de Les - Mark Changizi
Transcription
de Les - Mark Changizi
Découvertes fondamentales Par Sabine CAsalonga Les limites de l’intelligence La taille et l’organisation du cerveau humain sont le fruit d’une longue évolution guidée par le besoin de maximiser les capacités cognitives d’une part et de minimiser le coût énergétique d’autre part. Certains pensent que notre intelligence aurait ainsi atteint une limite. D’autres estiment que des voies alternatives sont imaginables. U Je pense que le cerveau est proche d’avoir atteint une limite évolutive, car plus grand il serait moins efficace 26 / Le monde de l’intelligence – n° 21 – Septembre/octobre 2011 Jon Kaas est professeur de psychologie et de biologie du développement à l’Université de Vanderbilt (États-Unis). ne énorme tête sur un corps tout menu. C’est ainsi que sont le plus souvent représentés les extraterrestres dans les œuvres de science-fiction. Selon la croyance générale la taille du cerveau serait en effet proportionnelle aux capacités intellectuelles. La réalité est plus complexe. Le cerveau masculin est ainsi en moyenne plus volumineux de 10 % que celui de la femme. Une légère différence exploitée au siècle dernier pour soutenir l’idée que le « second sexe » était doté de moins de capacités intellectuelles que le « premier »… Un argument heureusement passé de mode et invalidé. « On pense aujourd’hui que cette différence s’expliquerait par la taille plus petite des femmes. Elles auraient le même nombre de neurones que les hommes, mais plus densément groupés », précise Jon Kaas, professeur de psychologie et de biologie du développement à l’Université de Vanderbilt. Au sein du règne animal, malgré le plus grand encéphale terrestre, la baleine n’est pas aussi intelligente que l’on pourrait imaginer. De même, le chat aurait les mêmes aptitudes que le lion malgré un cerveau trois fois plus petit. Enfin les insectes possèdent une gamme de comportements Le monde de l’intelligence – n° 21 – septembre/octobre 2011 / 27 Découvertes fondamentales Les cerveaux organisés d’une façon « plus rentable » ont été sélectionnés au cours de l’évolution très étendue en dépit d’une cervelle lilliputienne. « Les abeilles ont des capacités cognitives bien plus développées que ce que l’on pensait jusqu’à présent, indique ainsi Lars Chittka, professeur d’écologie comportementale et sensorielle au Queen Mary College de Londres. La taille du cerveau ne serait donc pas suffisante pour déterminer l’intelligence d’une espèce. Cro-Magnon avait un cerveau plus gros ! L’homme de Cro-Magnon, il y a environ 25.000 ans, avait un cerveau plus grand d’environ 15 % que celui de l’homme moderne, selon la découverte récente d’une équipe française. « Notre cerveau serait également plus court que celui de nos ancêtres Homo Sapiens ce qui impliquerait que certaines zones se sont rapprochées. Cela ne signifie toutefois pas que l’homme soit plus intelligent aujourd’hui » explique Antoine Balzeau, chercheur au CNRS et au département de la Préhistoire au MNHN. Mais cela prouve que nous avons hypothétiquement la possibilité d’un crâne plus gros. Antoine Balzeau est chercheur au CNRS et au département de la Préhistoire du Muséum d’Histoire Naturelle à Paris. Un cerveau plus dense en neurones. Tout dépend bien sûr de la définition de l’intelligence choisie. Et la question reste complexe et controversée. Il est généralement admis que les primates – grands singes et hommes en tête- les cétacés et les dauphins sont dotés des plus grandes capacités mentales et comportementales. Chez les vertébrés, et les mammifères en particulier, la masse du cerveau augmente de façon linéaire à celle du corps (voir le graphique). Mais certaines espèces, comme l’homme, le chimpanzé et le dauphin, situés au-dessus de la diagonale, ont un cerveau plus grand qu’attendu. Le cerveau humain a ainsi le plus grand quotient d’encéphalisation avec un cerveau 7 à 8 fois plus grand qu’un 28 / Le monde de l’intelligence – n° 21 – Septembre/octobre 2011 mammifère de sa taille. Une autre caractéristique associée à l’intelligence est le nombre élevé de neurones dans le cortex lié à la capacité de mémorisation. L’homme dépasse toutes les espèces avec environ 15.000 neurones corticaux (contre 11.000 chez l’éléphant d’Afrique dont le cerveau est trois fois plus gros), mais aussi par un traitement de l’information très rapide et un nombre élevé de zones spécialisées. Le cerveau humain pourrait-il alors grossir encore et multiplier ses neurones pour accroître ses capacités intellectuelles ? Il semblerait que non en raison de contraintes thermodynamiques et physiques. « Je pense que le cerveau est proche d’avoir atteint une limite évolutive, car plus grand il serait moins efficace, indique Jon Kaas. Des chercheurs ont estimé qu’en doublant la taille du cerveau on augmenterait de seulement 10 % la puissance de calcul avec un coût énergétique élevé ». Cela correspond à la loi des rendements décroissants selon laquelle un doublement de l’énergie de départ ne résulte pas en une performance doublée. Or, il faut rappeler que notre cerveau qui ne représente que 2 % de notre masse totale est l’organe qui consomme le plus d’énergie (environ 20 %). MAX Lars Chittka, est professeur d’écologie comportementale et sensorielle au Queen Mary College de Londres (Royaume-Uni). Efficacité versus coût énergétique. L’évolution du cerveau aurait en effet été guidée par la recherche d’un équilibre entre coût énergétique minimal et efficacité maximale. Et la forme actuelle semblerait être la plus optimale pour ce compromis. Explications. Un cerveau plus grand nécessiterait davantage de longues connexions entre des régions plus éloignées, ce qui impliquerait un coût énergétique supplémentaire et une communication plus lente. Les cerveaux plus grands que celui de l’homme (éléphant, baleine) sont moins efficaces parce qu’en dépit d’un nombre similaire de neurones- la vitesse de traitement de l’information est réduite à cause d’une distance plus grande entre les neurones. Une option pour accroître la vitesse de conductivité consiste à épaissir l’enveloppe de myéline des fibres d’axones, mais cela exige à nouveau une consommation accrue d’énergie et d’espace. « Le cerveau humain semble donc avoir atteint un équilibre entre la maximisation du nombre de neurones d’une part (bon pour la mémoire) et de la vitesse de traitement d’autre part (bon pour l’intelligence) », explique Gerhard Roth professeur à l’institut de recherche sur le cerveau de l’Université de Brême (Allemagne). À l’inverse, on pourrait imaginer que le cerveau rétrécisse tout en conservant la même densité de neurones ce qui aurait l’avantage de réduire le coût énergétique et d’accroître la vitesse de communication. Toutefois cela impliquerait des neurones Le cerveau de l’homme moderne serait proche d’une limite évolutive. Augmenter ses capacités cognitives coûterait « trop cher » en énergie. plus petits ce qui risquerait d’affaiblir la qualité de la communication. « À l’instar des puces électroniques miniaturisées qui, bien que plus rapides, génèrent plus de bruit et de chaleur, explique Simon professeur de neurobiologie à l’Université de Cambridge, lorsque les neurones sont plus petits ils deviennent plus bruyants et donc moins fiables ». Une efficacité cérébrale héréditaire. D’un côté le cerveau tend à créer plus de connexions pour accroître son efficacité et de l’autre à réduire leur nombre afin de minimiser sa consommation d’énergie. La nécessité d’équilibrer ces deux contraintes aurait opéré comme une pression sélective au cours de l’évolution. L’équipe d’Alex Fornito chercheur en neurosciences à l’Université de Melbourne a démontré le caractère héréditaire du rapport coût-efficacité du réseau de connexions neuronales. « 60 % des différences entre individus peuvent être expliquées par des facteurs génétiques, les 40 % restantes étant liés à des facteurs environnementaux, explique le scientifique. Certaines régions, en particulier dans le cortex préfrontal, une zone clé pour la prise de décision, la mémoire, l’attention et la planification, étaient à 80 % sous l’influence génétique ». En clair, cela signifie que les cerveaux organisés d’une façon « plus rentable » ont été sélectionnés au cours de l’évolution. Pour maximiser son efficacité sans dépenser trop d’énergie, les cerveaux des mammifères, et celui de l’homme en particulier, se sont organisés en zones spécialisées semi-autonomes. Au cœur de ces régions les liaisons entre neurones sont nombreuses et courtes, chaque cellule étant reliée à environ un tiers du nombre total, pour un traitement rapide et efficace de l’information. Simon Lauglin est professeur de neurobiologie à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni). Alex Fornito est chercheur en neurosciences à l’Université de Melbourne (Australie). Le monde de l’intelligence – n° 21 – septembre/octobre 2011 / 29 Découvertes fondamentales Interview de Mark Changizi Poids du cerveau (g) Marsouin 1000 POUR EN SAVOIR PLUS Changizi M, Neuroscientist’s Embarrassment : Artificial Intelligence’s Opportunity, Brain Behaviour and Evolution, 2010. Lars Chittka and Jeremy Niven, Are Bigger Brains Better ? , Current Biology, 2009. Fornito A et al, Genetic influences on cost-efficient organization of human cortical functional networks, Journal of Neuroscience, 2011. Roth G, Dicke U Evolution of the brain and intelligence Trends in Cognitive Sciences, 2005. Changizi M et al, Parcellation and area-area connectivity as a function of neocortex size, Brain Behaviour and Evolution, 2005. Niven J Laughlin S et al, Energy limitation as a selective pressure on the evolution of sensory systems, Journal of Experimental Biology, 2008. Kaas J et al, Cellular scaling rules for primate brains, PNAS, 2007. 30 / Le cerveau humain estil vraiment unique ? Certains pensent qu’il se distingue de celui des autres espèces par la présence d’aires spécialisées, par exemple pour le langage, ou un néocortex plus dense en neurones qu’attendu. D’autres estiment que la différence est seulement quantitative puisque nous avons le cerveau le plus grand proportionnellement à notre taille. Selon moi, l’encéphale humain n’a pas de caractéristique unique, il est grossièrement identique à celui des autres mammifères. Si l’on parvient à expliquer notre intelligence sans recourir à des traits humains « magiques », c’est l’hypothèse la plus simple. Éléphant 10 000 Chimpanzé Baleine bleue Homme Gorille 100 Comparaison de différents cerveaux de mammifères (baleine dentée, homme, chimpanzé, chien, lièvre, musaraigne). 10 1 Chauve-souris Opossum Rat 0,1 Taupe 0,01 0,001 Poids du corps (kg) 0,001 0,1 10 1000 100 000 Relation entre le poids du corps et le poids du cerveau chez 10 mammifères. La taille du cerveau de l’homme, du chimpanzé et du marsouin dévie du ratio général représenté par la ligne bleue. L’intérêt des zones cérébrales. À l’échelle supérieure, chaque région est ellemême reliée à environ un tiers du total des aires cérébrales via des liaisons plus longues. « On aurait pu imaginer que chaque neurone soit connecté à une fraction constante de l’ensemble des neurones. Mais cela nécessiterait tellement de gros neurones et de synapses que le cerveau atteindrait la taille d’une Volkswagen ! À la place le cerveau a favorisé la connectivité au sein de chaque zone cérébrale et non plus du cerveau entier, » explique Mark Changizi, neurobiologiste théorique, auteur et directeur de la cognition humaine dans la société 2AI. L’accroissement de notre cerveau et nos capacités cognitives seraient donc limités par l’accès à l’énergie, c’est-à-dire à la nourriture. « À un certain moment, atteindre de meilleures performances grâce à un plus gros cerveau ne serait plus suffisamment rentable par rapport à d’autres avantages comme courir plus vite ou manger moins, explique Simon Laughlin. Je ne pense cependant pas que nous ayons atteint une limite physique qui Le monde de l’intelligence – n° 21 – Septembre/octobre 2011 nous empêcherait de devenir plus intelligents ». Mark Changizi considère également que l’évolution n’a pas dit son dernier mot. « Rien ne suggère que nous approchons une limite évolutive. Il est possible toutefois que nous ayons atteint une impasse liée à la voie d’évolution choisie, mais il est toujours possible d’imaginer une structure complètement différente. » Jon Kaas se demande ainsi « pourquoi les mammifères n’ont pas hérité de la capacité des insectes à utiliser chaque neurone pour effectuer plusieurs tâches distinctes. » La direction de l’évolution future est cependant difficile à prédire, car elle dépend de la sélection des gènes dans une population. « Est-ce que les personnes intelligentes auront plus d’enfants ? Ce n’est pas certain », signale Jon Kaas. « Finalement, une manière plus aisée d’augmenter la taille de notre cerveau consiste à externaliser l’intelligence via le langage, l’écriture et l’usage des ordinateurs comme cela s’est produit durant l’histoire récente de l’humanité », estime quant à lui Gerhard Roth. Mark Changizi, est neurobiologiste spécialiste de l’évolution, directeur du laboratoire de cognition humaine 2AI. Comment expliquer alors nos facultés cognitives « supérieures » ? Dans mon dernier ouvrage (1) j’explique comment Homo sapiens -le plus intelligent des singes- a évolué au stade de l’homme moderne capable d’utiliser le langage, l’écriture et la musique en conservant la même anatomie cérébrale. Dans mon précédent ouvrage (2) j’avais déjà développé l’idée selon laquelle la culture a fait évoluer l’écriture en quelques millénaires seulement, pour imiter au plus près les formes de la nature facilement reconnaissables par notre système visuel. De la même façon, je suggère que le langage se serait inspiré des sons naturels humains et des objets, tandis que la musique mimerait des sons liés à des comportements humains et des mouvements, auxquels notre système auditif est le plus adapté. Ce qui expliquerait notre intelligence est la façon dont notre cerveau a exploité ses structures neuronales et détourné leur fonction originelle pour en créer de nouvelles. Mais en réalité le cerveau continue d’effectuer des tâches « anciennes », les tâches « modernes » ayant seulement juste pris l’apparence des anciennes. Quand on lit, ou quand on écoute de la musique, notre cerveau pense qu’il est en train d’effectuer une activité primitive, c’est une ruse ! Harnessed : how language and music mimicked nature and transformed apes to men , BenBella Books (2011) Vision Revolution, BenBella Books (2010) Le monde de l’intelligence – n° 21 – septembre/octobre 2011 / 31