer en conversation.
- Tu m’excites.
- Tel est le but, ma Chère. Mais tu devras encore subir une méditation.
- Arrête d’écrire par tranches. Balance tout.
- Plains-toi au Monde. Trop de news…
- Nouvelles pour toi. Pas pour moi. J’ai depuis longtemps oublié ce qui fut ta fraîcheur. Tu es peut-être mort
depuis longtemps, et je vis. J’ai horreur des notes de bas de page qui m’expliquent quel fut ton présent. Ce qui te
106
touche est, pour moi, matière d’érudition… Corvée pour universitaires. Il est vrai qu’à Pompéi j’aime parfois voir
l’empreinte des mourants…
- Connais-tu les pluies fossilisées sur des schistes ? Des moments de passage, voici 200 millions
d’années…
- Tes cailloux, toujours !
- Tu parles comme ma mère ! Sais-tu qu’une tempête vient de découvrir une statue romaine à Askelon. La
tête manque, mais on vient de retrouver celle d’Henri IV, avec poils de barbe et dents, chez un retraité. Dix-neuf
experts l’ont certifiée. Henri IV avait été jeté au caniveau en 1793. Quelqu’un a dû récupérer la tête. Elle apparaît sur
Internet avec la statue. On signale aussi la découverte d’une soupe chinoise vieille de 2400 ans, trouvée lors des
travaux d’extension de l’aéroport de Xian dans une soupière de bronze.
- Elle n’avait pas fui…
- Les archéologues, du moins, n’ont pas goûté…
- C’est pour si peu que tu tranches ton récit ?
- Veux-tu du frais ? Côte d’Ivoire, trente morts dans les rues today. Afghanistan, encore six soldats morts.
Décès du cinéaste de la Panthère Rose. Rama Yade rejoint Borloo. DSK n’a pas le temps de penser à 2012. Risque
de réaction en chaîne en Corée. Christine Ockhrent refuse de démissionner. Julien Assange libéré sous caution.
Kinect permet une nouvelle expérience en cybersexe comme jamais avant. Un collège de Marseille vient d’être
attaqué au sabre japonais… Beaucoup de monde au repas des Trois Moulins…
- Tranche !
- Chair fraîche…
- Que faisait l’Architecte ?
Il prenait des notes, à bonne distance, sans voir les tranches que lui cachait le dos du Pasteur. Je crois qu’il
construisait une pose. Son attitude laissait entendre qu’il ne désirait pas interroger madame Muller, mais je ne suis
pas convaincu… Ou alors, je dois croire que l’existence l’ennuyait, et que, jour après jour, à Saint-Thuret comme sur
ses chantiers, il se divertissait. Son dédain était peut-être une façade pour cacher une douleur.
Comment savoir ? Je crois que les architectes aiment construire un vide. Rares sont ceux qui font des
coquilles pour abriter une amande stable. La nature a peut-être horreur du vide, mais pas les Architectes… Le nôtre
construisait soigneusement son personnage. Il calculait jusqu’à ses moindres effets, mais j’ignore si sa façade cachait
un taureau de chair, ou des couloirs déserts. Je parierais pour les couloirs… Je suppose que la mort de ses deux
parents le jour de sa naissance avait créé sa vocation, et qu’il affirmait ce vide par des murs hauts, et beaux. Dès lors,
son œuvre était un mécano et un poème mallarméen, une structure solide et creuse. Quant à lui, il n’était pas un
arbre. Il ne procédait pas depuis une graine dense. Il ne se nourrissait pas de substances et il ne faisait pas circuler en
lui des sucs pleinement savoureux. Sans doute, ses bâtiments étaient-ils accueillants aux souffles, aux couleurs, aux
aventures singulières, et aux chairs... Des individus avaient la possibilité de s’y sentir, un moment, agréablement de
passage. Ils s’y incarnaient d’autant mieux qu’il en faisait des ponctuations heureuses du vide.
Souffrait-il derrière le Pasteur ? Enrageait-il de ne pouvoir attirer, comme lui, madame Muller ? Ou bien
n’éprouvait-il rien ? Construisait-il une façade de dédain pour dissimuler en lui un manque de chair ? Bâtissait-il
parce qu’il était mort, ou, du moins, aussi peu sensible que ses poutres de béton ou d’acier ? Se maudissait-il, au
contraire, de ne pas savoir multiplier les tranches appétissantes ? Cognait-il furieusement les murs de son
labyrinthe ? Se désolait-il de dévorer les jeunes gens qu’on lui apportait, et qu’il aurait voulu rencontrer ? Souffrait-il
d’être, dans son œuvre, un appétit nécessairement tueur ? Etait-il, au contraire, un vide construit ? Telle était, pour
moi, l’énigme.
- Bien entendu, le Pasteur était une énigme. Madame Muller l’était tout autant. Quant à moi, je ne vois pas
pourquoi, je n’aurais pas droit au titre.
- Sacrée prétention ! Et moi ?
- Enigme encore ! Je ne sais même plus comment tu es entrée.
107
- C’est toi qui m’as voulue.
- Tu me donnes de l’air.
- Ton livre est un pensum. Je le troue.
- Tu aimes mon point de vue sur l’Architecte ?
- Ce n’est pas un point de vue. De lui, tu ne vois rien. Tu ne voyais déjà guère à Saint-Thuret. Tu construis
un personnage.
- Il te plaît ?
- Patrice Allègre, dans sa prison, reçoit, paraît-il, beaucoup de lettres de femmes. Nous aimons manger ce
qui nous viole.
- Femme, femme…
- J’aimerais mieux finir mangée par un Minotaure méchant, et charnu, que desséchée dans un labyrinthe aux
couloirs vides.
- Mets-toi à table.
- Ce n’est pas à moi d’avouer.
- As-tu lu le Passage ?
- Toujours pas. Je te lis.
- Giscard, ou plutôt Charles, espère séduire Natalie sans h, qu’il a ramenée dans sa demeure, en lui servant
des rillettes. Cela donne : « Je lui donne le plat de rillettes, en le faisant glisser sur la table, et je me lève pour servir
le vin.
Elle se nourrit de rillettes et du pain de campagne, à vrai dire délicieux, du boulanger du village. Elle boit
un peu de vin, repose le verre, et me regarde à nouveau dans les yeux…
Elle reprend des rillettes, puis je lui tends les deux grandes assiettes rondes qui contiennent l’une
l’omelette, l’autre les tranches épaisses de jambon entourées de cornichons
Je la regarde pendant qu’elle est en train de se servir, je la regarde intensément en cherchant à découvrir
la belle architecture de son visage »...
- Assez ! Je t’imagine te lever, quitter le bureau sur lequel tu écris, laisser ta chaise vide, aller dans ta
bibliothèque prendre le roman de Giscard, chercher la bonne page, lire, recopier… Tu dois être au moins en pyjama.
Tu espères me séduire ?
- Giscard échoue d’abord devant Natalie, mais, finalement, il lui fait l’amour, puis elle part… Tout se passe
aux rillettes. Glissement progressif des rillettes sur la table. Ingestion des rillettes. Contemplation de Nathalie se
servant des rillettes. Dans la Princesse et le Président, Giscard séduit définitif Lady Di à table, en compagnie du
Président des Etats-Unis, dans un train. Le repas précède le lit. Tout s’y avoue en avalant… Passage nécessaire. La
Victoire de la Grande Armée, parue ces jours-ci, opère un retournement uchronique du Passage de la Bérézina.
Napoléon revient victorieux de Moscou. Le rêve giscardien d’Europe y réussit, et on mange. Les dîners sont des
fêtes. Les chairs mangées invitent aux caresses d’autres chairs : Je lis, par exemple, page 72 : « La cuisinière MarieThérèse fit son entrée en déposant sur la table ce qui ressemblait à une tarte aux œufs… Les poissons de rivière
avaient succédé aux œufs. Les mains guettaient fébrilement la taille de Marie-Thérèse quand elle s’approchait pour
le service »…
- Et tu lis ça ?
- Ça vaut mieux que la Route des Flandres.
- Prouve-le.
- Je m’ennuie à la Route des Flandres, qui met en phrases des hommes englués dans la boue de la Débacle,
avec chevaux crevés et pluie. Mélange calculé d’histoires de cul, de jockey, de vieille famille… Je croyais que
Céline, avec Guignol’s band, d’un Braoum, avait mis ça en débâcle… Ça continue. On s’emmerde. On s’emmerde
108
tellement qu’on a envie d’écrire des articles élogieux sur ce livre. Que faire d’autre ? Comment mieux se venger ?
Heureusement, avec Giscard, je rêve. Je marche. Je passe sans mourir la Bérézina. Giscard balance un guignol’s
band pataphysique : la victoire. Incroyable, la victoire ! Ubu est bon. Ça se passe en Sologne, ou en Pologne, c’est-àdire n’importe où… Et je ne me lasse pas d’admirer, le passage du Passage, roman local et biblique, franchouillard
et dantesque, désespéré et farcesque, à la suite de la trilogie, et d’abord au coup d’éclat international, La Princesse et
le Président, avec écho planétaire immédiat, riposte australienne, indignation étatsunienne, sarcasme chinois, montée
et chute vertigineuses des ventes. Giscard ridiculisé, méprisé, brocardé, maudit… Giscard pas battu. Une ou deux
batailles perdues. Pas la guerre. Contre-attaque immédiate. Nouvel essai. Transformation. Voici cinq cent pages en
néo Toltsoi, avec fondation napoléono-giscardienne de l’Europe aux anciens parapets : La Victoire de la grande
armée. Du nouveau nouveau nouveau roman… Giscard, après avoir baisé Natalie sans h, s’apothéose en Napoléon.
Excellent fou littéraire… Claude Simon peut bien ressasser la mort de son papa, Giscard a la barre ! Toujours la
barre ! Barre : bon gros bitos enfoncé dans l’histoire. Voilà le roman. Et naturellement, bien à table. Rillettes
d’entrée. Puis baise.
- Rabelais ?
- Rabelais fait « la baiser» en anagramme.
- Ou « la braise »… Personne n’a vu ça ?
- Les yeux sont dans les poches des bons élèves.
- Et la rillette, c’est le propre de l’homme ?
- Ou le sale… Giscard est le roman réel, désir mis à table qui se retourne, et rit, avec au centre le repas, qui
est un Purgatoire, et, en périphéries, la forêt naturelle, et le lit. S’agit d’aller de nat à lit, ou lie, sans couper quoi ce
soit d’un coup de hache… Le Passage est un effet contemporain de la Divine Comédie : Hel mezze dell cammin di
nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura… Tout se retourne. « Comment se sont-ils rencontrés ? Par hasard,
comme tout le monde »…. Tout bon roman est on the road : Diderot, Rabelais, Cervantés, Verne, Céline, Giscard, et
même Madame de La Fayette… La Route des Flandres flanche. C’est une machine molle à commentateurs.
D’ailleurs, hors eux, nul ne le lit.
- On ne lit pas davantage Giscard.
- C’est vrai. Mais Giscard est censuré. Regarde ce qui se produit avec La Victoire de la Grande Armée. Pas
moyen de trouver ce livre dans les bonnes librairies francecultureuses. Les libraires ricanent. Pas un article dans le
Monde, ou dans le Matricule des anges. Simon, lui, est obligatoire. Les cuistres qui confondent « affection » et
« affectation », « multiplication » et « explication », l’ont inscrit dans leurs programmes, pas bien loin du Général.
Protégé par l’Inspection, les universités, les jurys, y compris Nobel, la Société des Agrégés, l’APF, la CNARELA,
l’ARTELA, l’APFLA, L’APPLS, l’Association des Professeurs de Première et de Lettres Supérieures, dont
l’exPrésidente arbore, une légion d’honneur…
- Pourquoi t’en souvenir ?
- Pour créer des fuites. Il faut au roman de petites apocalypses méchantes. Pareil pour des Mémoires,
comme en fit Saint Simon. Pas de Gaulle. Sais-tu qu’Assange, aujourd’hui, annonce qu’il met en vente les siennes.
Voilà le mémorialiste du jour. Il n’attend pas l’éternité, en caisses, pour divulguer, et il se veut payé. Adieu la
charité, qui animait Saint Simon… Cet excellent nuisible vend ses Mémoires en temps réel, universel. Et sans
l’Université. Quel beau diable !
- Exciting.
- Giscard t’excite moins, je l’admets. Mais il s’excite, en son Passage, chef d’œuvre des scènes de la vie de
province, porno rillettes, avec demeure, repas, chasse aux cerfs, gorge ou France profonde… Giscard devrait te
plaire, parce qu’il est le contraire de l’Architecte. Pas de doute, la chair jute en lui. C’est un bandard contraint, un
taureau qui bouscule. Si l’Architecte construit magnifiquement sur du vide, Giscard se déconstruit en montrant ses
rillettes. Il travaille méthodiquement à sa destruction littéraire. Il se débraguette de roman en roman. Il s’expose.
- Pause sexe ?
- Pas de pause. Giscard va baiser la planète. C’est un théologien d’action total. Il aurait joué de l’accordéon
devant madame Muller pendant que le Pasteur multipliait ses tranches.
109
- L’accordéon ?
- Oui, l’accordéon de Giscard ? Personne n’a senti l’importance de son accordéon se déployant, mou, agité,
multiple, tourbillonnant, se tortillant, Giscard ayant de plus tombé sa veste, devant Danielle Gilbert. Te souviens-tu ?
- J’ai vu la vidéo.
- La maladresse même. La multiplication des chairs sensibles. Giscard ensuite a dû la baiser. Rabelais for
ever...
- A la barre !
- Giscard avait fait ralentir la Marseillaise. « La musique savante manque à notre désir ». Comme Rimbaud,
il le savait. Il ralentissait. Il se débraguettait. Il déployait les chairs innombrables, les rillettes, les tranches de jambon,
tous les ourlets du trou du cul…
- Tu exagères
- Non. Et la chaise ? Personne n’a pu oublier la chaise de Giscard, la chaise restant longtemps devant les
plateaux de télé, vide, en mai 1981, pendant la Marseillaise, après l’ « au revoir » de Giscard. Performance radicale.
Extrême. Bien au-delà de la chaise de Van Gogh. Pas de pipe ici. Même pas : « ceci n’est pas une pipe ». Il n’y pas
de pipe. Pas la moindre pipe. Du grand art : la chaise. Il fallait oser. Face à Mitterrand et sa rose, oser la chaise vide.
Dive bouteille… Retournement plus obscène que le roman de la rose. Tu vois bien, même en vidéo, sur Internet, que
Giscard est l’anti-Architecte. Lui, il exhibe le vide, donc la chaise, pour mieux montrer son désir. Il installe
cathodiquement la chaise pour afficher sa barre, l’énorme barre de Giscard. Un pur plan cul. Personne n’a dû oublier.
La chaise n’a pas pu, je crois, tomber dans le néant. Une note de bas de page n’est pas indispensable… La mort n’a
pas tout dévoré… Giscard continue. Il continue, malgré les critiques, l’Université, la censure. Un roman. Deux
romans. Trois romans… Une trilogie comme la Divine comédie. Qui a remarqué que le dernier mot du Passage est «
L’Etoile » ? Trois fois à la fin des trois livres de Dante : la stelle…
- Les critiques n’ont rien vu ?
- Trop sages… Ils encensent Jacqueline de Romilly, enfin morte.
- Et tu crois que madame Muller…
- Madame Muller voyait le Pasteur découper le jambon… Madame Muller était rose. Madame Muller ne
parlait pas. Madame Muller souriait. Madame Muller était ravie. J’assistais à son ravissement comme un
téléspectateur au ravissement de Danielle Gilbert devant l’accordéon de Giscard jouant : « Je cherche fortune tout au
long du chemin»… Je sentais l’odeur de pisse de chiens. Je pensais peut-être à l’extase de Sainte Thérèse.
J’apprécierais d’avoir pensé à l’extase de Sainte Thérèse, parce que cette pensée me donnerait de la considération
pour moi, mais, sans doute, ne pensais-je à rien, et certainement pas à l’extase de Sainte Thérèse par le Bernin.
J’avais froid. J’avais faim. Je me tenais debout derrière le Pasteur. Aujourd’hui, je suis assis devant cette image que
je construis sur mon écran et dans ma tête. Il fait froid dehors. Les vagues de neige se succèdent sur la France. On
s’interroge. Est-ce un contre exemple pour l’Effet de serre ? Est-ce au contraire une preuve de l’Effet de serre ? A
Londres, à Paris, à Francfort, les aéroports sont bloqués. Les trains circulent mal. Sur les écrans, des visages
commentent des images de neige. On signale des voyageurs qui ont passé trois nuits à Roissy ou à Heathrow. C’est
pire que le nuage de cendres du volcan islandais. Ça coûtera plus cher. En cette fin 2010, on fait des bilans. On
découpe l’année en tranches. Des présentateurs présentent. Dans le Monde, Libération, la Dépêche, le Figaro, SudOuest, le Daily Telegraph, ma tête, l’année se déploie : Côte d’Ivoire troublée, otages, choléra à Haïti, terre qui
tremble, mineurs chiliens bloqués, candidature de Ségolène Royal, fuites minables des jurys, Nuit de l’éthique,
phallus d’or de Liliane Bettencourt, fuite de pétrole, Assange, lancement des « Cordées de la réussite », débat sur le
voile toujours, Bateau Brume, La Carte et le Territoire, la Princesse de Montpensier au cinéma, un fond d’œil qu’on
m’a fait, des hémorroïdes, la toux depuis deux semaines, rencontre, ce soir, de Maud, jeune mannequin qui fera la
couverture de Biba, les maladies de la forêt des Landes, les Bleus, mon âge, la montée du prix de mon lingot, le
faible intérêt de placer à la Préfon, le remaniement, davantage d’Eoliennes, Gauguin à Londres, de Gaulle au
programme, limiter les éoliennes, mes voisins qui poursuivent leur trafic malgré la BAC, la découverte d’une vieille
soupe en Chine, quelques jours en Corse, booster le solaire, les mines d’amiante, l’effondrement de la Grèce, on n’y
comprend plus rien, l’oubli, la réforme des retraites, les manifestations vaincues, deux voitures qui brûlent dans ma
rue, des défaites, toujours des défaites, couper les crédits au solaire, rater, rater encore, et Giscard publiant la Victoire
110
de la Grande Armée, immortel Giscard, Giscard for ever… Rêve. Ever. Rêve ? Ça tourne. Développement durable :
Giscard joue sur internet, quand il avait trente ans, chaque jour, devant moi, devant nous, pour Danielle Gilbert, qui a
posé en 1988 pour Lui, a présenté cette année Hit Parade, « je cherche fortune tout au long du chemin »… « Hel
mezze del cammin de nostra vita », « Notre vie est comme un voyage dans l’hiver et dans la nuit ». La nuit remue.
J’y suis tout seul.
- Je suis là.
- Je t’invente.
- N’inventes-tu pas madame Muller ?
- J’invente mes femmes à coup de lignes. Je voudrais, du moins, une voix réelle dans la nuit, qui parlerait,
une voix ancienne, fraîche, savante, rose, bouleversée, bouleversante, que j’entendrais. Je saurais sa chair.
J’écouterais les inflexions de son absence à travers l’ombre. Parfois j’éteindrais toute lumière. Elle me parlerait.
- Tu me joues l’accordéon mélancolique. Je n’aime pas ce ton. Un auteur doit fermer sa gueule…
- Je suis auteur. Mes confidences…
- Change d’air.
- C’est la nuit de Noël. Je vais la passer à écrire. Les autres mangeront des bûches en famille. Ils auront des
enfants, des arbres, des chaussures, du Champagne…
- Baise-moi. Raconte-moi madame Muller. Les tranches la ravissaient ?
- Elle était une vieille dame qui recevait trois hommes. Le Pasteur était mieux qu’un père Noël. Moi-même,
j’éprouvais le bonheur, dont parle Diderot, d’accomplir un bienfait. C’était d’autant plus agréable qu’elle restait
charmante. Elle n’était pas un cadavre mouvant de maison de retraite, avec les yeux d’agonie. Son visage avait de la
chair. Pas la mamie qu’on visite avec la famille, dans une chambre propre, rideaux blancs, fauteuil en sky, table
formica, grosse télévision, chauffage à fond, quand on se demande pourquoi, comment, jusqu’à quand on s’est laissé
prendre… On a voulu bien faire. On est venu. Il y en a tant qui ne viennent pas… Mais aucun bonheur moral.
L’angoisse ? Trop fort ? La honte ? Pas le bon mot. L’humiliation, l’ennui, la gêne, l’engluement, la nausée… La
vieille tient un paquet de Brossards. Quelqu’un savait qu’elle aimait les Brossards. On en a apporté. Elle regarde. Ses
yeux viennent du fond. C’est grand-mère. C’est tante. C’est la tante du Castor. C’est celle qui gardait les brebis, et
qui avait une grande robe noire. C’est Augustine. Oui, c’est Augustine qui gardait les brebis rougeâtres quand on
était petit, et qui tricotait. Mais de quelle peinture sort-elle ? Qu’est-ce qui a bien pu prendre de la faire avec cette
gueule blanche, ces trous, ce nez ? Ils l’ont confondue avec le crâne d’Henri IV. On est dans une exposition d’art
contemporain. Ils ont tenté une performance genre vanité skull pour choquer. Ça choque. Merci la DRAC ! Merci le
Conseil Général ! Merci les artistes ! Mais non, c’est Augustine, la tante Augustine qui apportait des marmites pour
la grande table, et qui invitait à la soupe. Elle ne supporte plus qu’on soit là. Elle veut qu’on sorte. Elle crie. Elle
brandit ses Brossards. Et on part. On passe dans le couloir blanc. On ne va pas lui manger ses Brossards.
Madame Muller nous aimait. Nous l’aimions. Elle ne nous effrayait pas. Dans le château, parmi la puanteur
des chiens, qui étaient son œuvre, elle nous accueillait. Tout sentait son humanité. Les tranches du jambon
devenaient des langues entre nous. Nous les enfoncerions, au même moment, dans nos bouches. Nous nous
regarderions les avaler et souffler sur la table des mots, des mots tortillons, avec cent sortes d’antennes et d’anneaux,
des mots préhistoriques, comme des scolopendres, ou des mille-pattes, des mots gigotant comme des larves… Ils
déboucheraient de nous, rouleraient parmi les tranches, ces mots à nous, baveux, charnus, plein de vieille merde, de
vomi, de latin, de gaulois, des mots grouillant comme le ventre d’un cadavre délectable. Ça ferait une partouze de
langue, de viande, avec de vieux désirs, et l’odeur des chiens, et, tout autour, le feu, la cheminée fumante, les livres,
les trois tomes des Mémoires du Général, Vérités du moment, Bécassine en Turquie, la salle de bains de cocote, les
débris d’amphores, l’emplacement du visage de Flaubert, et par dessous, dans la pièce voûtée, les tableaux, l’œuf
d’Autruche, le piano, et dehors, la fosse pour les chiens, les bois, la vallée de l’Aveyron, Carcassonne dans la neige,
les aéroports bloqués…
J’écoute la radio. Aéroports bloqués. Nuit de Noël. Gens dans des sacs à Roissy. « C’aurait été sympa de
penser qu’ils voulaient retrouver leurs familles la nuit de Noël » dit une voix. Nuit de Noël… Aéroports bloqués… Je
me souviens de l’Architecte détourné, puis des volées de cendres sur l’Europe. Ça piétine. Décidément, cette année,
les aéroports sont bloqués… Neige, cendres, grèves, pénurie d’essence à cause des manifestations contre les
111
retraites… On va pas s’envoler, pas rejoindre les familles pour la nuit de Noël, pas les dindes, pas les bûches, pas les
enfants bouche en cœur… Pas le château de Saint-Thuret avec le Pasteur… Galères. Galères everywhere. Qu‘allionsnous faire ? Le climat n’est pas sympa. Ça piétine. Je suis dans la nuit de Noël, mon Sony sur le ventre. Ecritures.
Infos. Je clique. Je pense à madame Muller devant les tranches de jambon... L’année 2010 se déploie. Noël clignote à
ma fenêtre, parce que les lesbiennes d’en face ont mis des lampions pour les jumeaux qu’elles ont eus par
fécondation artificielle. Flocons de neige... Cadeaux déballés dans les maisons et les appartements… Messes de
minuit… C’est la plus belle nuit de l’année ! Que font madame Muller, l’Architecte, le Pasteur ? Tranches de foie
gras, de bûches, de langoustes, de roquefort, cent sortes de tranches… J’ai envie de manger 2010. J’ai bien envie de
l’avaler comme Saturne, dans un Goya, avale ses enfants. Je deviendrais immense, énorme, nocturne. J’aurais la
gueule à engloutir Haïti, le volcan, le Mundial, mes hémorroïdes, les fautes des Jurys, la nuit de l’éthique, les
Mémoires du Général, le Printemps des poètes, l’Irak, la folie de la Belgique, la philosophie de la corrida, la Côte
d’Ivoire, et les morts frais, les débutants de l’année, les apprentifs, les morts des cimetières à peine inaugurés, les
morts débranchés, sans internet, wifi, téléphone, textos, pornos, les jeunes cadavres qui découvrent la mort sans
Enfer, Purgatoire, Paradis, poètes, philosophes, sacrifices…
- Si j’étais ta maman, je te dirais de t’endormir
- Bonne nuit, mon petit.
- Je ne suis pas ta maman. I want to know the end.
- Quoi ?
- Madame Muller… Le repas.
- Saute les pages.
- Je ne suis pas une sauteuse.
-C’est pourtant bien.
- Les sauteuses ?
- Oui. Ça va plus vite.
- Ejaculateur précoce, je veux que tu me baises doucement. Je te veux lentement tout entier sur moi. Mais va
au but. Ne t’endors pas. Nuit de Noël ou pas.
Conte de Noël
Il était une fois, dans un château très ancien, un Pasteur, un Architecte et un Professeur. Ils venaient de très
loin. Ils étaient tous les trois au milieu du chemin de leur vie. Une vieille dame, qui s’appelait madame Muller,
habitait depuis des années dans le château. Quand l’histoire commence, ces quatre personnages s’apprêtaient à
manger.
Devant la cheminée où flambait un bon feu, le Pasteur avait découpé un jambon. Ses tranches appétissantes
s’étalaient sur la table avec des pâtés, du saucisson, du fromage, du pain et des biscuits. Une bonne puanteur de
chiens régnait. Madame Muller ne paraissait pas s’en apercevoir. Face au jambon du Pasteur, ses joues avaient pris
couleurs de rose.
- Mangeons, dit le Pasteur.
- Comme votre jambon est appétissant !
Les quatre personnages prirent place. L’Architecte et le Professeur faisaient face au feu. De l’autre côté de
la table, madame Muller se tenait aussi près que possible du Pasteur.
- Il y a bien longtemps que je n’ai eu tant d’hommes chez moi.
- Vous avez dû en connaître beaucoup. Charmante, comme vous êtes... Et de bon appétit… Les hommes
aiment les femmes qui ont bon appétit. Moi-même, j’adore les femmes qui adorent le jambon.
- Promesses de nuits excellentes, lança l’Architecte.
112
- Le ciel s’atteint par le cochon, affirma le Professeur.
- Il y a bien longtemps que je n’ai pas rencontré pareils compagnons. Et si drôles…
- Le jambon ne nous fait pas peur, madame Muller. Prenez. Prenez. Et ne craignez pas ce saucisson. Le Dieu
des chrétiens n’interdit pas.
Les quatre personnages faisaient ripaille. L’Architecte débouchait une bonne bouteille. Le Pasteur tartinait
du pâté sur d’épaisses tranches de pain. Le Professeur tirait d’une des ses poches des Vache qui rit dont riaient
gaiement ses amis. Madame Muller était heureuse.
- Vous me donnez du bonheur, messieurs. A mon âge, je n‘aurais pas cru cela possible. Vous êtes de bons
petits diables
Le Pasteur, l’Architecte, le Professeur savouraient des morceaux de jambon, de fromage, ou de saucisson.
On les aurait pris pour les meilleurs hommes du monde. N’avaient-ils pas apporté ces succulentes nourritures ?
N’avaient-ils pas donné au château un air de fête ? N’étaient-ils mages, anges, ou princes charmants ?
Le Pasteur, surtout, était remarquable de bonté, d’amitié, de sympathie. Chacun de ses gestes paraissait
inventé pour plaire à madame Muller. Ses sourires étaient pour elle. Il lui parlait comme à une mère, comme à une
enfant, comme à une princesse et comme à un pauvre cœur perdu. Il l’enchantait.
- Madame Muller, dit brusquement le Professeur, on nous a dit que vous aviez travaillé pour Brigitte
Bardot…
- Le Professeur est bien curieux, commenta le Pasteur. Ne l’écoutez pas. Il pose toutes les questions qui lui
passent par la tête.
- Le Professeur ne sait pas se tenir, précisa l’Architecte.
- Parlez-nous de Brigitte Bardot, répéta le Professeur…
Les trois hommes regardaient avec la plus extrême attention le visage de madame Muller. Chacun désirait
visiblement savoir la vérité, mais aucun des trois ne la désirait de la même manière. Le Professeur était direct.
L’Architecte était ironique. Le Pasteur était bonhomme. Madame Muller avait pris le visage sérieux d’une personne
qu’on interroge. L’ambiance, dans le château, n’était plus à la fête.
- Pour vous dire la vérité, je n’ai jamais travaillé avec Brigitte Bardot…
- Vous n’avez pas écrit certains de ses livres, redemanda le Professeur. On nous l’a dit.
- Ceux qui vous l’ont dit se sont trompés… Je n’ai jamais fréquenté Brigitte Bardot. Je n’ai pas été sa nègre.
Mais j’ai bien été nègre.
- Madame Muller, ne nous cachez pas la vérité, insista le Professeur, devenu menaçant. Des sources
concordantes font de vous la nègre de Brigitte Bardot. Vous auriez écrit l’essentiel de ses Mémoires. Les chiens du
château, eux-mêmes, l’aboient…
- On dirait qu’ils gueulent : « Bardot, Bardot », précisa l’Architecte.
Les visages des personnages changeaient. Les tranches de jambon, pourtant appétissantes, n’étaient plus
regardées. Madame Muller n’était plus rose. Une odeur presque insupportable régnait, et le feu ne flambait plus
d’aussi bon cœur. Les chiens aboyaient. Les trois hommes examinaient les moindres mouvements de leur hôtesse.
- Ceci n’est pas un conte !
- Et quoi d’autre ?
- Tu me sers un début d’horreur. Tu te fais plaisir. Tu fabules…
- Et si j’étais en difficulté ?
- En difficulté ?
- Plus de souvenir. Plus d’invention.
- Je compte sur toi. A moi, conte… Baise-moi…
113
- Je suis débordé. Le Nouvel An vient de passer. Ça a débordé partout. Bûches, gâteaux, familles… J’ai été
malade… Toux. Gastro-entérite. J’ai vomi toute une nuit. Et me suis vidé d’en bas. Ça a coulé, juté. Jaune, vert,
amer, des glaires, des crachats… Toute l’année 2010, les fêtes, les chocolats, le volcan, le pétrole, les Jurys, les
manifs perdues, le quartier rouge d’Amsterdam, la BAC, le Marathon des Mots, mes lignes mal ficelées, les
querelles autour du portail de ma résidence, les petites défaites, les ruptures intimes, ce jeune encore qui me racontait
hier, chez moi, l’ennui affreux d’étudier de Gaulle en classe, l’impossibilité de lire tout ca, la gerbe, cinq cent pages
inbitables, l’incompréhensible, les écrivains du Figaro, Slama enfonçant de Gaulle dans la gueule de ce Jonathan au
beau regard « encore une soupe de Gaulle, encore une soupe, et longue molle, la soupe, et nous on te l’enfonce de
Gaulle dans la gueule, nous les écrivains du Figaro, l’Inspection générale », et lui, il me racontait, et il était affalé, et
il buvait, se tentant mâle, et je lui parlais des poètes sans le sou, de mon ami Jean Bennassar, suicidé sous un train,
d’Etienne Durand, roué vif, de Vanini, d’Artaud, de Saint Simon, des vrais Mémoires, et de l’horrible obligation
d’avaler la langue des maîtres, même morts parfois depuis vingt siècles. J’ai vomi ça. Je regardais dans mes chiottes,
seul, face à l’émail blanc, avec longues traînées de bile. Par trois fois, à minuit, à deux heures, à cinq heures, j’ai
gerbé, en douleur, avec joie, délivrance, humiliation, honte, rage, extase, violence mystique, horreur gastrique, et,
dehors, j’entendais les voitures, les fêtards, les pétards, les bouteilles qu’on cassait. Je m’asseyais. Je buvais des
tisanes. Je dormais. Je vomissais. Ça me prenait dans le sommeil, au fond d’un discours qu’en rêve je faisais, ou
dans une nuée, ou au caveau de mes songes. Je me redressais. Vomir. Vite vomir. Vomir, espoir, salut ! Je me jetais
vers la cuvette. Et ça giclait, là, direct, dedans, par en haut, par en bas, une fois, deux fois, encore, de toute la viande,
un grand déblocage de trous. J’en suis là. Désormais, en 2011, continuité, premier soldat occidental mort en
Afghanistan, Bonne année. Un anglais, un écossais précisément, explosé sur une route. Lui, on the roads. Moi, aux
chiottes. Ecrire. Vomir. Words, Words, War. Même chose ?
- Tu m’intéresses peu. Je ne suis pas ta maman.
- Comprends-moi…
- Pas ce soir ?
- Je te prends : Suite du Conte de Noël.
- Les trois hommes examinaient les moindres mouvements de leur hôtesse. Le Professeur s’était approché
d’elle. Il la scrutait sans pitié comme pour un examen dont elle aurait ignoré le programme. La bouche de
l’Architecte composait un sourire qui paraissait traduire le plus complet mépris. Le Pasteur avait grossi en quelques
instants, comme si le jambon qu’il avait dévoré, l’avait fait ogre. Il roulait des yeux terribles. Sa peau rougeoyait.
Son visage d’apôtre s’était métamorphosé en loufoque gueule de Troll. Madame Muller rétrécissait. Son bonnet
s’était renversé. Sa peau était d’une pâleur extrême.
- Rappelez-vous, madame Muller… Vous avez écrit les Mémoires.
- Souvenez-vous, les Mémoires… Nous savons tout. Nous sommes le Jury.
- C’est là ce que nous avons eu de meilleur. Crachez. Avouez.
Le Professeur s’empara de madame Muller, la légère, la fragile madame Muller. Il la souleva au-dessus de
la table. Le Professeur était devenu gigantesque. Sa tête, déjà longue, formait comme un œuf démesuré vers le haut.
Ses longues mains se prolongeaient par des griffes. Les chiens aboyaient de plus en fort : « Bardot ! Bardot !
Bardot » ! Les deux autres hommes s’étaient levés. Ils s’agitaient autour de la table. Ils hurlaient : « Vous êtes bénie
entre toutes les femmes. Nous voulons vérifier le fruit de vos entrailles ». Et ils allongeaient madame Muller sur la
table parmi les bouts de fromages, les morceaux de pain, les pâtés, et les tranches de jambon toujours appétissantes.
- Et monsieur Berthier, madame Muller ? Vos relations avec monsieur Berthier ?
Madame Muller était un corps lunaire entre les mains du Professeur. « Notre vie est un passage dans l’hiver
et dans la nuit » gueulait-il. « C’est la nuit de l’éthique » répétait convulsivement le Pasteur. « Il faut vous mettre à
table », ricanait l’Architecte. « C’est vous la nègre ? Vous êtes la nègre. On nous l’a dit ».
Madame Muller tremblait. Elle tremblait comme une feuille. Jamais elle ne se serait attendue à voir de
pareils diables dans son château. Ils semblaient pires que Barbe Bleue. Et pas de sœur Anne à interroger. Pas même
de route pour poudroyer… Seuls, les chiens grognaient et aboyaient derrière leur porte. Le feu était misérable. Le
Professeur arrachait les chaussures et le pantalon de Madame Muller, qui geignait : « Non, Non… Je vous en prie,
non ».
114
Soudain, il se produisit un miracle… Il se produit toujours un miracle dans les contes de Noël, un étonnant
miracle.
- Conte-moi la suite, pas de commentaire.
- Je te tiens, ma coquine.
- Conte et tais-toi.
- Tu imagines que nous allons la baiser comme Giscard baise Nathalie sans H dans le Passage, après les
rillettes ? Tu t’attends aux Infortunes de la vertu ?
- Tu es le maître.
- Parfait. Je me remets à table.
Du ventre blanc de madame Muller, maintenant visible, parmi les tranches roses de jambon, sortait un petit
père Noël. Il avait tout à fait l’air d’un Père Noël avec sa longue barbe et son manteau rouge. Mais, en vérité - car il y
a une vérité dans cette histoire - c’était un Inspecteur Général du groupe des Lettres. Que faisait là un Inspecteur
général du groupe des Lettres ? On se le demande. Celui-là, tranquillement, avec des glous glous dans la voix, disait :
« je vois, je vois, je vois… J’appartiens au corps de l’Inspection générale. Je vous vois. Vous êtes vu. On m’a dit
qu’il était bon de passer par le trou du cul d’un nègre. Alors je suis là ».
- Mais c’est une nègre, monsieur l’Inspecteur général !
- L’important, c’est qu’on ne me voie pas… Je me rends à la Nuit de l’Ethique. Par précaution, je vais tout
passer au Bateau Brume…
L’inspecteur général sortit de sa braguette une coque allongée, qui se mit à grandir vite. Elle projeta dans le
château, sur madame Muller et sur ses hommes, un poisseux brouillard, qui fit disparaître et sauva, sans plus de
phrases, la morale.
- Ceci n’est pas un conte. Ton Inspecteur général n’est pas crédible.
- Crois, et prie.
- On n’y voit rien.
- C’est moi qui n’y vois rien. J’imagine. Des flots d’imagination me débordent. Des vœux. Vœux voulus,
pas voulus. La fin du monde est pour le 21 décembre 2012… C’est garanti. Attentat anticopte à Alexandrie, 21
morts, réveillons, voitures brûlées qu’Hortefeu cache, Emmanuel Valls qui veut déverrouiller les trente cinq heures,
gifles qui m’arrivent, bonne année, mon corps qui se remet mal de vomir, absences, tourbillon des brouillards du
trois janvier, la pluie, une jeune femme paumée se brise les vertèbres dans un cirque. Une anorexique est morte.
Bonne année. Trois mille carouges à épaulettes sont morts de peur le premier janvier en Arkansas : « Il y a
probablement eu des raisons physiques, mais je doute que quiconque sache un jour ce qui s’est passé » a déclaré
Thurman Booth… On peut néanmoins penser aux feux d’artifice… Vœux. Vœux velus. Des milliers d’Américains
veulent rejoindre Bugarrach à la fin du monde pour ne pas mourir. Les extraterrestres les protégeront. Le maire de
Bugarrach s’inquiète. Des vœux. Des vœux. Un jeune romancier américain m’a envoyé un mail auquel je peine à
répondre. Une jeune femme ivre fut écrasée à Lyon, une sobre violée à Montpellier. Mes académiciens m’envoient
pour leurs vœux des photos d’un château en Ecosse, d’un soleil, d’une mouette, d’une montagne, d’un arbre, d’une
fleur, d’Eoliennes, d’un bateau. Vœux, rêves de vœux. Un chirurgien a coupé la jambe d’une voisine par erreur.
D’innombrables sacs récupérateurs de crottes de chiens s’installent dans les villes de France. Mots, sacs de mots,
merdes, grosses thèses fausses, que nul ne lira, mais qui feront curriculum, modes d’emploi incompréhensibles
d’objets inattendus, décrets des contre réformes, suppléments, notes de bas de page rédigées par des universitaires
divorçant, mal payés, erratiques, ambitieux, endeuillés, dans des forêts obscures… Giscard se prend pour Napoléon,
ou Napoléon pour Giscard. Vœux. Vœux. Un constructeur d’igloos coniques me parle dans la rue. Le cercle du
silence va recommencer. De nouveaux drones avec 9 caméras pour l’Afghanistan. Inutilité de ma vie : qui
m’accepterait pour me battre là-bas, et contre qui, pour quoi ? Abbés de Pierre Michon, la Route des Flandres qui me
gave. Je lis que Sollers est le solitaire absolu. Xavier Darcos exporte la culture française. Vœux. Xavier Darcos
publie une Anthologie de la poésie française. Vœux. Xavier Darcos achève un Dictionnaire amoureux de Rome.
Cadeau de bonne année. Bouteilles éclatées dans ma rue. On n’oubliera pas Xavier Darcos. Giscard. Napoléon.
Vœux. Mon voisin qui s’est converti au trafic de voitures, chargeant ce matin une grosse Mercedes, la BAC oubliée,
115
oublieuse, un voisin qui prévient par mail : « attention, les opposants idéologiques aux portails auront beau jeu de
dénoncer leur fonctionnement aléatoire ». Un voisin Bisounours me souhaite « bonne année ». Il vient de prendre la
retraite avant la Réforme. Il va voyager. Vœux. Mes étudiants m’envoient des vœux de Sri Lanka, Mayotte, Moorea,
La Bretagne, Montréal, Pékin, Bruxelles, Hossegor, Bayonne, Rome, Londres, Bélesta… J’ai passé l’an passé à
écrire une journée à Saint-Thuret. Pas encore réussi. Ça grossit à mesure. Et les couleurs passent. Passage. Passage.
Ma rue. Giscard. Passage de la Bérézina. Mélange. Vomissements. Bateau brume, excellente idée ! Je ne me
souviens plus nettement comment madame Muller nous a appris qu’elle n’était pas la nègre de Brigitte Bardot. J’ai
perdu les formes, les couleurs, le dessin, le récit, la trame, le scénario. Voilà une masse ouateuse, douteuse, avec
odeur de chiens. Je n’entends pas les voix. Non, je n’entends plus les voix de ce moment. Plus les visages. Peut-être
faudrait-il que je fasse couler du sang de mes veines, que je me le mette dans une assiette, et que je souffle… Ulysse.
Ulysse. Nekuia. Peut-être faut-il que je communie. Catho, vite. J’ai perdu la présence réelle. L’événement ressuscité
ne revient plus s’asseoir à ma table, manger avec moi, me toucher. Je ne peux plus lui enfoncer le doigt au fond des
trous. Les scènes me sont plus brisées que les bouts de vases grecs, avec menus fragments de figures, mêlées aux
cendres, aux tessons, aux racines, à la terre, dans un chantier de fouilles. Plus de scènes. Encore moins de Cène. Et
encore moins encore « ceci est mon corps ». Je suis dans un matin de janvier, avec au ventre les chantiers douteux de
la rentrée, les visages à saluer, les oreilles à remplir, les inventions à répéter. Je vois encore des lignes. Boule de
cristal. Passages. Des nouvelles les traversent. Ce n’est plus un soldat qui est mort en Afghanistan, mais deux. On
comprend de mieux en mieux que la nuit de Réveillon a été terrible. C’est ce que m’ont dit les jeunes, place du
Capitole… Moi, je vomissais. Des Arabes violents… Trop d’Arabes… Les CRS qui envoyaient des textos… A quoi
ils servent, ces cons ? Jonathan a dû reprendre les chemins du lycée pour buller autour des Mémoires. Le Salut. Le
Salut. Le Salut. Sarkozy a présenté ses vœux. Edgar Morin, Villepin, Le Pen, Aubry, des vœux. Ça continue.
Louches de vœux. Quelque chose suit son cours. Beckett. On se répète. La littérature est inutile. Moralistes en
fumée ! L’éthique sera toujours un bon produit pour faire carrière. Un curé de la ville, dont on m’a raconté l’histoire,
à un arrêt de bus, s’empare de l’argent des vieilles. « Il faut les faire raquer, les vieilles », qu’il dit… Et nous avons
l’an passé, mes amis et moi, ébranlé, effrayé, fait tourner dans sa tête, madame Muller, vieille dame, mais pas pour
l’argent, ni pour le sexe, peut-être pour la vérité, et nous recommencerons, nous ou d’autres, à lancer à tourner. Et je
ne sais plus comment elle nous a parlé, comment nous avons mangé le jambon, comment le repas s’est vraiment
tenu… Je reconstitue. Attention roman historique ! Attention Michon, Abbés, niaiseries cultivées… Je suis tenté par
le conte. Je pourrais en écrire d’autres, un charroi d’artillerie de contes. Des contes de Noël, des contes de Pâques…
Et boum... Et Bam… Pétards explosent… Des contes de Pentecôte, de Toussaint, Pim Pam Poum… Des contes de 11
novembre, de Fête du Travail... Braoum. Obus de cent vingt. Missiles Milan… Des contes de trois janvier, des contes
de quatre janvier.
- Tu ne vas pas me faire l’almanach.
- Je me laisse aller. Ça part dans tous les sens. Je n’arrive plus à raconter.
- Accouche. Qu’est-ce que vous appris madame Muller ?
- Je m’enfonce dans trop de phrases désormais, comme un bateau dans des glaces de plus en plus épaisses,
ou un trépan dans des sédiments profonds, sous des couches de sel, l’océan, sans pouvoir plus toucher le gisement.
Parfois je n’ai plus envie.
- Pour me plaire. Tourne autour de moi, comme autour de madame Muller. Tu veux que je me mette toute
nue ? Que je t’excite ? Tu tournerais avec tes copains autour de moi, nue, allongée, sur une table, et, vous sexes
dressés, et j’aurais dans le ventre, caché, bien caché, pourtant sensible, le bon gros secret... Ce serait moi, la nègre.
Moi qui aurais dans le ventre les clefs du Château. Tu n’avais pas pensé à ça… J’aurais caché dans mon ventre les
clefs de l’armoire de Barbe Bleue. Barbe Bleue. Initiales BB. Brigitte Bardot. Barbe Bleue… Tu n’y avais pas pensé.
Ecris-moi. Ça t’excite. Dresse ton sexe sur moi. Allez. Avec tes copains, styles pointés. Oui. Fais-moi un bon petit
bukake, comme au Japon. Allez, go… C’est moi, ta lectrice, ta chose, ta putain. Envoie. Crache. Dis-moi la vérité.
Que vous a dit madame Muller ?
- J’ai encore mal au ventre des réveillons, et tu m’excites. J’ai trop bouffé. Tu ne comprends pas. Cinq mille
oiseaux morts en Arkansas. Et encore trois mille ce matin. Et une pluie de choucas en Suède. Et les bourdons qui
crèvent par millions. C’est la fin du monde, et j’ai le gros ventre.
- Alors, je suis ta maman. Raconte-moi. Là, doucement, raconte-moi. Dis à ta maman ce qui vous est arrivé
avec madame Muller…
116
- Je voudrais parfois que tu sois comme une main blanche, où je viendrais t’écrire, comme Shakespeare, all
is true.
- Je suis cette main blanche. J’attends tes lignes.
- Je ne sais plus la forme de ce qui s’est passé, la suite des moments, ni l’ordre. Je me souviens que madame
Muller a raconté comment elle est devenue nègre. Nous l’écoutions. Elle ne nous a pas dit de qui elle était nègre,
mais elle nous a laissé des indices, et elle a lâché un prénom - Frédéric - qu’elle n’a pas commenté, nous laissant tout
supposer… Elle était antiquaire en Provence, disait-elle, dans l’intérieur. Je crois qu’elle a parlé d’Orgon, mais sans
certitude, car Orgon me paraît mystérieux, comme un personnage de Molière, un orgasme, une gorgone, l’or, le
gong, l’orgue et l’orgie, sans que je puisse assez démêler pourquoi ce nom me semble plus érotique et plus noble
qu’Avignon, Arles ou Carpentras… Madame Muller vendait des meubles. Cela lui laissait du temps. Elle écrivait sur
de cahiers des petits récits de sa vie, des observations ou des descriptions, pour le plaisir, comme font les femmes,
disait-elle. Elle aimait ça. Elle avait toujours dévoré les livres. Nous l’écoutions. Le jambon fondait dans nos
bouches. L’odeur tenace des chiens se mêlait à la fumée acre. Elle nous parlait avec une apparence de confiance.
Nous savions sans doute l’écouter, en ce début d’après-midi, loin des projets de réhabilitation du château. Elle parlait
par petites phrases. Je crois que ça me vient... Elle parlait par petites phrases qui formaient des perles, avec des
silences, sans tremblements. Ça ne s’effilochait pas. Ça ne coulait pas. C’étaient de petites pierres élégantes qui
bondissaient. Jamais de poussières. Pas de tics de langage. Pas d’affaissements dans la voix, mais pas d’âpreté non
plus… Elle parlait avec le rythme de certains livres, écrits par les femmes, quand elles savent ne pas être crues,
molles, ou France-Culture. Elle énonçait des évidences sensibles précises, tout en donnant l’impression, à chacun de
ses silences, que tout pouvait finir. Elle ne parlait pas dans un grand souffle. Elle ne vaticinait pas. Elle ne paraissait
pas non plus chercher loin dans l’ombre, comme une voyante, les formes qu’elle convoquait. Tout était disponible,
immédiat Nous l’écoutions avec nos corps beaucoup plus grands que le sien, et droits. Elle avait la verdeur d’une
vieille dame, comme cette amie que j’accompagnais, ces jours-ci, et qui me parlait de sa colère d’avoir à aller garder
à l’autre bout de la ville, au bout de la ligne de bus, une vieille de quatre-vingt-deux ans, qui se laissait aller, geignait,
et avait dix ans de moins qu’elle. Mon amie aurait préféré se promener avec moi qu’aller la voir, et elle aurait été
plus ravie de prendre un thé, ou de visiter une galerie, que de faire tout ce trajet pour une bourrique…
Madame Muller racontait que l’homme était venu avec une femme. Ils avaient longuement regardé de beaux
meubles. C’était un homme qui avait de l’argent, et qui savait laisser choisir les femmes. Il faisait des tours dans les
profondeurs de la boutique. Il laissait de l’espace. Quand il est tombé sur les cahiers, il a trouvé quelques lignes bien
écrites. Un don de plume… Il s’y connaissait. Il était écrivain. Beaucoup de romans publiés. Vraiment, un joli don de
plume... De belles évocations. Puis, il est parti avec la femme, et les meubles leur ont été livrés. Quand il est revenu,
deux ans plus tard, une autre femme l’accompagnait. Elle ne voulait pas vivre dans les meubles de la précédente. Il
proposait un échange. C’était possible, à condition que les nouveaux soient plus chers. Cela ne dérangeait pas
l’homme. Il avait de l’argent à investir. Il voulait des meubles somptueux pour sa nouvelle femme. Comme avec
l’autre, il s’est éloigné. Il a retrouvé des cahiers d’écriture au fond de la boutique. Il s’est mis à lire. Quand il a relevé
la tête, il a dit qu’il avait besoin de quelqu’un qui sache écrire comme cela. Il n’avait pas le temps de faire les
descriptions, de détailler les nuages, ou les forêts, de chercher des documentations. Rubens travaillait avec un
atelier… Lui, il ferait les trames générales, les grands morceaux. Il veillerait au ton d’ensemble.
Si j’écrivais trente pages pour lui, d’ici dix jours, il me donnerait un million. Il suffisait que je suive les
indications qu’il m’enverrait. Pensez si j’étais d’accord… Un million ! Plus que le bénéfice d’un mois ordinaire de
ma boutique, pourtant grande. Je ne pouvais pas refuser. Je ne le désirais pas. C’était un homme parfait, très classe,
avec un goût sûr, beaucoup plus traditionnel que vous, mais original, et généreux. Un mois plus tard, il est revenu,
avec la même femme, plus acheteuse encore. Il a lu. Il a pris son temps pour lire, au fond de la boutique, sur une
belle table en châtaigner. Puis il a m’a donné de grosses coupures, et je suis devenu nègre.
Madame Muller avait écrit des centaines et des centaines de pages. L’homme la payait en liquide. Il ne
manquait pas d’argent. Il avait une très belle maison sur la côte, et un appartement à Paris. Il changeait de femmes à
peu près tous les deux ans, mais, elle, il la gardait. Elle devait juste se taire. Ne pas révéler comment s’écrivaient
certaines parties des livres. C’était agréable. Elle aimait les villages, les lignes d’horizon, les visages, faire des
phrases. Elle composait des dialogues parfois. Il voulait une ambiance et une musique. Ils s’entendaient. Elle ne
cherchait pas précisément ce qu’il avait enlevé ou ajouté. Elle voyait parfois les livres, dans les librairies, quand elle
s’y rendait… Elle aimait se sentir sous des couvertures, incognito.
117
Il ne l’invitait pas. Le plus souvent il passait à sa boutique. Ils parlaient. Il l’emmenait au restaurant,
généralement sans la femme du moment. Il ne posait pas de questions. Il racontait des histoires, souvent lointaines,
de Paris, ou d’autres pays. C’était un homme qui connaissait du monde…
Nous avons demandé - je ne sais plus quand ni comment - s’il connaissait Brigitte Bardot. « Bien sûr…
Tout le monde connaissait Brigitte Bardot. Une femme remarquable. Et si bonne pour les animaux »… Je parlais de
la fascination de Giscard pour ses jambes. Je ne savais plus si Giscard parlait de Brigitte Bardot dans ses Mémoires,
ou Brigitte Bardot de Giscard dans les siennes… De Gaulle trouvait qu’elle « rapportait autant que les devises
Renault à La France ». Mais Giscard était fasciné par ses jambes. Ce sont les jambes qui excitent Giscard, celles de
Lady Di, celles de Danielle Gilbert, celles d’Alice Saunier-Séïté… Madame Muller écoutait. Madame Muller avait
l’air d’en savoir long sur le goût des hommes comme Giscard pour les jambes…
- Et Chirac », demanda l’Architecte … « Est-ce qu’il n’avait pas eu quelque affaire avec Brigitte Bardot » ?
- Madame Chirac a beaucoup de mérite, je le sais. Elle a souffert comme beaucoup de femmes. Je le sais.
Chirac, me disait un ami, c’était un steak le matin, un steak le soir ….
- Un steak le matin, répéta l’Architecte, Un steak le soir…
Il ricanait. Cela le faisait songer. Dans le château, parmi l’odeur des chiens, nous nous regardions penser à
Jacques Chirac, « un steak le matin, un steak le soir ». Madame Muller savourait son effet. Elle était sûre de nous
intéresser. Les hommes sont tous les mêmes, quand ils le peuvent, et curieux éternellement du sexe.
Madame Muller égrenait des maximes intérieures, que nous devinions. Les histoires venaient à sa bouche.
Elle racontait. Nous la laissions faire. Elle nous embarquait. Nous passions d’amas de rêves en amas de réel, et nous
regardions dériver de gros paquets de souvenirs, l’écrivain, les livres, les meubles, Brigitte Bardot, des confidences
sur Chirac, des femmes, des steaks, « un le matin, un le soir », Giscard dont je médite sans cesse l’étrange Passage…
Elle disait que dans les châteaux des environs beaucoup de gens étaient des nègres. Elle y avait des amis. Le comte
de Saint Victor écrivait les discours d’un homme politique connu. « Et vous n‘imagineriez pas lequel, tellement les
tendances sont opposées ». Elle connaissait bien le prince de Roquefère, plume de plusieurs romancières à la mode.
Un vieux professeur de la Sorbonne avait commencé sa carrière en écrivant pour des gens, et il continuait, soit par
plaisir, soit pour l’argent. Beaucoup de livres de la bibliothèque avaient dû être écrits par des nègres. Et les
présentateurs de la télévision, qui faisaient des romans, ils n’avaient pas le temps d’écrire… Par cette vieille bouche,
la France des châteaux se peuplait de nègres. Dans leurs demeures de la vallée de l’Aveyron, ou du Lot, dans les
gentilhommières de Gascogne ou du Périgord, devant leurs cheminées sculptées, ils écrivaient des romans de gare ou
des mémoires. Je tentais de prétendre que Giscard n’avait pas de nègre, que ses romans montraient trop un style…
« Rien n’égale, je crois, la majesté d’un cerf qui débouche de la forêt » ... Un nègre n’a pas ces audaces.
- J’ignore tout des romans de Giscard. Mais je puis vous assurer que Chirac, Brigitte Bardot, et, bien
entendu, François Mitterrand ont eu des nègres.
- Et Mazarine ?
- Mazarine, on doit lui apprendre…
Je viens de voir sur un écran les chefs socialistes, la famille, Mazarine, rassemblés à Jarnac, devant la tombe
de François Mitterrand, pour l’anniversaire de sa mort. Ils font assaut de fidélités. Tous veulent l’imiter. Ce sont les
héritiers fidèles de l’homme à la francisque, avec enfant caché sous la vague rose, tricheur des bulletins de santé,
faux grand écrivain permanent, héritier des notaires et de Mazarin. Ils ont dû oublier L‘honneur perdu de François
Mitterrand : « Tout a commencé dans sa vie politique par cette prétendue blessure qu’il dit avoir reçue le 18 juin
1940 près de Verdun, au lieu dit Tête de mort (Politique). – sans doute est-ce cette analogie avec le Golgotha qui a
encouragé sa nature christique ? Etait-ce des stigmates, cet obus imaginaire ? A moins qu’un obus de la guerre de 14
ne lui ait éclaté à retardement ? Ou qu’à force de s’être fait tirer la peau, il n’ait aujourd’hui le trou du cul entre les
omoplates ? J’affirme qu’il ne porte aucune cicatrice dans le dos. Le temps aurait-il pu l’effacer ? Non, c’est
beaucoup plus extraordinaire encore. Au fil des années, il a été de plus en plus blessé »… Sur les photos, les
rassemblés font face à la tombe et à l’appareil-photo. Le petit oiseau va sortir… Ils vont le manger avec le cadavre.
Ils ont faim. Jack Lang derrière Ségolène. Mazarine à droite. Gilbert quelque part. Martine Aubry mâche sa bouche.
Ils ont froid. Ils se souviennent. Le grand homme leur manque. La pierre du tombeau ne bouge pas. Pas d’ange, ni
d’Assange. Aucun noli me tangere. Juste une photo, deux photos, cent photos, des vidéos, sur les écrans, mon écran,
devant moi, everywhere… Je les vois. Ils ne me voient pas. Je suis à la place du mort, et ils voudraient avoir quelque
118
chose à manger, moi, ou le cadavre, quelques tranches de jambon, un steak le matin, un steak le soir. Ils voudraient
de sa chair pour faire Eglise authentique et moins se geler. Pourquoi ne se mettraient-ils pas à table ? Un pique-nique
ton père… Martine martèle sa fidélité. Ségolène dit qu’elle désire succéder. Mazarine, cette bibliothèque, sourit à son
auteur caché cachant. Qui a écrit ses livres ? Est-ce lui ? Et lui, les siens, qui ? Où gît la vérité ? Dans quelle tête de
nègre ?
Giscard a dû regarder ces gens à la télé. Lui comme moi, mais il faut l’imaginer dans son château d’Estaing,
devant sa cheminée, les pieds dans d’épaisses pantoufles, immortel, considérant Mazarine et Gilbert entre Martine et
Ségolène. Il vient de publier La Victoire de la grande Armée. Pas un mot dans la presse littéraire, mais, depuis son
château, certain que la censure des cuistres s’effondrera, et qu’on lira enfin, à bonne hauteur, sa trilogie, il voit
regarder la tombe de la force tranquille, et il songe au Passage, aux cuisses de Nathalie sans h, aux passage de Lady
Di dans son livre, à ses cuisses de Princesse, au passage victorieux de la Bérézina, aux cuisses d’Alice Saunier-Seïté,
de Brigitte Bardot, de Danielle Gilbert… Le cadavre de Mitterrand est dans la tombe qui est dans la télé. Giscard est
l’œil. Il a près de lui sa chaise, une maquette de Vulcania, et son accordéon. Il peut se lever et dire devant sa
cheminée : « Je suis Napoléon ». Il n’en participera, pas moins, l’année prochaine, comme tous les ans, à l’ostension
des reliques de Saint Fleuret. Il est vivant. Il est extraordinairement vivant. A son âge, nul n’aurait osé écrire avoir
baisé la Princesse, et, un an plus tard, raconter que Napoléon se prenait pour lui. Si même Mazarine avait tenté, dans
la veine de Maupassant, le Passage, elle n’aurait pas lancé un Voyage au bout de la baise planétaire, puis publié un
Tolstoï renouvelé. Giscard a les audaces du vivant sans nègre. Il est immortel. Il voit le tombeau de Mitterrand. Il
baisse son pantalon. Il constate que son sexe est en forme. Il relit d’une main la scène des rillettes, dans le Passage,
et de l’autre il dirige son sexe vers la télé, où se montrent la tombe, les trois femmes, plus ou moins saintes, Gilbert,
et Jack Lang. « Ce doit être l‘ange », se dit-il. Et il zappe.
Ces images passent dans la nuit, dans ma fenêtre, dans ma tête, sur l’écran de mon ordinateur. Passe aussi
l’aboiement du voisin d’en face, à gauche. Passe encore le voisin précisément d’en face qui vient de rentrer une
grosse voiture, peut-être volée. Il pleut doucement sur les lettres PASSAGE. Des mails sont à lire. J’échange des
messages Skype avec une jeune spécialiste des troubadours qui réside à Berlin. Là-bas, il fait moins douze degrés.
Ici, au sud de la France, la température est douce. J’ai aperçu les premières fleurs d’un mimosa. Je voudrais finir
avant le printemps le récit de ma journée à Saint-Thuret. J’écris autant que je peux. Je vole des heures à mon
administration, aux amis, aux autres textes. Je chaparde. Je truque. Je détourne des bouts de journée. Giscard se
dissimule probablement à Estaing, derrière ses murailles, et j’imagine que d’autres, au même moment dans la même
nuit, un peu plus loin, devant d’autres écrans, composent discrètement des pages sur le langage du plaisir dans la
fiction libertine, Symmaque l’Ebionite, une trahison, leur enfance ou leur guerre. Nous sommes une constellation
d’obscurités presque inconnues les unes aux autres. Pas de table commune. Pas de repas où nous déballerions
ensemble, mais nous sommes presque tous sur les réseaux électriques, la Toile, et dans l’attente. Comme Giscard ou
l’auteur du Bateau Brume, j’écris au bout de mes doigts rapides et maladroits, qui déclenchent des phénomènes
électriques, et je suis seul, comme eux, malgré les écrans qui peuvent à tout instant dégorger vers moi plus de
femmes nues que n’en ont rêvées les haschichins, et je songe avec inquiétude aux pages prochaines, ainsi qu’à celles
qui sont en mémoire et que je crains de relire. Parfois, au contraire, je me sens à l’écume de mes mots devant mon
étrave, vif parmi des poisons et les fleurs désirables. J’avance. Je vieillis. Je découvre. Je m’enfonce dans la nuit
poissonneuse. Des étoiles se lèvent. Je me souviens des nuits de morts dans une tour ou dans un bureau, sous des
voûtes, ou dans les soupentes, nuits de Montaigne, ou nuits de Baudelaire, nuits de Balzac, ou nuits de Proust, nuits
dont procèdent des lignes que je lis, remonte, et par lesquelles je piège. Toutes nos nuits sont la même. Dans cette
demeure commune qui est un navire et qui est un château, nous fabriquons l’obscur que nous exprimons, et qui
monte autour de nous comme des murs, ou une coque. Montaigne faisait à la fois son château et son livre. Il
s’essayait en même temps aux pierres et aux lignes. Il construisait de ses phrases les murailles qui les lui
permettaient, et seul, par-dessus les vignes et les batailles. Giscard et lui, tout comme l’universitaire acharnée à son
article et le prophète tissant ses visions, sont complices. Ils s’entendent. Ils s’interrogent. Ils s’épaulent au chantier.
Que font les autres ? Que fais-je ? Je les devine, et j’imagine qu’ils me devinent. Nous nous ignorons, et peuplons
l’univers, comme des trous noirs.
Ce soir, madame Muller compose peut-être quelque page de nègre. Elle aurait pu se rendre à Orgon,
retrouver son écrivain, collaborer à un nouveau roman, jouir de ça. Je voudrais connaître précisément le plaisir du
nègre, surtout femme, travaillant pour un homme. Quelles nuances ? Quelles incertitudes ? Quand il m’est arrivé
d’introduire quelques phrases dans un poème ou dans un article d’autrui, je les ai ensuite perçues dans la masse,
parmi les phrases de l’autre, comme de petits clignotants, des balises, ou des bouées, qui me disaient, « moi, moi,
moi »... Chez Proust, Balzac, Chateaubriand, ou Faulkner, je suppose tapies des phrases d’inconnus. Que ne
119
donnerais-je pas pour qu’une des miennes, par la volonté de Flaubert, post mortem, s’immisce dans L’Education
sentimentale, ou dans Par les Champs ou par les Grèves ? J’avoue ne pas détester reconnaître, à l’insu de tous,
quelques lignes de ma main dans un règlement de copropriété spécialement sévère et stupide. Voici vingt ans, je me
suis régalé à laisser une dame signer les poèmes pornographiques dont j’étais l’auteur, et qu’elle envoyait à un de ses
hommes, qui lui écrivait en style Parnasse satyrique... Une passionnée de fétichisme japonais me parlait, ces joursci, des concours de faux orgasmes à Barcelone. Des femmes montent sur des scènes, imitent des cris, des
gémissements, des houles… Le public vote. Il y a une gagnante et des perdantes. Je pourrais partager le plaisir du
public, mais je voudrais connaître celui des concurrentes, et savoir comment elles introduisent leur art dans leurs
amours. Un film a été tourné. Des comédiennes imitent les imitatrices. Giscard, quand il a vu les commémorations
funèbres de Mitterrand, zappe probablement vers ce film. Il peut le préférer à l’écriture âpre. Il doit parfois rêver,
comme moi, de l’orgasme des nègres.
Giscard n’a pas de nègres. Il écrit direct, de bonne foi, face au monde. Je me demande s’il en recueille le
principal avantage, qui est, peut être l’orgasme, quand tout surgit comme des vagues, et s’éloigne ensemble, puis
revient, brassant, prenant, multipliant, délicieusement envahissant et diffusant un point, celui précis où ça avance, si
bien que l’infini est là, présent, flux tourbillon, rassurant, cohérent et mobile. De toutes parts répond le monde à celui
qui travaille à la pointe sensible de ses lignes, celui qui les ose sortir de lui comme une langue, comme des lèvres, ou
comme tout un sexe. Les événements et les horizons s’ordonnent en vagues amples qui font volupté par leurs
rythmes. Surgit heureusement de partout l’effet de mon mouvement aux mots, qui diffuse dans l’infini devenu mon
corps.
Le monde me parait s’animer, grandir, onduler, résonner, me répondre et s’approfondir de toutes parts à
mesure que j’avance mes lignes. Jouissance sans limite. Pertes, renouvellement, élan et relance. Comme si j’étais au
centre de bulles gigognes, les figures se déploient, reviennent, prennent des formes merveilleuses, sans que je veuille
déterminer si j’en suis la cause ou l’effet. De mes lignes à ces horizons tout s’échange. Deviendrais-je fou ? Serais-je
aussi étrange que Giscard imaginant Napoléon devenir lui ? Serais-je un écran de télé, ou d’Internet, dégorgeant à la
fois les images du monde et les reflets de mon visage, entre un grand cheval Han que j’ai acheté à l‘automne, un
crâne de bélier, une idole en basalte des plateaux d’Anatolie, ou le Journal de Voyage de Montaigne, dont je lis la
traduction chez Arléa, et qui voisine, sur mon bureau, avec Deux ans de recherches archéologiques en MidiPyrénées et trois photos noir et blanc prises lors de fouilles à Venerque, en 1984, où je vois des individus déterrer un
squelette, tandis qu’à l’arrière-plan passe un immense tracteur, avec le propriétaire du champ, qui écoutait alors
France-Musique en labourant, tandis que nous récoltions des plaques-boucles de ceinture, et dont je sais aujourd’hui
qu’il est mort… Tout cela résonne, s’accorde, s’étoile, fait vagues à l’infini. Je pense aux orgasmes, aux nègres, à
Orgon, à Giscard qui égrène ses romans, aux tombes des Wisigoths, de Mitterrand et des chiens. Tout me revient,
comme par ma fenêtre les aboiements, le passage des voitures, la nuit trouble des mensonges de François Fillon à
propos des otages tués au Niger. Qui a tué ? Comment s’est donné l’ordre ? De quoi les Wisigoths sont-ils morts ?
Quelle comédie se joue ? Quel songe ? Quel bateau Brume ? Mon cheval Han est-il faux ? Et tout paraît procéder,
pour moi, voluptueusement, de madame Muller qui nous parlait des nègres, et dont j’écris, et me souviens mal.
Elle nous révélait que dans les châteaux autour d’elle, de nombreux nobles, pour entretenir leurs toitures, et
afficher encore un peu de richesse, faisaient commerce de leur plume. Ils étaient nègres. Le Prince de Roquefère, le
Comte de Bruniquel, des nègres… Je crois que je pensais aux bolets têtes de nègre, que je ramassais avec mon
grand-père dans des châtaigneraies, et qui me paraissaient presque démontrer l’existence de Dieu. « Eux du moins ne
mentent pas », disait mon grand-père, ancien pétainiste. « Il suffit d’un peu de ces nègres dans la poêle pour
parfumer toute la maison ». Et dans les bois, même quand nous n’en trouvions pas, il jouissait de l’espérance et du
souvenir. Là était le sol sûr, et même plus sûr, sans doute, que de Gaulle, dont il écoutait presque au garde à vous, les
interventions télévisées. Mais les vieux châteaux de France cachent d’étranges têtes de nègre… Les mots trompent.
Madame Muller laissait entendre qu’il fallait soupçonner de nombreux livres, sans doute des bibliothèques entières,
et des discours. Qui parlait vraiment ? Qui écrivait ? Mazarine n’avait-elle pas pour nègre la bibliothèque du
Cardinal ? Et moi-même, quel est mon nègre. Une vieille marquise ruinée et mélancolique n’écrit-elle pas mes lignes
dans une gentilhommière du Périgord, ou du Quercy ?
- Au moins, j’aurai de bonnes truffes.
- Encore toi !
- Eh oui, malgré l’indigestion…
- Tu ne vois pas que j’étais parti pour une belle méditation…
120
- Tu me gaves. Arrête avec tes nègres.
- Et si je te parlais de Miss Midi-Pyrénées ?
- Gasconne à ta guise…
- J’ai connu une Miss Midi-Pyrénées. Belle fille, grande blonde, gentille, catholique, vivant sur une place
discrète près de chez moi… Le soir de l’élection de Miss France, je l’ai vue à la télé, maquillée, grimée,
métamorphosée en star idiote. Qui était-elle ? Je viens de me rendre à un concert de charité avec bon paquet de
noblesse dedans. Miss Midi-Pyrénées, pas vue par moi depuis cinq ou six ans, distribuait les programmes. Elle m’a
reconnu. Je lui ai dit son nom. « Bravo, bonne mémoire »… Elle s’appelait désormais Hélène de Saint Victor.
« Hélène de Saint Victor » ? Je faisais rouler le titre dans ma bouche. Et quel titre portait-elle ? « Vicomtesse »… Je
saluais. Elle me présenta son vicomte, qui ressemblait à un informaticien. Je parlais de Valmont. Ce Vicomte ne se
voyait pas en Valmont, mais Miss Midi-Pyrénées valait bien Madame de Tourvel. Comment était-elle devenue si
noble, et si vite ?
- Future nègre ?
Catholique et nègre… Voici deux jours, une amie m’a raconté un repas chez une éditrice. Cette femme
cougar à jeune mari s’émerveillait des prouesses de Cristal, son petit garçon. Elle lui faisait faire des tours : « Cristal,
fais nous la volupté », disait-elle. Et Cristal faisait la volupté entre la poire et le fromage. Il imitait assez bien un
gémissement de femme… Mon amie, qui déteste cette éditrice, me disait-elle la vérité ? Qui parlait par elle ? Une
jeune Honorine que je connais, se fait appeler Cristalline. Quelle est sa volupté ?
- Requiescat in pâté ! Avez-vous fini par manger tout le jambon ?
- Tout ? Peut être pas… Il y avait du pâté, du fromage, du boudin avec ces tranches de jambon. Je crois que
nous mangions férocement, sans nous en rendre compte, pendant que madame Muller parlait. Et moi qui sais
toujours mal ce que j’avale… Ça passe en moi. Me souviens mieux des mots que des nourritures. Mais là, pour les
mots mêmes, trop de temps a passé, et trop de couches d’ennui, de pétrole, de brumes, de voyages, de quasi rien… Je
cherche l’inflexion des voix. Je creuse mes caves pour tenter d’en sortir quelque chose. Comme pour les gisements
de pétrole, faudrait que j’injecte du gaz ou de l’eau pour augmenter la pression. Faudrait que je fore profond, et que
je bourre d’actualités. Cent mille bars de présent dans ma mémoire ! J’injecterais Les Temps modernes avec leur
numéro hagiographique sur de Gaulle, les mensonges de Fillon sur le Niger, quelques faces d’Inspecteurs généraux,
Indignez-vous par Stéphane Hessel, des pluies gigantesques au Brésil et en Australie, le Médiator, des millions de
comprimés de Médiator. Ils feraient pression au bas du trou, ces comprimés ! Et j’ajouterai MAM, la chute de Ben
Ali, Khadafi consterné, l’angoisse des jeunes futurs universitaires courant aux postes, l’interdiction d’une réunion
avec Stephane Hessel à l’ENS Ulm, la découverte de pépins de raisin datant de 6100 ans en Arménie, la joie
tunisienne, l’enthousiasme de voir une révolution sans Dieu en pays musulman, les trafics de voitures devant chez
moi, PPDA, frère d’OPDA, Directeur de France-Culture, convaincu de plagiat, les premiers mimosas en fleurs, la
lumière à ma fenêtre, mes mains encore vivantes devant moi, les aboiements du chien, mes mains avec leurs rides,
mes mains fatiguées, mes mains lourdes de jours … Faudrait que je t’injecte aussi, lectrice, avec tout toi, avec ta
petite bouche que j’imagine, ton mépris, ton rire, ta jupe, ta patience, ton sexe, tes prières, et que je te fiche derrière
madame Muller, au plus profond, sous elle, dans les interstices de sa roche, dans son gaz. Tu la ferais parler, toi,
poupée gonflable, la gonflant…
- Je te remercie…
- Tu m’aides. Et sans t’en douter : en mangeant mes lignes. J’avance par toi. Je te chevauche. Je descends
par ton trou vers madame Muller, ou bien, elle remonte, avec ce début d’après-midi au château, nos gueules, les
nourritures éparses, l’odeur des chiens, le rire de l’Architecte, Chirac un steak le matin, un steak le soir, la déception
du Pasteur, mes questions... Que savions-nous de madame Muller ? Quelques histoires de nègre en Provence…
Nous avions beau manger du jambon avec elle, respirer l’odeur, sympathiser, elle cherchait des protections. Elle
nous craignait. Elle nous aimait. Nous ne croyions pas devoir lui faire peur, mais elle ne voulait pas quitter SaintThuret. Toujours la même histoire. Ce qu’elle nous racontait, c’était pour nous inciter à convaincre des gens, plus
tard, de la maintenir. Mais pourquoi là, dans cette puanteur, ce froid ? Toujours énigme. Pas un pas de plus. Nous
tournions. Fosse des chiens, salle de bains de cocotte, bibliothèque chaotique, bouts d’amphores de Méditerranée,
nous n’avancions pas. Pourquoi s’accrochait-elle à ce petit piton, à cette ruine ? Qu’est-ce qui l’effrayait ailleurs ?
Qu’avait-elle trafiqué en Provence ? Pourquoi avait-elle quitté ce village, Orgon probablement, sa boutique, son
121
écrivain, ses antiquités ? Comment savait-elle tant sur ses voisins des châteaux ? Et Chirac, un steak le matin, un
steak le soir, fallait bien qu’elle ait approché des gens, et récemment...
Un moment, je lui parlais des objets accumulés dans les deux salles du bas. Je nommais des tableaux. Je
citais le piano, l’œuf d’Autruche. J’obtenais de vagues informations sur monsieur Berthier : oui, c’était presque tout
à lui. Il avait voyagé. Il y avait certainement des choses intéressantes, mais pas de valeur. Elle le croyait. On pouvait
lui faire confiance. Rien de cher, mais des choses belles et bonnes pour des jeunes si l’on en amenait. Le plus
souvent, c’étaient des copies, vieilles, et qui avaient séjourné dans ces salles humides. Elles s’étaient chargées… De
l’âme là dedans. Ne rien vendre… Je tentais de lui parler d’une planchette couverte de signes, visiblement une
écriture, peut-être de l’arabe, mais bizarre... Qu’était-ce ? Que savait-elle ?
- Cela, prenez-le. C’est arabe. Monsieur Berthier l’a ramené de par là-bas. Si ça ne tenait qu’à moi, je m’en
serais débarrassé. Mais c’était à lui. Ça me gêne. Les Arabes, ils me font peur. Ils égorgent les moutons, et ils nous
détestent. Brigitte Bardot l’a bien dit. On lui en a voulu, mais il fallait le dire, et elle l’a dit.
Cela me revient. Pression du présent dans le gisement. Madame Muller me parle. Leslie, une très jeune
femme, me racontait l’autre soir comment les Arabes avaient envahi le centre-ville pour le nouvel An, à minuit. « Ils
criaient. Ils insultaient. Ils cherchaient la bagarre. N’importe quel prétexte. Dans la famille, c’est bien simple, on ne
les aime pas. Il faudrait les chasser »… Leslie agitait ses paupières, sa petite bouche, ses mains blanches, sa jolie
ceinture. Elle cherchait mon approbation… Une femme blonde, plus âgée, me raconte que des Arabes très jeunes,
avec des capuches, l’ont agressée devant chez elle. Au commissariat, elle a vu des photos, rien que des Arabes.
Devant chez moi, tout l’après midi, des Arabes trafiquent. Mes voisins sont soulagés d’avoir installé des grilles. La
nuit dernière, des voix gueulaient en direction de notre Résidence, « j’t encule, je t’encule »… Ce seraient plutôt des
turcs. Peu importe. Selon Fillon, des Arabes ont tué froidement les otages du Niger, ou du Mali. La télé est farcie
d’Arabes joyeux d’avoir chassé Ben Ali. Mon coiffeur ne les aime pas. « Du moment qu’ils se battent entre eux, et
loin, ça va »… Je laisse se mêler. Je mets sous pression. J’injecte dans le gisement. J’ajoute Monique Canto-Sperber
interdisant une réunion pro-palestinienne avec Stephane Hessel, à la rue d’Ulm, et mentant… Permanente Nuit de la
philosophie, ou de l’éthique… Ça monte en pression. Vive de Gaulle. A bas les retraites. Bonheur pour Les Temps
modernes. Robert Redeker pourra encore écrire contre Mahomet. Ça monte en pression. Jaillissement. Geyser. Canto
Geyser. Mieux que les shale gaz. Supérieur à toutes les nekuias…. Revoilà madame Muller… Madame Muller, du
fond du château oublié, comme de Gaulle à Londres : Appel du mois de février : « Ils sont affreux. Les plus affreux
des hommes ». Elle nous regardait. Elle s’est levée. Je crois qu’elle nous a dit que les Arabes nous empêcheraient de
manger à notre façon. « Le jambon, ils ne veulent pas. Ce n’est pas la même civilisation. On devrait tous les faire
partir ».
Je me souviens de notre gêne… Le Pasteur a beaucoup d’amis militants algériens, marocains, ou tunisiens
des droits de l’homme. Il a été longtemps animateur dans ce que l’on appelle les quartiers. L’Architecte, quoique
belge conservateur, ne lâche jamais la moindre parole anti immigré. Il s’étonne et s’amuse de leur présence. Il ne
s’indigne pas. Il ne râle pas. Quant à moi, quoique porteur de restes de sang pied-noir, je tente d’adhérer au discours
de la gauche antiraciste. Je fais tonner dans mon crâne mes convictions.
« Il faudrait construire un mur contre eux. J’aimerais qu’ils soient morts, vous comprenez. Il faut le dire tout
haut ». Madame Muller cherchait notre accord. Chez elle, nous ne pouvions totalement le lui refuser. Pas de leçon de
morale kantienne devant sa cheminée, parmi nos débris de nourriture, dans la puanteur. Le même jambon grouillait
dans nos ventres. Il nous rendait complices par en bas. Ses phrases dégorgeaient, passaient en nous, par nos doigts,
nos oreilles, nos trous, s’enracinaient, nous infectaient, nous salopaient, avec la viande, comme un gros nénuphar
pourri. Nous nous faisions des signes d’yeux, de bouches, de têtes pour nous composer un corps commun, ironique,
un mur humain devant l’innommable qui s’écoulait, et qui s’affiche, ces jours-ci, par le visage à l’affiche de Marine
Le Pen, par les titres du journal Marianne, par le récit qu’on m’a fait d’un jeune poète tunisien défendant une
barricade à Sousse, tandis que mes voisins veulent renforcer la barrière de la Résidence, par Monique Canto-Sperber,
contestée, haïe – « une poupée barbie » me dit un ami - parce qu’elle a interdit dans son Ecole Normale Supérieure
un débat sur la Palestine, par les remugles, par le mélange de racisme et de refus du racisme, par cette soupe servie,
remuée, puante, ces Arabes agités aux Unes et dans nos âmes, ces poubelles qu’il nous faut manger, et qui débordent.
Madame Muller, comme aux écrans, ces jours-ci, et dans ma rue, sur les lettres Passage, et au fond de la vallée de
l’Aveyron, dans un château, avec tous les secrets ignobles de ce lieu, jaillit, geyser, vomissement, bouche de femme,
bouche de la vérité, petit enfer haineux, et nous dedans, mal.
122
Nous a-t-elle encore parlé des nègres ? Je crois que non. Dans sa bouche, les Arabes avaient tout submergé,
rancœur bavarde… Contre les nègres, d’ailleurs, elle n’avait rien. Le mot lui convenait. Elle se revendiquait même
une sorte de négritude. « Nègre, nègre, j’ai été nègre »… Elle avait martelé ce mot. Ça l’avait retenu un moment.
« Nègre, nègre, j’ai été une femme nègre »… Ces jours-ci, Marianne leur consacre un article : « Sous les plagiats, les
nègres »… Selon un spécialiste du milieu littéraire : « Les nègres, leur assurance-vie, c’est le silence ». Silence de
madame Muller longtemps muette dans son château… C’était fini : depuis nos bases, par avion, voitures, à travers la
neige et le ciel, par curiosité et funny games, en plein milieu du chemin de nos vies, comme des plombiers, des flics,
des touristes ou des inquisiteurs, nous étions venus la faire parler. Elle s’est laissé purger et mettre à table. Plus
d’élégance. Plus de charme. Parmi les tranches de jambon, les bouts de fromages, les miettes, les gros chats, sa
vieille âme a coulé, ce fond de tasse, qui puait autour et dedans, et qu’elle avait dû transcender, nègre, par jolies
descriptions de villages, phrases légères, horizons bleutés, lignes féminines, faciles, fluides pour un marchand de
sable romanesque. Elle avait écrit sans danger, à sa surface, dans la zone lumineuse, par don… Mais la peur, la
vieillesse, l’odeur des chiens, l’enfermement, nous trois, nous la forcions. Encore un moment, nous lui arracherions
son « assurance-vie ». Parlant, lâchant le silence, elle nous ferait, et, sans doute, se ferait, horreur.
Parenthèses. Moment présent : je m’accroche aux nègres pour éviter la bavarde rancœur. Je constate qu’ils
prolifèrent, grouillent dans la presse et sur la toile. Depuis qu’on a apparemment pris Patrick Poivre d’Arvor la main
dans le sac sans encre, des nègres parlent, des gens en parlent. Pour ajouter à la sauce, faut-il chercher madame
Muller ? J’y travaille. Ça fait effets. Nègre aux souvenirs, nègres aux présents. Combat de nègres et d’écrans… C’est
étrange : mes essais de récit s’enchâssent sans cesse dans les flux d’infos, au point que je ne sais plus qui écrit quoi,
du monde, ou de moi. Illusion ? Effet de grille de lecture ou d’écriture ? Je veux le croire. Folie ? Les fous seuls,
parfois, voient. Des nègres surgissent, dansent, s’agitent : « PPDA, PDDA, PPDA par ci, PPPDA par là»… Ça
s’oubliera vite, mais, pour l’heure, ma vieille Pythie parle, soufflant des nègres, traînées noirâtres. Ça fume de sa
bouche, de sa table, de son bonnet, de sa cheminée, et ça monte, tourbillon : « des nègres, j’ai été nègre, ma plume
était légère sur la page, et bien payée »… Dans l’hiver blanchâtre sur le château, ce panache est visible de loin, de
moi, aujourd’hui, alors que finit l’après-midi, fin janvier 2010… En faisant Google Nègre actualités, je vois surgir
les nègres d’Alexandre Dumas, les étudiants suisses payant des nègres pour leurs mémoires jusqu’à vingt mille
francs, toujours PPDA, encore PPDA, force nègres, et payeurs de nègres, tous excités pour le grand repas des
médailles, bouffant, bouffés, cannibalisme général masqué, autour de la marmite où cuit un kamikaze de la vérité,
genre type prêt à se faire bouillir, ou sauter chair et os, comme à l’instant dans l’aéroport de Moscou, direct,
explosant avec ses clous, tuant trente personnes, en blessant davantage. Une vidéo d’amateur tremble sur mon écran.
Des types courent. Ça crie dans la fumée. Je distingue des cadavres. Le kamikaze avait peut-être des commanditaires,
mais il est explosé, indifférent au salaire. Pas nègre du tout, cet éclat de viandes. Je regarde fasciné, impuissant,
spectateur planétaire, un aéroport de Moscou, Domodédovo, surgissant peu après de Google actualité nègres :
embarquement pour Cyber terre ! Cap à mort !
Le Kamikaze ne ment pas, mais les nègres pullulent, même en sciences. Mensonges, mensonges dans des
publications… Partout, les auteurs sont des marques. Leur nom rapporte. Les nègres, bientôt, seront chinois,
vietnamiens, boliviens, là où ce n’est pas cher d’écrire. Alors madame Muller et les petits châtelains faméliques du
Quercy perdront leur emploi. Ça circule, circulera… Les Kamikazes n’ont rien compris. Ils gênent le mouvement. Ils
se font exploser dans les aéroports, ou sur les routes. Pauvres types. Ils croient au vrai corps. Ils signent de leur sang.
Pauvres fous. La vie est un songe : peu importe qui écrit, parle, ou même explose, pourvu que ça parle, écrive,
romance, publie, ou pète, et qu’il y ait des marques… Marque Attali. Marque PPDA, Marque Minc and co…
Dénoncés, toujours là… C’est cela qu’il faut manger, avaler, boire, chier, pisser, remanger, reboire, avec grande
gueule, passage sans cesse, renouvelé… On nous intime d’être gargantuesques, bouffant le pétrole, le bateau brume,
le gaz de schiste, l’abondant, l’hyper, avec le faux, le frelat, l’inutile, Mémoires de BB, de Yasmina Gold, de Rita
Faltoyano, confessions de Ducruet, d’un pompier aveugle et visionnaire, d’un curé pédophile avec stigmates, d’un
auto-enculeur de concombres, d’une star en cris d’orgasmes, d’un cancéreux des ovaires, chroniques des real
peoples, avec petites histoires garanties vraies, drames de pelouses, amputés par tondeuse à gazon, coup de foudre à
l’Hyper, rapt d’un jeune homme prometteur dans un restaurant de Ouadagougou, puis retour carbonisé dans la
Drôme, avec livres de ses copains, de son ex, des ravisseurs, du chameau qui l’a vu le dernier, du devin chypriote qui
a photographié sa mort dans un aquarium…. Bouffez du nègre ! Rien de tel ! Mais croyez aux marques. Croyez, n’y
croyez pas. Circulez, il y a tout à voir et à manger : livres, articles, monceaux d’ouvrages, paroles, paroles, et foules
de nègres comme fourmis, dessous, travaillant… Au moins, ça se remue, Ça circule, Ça communique…
Evidemment, du coup, soupçon généralisé, malaise, recherche d’authenticité, de traçabilité, chez des gourous, dans
les Cévennes, à Roquefort, mais on s’en moque. « Vous avez le vieux, le traditionnel, Madame de Lafayette… Il y a
123
des livres avec auteurs AOC, fossiles vivants, papiers à découper, poèmes, marges… Bonjour les bios » ! Partout
ailleurs, c’est-à-dire partout, ça parle, colonise de mots, nègres de nègres de nègres, copiés-collés et Google à gogo.
Madame Muller parlait. Nous ne savions comment la contenir. Malaise… Nous n’étions pas venus pour
ça… Contre les Arabes, menteurs, trichant toujours, à la Sécu comme aux allocations, elle déversait. Fallait pas leur
faire confiance. « Souvenez-vous : la valise ou le cercueil »… Ils s’installaient. Ils s’infiltraient. Ils infestaient tout…
Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure ce commerce qu’ils faisaient des mots, comme du pétrole, et des
femmes voilées… « Suffit de voir les queues à la CAF… Ils nous empoisonnent. Et l’odeur»… Monsieur Berthier ne
l’avait pas compris. Un naïf. Il s’était laissé séduire là-bas, en Egypte, en Syrie, au Liban, par la beauté des paysages,
le charme des souks… A l’époque, les choses n’étaient pas encore au point où elles en sont. Ils n’étaient pas là, chez
nous, à nous sucer comme des poux, et à bientôt se faire exploser pour engrosser au paradis je ne sais combien de
vierges… Pauvre monsieur Berthier. Un de ces voyageurs excentriques, anglais mélancolique et poète, se croyant
Chateaubriand, ou Byron… Il avait ramené plein de bric-à-brac, qui valait pas un clou, qu’ils avaient dû lui vendre
cher, et qu’elle ne pouvait plus voir, même en peinture… Nous pouvions prendre ce que nous voulions, si ça nous
plaisait. Après tout, chacun ses goûts. Elle serait contente de ne plus avoir ces trucs d’Arabes chez elle… Ils lui
faisaient horreur. Il devait y avoir des malédictions dedans… En tout cas, ils la dégoûtaient…. Elle avait le visage
tremblant, haineux, devant la cheminée, parmi les restes du jambon, près du Pasteur qui tentait des mouvements de
bras vers son bras, comme pour l’apaiser. Mais ça dégorgeait, parole débâcle, braoum général, sans filtre, comme
une grosse résurgence boueuse après des orages sous les Causses… Il avait dû longtemps pleuvoir sur elle des
horreurs, des rancœurs, tout un discours cornichon, peut-être à Lyon, ou en Provence, parmi les horizons bleutés, les
villages jolis, et ça jaillissait direct, puissant, à Saint-Thuret, ce mois de février, avec de vieilles boues, des égouts,
des excréments, des poissons crevés, comme sous le pont de la rivière, quand j’étais enfant, à Saint Affrique,
dégorgeait un torrent d’eau de vaisselle, et de chiottes, où nous imaginions, ma sœur et moi, les étrons de toute la
famille, des familles du voisinage, des cousins, des oncles, des tantes, et même des cadavres du cimetière,
éternellement. Du coup, ça remonte en moi, par pression, today, sans que j’ai besoin d’aller fragmenter mes schistes
intérieurs, avec forages horizontaux, produits chimiques, billes de verre… Ça monte direct, comme l’énorme
panache de pétrole, presque oublié, et qui nage dans les profondeurs qu’il empoisonne. Ça monte direct d’autant
mieux que déboulent aux écrans des foules arabes démocrates, pas si arabes que ça, universelles, révolutions de
jasmin, manifestations en Egypte, espérances immenses, auxquelles j’adhère, seule bonne nouvelle politique, peutêtre, depuis que j’écris ce récit, parmi flux de pétrole, faute des jurys, débandades des résistances en France,
grouillements crapuleux de Côtes d’Ivoire, enlèvements, assassinats, bruits de guerres, berlusconismes, poutismes,
montée des tea parties, hystéries ségoléneuses, cantosperbismes, révoltes matées sans problèmes en Grèce, en
Espagne, au Portugal, en Chine, autosatisfaction perpétuelle des artistes, et montée des grilles dans ma rue tandis
qu’aboient les chiens, gueulent les chiens, crottent les chiens malgré les espaces canins, les sacs à crottes de chiens,
l’éloge national dans tous les squares des chiens citoyens…
Nous étions gênés. Mal. Même pas la révolution tunisienne pour répondre. Nous dégoulinions de honte et de
timidité. Sur une affiche de Le Pen, voici vingt ans, on lisait : « Mes idées sont les vôtres »… Etonnante pieuvre.
Impossible de résister à cette logique. Proteus mirabilis… Cette bactérie, en ce moment, s’attaque aux pontages d’un
de mes amis, multipliant les hémorragies internes. Nous avions ça en nous, ce germe protée qui vous fait exploser et
dégouliner du dedans. L’Architecte bouillonnait. Ce flot de sottises devait le ramener à des écœurements d’enfance,
d’ignobles discours, où se ressassaient les races et rancœurs, qu’il a fuis.
Quand il se sent pris dans l’ignoble, il se dresse. Il prononce quelques phrases cinglantes. Il part. On
l’aperçoit marcher sous le ciel à pas immenses. Dans les restaurants, si les lieux, la nourriture, les propos, ou la
musique lui paraissent suspects, malgré les commandes, les réservations, quelques amabilités d’une serveuse et le
reste de la tablée qui tente de coopérer, il brise. Il déteste qu’on lui fasse avaler de la merde. Trop longtemps, enfant,
adolescent, soumis aux adultes, il a dû absorber. C’est fini. Il se dresse, il dresse. Il casse. Le Pasteur est expert en
ces cassures. Elles le fascinent. Il les désire. Elles l’effraient. Comme un sismologue, ou comme un vieux prêtre, il
les sent venir. Il en repère les premiers frémissements dans les mains, les yeux, la manière de tenir la tête. Il en
mesure par avance la probable intensité, et il tente, par anticipation, de proposer quelques mesures d’apaisement, ou
d’évacuer. C’est ce qu’il fit.
J’étais incapable d’agir, emporté que j’étais par le jet de haine du petit corps sec de madame Muller. La
colère des femmes m’effraie, car je ne sais pas les écraser d’un signe. Je me laisse déborder par leurs résurgences,
qui se nourrissent d’orages inconnus, lointains, puissants sans doute, et qui ont circulé dans leurs profondeurs. A ces
femmes torrents, nombreuses, je préfère les mondaines, qui produisent ici ou là, dans des bassins précis, des traits
124
brillants. Loin d’être stériles, ou neutres, elles empruntent aux livres, aux conversations, aux maquillages, des
ornements. Leur politesse est drôle et parfois fraîche. Je les vois, je les admire, quelquefois je les goûte, mais elles ne
me dérangent pas, tant qu’elles demeurent ces surfaces savantes où perce leur sourire. Je tremble devant l’émotion,
que je ne sais pas fuir. Je me laisse noyer par les larmes et par les rages.
- Pauvre homme…
- Je t’avais oubliée, toi…
- Je ne déborde pas. Je n’envahis pas. Je pique parfois. Piqûre de rappel…
- Tu me juges mal ?
- Je suis ta lectrice. Je ne suis pas ta conseillère psychologique. Je jouis ou pas de ta prose. Là, pas... Mais,
du moins, je ne me trouve pas mal, et même un peu délicieusement pute. Alors continue. Que je parle, pérore, picote,
racole, tandis que tu te décomposes, vieille éponge.
- Sorcière...
- Je continue… Mon con n’aura pas de tenue si tu m’excites de ton style. Ne t’attends pas à de la
philosophie… Je parle au miroir. Je m’admire. Je danse sur toi. Tu me fais danser maintenant. Cela me plaît. Tu es
mon nègre. Tu écris sous moi. Dans mes jupes, à l’orée de mon sexe, dans mon sexe, et moi je m’agite, je parle, je
lance mes cris d’orgasmes, fictifs ou pas. Ce n’est pas de la philosophie. Je jouis en public, par toi, pour toi, depuis
toi, contre toi, comme Monarque Conta-Perverse, telle qu’on peut la voir, dans des vidéos d’Internet, en public, dans
un théâtre, sous un grand panneau bleu l’appelant philosophe, débitant de la philosophie, vraiment pas de la
philosophie, contente, habitée d’en bas par ses ethic sex toys, et tout à fait indifférente au bien au mal, au vrai, au
mensonge, incapable cependant de vaincre aux concours de faux orgasmes, car atroce. Je suis telle, parlant, parlant
encore, en corps toi m’écrivant, moi te couvrant, jusqu’à ce que, par l’effet de mes coups de reins, tu m’oses
combler.
- J’y suis. J’avance en toi. Je te fais toi. Tu es ma grotte, mon masque. Je danse dans ce masque. Je tourne
autour de moi dansant, Je crie par toi d’orgasme dans ta bouche.
- Oui, oui…
- M’enfoncer en toi, aller venir, lancer mes phrases, les retirer, m’imaginer par toi parlant, bouche bée,
jouissant de te voir. Saillir. Jaillir. Formuler mes profondeurs dans ton obscure scène… Plaisir… Tout le contraire de
me laisser emporter, noyer, déraciner par le flot des mots de madame Muller, avec tous ses relents, ses égouts, cette
énorme résurgence, venues d’on ne sait où, et qui me laissait immobile, minable, comme devant un gros haut-parleur
déverseur, qui trouverait des complices en moi pour ne rien faire…
- C’est le Pasteur qui a attaqué.
- Un homme...
Il ne s’est pas fatigué pour inventer une solution. Je ne me souviens plus de ses gestes, de ses mots. Les
mouvements et la substance se sont effondrés. Peut-être, sur le moment n‘ai-je rien vu, tant j’étais sous le jet des
phrases de madame Muller, et au malaise. Depuis le matin, cette visite n’était pas mon histoire. J’y avais été entraîné.
Je m’y trouvais empêtré, englué, sans énergie, mou, comme il arrive dans des soirées que l’on n’a pas décidées, et
qui se prolongent, chez des amis, ou au restaurant, rendant la tête opaque et molle, sans qu’on sache rompre. On
accepte de perdre, sans contrepartie, un moment de sa vie. Bizarre comme on tolère... J’étais là. Madame Muller
déversait ses propos, comme ses chiens infectaient l’atmosphère, et comme la lumière blanchâtre dégorgeait. C’était
une mauvaise soupe, et c’était comme ça. Ça s’avalait.
Le Pasteur a déclaré que l’Architecte et le Professeur avaient fait des centaines de kilomètres pour voir les
dolmens de la vallée de l’Aveyron. Les mégalithes nous passionnaient. La nuit tomberait vite. Plus tard, quand le
château serait restauré, nous amènerions des jeunes pour randonner, mais il fallait repérer ces dolmens. Madame
Muller ne savait rien. Le Pasteur, qui avait une carte, lui a désigné un gros site mégalithique à moins de cinq minutes
de voiture. Le dolmen de Roquefeuil, surtout. Il rêvait de voir le dolmen de Roquefeuil. On le citait comme un des
plus beaux de la région, avec de riches fouilles anciennes. Les découvertes étaient au musée de Cahors, mais là, on
ne les montrait jamais, parce que le conservateur tentait de s’illustrer en exposant de faux artistes, avec effets fluos et
citations de Dante sur plexiglas. « J’ai dû intervenir pour qu’il ressorte la Pierre Constantine. C’est incroyable.
125
Dissimuler la Pierre Constantine et exposer des bidons cloués» ! Les fouilles des dolmens, on ne les verrait jamais !
La DRAC préférait exhiber des ficelles. L’abbé Barthou parlait pourtant des perles d’ambre de Roquefeuil. Germain
Sicard citait d’admirables feuilles de laurier dans Ses Promenades aveyronnaises. La société des études quercynoises
avait publié plusieurs articles. Célestin Boudet décrivait des fusaïoles….
Le Pasteur répondait au vomissement de mots par un autre vomissement. Il déployait sa carte. Il faisait des
gestes. Il se levait. Il s’indignait. Il invitait à la marche. L’Architecte se mettait déjà en mouvement. Je m’arrachais à
ma chaise. Madame Muller regardait, ne parlait pas, paraissait perdre tout repère… « On va prendre les deux
voitures. On se suivra. Je vois sur la carte comment il faut faire. On tourne à droite en bas du château. Le dolmen de
Roquefeuil est sur le plateau. Il est possible qu’il soit indiqué».
- Marchons, disait l’Architecte. Il y a une bonne distance au moins ?
- Des chemins infinis... Madame Muller, vous ne connaissez pas le lieu-dit Saint Hélix ? Ça part de là.
Madame Muller ne connaissait pas Saint-Hélix. Elle regardait la carte avec des yeux ternes. Manifestement,
elle ne savait rien du pays. Elle s’était incrustée dans ses murs, des années, avec ses chiens, devant la bibliothèque de
monsieur Berthier. Elle avait fait creuser des tombes. Elle avait employé, puis abandonné sa salle de bain de cocotte.
Elle vivait dans l‘odeur, dans le froid, au-dessus de la vallée. Elle avait quelque idée des châtelains des environs,
mais elle ne paraissait pas avoir eu d’amitiés locales. Elle n’avait même pas marché dans les sentiers du Causse avec
ses chiens. La bouche du Pasteur lui déversait inutilement le Roc des Quarante francs, les Saintes Puelles, Versols,
les Emblavières, Cixous, les Croix Muettes, Frexinous, La Gozinière… Il disait dolmen des Sept pierres, dolmen des
Fades, dolmen des Quarante Francs, et encore, dolmen de Roquefeuil. Il parlait du ruisseau de la Ravière, de la
source de la Viorne, de la chapelle Sainte Eulalie, des ruines d’une tour de guet, du moulin du Juge…
- Tu me donnes appétit de ces noms, dit l’Architecte. Allons-y…
Je nous vois sortir de la pièce, laisser des débris de repas, vérifier nos boutons et fermetures-éclairs, remettre
nos chapeaux et bonnets, nous presser vers les chiens, les passer, nous retrouver sur la terrasse, avec madame Muller,
petit corps étranger au paysage, larve que nous avions tirée du château. Une momie ? Gêne, écœurement,
fascination… Nous l’abandonnions dans son château au bois plus ou moins dormant, avec ses chiens, ses tombes…
Nous étions douteux, fumeux, fuyards et soulagés, comme apparemment les Occidentaux, ces jours-ci, à mesure que
dégorgent les peuples du monde arabe, les Egyptiens surtout, que nous imaginions sans chair vive, terreux, voilés,
esclaves, morbides momies de nos musées… Je les regarde sur mon écran. Je regarde Sarkozy les regarder. Je les
vois vivre, bouger, descendre, et je me sens dans un moite tombeau, mon bureau, tandis qu’ils affrontent la police et
l’armée. Je suis mal, et enthousiaste face à cette vie qui dégorge, et dont je ne suis pas, aussi étrangère que me le fut
le flux de pétrole, mais humaine, archaïque comme les momies, qu’elle protège en faisant des chaînes humaines
autour des musées, vivante, avec corps puissants, V de la victoire, grands rires et regards de lumière. A Saint-Thuret,
nous avions la momie devant nous, mal emmaillotée sous son bonnet, et froide, avec ses secrets pourrissants en elle,
et cette haine, et nous, ne voulant pas qu’elle nous touche, en même jus, plus au moins complices, heureusement
capables encore, parce que jeunes, de nous élancer, vers les dolmens, vieux cailloux, rude, hygiénique et permanente
nourriture.
Je croyais finir mon chapitre. Mais un homme est entré chez moi. Il s’appelle Mouton. Il m’a fait signe à la
fenêtre depuis la rue. A peu près trente-cinq ans, l’air sage. Sympathique.
- Monsieur, puis-je vous demander une faveur ? m’a-t-il crié.
- Faites, faites.
- J’habite votre résidence. Je vais déménager. Je vous vois depuis plusieurs années à votre fenêtre, en train
d’écrire, parmi vos objets. Je reconnais une tête Nok, une tête Sokoto, un grand cheval Han, un Bouddha khmer… Je
rêve de les voir de près. M’autoriseriez-vous, un jour prochain, à vous rendre visite ?
- Montez tout de suite, montez
Monsieur Mouton s’est trouvé dans mon cabinet de curiosités. Il a aimé la cloche de Bura, avec son orant
bras levés, et la marque du coup de pioche des fouilleurs. Il a soulevé et longuement palpé un petit Bouddha birman
en bois doré. Il a caressé plusieurs idoles néolithiques en basalte du haut plateau Syrien. Il a aimé les masques. Il a
salué un chapiteau roman, et une poupée Akwaba. Il m’a raconté avoir essayé de collectionner des pièces analogues.
Il avait parcouru l’Afrique, les brocantes, les salles des ventes, mais il manquait d’argent. Passant et repassant devant
126
ma fenêtre, il avait vu mes pièces dans la bibliothèque et sur le bureau. Plusieurs fois, la nuit, il s’était arrêté pour les
considérer, surtout quand il voyait la lampe allumée et qu’il n’y avait personne. Il croyait que j’étais beaucoup plus
vieux. De l’extérieur, mon profil et mes cheveux déjà blancs l’avait convaincu que j’étais un ancêtre, presque un
spectre, penché vers mon ordinateur. Il voulait savoir comment j’avais acquis ces pièces. Je lui racontais les trafics,
les enchères, les douteux itinéraires, ce que je savais des pillages qui avaient abouti, chez moi, à cette collection. Il
partageait mes goûts, mais pas mes scrupules. Il avait quelques pièces, chez lui qu’il était en train de déménager. Il
s’était toujours nourri de leur présence. C’était sa vie à lui, ce dans quoi il puisait. « Dire que je n’osais pas vous
interpeller. Combien de fois je vous ai vu. Et puis je me suis dit, je vais partir, je perdrai peut-être l’occasion. Ce
n’est pas que j’aille habiter loin, mais si j‘avais attendu, je n’aurais plus osé. J’ai pris le risque de vous héler »… Il
parlait. Nous échangions les considérations. Nous passions l’un après l’autre nos doigts sur le basalte de Syrie, ou sur
des os néolithiques. La nuit envahissait la rue. Le lampadaire s’allumait sur les lettres PASSAGE. Je ne pouvais pas
relire les dernières lignes de mon chapitre, et les corriger, mais je me disais que monsieur Mouton avait un nom
étrange, fait pour les Fables de La Fontaine. Venait-il chez moi se jeter dans la gueule du Loup ? Devais-je le
manger ? Allais-je le mettre dans mes lignes ? Comment trancher ? Nous nous parlions. Les têtes et les monnaies
passaient de main en main. Parasites internationaux très gentils, nourris des trafics de la Terre, nous nous sommes
enfoncés dans nos passions archéologiques.
- Et tes amis de Saint-Thuret ?
- Je t’écrirai la suite, demain. Moubarak sera peut-être tombé. La boucherie aura peut-être commencé…
Pour le moment, je coupe.
________________________________
127
VII
Vers les Pierres Rouges
Je ne m’attendais pas à tant de pages. En février, je me croyais parti pour quelques notes, un compte rendu,
une synthèse, une sorte d’essai, peut-être des articles pour un blog. Je ne m’attendais aux allongeails. Bien maigre
était ma matière. Mais il en est venu de la matière, par flux, jaillissante, du fond, à bouche que veux-tu, geyser,
pétrole, ample comédie… Cette journée a pris pour moi l’allure d’un tourbillon, chargé de chaos, grandissant,
bouffant, faisant repas de tout, semant et menaçant. Ce tourbillon m’a attaché, arraché. Il m’a mis sous lui, en lui,
gueule pompe, orage, Méduse. Il m’a rendu sauvage, et j’ai joui de son horreur. Comme Gargantua, je me suis rigolé,
dégueulant, m’émerveillant de mes vents. J’ai senti les bonheurs du cancre et du fumier. Les lignes d’écriture sont
montées, montent, prolifèrent. Je me régale à leurs herbes folles. Je m’abandonne à produire leurs inutilités
monstrueuses, comme en produisent parfois les ventres des femmes. Je les contemple. Je les dévisage, je les mange,
128
je les médite, j’en délivre d’autres. Par elles, j’accouche le château. Par elles, en elles, c’est fouillis de végétations
géantes et de vulves. Il devient, avec des buissons, un nœud de troubles. Ça fait chancre et m’excite.
Quelle absurde entreprise ! D’autres avancent, produisent, démarchent, inventent, séduisent, attaquent des
places et des femmes. Mon voisin d’en face trafique des voitures. Des géologues découvrent l’or dans les entrailles
de l’Allemagne, ou du gaz aux schistes d’Ardèche. Des philosophes mentent. Des enfants naissent. Une femme
trouve une bague dans son jardin. Une autre femme invente une caresse. Une autre encore régule les rumens des
vaches pour qu’elles rotent moins. La Tunisie, puis l’Egypte font leur révolution. Des manifs, pas en France,
réussissent… Des amours s’incendient. La Terre tremble. On annonce un immense cyclone en Australie, et moi,
ayant farci de lignes quelques fichiers, ressassant ce 31 janvier 2011 un jour de février 2010...
Je suis plus vieux de presque un an. Sur ma pierre tombale, si elle existe un jour, on pourra lire mes dates de
naissance et de mort. Certains penseront «il a vécu assez vieux ». D’autres jugeront ma vie trop brève. Certains
constateront qu’ils sont nés la même année que moi, et que je suis déjà mort, et qu’eux ne le sont pas, mais que ma
mort signale qu’ils vont bientôt mourir. Je crois que personne ne se demandera précisément ce que j’ai fait de la
dixième année du troisième millénaire après le Christ.
Pendant cette année, six milliards d’humains ont vécu. Cela fait six milliards d’années vécues. Voilà qui
dépasse largement la durée d’existence de la planète Terre... Entre février 2010 et février 2011, les humains ont
respiré plus de temps que la Terre n’en a eu pour se couvrir d’océans, de montagnes, modifier son atmosphère,
produire, à partir d’une soupe primitive, des acides aminés, la faune des schistes du Burgess, des trilobites, de
grandes sigillaires, des hadrosaures, des fleurs, des nummulites, des chevaux, des mammouths et nous. Bravo la vie
sur Terre ! Nous ne sommes pas doués : en six milliards d’années, nous n’avons pas inventé un seul insecte. Notre
bilan dinosaures est nul. Je ne crois pas que nous ayons déplacé une île de quelque importance. En six milliards
d’années, néanmoins, nous avons à notre actif de nouveaux modèles de voitures, des sex toys dernier cri, des jurys
d’ENS tricheurs, des fuites de pétrole, des amours plus ou moins foireuses, le Bateau Brume, des tirs d’hélicoptère
sur des otages, les mensonges faisant suite, la Victoire de la Grande Armée, la gloire de Claude Onesta,
l’impossibilité de faire taire le chien du voisin malgré l’Office de la tranquillité, Ségolène Royal à Jarnac, la
célébration de Jacqueline de Romilly, la découverte des têtes de Henri IV chez un collectionneur et de Laetitia dans
un étang du Pays de Retz, les manifs contre la réforme des retraites, beaucoup de rencontres au Bouthan, au
Swaziland, et une intense activité érotique en Suisse... Nous avons aussi l’édition 2010 du Printemps de Septembre,
du Marathon de mots, du Printemps des poètes, du Festival d’Avignon, deux milliards de poèmes, quelques
théorèmes, force attentats au Pakistan, et en Afghanistan… Nous avons aussi des milliers de jeunes qui commentent,
en France, le tome 3 des Mémoires du général de Gaulle, une ministre gaulliste qui aimait les avions de Ben Ali, des
égyptiens que massacrent à chameau des pro-Moubarak. Il y a aussi l’auteur de ces lignes qui a écrit sur sa visite
d’un jour au château de Saint-Thuret.
En février dernier, je ne m’attendais pas à écrire cette phrase, la précédente, aussi celle-ci, et certainement
pas celle qui va suivre, aujourd’hui trois février 2011. Chaque ligne appelle l’autre. Cela me constitue un corps,
comme d’immenses bras, ou tentacules, qui avancent en avant de moi, mais aussi à mon entour, et qui me
dissimulent, et par lesquels je sens le monde qui s’avance et recule, si bien que je me munis toujours de nouvelles
prolongations, de nouvelles ventouses, d’allongeails supplémentaires. Cela devient monstrueux. J’avance sans autre
projet que de sentir le moment de la fin. Soit de faux, soi de vrai, comme du Bellay, « j’écris à l’aventure ». La
phrase prochaine m’est inconnue. Je voudrais juste qu’elle fasse pierre.
- Ou mouche ?
- Pas patte de mouche… Je ne savais pas que tu apparaîtrais.
- Aventure… Je te fais un peu de chair aux lignes. Tu me pêches… Je te tente : mes lèvres sont ta princesse
de Clèves. Tu la baises, en son château parmi les ronces. Me voici éveillée. Où vas-tu ?
- A la prochaine phrase. La voici. Je marche encore. Le chemin se crée d’évidences. Cela pourrait être
interminable.
- Achève !
- Requiescas in pace !
129
- Où alliez-vous ? Que fîtes-vous quand vous sortîtes du château, plus ridicules que Candide, et sans belle
Cunégonde ?
- Nous roulâmes. Puis nous marchâmes.
- Vous ne bûtes point ?
Tel n’était pas notre souci. Je roulais en tête, l’Architecte à ma droite, maniait les cartes. Il devait me servir
de guide. Le Pasteur préférait suivre, et gueuler, ensuite, si nous nous trompions. Il avait assigné les objectifs. La
forêt de Rabeloup, et là-dedans, le dolmen de Roquefeuil. Fallait pas se tromper.
Nous ne nous sommes pas trompés. Dans le dédale des petites routes, puis des chemins, nous avons pris, à
gauche, puis à droite, puis à droite encore, sans doute, je ne sais plus, j’invente, à la ferme, puis à gauche après le
tournant… « Là, oui. Un peu plus loin… Laisse le Pasteur gueuler derrière »… Nous avions à nous dire. Loin de
madame Muller, nous nous répétions des mots, des lambeaux de confidences, qu’elle n’aimait plus les hommes, que
chez les hommes, il n’y avait rien de positif, que seuls les chiens, qu’elle était une nègre... Oui, elle avait été nègre.
Pas de Brigitte Bardot. Il ne fallait pas accuser Brigitte Bardot… Et monsieur Berthier gardant ses sous, regardant la
vallée pendant des journées entières… Un homme de bon goût, mais les Arabes tout de même… Et Jacques Chirac,
surtout Jacques Chirac : « Un steak le matin, un steak le soir ». L’Architecte me le répétait : « Un steak, le matin, Un
steak le soir. Je ne suis pas venu de Bruxelles pour rien ! Un steak le matin, un steak le soir. Toute la France. Jacques
Chirac »… Et il me rappelait d’autres phrases entendues au bar, désormais disparu, de l’Etoile à Tournai, ou au
château de Montbel : « Montbel est à vendre. Montbel est à vendre, messieurs… C’est là ce que nous avons eu de
meilleur : Jacques Chirac, un steak le matin, un steak le soir »...
Je conduisais. J’écoutais. Je participais. Je déployais aussi madame Muller dans ma voiture. Je risquais des
interprétations. « Une bourgeoise… Une parvenue déclassée… Une cocotte… Entretenue quelques années par des
hommes… Raffinée, un moment, jolie chose, perdue, désormais, avec des nostalgies venimeuses… S’accrochant à
des chiens… Typique des votes Front National… Ça finit toujours pareil, quand on aime les bêtes parce qu’on s’est
mis à détester les hommes. On tourne raciste. Il y a des écolos racistes ».
L’Architecte ne s’intéressait guère à mes hypothèses… Commentaires à la France Cul… Bavardage psy…
Délires… Ça pouvait durer. L’Architecte n’est pas talmudique. Le jeu infini des interprétations ne le passionne pas.
Il veut des formes nettes, qu’il crée, ou contemple. D’où son goût pour les répétitions, comme si les choses, se
répétant, prenaient consistance, puis s’annulaient : « c’est là ce que nous avons eu de meilleur, oui, c’est là ce que
nous avons eu de meilleur » Toujours, il y revient. Sa passion pour les grands immeubles réguliers, ostensiblement
structurés, et dont le néant sentimental me déplaît, procède peut-être de ce goût. Pas de passion chez lui pour les
élans arborescents des églises gothiques, avec leurs rosaces, leurs volutes, leurs foules de saints et d’animaux… Je ne
crois pas qu’il aime Montaigne, dont la pensée est « naturelle », selon La Bruyère. Il n’est ni juif, ni catholique
abondant, chargé de Somme théologique, et baroque. Je ne l’entends jamais louer Venise, ni le Mont Saint Michel. Il
ne s’enchante pas d’Italie, de culs joufflus, de putti, de Vivaldi, mais il vante des prieurés en pierres sèches dressés
sur des falaises. Il en aime la force et le néant. Le caillou lui convient, mais il cite volontiers Flaubert : « ce sont de
grosses pierres ».
Entre les panneaux, les villas, les champs, les bosquets, les virages, les coups à droite, les coups à gauche, il
répétait comme une rareté : « un steak le matin, un steak le soir ». C’était son mantra, son Nam Myoho Renge Kyo…
« Tu te rends compte. Jacques Chirac, Bernadette Chirac… La France, la vraie France… Un steak le matin, un steak
le soir ». Il s’en nourrissait. Il m’en accablait. Il faisait des effets de voix. Pas de pantomime, à peine des grimaces,
juste la voix, avec des sifflements, et du rauque : « un steak le matin, un steak le soir »…
Parlions-nous ? Ne parlions-nous pas. Je crois que nous étions dans nos couloirs d’âme, fonçant… Peut-être
trop vieux, trop accablés d’armures... Pas encore assez morts, ni nus. Dur métier d’adultes : presque jamais de
rencontres à vif. Trop vieux et pas assez morts, coincés et casqués dans des masques. Pas de chair à lécher, à
caresser, pas de langue, et pas encore l’effroi suffisant, face au crâne, dans le déchet des peaux, les halètements
d’hôpitaux, les yeux vides, pour s’abandonner aux paroles naufrages, ces gros aveux des bouches s’effondrant, dont
me parle une gérontologue, qui recueille dans des mouroirs, les mots, presque sans voix, toujours sans élégance, que
se jettent des quasi cadavres, plus du tout adultes, des enfants infiniment vieux, infiniment gosses, et tendres…
Répéter des phrases incontestables, les marteler, leur donner corps et corps et encore corps par effet de voix,
leur faire provoquer le néant est excellent outil contre l’échange. Je me retrouve sans possibilité de respirer, de
130
glisser mes doigts de chair entre « c’est là ce que nous avons de meilleur » et « c’est là ce que nous avons eu de
meilleur ».
Au rythme des coups de volant, l‘œil au rétroviseur pour vérifier que le Pasteur nous suivait, le cœur encore
plein des épanchements de madame Muller, je tentais des interprétations. Je risquais la sociologie, la psychologie, la
psychanalyse, des fragments de littérature. Je convoquais des théories pour tenter d’expliquer cette puante boîte, le
château de Saint-Thuret, qui nous avait fuir, comme fuient, à mon avis, ces jours-ci, les philosophes, les penseurs, les
universitaires, les artistes lorsqu’ils voient dégorger notre monde, avec cette ministre des Affaires étrangères en
vacances au-dessus d’une révolution, cette éthiquienne fardée d’ENS, ces dictateurs fuyards et teigneux, ces
oléoducs souillant le Golfe, ces corps explosés, ces touristes à shorts et zooms, cet oubli obscène, fumeux, puant, que
provoque l’info, comme si la connaissance de tout, avec le tourbillon des échanges, formait le nouveau voile noir, le
grand obscur qui se dégage de nos fours.
Je sentais que nous fuyions. Nous parlions, et nous ne parlions pas. Le Pasteur s’agitait dans sa Kangoo. Il
nous faisait des signes d’impatience. L’Architecte aussi voulait marcher. Enfin marcher. « Je ne te cache pas », me
disait-il, « que je commençais à me croire piégé dans cette tanière à chiens. J’ai besoin de chemins, d’exercice. En
Belgique, impossible, sauf dans les Ardennes... L’Hiver est interminable. Un steak le matin. Un steak le soir ».
Je lui rappelais que nous avions marché ensemble, à Hollain, vers la Pierre Brunehaut. Vastes ciels,
paysages à l’infini, grandes usines fumantes posées comme des navires, et nous marchant, le long de chemins droits,
entraînés par le Pasteur, vers une grosse pierre, lui hurlant qu’il avait perdu sa jeunesse dans les bars, avec les filles,
et qu’il découvrait maintenant des mégalithes magnifiques, à deux pas de chez lui, des tumulus, des voies romaines,
alors qu’il avait déjà un pied dans la tombe… Nous marchions. Nous allions de l’avant, on ne savait vers quoi, sinon
ce grès dressé dans les jeunes blés.
- « Oui, c’était bien » disait l’Architecte.
Je le connais peu. Nous nous rencontrons à l’initiative du Pasteur quelques jours par an. Une fois pour des
grottes. Une autre fois pour un château, ou un prieuré, ou une mine de plomb argentifère. Généralement pour des
mégalithes. Après des routes étroites, et des chemins, nous crapahutons sur des éboulis vers des dolmens. Nous nous
blessons. J’ai vu son sang. Parfois, nous nous sommes retrouvés dans des bibliothèques, des bars, sur des rondspoints, sous la pluie, le cagnard, face à des architectures négligées, dans des hôpitaux belges, à l’abri d’un pont…
Nos rencontres sont discontinues. Pas de longs séjours. Pas de lettres. Peu de mails. Pas d’appels téléphoniques, ou
rarement. Quand j’entends sa voix dans un mobile, c’est que je marche avec le Pasteur. Nous transportons, par
exemple, un grand tableau baroque rue Saint Pantaléon. Le Pasteur décrit. En Belgique, l’Architecte rit. Je lui parle.
Je décris. Il rit. Il annonce qu’il fait froid vif à Bruxelles, qu’il travaille sur un chantier, vers Ixelles, ou Laeken. Il
appelait par hasard. Un moment à perdre… Quelques jours plus tard, alors que nous préparons une rencontre
citoyenne dans un Temple, nouvel appel. Cela l’amuse. Nous sommes en méditation théologico-politique. Nous
prétendons aider les gens. Il rit. Il dit qu’il nous envie. Il nous raconte une histoire de son gros voisin anglais, Tim’s,
qui travaille pour l’Europe, et se saoule… Je lui parle. Il me parle. « Est-ce que tu vas bien ? Oui, je vais bien. Passe
à Bruxelles. Nouvelle présentation des dinosaures de Bernissart. Ça te plaira ». – « Viens manger du boudin frit, avec
nous, au père Bacchus». – « C’est là ce que vous avez de meilleur, croyez-moi ». Et de rire. Puis plus rien. Des
semaines, des mois, parfois presque une année… Et soudain, dans un champ, avec son blouson noir, ses longues
jambes, le voici marchant, seul, ou en famille, vers des dolmens, au-dessus du Mas d’Azil, face aux Pyrénées, dans le
printemps, avec moi… Plus de quinze ans que cela dure. J’ai de nombreuses photos dans mon ordinateur. Je le vois
vieillir à éclipses. Pareil lui. Nous parlons. Nous ne parlons pas. Pas le moment. Trop vieux. Pas assez morts.
Raconter par écrit est dangereux. L’Architecte peut m’attaquer. Ces jours-ci, j’en fais un personnage. J’agis
avec lui comme les pholades, vers Jard-sur-mer, qui font du moindre caillou une œuvre à trous... Mes lignes pholades
creusent l’Architecte, produisent un personnage. Or, lui, s’il me lit, il entrera peut-être en fureur. Aimerais-je me voir
foré des lignes d’autrui, soumis au foret zigzagant d’un style, tel un supplicié de l’Inquisition, ou un moulin ?
« Qu’ai-je fait aux Dieux », dirais-je, « pour devenir un produit littéraire ? Qui ai-je trahi, blessé, massacré ou volé
pour qu’un démon me cause pareille torture » ? Et, dans l’ordure dégueulant de moi, je me plaindrais, je crois,
comme Job : « Comment désirer, moi qui suis chair et trouble, cul impénétrable et bouche pleine de ma langue, être
un personnage ? J’ai droit à ma viande ».
Je me suis retrouvé, moi-même, sous des plumes et des pinceaux. Un grand poète m’a évoqué dans un livre.
J’y découvre des aventures que je n’ai pas vécues, une puissance de magie que je ne m’accorde pas. Ce grand poète a
la tête épique. Il métamorphose, sans les creuser, d’un bloc, les individus, mais je suis plus nuisible. Comme un
131
vautour, je fouille la chair, et plus précisément le foie. Je ne me contente pas de figurer les traits, et les principales
caractéristiques sociales. J’infiltre. J’avance mes mines. J’établis des descenderies. Je poursuis chacun des filons qui
m’intéressent. J’abats de grands panneaux de minerai, après avoir évalué leur teneur et leur abondance. Sur la surface
du gisement, j’établis des puits, des terrils. Je n’hésite pas à fragmenter horizontalement la roche, à y projeter des
liquides avec des acides et des billes de verre pour en faire juter les substances. Puis, comme les compagnies
minières les plus calamiteuses, je laisse derrière mon travail les chantiers abandonnés, tripes ouvertes. Je disparais en
abandonnant des chevalements branlants, le carreau plein de poisons, des gouffres où se perdent les gosses, des
bassins à arsenic, des boues rouges, comme aux mines roumaines, qui ont noyé des villages. Je disparais. Je me terre.
Je rejoins mon nid de vautour. Je suis bien pis que BP. Je ne paye même pas de dommages et intérêts, vaguement,
pour calmer. Je me retire comme Dieu, hors de sa création, et je regarde Job et Apocalypse now, dans mon fauteuil,
l’ombre, salopard intégral, écrivain du réel, pis que Giscard, puis je zappe. Il est d’autres Architectes à forer. Tout
vautour à son Prométhée finit par s’ennuyer.
L’Architecte aura raison de protester. J’aurai peu à lui répondre. Inutile de plaider les circonstances
atténuantes, ou l’innocence de cœur. Rien ne servira de prétendre que je ne savais pas ce que je faisais, et qu’il doit
me pardonner, comme chrétien. J’ai trop trempé ma trompe derrière sa peau pour le produire… J’ai soufflé mon
verbe dans son lieu d’âme. Entre nous, peut-être, c’en sera fini. Mes lignes et mes pages, mes analyses et mes récits,
mes remarques et mes piques auront peut-être détruit l’accord muet qui nous autorise, parfois, à courir ensemble vers
des pierres. Ce livre nous obligera à parler. Qui sait ? Nous devrons emplir de lui nos bouches. Il restera entre nous
comme un chancre et un chantier. Je pense à des villes qu’éventre brusquement un énorme projet de parking,
découvrant leurs glaises, leurs pans de murs enfouis, le spectacle abominable et passionnant de la terre, la sauvagerie
des boues et des coulées d’eau, tout ce qui tient sous elles, et que cachent leurs vitrines, leurs passantes, la lumière
vespérale de leurs boulevards. Ces villes peinent à cicatriser. Elles se souviennent. Elles tentent d’oublier. Mais les
vieux font pression, et les enfants : « Il y a eu le trou. Il était énorme. On en a remonté des carapaces de tortue, et des
ordures ! Souvenez-vous de ces baquets emplis de squelettes de moines qu’on a tirés de sous un cinéma porno, Le
Gallia ! Ces moines ont gi sous des projections de vulves et de bites ! » Entre l’Architecte et moi, ce sera peut-être
pire que pour les villes avec leurs vomissements de trous. On ne pourra plus. Plus de chemin vers des pierres. Plus
cette légèreté de marcher. J’écris nuisible.
Je viens de crapahuter avec le Pasteur dans l’Infernet. Temps merveilleux de février. Ciel d’une pureté
admirable. Météo étonnante peut-être due à l’Effet de Serre, aux avions, parfois chargés de ministres menteurs, aux
voitures, aux usines, aux chauffages, aux rots de nos vaches… J’ai encore interrompu le chantier de mes lignes.
Fatigue d’être trop assis, besoin de marcher avec le Pasteur, désirs divers…
A l’Infernet, près de la rivière Ariège, en 1851, alors que Louis-Napoléon tramait son coup d’Etat, JeanBaptiste Noulet découvrit la preuve que des hommes avaient été contemporains d’animaux qu’on appelait déjà
préhistoriques. Là, au chantier d’un pont, dans la mollasse, surgirent des silex taillés mêlés à deux défenses de
mammouth. Noulet en déduisit que l’homme était aussi ancien que ces monstres. En ce lieu, en un jour, l’histoire se
creusa de dizaines de milliers d’années d’aventure terrestre… Vus de cet abîme, Sénèque, Socrate, et Moïse sont
quasi contemporains du duc de Morny… Un nouvel infini métamorphique bée. Après les écrits de Jean-Baptiste
Noulet, nous sommes autre.
Correctif : si l’Académie des Sciences avait retenu ses publications beaucoup plus durablement qu’elle ne
l’a fait, si les troubles politiques générés par le Coup d’Etat avaient pour toujours empêché le développement de la
science, si des guerres, des émeutes avaient interdit sur la Terre à Jean-Baptiste Noulet ou à Bouchet de Perthes de
faire circuler leurs pensées, l’homme serait resté vieux d’à peine six mille ans. L’Infernet n‘aurait pas dégueulé.
Nous croirions surplomber un sol à peu près sûr, et des professeurs de langues anciennes pourraient toujours
prétendre, sans ridicule, que les fraîches cultures grecques et romaines sont nos fondements. Or, la parole de Noulet,
sortant des glaises qu’il observait, s’est échangée. Un trouble général en est venu. Quant à moi, si j’enterre mes
lignes, ou si je les enferme dans des caisses, comme le duc de Saint Simon, l’Architecte ne les lira pas et je marcherai
avec lui, sans souci nouveau, quelques jours par an, vers des pierres. L’enfer ne dégorgera pas.
Je tenterai de publier. C’est avec cette résolution que j’écris jour après jour, au secret de mon bureau, face à
un crâne de bélier et à un masque Ibo. Je prendrai le risque de choquer l’Architecte, le Pasteur, leurs proches, et
d’être choqué par leurs réactions, ainsi sans doute, que par celles d’individus que je décris, et qui se défendront,
j’imagine, avec l’énergie que met Michelle Alliot-Marie, ces jours-ci, à éructer dans le bourbier de mensonges où
elle s’est plongée en volant dans l’avion d’un proche de Ben Ali, au-dessus de la Tunisie, quand y grondait une
révolution, ceci pour aider son très vieux père, qui s’en réjouit, à conclure des affaires et à « ne pas se geler en
132
Dordogne ». Je peux attendre des protestation du Jury de Français des E N S, qui n’aimera pas se voir rappeler qu’il
a menti plusieurs fois, unanimement, et sous l’autorité d’une marchande d’éthique. Je peux redouter aussi les
aigreurs, les menaces, les manœuvres de l’auteur du Bateau Brume, dont l’horreur eût dû inspirer, s’ils n’étaient
morts trop tôt, de Gaulle et Saint Simon. Des zélateurs de Brigitte Bardot aboieront peut-être. De petites apocalypses
méchantes frapperont. Je me serai nui.
Si, par miracle, ces lecteurs s’examinent à la lumière de Dieu, j’aurai la gloire de Bossuet offrant aux
Grands en temps réel, la vue de leur néant… Mais Dieu restera probablement au placard, avec mes pages. Malgré
mes intentions, et, je l’espère, mes actes, elles pourraient bien ne pas être publiées. Publiées, sous les infos, elles
pourraient bien rester inaperçues. Aperçues, elles pourraient ben être jugées nulles, tant leurs révélations, dans le
scandale de l’humanité, sont minuscules.
J’ai toute chance de n’avoir que des proches à redouter. Le scandale sera local.
Ce matin, j’ai connu tentation de nuire ainsi. J’avais suivi pendant quelques dizaines de mètres une assez
jeune femme brune, dont les fesses m’aimantaient entre les villas. Nous étions seuls dans la lumière grisâtre de
février. Je rêvassais. Je marchais. Je désirais, quand je compris que la propriétaire des fesses était l’assistante de mon
vieux dentiste, chez qui j’allais. Je la vis monter un escalier extérieur, s’apprêter à entrer dans la salle d’attente.
Plusieurs fois, cette assistante avait formé, avec le dentiste, un corps à deux visages et à quatre mains, et j’avais
presque cru, à la voir aspirer ma salive, ou me passer une serviette, qu’elle m’aimait. Aussi, ce matin, dans l’air
froid, ai-je eu envie de son visage, pour moi, sans le dentiste. Je suis entré dans la salle d’attente immédiatement
derrière elle. Premier client. Face à face. Elle m’a jeté un regard, sans rien des douceurs des moments où j’ouvrais la
bouche. Surprise : cette femme était double. Quand le dentiste la payait, elle jouait un rôle… Je la vis enfiler sa
blouse, puis monter vers le cabinet dentaire sans me regarder. Un quart d’heure plus tard, j’ai retrouvé son sourire,
ses attentions, sa complicité avec le dentiste, mon plaisir. Qui était-elle ? Elle aspergeait le fond de mes dents. Elle
était parfaite. J’imaginais alors l’attendre le soir, l’inviter pour un verre, le plus galamment possible, l’entraîner vers
une relation. Quand elle se serait trouvée à ma merci : « Qui êtes-vous ? Je veux savoir. D’ailleurs, je sais. Je vous
vois. Les choses seront claires entre nous ». Je l’aurais obligée au scandale. J’aurais provoqué une petite apocalypse.
Tentation ! Vertige ! Je n’ai rien fait. J’écris ces lignes. Je n’affronterai pas l’assistante de mon dentiste. Que ces
mots soient le tombeau dont elle ne verra rien.
J’ouvrirai le tombeau de ma journée à Saint-Thuret. Son corps ressuscité s’animera parmi les bandelettes.
L’Architecte, ou mes proches, auront beau crier « Noli me tangere », je n’empêcherai pas ce corps d’avancer, avec
ses déchirures, ses plaies, ses pourritures, ses horreurs. Je le laisserai s’avancer vers les vivants, leur faire quelque
geste presque obscène, puis les prendre dans ses bras comme Ulysse a voulu prendre sa mère morte, mais, cette fois,
réussir, contacter, troubler, trouer, baiser.
Dans le Monde du jour, je lis que Christine Angot doit affronter « la révolte de ses personnages ». Son
dernier roman, les Petits, raconte les amours d’une femme qu’elle connaissait, et qui dit avoir failli se suicider après
lecture. Selon elle, « les livres peuvent tuer ». Elle va faire un procès à Christine Angot, dont les lecteurs du Monde
soulignent la bassesse, la méchanceté, la malhonnêteté, la cupidité... Christine Angot tente de dire « un écrivain
travaille avec ses fantasmes, avec son délire, mais son travail consiste à le tirer du côté de l’objectivité, de la
construction, de la fabrication d’un espace cohérent qu’on appelle le livre ». Qui peut la croire, elle ? Qui la croira ?
Pas son modèle en tout cas : « cette femme n’est pas un écrivain, elle est le nègre de Monsieur par jalousie pour notre
histoire. Ce sont deux pervers narcissiques ». Surprise ; Christine Angot serait nègre… Et moi, suis-je un pervers
narcissique ? L’Architecte, madame Muller, le Pasteur, les chiens le soutiendraient. Moi-même je pourrais le dire. Ne
me fais-je pas personnage sous le nom du Professeur ? Je me pille. Je me vole. Je me déballe. Je fais avec moi ce que
j’aurais voulu faire avec l’assistante aux jolies fesses, ce que Christine Angot fait apparemment avec sa copine. Je
me fais sortir du tombeau. Et je m’embrasse, spectre et chair, dégoûtant méli-mélo, tête à tête sombre et limpide…
- Tu ne peux pas trouver plus érotique ?
- Je t’oubliais, toi…
- Je le sens bien… Tu pérores. Tu médites. Tu es tout à toi. Tu déballes le dégoûtant Infernet, ton dentiste, le
cul des copines d’Angot… Je me moque des conséquences de ton livre, s’il se publie, pour toi. Je te lis, te parasite. Je
jouis. Peu m’importe que tu te fâches avec l’Architecte, ou toi. Je veux une chasse au trésor. Tu m’as promis une
marche vers les Pierres Rouges. Je trouve ça sexy, les Pierres Rouges.
133
- Toujours l’origine du monde…
- Et les bornes… Voilà du moins qui te sort des fosses de ton petit enfer. Lève-toi, et marche !
- Récit ?
- Ré mi fa sol la si. Et vif !
Sortir de la voiture, vite. Panneau dolmens. Forêt de petits chênes. « Par là. Dix dolmens sur la carte. Des
tumulus. On n’est pas venu pour rigoler. Marchons ». Le Pasteur et l’Architecte avaient hâte. Sur les premiers cinq
cents mètres, quasi course. Air vif. Lumière grise. Trois hommes seuls parmi des chênes rabougris, sur un Causse, où
s’enfonçaient des sentiers et des chemins forestiers… J’avais à peu près deux heures devant moi. Je rentrerai avant la
nuit.
- Bourgeois !
Nous marchions sans commentaires. Bonheur pour l’Architecte. Regards du Pasteur dardés vers les ombres
sous les arbres. Il voulait du dolmen, de grosses pierres, comme d’autres fois dans l’Aveyron, les Corbières, en
Arménie, dans les Cévennes, en Irlande…
Mon père m’a initié. Il photographiait les dolmens au sortir de la guerre dans les petits causses du Sud
Aveyron. Je peux voir toujours, chez lui, dans ses épais albums jaunes et rouges, qui me semblent les vrais livres, les
photos en noir et blanc, prises vers 1947, de ces tables de pierre. Du côté de ma mère, des ancêtres en avaient détruit
pour élargir leurs champs. Lors des grands repas de famille, après avoir mangé le lièvre cuit à la broche, quand toute
la tablée allait visiter la propriété, on parlait de cette gloire. Les dolmens sont chez moi affaire de vieux sang. Mon
père m’ayant entraîné aux marches, gamin, je les connais par leurs noms, qui sont comme des titres : dolmen de
Tiergues, dolmen de Fontcouverte, dolmen de la Quille, dolmen de Crassous, dolmen d’Hermilix, dolmen des
Cazes… Chacun, pour moi, a sa personnalité. L’un est un gros navire échoué dans un labour, l’autre se terre sous des
genévriers, un troisième dresse deux pierres vers le ciel. Certains sont ravinés comme des faces de très vieilles
femmes. Les dolmens de gneiss sont des masses lisses. Les dolmens de schiste coupent le ciel. Je ne sais que depuis
peu ce que furent, et de quand datent ces vestiges. Mon père, je crois, n’en savait rien. Les dolmens étaient pour lui
des objets très anciens dans le pays. Ils étaient de droit, et sans pourquoi, photographiables. Il n’a jamais participé
aux fouilles que menait alors monsieur Cabanes, instituteur. Mon père ne cherchait pas la vérité. J’imagine qu’au
sortir de la Guerre, qu’il avait dû vivre vers quinze ans, sans son père, en imaginant qu’elle allait l’envahir, il trouvait
dans les dolmens une sécurité. Il n’est pas homme à raconter. De ses marches, à travers la montagne des Cazes, ou le
Causse de Saint-Victor, je ne sais rien. Parfois, il revisite les dolmens de sa jeunesse. Voici deux ans, il s’émerveillait
d’en avoir trouvé un, par hasard, qu’il avait cherché en vain soixante ans plus tôt. Il l’a photographié. Je ne sais pas
pourquoi.
Je ne sais pas non plus pourquoi le Pasteur cherche des mégalithes. Je le vois marcher. Je le vois s’animer,
s’exciter, se procurer des livres, passer des appels, courir dans les buissons épais… Il se plaint d’avoir perdu sa
jeunesse avec les filles dans des bars alors qu’il y avait tant de pierres, même en Belgique. Il redoute la mort qui le
privera de voir ceux qu’il désire. Dès qu’il dispose de quelques jours, il fait des programmes pour aller palper du
vieux caillou. Je vois sa face. Je vois ses jambes. Je vois ses mains. J’entends sa bouche qui gémit, et qui hurle. Je ne
sais pourquoi cette chair puissante, parfois mélancolique, et presque avec effroi, se lance vers ces pierres.
Nous marchons. Marchions, muets dans le paysage.
Lancers de jambes et de mains, dégagements de têtes, respirations rapides, projections, à nos lèvres, de
souffles de brouillard. Un rythme pour le Pasteur, un autre pour moi, un autre pour l’Architecte, triple solitude dans
nos viandes déambulant. Nous nous arrachions à l’odeur des chiens, au malaise.
Pire malaise, bien pire, pendant la Guerre, pour mon père, avec son propre père prisonnier, ses copains à
peine plus âgés partant au STO ou au maquis, lui blotti chez de braves gens, coincé, recueilli, entre mares et
bénitiers. Vers 1948, les grimpettes aux dolmens ont dû l’aider. Plaisirs, en solitaire, dans la paix, sans Allemands, ni
maquis... Courses vers beaucoup plus vieux que sa mémoire, une zone sans marché noir, loin des pétaineries et des
rouilles, hors les familles, les responsabilités des futurs, dont moi. Hypothèses… Pas de confidences. J’ignore
comment il a vécu, en sa peau, avec ses yeux, dans ses odeurs et ses nuits, la guerre au Rougier de Camarès, où,
selon les brefs récits qu’il me faisait quand j’étais gosse, il chassait des lapins au furet et des vipères au bâton.
Depuis, plus rien : s’il m’a souvent mené à des résurgences, au pied des Grands Causses, telles la Sorgues ou la
134
Foux, il n’a pas laissé surgir de lui, vers moi, des flots profonds. Pas d’aveu d’angoisse ou de malaise de guerre.
Aucune couleur, aucune odeur. Pas un mot de ses maux, ou de ses moiteurs. Dès lors, j’imagine.
Un physicien quanticien, que je verrai ce soir, m’a parlé récemment de son enfance tremblante à Guéret en
1941-1944… Il m’a dit les nuits, les draps noués, quelques couleurs, des bruits, le mélange de corps et de ciel en lui,
et autour. La seule apparition d’un uniforme allemand, au cinéma, le terrifie encore, mais je ne sais rien des terreurs
de mon père, de ses dégoûts, de son plaisir, peut-être, à voir passer dans une rue, un soldat, ou à recueillir, dans la
famille qui l’hébergeait, ou au collège Saint-Gabriel où il latinisait, les rumeurs du Débarquement. Dès lors, j’ignore
la saveur de ses grimpettes vers des dolmens, après deux ans en Allemagne, parmi des catastrophes. Je ne sais rien.
Dans les albums, j’ai ses photos, aussi muettes que lui, qui est pourtant bavard considérablement, mais loin des
fouilles d’âmes. Je ne sais pas l’interroger. Pourquoi ces dolmens, et pas des ponts, des clochers, des bergeries, des
rires de lèvres belles ?
Je pourrais poser même question, à moi, au Pasteur, ou à l’Architecte. Pourquoi marcher si vite, une aprèsmidi de février 2010, nous trois hommes, pas archéologues, vers le dolmen de Roquefeuil après des heures au
château de Saint-Thuret, dans l’odeur de chiens, avec mission douteuse ?
Pas de questions. Nous marchions vite.
On écrit parfois pour formuler ce que l’on ne peut pas dire. L’écriture se joue aux mots dans le bois
dormant, là où se noue la langue, grosse couleuvre de gorge, avec les autres, et dont le jaillissement, si les textes sont
publiés, peut donner pire monstre que les aveux de Phèdre, puisque toute parole, connue du père, qui s’appelle, en
langue française, Thésée, peut déchaîner une horreur de la mer, dont le fils meurt. Ecrire est un dernier moyen de
maintenir les phrases dans la gorge, sans étouffer.
Les dolmens ? Une libération, pour nous, ce jour-là. Hors miasmes, larves de guerres, secrets vieux, fuir
cette femme, madame Muller, femme entre toutes les femmes.
Mon père m’a éduqué à déguerpir des soupettes, des corps grincheux, des cuisines à mixtures, des larmes
aux ventres, des yeux aux cancers proches, des enterrements satisfaisants, de la cousine Reine avec régime sans sel,
mari alcoolique à force de tisane, de la cousine Toine asthmatique, enfumée de fumigations, des langues longues, des
yeux lourds, des confitures appétissantes, des raclures à jeter sur la cousine Yvonne, blonde, trop libre, des veuvages
vengeurs, des confidences contre les mauvaises éleveuses d’enfants, des tricotages, des dentelles, des tapisseries, des
Circés grasses, des gros doigts mis aux tripes des truites, et des propositions de remuer la pâte des gâteaux, de la
rouler, de la rouler régulièrement, longtemps, d’encore la rouler, de la sentir sous le pouce, et de fondre, et de
demeurer, et de grouiller là. Mon père m’emportait à la Quille, vers les dolmens. « Ça la guérirait, Reine, de monter à
la Quille, trois fois par semaine » !
Madame Muller ne nous coincerait pas à touiller ses chiens. Elle ne nous ferait pas tremper à sa soupe
primitive pleine de puces. Nous sortions… Je recommençais mon père.
- Trouillards aux femmes, ravis entre copains… Et alors ?
- Alors, des pas, des pas, des pas. Nous avons vu des chênes, des murets, des trous, des dolines. Un moment,
nous nous sommes égarés dans un chaos de blocs. Nous sommes montés sur une tour à chasseurs. Paysage… Le
téléphone du Pasteur a sonné. On l’appelait pour une visite chez une malade. Il a dit qu’il irait. Pas de commentaires.
- Vous n’auriez pas préféré voir des putes, en ville, ou même des bergères ? Elles vous auraient fait oublier
madame Muller…
- Provocante… Tu nous voulais dans un bar, au village voisin, draguant ?
- Travaux d’hommes. Vous auriez eu meilleure mine. Un vrai roman normal village, aventures, maris
jaloux. Vous aviez des potentialités. La femme n’est pas que chienaillerie puante. Regarde les nonnes
révolutionnaires de Kadhafi !
- Tu as raison. Nous étions trois Occidentaux typiques début troisième Millénaire. Pas à notre place.
Erratiques. Embarqués sans Cythère. Du moins, n’étions-nous pas motivés par la carrière ou la cupidité. C’était
pathétique. J’en conviens. Mais ça nous allait, marcher vite, à trois, vers le dolmen de Roquefeuil. Une quête de
sens !
- Tu me la joues sociologue, petit salaud.
135
- Je ne joue rien. Je ne sais où je vais. Je redécouvre cette balade en l’écrivant. J’aurais pu l’oublier.
- Tu écris car te tourmente d’oublier, d’être oublié. Pour ne pas mourir, tu écris. Vous marchiez aux
dolmens pour ça. Les femmes, oui, les fuir, mais la mort surtout. Saviez rien faire avec. Marchiez vers des tombeaux
vieux, des pierres, des gens bien morts qui savaient quoi faire avec leurs morts. Et maintenant, cette histoire, sans
finir. Et tu me gaves avec tes fantasmes de souille à femmes. Baise-moi. Raconte-moi des histoires. Ose.
- J’ose par toi.
- Tu joues. Tu te prends pour Dante avec sa Béatrice. Mais comme tu ne crois plus à l’Enfer, au Paradis, au
Purgatoire, tu préfères tes copains. Tu me racontes tes promenades genre Service militaire des grands pères, mais
sans guerre. Sympa. Entre mecs. Et moi, ta Béatrice, je dois m'ouvrir à ton texte. Je dois l'avaler, long serpent, et je
devrais lui donner mes seins, qu'il me tête. Tu veux que je te nourrisse, et tu veux que je t'avale. Mais tu me donnes
ça, ce chemin avec tes potes vers des pierres.
- Sorcière.
- Je suis ton miroir, en effet.
- Anti miroir : mon écran. J’y vois Khadafi éructer. J’y vois les foules à Tobrouk, à Benghazi écraser son
visage dans les rues. J’y vois des têtes sanglantes.
- Ne détourne pas la conversation. Les catastrophes du monde et les combats pour la liberté ne justifient pas
tes fuites.
- Je suis fasciné.
- Oublieux. Fuyant vers des Pierres Rouges avec des copains.
- Vissé à l’écran.
- Vicieux. T’encerclant. Entre lignes et plans monde. Bon confort.
- Je t'ai mise à mes lignes.
- Influence extérieure. On t'a fait sentir que j'urgeais. Tu donnes tes pages à lire. Tu triches. On te conseille.
Je suis sortie de là. Pas de toi. Me voici pourtant. Tu ne peux pas ne pas m'écrire. Je suis la dame blanche, pas
blanche, noire, pas noire, rouge pas rouge, feu, pas feu, rivière, sorgues, plongée, grottes, drapeau, montagne,
paysage, désert, roue d'astres sur ton chemin. Je suis ton buisson, et ta mare. Je suis ta montagne de la Quille et la
rivière où tu pêches, et les poissons qui te mordent. C'est toi. C'est moi. Je ne suis pas des Pierres Rouges qu'on va
visiter.
- Rien n'est paix. Vois la Libye : ça dégorge. Sang, bombes, feu. On n'imaginait pas qu'on avait pareil fou au
Sud. Mieux qu'un artiste. Un performeur magnifique, avec son parapluie dans une voiture, et ses cris. Mieux
qu'Artaud et Ghérazim Lucas. Comment veux-tu que je t'écoute ?
- Dis-moi ce que vous avez vu aux Pierres Rouges ?
- Nous t’intéressons ?
- Je veux vos gueules aux Pierres Rouges. J’aime ces mots : Pierres Rouges. Pierres Rouges. Je sais qu’un
jour tu as emmené des gens, des femmes dans la Grotte Rouge. Tu leur faisais dire : « Grotte Rouge, Grotte Rouge ».
Tu leur faisais approfondir leurs gorges avec la Grotte.
- Bien informée…
- Je suis de ta terre, de ton sang, comme Adam, mieux qu’Adam. Ta créature, mieux qu’Eve, sortie de ta
côte. Baise-moi. Mais tu as peur. Qu’alliez-vous faire aux Pierres Rouges ? Racle-toi l’âme.
Les villes tombent les unes après les autres. Le pétrole est coupé. Il y a des têtes de chiens sur Internet, dans
Benghazi, avec les noms de Khadafi et d’un de ses fils. Des types crient autour. D’autres types sont sur un char. Ils
lèvent les bras. Michelle Alliot-Marie défend sa diplomatie dans le Monde. Marine Le Pen, à la télé, étale la photo de
l’ambassadeur de France en Tunisie, Boris Boillon arborant ses pectoraux d’éphèbe. Ben Laden, par bandes
enregistrées, soutient la révolution libyenne. De nombreux lecteurs du Monde, à lire les commentaires en ligne,
136
veulent envoyer l’armée française au golfe de Syrte. Et tu veux que je me racle ? Que je dégueule ma mémoire vers
toi ?
- Je suis ta lectrice. Je ne lis pas Le Monde. Je veux sucer ton texte. Puis l’avaler.
- Obscène. Tu me rends illisible.
- Je me fiche des autres lecteurs. Je ne pense qu’à moi. Raconte-moi une histoire.
- Histoire en direct. Lybie. Tunisie. Toute la diplomatie française qui s’avère menteuse, tricheuse, avec
ministre qui ne démissionne pas. On dirait les jurys des Ecoles Normales Supérieures. On dirait Monique CantoSperber. Coupables, pas responsables. Et regarde-les sur mon écran avec leurs têtes… Ça ne fait pas plaisir à
Frédéric Mitterrand qu’on trouve son nom dans la liste des protégés de Ben Ali... Et ces lettrés qui sodomisaient
gratos des petits Arabes sous prétexte de culture antique… Ça jute sexe et pétrole. C’est pas au fond du golfe du
Mexique, mais là, in Mare nostra, lac de sang hanté des mauvais anges.
- Cesse de réciter. Tournent en rond, les vers. Dresse-toi vers du vrai.
Lignes rompues... Je t’ai fait taire. Privilège d’auteur. Parti deux jours. Je reprends. Khadafi massacre. Il a
perdu beaucoup de villes, l’Est, le Golfe de Syrte, mais j’ai à te raconter mes aventures. Je me suis peut-être dressé
vers du vrai, comme tu disais, t’ai fait dire. Voilà mon récit.
Le Pasteur m’a téléphoné. Madame Muller l’avait appelé pour lui dire qu’elle avait été chassée, qu’elle
s’était réfugiée à Orgon. Une entreprise de rénovation l’avait expulsée sans prévenir personne. Le Pasteur croit que
Patrimoine Protestant n’est pas responsable. Ce sont des brutes qui ont arraché cette femme à Saint-Thuret. Probable
que des objets ont été volés. Vite, se rendre au château, compter, comprendre.
Un mathématicien de mes amis passait par Cahors, avec voiture. J’ai décidé de le rejoindre en fin d’aprèsmidi. Puis, direction Saint-Thuret. Nuit dans un hôtel proche. Arrivée du Pasteur prévue le lendemain, hier.
Une certaine Chiara devait nous ouvrir. « Non pas de travaux ce jour-là. Oui, je vous attendrai, à deux
heures, devant le château. Oui, monsieur. Oui, je sais… Pauvre madame Muller ».
A l’heure dite, nous attendions devant une bétonnière, des bâches, un tas de sable, des pelles... Même
lumière qu’en février 2010. Froid humide, mais toit neuf avec tuiles rouges, vives, trop vives. Des reprises aux
murailles. Du gros œuvre en cours.
Je n’avais pas calculé de venir. Je n’aurais pas voulu, mais le Pasteur, au téléphone, avait l’angoisse dans la
voix. Il ne comprenait pas. Protecteur de madame Muller, il avait dû prendre des engagements avec elle. Pas
d’expulsion. On le lui avait garanti.
Le Mathématicien se promène. Madame Muller lui importe aussi peu que le château. Il visite. Il
m’accompagne. Il aime sentir les aventures, ne s’y engage guère, cherche les points de vue. La perspective lui est
une douce chose.
Il remplaçait, sans le connaître, l’Architecte.
Chiara avait dépassé les soixante ans. Brune. Très brune, et puissante. Elle avait reçu les clefs au départ de
madame Muller. Pauvre femme… Par bonheur, des amis l’avaient aidée. Elle avait pu mettre les chiens chez des
gens.
Dedans, d’abord, presque plus l’odeur. Plus de pattes poilues, plus de langues. Ensuite, plus de table, plus
de chaises, plus de bric-à-brac, pas de feu dans la cheminée, ni braises, ni cendres. Seule la grande bibliothèque,
pleine de livres, mais sans les annexes, les tas secondaires, le présentoir. Je retrouvais Bécassine les Turcs.
- Je l’avais donné à monsieur Berthier. Ça lui faisait plaisir.
- Vous avez connu monsieur Berthier ?
- Bien sûr, presque quarante ans que je suis dans le coin.
Elle était Sarde. Son mari, touriste dans son village, l’avait emmenée dans la vallée de l’Aveyron. Elle s’y
était plu. Elle n’avait pas eu envie de repartir.
137
Je retrouvais les Mémoires du Général, Vérités du moment, les Illustrations… La plupart des volumes
paraissaient en place.
- Madame Muller a pris ses livres et ses meubles.
La chambre à odeur de chats n’avait plus son grand lit. Plus de bouts d’amphores. La salle de bains de
cocote béait. Rien dans la cheminée.
Le Mathématicien parla italien. Chiara ouvrit joyeusement des portes. Elle nous montra une cuisine,
inconnue de moi, en grand chantier. En italien, langue naturelle des fraîcheurs, elle nous entraînait, par des escaliers,
vers les pièces voutées d’en bas, où je reconnus l’œuf d’autruche, des tableaux, la petite planchette couverte de
caractères arabes, un piano, des gravures… Beaucoup de désordre. Des bibelots avaient été renversés. D’autres
étaient apparus. Nous causions Sardaigne. Je racontais qu’un poète de mes amis soutenait qu’on y trouvait les
« vraies femmes ». « Pas les vrais hommes », selon Chiara. Elle les croyait en France, comme nous. Bravissimo.
Le Pasteur apparut. « Bongiorno Chiara, come sta »… Nous étions de vrais hommes, ses enfants. Elle nous
aimait. Jamais elle ne se serait attendue à pareil Padre. On le lui avait annoncé pourtant. Un homme merveilleux. Et
si beau ! Un apôtre ! Dommage que le Pape… On irait toutes à la messe. Et de rire.
- Des vols ?
- Sans doute pas. On n’a pas d’inventaire, mais je retrouve tout. Même l’œuf d’autruche. Les rénovations,
en revanche, me paraissent suspectes, mais bon… Ça consolide…
- Et madame Muller ?
Chiara n’avait pas vu le moment de l’expulsion. Elle savait les choses de seconde main. Oui, elle la
connaissait depuis trente ans. Oui, elle l’avait vue du temps de monsieur Berthier. Partie. Revenue. Elle avait
emporté des choses qui lui appartenaient. Elle avait dû en laisser.
Chiara parlait italien, puis français, puis italien. Elle riait. Elle avait la sensualité efficace. On lui sentait le
corps souple, énergique, la volonté d’avaler de fortes soupes, des viandes riches, sans crainte d’offenser les animaux.
Sa chevelure sombre, épaisse, puissamment teinte, se déployait. La valeur des objets lui importait peu. C’étaient des
souvenirs, des gisements d’histoires. A croire qu’elle avait passé des années avec monsieur Berthier au château.
Impossible de lui faire lâcher des détails. Impossible aussi de lui arracher un récit de commisération sur madame
Muller, et des précisions sur le sort des chiens. Rien d’autre que « pauvre madame Muller ». Pas de nuances. Aucune
envie d’avoir de ses nouvelles. Pas de questions au Pasteur. Aucune pression pour l’inciter à favoriser un retour.
Elle nous laissa. Elle devait redescendre chez elle. « Vous mettrez les clefs derrière le portail, sous une
pierre, quand vous partirez. Vous m’appellerez. Je repasserai. J’habite juste en bas de la route».
Nous nous sommes retrouvés dans le château, sans chiens, ni femme, les maîtres.
Il faisait froid. Le Mathématicien manifesta vite son peu d’enthousiasme. Il rentrait à Bordeaux le soir, mais
il voulait bien examiner les gravures et les livres. Nous déroulâmes des grands rouleaux sans valeur, car récents, et
abimés. Nous vîmes paraître des gravures XIXème siècle représentant Bordeaux. Nous trouvâmes quelques guides
de voyage. Dans un petit bureau, en ouvrant les tiroirs, nous découvrîmes une facture, exorbitante, pour la
restauration de deux petits fauteuils Louis XVI. Apparemment, monsieur Berthier s’était fait voler. D’autres factures
montraient des prix étonnants pour de petites antiquités, en francs, achetées à Paris voici vingt ans. Fausses factures ?
Des ordonnances médicales surgirent. Un inventaire de notaire. Des notes de banque. Quelques pages d’écriture fine,
une prise de notes sur la géographie du Japon. Une lettre à une entreprise pour des réparations de toiture.
J’ouvrais les tiroirs disponibles. Je fouillais. Je retournais quelques enveloppes. Rien, presque rien. Pas de
courriers intimes. Pas un mot pour éclairer les rapports de monsieur Berthier avec madame Muller, ou Chiara.
- C’est évident : Chiara déteste madame Muller. Elles étaient les maîtresses de Berthier. J’ai connu ça, en
Normandie, un châtelain à trois femmes, personnage crépusculaire. Fin de race. J’imagine Berthier payant les
factures pour ses fauteuils, avec ses femmes tourbillonnant, lui, vieux banquier, rêvant de Japon, écoutant la mer
dans de gros coquillages, tremblant entre sa femme maigre, sa Sarde, et sa Lyonnaise. Ambiance Mitterrand/Giscard,
notaires, vieille France, morale, paysages, ragoûts, maîtresses, mauvaise littérature.
- Il fait froid, remarqua le Mathématicien.
138
- Chiara nous a laissé toutes les clefs. Je veux voir le bâtiment où dormait madame Muller, et que je n’ai
jamais visité.
Nous sortîmes. Le froid du dehors était moins froid que le froid du dedans. Les pierres du château, sans feu,
faisaient glacière. Des clefs s’enfoncèrent dans une grosse porte. Nous entrâmes dans la bâtisse en pierres, très
bricolée, à gauche du corps principal du château.
- Je crois que madame Muller cachait des chiens là dedans. On pourra sans doute en faire un dortoir pour
des jeunes.
Nous nous sommes retrouvés dans des pièces médiocres, encombrées de meubles sans valeur, avec des
cadres aux murs, des chromos dans ces cadres, quelques photos, une sanguine représentant un homme couché sur un
mur, assez beau, lisant, et un nom par dessous, manuscrit : Jacques Berthier. Le Mathématicien ne voyait pas
d’inconvénient à ce que monsieur Berthier ait eu ce corps. « Il a un droit légitime à n’avoir pas toujours été mort ».
J’ouvrais des armoires. Je trouvais des piles de vieux linge. Le Pasteur plongea ses bras dans un lit. Le
Mathématicien examinait des chromos. Il est extrêmement agréable de fouiller une maison, sans autorisation.
Dans une remise, le Pasteur a commencé à soulever des cadres très sales. Il en a tourné un vers la lumière.
Un portrait de Pétain… Un autre gisait à côté. Bientôt, nous en eûmes sorti une vingtaine, avec des poèmes sous
verre à la gloire du Maréchal. « Maréchal, nous voilà », disions-nous, chantions-nous, entonnions-nous. Maréchal
nous voilà dans la poussière de la remise, dans le froid de février, dans le château de Saint-Thuret, notre mémoire,
notre moment. Vérité du moment ? Maréchal nous voilà. Moustache. Uniforme. Képi. Maréchal pareil aux Joffres en
plâtre de la maison de mon grand-père… Les poèmes me rappelaient ceux que j’avais trouvés au débarras, vers mes
douze ans, et que ma famille a fait disparaître. L’envie nous vint de nous photographier avec les portraits. Le Pasteur
et moi nous les disposâmes dans nos bras, comme des enfants, sur fond d’étagères sales. Le Mathématicien fit des
photos. Nous le photographiâmes à son tour. « Déshonorons-nous », disait-il. « Il en restera toujours quelque
chose ». « L’Architecte aimerait », criait le Pasteur. Il imagine toujours Pétain caché quelque part sous la France».
« C’est là ce que nous avons eu de meilleur », ajoutais-je.
Vérité péteuse du Château : Pétain. Dans la poussière, là, conservées plus d’un demi siècle, ses photos
paisibles.
- C’est plus vieux que monsieur Berthier, soulignait le Pasteur.
- Il a conservé le patrimoine...
- Beau comme l’antique, fit remarquer le Mathématicien.
- France moisie, ajoutai-je.
- Sollers avait raison…
- Voilà le moisi de la moelle. Tout le trésor, ces portraits, qui ne sont pas juste nos vérités du moment, mais
nos mémoires et nos idoles. C’est excellente apocalypse pour le roman que j’écris, depuis un an, sur notre journée au
château. Je n’en attendais pas de plus belle. Tu y figureras, si tu le veux bien.
- Je compte bien te voir travailler à mon déshonneur. Ne crains pas de répandre sur moi d’infâmes
calomnies.
- Ton roman urge, déclara le Pasteur. Tout se vérifie. Les preuves sont données. Nous sommes manipulés
par Pétain. Vois Hortefeux. Vois MAM. Vois tous ces collaborateurs, même dans l’Eglise. Partout Molto delicato…
Je ne sais pas ce qu’ils ont foutu avec madame Muller…
- Je suppose que madame Muller ment, comme tout le monde, remarqua le Mathématicien. N’a-t-elle pas un
château, vers Orgon ?
- Une très belle maison, m’ont dit des responsables. Elle ne serait pas à plaindre.
- Marché noir, peut-être, pendant la guerre. Monsieur Berthier ? Ou ses parents ?
- Marché noir, jeux de nègres, trahison, vérités du moment, de toujours. Comme le mythe, Pétain… Peut
être jamais existé, mais ça existe tout le temps. Et, en plus, Pétain a existé, existe. Il faut que tu écrives. Publie.
Photos ! Photos ! Photos de Photos ! Que ça dégorge. On a besoin d’une apocalypse now en fricassée du jour.
139
Regarde moi, tous ces Pétains : Guignol’s band ! Encore un Pétain. Pétain encore. Il y a des tout petits Pétains là
dessous. Fourré de Pétains. Pétains chagrins, Pétains putains. On va finir par trouver des Pétains peluches. Et des sex
toys petits Pétains.
Le Pasteur sortait des Pétains. Grand gisement de Pétains en terre d’Aveyron. Un Pétain pour papa. Un
Pétain pour maman. Pétain d’Eglise. Pétain d’armée. Pétain de poussière et Pétain de poète. Pétain, putain, purin,
potin, pantin, pétris de Pétains, tripes de Pétains, tentants Pétains en tas, tintant Pétains, Pétains de maison, Pétain de
chambre, Pétain de cuisine, Pétain de jardin et Pétain pour l’âme, Pétain pétrole, Pétain patrie, Pétain poule et Pétain
plomb, Pétain d’Inspection Générale, Pétain de Jury, Pétain Bateau Brume, Pétain château, Pétain Berthier, Pétain
Muller, Pétain patrie, Pétain futur, passé, présent, Pétain d’Inspection générale, Pétain pétaradant dans l’esprit, Pétain
en mezzo del camin de nostra vita, Pétain au bout de la nuit, Pétain de ventre et de trou de cul, Pétain en fleurs
s’offrant devant nous, photos Pétains, Pétains mal éteints, Pétains éternels, Pétains comme le bon pain, Pétain for
ever, toujours aux troubles de tout, dans la grande chiennerie d’ombre.
- Et alors ?
- Toujours toi ?
- Nous avons quitté le Château. Nous avons vu sous les arbres la tombe des chiens bouchée. Nous avons
laissé la clef où Chiara nous l’avait dit. J’ai roulé de nuit sur l’autoroute avec le Pasteur, tandis que le Mathématicien
rentrait à Bordeaux, avec, dans sa voiture, le tome IV des Mémoires de Saint Simon. Il a pu se répéter, roulant, le
mariage du duc de Berry, les horreurs de la Maintenon, l’affaire du bonnet, les perfidies de Dubois… Sans doute
écoutant Mozart, ou Pergolèse… Ou bien, ne pensant pas, n’écoutant pas, roulant, ayant oublié madame Muller… Le
Pasteur et moi écoutant France Info, Kadhafi, Sarkozy, les derniers soubresauts de l’affaire MAM. Travaillait à
« cent pour cent », disait-elle au Koweit. S’enthousiasmait pour l’amour que lui portait son compagnon, Ollier, bien
décidé à quitter le gouvernement, si elle était virée. Sur France-Culture, parlait Monique Canto-Sperber, horrible
tumeur nous ramenant à France Info. France-Angleterre, Rugby. Bataille de Tripoli en cours. Des têtes éclataient
pendant que nous roulions, peut-être grâce à du pétrole libyen. Une voix de femme hurlait dans la nuit. Elle suppliait
la Communauté européenne d’intervenir. Nous roulions. Ça continue. J’écris ces choses. Incroyable que j’écrive
pendant que tout ce sang coule... Marseille se préparait à être Capitale européenne de la Culture. Un homme de
théâtre se réjouissait. Des Hommes et des Dieux venait d’avoir des Oscars. On manifestait contre les gaz de schiste
en Ardèche. Nathalie Boulin, une amie du Pasteur téléphona : oui, il fallait combattre les gaz de schiste. Elle menait
la mobilisation vers Privas. Montauban, Grisolles. Dépassements. Vitesses limitées, variables. Radars. Surveillance
des Radars. L’Architecte téléphona : « Salut les amis. Madame Muller… Vous avez vu madame Muller » ? - « Non
pas madame Muller. Le château… Et, imagine, Pétain »… - « Des photos du Maréchal Pétain ? Vérité, vérité, quand
tu nous tiens. C’est là ce que vous avez eu de meilleur. Madame Muller a dû tremper dans le jus de collaboration.
Evidence. Je vous l’avais dit. France, où vas-tu » ? Et dire qu’on voulait aller faire de l’archéologie en Libye. Ça
redeviendra possible. Flash de dix-huit heures quarante-cinq : le remaniement ministériel se précise. Retour de Juppé
probable. Bordeaux revient. Revoilà Montaigne. Le fils de Kadhafi, Glaive de l’Islam, a parlé : « Tout va bien dans
les trois quarts de la Libye ». Obama appelle à des sanctions. Valérie Pécresse s’apprête à prendre des sanctions
contre les soirées étudiantes trop arrosées. D’accord. Pas d’accord. On apprend que le compagnon ministre de
Michèle Alliot-Marie, Patrick Ollier, disait récemment : « Kadhafi n’est plus le même qu’il y a vingt ans et a soif de
respectabilité. D’ailleurs, il lit Montesquieu ». Preuve évidente… « D’ailleurs, adverbe le plus imbécile de la langue
française » me disait un Croate… « D’ailleurs », lien faible, pensée foireuse, ajout, faux allongeail, masque…
D’ailleurs, tout se mêle. D’ailleurs, ça vient, ça dégorge. On ne sait d’où. D’ailleurs. De partout. Nous. Dans la
voiture. D’ailleurs. Madame Muller, d’ailleurs. D’ailleurs, l’Architecte. D’ailleurs moi, Le Pasteur, d’ailleurs…
D’ailleurs, les chiens… D’ailleurs, coïncidences… D’ailleurs, Kadhafi, Montesquieu, d’ailleurs… D’ailleurs, roman,
récit, existence, sans forme, château des ailleurs croisés, route des flancs pleins de tripes sous le ciel, horizons de
partout chevauchant, baisant par écrans, jets de visages, ondes, radios, cris, voix en postes, bombardements, missiles
de paroles… « Kadhafi n’est plus le même qu’il y a vingt ans et a soif de respectabilité. D’ailleurs, il lit
Montesquieu ». Toujours méditer. Toujours maintenir cette phrase en tête. « Madame Verdurin est devenue
Princesse de Guermantes. D’ailleurs, elle lit Chateaubrian»… Preuve donnée. « Madame Muller n’est plus la même
que voici vingt ans. D’ailleurs, elle lit Brigitte Bardot ». Je ne suis plus le même qu’au début de ces pages.
D’ailleurs, je les lis. Nous roulions. Notre voyage était comme une vie dans la nuit et dans l’hiver. Nous roulions
d’ailleurs en ailleurs, d’ailleurs fatigués, roulés d’enterrements et de confidences pour le Pasteur, roulé de livres, de
copies, de conférences, de nœuds inutiles, pour moi, insoucieux l’un et l’autre de madame Muller, et pourtant, seuls,
ensemble, dans cette voiture gris métallisé, fonçant, parmi les phares, bout de pensées d’elle, pointant vers Orgon,
140
ressassant, nous souvenant, indifférents et sans émotion, mais troublés, incapables de savoir, d’ailleurs ayant autre
chose à faire, d’ailleurs traversés de lumières, d’obligations, d’ailleurs nous méfiant des radars, d’ailleurs loin de
Montesquieu, des équilibres politiques, des pensées claires, hommes du jour, dans nos corps nourris, avec nos
portables, sur les routes, sans forêt, voyant clignoter partout les panneaux, roulant sur les rocades, accablés d’appels
pour acheter des meubles, tentés par des saucisses gigantesques, attendus par des marchands de piscines, bombardés
de cuisines désirables, de femmes, objets des lumières vertes d’un casino immense, tournant, où l’on nous annonçait,
à nous bénis entre tous les hommes, du rire, des jeux, et, encore, Club Marmara, Profitez de l’Egypte, de La Tunisie,
c’est le moment…
- Et les Pierres Rouges ?
- Tu es là, toi ?
- J’aime que tu marches vers les Pierres Rouges.
Nous les avons trouvées en fin d’après midi, sur le plateau, dans la forêt, dominant une vallée assez
profonde, vaste spectacle quand la végétation était rase : un dolmen puissant, formé de blocs de grès rouge, probable
Permien, genre grès des Vosges ou des environs de Lodève. Les hommes avaient traîné ça depuis les couches
inférieures du Causse avec des cordes, des rondins, en poussant, en criant, en rythme, avec la foi de ceux qui veulent
ensemble une œuvre, comme ceux de Stonehenge ont transporté depuis le Pays de Galles, sur des bateaux, puis sur
des chemins, d’immenses pierres bleues. Là, les pluies, le gel, le vent avaient creusé des rides, des crevasses, de
grandes bouches et des yeux tordus, faisant de ces roches de monstrueuses gueules, comme des vieilles, depuis que
les cailloux, que les préhistoriques avaient jetés pour former ce que les Anglais appellent d’un nom, assez juste,
passage tomb, avaient presque tous disparu, emportés par les pluies, les vents, les voleurs, les pies, les mains
innombrables du Temps.
Le dolmen de Roquefeuil se dressait parmi les arbres rabougris, lui rougeâtre sous le ciel plâtreux, gros
animal ravagé et fier. Tout autour, formant un rond, ultime reste du Cairn, traînaient encore quelques cailloux que les
hommes avaient projetés là avec leurs pensées, leurs troubles, leurs cris, leurs mots, comme j’ai lancé force phrases
sur notre passage à Saint-Thuret, mêlant les apocalypses, obscurcissant ce tombeau de tous les débris que j’attrapais,
tas que je pourrais encore augmenter, tant rien n’est clos, tant tout bave et dégorge, comme du plancher océanique ou
des volcans, vastes passages, avec développements sur l’étal du mot PASSAGE dans ma rue, les drogues, les
éjaculations de pétrole, le bunga bunga, ce qu’encore je vais entendre de madame Muller, de Pétain, des jurys, du
remaniement ministériel, de l’Architecte, de ce château médiocre pourri d’histoire, et de ma mort.
Nous avons touché les blocs sans gestes, dans l’oubli des rites, vulgaires hommes d’aujourd’hui. Nous
n’avons pas pleuré au bord des blocs. Nous n’avons pas tremblé au bord de leurs grandes masses rouges. Nous
n’avons pas crié, gueulé, chanté, dansé au bord de leur vieille chair ravinée. Nous avons caressé leur grès, comme le
corps d’un mort, qui ne tremblerait plus, et dont nous ne savions que faire. Nous nous sommes hissés dessus, comme
s’il s’agissait d’un monstre que la lumière de février aurait vaincu. Cela, du moins, tenait. L’Architecte a tapé du pied
sur la dalle sommitale, comme vainqueur, mais de quoi ? Le Pasteur a photographié comme si une âme, ou un
candidat, le lui demandait. J’ai parlé comme si j’avais quelque chose à dire, mais c’étaient de grosses pierres, et je ne
tremblais pas de délires orphiques. Nous n’étions pas à l’origine rouge ou pas. Même pas au terme. Rien ne mettait
en branle, là, le ciel et toutes les étoiles. C’était du dolmen. Nous étions sûrs, apparemment, de sa présence.
27 février 2011
141
142
143