Risque-pays et prospective internationale : théorie et application
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Risque-pays et prospective internationale : théorie et application
Bernard SIONNEAU Professeur Senior à Kedge Business School, Habilité à Diriger des Recherches en Science Politique, Docteur en Sciences de Gestion, Docteur en Études Nord-Américaines. (2000) Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam) THÈSE DE DOCTORAT, CNAM. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel : [email protected] Site web pédagogique : http ://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/ Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. 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Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 3 Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Bernard Sionneau Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Thèse de doctorat de Sciences de Gestion, spécialité : Prospective et stratégie des organisation, sous la direction de Michel FOURNIE, MICHEL GODET et Christian SCHMIDT. Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), Chaire de prospective industrielle et de stratégie des organisations, Laboratoire d’investigation prospective et stratégique (LIPS), janvier 2000. L’auteur nous a accordé le 25 mai 2014 son autorisation de diffuser électroniquement sa thèse de doctorat, en accès libre et gratuit à tous, dans Les Classiques des sciences sociales. Courriel : Bernard Sionneau : [email protected] Polices de caractères utilisée : Pour le texte : Times New Roman, 14 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 6 juin 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Bernard 4 SIONNEAU Professeur Senior à Kedge Business School, Habilité à Diriger des Recherches en Science Politique, Docteur en Sciences de Gestion, Docteur en Études Nord-Américaines. Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Thèse de doctorat de Sciences de Gestion, spécialité : Prospective et stratégie des organisation, sous la direction de Michel FOURNIE, MICHEL GODET et Christian SCHMIDT. Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), Chaire de prospective industrielle et de stratégie des organisations, Laboratoire d’investigation prospective et stratégique (LIPS), janvier 2000. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 5 Ce travail de recherche a été réalisé entre 1993 et 1999, sous la direction de : Michel FOURNIE, pour la partie "études vietnamiennes", Professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), directeur des études vietnamiennes, ancien vice-Président de l’INALCO (directeur de thèse) Michel GODET, pour la partie "prospective et stratégie des organisations", Professeur titulaire de la Chaire de Prospective au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), directeur de la formation doctorale Christian SCHMIDT, pour la partie "Risques-Pays", Professeur à l’Université Paris 9 Dauphine, directeur du Laboratoire d’Economie et de Sociologie des Organisations de la Défense (LESOD) (directeur de thèse) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Sommaire Table des figures Remerciements Introduction générale Première Partie Un bilan des pratiques du risque-pays Introduction à la partie Chapitre 1. Les Firmes Multinationales et le risque politique Introduction I. Risques et Matérialisation du Risque Politique II. Méthodes d’Évaluation du Risque Politique III. Deux Approches du Risque Politique Conclusion du chapitre 1 Chapitre 2. Les Banques et le risque-pays Introduction I. Les banques à l’international II. Méthodes d’évaluation du risque-pays III. Deux approches du Risque-Pays Conclusion du chapitre 2 Chapitre 3. Les Professionnels du risque politique et du risque-pays Introduction I. La Coface et l'appréciation du risque-pays et du risque-projet II. International Country Risk Guide (ICRG) III. The World Competitiveness Yearbook IV. Moody’s Investors Service Conclusion du chapitre 3 Conclusion de la première partie 6 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 7 Deuxième Partie Une approche renouvelée du risque-pays Introduction à la partie Chapitre 4. Une théorie du risque-pays Introduction I. Hypothèse 1 : Quatre grandes logiques d’action structurent les relations internationales et la vie des collectivités nationales II. Hypothèse 2 : Le rythme et la surface de projection des grandes logiques d’action ne sont pas les mêmes III. Hypothèse 3 : chaque logique fait système et chaque système interagit avec les autres IV. Hypothèse 4 - le dé-ajustement des logiques, les dysfonctionnements ou la collision des systèmes sont parfois sources de ruptures : - à l’échelle d’un territoire (risque-pays); - à l’échelle de plusieurs territoires (risque de système) Conclusion du chapitre 4 Chapitre 5. Une méthode d’analyse prospective du risque-pays Introduction I. Fondements et outils de la méthode II. Les sources d’information III. Les indicateurs du risque-pays IV. Le renseignement des indicateurs : une illustration Conclusion du chapitre 5 Conclusion de la deuxième partie Troisième Partie Une application au cas du Viêt Nam Introduction à la partie Chapitre 6. Identifier les ruptures et les points de bifurcation au Viêt Nam (Systémique) Introduction I. Le recensement des variables II. L’analyse structurelle du risque-pays au Viêt Nam III. Les plans influence/dépendance (MICMAC) Conclusion du chapitre 6 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Chapitre 7. Analyser le jeu des acteurs du risque-pays au Viêt Nam (Stratégique) Introduction I. Choisir les acteurs II. Construire le tableau stratégie des acteurs III. Identifier les enjeux stratégiques et les objectifs associés IV. Positionner chaque acteur sur les différents objectifs et repérer les convergences et divergences entre acteurs sur ces objectifs (matrices des positions simples) V. Faire apparaître les hiérarchies d’objectifs (matrice des positions valuées) et recenser les tactiques possibles (jeux d’alliances et de conflits) VI. Évaluer les rapports de force des acteurs VII. Intégrer les rapports de force dans l’analyse des convergences et des divergences entre acteurs VIII. Synthèse finale du jeu des acteurs dans l’étude du risque-pays Conclusion du chapitre 7 Chapitre 8. Construire les scenarii du risque-pays au Viêt Nam (Prospective) Introduction I. Les facteurs de blocage et de changement II. Les questions clés pour l’avenir III. L’analyse morphologique du risque-pays au Viêt Nam IV. Les scenarii du risque-pays au Viêt Nam Conclusion Conclusion de la troisième partie Conclusion générale Bibliographie Mots clefs 8 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Table des figures Retour au sommaire * * * * * * * * * * * * * * * Les formes du risque politique Une typologie des structures d’évaluation du risque politique des entreprises américaines Rhône-Poulence Rorer et General Motors : deux approches du risque politique Le système VOR chez Rhône-Poulence Rorer Une direction de la prospective stratégique dans l’organigramme d’une grande entreprise du secteur industriel (proposition) Une nomenclature du risque-pays Un exemple de Country spread-sheet Un exemple de Check List Weighted Check List, Scoring, Rating Credit Lyonnais : le service des risques-pays dans l’organigramme interne (1997) Les sources principales d'information du risque-pays Le Viêt Nam comme « système de systèmes » L’analyse structurelle du risque-pays au Viêt Nam Total des valeurs d’influence/ dépendance pour chaque variable Classement des variables en fonction de leur influence croissante Comparaison des classements directs et indirects Graphique influence/dépendance direct (n° des variables) Graphique influence/dépendance direct (intitulés des variables) Graphique relations MICMAC Prospective (n° des variables) Graphique relations MICMAC Prospective (intitulés des variables) Graphiques superposés (déplacements des variables) Tableau de stratégie des acteurs du risque-pays au Viêt Nam Enjeux et objectifs associés * * * Matrice d’influence directe (MID) Matrice acteurs/objectifs (MAO) Matrice d’influence directe et indirecte (MIDI) * * * * * * * * 9 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) * Scalaire des rapports de force et rétroactions * Matrice des positions simples (1MAO) * Matrice des positions valuées (2MAO) * Matrice des positions valuées pondérées (3MAO) * Matrice des convergences d’objectifs (1CAA) * Matrice des divergences d’objectifs (1DAA) * Matrice valuée des convergences d’objectifs (2CAA) * Matrice valuée des divergences d’objectifs (2DAA) * Matrice valuée pondérée des convergences d’objectifs (3CAA) * Matrice valuée pondérée des divergences d’objectifs (3DAA) * Équilibre des positions des acteurs * Plan influence/dépendance * Plan de convergence des acteurs * Plan de divergence des acteurs * Plan de convergence des objectifs * * Composantes et configurations du risque-pays au Viêt Nam Résultats de l’analyse morphologique 10 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 11 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). REMERCIEMENTS Retour au sommaire L'auteur de la thèse tient à remercier tout particulièrement les professionnels dont les noms suivent : - Monsieur Nicolas Blancher, Economiste « Pays Emergents » en charge de la zone Afrique/Asie à la Société Générale - Monsieur Olivier de Boysson, responsable du risque-pays chez Paribas - Monsieur Guy Longueville, responsable du risque-pays à la BNP - Monsieur Francis Nicollas, "Senior Economist", Responsable de la "Economic and Financial Research Division" du Crédit Lyonnais - Monsieur Pierre de Berranger, Credit Manager de RhônePoulenc Rorer De façon particulièrement ouverte, et sans compter leur temps, ceux-ci ont su lui faire partager leur passion pour ce qui est "l'art de l'analyse des risques-pays" Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 12 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). INTRODUCTION GÉNÉRALE Retour au sommaire Difficile à prévoir...Telle paraît être la nature du risque à l'investissement, l'exportation ou à l’activité de prêt, que certains entrepreneurs, banquiers ou gestionnaires de fonds privés découvrent sur les marchés "émergents" 1. Attirés dans le monde entier par la perspective d'une expansion de leurs activités, ils se retrouvent parfois confrontés à la réalité d'environnements plus complexes que ceux dépeints dans les articles de journaux, ou présentés en termes essentiellement macro ou micro-économiques par des organismes d’évaluation spécialisés. Dans cette thèse, nous nous proposons de réfléchir au problème du risque-pays. Il concerne le risque lié à l'enjeu que représente pour tout agent économique un engagement sur un ou plusieurs "territoire(s) d'opération(s) extérieur(s)". Mais il concerne aussi, et de façon peutêtre moins traditionnelle, le risque lié à l’enjeu que représente, pour divers pays, la présence souvent indispensable d’investissements étrangers sur leur territoire. 1 Selon la définition de l’International Finance Corporation (IFC), une filiale de la Banque Mondiale, « un pays émergent est un pays dont le Produit National Brut (PNB) par habitant est inférieur à 8956 dollars, in Rowe Price T., « What is an emerging market », International Investing, http ://www.troweprice.com/interspot/emerge3.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 13 Pour poser notre sujet, nous ferons tout d’abord dans cette introduction quelques précisions de nature sémantique sur les concepts de risque, d'incertitude, d'enjeu, de risque politique, de risque-pays et de risque d’environnement général des affaires. Ces précisions sont essentielles pour plusieurs raisons : - elles clarifient tout d’abord les concepts sur lesquels nous allons travailler ; - elle introduisent ensuite brièvement la genèse et les acteurs de la problématique, situant par là même le sujet, son évolution et actualité ; - elles permettent enfin de présenter des objections et demandes faites par rapport à la pratique du risque-pays et de définir, en réponse, l’objet de la thèse. Risque, incertitude, enjeu Comme le fait remarquer C. Schmidt, "le risque", dont l'analyse dépend de l'opération envisagée, doit être au préalable distingué de "l'incertitude" 2. Le risque est une appréciation partiellement quantifiée et limitée (donc partiellement objective), d'une situation ou d'un événement, alors que l'incertitude correspond à une situation où aucune probabilité chiffrée ne peut être affectée à la réalisation d'un événement. B. Marois et M. Béhar ajoutent : "le risque est une évaluation de la probabilité d'occurrence d'un événement associé à un enjeu, alors que l'incertitude représente le degré de doute dans cette évaluation et croît avec le manque d'information" 3. 2 3 Schmidt C., "Mesurer l'imprévisible", L'Expansion, 18 Juillet/4 Septembre 1980, p.16. La distinction risque/incertitude est redevable à F.Knight, Risk, Uncertainty and Profit, London School of Economics, n°16, 1921. Marois B., Béhar M., Comment gérer le risque politique lié à vos opérations internationales, Collection l'Exportateur, CFCE, Paris, 1981, p.17. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 14 Une façon de réduire l'incertitude (et non pas de l'éliminer) est alors, pour un agent, de renforcer sa dotation en informations, tout en sachant que l'opération n'aura qu'un caractère relatif (fonction de la qualité de cette information et des capacités de celui qui en fera usage). Dans le cas du risque-pays ou du risque politique, ce que chercher à évaluer l'agent économique n'est donc pas l'incertitude internationale (avenir non probabilisable). C'est bien le couple risque-enjeu ou, pour être plus précis, le risque représenté par une opération spécifique dans un contexte national étranger, par rapport à son enjeu. Certaines entreprises acceptent ainsi de façon calculée la probabilité d'occurrence de risques élevés et anticipent leur impact sur leurs opérations, estimant vraisemblable la matérialisation ultérieure de retours proportionnels à leurs investissements. Ces risques constituent autant de barrières à l'entrée pour des concurrents potentiels plus hésitants. C'est, pour illustrer ce point, le cas de Carrefour en 1970 4. Le groupe décide de s'implanter au Brésil, un pays qui présente un fort degré de risque (risque de change, économique et politique). Mais la perspective (ou l'enjeu) de devenir l'un des plus importants distributeurs du pays pousse ses dirigeants à diversifier géographiquement leurs opérations, réduisant par là même le risque global. Ils vont alors investir simultanément en Espagne qui est un marché mûr (la concurrence est sévère et le potentiel de rentabilité incertain) et au Brésil qui est un marché neuf (marché à haut risque, mais dont le potentiel de rentabilité est élevé en raison d'une faible concurrence). Acceptant un taux d'inflation de 45% par an et une situation politique fluctuante, intégrant ces paramètres dans leur stratégie globale, ils parviendront à positionner Carrefour à la première place des distributeurs brésiliens, un défi que leurs concurrents ne pourront relever. Cette précision sur les notions de risque/incertitude ayant été faite et illustrée, nous en ferons une autre. Elle concerne la distinction opérée traditionnellement entre le risque politique et le risque-pays. 4 Le Vigoureux, F., "L'acteur stratégique face à la contrainte de rentabilité dans la décision d'investissement", Mémoire de DEA, IAE de Caen, 1993, source citée in Joffre P., Comprendre la mondialisation, Economica, Paris,1994, p.29. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 15 Risque politique Les premiers agents économiques préoccupés par la dimension du risque politique sont les firmes multinationales. Désireuses, au cours des années 1950, d'accroître leurs part de marché et motivées par les offres d'accueil de pays en voie de développement sortant de la colonisation, elles apprennent très vite à fonctionner en "milieu incertain. Elles vont être ainsi progressivement amenées à se doter de moyens d'information et d'outils sophistiqués pour lire et parfois anticiper la réalité ou l'évolution du contexte politique de leurs opérations. Dans le même temps, un certain nombre de chercheurs issus des grandes universités américaines enrichissent la réflexion sur le risque politique. R.J. Rummel et D.A. Heenan comptent parmi ces auteurs. Ils font une distinction entre "political uncertainty" et "political risk" qui reprend nos précisions sémantiques du début, tout en leur donnant une traduction concrète. Selon eux, « L’incertitude politique décrit un doute subjectif et non mesurable émis par rapport à l’environnement politique. Le risque politique correspond, lui, à une mesure relativement objective qui débouche en général sur une évaluation probabilisée de ce doute 5 ». En d'autres termes, tout élément qui, dans l'environnement politique des affaires suscite" le doute" (mesures réglementaires prises par les États, ou événements déclenchés par divers groupes sociaux : terrorisme, grèves, révolutions - susceptibles d'affecter l'activité d'une entreprise, etc.) mais se prête à la mesure ou au calcul des probabilités, relève du risque politique ; à l'inverse, tout élément qui, dans cet environnement, suscite "le doute", mais relève de l'appréciation subjective et ne se prête pas à la mesure, relève du domaine de l'incertitude. Quels éléments suscitent le doute dans l’environnement politique et se prêtent à une évaluation objective ? À cette question, les réponses les plus évidentes mettent en avant l’expropriation ou la nationalisation d’entreprises étrangères, par des gouvernements hostiles. Toutefois, comme le précisent D. Eiteman et A. Stonehill, ces deux types 5 Rummel R.J., Heenan D.A., "How Multinationals analyze political risks", Harvard Business Review, Jan-Feb 1978, p.68. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 16 de décisions ne représentent qu’un aspect des risques politiques auxquels les entreprises peuvent être exposées 6. D’autres formes de risque politique existent, qui se traduisent de la façon suivante : l’obligation pour des entreprises étrangères d’installer des cadres locaux aux postes de responsabilité, le boycott national des produits d’une entreprise, l’obligation d’acquitter des taxes ou des royalties, etc 7. Ils peuvent aboutir à empêcher les firmes étrangères de réaliser des profits. Un analyste comme S. Robock choisira d'affiner l'étude du risque politique en introduisant l'idée de discontinuité dans l'environnement économique, en distinguant risque politique et instabilité politique et en établissant une différence entre macro et micro-risque politique 8 : - dans le premier cas, Robock estime qu'un risque politique existe du point de vue économique, lorsque des discontinuités, qui sont difficiles à anticiper, surviennent dans l'environnement économique, en raison de changements politiques. Toutefois, ces discontinuités ne constitueront un risque politique pour une entreprise, que si elles affectent de manière significative la rentabilité de ses projets ; - dans le second cas, Robock part du principe qu'une situation politique instable n'est pas forcément synonyme de risque politique : il cite alors l'exemple de l'Italie qui en 36 ans voit passer 40 gouvernements sans que les échanges extérieurs de ce pays en souffrent de façon notable ; - dans le dernier cas, il appelle macro-risque les changements d'origine politique qui affectent indistinctement toutes les entreprises étrangères et micro-risque les changements politiques 6 7 8 Eiteman D.K., Stonehill A., Multinational Business Finance, AddisonWesley, 1982, cité in Brummersted D., « Host Country Behavior : Issues and concepts in comparative political risk analysis », in Rogers J ed., Global Risk Assessments, Book 3, Riverside, 1988, p.78-79. Nous présentons de façon détaillée les différentes formes de matérialisation du risque politique dans le chapitre 1 de notre thèse intitulé « Les Firmes Multinationales et le Risque Politique ». Robock S.H., "Political Risk : Identification and assessment, Columbia Journal of World Business, 6, Jul-Aug 1971, p.68-71. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 17 qui n'affectent volontairement que des secteurs précis de l'économie, ou des entreprises ayant des caractéristiques spécifiques. D.A. Schmidt précisera la notion de micro-risque en écrivant que le degré d'exposition d'une entreprise à l'étranger varie à la fois, selon la nature générale de l'investissement (conglomérat, investissement vertical ou horizontal) ou la nature spécifique de l'investissement (secteur d'activité, degré de technologie employée, répartition de la propriété) 9. Pour illustrer les propos de cet auteur, on peut se référer aux exemples proposés par C. Babinet : celui de l'industriel implanté dans un pays, qui est lourdement exposé à la nationalisation ou à la destruction de ses actifs sur place, alors que l'organisme de prêt ne risque "que" le non-recouvrement de ses créances et l'exportateur le rétrécissement de son débouché 10. Quant à la différence de risque liée au type d'activité et au contexte : au lendemain de la guerre du Golfe écrit le même auteur, un exportateur occidental de matériel militaire n'affrontait pas les mêmes aléas qu'un industriel de l'horlogerie ou un groupe d'ingénierie (la présence historique ou les réseaux personnels peuvent désamorcer le risque). Toutefois, ces derniers peuvent être pris de court par des phénomènes de rejet culturel ou religieux. D.A Brummersted rappellera également que les conflits entre les objectifs des entreprises étrangères et les aspirations des différents pays où elles localisent leurs activités ne sont pas uniquement le fait de pays de pays en voie de développement 11. Il cite alors le cas des nationalisations en France lors de l’arrivée des socialistes au pouvoir au début des années 1980 ; il évoque également le regain de nationalisme au Canada dirigé contre les entreprises américaines désireuses d’acquérir des firmes canadiennes ; il termine en mentionnant le cas des firmes étrangères aux États-Unis dont les filiales courent le risque de se voir imposer par certains États une taxe évaluée en pourcentage de leurs revenus internationaux. 9 10 11 Schmidt D.A., "Analysing Political Risk", Business Horizons, vol 29-4, 1986, p.43-50, cité in Lepert T., Risques économiques et politiques : proposition d'un modèle de choix de type d'implantation à l'étranger, Thèse de doctorat, Université de Paris IX Dauphine, 1991, p.31. Babinet C., Le devoir de vigilance, Denoël, Paris, 1992, p.214. Brummersted D.A., op.cit.,p.79. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 18 Ces remarques faites, nous terminerons cette courte présentation de la littérature consacrée au risque politique en évoquant les contributions d'A. Desta, M. Fitzpatrick et J.D. Simon. Desta tout d'abord prolonge la réflexion sur le risque politique en montrant la nécessité, pour bien l'évaluer, de prendre en considération plusieurs variables : non seulement la dimension macro et microrisque, mais également, et c'est là un élément particulièrement intéressant, la prise en considération de facteurs politiques et économiques externes qui peuvent influencer l'environnement national du pays considéré par l'investisseur 12. Ce détail aurait peut-être permis à un cabinet de consultants spécialisé d'éviter de placer dans la catégorie du risque minimal le Koweït et l'Arabie Saoudite pour son analyse de 1989-1990 (1 an avant la guerre du Golfe). Mais il s'agissait alors d'apprécier la stabilité politique des pays et non les risques extérieurs pesant sur eux 13. M. Fitzpatrick tout comme J.D. Simon, sont deux auteurs qui apportent à cette réflexion un complément utile d'informations : le premier s'étonne de ce que la littérature sur le risque politique reste focalisée sur les changements discontinus. Partant du principe que la politique est un processus continu plus qu'une série d'événements ponctuels, il estime possible d'améliorer la définition du risque politique en prenant en considération des variables de processus, plus que des variables événementielles. Quant à J.D. Simon, il souligne que pour qu'une théorie du risque politique parvienne un jour à émerger, il lui faudra prendre en considération la multitude d'acteurs, de situations et d'environnements qui affectent le risque politique 14. 12 13 14 Desta A., "Assessing political risk in less developed countries", The Journal of Business Strategy, Spring 1985, p.40-53. Babinet C.,op.cit.,p.226. Simon J.D., "A theoretical perspective on political risk", Journal of international business studies, vol 15-3, 1984, p.123-143, cité in Lepert T., op.cit., p.33. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 19 Risque-pays Certains auteurs ont une conception assez restrictive (au sens de "professionnellement orientée") du risque-pays. Ils l'assimilent exclusivement à un risque de non-récupération de leurs créances, par des établissements de crédit, à la suite d'une intervention gouvernementale. Aujourd’hui cependant, la notion inclut d’autres acteurs et d’autres dimensions contenues dans les notions de risque de marché et de risque de contrepartie. De façon traditionnelle, le risque-pays est un objet d’études dans les territoires nationaux où l'État joue un rôle prépondérant et agit : - soit comme emprunteur direct - soit comme garant d'une entité publique ou privée. La notion concerne principalement une profession : les grandes banques mais aussi des États ou des organismes de financement internationaux, qui accordent des prêts de capitaux aux États, entreprises, institutions financières ou organismes publics ou privés 15. La notion de risque-pays (« country risk » en Anglais) apparaît au sein d'un secteur d'activité et dans un contexte historique bien particulier. La "bancarisation" du risque-pays se développe à la suite du premier choc pétrolier. A cette époque, les grandes banques assurent, grâce aux pétrodollars disponibles sur l'euromarché, le financement des déséquilibres des paiements des pays en voie de développement 16. Toutefois, lorsqu'en juillet 1982, les taux d'intérêts améri15 16 Vinhas Pereira C., "Le Risque-Pays : Problématique et Systèmes d'évaluation", Thèse Paris IX-Dauphine, 1988, p.121-122. Terrier J.L., "Une bibliographie", Revue Française de Gestion, Mai-JuinJuillet-Août 1981, p.54. Comme l’explique R. Fossaert, les crédits à court et moyen termes que les banques commerciales et leurs filiales étrangères accordent, sont internationaux à plusieurs titres : tout d’abord, la banque prê- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 20 cains dépassent les 20% par an 17 et qu'au même moment le dollar franchit la barre des 7 francs (deux ans auparavant, il valait moins de 5F), pour des pays comme le Mexique qui remboursent leur dette extérieure en dollars assujettis d'un taux d'intérêt lié à la monnaie américaine, c'est l'asphyxie 18. Et lorsqu’en août 1982 les dirigeants de ce pays informent les institutions officielles qu'étant à cours de réserves, leur pays suspend le règlement du service de la dette, c'est la crise. À partir de cette époque, et pour éviter qu’un accident de la même ampleur ne prenne encore en défaut leurs systèmes d’alerte précoce, banquiers et universitaires revoient leur définition du risque-pays. Ils l’assimilent au risque de blocage de fonds ou de pénurie de devises 19 et en distinguent (tout en précisant qu'elles sont étroitement liées), deux composantes : le risque souverain et le risque de transfert 20. Ils 17 18 19 20 teuse et l’emprunteur relèvent d’États différents ; ensuite, le prêt, souvent consenti en US$ même par les banques non-américaines, est assorti d’un intérêt indexé sur le LIBOR ou sur le NYBOR, cad sur les taux des marchés interbancaires internationaux de Londres et New York. Le résultat, c’est que les risques sont les suivants : Pour le prêteur, le risque d’insolvabilité est renforcé par un risque-pays : les réserves de change disponibles dans le pays du débiteur permettront-elles à celui-ci d’acheter, à bonne date, les dollars nécessaires au service de sa dette ? De son côté, l’emprunteur est exposé à deux aléas majeurs : l’évolution des taux de change en dollars de sa propre monnaie, et les fluctuations des lointains LIBOR et NYBOR. A ces divers titres, écrit Fossaert, son impuissance est complète, in Fossaert R., Le monde au 21ème siècle : une théorie des systèmes mondiaux, Fayard, Paris, 1991, p.248-249. En 1979, la Réserve Fédérale des États-Unis présidée par Paul Volcker engage une politique restrictive destinée à lutter contre l'inflation. Le "prime rate" passe ainsi de 6,82% en 1977 à 18,8% en 1981. Résultat : le service de la dette latino-américaine "flottante" grimpe tout aussi rapidement, obligeant les pays à s'endetter davantage alors que la conjoncture internationale se détériore (croissance, prix des matières premières, etc.). Dans le même temps, les taux d'intérêts deviennent positifs dans la zone OCDE, exerçant un effet d'éviction au détriment des pays débiteurs en mal de refinancement et aussi une puissante incitation à la fuite des capitaux, in "Amérique Latine : vers une nouvelle crise de la dette ?", Nord-Sud Export Consultants, 11 Juillet 1994, p.25. Simon A., Géopolitique et Stratégies d'entreprise : Créances et croyances, Interfaces, Paris,1993, p.29. Vinhas Pereira C., op.cit.,p.121. Calverley J., Country Risk Analysis, Butterworths, London,1990, p.3. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 21 conçoivent également de nouvelles méthodes destinées à en évaluer les probabilités d'occurrence. - Le risque souverain ("sovereign risk" pour les Anglo-saxons) traduit ainsi le risque, pour des organismes financiers internationaux, de voir le gouvernement d'un pays auquel ils ont accordé des prêts, refuser, ou être incapable d'honorer, ses obligations de paiement envers eux. Dans ce cas précis, le remboursement des prêts n'est pas lié aux performances d'un projet particulier. Des agences spécialisées 21 dans l’évaluation de la dette souveraine publient régulièrement une appréciation du risque qui lui est lié. Deux inconnues sont à l'origine de ce risque ; elles peuvent se décliner sous la forme d'une double interrogation : - est-ce que le gouvernement possède les devises nécessaires pour payer ? (est-il insolvable ou en situation d'illiquidité ?) - Est-ce que le gouvernement est décidé à payer 22 ? Dans certains cas en effet, une crise politique ou économique peut placer un gouvernement dans l'incapacité de rembourser ses dettes. Mais dans d'autres, un gouvernement peut simplement décider de répudier sa dette externe, même s'il a la possibilité d'honorer ses engagements 23. C. Vinhas Pereira distingue quatre types de matérialisation du risque auxquels doivent faire face les euro-banquiers 24. Ils constituent chacun un aspect du risque souverain : 21 22 23 24 Moody’s, Standard & Poor’s pour les plus connues. Calverley J., op.cit., p.3. Simon J.D., "Political risk analysis fot international banks and multinational enterprises", in Solberg R.L. ed., Country Risk Analysis, A Handbook, Routledge, New-York,1992, p.127. Vinhas Pereira C., op.cit., p.125-126. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 22 - le risque de défaut : il s'agit d'un retard de paiement des intérêts ou du principal. Ce risque se matérialise souvent pour des raisons techniques ou administratives, mais il a un caractère provisoire. Il existe d'ailleurs une clause des intérêts de retard dans les contrats ; - le risque de moratoire : il est aussi appelé rééchelonnement de dettes. Ce risque consiste en un report des échéances du prêt. Dans ce cas, ni le montant du capital ni celui des intérêts ou les autres conditions du prêt ne sont modifiés ; - le risque de renégociation : dans ce cas précis, la situation est grave pour les institutions prêteuses, car la capacité à rembourser du débiteur est remise en question. Cette défaillance a un caractère durable. En outre, la renégociation entraîne la révision des conditions du contrat de crédit d'origine, notamment sur le principal et les spreads ; - le risque de répudiation : pour le prêteur, c'est le risque financier majeur. Dans ce cas, le débiteur ne reconnaît plus sa dette. On observe souvent cette situation lorsque survient une révolution et que le nouveau gouvernement refuse d'honorer les engagements des anciens dirigeants. - Le risque de transfert ("transfer risk" en anglais) quant à lui traduit le risque, pour des organismes financiers internationaux, de voir des entités publiques ou privées étrangères être incapables d'honorer leurs obligations de paiement à leur égard. Dans ce cas précis, la bonne volonté des bénéficiaires du prêt n'est pas en cause. L'origine du risque est à rechercher du côté de leur gouvernement, qui leur interdit de transférer des fonds hors du pays, ou les empêche d'obtenir les devises nécessaires pour le service de leur dette. Aussi, le risque de transfert ne nécessite pas de se trouver à l'étranger pour se manifester. Il peut survenir lors d'une transaction dans le pays d'origine d'un établissement de crédit, s'il s'avère que les causes de ce risque sont dues à la nationalité du bénéficiaire étranger d'un prêt. A. M. Ciarrapico fait une synthèse du Risque Souverain et du Risque de Transfert en appelant de façon classique "Risque-Pays" : tout Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 23 risque associé aux prêts garantis par l'État ou aux prêts directement consentis aux gouvernements étrangers 25. Elle ajoute toutefois une remarque qui mérite d'être ici mentionnée : selon ses observations, les banques ne font habituellement pas de différence entre le risque commercial et le risque souverain (risque-pays). Pour illustrer sa thèse, elle cite un exemple : celui des prêts commerciaux accordés à une époque aux banques privées chiliennes et non garantis par l'État. Dans cette affaire, les banques chiliennes ont été incapables de rembourser leurs dettes, ayant investi l'argent emprunté de façon inconsidérée. Les organismes créditeurs étrangers ont alors menacé le gouvernement chilien de rendre plus difficile son accès aux prêts internationaux s'il n'acquittait pas les dettes de ses banques privées. Le gouvernement de ce pays a finalement décidé de s'exécuter. J. Calverley choisit d'ajouter à la notion de "Risque-Pays" telle qu'elle a pu être définie ci-dessus, celle de "Risque-Pays Généralisé" (generalized country risk)26. Ce type de risque implique selon lui des facteurs de nature politique (désordres internes, discrimination contre les entreprises étrangères) ou économique (dévaluation ou récession majeures, etc.) qui peuvent avoir une incidence sur la solvabilité d'une entité débitrice privée. Calverley estime que les organismes bancaires sont plus vulnérables au risque souverain/de transfert qu'au risque généralisé, ce qui n'est pas le cas des firmes multinationales. Ses arguments sont les suivants : - pour les banques : le risque-pays généralisé ne devient préoccupant que lorsqu'elles ouvrent une agence dans un pays étranger. Dans une situation de prêt simple au secteur privé, ce type de risque est moindre. S'il peut à l'évidence toucher durement leur portefeuille, ce dernier est souvent restreint dans la plupart des pays en voie de développement. Et dans les pays où ce n'est pas le cas, le gouvernement accepte généralement d'honorer les 25 26 Ciarrapico A.M.,Country Risk, Dartmouth publishing Company Limited, Aldershot, 1992, p.4-5. Calverley J., op.cit., p.4. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 24 dettes du secteur privé (cf. l'exemple des banques chiliennes cité plus haut par A.M. Ciarrapico) ; - pour les firmes multinationales : le risque-pays généralisé est crucial. Si l'on compare le risque de transfert et le risque-pays généralisé : le premier type de risque peut empêcher une multinationale d'engranger des bénéfices ; mais son horizon d'investissement à long terme lui permet généralement d'attendre que le pays sorte de la crise. Dans le cas du risque-pays généralisé, la détérioration des conditions politiques ou économiques peut parfois occasionner de lourdes pertes et éliminer tout espoir de faire des bénéfices. - Le risque de marché : la « marchéisation » (titrisation) des financements (Brady Bonds, New Issues, actions, titres de la dette locale à court terme libellée en dollars ou en devise locale), les réformes structurelles mises en place par de nombreux pays dans les années 1990 (plans d’austérité, programmes de conversion ou de restructuration de dette, libéralisation des marchés de capitaux, mise en place de privatisations) font qu’aujourd’hui les capitaux privés jouent à nouveau un rôle important dans le financement externe de nombreux pays 27. Si le phénomène permet à un certain nombre de pays d’avoir accès à des sources de financement en devises fortes, il n’a pas que des avantages. Dans la mesure où la rémunération et la liquidité de leurs actifs constituent les critères majeurs de décision des banquiers ou des grands 27 En 1996, les flux nets de capitaux à destination des 30 principaux pays émergents atteignaient 231 milliards de dollars, alors que les capitaux publics ne représentaient plus que 8 milliards de dollars, soit 3% des flux globaux vers les principales économies émergentes. Mais ces chiffres ne doivent pas cacher l’extrême disparité des situations : l’Asie, avec 129 milliards de dollars, a capté 56% des flux privés à destination des pays émergents (La Rep.Pop de Chine et la Corée du Sud ont été les premiers bénéficiaires avec respectivement 38 et 36 milliards de dollars). En 1996 également, les financements nets en provenance du secteur bancaire et à destination des 30 principales économies émergentes se sont élevés à 65 milliards de dollars, en retrait par rapport aux 78 milliards de dollars de 1995. Cette diminution est, selon L.Tovi, essentiellement due à une réduction marquée des prêts de court terme, au profit de financements à moyen et long terme, in Tovi L., « Pays émergents : Ni miracle, ni mirage », Les Echos, lundi 24 février 1997, p.43-44. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 25 acteurs financiers dans le choix de localisation de leurs investissements, toute perspective de gains supérieurs à réaliser sur d’autres actifs et dans d’autres lieux (ce n’est pas nécessairement la qualité des politiques économiques qui attire les investisseurs étrangers, cela peut être la recherche d’un gain à très court terme), ou toute perception par eux de faiblesse dans une économie : accumulation trop grande de dette ou de promesse de payer par rapport aux capacités de remboursement, perception d’une surévaluation de la monnaie ou d’une incertitude politique importante, faiblesse institutionnelle (notamment du secteur bancaire) - tous ces éléments peuvent, soit de façon séparée, soit de façon cumulative, engendrer un retrait brutal des capitaux investis et une crise financière grave pour les pays concernés mais aussi pour d’autres économies 28. Les risques de marché sont donc plus difficiles à appréhender que les risques de défaut. Dans le cas des risques de défaut, des séries longues d’agrégats macro-économiques permettent en général de cerner les risques d’illiquidités et d’insolvabilité 29. Or les crises financières récentes illustrent l’insuffisance d’une approche fondée uniquement sur des ratios macro-économiques. Pour les risques de marché, le champ des causes est plus large que pour les risques de défaut, car les mouvements de capitaux dépendent à la fois de considérations internes et externes aux pays qui les accueillent. D’autres séries de questions doivent être envisagées qui sont liées pour certaines à la situa28 29 En raison de l’interdépendance des marchés, la crise peut se propager à l’échelon d’une région et déborder sur des marchés lointains, comme on a pu le voir lors de la dernière crise mexicaine et lors de la crise plus récente déclenchée en Thaïlande au début de l’été 1997. A ce sujet, H.Neiss, le Directeur du Département Asie et Pacifique du FMI déclarait : « La crise thaïlandaise a montré la vitesse à laquelle les pressions qui s’exercent sur le marché des changes et des capitaux peuvent s’étendre d’un pays à l’autre, quelles que soient les variables économiques fondamentales. Aucun des pays voisins atteints par la crise ne présentaient la combinaison de facteurs de vulnérabilité qui a précipité la crise en Thaïlande et leurs variables fondamentales sont dans l’ensemble saines. J’ai donc été surpris par le degré de contagion de la crise, car même les plus petites faiblesses se sont transformées en sujets de préoccupation majeurs pour les marchés », in FMI Bulletin, 22 septembre 1997, p.287. Longueville G., « Les nouvelles dimensions du risque-pays », Banque n°585, octobre 1997, p.46. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 26 tion de l’offre sur les marchés financiers internationaux et pour d’autres à l’économie du développement (vulnérabilités structurelles) des pays considérés, à leur stabilité politique et sociale interne - tous facteurs qui, pour les derniers, se prêtent moins facilement à une quantification objective et comparative 30. Leur appréciation et donc beaucoup plus subjective et comporte une part non réductible d’incertitude parfois à l’origine de mouvements de défiance collectifs. Le processus de cristallisation soudaine des composantes du risque-pays (risque souverain, risque de transfert, risque de marché) oblige donc l’expert à se livrer à une analyse globale du pays examiné dans la mesure où les frontières entre ces risques sont floues et dans la mesure également où il existe parfois des liens entre eux 31 : une crise de change peut être déclenchée par la perception d’une incertitude politique importante ou par une faiblesse institutionnelle (notamment du secteur bancaire), même si la monnaie ne paraît pas surévaluée et l’ensemble du pays pas surendetté. La dévaluation affecte alors la valeur de l’ensemble des actifs domestiques et peut déclencher une fuite des capitaux. - Le risque de contrepartie : Le risque de marché peut en outre se transformer en risque de contrepartie et vice-versa. Ainsi, un ensemble d’entreprises à priori saines ou viables peuvent basculer dans la faillite si leur environnement macro-économique se dégrade 32 : un retournement des taux de change, d’intérêt ou du prix des actifs peut mettre en difficulté des banques dont les liquidités se trouveront brutalement asséchées ; une crise financière grave et une récession nonanticipée pénaliseront de la même manière des entreprises nationales endettées en devises fortes. De même une crise systémique des banques peut déclencher un mouvement de défiance par rapport à la monnaie et aux actifs d’un pays sur les marchés financiers et des changes, qui peut ultérieurement aboutir à un risque de non-transfert. Mais ont peut également imaginer que le sauvetage massif d’entreprises ou de banques par la puissance publique puisse accroître 30 31 32 de Boysson O., « Pays émergents : risques de marché ou risque de solvabilité ? », Conjoncture, Mai 1997, p.4. Ibid., p.2. Longueville G., op.cit., p.47. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 27 le risque souverain et le risque de non-transfert, sans que le pays n’ait subi pour autant de crise financière. Risque politique et risque-pays : des dimensions interdépendantes Ces dernières remarques sur la nature multiforme du risque-pays nous conduisent tout naturellement à évoquer les remarques faites par plusieurs auteurs sur le caractère artificiel de la distinction établie par certains experts entre le risque-pays et le risque politique. - C. Schmidt écrit ainsi : "une crise économique peut engendrer des changements politiques, tandis qu'un bouleversement politique s'accompagne le plus souvent de changements économiques" 33. - S. de Coussergues écrit de la même manière : "risque politique, risque économique et risque de crédit sont le plus souvent imbriqués. L'instabilité politique se répercute sur le situation économique et financière d'ensemble, d'où un risque de crédit qui s'accroît : les crises économiques provoquent souvent des changements de régimes politiques. D'où la nécessité d'approches globales" 34. - C.R. Kennedy fait une remarque qui va dans le même sens : puisque les phénomènes socio-politiques et économiques sont très fortement corrélés et souvent inséparables, [...] ces deux termes (risque politique et risque-pays) sont conceptuellement interchangeables 35 ». - B. Marois précise également : "dans la littérature du risquepays, les auteurs ont souvent tendance à séparer risque sociopolitique et risque économico-financier. [...] En fait, les deux 33 34 35 Schmidt C., op.cit.,p.16. de Coussergues S., Gestion de la Banque, Dunod, Paris,1992, p.202-203. Kennedy C.R., Managing the international business environment : Cases in political and country risk, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1991, p.2. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 28 domaines évoqués ci dessus, non seulement apparaissent comme complémentaires (car une mesure économique possède en général une dimension politique et réciproquement une décision politique a une incidence économique), mais aussi comme interdépendants" 36. Et pour illustrer l'interdépendance des facteurs de risque, Marois évoque le cas de l'Argentine au début des années 1980. Selon lui, les résultats catastrophiques de l'économie ont poussé le régime militaire à s'engager dans la guerre des Malouines. Cette guerre a entraîné à son tour la chute des militaires et le démarrage d'une nouvelle politique économique lors de l'élection de R.Alfonsin. Pour clore ces remarques, citons enfin le propos de R.P. Nye, auparavant Senior Analyst de la Sovereign Risk Unit chez Moody’s et Président de Global Investment Advisors, Inc : « Comme les grandes banques américaines l’ont appris à leurs dépens au début des années 1980, les ratios financiers et les modèles économétriques ne suffisent pas pour évaluer la capacité d’un pays endetté à remplir ses obligations de paiement envers ses créanciers. Des États aussi différents que la Pologne, l’Argentine, l’Afrique du Sud et les Philippines ont fait défaut ou rééchelonné leur dette étrangère pour des raisons qui n’étaient pas uniquement économiques ou financières. Très souvent, des considérations politiques comme l’incapacité d’imposer des mesures d’austérité, des troubles raciaux ou politiques, l’absence de confiance de la population dans les autorités de leur pays, sont à l’origine d’une crise de solvabilité. Il est donc évident que les risques politiques sont une composante essentielle des stratégies financières internationales 37 ». La volonté de ne pas considérer de façon séparée le risque politique et le risque économique ou financier entraîne alors un auteur comme B. Marois à parler alors de "risque-pays". Il propose donc la définition suivante : "le risque-pays peut se comprendre comme le risque de matérialisation d'un sinistre résultant du contexte économique 36 37 Marois B., Le Risque-Pays, PUF, Paris, 1990, p.9. Nye R.P., « Capital markets and country risk : sovereign credit assessment at Moody’s », in J.Rogers ed., Global Risk Assessments : issues, concepts and applications, Book 3, Riverside, 1988. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 29 et politique d'un État étranger dans lequel une entreprise effectue une partie de ses activités [...]. Risque de perte, mais aussi opportunité de gain 38". Nous partirons de l’interprétation de Marois pour nous libérer de l’alternative risque-pays/risque politique, tout en faisant la précisions suivante : les transformations qui, depuis le début des années 1990 affectent le système international et le fonctionnement de ses unités nationales, militent en faveur d’un élargissement de la problématique du risque-pays et d’un apport complémentaire à ses méthodes traditionnelles d’évaluation. C’est autour de ce constat que nous énoncerons l’objet de notre thèse et structurerons notre plan. Problématique, objet de la thèse et plan Les crises récentes qui, entre 1994 et 1998 ont secoué les « marchés émergents 39 » et menacent le système financier international incitent aujourd’hui les spécialistes du risque-pays à améliorer ou revoir leurs instruments d’analyse 40. La Coface décide ainsi d’ajouter à sa batterie d’indicateurs, des outils destinés à apprécier le risque de survenance d’un ajustement brutal imposé par les marchés financiers 41. Les grandes agences d’évaluation du risque de crédit sont, quant à elles, invitées à transformer leurs notations en système d’alerte précoce 42. 38 39 40 41 42 Marois B., Le risque-pays, op.cit., p.5. P. Krugman estime que les sept pays (Mexique, Argentine, Thaïlande, Corée du Sud, Indonésie, Malaisie et Kong Kong) qui ont été touchés par ces crises ont connu une récession pire que tout ce que les États-Unis ont connu depuis les années 1930, in « Les remèdes de Washington : une injure à la science économique », Courrier International n°414, du 8 au 14 octobre 1998, p.38. Gherardi S., « Les éclaireurs du risque international », Le Monde de l’Economie, mardi 13 janvier 1998. Clei J., « Les leçons de la crise mexicaine », Banque Stratégie n°141, septembre 1997, p.21-23. Reisen H ., « Il faut transformer les notations des pays en signaux d’alerte précoces », Le Monde Economie, mardi 24 février 1998. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 30 Dans ce contexte de crise, les critiques abondent sur le métier et les professionnels du risque-pays. Pour autant, et à la décharge de ces experts, un constat s’impose : le risque-pays est devenu un exercice particulièrement complexe. Inscrit à la charnière de réalités mondiales et nationales, de logiques privées et d’intérêts souverains, il nécessite de manipuler de nombreux facteurs et acteurs interagissant simultanément. Il requiert également de mobiliser une somme impressionnante de données (quantitatives et qualitatives) concernant ces forces. Ce faisant, l’observateur avisé s’abstient de « tirer à boulets rouges » sur une profession qui, tout en ayant développé des outils adaptés aux besoins de ses utilisateurs, n’hésite pas à en reconnaître le caractère incomplet 43. Malgré les réserves émises à l’encontre du risque-pays, les soubresauts récurrents de l’environnement international militent en faveur d’une poursuite de cette activité. Mal connue en France du public d’entreprise (en particulier des PMI et PME), assimilée par des commentateurs pressés aux outils de la Coface, à ceux des grandes agen43 On peut signaler ici pour illustration les fortes réserves émises par J.L Terrier. C’est dans la seconde moitié des années 1970 que J.LTerrier, alors directeur-adjoint d’une grande banque new-yorkaise met au point une méthode de notation et de classement du risque-pays. Il va la développer dans le cadre de « Nord-Sud Export », une société de Conseil qu’il crée en 1981 et dont la publication bimensuelle du même nom devient une référence pour les principaux acteurs de l’exportation et de l’investissement en France. En 1994, J.L Terrier liquide le cabinet Nord-Sud Export. La société d’intelligence économique Miallot & Associés rachète le titre de la publication bimensuelle ainsi que le fichier abonnés. Terrier décide alors de réaliser son classement pays sous l’appellation de « Credit Risk International ».Terrier, tout en reconnaissant la nécessité opérationnelle de ce type d’outils (indicateurs quantitatifs permettant de chiffrer les risques encourus dans les décisions de prêts, d’exportation, ou d’investissement) estime qu’ils restent « primitifs ». Aussi n’hésite-t-il pas à conclure à la supériorité de la méthode des scénarios pour évaluer le risque politique, in « Comment établir votre classement à la carte ? », Résultats II, Classement-Pays 19941995 », Credit Risk International, 15 Novembre 1994. La méthode des scénarios est brièvement décrite dans l’ouvrage de Frei D., Ruloff D., Les Risques Politiques Internationaux Edition S.A, 1988, p.269-273. Parmi les références bibliographiques, on trouve Godet M., The crisis in Forecasting and the Emergence of the « Prospective Approach, Pergamon Press, 1979. c.f Godet M., Manuel de Prospective Stratégique, 2 Tomes, Dunod, 1997. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 31 ces de rating ou des cabinets de conseil spécialisés, l’évaluation du risque-pays, dans sa mission de réduction de l’incertitude entourant le contexte étranger des affaires, intéresse toujours les grandes entreprises et les banques. Une question se pose toutefois : cette démarche gagnerait-elle en précision et en efficacité (ferait-elle ainsi de nouveaux adeptes ?), si elle parvenait à articuler deux éléments : - une théorie du risque-pays. Capable d’évoquer, sur la base de quelques hypothèses, les principales caractéristiques de l’environnement international, ce schéma synthétique et abstrait sélectionnant facteurs, acteurs, et relations entre ces forces tous éléments jugés plus explicatifs que d’autres, permettrait de comprendre l’origine des tensions susceptibles de se transformer en ruptures et risques de matérialisation de sinistres à l’échelle d’un pays ; - une méthode d’analyse du risque-pays. Sur la base des hypothèses formulées dans la théorie (et non a priori en fonction d’une certaine idée du risque-pays), la méthode autoriserait la sélection d’indicateurs. Une fois renseignés et traités, ces indicateurs fourniraient des précisions sur les forces (facteurs et acteurs) à mêmes d’engendrer des ruptures porteuses de risques, à l’échelon d’un pays. Le diptyque théorie-méthode d’analyse proposé, répondrait en fait à une objection et une demande formulées respectivement par des chercheurs et des praticiens du risque-pays : - l’objection : l’absence de théorie reconnue, capable, aussi bien en économie qu’en relations internationales, de rendre compte, tant de l’origine complexe des phénomènes internationaux, que Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 32 des horizons spatio-temporels multiples des acteurs impliqués tous éléments pouvant être des facteurs de risques-pays 44 ; - la demande : la nécessité de compléter les analyses comparatives du risque-pays par des études monographiques, des expertises, ou des approches globales pays par pays 45. Ces travaux sont, selon les mots employés par certains experts, « plus que jamais nécessaires pour éviter de gros déboires » 46. C’est pour répondre à la question que nous avons posée, pour répondre également aux objections et demandes précitées, pour dissiper enfin les zones d’ombre qui entourent la pratique du risque-pays, que ce travail a été conçu. L’objet de la thèse se décline donc en quatre points : un bilan des pratiques du risque-pays ; une théorie du risque-pays ; une méthode d’analyse systémique et prospective du risque-pays ; une application au cas du Viêt Nam. Dans le plan que nous avons retenu, ces quatre points seront traités dans trois grandes parties et huit chapitres. 44 45 46 Cette remarque revient aussi bien dans les travaux consacrés aux risques politiques : cf. Frei D., Ruloff D., Les risques politiques internationaux, édition SA,Paris, janvier 1988, p. 31-32, que dans ceux traitant du risque-pays : cf. Verdie J.F., De l’évaluation bancaire du risque-pays, Thèse de Sciences de Gestion, Université des Sciences Sociales de Toulouse I, Janvier 1992, p.11. Longueville G (responsable risque-pays à la BNP)., op.cit., de Boysson O (responsable risque-pays Paribas)., op.cit., Miotti L., Ricoeur-Nicolai N (experts risque-pays, Caisse des Dépôts et Consignation)., « Typologie des risques-pays », Marchés financiers, CDC, Gestion, n°110, Juillet-Août 1996. Miotti L., Ricoeur-Nicolai N., ibid., p.27. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 33 Première partie : Un bilan des pratiques du risque-pays Risque politique et risque-pays sont des termes dont l’utilisation renvoie à agents économiques, des préoccupations, et des pratiques de l’international, bien précis. Or il n’existe pas en France (à notre connaissance) de publications qui détaillent, à partir d’études de cas, les dispositifs (structures et méthodes) mis au point par ces agents Firmes Multinationales, Banques Multinationales, Institutions de Référence (Agences de notation et de conseil) - pour évaluer le risquepays. Les travaux (thèses, articles, ouvrages) réalisés sur le sujet se content pour la plupart d’évoquer de façon très générale les pratiques des banques ; ils reprennent aussi les méthodes élaborées par des sociétés de conseil qui pour certaines (comme Novaction 47) ont abandonné l’activité risque-pays ou qui pour d’autres (comme XA.EP) semblent avoir disparu du marché et ne sont de toute façon pas citées comme références sur ce segment particulier du conseil par les agents économiques ou les professionnels au niveau international. Avant de proposer une approche complémentaire du risque-pays (théorie et méthode), il nous a donc paru nécessaire de rentrer dans le détail des outils mis au point par les grands opérateurs de l’économie ou les institutions de référence. Pour y parvenir, nous avons utilisé des sources de première main (entretiens avec des responsables de services de risquepays) mais aussi exploité, grâce à Internet, des sites, des réseaux et des publications américains spécialisés dans cette activité. L’exercice est resté limité, principalement pour des raisons linguistiques, aux pratiques françaises et états-uniennes. Pour réaliser ce bilan, nous avons procédé comme suit : - Le chapitre 1 de la thèse passera en revue les pratiques des firmes multinationales en matière de risque politique. Après avoir évoqué les risques liés à l’internationalisation de leurs activités et les formes particulières que prend pour elles le risque politique, nous ex47 C’est après un contact direct pris, le 4 Novembre 1998 avec la Société Novaction, que nous sommes en mesure d’apporter cette précision. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 34 poserons à l’aide de plusieurs exemples les difficultés rencontrées par plusieurs grandes entreprises sur des marchés étrangers ; nous évoquerons ensuite les méthodes types d’évaluation du risque politique utilisées par les FMN, ainsi qu’une typologie des pratiques américaines en la matière fondée sur des exemples précis ; nous enchaînerons avec la présentation de deux études de cas consacrées aux dispositifs d’évaluation du risque politique mis en place par une FMN française et une FMN américaine. Dans la conclusion de ce premier chapitre, nous nous interrogerons sur l’avenir de la pratique du risque politique dans les entreprises multinationales et esquisserons quelques propositions concernant le type de structure à même de piloter cette activité, ainsi que sa place dans un organigramme. - Le chapitre 2 de la thèse examinera les pratiques des banques multinationales en matière de risque-pays. Décrivant dans un premier temps l’évolution de leurs activités internationales, il s’attachera également à esquisser une nomenclature du risque-pays, à évoquer les dénouements possibles des prêts internationaux et à apporter des précisions sur le risque de système. Le propos évoluera ensuite vers une présentation détaillée des approches types (qualitatives/quantitatives) utilisées par les banques pour évaluer le risque-pays et s’attachera à évoquer les faiblesses de ces approches. Deux études de cas consacrées aux dispositifs d’évaluation du risque-pays conçus par une banque américaine et une banque française compléteront l’ensemble. La conclusion du chapitre replacera la pratique du risque-pays dans un environnement stratégique et opérationnel qui, pour les banques, a changé, a transformé leur rapport à l’international, mais requiert néanmoins la poursuite d’analyses pointues de leurs contextes d’investissement. - Le chapitre 3 de la thèse passera en revue les méthodes d’analyse du risque politique et du risque-pays utilisées dans les métiers de la couverture des risques politiques internationaux, du conseil, et de la notation de la dette souveraine. Malgré les critiques récurrentes qui leur sont faites pour leur manque de perspicacité lors de crises graves, les organisations qui pratiquent ces métiers continuent de bénéficier d’une certaine crédibilité auprès de leurs clients comme Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 35 l’attestent plusieurs éléments : leur renommée auprès des grands opérateurs internationaux, leur longévité malgré les erreurs d’évaluation commises, leur robustesse face à la concurrence - des élément qui en font aujourd’hui de véritables « institutions de référence » en matière d’analyse du risque politique et du risque-pays. Le choix des noms retenus dans ce chapitre pour illustration des pratiques a donc été effectué en fonction des considérations que nous venons d’évoquer. La conclusion de ce chapitre fera néanmoins état des critiques de fond qui leur sont régulièrement adressées et présentera les résultats d’études consacrées à l’évaluation de leurs résultats. - Deuxième partie : Une approche renouvelée du risque-pays De façon très pragmatique, les analyses du risque-pays dont on retrouve le canevas dans les méthodes d’évaluation utilisées par les agents économiques et les professionnels du conseil, passent généralement au crible trois grands domaines ; le contexte politique et social : contraintes internes, situation géopolitique, comportement de paiement ; le contexte économique : nature et soutenabilité du développement, évolution de la valeur externe de la monnaie, compatibilité avec le financement extérieur ; le contexte financier : ratios d’endettement, de solvabilité, de liquidité. Pour autant, si elles sont très opérationnelles, ces grilles qui offrent à l’exportateur ou l’investisseur une lecture plurielle et détaillée de la situation des pays, souffrent de trois grandes faiblesses : tout d’abord, les outils dont elles disposent pour faire l’analyse globale d’un pays : un territoire délimité, des facteurs de production stables, une monnaie nationale, une main-d'oeuvre qui ne chevauche pas les frontières, des avantages comparatifs peu sensibles à l'usure du temps (Z. Laïdi) - ces outils se révèlent inadéquats face au phénomène de mondialisation économique et à son impact en termes de risque-pays sur les territoires nationaux ; en considérant ensuite de façon séparée les dimensions politiques, économiques, financières et sociales des forces tant internes qu’externes à l’oeuvre sur un territoire, ces grilles de lecture ne peuvent en restituer la dynamique et son incidence possible en termes de risque-pays ou de risque de système sur les opérations des agents qui Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 36 « font » l’économie internationale et sur la situation nationale des territoires ; enfin jusqu’ici ces approches n’ont, dans la plupart des cas, considéré le risque-pays que du point de vue des grands investisseurs et sous l’angle d’indicateurs susceptibles de les renseigner sur leur probabilité d’exposition au risque-pays. Elles les ont donc empêchés d’évaluer pleinement l’impact (politique, économique et social) à court et long terme, de leurs stratégies, sur un territoire d’accueil et, par ricochet, sur d’autres territoires. Elles se sont donc privées de considérer le (s) risque (s) que ces agents faisaient courir à un certain nombre de pays et leurs possibles effets induits sur d’autres agents et d’autres pays. C’est pour tenter de corriger ces faiblesses et apporter un complément (réclamé par les professionnels) à ces grilles de lecture comparatives, que nous nous efforcerons de combiner théorie et méthode prospective, dans une démarche renouvelée du risque-pays. Pour atteindre les objectifs indiqués, nous procéderons comme suit : - Le chapitre 4 de la thèse sera une tentative de théorie du risquepays, sous la forme de plusieurs hypothèses visant à fixer temporairement les principes structurant les relations internationales et la vie des collectivités nationales. Le propos part d’un constat : il existe de multiples travaux théoriques sur le risque-pays ; mais leur incapacité à prendre la mesure, et à rendre compte, des transformations affectant aujourd’hui l’environnement international et les unités nationales, en diminue la pertinence. C’est pour essayer de replacer la problématique du risque-pays dans son contexte - un contexte international d’aprèsguerre froide et de mondialisation - que cette tentative de théorie sera faite. Sur la base d’analyses, conduites par différents auteurs dans plusieurs disciplines (Sociologie, Relations Internationales, Economie, Sciences de Gestion), l’essai s’efforcera de répondre à une double ambition : élaborer un cadre conceptuel permettant de prendre la mesure réelle du risque-pays dans un contexte d’interdépendance accrue des situations nationales, de globalisation et de financiarisation de l’économie ; rationaliser dans le même temps, et sur la base des hypothèses émises par la théorie, l’utilisation d’une méthode prospective Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 37 permettant d’identifier les forces (facteurs et acteurs, internes et externes) générant tensions et ruptures à l’échelle des territoires. - Le chapitre 5 de la thèse proposera une méthode d’analyse du risque-pays. Elle doit permettre au chercheur ou à l’investisseur de rentrer dans la complexité d’une situation nationale étrangère. Nous préciserons dans un premier temps les fondements, origines et outils de la méthode. Empruntant à la systémique et à la prospective, elle mobilise les techniques de l’analyse structurelle, de l’analyse des jeux d’acteurs, et de la construction des scénarios. La méthode retenue nécessite toutefois de réunir de multiples données quantitatives et qualitatives. Nous nous attacherons donc à préciser les sources (publiques et privées) utilisées pour les réunir. Avec l’exposition de la façon dont ces données sont exploitées, nous aborderons le dernier point du chapitre. Sur la base des principales hypothèses constituant le cadre théorique du risque-pays, des indicateurs de recherche seront définis. Sans constituer un support rigide et définitif, leur existence devrait permettre d’organiser une collecte problématisée de données. Déclinées ensuite sous forme de variables, leur sélection aura pour finalité d’autoriser - une fois passées au crible des outils de la prospective l’identification des forces porteuses de stabilisation ou de ruptures à l’échelon d’un territoire, ainsi qu’une représentation (sous forme de scénarios) de leur possible évolution. - Troisième Partie : Une application au cas du Viêt Nam Conçue comme un complément - réclamé par les professionnels aux approches comparatives du risque-pays, la démarche mono-pays proposée prendra pour test de validité et terrain d’application, un pays du Sud-Est asiatique. Entre communisme et économie de marché, nécessaire ouverture au monde et tentations de repli, le Viêt Nam reste un cas d’école pour le risque-pays. La constitution d’une base de connaissances sur ce pays 48, l’exploitation de sources professionnel48 Sionneau B., Base de connaissances sur le Viêt Nam, Groupe ESC BX, 1994 (2 Tomes : 385 pages). Cf. détails dans bibliographie. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 38 les (détaillées dans la partie « méthodologie »), l’expertise d’un directeur de recherche spécialiste du Viêt Nam - ces divers éléments faciliteront le renseignement des indicateurs et l’étayage des analyses. Leur mise en perspective par le biais d’une théorie du risque-pays, leur traitement et combinaison par le biais d’une méthode d’analyse prospective du risque-pays et de plusieurs outils informatiques associés - ces options devraient rendre possible, dans les faits, le « démontage » et l’observation d’une réalité vietnamienne que les approches par les grandeurs macro-économiques ou financières ne font qu’effleurer (tout en restant des compléments techniques indispensables pour évaluer les moyens réels dont disposent les autorités et les agents économiques d’un pays donné 49). - Le chapitre 6 de la thèse sera une application, en plusieurs étapes, de l’analyse systémique au cas du Viêt Nam. Il s’agira de décrire, de façon exhaustive, le système (Viêt Nam) associé à la problématique posée (son risque-pays, conçu comme la résultante d’un déajustement des logiques et des systèmes structurant le monde et les territoires). Pour ce faire, nous recenserons un certain nombre de variables, nous étudierons leurs relations dans une matrice d’analyse structurelle afin de pouvoir identifier, parmi elles, des tendances lourdes, des variables de rupture et des points de bifurcation. L’objectif final est, à ce stade de l’application, de mettre en évidence les variables clés, en se posant les bonnes questions et en essayant de ne pas négliger de piste. Le recours au programme informatique MICMAC devrait nous permettre d’y parvenir. - Le chapitre 7 de la thèse nous conduira à étudier les stratégies des acteurs qui, au Viêt Nam, s’affrontent dans des jeux complexes et incertains, porteurs de ruptures. C’est autour des variables clés, identifiées lors de l’analyse structurelle, que seront identifiés les acteurs ayant une réelle capacité d’influence sur le pays. L’exercice consistera 49 Le lecteur trouvera dans un ouvrage très complet, les différentes techniques financières qui existent pour évaluer le risque-pays, l’intégrer dans les stratégies des grands investisseurs, et le gérer, in Clark E., Marois B., Managing risk in international business : techniques and applications, International Thomson Business Press, London and Boston, 1996. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 39 ensuite à analyser leurs interactions et à dresser un inventaire aussi précis que possible de leurs moyens d’influence réciproques. L’ensemble de ces étapes devrait nous permettre de faire apparaître progressivement leurs convergences et divergences de vue, révélant par là même leur rôle dans l’amplification ou l’apaisement des facteurs de tension au Viêt Nam. Nous aurons recours au programme informatique MACTOR pour mener à bien ces exercices. - Le chapitre 8 de cette thèse nous conduira à nous interroger sur les évolutions les plus vraisemblables, du risque-pays au Viêt Nam. L’exercice nécessitera d’élaborer un certain nombre d’hypothèses fondamentales sur le devenir du pays étudié à partir des enseignements tirés des étapes précédentes. Nous nous poserons pour ce faire, une série de questions : quels événements, quelles innovations peuvent rester sans conséquence ? Quelles autres sont susceptibles d’affecter le Viêt Nam dans le sens d’une évolution souhaitée ou subie par les différents intérêts en présence ? L’énoncé, sous forme de scénarios, des hypothèses clés du futur et des cheminements qui y peuvent y conduire, sera contenu dans cette étape. Le recours à l’analyse morphologique et au programme informatique MORPHOL devrait nous permettre de réaliser ces opérations. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Première partie Un bilan des pratiques du Risque-Pays Retour au sommaire 40 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 41 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Première partie : Un bilan des pratiques du Risque-Pays INTRODUCTION Fondements d’un bilan des pratiques du risque-pays Retour au sommaire La première partie de cette thèse est un bilan consacré aux pratiques du risque-pays. Pour des raisons de moyens (linguistiques principalement), cet exercice se limitera à l’expérience, dans ce domaine, d’agents économiques originaires de France et des États-Unis. Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de préciser trois points : - les raisons, tout d’abord, qui nous on poussé à entreprendre ce bilan, alors que des ouvrages, des thèses ou de nombreux articles existent sur la question ; - les raisons, ensuite, qui ont pu nous conduire à ne retenir que trois grands types d’agents concernés par le risque-pays, alors qu’il en existe d’autres ; - les raisons, enfin, qui peuvent expliquer le choix précis des entités économiques sélectionnées pour illustrer les méthodes d’évaluation du risque-pays. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 42 * Un bilan des pratiques du risque-pays S’il existe de nombreuses publications sur le risque-pays, il en est peu qui se soient attachées à distinguer de façon explicite les « termes » de la problématique (risque politique, risque-pays sous ses différentes déclinaisons, etc.). Or ces termes renvoient à des agents qui, en fonction de leurs métiers et de leurs préoccupations, ont développé des réflexions et des méthodes qui leur sont propres. Nous n’avons pas non plus identifié en France (à la différence des États-Unis) de travaux qui détaillent, à partir d’exemples précis de sociétés ou de banques, les méthodes utilisées par les agents économiques. La plupart des études se contentent de présenter les outils mis au point par des cabinets de conseil, mais d’une façon parfois si sommaire, qu’il est difficile d’en cerner les fondements et le fonctionnement exacts. Dernière remarque sur ce premier point : il n’existe pas, à notre connaissance, de publication qui (en France ou aux États-Unis) réunisse dans un même ensemble l’exposé de ces méthodes, ainsi qu’une interrogation sur leur devenir, en fonction de l’évolution des opérations et des stratégies de leurs utilisateurs. * Un choix limité à trois grands types d’agents économiques Grandes entreprises, banques, agences ou cabinets spécialisés dans l’évaluation du risque-pays sont les agents économiques que nous avons retenus pour ce bilan des pratiques du risque-pays. L’option peut apparaître assez étroite, alors que d’autres agents sont également concernés par la question, entre autres : les assureurs privés et les fonds d’investissement ou de retraite. Les raisons qui expliquent cette sélection sont les suivantes : En ce qui concerne les assureurs privés : jusqu’ici, la couverture du risque politique a été réalisée en grande partie par les assureurs crédit nationaux agissant pour le compte de l’État : Compagnie française Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 43 d’assurance pour le commerce extérieur (Coface en France), ou Overseas Private Investment Corp 50 (OPIC) aux États-Unis. Ces assureurs ont de l’expérience en la matière et pratiquent en général la transparence quant à leur façon d’analyser le risque-pays. Nous présentons ainsi dans le troisième chapitre de cette première partie, la méthodologie de la Coface. Mais aujourd’hui, le secteur est en train d’évoluer. Les entreprises exportatrices veulent étendre leurs opérations à de nouvelles destinations où le risque politique est important. Or, les gouvernements sont de plus en plus réticents à les subventionner. Face à cette situation, il existe une tendance - qui peut-être plus marquée au Royaume-Uni ou aux États-Unis qu’en France 51 - à faire appel au marché privé pour réassurer ces risques politiques 52. Ce marché, dominé aux États-Unis par des grands noms comme AIG, CITI (du groupe Citibank), Trade Underwriters (du groupe Reliance) et Liberty Mutual, est perçu par ces acteurs comme un secteur de croissance porteur 53. Malgré cela, nos recherches ne nous ont pas permis de localiser (sur Internet ou ailleurs) les grilles utilisées par les assureurs privés pour évaluer le risque politique. Plusieurs hypothèses nous paraissent envisageables pour expliquer cet état de fait : ces assureurs, ne possédant pas d’outils spécifiques requis pour appréhender les marchés internationaux 54, ils utilisent les grilles de lecture conçues par 50 51 52 53 54 Comme le précise L.D. Howell, OPIC, qui est une émanation du gouvernement des États-Unis, rembourse les sinistres causés aux entreprises américaines dans quatre circonstances dont l’origine est politique : l’expropriation, la non-convertibilité de la monnaie locale, les dommages occasionnés par la guerre ou les troubles civils graves, in « Politically-based losses to foreign investors : concept and measurement », Rogers J editor., Global Risk Assessments : Issues, concepts and applications, GRA, 1997, p.53. Si l’on se réfère aux écrits de H. Benmansour et C. Vadcar, les compagnies d’assurance se désengagent de la couverture du risque politique, un élément que ces auteurs expliquent par le fait qu’elles connaissent moins ce terrain que celui des risques classiques et qu’elles le croient plus risqué, in Le risque politique dans le nouveau contexte international, Dialogue Editions, Paris, 1995, p.230. Credit Management Magazine, Juin 1997, p.21-22. Leander E., « Is OPIC funding corporate welfare ? », Treasury & Risk Management, March 1997, http://www.cfonet.com/html/Articles/TRM/1997/97MRisk.html. C’est ce qu’écrivent Benmasour et Vadcar, op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 44 les grands cabinets spécialisés dans le risque politique et assez largement diffusées ; autre possibilité : ils sous-traitent leurs analyses auprès de ces mêmes cabinets soit, par l’intermédiaire d’abonnements à leurs publications, soit, au cas par cas, en fonction des demandes faites par leurs clients. Quant aux fonds de pension et autres fonds d’investissements mutuels qui sont des acteurs de poids sur le marché global des capitaux 55, le problème du risque-pays se pose de façon différente. Les stratégies de diversification internationale des portefeuilles pratiquées par leurs gestionnaires, leur assurent de pouvoir minimiser les risques qu’ils peuvent prendre en investissant dans des placements à rendements élevés dans les pays en développement. Au début des années 1990, leurs investissements sur les « marchés émergents » restaient toutefois encore très modestes 56, un phénomène auquel la crise mexicaine de 1994 a porté un premier coup d’arrêt et que les crises financières de l’année 1997 peuvent confirmer. Ce faisant, la culture et les stratégies des gestionnaires de ces fonds restent essentiellement macro-économiques et financières et s’appuient davantage sur une expertise dans le domaine de la gestion des portefeuilles (dérivée de la théorie financière), que dans celui des sciences politiques ou de la théorie des relations internationales. De fait, les valeurs des « marchés émergents » ne constituant encore qu’un complément à des stratégies de diversification internationale des portefeuilles, les grands fonds ne semblent pas encore avoir de démarche d’analyse systématique du risque-pays. La surface financière de ce type d’intervenants et leurs stratégies internationales les mettent en contact étroit avec l’expertise la plus qualifiée dans le domaine du risques-pays (banques, cabinets spécialisés, experts gouvernementaux et dirigeants politiques). Cet 55 56 En 1995, les fonds de pension représentaient quelques 8.000 milliards de dollars et les flux transfrontaliers de ces fonds atteignaient 892 milliards de dollars, in « La nouvelle boussole des investisseurs », Enquête Les Echos, mercredi 15 janvier 1997, p.42. Selon F. Chesnais, à la fin de 1992, les fonds de pension avaient placé moins de 2% de leurs avoirs sur les marchés dits « émergents ». En 1993, les fonds britanniques y avaient porté leurs parts à 2% et les fonds de retraite américains à 0,7%, in « Demain, les retraites à la merci des marchés », Le Monde Diplomatique, Avril 1997, p.15. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 45 élément peut leur éviter de développer des instruments ou une démarche « maison ». Il semble pourtant que la pratique varie en fonction des établissements. Si l’on prend l’exemple de T. Rowe Price, une société d’investissement américaine qui gère près de 100 milliards de dollars, ses analystes identifient cinq catégories de risques qui doivent être pris en considération sur les marchés émergents : risque de marché, risques politiques et économiques, risque de crédit, risque de liquidité et risque de change 57. Mais ils ne nous en disent pas plus sur leur méthode d’évaluation de ces risques, ni sur l’intégration de ces résultats dans leurs choix d’investissements. Leur communication institutionnelle signale simplement que T. Rowe Price profite de l’expertise apportée par l’entreprise-mixte parente, Rowe Price-Fleming, en charge de la gestion de fonds internationaux - et dont les responsables ont accès au conseil d’une centaine d’analystes répartis dans le monde entier 58. Le cas de Fidelity Obligations mondiales 59 peut toutefois apporter quelques précisions sur la façon dont certains gestionnaires de fonds évaluent les risques précités. Comme le signale leur communication 60, le gestionnaire utilise trois formes d’analyse pour établir le portefeuille des titres détenus dans ce fond : une analyse macroéconomique, une analyse de crédit et une analyse quantitative. Pour mener ces analyses, le personnel de recherche du fond a recours à la méthode ascendante. Elle les conduit à visiter différents pays, rencontrer des ministres des Finances, des représentants de banques centrales, des économistes, des dirigeants de sociétés et même des dirigeants de partis d’opposition. L’objectif est d’avoir une vision globale des situations économiques et politiques ayant une influence sur chaque pays. Des techniques quantitatives complètent la démarche et 57 58 59 60 « What are the risks of investing in emerging markets », International Investing, http://corporate.troweprice.com/ccw/home.do. « About T. Rowe Price », http://corporate.troweprice.com/ccw/home/about/companyOverview.do. A.Bevan, de Goldman Sachs estime que les fonds de pension américains n’investissent guère plus de 5% de leurs capitaux dans les marchés obligataires non américains, ce qui l’amène à dire que leur potentiel supplémentaire d’internationalisation est gigantesque, in « La nouvelle boussole des investisseurs », Enquête Les Echos, mercredi 15 janvier 1997, p.42. Fonds Fidelity Obligations mondiales RER, Résumé du Fonds, http://www.fidelity.ca/cs/Satellite/fr/public/home. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 46 permettent ensuite d’établir le rapport risque/rendement de ces valeurs, afin de constituer le portefeuille le plus convenable. * Les entreprises, banques, cabinets ou agences retenus pour illustrer les méthodes utilisées pour évaluer le risque-pays. Les recherches documentaires que nous avons menées sur les Firmes Multinationales ne nous ont pas permis de trouver, en France, de littérature détaillant de façon précise les structures et les dispositifs d’évaluation du risque politique qu’elles ont pu concevoir. Et les quelques contacts directs que nous avons pris à cette fin nous ont rapidement convaincu de la difficulté de parvenir à faire un état satisfaisant des lieux. Plusieurs raisons semblent y concourir : quand ils existent, les outils mis au point par les entreprises, soit à l’interne, soit en utilisant l’expertise de consultants externes, font partie de leurs ressources stratégiques et sont un vecteur d’avantage concurrentiel. En les dévoilant, elles s’exposent à perdre cet avantage. Autre explication : certaines entreprises ont mis au point des structures et des systèmes d’évaluation du risque-pays, mais la faiblesse conceptuelle de ces outils, ou leur caractère assez peu opérationnel, font qu’ils ont progressivement été mis à l’écart du processus de décision stratégique. En conséquence, les entreprises qui ont fait ces expériences, acceptent parfois d’en livrer au chercheur la genèse ou quelques éléments, tout en lui demandant de ne pas les citer nommément. Malgré ces contraintes, nous avons pu donner de la substance à nos travaux grâce aux éléments suivants : un contact porteur au niveau de Rhône Poulenc Rorer nous a permis, en coordination avec le Credit Manager de cette entreprise, de livrer dans le détail son dispositif d’évaluation du risque-pays et du risque commercial. L’accès aux pratiques de grandes multinationales américaines a complété cette démarche. Il a été rendu possible par l’identification, sur Internet, d’un réseau spécialisé dans la littérature consacré au risque politique et au risque-pays 61. Celui-ci 61 Global Risk Assessments, Inc, est un cabinet de conseil privé basé à Riverside en Californie. Son « Editor and President » est Jerry Rogers, http ://www.grai.com et aussi [email protected]. Cette officine a ceci de Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 47 regroupe, dans ses publications, les expériences de praticiens qui ont été à l’origine de cette activité dans les grandes banques et les entreprises multinationales américaines, mais aussi dans les agences spécialisées dans l’évaluation de la dette souveraine. Pour les banques et les cabinets ou agences spécialisés dans l’évaluation du risque politique et du risque-pays, l’enquête nous a posé moins de problèmes. Au niveau des banques françaises, des contacts ont été pris auprès des responsables des services spécialisés. Leur totale et bienveillante collaboration nous permet aujourd’hui de livrer un état des lieux sur ce qui se faisait encore en mai 1996. Ce travail a été complété par l’exposé du système d’évaluation d’une grande banque américaine qui commercialisait encore très récemment ses études à l’échelle internationale (mais a depuis cessé cette activité). En ce qui concerne les cabinets de conseil spécialisés ou les agences de notation de la dette souveraine, une ambition a marqué notre recherche : livrer le contenu exact et expliquer dans le détail, la méthode des systèmes de notation du risque politique et du risquepays élaborés par ces cabinets conseils et qui sont les plus utilisés en complément par les professionnels (responsables des études économiques ou des affaires internationales dans les grandes entreprises ou les banques) non seulement en France, mais également dans le monde entier. Cette démarche a pu être menée à bien grâce à l’utilisation combinée de publications spécialisées et d’Internet. Le recours au « réseau » nous a en effet permis de localiser les sources d’information les plus pertinentes sur la question et de nous rendre directement sur les sites de ces cabinets spécialisés, pour y prélever les illustrations ou les données qui pouvaient nous manquer. Une dernière précision doit être faite : le format de la thèse nous contraint à ne retenir, dans ce bilan, qu’un nombre limité (par rapport à nos recherches) d’organisations et de dispositifs d’évaluation du risque politique et du risque-pays. Tout en regrettant de ne pouvoir offrir particulier, que ses publications regroupent depuis 1983 les écrits de nombreux praticiens ayant l’expérience des entreprises et banques multinationales. Quant aux consultants qui y interviennent, ils appartiennent , pour la plupart, à de grands cabinets spécialisés et sont également souvent enseignants et chercheurs dans les universités ou les Business Schools américaines. Ainsi, J.Rogers enseigne un cours intitulé « Assessing the international business environment » à la California Polytechnic University. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 48 aux praticiens le produit complet de nos investigations le texte allégé évitera au lecteur d’avoir l’impression de feuilleter un « catalogue ». En réalisant ce bilan des pratiques du risque-pays, notre objectif était en fait de pouvoir cerner la question dans les définitions et les dispositifs exacts qu’avaient mis au point divers agents économiques. L’idée sous-jacente était qu’une fois ce travail accompli, il serait plus facile d’entreprendre une réflexion théorique et méthodologique complémentaire sur le risque-pays. Le plan de cette première partie est le suivant : - Chapitre 1 : Les Firmes Multinationales et le Risque Politique - Chapitre 2 : Les Banques et le Risque-Pays - Chapitre 3 : Les Professionnels du Risque Politique et du Risque-Pays Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 49 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Première partie : Un bilan des pratiques du Risque-Pays Chapitre 1 Les firmes multinationales et le risque politique Introduction Retour au sommaire Dans le contexte de l'après seconde guerre mondiale, les premiers agents économiques préoccupés par la dimension du risque lié au contexte international de leurs investissements sont les firmes multinationales 62. Guidées au cours des années 1950 par le désir d'accroître leurs parts de marché et par les offres d'accueil de pays en voie de développement sortant de la colonisation, elles apprennent très vite à fonctionner en "milieu incertain". 62 Le terme ne rime pas nécessairement avec grande taille : la multinationalisation ne concerne pas seulement les grandes firmes, mais de manière croissante, elle touche les petites et les moyennes entreprises. Toutefois, si le nombre de PME qui se multinationalisent augmente, le phénomène ne présente pas la même nature ni la même ampleur que celui des grandes entreprises. En outre, cette multinationalisation se limite souvent aux pays développés voisins de leur pays d'origine, in Delapierre M, Milelli C., Les firmes multinationales, Vuibert, 1995, p.15 et 31. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 50 Parallèlement, elles seront confrontées au Moyen-Orient, en Asie ou en Amérique Latine à des bouleversements politiques qui se traduisent parfois par la nationalisation de leurs filiales locales (de 1960 à 1976, 1369 filiales de FMN ont été nationalisées dans les PVD) 63 ou l'adoption de politiques restrictives : interdiction de l'Investissement Direct Étranger (IDE) dans certains secteurs du pays d'accueil, plafonnement des profits rapatriés et des redevances technologiques, contraintes de performance (exportation, valeur ajoutée locale, emploi d'autochtones, etc.), contrôle des changes et parfois politiques "d'indigénisation" du capital". Elles seront ainsi progressivement amenées à se doter de moyens d'information et d'outils sophistiqués pour lire et parfois anticiper la réalité ou l'évolution du contexte politique de leurs opérations. Le propos qui suit est consacré à l'exposé de ces moyens et de ces outils. Nous aborderons à cette fin les points suivants : - dans un premier temps, nous évoquerons les différents types de risques que rencontrent les firmes multinationales, ainsi que la façon dont le risque politique peut se matérialiser ; - nous exposerons ensuite les dispositifs mis en place par différents groupes américains pour évaluer le risque politique et nous ferons une présentation plus détaillée de deux cas d'entreprises : Rhône-Poulenc Rorer (Gestion opérationnelle) et General Motors (Gestion stratégique) ; - nous conclurons ce propos en exposant pourquoi, malgré la diminution de la contrainte territoriale pour certaines firmes, l'évaluation du risque politique (et de façon plus large, du risque-pays) demeure un élément fondamental de toute stratégie d'entreprise. 63 Andreff W., "La déterritorialisation des muti-nationales : firmes globales et firmes réseaux", in B.Badie et M.C Smouts, (sous la direction de) "L'International sans Territoire", Cultures et Conflits, L'Harmattan, printemps/été 1996, p.378. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 51 I - Risques et Matérialisation du Risque Politique Les risques liés à l’internationalisation des activités Retour au sommaire Quatre grandes catégories de risques sont liées à l'internationalisation des entreprises 64 : - risques macroéconomiques - risques politiques - risques de concurrence - risques de ressources - des risques macro-économiques (macroeconomic risks) tout d'abord. Ce type de risques se traduit par la matérialisation des événements suivants : catastrophes naturelles, fluctuations aléatoires dans le niveau des taux d'intérêt, des taux de change, du prix des matières premières, etc. S'ils restent difficiles à prévoir, les entreprises peuvent néanmoins en gérer l'incidence éventuelle sur leurs opérations en ayant recours à des instruments de couverture ; - des risques politiques (political ou policy risks) ensuite. Cette catégorie de risques se matérialise à la suite de décisions politiques prises par les gouvernements (cf.détail infra). Elle est susceptible d'affec64 Ghoshal S., "Global strategy : an organizing framework", Strategic Management Journal, vol.8, 1987, p.425-440, reproduit in Ghauri P N., et Prasad S B, editors., International Management : A Reader, Dryden, London, 1995, p.38-39. Pour un exposé très complet des risques qu’une entreprise doit gérer à l’international et des techniques de couverture, on se reportera au chapitre 5 intitulé « Stratégie Risques » de l’ouvrage de Deysine A., Duboin J., S’internationaliser : Stratégies et Techniques, Dalloz, 1995, p.355-376. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 52 ter les opérations d'une entreprise étrangère sur le territoire d'un pays d'accueil. Contrairement aux risques économiques ou financiers dont la matérialisation est difficile à prévoir en raison de la volatilité des marchés, les entreprises préparées à la prévision du risque politique sont mieux à même d'en anticiper l’occurrence et d'en gérer l'incidence sur leurs opérations ; - des risques de concurrence (competitive risks) également. Ces risques proviennent du degré d'incertitude dans lequel se trouve une firme quant aux stratégies de réponse que vont adopter ses concurrents. Dans le contexte de stratégies globales, le problème est particulièrement complexe à gérer : les stratégies des concurrents sont multiples tout comme les marchés où ils choisissent de les mettre en oeuvre. Le risque technologique, écrit S. Ghoshal doit s'inscrire dans le risque de concurrence : une nouvelle technologie ne transforme le marché d'une entreprise que si ses concurrents l'adoptent ; - des risques de ressources (resource risks) enfin : ce type de risques est lié à la stratégie adoptée par une entreprise. Dans ses projets internationaux, cette dernière peut en effet se trouver confrontée à une pénurie d'intrants dont elle ne peut se passer, mais qu'elle est dans l'impossibilité d'acquérir : ressources en matière de planification et d'organisation, de technologie ou de capital. La gestion de ces risques consistera à les apprécier simultanément, dans le contexte de décisions stratégiques spécifiques. Pour autant, le propos qui suit n’a pas pour vocation de les aborder dans leur totalité. Il est exclusivement consacré à la notion de « risque politique » et à la façon dont les FMN l’évaluent. Pour les entreprises, la notion de risque politique a jusqu'ici été liée à leurs activités internationales d'exportation-importation et leurs investissements à l'étranger. Comme le précise L.D Howell, « le risque politique signifie la possibilité, pour des entreprises étrangères, que des événements ou des décisions politiques dans un pays d’accueil entraînent des pertes ou un manque à gagner par rapport aux investissements qu’elles y ont réalisés » 65. 65 Howell L.D., "An introduction to country and political risk analysis", in Coplin W.D., O'Leary M.K., editors, The Handbook of Country and Politi- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 53 Nous développerons dans cette section les divers aspects possibles de la matérialisation du risque politique. Nous illustrerons ensuite cette dimension bien particulière du risque, avec des exemples de firmes qui y ont été confrontées. Les formes du risque politique Vis à vis de leurs opérations d'importation-exportations, le risque politique peut se manifester de plusieurs façons : la nonrécupération de créances sur un acheteur étranger, un appel injustifié de caution ou l'annulation d'un marché 66. Formes du risque politique Matérialisation - Défaut de paiement motivé par une pénurie de devises dans le pays de l'acheteur. Non récupération de créances sur un acheteur étranger - Retard dans le transfert des fonds ou un blocage de fonds décidé par les autorités du pays de l'acheteur ; certains pays peuvent même déclarer unilatéralement un moratoire de leurs paiements, qui inclut aussi les dettes commerciales. - Incapacité des entreprises locales clientes à faire face à leurs obligations de paiement, en raison de la désorganisation de leur pays et de son administration, suite à de larges mouvements sociaux, un coup d'Etat ou des actions de guérilla. Appel injustifié à caution 66 Lors de l'entrée sur un marché étranger, plusieurs cautions peuvent être exigées par les cal Risk Analysis, Political Risk Services, a division of International Business Communications, New-York,1994. Marois B., Béhar M., Comment gérer le risque politique lié à vos opérations internationales, éditions du CFCE, Paris, 19981, p.18-19. Voir aussi Marois B., Le Risque-Pays, PUF, 1990, p.29-30, sans oublier Athénosy G., Benzaquen N., Chevalier A., Grenèche-Chevallier F., Gupta J., Hirsch G., S'implanter à l'étranger, Entreprise Moderne d'Edition, Paris, 1983, p.104-111. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Formes du risque politique 54 Matérialisation autorités du pays d'accueil : cautions de soumission, de restitution d'acompte, de bonne fin. Elles atteignent parfois jusqu'à 30% du montant total de l'exportation et peuvent créer des difficultés financières chez le fournisseur étranger concerné. Elle peut résulter d'une décision du pays d'origine de l'entreprise ou du pays d'accueil visant à interdire, l'une, l'exportation et l'autre, l'importation considérées. L'annulation d'un marché Elle intervient en général, après la signature du contrat, mais avant la fabrication, et porte donc sur la période de fabrication. Vis-à-vis de leurs investissements à l'étranger, la notion de risque politique peut se traduire, pour les entreprises, par la survenance d’événements et la prise de mesures qui vont affecter le fonctionnement de la filiale étrangère 67. 67 Marois B., Béhar M., Comment gérer le risque politique lié à vos opérations internationales, op.cit., p.18-19. Voir aussi B.Marois, Le Risque-Pays, op.cit., p.29-30, sans oublier Athénosy G., Benzaquen N., Chevalier A., Grenèche-Chevallier F., Gupta J., Hirsch G., S'implanter à l'étranger, op.cit., p.104-111. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Formes du risque politique Les événements politiques et sociaux qui perturbent le fonctionnement des filiales 55 Matérialisation Dommages causés aux actifs ou par des atteintes à la sécurité des personnes d'une filiale à la suite d'attentats, d'émeutes, d'insurrection, de guerre civile, de révolution ou de guerre étrangère Préjudices affectant le fonctionnement normal de la filiale, à la suite de grèves à fondement politique, de pressions exercées par des intérêts particuliers ou des boycotts - Confiscation : expropriation sans indemnisation. Les mesures politiques qui ont pour objet le contrôle financier des filiales - Nationalisation : expropriation avec versement d'indemnités. - Perte de contrôle d'une filiale : participation majoritaire des pouvoirs publics locaux dans le capital social. Ces mesures aboutissent en fait à déposséder l'investisseur étranger du pouvoir de décision au niveau local. - Réglementation des changes. - Quotas d'importation ou obligations d'exportation. - Restriction sur l'emploi d'expatriés. Les mesures affectant le fonctionnement normal de la filiale - Obligation de produire un certain pourcentage de la valeur ajoutée dans le pays d'accueil. - Utilisation de la fiscalité pour contraindre une filiale étrangère à modifier ses politiques. - Contrôle des prix, des bénéfices ou des investissements des filiales étrangères. Ces mesures visent à limiter la part de marché, à contrôler les transferts de fonds, de biens, de personnes ou de savoir-faire. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 56 Pour conclure cette brève évocation de matérialisation du risque politique, citons plusieurs exemples. Le premier illustre assez bien de façon théorique les conséquences, sur la gestion des firmes, de la "complexification" de l'économie contemporaine. Les autres impliquent de grandes entreprises mises en difficulté sur un marché étranger, par une possible insuffisance d'analyse du contexte de leurs opérations. Un exemple théorique et les cas de Mc Donald, Bouygues, L’Oréal et Total Considérons tout d'abord l'exemple théorique suivant : une entreprise obtient d'une grande banque européenne une ligne de crédit pour financer des opérations au Moyen-Orient. Les actifs de cette banque sont liés à un groupe d'entreprises dont l'activité principale est l'extraction minière dans des pays en développement. Dans l'hypothèse où ces pays connaîtraient de graves troubles politiques internes (une guerre ou une invasion), la capacité de la banque à maintenir son activité de prêt serait compromise et l'entreprise pourrait voir rétrécir ou même disparaître sa ligne de crédit. Ainsi, est-il possible d'envisager aujourd'hui que la stabilité financière d'une entreprise puisse dépendre de la stabilité d'un pays dont la direction ne soupçonne pas un instant le rôle qu'il peut jouer dans sa santé financière, ni le risque politique qu'il lui fait courir 68. Penchons nous ensuite sur trois exemples proposés par C. Babinet. Ils concernent plusieurs grands groupes surpris dans leurs opérations internationales par la matérialisation inattendue de risques politiques 69. 68 69 Hochber L., Project Director of Geographic Information System (GIS), Corporate Geography/Political Risk Analysis. La référence de cette source, initialement obtenue sur Internet, n’existe plus sur le réseau. Babinet C., Le devoir de vigilance, Denoël, Paris,1992, p.215-216. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 57 Mc Donald en Suisse : la Suisse, risque financier nul, stabilité politique parfaite. Pourtant, ce pays est considéré dans la profession bancaire comme l'un des interlocuteurs les plus retors et les plus imprévisibles qui soient ; le recours institutionnalisé aux référendums locaux en est peut-être une explication. Mc Donald en fait l'expérience en 1990. Un groupe d'adolescents de Schaffhouse, membres d'une association inconnue (Flower Power) réunit 1356 signatures, dont celles de quelques députés. Leur action est destinée à obtenir, en vertu du droit d'initiative populaire, une modification de la loi cantonale, afin de soumettre l'octroi d'une patente aux restaurants Mc Donald à l'emploi de vaisselle réutilisable. Cette initiative est bientôt suivie d'autres, à un moment où l'entreprise américaine ouvre son 16ème restaurant à Lausanne et s'introduit en Bourse de Bâle, Genève et Zurich. La lutte sera brève : le 16 mai 1991, Mc Donald annonce aux Etats-Unis un plan visant à réduire de 80% le volume des déchets de ses restaurants. Il s'agit d'éliminer les emballages en matière plastique et d' utiliser du papier recyclé pour envelopper les repas distribués ; quant au café, il sera désormais servi dans des tasses lavables et le format des serviettes en papier sera réduit. Bouygues au Vénézuéla : au début des années 1980, le groupe voyait remise en cause sa participation à un très grand chantier dans ce pays par manque d'une étude préalable de la situation globale du pays. Il lui aurait pourtant été possible de savoir que dans le cadre du système politique de cet Etat, la règle était la suivante : un président non réélu et c'est la totalité de sa politique qui change. Une analysepays aurait permis à l'entreprise de prendre contact, à toutes fins utiles, avec l'opposition afin de pratiquer un lobbying bien orienté. L'Oréal au Brésil : Industriel de la parfumerie, cette multinationale, qui, précise C.Babinet, est devenue depuis fort sensible au risquepays 70, s'est laissé surprendre. En fait d'étude du risque, L'Oréal s'est 70 cf en effet pour illustration l'article de Werner E., « Les 7 veilles de L'Oréal », Technologies Internationales, n°2, Mars 1994. Le détail des "7 veilles" est le suivant : veille sociétale, concurrentielle, géopolitique, technologique, commerciale, législative, géographique. Pour une présentation, lire Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 58 contenté dans ce pays d'analyser le marché des coiffeurs. Aussi, la firme s'est-elle retrouvé complètement prise au dépourvu, lorsque le gouvernement de l'époque a soudain décidé de créer une taxe d'un montant de 70% sur les "produits superflus". L'objectif était de tenter d'équilibrer la balance des paiements. Résultat : un marché jusque là porteur est rendu brusquement déficitaire, une implantation acquise à grands frais devient peu rentable, et des sous-traitants font les frais d'une absence de réflexion politique et d'une méconnaissance des hommes et des structures clés du pays. Examinons enfin avec plus de détails le cas de Total au Viêt Nam. Dès la fin des années 1970, le Viêt Nam, qui dispose de réserves de pétrole mais ne possède aucune installation pour le raffiner, envisage avec l'ex-Union-Soviétique un projet de raffinerie. Le projet est abandonné, puis repris au cours des années 1980 par la compagnie d'Etat PetroVietnam 71. Plusieurs compagnies étrangères se mettent alors sur les rangs pour réaliser, avec l'entreprise nationale, des études de faisabilité portant sur différents projets. Au cours d'un processus de sélection, trois d'entre elles sont retenues : il s'agit de Total (France), Chinese Petroleum Corp (Taïwan) et Chinese Investment Development Corporation (Taïwan). Elles identifient (1994) dans un premier temps le sites de Van Phong Bay près de Nha Trang puis celui de Vung Tau près de Ho Chi Minh Ville - tous deux localisés dans le Sud du pays, en raison de leur proximité avec les installations de stockage et les champs pétrolifères vraiment productifs. Mais ce choix techniquement et économiquement rationnel se heurte vite à la réalité du contexte politique. En 1995 le gouvernement vietnamien a d'autres plans. Il s'oppose de façon catégorique au choix de Vung Tau prétextant une concentration industrielle excessive dans cette partie du Viêt Nam. Les autorités exigent alors que la raffinerie soit située dans le Centre du pays à Dung Quat près de la ville de Da Nang et parlent même d'un second projet dans cette zone ou dans le Nord du pays. Leur but est de faire de ce qui n'est encore dans le Centre du pays qu'un "no man's land", un endroit privilégié d'accueil des investissements étrangers. A la suite de cette décision, Total qui a déjà 71 « Chez L’Oréal, l’avenir mis en plis » in Lesourne J., Stoffaës C., La prospective stratégique d’entreprise, Interéditions, Paris,1996, p.161-170. « Raffineries à développer », Vietnam Scoop n°13/1994, p.10. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 59 investi du temps et de l'argent dans ce projet de raffinerie et qui estime que le site n'est pas viable car trop éloigné des lieux d'exploitation et de consommation 72, choisit de se retirer. Son PDG Thierry Demarest déclare : "Nous voulons avoir une politique très sélective d'investissement dans le raffinage" 73. Toutefois, le retrait de Total ne paraît nullement gêner le gouvernement vietnamien. D'autres compagnies étrangères posent rapidement leurs candidatures et un second groupement international se forme 74. Il réunit sept partenaires autour du projet de construction de raffinerie estimé à USD 1 milliard 200 millions. Les nouveaux investisseurs s’appellent : Lucky Goldstar International Group un chaebol Coréen, les compagnies américaines Conoco, Stone and Webster, la compagnie Petronas (Petroliam Nasional Bhd) de Malaisie, autour des anciens qui sont restés : les deux compagnies taïwanaises Chinese Petroleum Corp et China Investment Development Corporation et, bien entendu, la compagnie nationale PetroVietnam. Ceci n'expliquant certainement pas tout à fait cela, et malgré les déclarations du gouvernement vietnamien qui continue de s'opposer formellement à toute idée d'un emplacement situé entre Ho Chi Minh Ville et Vung-Tau (le port pétrolier offshore du Sud) le groupe français Total se déclare prêt, en Février 1996 à s'intéresser à un second projet de raffinerie « mais à la seule condition qu’il se trouve à proximité de sites à fort potentiel économique déjà équipés en infrastructures » 75. Les autorités vietnamiennes prennent alors acte de ce qu'elles considèrent "comme un acte de bonne volonté [...] qui prouve que Total ne veut pas quitter le Vietnam [...], les sociétés désireuses de participer à ce projet [étant] nombreuses et [étant] toutes traitées de façon égale". Pour éviter les quelques mésaventures que nous venons de passer en revue, les entreprises cherchent en général à se procurer en amont des éléments d'information et d’analyse précis. Ces éléments leur 72 73 74 75 « Total tente à nouveau sa chance », L'Expansion n°523, du 18 Avril au 1er mai 1996, p.99. cité in Rochard E., "Total : sérieux coup de frein dans le raffinage", La Tribune Desfossés, jeudi 7 Septembre 1995, p.12. Ces partenaires ont depuis abandonné le financement du projet. Ce sont les Russes qui se sont mis sur les rangs. Source AFP citée en anglais in "Vung Tau denied second refinery", Vietnam Investment Review, 29 January-4 February 1996, p.14. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 60 permettent de mieux connaître globalement le pays et d'en évaluer de façon plus fine l'impact du contexte sur leurs projets d'exportation ou d'investissement. II - Méthodes d’Évaluation du Risque Politique Retour au sommaire Les multinationales qui envisagent d'investir dans un pays utilisent des méthodes très différentes : - certaines ont eu - et continuent d'avoir - recours à des méthodes d'analyse relativement simples et empiriques du contexte de leurs sites potentiels de localisation (approches dites du "grand tour" et du "vieux routier"). Nous les évoquerons dans un premier temps. - d'autres, comme nous le verrons, ont mis en place des dispositifs sophistiqués destinés à leur permettre de faire une lecture approfondie de leur contexte d’exportation ou d'investissement et d'évaluer les risques politiques. Les méthodes empiriques : « Grand-Tour » et « Vieux-Routier » Les approches "empiriques" du contexte d'investissement appartiennent à deux types de démarches qui ne sont pas exclusives et peuvent donc se compléter. - L'approche dite du "grand tour" : avant de localiser leurs activités sur tel ou tel site, certaines multinationales ont recours à la procédure suivante. Après avoir fait une étude de marché préliminaire, elles envoient sur place un ou plusieurs cadres pour une mission d'inspection et d'évaluation . Le but est de dresser un bilan des connaissan- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 61 ces disponibles à propos de ce marché et de restituer cette connaissance aux stratèges 76. Si, pour les entreprises qui veulent investir pour la première fois dans un pays, cette approche a un mérite : celui notamment de mettre l'entreprise en contact avec le "terrain", elle présente néanmoins plusieurs inconvénients. Tout d'abord, les informations collectées par les cadres dépêchés sur place sont souvent sélectionnées par les autorités du pays d'accueil et ne présentent qu'une vue partielle, voire tronquée de la situation 77. Ensuite, les cadres n'ont ni la formation, ni le temps de procéder à des analyses suffisamment approfondies. Egalement à noter : ce type d'analyse ne permet que des évaluations à court terme, lesquelles sont difficilement utilisables dans le cadre de projets d'investissement à moyen et long terme. Autre inconvénient : cette méthode ne présente aucun caractère explicatif de la situation, mais se situe à un niveau purement descriptif. Dernier point à prendre en considération : si, quelques mois après la mission, l'idée d'entrer sur le marché est abandonnée ou si un concurrent a soufflé l'appel d'offres ou l'opportunité, l'entreprise peut non seulement perdre l'argent investi dans ses activités de prospection, mais également son capital acquis en connaissances. Bien souvent en effet, ce capital n'est pas introduit dans la mémoire collective des firmes, les forçant à reconstruire un système d'approche pour des marchés déjà prospectés 78. - L'approche dite du "vieux routier" : Parfois en complément de la démarche susmentionnée, les entreprises font appel aux services d'"experts" ayant une connaissance approfondie d'un pays. Leur but est alors d'obtenir un "avis qualifié" sur un pays ou une région où elles envisagent de localiser leurs activités. Là encore, la démarche ne va pas sans poser de problèmes. La qualité de l'"expert" détermine celle de son conseil. Cela veut dire que la personne à qui l'on fait appel, doit être qualifiée et qu'on lui pose les bonnes questions. En effet, étrangère à l'entreprise, elle n'est pas à 76 77 78 Baumard P., Organisations déconcertées, Masson, Paris,1996, p.225-226. Lepert T., Risques économiques et politiques : proposition d'un modèle de choix de type d'implantation à l'étranger, Thèse de doctorat, Université de Paris IX Dauphine, 1991, p.67. Baumard., op.cit., p.226. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 62 même d'en saisir les besoins et de répondre à ses attentes 79. Il faut également que l"'expert" puisse émettre un jugement sincère, sans subir le poids d'un système et sans avoir à craindre des sanctions ou pénalités résultant des avis qu'il aura exprimés. On pense alors au cas de l'Iran. Avant la révolution islamique de Janvier 1979, de nombreux groupes américains avaient engagé des Iraniens appartenant à l'entourage du Shah pour les tenir informés de l'évolution politique. Autant ces "consultants" étaient bien placés pour faciliter l'achat de produits ou l'obtention de privilèges, autant ils n'étaient pas les meilleurs interlocuteurs en matière d'évaluation du risque. Non seulement ce n'était pas un métier qu'ils connaissaient et pouvaient pratiquer de façon rigoureuse, mais ils avaient en outre intérêt à ne produire aucune analyse négative : elles auraient pu inciter les entreprises qui les employaient à se désengager du pays et les auraient alors privés de leurs commissions. En s'adressant également à des "experts certifiés", spécialistes d'un pays ou d'une zone géographique, les entreprises se sont parfois exposées à des déconvenues. En 1990, un spécialiste du Koweit pouvait (comme cela s'est produit) affirmer que ce pays était un endroit particulièrement stable et recommandé pour y faire de bonnes affaires. De même des spécialistes compétents sur une zone géographique ou certains problèmes afférents à la Russie ou la République Populaire de Chine ne voient bien souvent qu'une partie des enjeux qui se posent à ces pays. Leurs visions parcellaires auxquelles s'ajoutent bien souvent une incapacité à replacer les problèmes du pays ou de la zone dans le contexte de relations internationales et transnationales multiformes, constituent bien souvent des sources d'erreur d'interprétation. Ces erreurs confortent en retour les responsables d'entreprise dans la décision de se passer d'unités spécialisées dans l'évaluation du risque politique et de faire appel à des sources externes légères (presse économique et presse spécialisée). Mais tous ne font pas ce calcul et choisissent pour certains d'internaliser le processus. Ce sont ces différences dans les pratiques de firmes que nous évoquerons maintenant. 79 Ibid, p.70. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 63 Une typologie des pratiques américaines du risque politique Selon M. Herberg, l'analyse du risque politique se traduit par l'effort que fait une entreprise pour identifier les risques politiques, économiques, sociaux, susceptibles d'affecter une décision particulière d'investissement ou de transaction à l'étranger 80. L'analyste chargé d'étudier le risque politique a une tâche : évaluer dans quelle mesure des événements de nature diverse (politique, économique ou sociale) dans un pays et un laps de temps donnés, peuvent avoir un impact significatif (positif ou négatif) sur la rentabilité ou l'autonomie d'un investissement envisagé. L’analyse doit à la fois porter sur les risques mais aussi les opportunités. De fait, une analyse pertinente sur la situation d'un pays où les conditions opératoires sont difficiles mais évoluent néanmoins, peut donner à une entreprise un avantage significatif par rapport à ses concurrents ; celle-ci sera en effet capable d'investir plus tôt que les autres, qui n'auront pu évaluer le potentiel du nouveau marché. La valeur réelle de l'analyse du risque politique est de permettre au décideur de faire la meilleure évaluation du compromis risque/récompense. Elle ne se limite en rien à la décision "y aller" ou "ne pas y aller" (go-no-go" decision). L'objectif est de faire en sorte que la valeur stratégique ou financière du projet justifie (ou non) les risques qui seront éventuellement pris. De fait, plus le projet offre des perspectives de gain financier et plus la direction est prête à prendre des risques. Un projet d'envergure moyenne ou marginale stratégiquement parlant, ne se conçoit que dans un environnement où le risque est faible, sinon nul. G. Rayfield, qui de 1979 à 1986 a été Senior Political Analyst pour General Motors précise toutefois que la plupart des praticiens dans les multinationales ont rejeté les approches purement statistiques/quantitatives du risque politique pour plusieurs raisons 81 : 80 81 Herberg M.E., "Foreign Direct Investment : The upstream petroleum industry", in Solberg R.L., editor, Country Risk Analysis, a handbook, Routledge, London,1992, p.233. Rayfield G., "General Motors political risk ratings : assessment of a track record", in Rogers J ed., Global Risk Assessment, Book 3, 1988, p.174. Nous présentons plus loin la démarche d’évaluation du risque politique chez GM. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 64 - les variables clés de l'analyse politique comme la puissance, l'influence, le conflit ou le consensus sont difficiles à quantifier 82 ; - les indicateurs politiques qui peuvent être quantifiés ne se sont pas révélés plus fiables en matière de prévision que les jugements d'experts ; - les techniques quantitatives existantes sont peu utiles pour répondre aux préoccupations principales des entreprises : anticiper les changements inattendus dans la politique des gouvernements susceptibles de transformer l'environnement des affaires et perturber plus particulièrement celui d'une entreprise spécifique ; Pour ces différentes raisons, les praticiens du risque politique préfèrent avoir recours à des méthodes systématiques d'analyse qui leur permettent d'organiser et de comparer des informations de nature qualitative sur une gamme assez large de pays - l'objectif premier étant de fournir aux dirigeants des indications sur le niveau d'incertitude existant dans des pays stratégiques pour l'entreprise. Une étude de cas, élaborée en 1988 par C.R. Kennedy 83 faisait état de cinq approches-types de la gestion du risque politique dans les grandes entreprises américaines. Selon Kennedy, ces approches avaient été identifiées par le directeur des Relations Internationales de Rank Xerox qui les avait libellées chacune par une lettre : "R" pour "Reactive", "S" pour "Sherpa", "K" pour "Kissinger", "B" pour "Bottom-up" (remontée de l'information) et "C" pour "Combinaison". 82 83 Ignorer ces variables politiques ou sociales dans un modèle statistique en invalide les capacités de prévision - un problème que les unités spécialisées d'analyse sur le risque-pays dans les banques ont connu lorsqu'elles ont tenté de ne retenir dans leurs modèles que les variables explicatives d'ordre économique. Nous abordons le problème dans le chapitre 2 de cette thèse intitulé Les banques et le risque-pays. "Political Risk Management at American Chemical Company", in Kennedy C.R., Managing the international business environment, Prentice Hall, Englewood Cliffs,1991, p.143-149. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 65 Une typologie des structures d’évaluation du risque politique dans les grandes entreprises américaines 84 Modèle 1 - « Reactive » Structure - aucune structure formelle pour évaluer les risques politiques Pratiques d’entreprises - Occidental : l’information provient des responsables produits et pays - Les directeurs généraux sont responsables de l’analyse 2 - « Sherpa » - une équipe d'experts du risque politique et économique au quartier général - American Can et le « Prism System » 3 professionnels à plein temps rattachés à la planification. - les responsables de zones ou produits pas ou peu sollicités - la direction générale est impliquée aux plus hauts échelons de la hiérarchie 3 - « Kissinger » - Consultants externes - les responsables de zone ou produits ne sont pas sollicités 4 - « Bottom-Up » - 1 individu ou 1 département au siège en charge du risque politique - United Technologies Corporations et son « Conseil d’Orientation Internationale » (direction générale et experts de cabinets spécialisés). - Xerox et son « Issues Monitoring System » (direction des relations internationales et implication des responsables pays). - les responsables pays - General Motors et son « Internaet produits sont sollici- tional Economic Policy Group » tés (unité spécialisée chargée d’exploiter les compétences des 84 D’après une étude de cas intitulée "Political Risk Management at American Chemical Company", in Kennedy C.R., Managing the international business environment, Prentice Hall, Englewood Cliffs,1991, p.143-149. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Modèle Structure 66 Pratiques d’entreprises directions étrangères du groupe). - Coordinateurs du risque politique : 5 - « Combination » combinent des éléments d’information interne et externe - Dow Chemical et son « ESP Program : (direction de l’Environnement International des Affaires). Le détail de ces modèles et des pratiques d’entreprises qui ont servi de fondement à leur énoncé est le suivant : 1 - Le modèle « R » pour « Reactive » : dans ce modèle, une entreprise ne dispose d'aucune structure formelle pour évaluer les risques politiques. Aucun département ou individu n'est désigné pour le faire. Les responsables de filiales sont les principaux pourvoyeurs d'information. Leurs rapports sont transmis au quartier général selon les besoins et il n'existe aucune procédure standard ou systématisée pour le faire. Pour ces raisons, la gestion du risque politique a tendance à être "réactive". La compagnie pétrolière Occidental avait adopté ce dispositif : personne, au quartier général, n'était chargé de façon formelle et à plein temps, d'évaluer le risque politique. L'information sur le sujet provenait essentiellement des responsables produits et pays. Il était toutefois chose entendue que cette activité faisait partie intégrante de la responsabilité des directeurs généraux. Ce système de gestion du risque politique chez Occidental semblait avoir donné de bons résultats : Occidental avait réussi à trouver et produire du pétrole dans un certain nombre de pays à risque politique élevé, sans avoir subi de dégâts majeurs. Les responsables produits et zones d'Occidental, étaient conscients de l'importance que pouvait avoir leur appréciation du risque politique pour l'entreprise. Aussi soignaient-ils les rapports qu'ils envoyaient au quartier général et qui étaient particulièrement précis et exhaustifs. Malgré cela, le processus n'était pas structuré et fonctionnait selon les besoins ; aucun format standard n'avait été défini concernant les rapports d'évaluation. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 67 2 - Le modèle « S », pour « Sherpa » : Ici, la fonction « risque politique » est fortement institutionnalisée dans l'entreprise. A l'inverse, cette dernière fait peu de cas des informations provenant des responsables produits ou de zones. Au quartier général, une équipe d'experts du risque politique et économique est chargée de produire des scénarios sur l'évolution de l'environnement externe de l'entreprise. Pour ce faire, cette unité de renseignement politique (« political intelligence unit ») ne s'appuie que très peu, ou parfois pas du tout, sur les informations que peuvent fournir les responsables de zones ou de produits quant à l'évaluation du risque politique. Deux raisons expliquent ce choix : la première, c'est que pour les directeurs du siège, les responsables zones ou produits étant souvent originaires du pays d'implantation, leur avis peut être entaché de subjectivité car potentiellement lié à des intérêts locaux ; la seconde raison, c'est que la formation de ces responsables leur paraît inadéquate pour mener à bien ce type d'activité. De nombreuses entreprises appartenant au modèle « S » avaient développé des modèles mathématiques sur informatique. C'était le cas du « PRISM SYSTEM » chez American Can. Cette entreprise s'était dotée d'une unité dont la fonction était de conduire des études de prévision du risque. Trois professionnels à plein temps, rattachés à la planification (« corporate planning ») faisaient tourner un modèle du nom de PRISM : « Primary Risk Investment Screening Matrix ». Rendu opérationnel en 1978, ce modèle mathématique sur informatique passait au crible environ 50 pays qui présentaient un intérêt particulier pour American Can. Il traitait environ 200 variables réparties en deux indices : intérêt économique (« economic desirability ») et rentabilité par rapport au risque (« risk payback »). L'entreprise ne retenait alors de projets d'investissements que dans la douzaine de pays bénéficiant du meilleur classement effectué selon les critères de PRISM (« PRISM ratings »). 3 - Le modèle « K », pour « Henry Kissinger » : tout comme dans le modèle « S », la direction générale ne tient pas à intégrer dans sa stratégie les opinions sur le risque politique formulées par les responsables zones ou produits. Toutefois, une grande différence existe avec le modèle précédent : dans ce cas précis en effet, le siège n'a pas de réticence particulière vis à vis des responsables étrangers de zone ou de produits. Simplement, ses dirigeants ne tiennent pas à internaliser Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 68 la fonction d'évaluation du risque politique. Ils préfèrent retenir les services de consultants externes (comme Henry Kissinger) ou ceux d'un grand cabinet spécialisé dont les membres sont d'anciens hauts fonctionnaires ou des experts, spécialistes de différents pays. Leurs avis font l'objet de communications et d'échanges avec la direction générale, lors de rencontres annuelles ou bi-annuelles. La gestion du risque politique chez United Technologies Corporations était représentative du « modèle K ». Les responsables produits et pays n'intervenaient qu'à la marge dans le processus. La question était essentiellement abordée par des consultants et la direction générale, au sein du Conseil d'orientation internationale (International Advisory Board). Le Directeur Général de United Technologies présidait les sessions. A une époque, une partie de la fonction des cadres du service de planification stratégique consistait à évaluer les risques politiques. Mais au cours des années, l'importance du Conseil d'orientation internationale n'avait cessé d'augmenter. Elle avait alors repoussé le rôle des cadres de l'entreprise à la marge et fait du processus d'évaluation du risque politique une activité très élitiste, ne concernant que les plus hauts échelons de la hiérarchie. 4 - Le modèle B, pour « Bottom-Up » (Remontée de l'information) : dans ce cas précis, l'entreprise accorde une attention particulière au risque politique. Un individu ou un département au siège sont chargés, de façon officielle, d'en gérer la fonction. Au cours du processus de collecte, d'évaluation et de recommandation afférent au risque politique, les responsables pays et produits sont particulièrement sollicités. Ils sont également récompensés pour la qualité de leur travail sur ce point précis - un élément qui est pris en considération dans le système général d'évaluation des résultats et d'attribution des primes. Comme il est possible de le constater, cette approche du risque politique a pour vocation de tirer le meilleur profit d'une consultation systématique des hommes de terrain. A l'inverse, elle minimise, quand elle n'ignore pas, la valeur ajoutée que peuvent constituer sur le sujet du risque politique, les analyses de consultants externes ou celles réalisées en interne par les cadres supérieurs du siège. Ce modèle B de gestion du risque politique fait toutefois l'objet d'un reproche fréquemment formulé par les unités qui en sont chargées : un groupe qui dépend trop du terrain pour évaluer son exposition au risque politique, Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 69 court le risque de ne pas l'identifier ou de l'identifier trop tard, en raison d'une information locale potentiellement fragile quant à son objectivité (souvent biaisée). Plusieurs grandes entreprises rentraient dans le « modèle B ». Chez Xerox, la structure et la culture de l'organisation ont toujours été très axées sur la remontée de l'information et la proximité du terrain. Dans son histoire, Xerox a multiplié les créations d'entreprises mixtes autour du globe ; les filiales ont toujours eu beaucoup d'autonomie et les partenaires étrangers toujours leur mot à dire dans la gestion. Aussi, lorsque la direction générale a décidé de développer une approche de la gestion du risque politique, il lui a paru naturel que les directeurs de l'international et les responsables pays en soient les principaux acteurs. Le système de surveillance du risque politique ("Issues Monitoring System") était placé sous la responsabilité du directeur des relations internationales dont la fonction était rattachée au département de la planification ("corporate planning departement"). En tant que parties prenantes du IMS, les responsables produits assuraient non seulement l'essentiel du travail d'information sur le risque politique, mais ils étaient également impliqués dans toute une série de négociations sur le risque politique avec les professionnels sur le terrain et les cadres supérieurs du siège. Leur réussite dans ce domaine conditionnait leur avancement et leurs primes. Pepsico est une autre entreprise qui avait intégré la prise en considération du risque politique dans le processus d'évaluation et de récompense de son personnel. La fonction "analyse du risque politique" était comprise dans le processus de planification stratégique et les responsables pays étaient très impliqués dans la gestion du risque politique. Ils étaient notamment chargés de rédiger les rapports concernant l'exposition au risque de l'entreprise et de situer leurs activités par rapport à ces indices de risque. Ces activités étaient coordonnées par le département chargé de la planification stratégique ; il employait trois analystes à plein-temps qui travaillaient sur des questions bien spécifiques liées au risque politique. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 70 Dans le cas de General Motors, une unité particulière, le « International Economic Policy Group », était chargée d'exploiter les compétences des directions étrangères du groupe pour apprécier le risque politique 85. Elle le faisait en utilisant un questionnaire très long et sophistiqué comportant 3 parties : dans la première partie intitulée "Evaluation des Facteurs" ("Assessment of Factors"), les responsables terrains devaient noter 45 variables sur une échelle de 1 à 7 ; les questions portant sur les variables étaient, dans leur majorité (32/45), très orientées sur le futur et la prévision de développements ultérieurs les concernant. Dans la deuxième partie intitulée « Politiques Nationales » (Policy Issues) et dans la 3ème partie « Environnement des Politiques » (Policy Environment), les questions étaient également orientées dans le sens de la prévision et l'approche était très similaire à celle du Prince, utilisée dans le World Political Risk Forecast (Frost and Sullivan) 86. Si les informations recueillies auprès des cadres terrains ne dominaient pas le processus de décision, elles avaient un rôle majeur dans l'attribution des notes-pays et permettaient ainsi d'établir un classement final du risque politique. Ces notes s'échelonnaient entre 0 et 100 et concernaient une cinquantaine de pays. Plus la note était élevée et moins le risque était grand. Ces scores étaient ensuite communiqués au directeur financier de GM et aux autres parties concernées dans l'entreprise, tels que les responsables de la planification stratégique. 5 - Le modèle C, pour « Combination » : Ce modèle intègre des éléments appartenant aux modèles « Sherpa » et « Bottom-up » (Remontée de l'Information). Dans les trois modèles ("S", "B" et "C"), des professionnels à plein temps sont chargés, au siège, du risquepays, mais avec des rôles différents. Dans le modèle C, des coordinateurs responsables du risque politique, s'efforcent de construire des rapports exhaustifs en « combinant » des éléments d’information in85 86 Nous présentons plus loin le détail du dispositif mis au point par GM. Le modèle du "Prince" est une démarche d'évaluation du risque politique utilisée par W.Coplin et M.O’Leary tout d’abord dans le World Political Forecast de Frost & Sullivan, puis dans les Country Reports de Political Risk Services (PRS). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 71 ternes et externes. Les recommandations finales faites à la direction générale, concernant le risque politique, sont donc de leur ressort direct et exclusif. Contrairement au modèle B, les responsables terrains ne participent pas directement aux décisions stratégiques prises par le groupe par rapport à l'évaluation du risque politique. Le résultat est une moindre dépendance de l'entreprise par rapport à eux dans le modèle C, que dans le modèle B. Toutefois, les responsables chargés de la coordination du risque politique ont soin de les impliquer bien davantage dans le processus d'évaluation du risque politique, que ne le font les unités spécialement créées à cet effet dans d'autres quartiers généraux d’entreprise. L’exemple de Dow Chemical illustrait le modèle C. Chez Dow, un responsable du risque politique rassemblait l'information qui lui était fournie par les cadres du terrain et des contacts externes. Il rédigeait ensuite une évaluation du risque politique. Le dispositif retenu par Dow pour analyser ce type de risque s'intitulait : « The Economic, Social, and Political (ESP) Risk Assessment Program ». Son responsable en était le directeur de l'environnement international des affaires (Manager of the international business environment). Ce poste avait été créé en 1980, mais le dispositif ESP existait déjà depuis 1971 où il avait été utilisé en Amérique Latine. Son titulaire était pour l'essentiel un coordinateur du risque politique, qui organisait des sessions d'études régulières sur les pays et surveillait en permanence l'évolution de la scène internationale. Le dispositif ESP fonctionnait sur la base d'un travail d'équipe qui rassemblait des employés de Dow à différents niveaux de responsabilité. Il était utilisé lorsque le directeur de l'environnement international des affaires décidait d'entreprendre une analyse-pays (Country Review). Il constituait alors une équipe dont le nombre variait entre 6 et 8 personnes. Celleci rassemblait la plupart du temps le responsable pays et deux ou trois de ses personnels clés auxquels se joignaient des personnels externes appartenant à une direction de zone ou au siège. Le directeur de l'environnement international des affaires supervisait le travail d'équipe, lors de sessions d'études d'une semaine, organisées dans le pays analysé. Lorsqu'apparaissait l'amorce d'un consensus sur la situation générale, le directeur rédigeait le document final (Country Risk Report). Les résultats des travaux de C.R Kennedy sur les dispositifs adoptés par de grandes entreprises américaines pour évaluer le risque poli- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 72 tique confirmaient, dans les années 1980, l'intérêt des premières pour cette dimension de la planification stratégique dans leurs opérations d'internationalisation. En 1993, les résultats d’une enquête 87 menée auprès de 238 entreprises américaines de taille variée 88 opérant dans les secteurs de la production et des services, confirmaient l’intérêt de ces organisations pour l’activité d’évaluation du risque politique répartie entre les directions des affaires internationales, les directions de la planification, celles des finances ou des affaires juridiques. Parmi les variables ayant le plus de poids dans cet exercice d’évaluation (qui, dans la plupart des cas, faisait appel à des techniques qualitatives), les entreprises retenaient dans l’ordre : la stabilité politique, le rapatriement des profits, l’attitude du gouvernement d’accueil envers les investisseurs étrangers, le système de gouvernement, la politique de taxation du pays d’accueil. Les sources internes d’information privilégiées pour obtenir de l’information sur ces variables restaient les personnels des sièges et les directions régionales. Pour compléter cette présentation des dispositifs de gestion du risque politique adoptés par les firmes multinationales, nous avons choisi de présenter dans le détail deux approches différentes du risque politique. La première s’inscrit dans un processus de gestion opérationnelle des exportations d’un groupe alors que la seconde fait partie intégrante de la gestion stratégique des investissements directs à l’étranger d’une grande entreprise. L’exercice nous permettra de constater l’importance de la fonction pour les entreprises qui ont choisi de la développer. 87 88 Subramanian R., Motwani J., Ishak S., « Political risk analysis of U.S.firms : a theoretical framework and an empirical analysis », Multinational Business Review, Fall 1993. 29% des entreprises de l’échantillon employaient entre 2500 et 4999 personnes, alors que 25% en employaient moins de 100. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 73 III - Deux Approches du Risque Politique Retour au sommaire Types de Gestion Entreprises et Direction (s) Modèles impliquée (s) Structure Outil (s) Gestion Opérationnelle Rhône-Poulenc Direction FiRorer = (1996) nancière Credit Management : - Planisphère et fiches risquepays « Sherpa » Direction Commerciale - 1 Credit Manager - 1 Assistant Credit Manager + 1 stagiaire - Banque de données - « RISC » (récepteur d’information pour le suivi des clients) - « VOR » (Vert, Orange, Rouge) Gestion Stratégique General Motors (1986) International Economic ------------------ Policy Group « Bottom-Up » - Political Risk System : - Political Risk Index - Weighted Checklist et Scoring - Rating Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 74 Gestion Opérationnelle et Risque Politique Rhône-Poulenc Rorer et la gestion du risque politique et du risque commercial 89 Pour gérer les risques financiers liés à sa Politique de Crédit Export, RP Rorer a conçu un système original 90. Il prend en considération le risque client (insolvabilité du débiteur due à la détérioration de sa situation financière) et le risque pays (guerre, révolution, émeute ou acte gouvernemental arbitraire qui entraîne un non transfert des règlements du client). Le système mis en place, permet de mémoriser et de formaliser tous les éléments de la Politique de Crédit : - il effectue un contrôle permanent de conformité des transactions à la Politique de Crédit et permet donc de réagir a priori (démarche pro-active et non réactive) ; - il contrôle quotidiennement l'encours client et détecte tout dépassement réel ou potentiel des lignes de crédit ou des normes d'échus ; - il permet aux Services Commerciaux, d'Administration des Ventes et Financiers, de connaître à tout moment les règles à appliquer dans tel pays ou pour tel client. 89 90 Ce cas est tiré d'une co-signature de l’auteur de la thèse avec P. de Berranger, Credit Manager de Rhône-Poulenc Rorer. Le texte complet est publié comme article dans le n°2/3 de la Revue Connaisance et Action (1996) du Groupe ESC Bordeaux. L'identification du dispositif de gestion informatique des risques de RhônePoulenc Rorer s'est faite grâce à un stage réalisé par E.Pinçon, étudiante de 3ème année au Groupe ESC Bordeaux, dans le département du Credit Management du groupe RPR en Juin-Sept 1993. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 75 Un système informatisé de gestion des risques au service de la Politique de Crédit Export Le système est automatique et paramètrable, autorisant ainsi RP Rorer à définir une Politique de Crédit adaptée à chaque pays, chaque client ou chaque commande. Le système est placé sous la responsabilité du Credit Management, une unité créée en 1975 et rattachée dans un premier temps à la Direction Commerciale puis à la Direction Financière. Le Credit Manager s'efforce d'évaluer et de gérer le risque-client selon les modalités suivantes : - pour l'évaluation du risque : il s'agit d'effectuer un travail de suivi des comptes 91 de tous les clients et filiales de RP Rorer, de leur attribuer une classe de risque, de définir une limite de crédit, de vérifier leur respect des échéances (retards), d'établir les termes et les conditions de paiement (devises de facturation, canal bancaire, moyens et délais de paiement, etc...), de déterminer enfin les clauses du contrat ; - pour la gestion du risque : l'évaluation des risques associés aux commandes passées à RP Rorer motiveront le Credit Manager à autoriser ou à refuser leur livraison. Le refus d'assumer un risque est en général expliqué par trois types de considérations : une évaluation négative d'un pays, d'un client ou/et d'une commande (cf infra système VOR). A l'inverse, l'autorisation d'assumer un risque dépend de l'existence d'un cadre contractuel satisfaisant et de la possibilité de couvrir totalement ou partiellement ce risque. Le rôle du Credit Manager est de cerner au mieux les risques et de connaître parfaitement les garanties qui peuvent leur être associées. 91 Les comptes sont analysés en termes de découvert ("account receivables"), du montant non échu de ce découvert ("not matured") et du montant échu ("overdues"), c'est à dire la partie non payée du découvert qui dépasse les délais de paiement fixés. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 76 Afin d'optimiser le couple risques/garanties, il va s'efforcer de gérer cet objectif à deux niveaux : au niveau commercial et au niveau financier. - Au niveau commercial : il fournit un appui constant aux Services Commerciaux durant la phase de suivi des commandes (renseignements sur la situation des clients -cf détails infra) ainsi qu'aux négociateurs commerciaux lors de la phase de prospection-clients, par l'intermédiaire de fiches-pays (cf détail infra). Ces fiches sont conçues pour fournir des informations essentielles sur différents pays : risques, conditions et délais de paiement à ne pas dépasser, garanties à mettre en place. Grâce à elles, les commerciaux pourront, chaque fois qu'une commande est envisagée, négocier les modes et conditions de paiement appropriées avec les clients suivant le niveau de risque et s'assurer de l'existence de garanties adéquates auprès d'organismes publics et privés (le risque-client étant moindre si les garanties appropriées sont obtenues) ; - Au niveau financier : il convient, une fois le risque identifié, d'appliquer les garanties les mieux adaptées aux risques, en fonction de leur coût. Le Credit Manager va devoir évaluer ce rapport qualité/prix dans le choix de ses garanties. Un invariant est à prendre alors en considération : plus le risque est élevé, plus le coût des garanties est important et plus le mode de garantie est rigide, en raison des exigences en matière de documents et de clauses. L'exportation, considérée dans ses dimensions risque (pays, client)/rentabilité par le Credit Management est donc, chez RPR, un processus très encadré. Il s'agit en effet d'évaluer de la façon la plus précise possible le risque, mais également de se garantir de la façon la mieux adaptée, au meilleur coût. L'entreprise le fait en s'adressant, soit à la COFACE dont la double vocation : assureur crédit du secteur concurrentiel et gestionnaire pour le compte de l'Etat du service public de l'assurance crédit - en fait un organisme à part, soit, lorsque la COFACE refuse une demande de garantie parce que jugeant les risques trop élevés, à d'autres grands assureurs comme le Pool d'Assurance Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 77 des Risques Internationaux et Spéciaux - PARIS - ou encore à des cabinets de courtiers spécialisés dans le commerce international. Ces précisions étant faites sur la place et le cadre général du système d'évaluation et de gestion des risques dans la stratégie export de RPR, nous développerons maintenant le détail de ce dispositif. Il repose sur trois outils informatiques : 1 - Une Banque de Données sur tableur. Elle recense les principales informations sur les Pays (position Coface, heure locale, Responsable Commercial et son n° de tel et de fax), sur les clients, sur les correspondants (Banques, Assureurs, Responsables de Zone...) et renvoie, lorsque le besoin existe, à des dossiers papiers dont l'adresse de classement est indiquée. Elle autorise un suivi régulier de tous les dossiers de Credit Management, en les rappelant à l'échéance qui leur a été fixée. Elle permet de repérer un dossier ou un ensemble de dossiers à partir de six critères d'extraction, combinables par les relations logiques "Et" et "Ou". Elle assure la confidentialité du classement. 2 - "RISC" (Récepteur d'Informations pour le Suivi des Clients) : cet outil est le rejeton d'un outil précédent ("Eclipse") développé dans les années 1980 par P.de Berranger pour RP Film, à la suite d'une demande que formulait son Credit Manager sur le montant des découverts clients/pays. L'information n'étant pas immédiatement disponible, P.de Berranger décidait de relever le défi en créant un système informatique adéquat. En successeur amélioré d'Eclipse, RISC permet ainsi de visualiser les informations de chiffre d'affaires, de découvert et d'échus des clients des laboratoires. Il est mis à jour toutes les nuits, à partir des données comptables. Les informations accessibles sont : - la fiche d'identité du client (nom, adresse, limite de crédit, ratios divers) - les écritures comptables du client (gérées par la comptabilité) - la fiche d'identité de l'écriture (gérée par la comptabilité) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 78 Ces informations, qui sont purement économiques et financières, sont immédiatement accessibles sur écran par l'intermédiaire de deux options de recherche : "critères de recherche client" et "critères de recherche sur écritures" (cf détails infra). 3 - "VOR" (Vert, Orange, Rouge) : cet outil permet de mémoriser tous les éléments de la politique de crédit définie par RPR. Il effectue un contrôle permanent de conformité des transactions et des situations des comptes clients avec cette politique. Le système est automatique et paramétrable, permettant ainsi à l'entreprise de définir une politique de crédit conforme à ses objectifs, adaptée à chaque pays, à chaque client et à chaque commande (cf détails infra). "VOR" définit trois niveaux de risque induits lorsqu'un élément nouveau génère un risque non prévu dans le cadre de la Politique de Crédit. Ces trois niveaux sont symbolisés chacun par une couleur : - Vert : risque faible ; aucun blocage au niveau des commandes ; - Orange : risque moyen ; la commande est enregistrée, la fabrication peut être lancée, mais la facturation et donc l'expédition sont bloquées ; - Rouge : risque élevé ; la commande est bloquée, le lancement de la fabrication est impossible. Ces trois niveaux de risque figurent, selon les cas, sur la fiche informatique "VOR Commande". Cette fiche est un élément clé du processus de décision. Elle détermine en effet la suite que le Credit Manager donne à une commande (blocage ou débloquage). Ainsi, toute transaction en O ou R est analysée par le Credit Manager en relation avec les Services Commerciaux ou d'Administration des Ventes concernés et les actions correctrices nécessaires sont prises pour débloquer la situation. Ces actions peuvent conduire, soit à restaurer la conformité aux critères de la politique de Credit mémorisés dans VOR (durée de crédits, mode de règlement, devise de facturation, garanties à prendre, lignes de crédit, ratios admissibles d'échus) soit à accepter une dérogation à ces mêmes critères. Les critères précités font, comme Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 79 nous l'avons déjà précisé, l'objet d'accords écrits entre les parties concernées (cf supra). Ce système VOR s'appuie, dans sa dimension évaluation du risque-pays sur deux outils : - un planisphère élaboré par le groupe Rhône-Poulenc. Il est un moyen de représenter de façon synthétique les risque-pays ; Pour ce faire, les pays se voient attribuer une couleur selon leur niveau de risque ; - un système de fiches-pays élaborées par RPR. Ces fiches sont un moyen de représenter de façon analytique le risque-pays. Pour faciliter leur diffusion dans l'ensemble du groupe, leur rédaction se fait en Anglais. Le détail de ces outils est le suivant : - Un planisphère : le groupe Rhône Poulenc édite tous les ans une carte mondiale des risques politiques. Cette mission est assurée par un service Risque-Pays rattaché à la direction financière. Son responsable est un Credit Manager qui ne gère pas la totalité du Credit Management, mais rassemble des données sur les pays à partir de multiple sources : publications spécialisées (NSE, MOCI, etc.), banques, filiales du groupe dans le monde. La cotation du risque-pays (rating) se fait sur une échelle graduée dont le rang de chaque barreau indique le degré de risque symbolisé, sur le planisphère, par une couleur : rang 1 : risque très élevé (very high risk), le pays est représenté en rouge sur la carte ; rang 2 : risque élevé (high risk), le pays est représenté en orange ; rang 3 : risque moyen (moderate risk), le pays est représenté en jaune ; rang 4 : risque faible (low risk), le pays est représenté en vert ; rang 5 : risque très faible (very low risk), le pays est représenté en bleu clair ; et pour finir rang 6 : risque nul (no risk), le pays est représenté en bleu foncé. À noter que les pays qui se voient attribuer la couleur noire sont les pays faisant l'objet d'un embargo. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 80 Un élément mérite d'être ici mentionné : en raison d'une circulation constante des informations entre le Credit Management de Rhône Poulenc et celui de Rhône Poulenc Rorer, le second peut utiliser les informations sur le risque-pays synthétisées par le premier. Des recommandations Groupe (cad en provenance de RP) sont mises à disposition, qui mentionnent pour chaque pays : son risque (d'après la carte), la monnaie de facturation, le délai de paiement maximum, la garantie à privilégier, la position Coface, les garanties bancaires exigées et des observations générales. RPR élabore toutefois ses propres fiches-pays qui constituent, comme nous allons le voir, un élément d'évaluation supplémentaire. - Des fiches-pays : leur présentation et leur contenu sont les suivants : Un en-tête faisant apparaître des informations clés : - En haut et à gauche : une carte miniaturisée du continent où est fléchée la situation exacte du pays étudié ; - En haut et au centre : le nom du pays ; - En haut et à droite : deux types de risques sont mentionnés, qui constituent l'information prioritaire : le risque-pays et le risque de non-paiement. En dessous des informations prioritaires, quatre sections, chacune encadrée, apportent un ensemble d'éléments d'information complémentaires. Elles sont intitulées comme suit : Recommandations, Guarantees, Notices/Comments, Contacts for further information. Une première section "Recommendations" contient ainsi trois types d'information : - la monnaie conseillée pour la facturation ; - les délais de paiement maximum à accorder - les moyens de paiement à privilégier Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 81 Une seconde section "Guarantees", indique : - les garanties publiques (position ouverte, fermée ou restrictive : Coface, Hermès, NCM, SACE, CESCE et US Eximbank) ; - les garanties privées : assurance ou forfaiting. Une troisième section "Observations" apporte divers types d'informations : - facilité à trouver des confirmations de Crédocs - banques les plus sûres - contrôle des changes/réserves en devises - existences de protocoles - caractère obligatoire de la licence d'importation - tarifs douaniers (indications) - inflation - situation politique et sociale générale Une quatrième et dernière section complète les fiches-pays : elle contient les coordonnées des personnes à contacter pour obtenir des renseignements complémentaires. Ce sont le responsable du Credit Management et de la finance à l'exportation, ainsi que l'assistant(e) Credit Manager de la zone géographique englobant le pays traité par chaque fiche. Nonobstant leur rôle d'appui à l'alimentation en information des dispositifs RISC et VOR, les fiches-pays constituent également un outil de communication à destination des commerciaux et des filiales du groupe. Elles ont pour vocation d'être un document de synthèse leur permettant de visualiser les risques auxquels ils peuvent être exposés sur tel ou tel pays et les garanties et les conditions de paiement à mettre en place. Cette présentation du dispositif de gestion informatiques des risques chez RPR étant achevée, nous pouvons maintenant passer à la description de son fonctionnement. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 82 Le fonctionnement du dispositif de gestion des risques Dans son bureau du siège français 92 situé à Antony en région parisienne, le Credit Manager de RP Rorer "jongle" littéralement avec VOR, RISC, la Banque de données, les fiches-pays et les dossiers papiers. En interaction constante avec les Services Commerciaux et d'Administration Commerciale, il est capable, en cas de problème sur une commande, de leur faxer immédiatement, ainsi qu'aux responsables locaux de RP Rorer un document qui en résume la situation exacte. Ce document est un montage effectué à partir de 2 sources RISC intitulées pour la première : "Critères de Recherche Client" et "Critères de Recherche sur Ecritures" pour la seconde. Examinons les en détail. Les "Critères de Recherche Client" se déclinent en ligne de la façon suivante : - 92 Type de clients (France ou Export) Société facturante Zone géographique et pays du risque financier Client (n° qui renvoie à un dossier), Consolidation, Douteux, Public Mode de règlement (Indic. de crédit, nombre de jours découvert = DSO) Côte de crédit ( ligne de crédit KF, date limite crédit) Chiffre d'affaires des 12 derniers mois (en KF) Découvert KF, En-cours en KF Echu en KF, L.C - Déc.KF Ancienneté de l'échu Code client Coface, Client cofacé Option avec interd.d'expédier, Option avec menace de sinistre Le groupe Rhône-Poulenc Rorer possède un double siège social : l'un est situé à Collegeville près de Philadelphie (Etats-Unis) et l'autre à Antony dans la banlieue parisienne. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 83 Les "Critères de Recherche sur écritures" se déclinent en ligne de la façon suivante : - Type d'écritures (facture, avoir, autres écritures non lettrées, effet en portefeuille, credocs, commande en portefeuille) ; - Date d'échéance - Montant de l'écriture en FRF - Date d'écriture (ou de facture en J-M-A) - Mode de règlement et délai de crédit - Devise des écritures et code avancement Une fois la sortie imprimante de ces deux documents achevée, le Credit Manager dispose d'une information très complète sur la commande concernée. Il effectue alors un montage photocopié (document de synthèse) sur une page qu'il faxe, comme nous l'avons déjà indiqué, à l'Administration Commerciale et au responsable local de RP Rorer. Il est à noter qu'il lui arrive de joindre au bas de ce montage un commentaire personnel sur la commande. Muni des informations obtenues sur RISC, le Credit Manager est alors capable de faire évoluer le système VOR dans un sens positif (déblocage) ou négatif (blocage) pour la commande concernée (cf infra). L'outil informatique permet ainsi, en centralisant les données, d'homogénéiser et de rationaliser le traitement des commandes à l'échelon du groupe RPR. Essayons maintenant de rentrer un peu plus dans le système VOR. C'est un outil informatique clé qui permet de concrétiser et d'optimiser les objectifs des trois grandes politiques de RP Rorer : la Politique de Crédit, la Politique Commerciale et la Politique Financière. Le Credit Manager en est à la fois, le "chef d'orchestre" et le principal "investigateur". Ce système de contrôle automatique et paramètrable des commandes et comptes clients autorise un suivi quotidien de toutes les opérations commerciales du groupe. Il permet ainsi d'en filtrer un certain nombre 93 (qui sont alors libellées en Rouge ou en Orange) pour 93 En Janvier 1992, le système VOR permettait ainsi de suivre 157 commandes Orange et 66 commandes Rouges. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 84 des raisons d'échus importants et anciens, ou en attente de réception de Crédit documentaire 94 ou autres garanties (assurances crédit Coface ou assurances privées). Le système VOR (cf schéma) fonctionne et se présente comme une cascade d'informations et de décisions. Elles renseignent systématiquement en Vert, Orange, Rouge chaque étage de la cascade pour aboutir à une synthèse (VOR GLOBAL) qui décide du sort de chaque commande. Les trois étages de la cascade sont, dans l'ordre chronologique et schématique du renseignement et de la décision : - Étage n°1 : le pays du facturé et le pays du destinataire : chacun se voit attribuer un VOR pays dans la mesure où ils peuvent être différents ; cette information se déverse sur les deux grandes rubriques séparées de l'étage n°2 qui sont : Le client facturé et le client destinataire. Ainsi, Le VOR pays du facturé se déverse sur le client facturé et le VOR pays du destinataire se déverse sur le client destinataire ; - Étage n°2 : le client facturé et le client destinataire : chacun reçoit un VOR global qui est la résultante d'un renseignement séparé de 4 paramètres : VOR contrôle client, VOR limite de crédit, VOR échus. Le VOR pays est déjà renseigné par l'étage n°1 ; - Étage n°3 : la commande : les VOR du second étage se déversent sur les paramètres du 3ème étage qui sont rassemblés sur une ligne de synthèse. Le détail est le suivant : les VOR limite de crédit, échus, pays et global du client facturé (2ème étage) se déversent dans l'ordre sur les VOR limite de crédit, échus, pays et client facturé de la synthèse (3ème étage). Les VOR pays et global du client destinataire se déversent dans l'ordre sur les VOR du Pays du destinataire et du client 94 Le crédit documentaire : "Letter of Credit" (L/C) ou "Documentary Credit" (D/C) en Anglais. C'est le plus sûr moyen de se faire payer à terme ou à vue. C'est un contrat dans lequel la banque du client se substitue à celui-ci pour le règlement de la marchandise livrée, à la seule vue des documents requis. Il peut être "irrévocable" et "confirmé" : - "irrévocable" : c'est à dire qu'il ne peut être modifié ou annulé sans l'accord conjoint du vendeur et de l'acheteur. Toutefois, un crédit irrévocable n'est sûr que si la banque émettrice est de renom et le pays d'émission solvable ; - "confirmé" : la banque notificatrice (banque de l'exportateur) superpose son propre engagement à celui du donneur d'ordre. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 85 destinataire (3ème étage). Un paramètre est ajouté et renseigné dans la ligne de synthèse : il s'agit du VOR dérogations. Cette ligne se voit alors attribuer un VOR GLOBAL qui conditionne le devenir de la commande criblée. Il existe deux modes de gestion du système VOR : le mode automatique ("A") ; le système informatique peut faire évoluer le VOR ; le mode manuel ("M") : le système informatique ne peut faire évoluer le VOR. Par défaut, tous les VOR sont en gestion automatique. Le Credit Manager seul, gère manuellement ce mode de gestion du VOR. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 86 Considérons alors l'exemple théorique de la commande suivante : - Jour J : 6H00 du matin : le portefeuille de commandes est dans l'état VOR résultant du traitement de nuit. En particulier la commande 747 est au Vert dans tous ses paramètres. - Jour J : 9H30 du matin : survient un événement politique grave qui transforme la donne dans le pays X de la commande 747. Le Cre- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 87 dit Manager, informé de cet événement par la radio, par le représentant local de RP Rorer, ou par tout autre moyen, décide de passer ce pays X au Rouge. Il le fait en mettant le VOR Pays X au Rouge. Il examine ensuite toutes les commandes concernées par le Pays X, c'est à dire toutes les commandes dont le Pays du Client Facturé ou du Client Destinataire est le Pays X. L'état d'avancement de ces commandes ne nécessite pas d'intervention particulière et l'on peut attendre le lendemain pour que cette information se répercute sur toutes les commandes concernées, à l'exception de la commande 747 qui est sur le point d'être expédiée. Le Credit Manager agit alors directement sur le VOR du pays destinataire de cette commande et le passe au Rouge. La commande 747 est donc instantanément bloquée. - Jour J + 1 : 6H00 du matin : toutes les commandes concernées par le pays X sont passées au Rouge pendant le traitement de nuit, par le déversement en cascade du Rouge appliqué la veille au Pays X. - Jour J + 1 : 9H00 du matin : l'examen approfondi de la commande 747 et les mesures prises pour sa garantie permettent d'envisager son expédition. Le Credit Manager passe donc le VOR pays destinataire de cette commande en Vert Manuel (de telle sorte que le prochain traitement de nuit ne la repasse pas au Rouge), puis le VOR Global au Vert, qu'il laisse automatique (de telle sorte que la variation d'un autre VOR se répercute tout de même la cas échéant). - Jour J + 1 : 18H00 : les informations en provenance du pays X sont moins alarmantes ; on peut donc reprendre l'exécution des commandes concernées. Le credit Manager passe le VOR pays à l'Orange. - Jour J + 2 : 6H00 : le traitement de nuit a passé à l'Orange toutes les commandes concernées par le pays X. Il signale que la commande 747 est restée au Vert, alors qu'il voulait la passer à l'Orange. - Jour J + 2 : 9H00 : le Credit Manager prend connaissance du résultat du traitement de nuit. Il maintient sa décision de laisser la commande 747 au Vert Manuel. Il traite les nouveaux cas de blocage. - Jour J + 2 : 9H20 : une Assistante Commerciale Export demande le déblocage d'une commande d'anticancéreux. Le Credit Manager consulte VOR et découvre la ou les raisons du blocage, bascule sur RISC pour consulter le(s) compte(s) concerné(s), bascule sur la banque de données et consulte le(s) dossier(s) papier. Il effectue les relan- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 88 ces ou autres actions nécessaires, puis rebascule sur VOR pour libérer la commande. Un bref appel téléphonique à l'Assistante Commerciale et le médicament urgent arrivera à destination comme prévu. À partir de cet exemple, il est plus facile de comprendre la façon dont le Credit Management interagit avec VOR pour limiter la matérialisation de sinistres politiques ou commerciaux. Le Credit Manager, en possession d'informations sur les pays des clients facturés et des clients destinataires, ainsi que d'informations sur les situations respectives des clients facturés et des clients destinataires (cf RISC et Banque de données), module son appréciation en fonction de tous ces paramètres qui lui sont facilement accessibles. C'est ainsi qu'il peut autoriser le déblocage de commandes sur des pays à très haut risque (pays de rang 1 auxquels est attribuée la couleur rouge) si les clients facturés et les clients destinataires présentent un certain nombre de garanties (assurances ou conditions de paiement appropriées). A l'inverse, il pourra bloquer une commande sur un ou des pays à risque politique nul si certains clients ont trop d'échus, si leur limite de crédit est dépassée ou si leur solvabilité est douteuse. Dans ces cas précis (situation difficile d'un client ou situation catastrophique d'un pays où le groupe a des clients), le Crédit Manager s'efforcera de "sortir du risque" aussi rapidement que possible en trouvant les conditions de règlement ou les garanties adéquats. Ils lui permettront de débloquer des situations Rouges sur des pays ou des clients, renouvelant et augmentant par là même la "capacité d'affaires" du groupe (qui est de fait limitée aux risques que RP Rorer accepte de prendre). Ainsi, le groupe, par l'intermédiaire de son Credit Management, pourra accepter de gros risques et accepter de payer très cher leur garantie pendant longtemps, pour être, soit présent sur des marchés "stratégiques", soit pour les conserver, expliquant par là même la faculté de RP Rorer de durer sur des endroits du globe pourtant réputés comme étant "peu hospitaliers". Un résultat confirme l'efficacité de la démarche : en 1995, RP Rorer n'avait enregistré aucune perte financière majeure sur ses commandes. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 89 Gestion Stratégique et Risque Politique Le risque politique chez General Motors (1979-1986) En 1979, GM décide de se doter d'une fonction d'évaluation du risque politique à plein temps. Elle dépend du International Economic Policy Group. Auparavant, la fonction était assurée au coup par coup par des Economistes spécialisés sur des questions régionales et elle était gérée de façon intuitive par les échelons supérieurs du groupe. A l'aube des années 1980, la direction de GM estime que cette approche informelle n'est plus adaptée, en raison de l'expansion géographique des activités du groupe et de la mondialisation de l'industrie automobile. Le témoignage de 1986, apporté par G. Rayfield qui, pendant sept années est Senior Political Analyst et le concepteur du Political Risk System chez General Motors, est particulièrement intéressant 95. Il permet de suivre la mise en place de la nouvelle structure et de rentrer dans la logique du dispositif d'évaluation du risque politique qui devient très vite partie-prenante du processus de décision. Le noyau du Political Risk System est le Political Risk Index. C'est une comparaison annuelle de l'environnement politique de 64 pays stratégiques pour le secteur de l'industrie automobile américaine. L'exercice démarre en 1980 et produit un classement (rating) de chaque pays sur le court terme (1 à 2 ans) et le long terme (2 à 10 ans) classement qui est ensuite publié. Si certaines idées concernant le dispositif appartiennent au monde de la recherche universitaire ou aux méthodes utilisées dans d'autres entreprises, le coeur du système d'évaluation du risque politique est conçu à partir de l'expérience de GM en matière d'opérations à l'étranger. 95 Rayfield G., "General Motors Political Risk Ratings", in J.Rogers ed., Global Risk Assessments : issues, concepts and applications, Book 3, GRA, Inc, 1988, p.172-186. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 90 L'examen de 23 exemples où l'entreprise a été obligée de mettre un terme à ses activités en raison de troubles politiques, fournit la matière à partir de laquelle la réflexion s'organise. Cet examen montre que, dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale, l'instabilité politique est rarement la cause principale d'une cessation d'activités. 3 cas seulement sont à relever : l'Iran en 1979, où le facteur joue à plein ; également aux Philippines en 1985 et en Afrique du Sud en 1986 - pays où l'instabilité politique perturbe les activités de GM mais n'est pas la principale raison de son départ. Un autre cas est celui du Chili en 1971 où GM est exproprié, mais seulement de façon temporaire. Dans les 19 autres cas, GM a interrompu ses opérations pour deux raisons principales : - des changements majeurs dans la politique économique du pays d'accueil qui ont en général entraîné une récession ; - des changements dans les règles spécifiques régissant l'industrie de l'automobile dans le pays d'accueil, qui ont fait que les activités de GM n'étaient plus rentables. Dans l'expérience de GM, les risques politiques affectant les opérations de l'entreprise à l'étranger proviennent plus souvent de décisions gouvernementales non anticipées que d'événements cataclysmiques. Donc, même si l'analyse ne peut se permettre d'ignorer les risques que présentent une crise gouvernementale ou des troubles sociaux, G. Rayfield part du principe que dans la plupart des cas (et plus particulièrement dans le cas de l'industrie automobile), la source réelle du risque politique est à rechercher dans le caractère imprévisible des décisions politiques. Celles-ci résultent en effet d'une combinaison complexe de forces populaires, organisationnelles, gouvernementales, qui se traduisent par autant de lois ou de règlements administratifs plus ou moins contraignants pour les entreprises étrangères. L'approche du risque politique chez GM va donc se focaliser sur plusieurs éléments : le suivi des politiques nationales, l'observation de la structure et du développement des appareils administratifs, les constantes ou les ruptures dans la prise de décision, la façon dont le jeu Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 91 politique et les décisions du gouvernement influencent les activités des investisseurs étrangers, l'éventualité d'une transformation des règles du jeu qui aura un impact négatif sur l'environnement des affaires. Un seul objectif guide la démarche de GM à l'étranger : c'est la capacité à faire du profit et à rapatrier ses gains aux Etats-Unis en dollars américains. En fonction de quoi, la raison d'être du dispositif est double : elle est de donner à la direction une indication sur le niveau d'incertitude existant dans les pays stratégiques ; elle est de signaler la possibilité de changements imprévus dans la politique d'un gouvernement et leur impact sur l'environnement des affaires et les intérêts bien spécifiques de GM. La méthode d'analyse choisie par GM est celle de la weighted checklist (liste de vérification pondérée) et du scoring (notation). Elle aboutit à une traduction chiffrée de jugements d'experts et permet d'établir un rating (classement) des pays 96. G. Rayfield écarte dès le départ l'idée d'une approche quantitative (modèles économétriques ou statistiques) du risque politique chez GM, pour des raisons qu'il estime communes aux praticiens du risque politique, à savoir : les variables clés de l'analyse politique comme la puissance ou l'influence, le conflit ou le consensus sont difficile à mesurer avec des statistiques ; les indicateurs politiques qui peuvent être quantifiés ne se révèlent pas aussi fiables que le jugement d'experts ; et enfin, les techniques quantitatives en service ne sont pas facilement utilisables pour répondre aux questions que la direction se pose par rapport à des projets bien précis. Rayfield précise que les praticiens du risque politique préfèrent les méthodes d'analyse systématique qui permettent d'organiser et de comparer de l'information qualitative à l'échelle de plusieurs pays. Dans l'élaboration de sa weighted checklist, l'équipe de G. Rayfield identifie 9 variables intégrées dans 3 facteurs principaux . Cet ensem96 Nous présentons une autre application de la démarche sur la Corée du Sud, à partir du système d'évaluation conçu par American Express Bank, dans le chapitre II intitulé « Les banques et le risque-pays ». Dans ce chapitre, nous exposons également les principales méthodes quantitatives qui ont été utilisées pour évaluer le risque-pays, ainsi que les critiques qui leur ont été faites par les praticiens. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 92 ble constitue le crible permettant d'évaluer le niveau du risque politique dans n'importe quel pays. 3 variables sont des variables politiques au sens large du terme ; 2 servent à mesurer le processus d'élaboration des politiques nationales ; et 4 reflètent l'état de l'environnement réglementaire. Chaque variable se voit attribuer une pondération, qui indique son importance pour les opérations de GM à l'étranger. Le total des pondérations est 100. Les trois principaux facteurs, leurs variables majeures 97 se déclinent, et sont pondérés, comme suit : I - Le facteur "Système Politique" (40 points) - Leadership (15 points) : cette variable permet d'évaluer l'état d'esprit des autorités d'un pays par rapport à l'investissement étranger et l'industrie automobile ; elle doit également permettre de savoir si ce pays dispose d'institutions et de pratiques politiques qui sont solides et capables d'adaptations ; elle doit enfin signaler dans quelle mesure des éléments d'opposition hostiles aux investisseurs étrangers peuvent gagner en influence. - Cohésion Sociale (15 points) : cette variable permet d'apprécier l'ampleur des conflits régionaux, tribaux, ethniques, ceux de nature idéologique, religieuse, ou des conflits de classe, ainsi que leur impact éventuel sur le système politique national et les investissements dans le secteur de l'automobile ; - Engagements Extérieurs (10 points) : cette variable permet d'étudier le type de rapports qu'un pays entretient avec des puissances, mouvements, organisations ou institutions internationales -tous rapports susceptibles d'influencer le climat politique interne et les politiques de ce pays vis à vis de l'investissement étranger dans le secteur de l'automobile ; 97 Le détail exact des variables sous-jacentes, dont le renseignement permet de parvenir à la notation, n'est pas exposé par Rayfield. Nous n'en avons que quelques exemples qui sont indiqués à la page suivante. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 93 II - Le facteur "Politiques Nationales" (20 points) - Développement (10 points) : cette variable évalue la capacité des dirigeants d'un pays et de ses organes administratifs à faciliter la mise en place de changements structurels à long terme dans une économie en transition et l'impact éventuel de ces changements sur les investissements étrangers dans le secteur de l'automobile ; - Gestion de l'Economie (10 points) : cette variable doit rendre compte de la capacité des dirigeants et des rouages administratifs à optimiser à court terme le fonctionnement d'une économie, de façon à réduire les effets négatifs des fluctuations cycliques et à maximiser son potentiel de croissance ; III - Le facteur "Environnement Réglementaire" (40 points) - Le contexte financier (10 points) : cette variable permet de savoir s'il existe des restrictions financières liées aux rapatriement des bénéfices, aux changes, prix, taxes ou à l'encadrement du crédit, et qui peuvent porter préjudice à l'investissement étranger ; - L'Energie (10 points) : cette variable permet de savoir si l'activité dans le secteur automobile court le risque d'être perturbée par des politiques gouvernementales pénalisantes dans les domaines de la demande, de l'approvisionnement ou de la consommation d'énergie ; - Le marché du travail (5 points) : cette variable permet d'évaluer dans quelle mesure la rentabilité d'un investissement peut être compromise par un cadre juridique trop strict régissant la force de travail (emploi ou licenciement) ou par l'existence d'un mouvement syndical particulièrement actif ; - Le secteur de l'automobile (15 points) : la variable a pour but d'indiquer en quoi la gestion d'un investissement étranger dans ce secteur court le risque d'être entravée par plusieurs éléments : l'obligation d'utiliser en priorité la production locale, l'existence de restrictions à l'importation, l'"indigénisation" exigée du personnel d'encadrement ou/et du capital (participation majoritaire des pouvoirs publics locaux Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 94 dans le capital social d'une filiale), l'obligation pour le projet étranger de générer des retombées économiques locales, l'existence de barrières à l'utilisation de l'automobile comme moyen de transport, ou l'interdiction de posséder des camions ou des voitures. Selon les résultats des recherches entreprises par G. Rayfield sur la base de l'expérience internationale de GM, ce sont les variables sousjacentes composant le facteur "Politiques Nationales" - comme la variable "capacité à gérer la modernisation de l'économie" ou celles qui composent le facteur "Environnement Réglementaire" avec les variables "restrictions sur le rapatriement des bénéfices" ou "obligation d'utiliser la production locale" - qui sont plus importantes pour la rentabilité d'un projet, que des variables politiques comme "coups d'Etat" ou "conflits ethniques". C'est pourquoi, les variables intégrées dans ces deux catégories de facteurs totalisent 60% de la pondération, alors que les variables composant le facteur "système politique" ne représentent que 40%. Pour Rayfield, ce choix est représentatif des risques bien spécifiques auxquels l'industrie automobile est confrontée à l'international. Pour d'autres secteurs industriels, les facteurs et leur importance relative peuvent être totalement différents. Afin de créer un Index des risques politiques (Political Risk Index) pour les opérations de GM à travers le monde, un nombre de points est attribué aux 9 variables (à partir de l'évaluation de leurs variables sous-jacentes) composant les 3 principaux facteurs, en fonction de leur importance pour l'entreprise, et cela pour chaque pays. Plus le risque entourant une variable est élevé et plus la note qui lui est attribuée est faible. Plus le risque entourant une variable est faible et plus la note qui lui est attribuée est élevée. Une fois les points attribués à chaque variable, il suffit d'en faire la somme pour chaque facteur. L'addition des résultats de chaque facteur produit une note finale sur une échelle de risque de 1 à 100 : plus elle se rapproche de 100 et moins le risque est grand. Sur la base de ces notes finales, les pays peuvent alors être classés en 4 catégories de risque politique : - entre 0 et 40 : risque élevé Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 95 - entre 41 et 60 : risque assez élevé - entre 61 et 80 : risque peu élevé - entre 81 et 100 : risque faible Entre 1980 et 1986, cet exercice de notation et de classement à court terme (1 à 2 ans) et à long terme (2 à 10 ans) de 64 pays a été conduit chaque année chez GM. Il a été réalisé par des spécialistes appartenant à l'entreprise et des experts soigneusement sélectionnés qui viennent de l'extérieur. Le classement à long terme était le résultat d'une évaluation des "fondamentaux" d'un système politique et de ses processus de production en matière de politiques nationales et de règlements. Le classement-pays à court terme reflétait les péripéties politiques les plus récentes et leur impact sur la situation générale du pays. À l'issue des sept années qu'il a passées en tant que concepteur et animateur de ce dispositif, G. Rayfield tire quatre conclusions de l'analyse du risque politique telle que l’a pratiquée General Motors : - la première remarque, et la plus importante selon lui, c'est que l'analyse doit être conçue en fonction du secteur industriel de l'entreprise qui l'utilise, mais également des opérations et des projets bien spécifiques qu'elle mène à l'étranger. Les raisons en sont les suivantes : une entreprise qui fabrique des voitures pour le marché local et crée de l'emploi dans le pays d'accueil n'affronte pas les mêmes risques qu'une entreprise d'extraction minière, qui peut être accusée de capter à son profit la richesse d'un pays pour la vendre à l'étranger. Et à l'intérieur même du secteur de l'automobile, les risques seront différents entre une usine qui assemble des voitures à partir de composants importés et qui vend ces voitures sur le marché local et une entreprise qui fabrique sur place les composants et les véhicules pour l’Export ou pour la vente locale. La réglementation qui s'applique pour la seconde catégorie d'entreprise est bien plus complexe et les risques peuvent être plus importants, alors que le secteur d'activité est le même. En fonction de quoi, quel que soit le cadre d'analyse qu'une entreprise retient en matière de risque politique, il faut que celui-ci soit capable de faire apparaître et qu'il distingue 2 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 96 dimensions : le climat politique général du pays d'accueil et les risques affectant un projet spécifique. - La deuxième remarque est que l'approche du risque politique retenue doit être dynamique et non pas statique. Dans certains cas, il peut s'écouler 10 années entre la décision initiale de réaliser un investissement majeur et le début des opérations. Le dispositif d'évaluation du risque politique chez GM a donc pour objectif d'alerter suffisamment à l'avance les décideurs sur des changements potentiels dans le climat des affaires du lieu d'implantation ciblé, de façon à leur permettre de prendre toutes les dispositions visant à minimiser l'exposition de l'entreprise au risque. Cet objectif doit être atteint en intégrant à l'approche deux types d'analyse : une pour le court-terme qui met l'accent sur les événements récents et une pour le long terme qui se concentre sur les tendances de fond. - Le dispositif d'évaluation du risque politique doit permettre de comparer les pays. À la nécessité de prendre en considération la spécificité du secteur industriel concerné par l'analyse, s'ajoute l'obligation de pouvoir comparer les risques politiques auxquels sont exposés les projets de l'entreprise dans différents pays. L'un des objectifs premiers de l'analyse du risque politique doit donc être, selon Rayfield, de pouvoir organiser la réflexion d'une firme sur les pays où elle a des intérêts, de structurer l'information sur ces pays, de faciliter la comparaison entre eux, permettant alors à l'entreprise de réduire son exposition au risque. - Tout système d'évaluation du risque politique doit s'intéresser en priorité aux mode de fonctionnement et aux productions du système politique du pays criblé. Le suivi des politiques nationales des pays d’accueil doit être au centre de l'analyse. Il permet d'envisager l'impact des décisions prises par le système politique sur les opérations de l'entreprise. L'observation des forces qui façonnent les processus de prise de décision est également essentielle. Ces forces influencent directement l'environ- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 97 nement général des affaires et les règles bien spécifiques concernant les entreprises étrangères. Le caractère difficilement prévisible des options prises par différents systèmes politiques reste le facteur qui, dans le temps, peut avoir le plus d'impact sur la rentabilité d'une entreprise. Conclusion du chapitre 1 Retour au sommaire L'exposé des dispositifs mis en place par de nombreuses entreprises multinationales pour évaluer le risque politique illustre l'importance que certains groupes attachent à la connaissance du contexte de leurs opérations. L’intégration de ces dispositifs aux échelons les plus élevés de la décision en témoigne. À l'inverse, aujourd'hui encore, de nombreuses entreprises omettent volontairement ou non (selon leurs moyens et leur culture) de prendre en considération la dimension du risque politique ou choisissent d'en externaliser l'évaluation, pour en réintégrer ultérieurement les résultats au cours de la phase de gestion opérationnelle ou de planification stratégique. Pourtant, l'évaluation de ce type de risque est toujours d'actualité et son internalisation est d'autant plus concevable qu'elle est stratégiquement productive et que sa mise en oeuvre ne présente pas de difficultés insurmontables. Ce sont ces éléments que nous développerons en conclusion. L'évaluation du risque politique : un choix toujours pertinent Tout d'abord, dans les pays en développement, un nombre de plus en plus important de contrats est aujourd'hui signé avec des entreprises privées, en général sous-capitalisées - les secteurs les plus prometteurs (énergie, télécoms et transports) ayant fait l'objet de privatisations massives. Les entreprises étrangères désireuses de s'aventurer sur certains "marchés émergents" en forte croissance se retrouvent Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 98 ainsi bien souvent confrontées à la nécessité d'évaluer et de gérer une addition de risques : risque-projet (exportation ou investissement), risque-politique 98 (ou pays) et risque de change 99. Ensuite, malgré la liberté de manoeuvre dont jouissent aujourd'hui certaines firmes multinationales, l'évaluation du risque politique les concerne toujours. Les faits semblent pourtant prouver le contraire. Comparativement aux firmes multinationales primaires des secteurs énergétiques et miniers, "engluées" dans les territoires de pays étrangers dont elles dépendent pour l'accès aux richesses naturelles et du sous-sol, la possibilité pour certaines firmes de décomposer leurs processus productifs à l'échelon international (DIPP) et l'adoption de stratégies technofinancières leur permettent de réduire les risques encourus dans les pays hôtes. Toutefois, même si les Nouvelles Formes d'Investissement 100, la sous-traitance et les alliances stratégiques entre sociétés mères leur procurent une capacité d'émancipation territoriale (comment nationaliser une usine livrée clé en main à une entreprise locale, comment contrôler ou nationaliser un accord d'assistance technique ou 98 Un exemple parmi tant d'autres qui peut illustrer l'actualité de la démarche : "[...] The terrorist group (Sikhs) has sought to cleanse the Punjab of "foreign influences" - an aim that led to the murder of 16 executives and technicians at a textile factory partly-owned by the American multi-national company DuPont, in March 1992,in "Holy terror : the implications of terrorism motivated by a religious imperative", Bruce Hoffman, RAND Paper P-7834, 1993. 99 "International : nouveaux risques pour la COFACE", Enjeux-Les Echos, Décembre 1995, p.36. 100 Les Nouvelles Formes d'Investissement (NFI) : il s'agit des filiales étrangères où la FMN possède moins de 50% du capital, des accords de licence, de l'assistance technique, du franchisage, de la sous-traitance internationale, des accords de partage de la production, de la coopération industrielle, des contrats de gestion ou de service, des livraisons d'usine clés en main, produit en main ou marché en main et des accords de cofinancement [...] Les NFI immobilisent peu ou pas de capital, dissocient la technique et l'expertise de l'élément financier et font jouer un effet de levier au profit des FMN (le pays d'accueil doit fournir l'essentiel des capitaux et parfois s'endetter dans ce but), in W.Andreff, "La déterritorialisation des multi-nationales : firmes globales et firmes réseaux", in Badie B., Smouts M.C (sous la direction de), « L’international sans territoire », Cultures et Conflits n°21-22, Printemps/Eté 1996. p.380. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 99 un accord de fabrication d'équipements originaux) - leurs sièges, unités, filiales, divisions qui assurent la réalisation de "produitssystèmes" sont tout de même localisés sur des territoires. Donc, non seulement la connaissance et l'observation des contextes nationaux, régionaux ou locaux restent essentielles pour localiser ou relocaliser les éléments du dispositif là où ils sont le plus rentables, mais ces facultés sont également indispensables pour observer la façon dont les territoires (pays les plus développés et PVD) négocient certains phénomènes ou événements politiques, économiques, diplomatiques (crise politique, chômage, paupérisation, guerre, Krachs boursiers, etc.) à divers échelons - la prospérité pour le plus grand nombre (il faut bien des consommateurs solvables 101) et la cohésion sociale demeurant malgré tout les conditions incontournables de poursuite et d'expansion des activités des firmes multinationales. L’organisation d’une unité interne : un processus simple et cohérent C'est pourquoi, si les sources externes d'analyse du risque politique peuvent se révéler utiles, l'internalisation au sein des firmes multinationales de dispositifs propres à évaluer le couple risque/rentabilité des processus d’exportation ou de localisation à l’étranger est parfois plus efficace que leur traitement externe ou leur ignorance. Le raisonnement est le suivant : intégrée à la culture et à la pratique quotidienne des firmes, la capacité à déchiffrer le monde et ses territoires est source de valeur ajoutée. Externalisée ou plaquée par une direction peu réceptive sur un encadrement non préparé, elle est source d'erreurs ou d'incompréhensions. 101 Avant d’implanter ou de racheter une unité de production ou de distribution, une entreprise se procurera l’indice de « richesse vive » d’une région ou d’une ville auprès des acteurs du développement économique local. Cet indice est calculé à partir de certaines dépenses réelles des ménages : factures d’électricité, consommation de carburants, communications téléphoniques, etc. toutes dépenses facilement collectables, in Deysine A., Duboin J., S’internationaliser : Stratégies et Techniques, Dalloz, Paris, 1995, p.340. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 100 Dans le premier cas, cette capacité leur permet de localiser et d'obtenir à l'échelle du globe les intrants cruciaux (information, connaissance, R&D) et les marchés indispensables à leur expansion - d'anticiper aussi l'évolution de ces éléments stratégiques (tous éléments aujourd’hui assimilés à la notion d’« Intelligence Economique »). Dans le second cas, cette capacité obtenue par procuration ne leur permet pas de compenser le manque de formation des personnels. Incapables d'anticiper ou même de réagir au terrain, ils cumulent les erreurs qui sont alors autant de barrières à l'entrée ou à la durée. À l'argument de la pertinence du choix d'internalisation de l'activité, s'ajoute en outre son coût supportable. Aujourd'hui en effet, les FMN peuvent faire des économies importantes sur les coûts de transaction 102 liés à l'évaluation des sites ou/et des partenaires de leurs opérations et sur les ratages ou l'absence sur certains marchés, consécutifs à une mauvaise préparation (cf.nos exemples du début) ou à une absence de savoir-faire. Elles le feront tout d'abord en recrutant des personnels formés à "l'analyse des contextes" et donc nécessairement polyvalents. Ils viendront d'établissements supérieurs de formation à la gestion qui auront su dépasser les clivages d'enseignement par grandes disciplines scientifiques (Science Politique, Sciences de Gestion, Sociologie, Science Economique, Relations Internationales) pour préparer des cadres "complets". Ces futures "nouvelles recrues" leur permettront de mieux gérer les risques parfois élevés liés à des opérations internationales, fussent-elles intégrées dans des activités de gestion de réseaux. Elles le feront ensuite en considérant que le coût de la mise en place et du fonctionnement d'un service spécialisé dans ce type d'activité n'est pas très élevé. En 1990, B.Marois évaluait le personnel indispensable à une cellule d'analyse des risques-pays à 7 personnes 103 : un 102 Les "coûts de transaction" : il s'agit d'un ensemble de coûts associés aux imperfections du marché international des biens et des facteurs (incertitudes quant à la fixation des prix, frais de protection des actifs, taxation...) et des coûts liés aux relations contractuelles amont/aval d'un marché classique (retards dans les livraisons, coût du temps de négociation, commissions d'intermédiaires, risques de comportement déloyal d'un concurrent...) in Gastaldi D., "Dans quel cas et comment une PME-PMI pourrait-elle se développer à l'international", Humanisme et Entreprise, n°105, 1996, p.28. 103 Marois B., Le Risque-Pays, op.cit., p.112-113. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 101 politologue plutôt généraliste, un financier disposant de compétences techniques ou un économiste, un juriste international, 2 documentalistes et 2 secrétaires trilingues. Marois estimait à 4 millions de francs environ (salaires compris) le budget de fonctionnement annuel d'une structure de ce type et préconisait d'en rattacher le contrôle à la Direction Générale, afin d'éviter un court-circuitage des informations par les échelons subalternes. L’intégration d’un service dans l’organigramme d’une entreprise du secteur industriel pourrait être envisagée de la façon suivante 104 (modèle « Bottom-Up ») : 104 Pour une présentation des schémas organisationnels de dispositifs de veille ou d’intelligence économique, cf. « Les grandes entreprises adaptent leurs organisations de veille », Technologies internationales n°51, février 1999, p.43. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 102 L’activité du service spécialisé dont nous venons d’indiquer la position éventuelle dans un organigramme, n’est toutefois pas réductible à l’évaluation du risque politique. Il doit en effet être capable de fournir à la direction générale deux éléments : - une idée de la solidité ou de la vulnérabilité 105 des positions étrangères de la société, en fonction de la politique internationale envisagée et de la stratégie retenue : exportation, implantation, cession de droits de propriété industrielle, etc. ; - une idée des possibilités de développement international de l’entreprise, en fonction de l’évolution des pays et de leurs marchés, de la position des concurrents (analyse de l’environnement international). Cette double capacité requiert que soit élargie la notion de risque politique : - elle s’inscrit alors dans celle plus large de « risque-pays », risque (opportunité ou dissuasif) lié au contexte des territoires avec lesquels l’entreprise interagit (risque politique, économique, juridique, commercial, social, scientifique et technique, financier) ; - elle implique ainsi directement l’unité chargée de l’étude des contextes d’opération extérieurs, dans le soutien à l’activité de conception de la politique d’internationalisation de l’entreprise - une mission menée en collaboration étroite avec les autres services de la direction de la prospective stratégique. 105 « Un risque spéculatif », écrivent ainsi A.Deysine et J.Duboin, « ne sera pris en compte, que s’il est significatif et qu’il correspond à un seuil dit de « vulnérabilité » préalablement déterminé. Ce seuil de vulnérabilité est fixé en fonction du fonds de roulement net, des capitaux propres, du résultat net », in S’internationaliser : Stratégies et Techniques, op.cit., p.351. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 103 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Première partie : Un bilan des pratiques du Risque-Pays Chapitre 2 Les Banques et le Risque-Pays Introduction Retour au sommaire Pour les organismes bancaires le risque-pays englobe de façon classique, tous les aléas afférents aux prêts qu'ils accordent à des débiteurs privés ou publics (investissement direct ou de portefeuille, ligne de crédit à une banque locale, aide au rééquilibrage de la balance des paiements, etc.), dans des monnaies qui ne sont pas les leurs, ou pour des opérations que ces derniers engagent dans des pays étrangers. L’ensemble de ces prêts consentis par les banques à des emprunteurs constitue un « portefeuille de prêts 106 ». Plusieurs exemples nous sont offerts par J..M. Weydert pour illustrer différentes situations classiques (et non exhaustives) de risquepays que les banques peuvent rencontrer 107 : 106 107 Marois B., Le Risque-Pays, PUF, Paris, 1990, p.47. Weydert J.M., "Comment gérer le risque-pays ?", Banque Stratégie, n°109, Oct 1994, p.10. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 104 - lorsqu'une entreprise publique mexicaine lance un eurocrédit en dollars syndiqué entre plusieurs banques européennes, il y a risque-pays pour ces dernières, car la capacité de l'entreprise de faire face à ses échéances est directement conditionnée par la situation économique de son pays d'origine ; - lorsqu'une banque de Hong-Kong prête des dollars à une entreprise privée de Hong-Kong, cette banque porte un risque-pays sur Hong-Kong, car si cet État décide d'instaurer un contrôle des changes, l'entreprise peut se trouver dans l'impossibilité de se procurer les devises nécessaires au service de sa dette ; - lorsque la succursale argentine d'une banque française accorde à l'État argentin ou à une personne privée garantie par l'État argentin un prêt en pesos argentins, elle porte un risque-pays en monnaie locale sur l'Argentine. Par ailleurs, le développement rapide des marchés financiers émergents, et les stratégies de diversification des portefeuilles engagées sur les perspectives de fort rendement de ces marchés, exigent maintenant de la part des intervenants qu’ils prennent en compte des risques de défaut, des risques de change et des risques de marché plus élevés que sur les marchés traditionnels 108. L'appréciation du risque-pays consistera donc à évaluer le niveau d’endettement et la solvabilité d’un pays, la liquidité de ses marchés, en vérifiant qu'il possède le potentiel économique et la volonté politique qui lui permettront, ainsi qu'aux agents économiques opérant sur son territoire, de faire face à leurs obligations envers les créanciers ou investisseurs étrangers. Cette capacité d’évaluation est fondamentale pour une banque. Elle lui permet de calculer son exposition au risque-pays en mesurant l’impact de ce risque - matérialisé par un sinistre potentiel (nonremboursement de prêt, retard dans le paiement des intérêts, défaut de liquidité d’un marché et dévalorisation rapide des actifs détenus, 108 Miotti L., Ricoeur-Nicolai N., « Typologie des Risques-Pays », Marchés Financiers, CDC Gestion, n°110, Juillet-Août 1996, p.24. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 105 etc...) - sur le rendement de son portefeuille de créances et d’investissements. Elle lui permet de quantifier la prime de risque supportée par chaque pays et de « rémunérer » par là même correctement le risque. L’ensemble de ces activités d’évaluation et de mesure autorise ainsi la banque à moduler son exposition au risque-pays de deux façons : - en modifiant la composition de son portefeuille (rééquilibrage géographique) de façon à mettre en oeuvre une véritable diversification internationale ; - en fixant des règles précises en matière de plafonds d’engagements par pays et par débiteur 109. Pour évaluer et tenter de prévoir le risque-pays, les banques qui opèrent à l'échelon international se sont dotées de personnels et de services spécialisés. Des départements d'Etudes Economiques ont été créés dans les années 1960 et 1970. Selon C.R Kennedy, la première banque à se doter d'un cadre formel d'évaluation du risque-pays a été la Citibank en 1974 110. Et une étude réalisée en 1976 par J. Blask sur la pratique du risque-pays dans les établissements bancaires révélait que 32 des 37 plus importantes banques américaines interrogées utilisaient la démarche de façon systématique 111. Dans certains établissements, des départements d'Etudes Politiques ont été rajoutés dans les années 1980, prouvant ainsi que les dimensions politiques et économiques du risque-pays étaient perçues dans l'interdépendance 112. La révolution iranienne de 1979 est à l'origine 109 Marois B., op.cit. Kennedy C.R., Managing the international business environment : cases in political & country risk, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1991, p.194-195. 111 Ibid. 112 Johannson P.R., « The key date political event data base : practices of a Canadian International Bank » (Bank of Montreal), in J.Rogers ed, Global Risk Assessment, Book 3, Riverside, 1988, p.206. 110 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 106 de cette évolution : à partir de cette époque, les variables d'ordre sociopolitique se voient accorder plus d'importance dans les analyses du risque-pays. Il faut toutefois attendre la crise de 1982 pour que les grandes banques internationales accordent plus de ressources à la fonction "analyse du risque-pays". Le développement des interventions dans le cadre des marchés boursiers dits "émergents", et les perturbations que ces économies peuvent engendrer sur les marchés des économies développées, confirme la permanente actualité du débat relatif à l'analyse du risquepays 113. Inscrit dans un contexte de déréglementation et de décloisonnement des marchés financiers où les banques sont de plus en plus engagées, il ajoute aux acceptions classiques du risque-pays la notion de « risque de marché ». Il implique par là même une redéfinition des grilles de lecture traditionnellement utilisées par les établissements bancaires pour évaluer le « risque-pays ». Le développement qui suit a pour but de faire le point sur plusieurs éléments : - quels types d’activités et de risques les banques pratiquent et rencontrent sur les marchés internationaux ; - quelles sont les principales méthodes (qualitatives/quantitatives) retenues par les banques pour évaluer le risque-pays ; - quels systèmes particuliers d'analyse du risque-pays sont utilisés dans une banque américaine et une banque française. 113 Butsch J.L., "Évolution des encours et de leur couverture", Banque Stratégie op.cit., p.2. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 107 I - Les banques à l’international Les activités Retour au sommaire Entre 1960 et 1980, les opérations internationales traditionnelles autour desquelles s'organise l'activité des banques des pays industrialisés vont du financement domestique d'opérations commerciales (trade finance) : lettres de crédit (commercial letters of credit), lettres de change (bills of exchange), transferts de fonds (money transfers), opérations de change (foreign exchange trading) aux placements sur les marchés monétaires (Treasury Bills), en passant par les prêts aux investisseurs étrangers sur des marchés extérieurs. Les "eurocrédits syndiqués" comme instrument de prêt apparaissent à la fin des années 1960 114. Dans un premier temps, ils sont destinés à répondre aux besoins des firmes multinationales américaines pour financer leurs investissements en Europe. Puis ils voient le cercle des emprunteurs s'élargir pour inclure de grandes entreprises privées ou publiques d'autres pays industrialisés et même des États (en particulier issus des PVD). A partir de 1973 ils deviennent l'instrument privilégié du recyclage des capitaux de l'OPEP et de l'endettement extérieur des pays en développement. Les chiffres sont éloquents : en 1981, ils permettent de drainer un volume record de 101 milliards de dollars, contre 5 milliards en 1970 et 21 milliards en 1975. Comme l'indique J. Métais, les "eurocrédits syndiqués" empruntent, dans leur conception, au marché du crédit et à celui des obligations internationales 115. 114 Métais J., "Les marchés du crédit bancaire international", in Finances Internationales (sous la direction de J.M Siroën), Armand Collin, 1993, p.130. 115 Ibid. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 108 Plusieurs éléments leur confèrent un caractère particulier : - tout d'abord, ils requièrent, en raison de leur montant unitaire élevé (de plusieurs dizaines, à plusieurs centaines de millions de dollars), le groupement (syndication) de plusieurs banques sous la houlette d'une banque chef de file (lead bank). Cette dernière perçoit d'ailleurs une commission pour gérer le syndicat et mettre en forme le prêt. Le procédé assure une meilleure division des risques entre les établissements participants ; - ensuite, ces prêts syndiqués (syndicated loans) d'une durée de six à huit ans sont à taux d'intérêt variable (floating rate notes). Ce taux est bien souvent celui du marché interbancaire à 6 mois de la place où ils sont accordés, en l’occurrence très fréquemment celui de Londres (LIBOR : London Inter Bank Offered Rate). Il faut ajouter à ce prix du loyer de l'argent une marge (spread) proportionnelle au risque estimé, ainsi que diverses commissions. - enfin, ils prennent pour certains la forme d'une ligne de crédit "stand by" sur laquelle l'emprunteur va tirer à son gré pendant un délai déterminé. Leur amortissement ne commence généralement qu'après une période de durée variable, dite "période de grâce". Le succès des eurocrédits s’explique de plusieurs façons : Leur mise en place est simple, ils permettent de lever des sommes très importantes à long terme, à des conditions (devise, taux, remboursement...) adaptées aux besoins des emprunteurs et ils ont l’avantage de permettre à leur bénéficiaire d’échapper aux contraintes réglementaires nationales (imposition en particulier). L'accès à ce type de financement est conditionné par un très bon "rating", obtenu lors d'études visant à en évaluer les risques 116 (risque de crédit). Le succès que vont 116 Les organismes qui définissent ces "ratings" sont, pour les plus importants : Moody's, Standard & Poors, dont nous présentons, pour le premier, la méthode de notation de la dette souveraine dans un 3ème chapitre intitulé "Les Professionnels du risque politique et du risque-pays". Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 109 connaître les eurocrédits syndiqués est lié à l’avantage qu’ils offrent d’échapper aux contraintes réglementaires La crise de 1982 et les "ratings" défavorables émis par les institutions spécialisées à l'encontre de nombreux PVD, portent un coup d'arrêt à dix ans de croissance ininterrompue des "eurocrédits syndiqués". Ces eurocrédits retrouvent toutefois un second souffle dans les principaux pays industrialisés : au cours de la deuxième moitié des années 1980, période de restructurations industrielles engagées par le biais d'eurocrédits associés à des OPA puis à partir de 1995. De nouvelles formes de financement intermédié apparaissent alors, tout d'abord orientées sur le court-terme qui est « moins risqué », puisque c'est sur le plan de la durée que les euro-crédits ont connu des difficultés. Sont ainsi créées les "euro-notes", issues d'une technique consistant à émettre des euro-obligations à court terme, en bénéficiant d'une garantie qui prend la forme d'une facilité à moyen terme 117. Cela signifie que les membres du syndicat bancaire s'engagent à apporter les fonds, même si les notes ne se placent pas sur le marché. Les produits mis en place sont nombreux : Note Issuance Facilities (NIF), Revolving Underwriting Facilities (RUF). Ils connaissent un tel succès que dès 1984 est conçu le Euro Commercial Paper (Euro CP) - un mécanisme de financement à court terme identique, mais sans garantie de placement. Et c'est après 1987 que se développe un marché des Euro Medium-Term notes (E-MTN) qui assure la jonction entre le courtterme (Euro-CP ou euro-notes) et le long terme (Euro-obligations). Le phénomène de titrisation de la dette (transformation des créances souveraines en obligations) dans les années 1980 conduisent les grandes banques à assurer l'émission d'emprunts internationaux sur le marché primaire des obligations (euro-obligations et obligations étrangères). La technique de syndication internationale, autour de laquelle ces émissions d'emprunts sont organisées, est similaire à celle des prêts syndiqués : 117 Belletante B., Dictionnaire de la Bourse et des Marchés, Hatier, Paris, 1996, p.114. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 110 - l'emprunt est dirigé par des leadmanagers (entre 1 et 4 banques) assistés de colead managers (de 4 à 20 banques) qui constituent le management group (syndicat de direction) ; - ils appartiennent à un syndicat de garantie plus vaste, pouvant regrouper une centaine d'institutions qui se portent garants (underwriters) de la bonne qualité de l'emprunt ; - la totalité du syndicat de garantie se retrouve dans un selling group - un groupe de placement dans lequel on trouvera éventuellement des banques invitées à participer au placement des titres 118. La présence des banques sur des euro-marchés qui font l'objet d'une intense activité secondaire les incite à innover en matière de produits financiers. Confrontées au problème du choix entre des devises et des formes de taux et celui des variations brutales de prix, elles développent alors un savoir-faire spécifique sur différents types de contrats (futures, options, swaps, forwards) passés dans le cadre des marchés de gré à gré (Over the Counter - OTC). A la suite de la crise de la dette, en effet, les "majors" recentrent leurs activités internationales sur la "banque d'affaires" (traduction française de merchant bank britannique et investment bank américaine) et les activités qui lui sont liées confirmant ainsi l’essor de la « banque de marché » à l’international : - activités de marché de titres (essentiellement obligataires : titrisation ou "securitization" en anglais), c'est à dire, la transformation de crédits bancaires en titres de créances négociables à court comme à long terme ; - activités hors bilan (ensemble d'opérations qui engagent la banque mais ne sont pas relevées au bilan). 118 Ibid., p.112. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 111 Ces activités hors bilan sont toutes les opérations liées aux produits dérivés : - engagements sur instruments financiers à terme : contrats à terme et options sur taux d'intérêt, de change ou indices (traités sur des marchés organisés ou de gré à gré) et les échanges (swaps) de taux d'intérêt ou de devises dues ; - opérations à terme sur le marché des changes : devises à livrer ou à recevoir. Désormais, le "hors bilan" peut représenter de trois à cinq fois le montant du bilan 119. Les activités qui lui sont liées ont un avantage : elles engendrent des commissions et des revenus sûrs 120. Cette activité est, à l'heure actuelle, l'une des plus rentables et nécessite pour les banques de savoir combiner analyse du risque-pays et analyse du risque de marché - le risque de système étant la résultante d'une incapacité des acteurs financiers à apprécier les risques précités. 119 Métais J., "Les marchés du crédit bancaire international", in J.M Siroën (sous la direction de), Finances Internationales, op.,cit., p.121. 120 Plusieurs exemples illustrent l'intérêt que leur portent les grandes banques. La Société Générale tout d'abord : entre 1993 et 1994 près de 2/3 de ses résultats nets provenaient des activités de marché ; la part des produits dérivés étant d'1/3. Leader français du secteur, cet établissement a gagné 1,3 milliard de francs sur ses opérations de marché au premier semestre 1993. Celui des grandes banques japonaises, enuite : longtemps réservées face à ces activités, elles suivent désormais l'exemple du pionnier Mitsubishi ; grâce à elles, il a fortement amélioré son bilan. La Bankers Trust de New-York également, s'est refait une santé, en abandonnant l'intermédiation bancaire classique, pour se redéfinir comme gestionnaire de risque : en 1992, 75% des revenus de la banque proviennent des produits dérivés. Et pour terminer, citons ici la place qu'occupent les plus grandes banques américaines sur le marché des produits dérivés : selon un rapport de la Federal Reserve américaine, 6 banques : JP Morgan, Bankers Trust, Chase Manhattan, Chemical Bank, Bank of America et Citicorp, se partagent 90% du marché. Sources : Warde I., « Dérive spéculative », Manière de Voir n°28, Le Monde Diplomatique, 1995, p.39. Pouzin G., « Options, futures, et autres bombes », L’Expansion, 20 janvier/2 février 1994, p.56. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 112 Risque-Pays et Risque de Système Ce concept est composite. Utilisé principalement par les banquiers, il englobe l’ensemble des risques qui, dans un pays donné, peuvent affecter leurs opérations de prêts et de marché. Ces risques sont donc liés à l’état d’un pays, indépendamment de la qualité du débiteur, du projet ou de l’opération 121. Comme nous l’avons déjà précisé, le risque-pays se matérialise traditionnellement sous quatre formes : le risque souverain que notent généralement les agences internationales de rating, le risque de transfert, le risque de paiement et le risque de performance 122. À côté de ces risques traditionnels, il faut aujourd’hui rajouter le « risque de marché » issu des transformations suivantes : - le mécanisme de titrisation des créances souveraines et le processus d’innovations financières nés de la crise de l’endettement international des années 1980 ; - le phénomène de déréglementation qui, au cours des mêmes années aboutit à un double décloisonnement des marchés financiers : * un décloisonnement vertical qui fait communiquer en permanence les marchés monétaires et financiers, les marchés des changes et les marchés des titres et des options, amenuisant la distinction entre les monnaies (les crédits en devises) et les actifs (les titres) ; 121 de Boysson O., « Pays émergents : risques de marché ou risque de solvabilité », Conjoncture, Paribas, Mai 1997. O.de Boysson est le responsable du service risque-pays de Paribas. 122 Pour une définition de ces termes, le lecteur se reportera à l’Introduction Générale. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 113 * un décloisonnement horizontal qui met en communication continue les espaces financiers internationaux (développement des réseaux télématiques de transmissions des données financières) 123. De nouvelles catégories de prêteurs et d’emprunteurs privés apparaissent ainsi à côté des États et des Banques. Les capitaux privés jouent à nouveau un rôle prépondérant dans le financement externe de nombreux pays (« marchéisation » des financements) avec un risque : la sortie massive et brutale de capitaux dès que les investisseurs perçoivent des difficultés (monétaires, financières, politiques, etc.). Le risque-pays : le tableau qui suit nous permettra de mieux percevoir le risque-pays dans ses déclinaisons. Une nomenclature du risque-pays 124 Composantes du Risque-pays Causes Acteurs à l’origine Matérialisation Risque Souverain Risque financier sur l’État lui-même qui résulte de : Gouvernement - Refinancement volontaire - niveau d’endettement - difficultés à lever l’impôt - conduite erratique de la politique budgétaire - Refinancement involontaire ou rééchelonnement - Insolvabilité et défaillance - Répudiation - problèmes politiques, économiques et sociaux 123 Andreff W., « La déterritorialisation des multi-nationales : firmes globales et firmes réseaux », in B.Badie et M.C Smouts, « L’International sans Territoire », Cultures et Conflits n°21/22, Printemps Eté 1996, p.394. 124 d’après O.de Boysson, op.cit., et remanié par l’auteur. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Composantes du Risque-pays Causes Acteurs à l’origine Risque de Trans- Surendettement en de- Banque Centrale : fert vises fortes du pays - rationne les devi(État, secteurs public et ses disponibles privé) - réduit de façon autoritaire les possibilité de transferts des agents résidents vers l’extérieur 114 Matérialisation - Contrôle des changes pour restreindre sortie de capitaux - Moratoire sur la dette extérieure - Remboursements partiels - Rééchelonnement - Réduction de la dette Risque de Paiement Surendettement en devises fortes du pays : - choc externe : baisse du prix des matières premières exportées, etc. Banque Centrale : - peut ne pas restreindre formellement les possibilités de transfert Accumulation d’arriérés par l’État : - Défaut de paiement - le secteur privé peut devenir insolvable par contagion - choc interne : mauvaise gestion de l’économie Risque de Performance - Problèmes techniques : état des infrastructures, etc. - Problèmes sociaux : grèves, troubles, etc. Principaux acteurs du système politicoadministratif et social interne - Problèmes politiques : modification brutale de Acteurs externes l’environnement fiscal, (Intérêts nationaux dénonciation de antagonistes) contrats, nationalisations ; - Problèmes géopolitiques : guerres, embargos Le plus souvent : simples retards à la performance Mais ces retards peuvent annuler l’intérêt économique des pays envisagés Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Composantes du Risque-pays Causes Acteurs à l’origine Risque de marché Perception de difficultés par les marchés ou les milieux financiers Gouvernement du pays à risque / Milieux financiers qui : 115 Matérialisation - Possibilité de défaut de liquidité du marché et de dévalorisation rapide des - anticipent la crise actifs détenus ou - Possibilité d’assèchement du - envoient des simarché : pas gnaux négatifs d’acheteurs, pas de prix ou discontinuité forte des cotations Ces précisions sur les formes et les possibilités de matérialisation du risque-pays étant apportées, il est maintenant utile de détailler les différents dénouements auxquels les banques peuvent être confrontées dans l’attribution de leurs crédits. Cette information nous permettra de comprendre l’importance des évaluations du risque-pays dans la décision de ces agents d’accorder ou non des prêts internationaux. Lorsqu'un établissement de crédit accorde un prêt international, il en connaît les dénouements possibles. Ils sont au nombre de cinq : le paiement complet selon les termes du contrat ("full contractual payment"), le refinancement volontaire (voluntary refinancing), - le refinancement involontaire ou rééchelonnement (involuntary refinancing or rescheduling), la défaillance et la répudiation 125. Si la nature de ces dénouements lui est connu, il n'en est pas de même de leur probabilité de matérialisation. Ce facteur le confronte alors au risque d'enregistrer des pertes et l'incite à engager une analyse du risque-pays. Le but est d'évaluer non seulement les risque afférents à l'encours de crédit, mais également leur impact sur un portefeuille international. L'analyse du risque présentera ainsi une étude du rendement attendu (expected return) de l'actif et de sa covariance par rapport au rendement de l'ensemble des actifs qui composent le porte125 Solberg R.L., "Managing the risk of international lending", in Country Risk Analysis, Routledge, London, 1992, p.11-12. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 116 feuille (le risque d'une valeur mobilière ne peut être défini en soi, indépendamment du portefeuille dans la composition duquel elle est destinée à entrer 126). L'attribution de prêts à une entité débitrice peut donc connaître cinq types de dénouements dont les quatre derniers sont, dans l'ordre de la présentation, porteurs d'un risque-pays pour les établissements bancaires impliqués 127. Dénouements Paiement selon les termes du contrat Refinancement volontaire Prêt Bancaire Refinancement Involontaire Défaillance Répudiation - Premier type de dénouement : le paiement complet selon les termes du contrat ("full contractual payment") : c'est à dire le paiement des intérêts, des commissions et du principal dans les conditions fixées. Si l'on part du principe, écrit R. Solberg, que le taux marginal espéré de rendement du prêt (marginal expected rate of return on the loan) - taux qui inclue ses "fees" (commissions) et "spread" (majoration : cad l'écart entre le taux d'intérêt du prêt et un taux de rendement dont le risque est absent) - reflète le mouvement du rendement de l'ac126 Comme le rappelle B. Marois, « Ce qui est important pour le prêteur, ce n’est pas le risque portant sur un crédit, mais l’effet de cet emprunt sur le risque de l’ensemble du portefeuille de la banque, sachant qu’il peut exister des corrélations entre les différents risques-pays qui n’apparaissent pas à travers une étude classique de risque, menée pays par pays »., in Le RisquePays, PUF, Paris,1990, p.48. Ajoutons que certaines études portent sur la question de savoir quel est le nombre approximatif de valeurs au delà duquel il n'y a pratiquement plus intérêt à diversifier davantage. cf Cobbaut R., Théorie financière, Economica, Paris,1994, p.119-128. 127 Solberg R.L., op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 117 tif par rapport au rendement moyen du marché, le contrat est jugé acceptable par les créditeurs. Ce premier type de dénouement est le type "normal" pour un prêt : en effet, les créditeurs "rationnels" ne s'engagent à accorder de prêts que s'ils s'attendent à ce que le paiement des intérêts, des commissions et du principal soient assurés, conformément aux termes du contrat. Mais il peut arriver qu'un débiteur éprouve de graves problèmes de paiement à la suite d'événements imprévus. Prenant alors du retard dans le service de sa dette, il accumule des arriérés et demande à renégocier son prêt avec son ou ses créditeurs. Deux types de dénouements peuvent alors se matérialiser : - Deuxième type de dénouement : le refinancement volontaire ("voluntary refinancing") : confronté à des événements non-anticipés, un débiteur peut éprouver des difficultés à assurer le service de sa dette selon les termes fixés par le contrat. Dans ce cas précis, ses créditeurs concluent qu'il est solvable mais en situation temporaire d'illiquidité. Sachant qu'ils ne risquent pas d'enregistrer de grosses pertes, ils décident alors de fixer de nouvelles conditions de remboursement pour un prêt supplémentaire, sans avoir à exercer de pression sur le créditeur, qui les accepte ; - Troisième type de dénouement : le refinancement involontaire ou rééchelonnement ("involuntary refinancing or rescheduling") : cette situation signifie qu'un nouveau prêt est accordé ou qu'un prêt existant est rééchelonné, alors que se profile la menace implicite ou explicite de défaillance de la part de l'emprunteur ou/et que des événements inattendus rendent impossible la révision des termes du contrat. Dans ce dernier cas, le prêt devient synonyme de pertes : - la prime de risque ("risk premium") n'est plus suffisante, par rapport au niveau de risque perçu, et à l'allongement des délais de remboursement du principal ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 118 - il existe également un coût d'opportunité ("opportunity cost") immédiat pour le prêteur dans la mesure où ces nouveaux fonds déboursés ne peuvent être attribués à un créancier plus solide. En outre, le personnel nécessaire pour renégocier et superviser la gestion des actifs sinistrés se traduit par des dépenses supplémentaires à sa charge. - Quatrième type de dénouement : la défaillance (default). La décision de refinancer ou rééchelonner une dette ne signifie pas nécessairement, que les créanciers pourront se faire rembourser 128 ; surtout lorsque la situation d'illiquidité dans laquelle se trouve l'emprunteur est la résultante de problèmes de fonds : baisse des rentrées de devises, diminution des réserves internationales et restriction d'accès à des sources de financement extérieur. Lorsque l'ensemble des dettes d'un débiteur excède la totalité de ses actifs, il est insolvable ("insolvent") et n'est pas en mesure de tenir ses engagements de paiement. Le coût pour les créditeurs inclut à la fois : la perte des revenus générés par les intérêts et la perte d'une partie ou de la totalité du principal. - Cinquième type de dénouement : la répudiation de son engagement financier par le débiteur. Cette situation peut survenir indépendamment de la situation financière de ce dernier. Deux inconnues en sont à l'origine ; elles peuvent se décliner sous la forme d'une double interrogation : est ce que le débiteur possède les devises nécessaires pour payer ? Est-ce qu'il est décidé à payer ? Dans certains cas en effet, une crise politique ou économique peut placer un débiteur dans l'incapacité de rembourser ses dettes. Mais dans d'autres, il peut tout simplement décider de répudier sa dette, même s'il a la possibilité d'honorer ses engagements. Pour les établissements de crédit, le coût de ce type de dénouement est similaire à celui de la défaillance, lorsqu'il n'est pas assorti de compensations partielles. Confrontés à la possibilité d'enregistrer des pertes sur leurs prêts, les grands établissements de crédit (tout comme les firmes multinatio128 Solberg R.L., op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 119 nales) ont essayé de minimiser ces risques. Elles l'ont fait, en diversifiant internationalement leurs portefeuilles d'actifs, selon un "taux moyen de rendement" prédéterminé ("targeted average rate of return"). La performance ex-post d'un choix d'actifs détermine la rentabilité d'une décision d'investissement. Pour être prise, celle-ci nécessite d'acquérir de l'information sur plusieurs éléments : le rendement espéré de l'actif, sa volatilité ("volatility") ou son risque, sa covariance par rapport à la combinaison d'actifs défini par l'investisseur pour assurer à son portefeuille international un coefficient peu élevé de risque. Le risque de système : comme l'indique J.L Lespès, le risque de système se distingue de la notion de crise financière par une différence de degré : il constitue une forme extrême de l'instabilité financière, porte atteinte à la solidité des systèmes financiers et affecte leur capacité d'allocation du capital 129. À l'origine de sa dynamique, l'incertitude qui pèse sur l'ajustement de certains prix : taux de change, taux d'intérêt, prix des actifs (crédits, titres). Cette situation d'incertitude encourage les opérateurs à imiter les autres, à apprécier leurs conjectures sans chercher à connaître la validité de leurs prises de position (effet miroir). Elle aboutit parfois à un aveuglement collectif face à un désastre imminent. Considérons l'exemple-type suivant : les banques, pour faire du profit, vont décider de mettre en oeuvre une politique laxiste de crédit. Leur objectif est d'accroître leur part de marché à l'instar de leurs concurrents. Cette politique aboutit à une situation de surendettement, dont l'issue peut se révéler dangereuse pour l'ensemble du système financier (la première crise Mexicaine de 1982). Trois phénomènes sont porteurs de risque de système : - la formation et l'éclatement de bulles spéculatives liées aux fluctuations importantes du prix des actifs financiers (en particulier sur les marchés des droits de propriété : actions, biens immobiliers, etc.) ; 129 Lespès J.L., "Le risque de système", in Siroën, J.M (sous la direction de)., Finances Internationales, Armand Colin, Paris, 1988, p.231-232. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 120 - un dérèglement du crédit bancaire conduisant à des situations de surendettement et d'effondrement du crédit ; - un dérèglement des mécanismes de paiement lorsque la recherche exagérée de liquidités engendre une ruée sur les dépôts et une panique bancaire. Ces trois phénomènes résultent bien souvent d'une sophistication croissante des produits financiers et d'une multiplication exponentielle des opérations de couverture, d'arbitrage et de spéculation qui occultent la "mémoire des opérations initiales". Les transformations technologiques et réglementaires de la sphère financière, son internationalisation, portent le risque de matérialisation de ces phénomènes à l'échelon de la planète. Grâce aux progrès réalisés en informatique et dans les télécommunications, les informations sont disponibles sans délai, les opérations gagnent en vitesse et leur coût diminue. La puissance des ordinateurs permet également de concevoir des programmes informatiques très sophistiqués. Ils facilitent la réalisation des montages financiers les plus complexes et la mise en oeuvre de techniques d'arbitrage automatique - ces dernières donnent lieu à des transactions incessantes qui se nourrissent des plus petites différences. La déréglementation a accompagné cette révolution technologique. Portée par la dynamique des euromarchés qui ont progressivement contraint les systèmes nationaux à s'adapter et à supprimer les règles entravant la circulation des capitaux, elle a eu pour effet d'effacer les frontières entre intermédiaires financiers, de décloisonner les marchés et d'accélérer les innovations. La simultanéité de ces phénomènes (déréglementation, révolution technologique, internationalisation), a facilité l'émergence d'un marché global des capitaux. Cette globalisation, qui pour certains acteurs est porteuse d’opportunités immenses, est aussi vectrice de volatilité et d'instabilité : - de volatilité tout d’abord dans la mesure où, pour les raisons précitées, les déséquilibres sur un marché ou une place se transfèrent plus rapidement vers d'autres marchés ou d'autres places ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 121 - d'instabilité ensuite, du fait qu'un tel contexte encourage les opérateurs à privilégier une gestion à court terme et à se reporter grâce aux arbitrages rendus possibles à très court terme, vers des titres liquides sans risque de défaut ou de capital. L'impact et l'interaction possible de ces trois dimensions du risque de système sur l'économie réelle sont redoutables. L’exemple suivant en offre une traduction très concrète : un retournement brutal des marchés financiers provoque un effondrement du prix des actifs, diminue la valeur des garanties et la qualité des crédits ; la situation peut alors engendrer des ventes en catastrophe d'actifs négociables, faire baisser la valeur nette des entreprises, diminuer la qualité des crédits et créer des situations d'insolvabilité qui mettent les banques en difficulté (surendettement). Celles-ci restreignent l'offre de crédit pour l'ensemble de leurs clients - un resserrement qui peut avoir pour effet de provoquer la méfiance, une ruée sur les dépôts et une baisse de l'investissement 130. Le risque de système est donc un macro-risque, dans la mesure où à partir d'un choc initial, une série de réactions en chaîne est susceptible de provoquer des perturbations chaque fois plus grande et de conduire à un désordre financier et économique généralisé. Malgré sa gravité, la prévision ou l'anticipation de ce type de risque apparaissent difficilement réalisable, en raison de l'incertitude qui entoure l'évolution et les décisions d'une multitude de variables et d'acteurs à l'échelon de la planète. Il est pourtant aujourd'hui, par le jeu des interdépendances et des interactions financières qui relient les acteurs et les territoires de l'économie mondiale, autant une résultante qu'une source du risque-pays. 130 Lespès J.L., op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 122 II - Méthodes d’évaluation du risque-pays Retour au sommaire Dans les années 1960 et 1970, les banques développent leurs activités de prêt international et par là même commencent à élaborer des modèles formels d'évaluation du risque-pays. L'enjeu est de permettre à leurs responsables d'engagements, confrontés à des choix d'opérations impliquant différents pays, de disposer de méthodes d'évaluation du risque, faciles à comprendre et utiliser. En 1977, un article de S. Goodman, fondé sur une étude de 37 banques américaines réalisée par l'Eximbank 131, identifie 4 grands types de systèmes d'évaluation du risque-pays utilisées par des banques américaines : - les systèmes strictement qualitatifs (fully qualitative systems) - les systèmes qualitatifs structurés (structural qualitative systems) - les systèmes de vérification (checklist) - les systèmes quantitatifs (other quantitative) Les systèmes d'évaluation du risque-pays se situent ainsi entre deux extrêmes : ils vont d'un format totalement qualitatif, qui ne comporte aucune donnée chiffrée ou aucune statistique, à une démarche reposant presqu'exclusivement sur des données quantifiables. En 1992, P. Rawkins qui est, à l'époque, Economic Adviser for Developing Countries and Country Risk à la Lloyds de Londres, écrit que dans leur pratique, la plupart des banques utilisent un système qualitatif structuré d'évaluation (structured qualitative analysis) combiné à 131 Goodman S., "How the big banks really evaluate sovereign risks", Euromoney, 1977. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 123 un système de vérification pondéré (weighted checklist) 132. Malgré cette remarque, nous ferons quelques précisions sur les systèmes quantitatifs. Les fiches-pays réalisées par les banques françaises sont une synthèse de la dimension qualitative et quantitative appliquées à l'évaluation du risque-pays. Pour introduire les systèmes d'évaluation du risque-pays retenus par les établissements bancaires, nous procéderons de la façon suivante : dans un premier temps, nous exposerons les approches qualitatives du risque-pays ; nous nous efforcerons ensuite de faire apparaître la logique des approches quantitatives. Les problèmes afférents à ces méthodes seront simultanément évoqués. Les approches qualitatives de l'évaluation du risque-pays L'évaluation strictement qualitative (fully qualitative system) : elle se fait à l'aide d'un rapport général dont le contenu passe en revue la situation politique, économique et sociale d'un pays. Ce rapport ne fait l'objet d'aucun format prédéterminé. Le contenu et le volume varient selon les pays étudiés. Dans l'évolution que les banques ont suivie pour évaluer le risquepays, ce type de rapport a rapidement fait place, ou été complété par une approche plus structurée du risque-pays, qui répondait mieux à leurs besoins. En effet, l'absence de grille de lecture standard applicable à tous les pays rendait difficile une comparaison avec d'autres pays. Ce type d'instrument d'évaluation avait en outre tendance à être rétrospectif, plus que prospectif 133. L'évaluation qualitative structurée (structured qualitative system) : elle se fait à l'aide d'un rapport présenté selon un format standard et utilisé comme support à la prévision. 132 Rawkins P., "The analysis of country reports and checklists, in R.L.Solberg ed, Country Risk Analysis, Routledge, London, 1992, p.27. 133 Ciarrapico A.M., Country Risk, Dartmouth Publishing Company, Aldershot,1992, p.8. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 124 Le rapport doit permettre à l'utilisateur de cerner l'environnement politique et économique d'un pays, les chocs internes et externes auxquels il a été soumis sur les 5 ou 10 dernières années, ainsi que les décisions politiques prises par ses dirigeants pour y remédier. Il s'efforce d'apporter un éclairage sur un certain nombre de variables économiques et financières clés, susceptibles de jouer sur la capacité d'un pays ou de ses agents d'acquitter leurs obligations externes de remboursement 134. Bien souvent, l'analyste qui rédige le rapport s'appuie, pour la partie économique, sur les données quantifiées fournies par ce que l'on appelle un "country spread sheet". Ce tableau agrège les informations obtenues sur les principaux indicateurs d'une économie. Selon S. Hefferman, le Country Spread Sheet se divise en 6 grandes sections 135 : - Section A : Internal Economic indicators .indicators of the size of economy .growth indicators .inflation indicators .share of investment in national income - Section B : Balance of payments .trade balance .current balance .capital account and their components .change in reserves .exchange rate 134 135 Rawkins P., op.cit., p.28. Hefferman S.,"Sovereign risk analysis", Unwin Hyman, 1986, cité in A.M Ciarrapico, op.cit., p.9-10. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 125 Ces indicateurs externes doivent fournir des indications sur la vulnérabilité de l'économie du pays qui emprunte, face aux ralentissements éventuels de l'économie mondiale - Section C : International reserves .unutilised IMF credit .other foreign assets - Section D : External debt public and private with respective maturity structures - Section E : Gross new debt (public and private) - Section F : Ratios .debt service ratio .debt as percentage of GDP .debt export ratio .foreign assets as a percentage of external debt. Le rapport qualitatif structuré est habituellement organisé autour de 3 axes d'analyse qui sont : les facteurs structurels, la politique économique, et la prise en considération de variables clés sur la situation financière à court-terme du pays, ainsi que la dette 136. 136 Pour une présentation plus approfondie, cf. Rawkins P., op.cit., p.29-48. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 126 1- Les facteurs structurels : leur examen doit permettre d'identifier les difficultés qu'un pays peut éprouver par rapport à sa balance des paiements et l’état d’avancement des réformes structurelles. Ces facteurs sont divisés en 2 rubriques : Domestic Economy et External Economy. 2- La politique économique : l'étude des rubriques composant ce paramètre doit permettre de voir si les dirigeants du pays étudié prennent les mesures adéquates pour remédier à leurs problèmes de balance des paiements. Ces rubriques sont : Fiscal policy, Monetary policy et Trade and exchange rate policy ; 3- Les variables clés sur la situation financière à court-terme et la dette : l'examen des ratios composant ce paramètre doit permettre d'identifier les signes avant-coureurs de problèmes économiques préoccupants pour les bailleurs de fonds étrangers. Le développement des rubriques du rapport qualitatif structuré a un objectif principal : parvenir à indiquer dans quelle mesure un pays est capable de générer suffisamment de surplus d'échange avec l'étranger pour servir sa dette extérieure. Cette capacité étant liée à la structure de son économie et aux politiques qu'engagent ses dirigeants, leur examen doit permettre d'évaluer dans quelle mesure ce pays peut résister à des chocs internes ou externes. L'avantage de ce type de rapport qualitatif est double : un format standard dont le champ des rubriques est bien défini et un contenu exhaustif, en termes d'analyse macro-économique classique. L'inconvénient est toutefois le suivant : si la grille de lecture contenue dans le rapport permet d'évaluer le risque que représente un pays et de faire des comparaisons avec d'autres, elle ne dit rien sur la performance globale de ce pays par rapport à d'autres risques souverains. Pour remédier à ce problème, et tout en partant du principe que le rapport qualitatif structuré demeurait essentiel pour que les analystes puissent rentrer de façon approfondie dans la problématique du risque d'un pays, les banques ont alors développé des méthodes permettant de parvenir rapidement à un jugement sur le risque souverain et de noter et classer les pays sur une même échelle de risque. Ce sont ces Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 127 méthodes qui s'inscrivent toujours dans la rubrique des systèmes qualitatifs d'évaluation du risque-pays que nous présenterons maintenant. Parmi les instruments d'évaluation et de notation les plus utilisés on trouve la Checklist simple (liste de vérification). La Weighted Checklist réalisée, elle, à partir d'un Scoring (décompte de points), permet d'aboutir à un Rating (classement des pays). La Checklist simple : comme son nom l'indique, cette méthode est fondée sur le renseignement systématique d'une liste de questions générales dont le traitement est plutôt subjectif et/ou le renseignement d'indicateurs bien spécifiques - l'objectif étant toujours d'évaluer la solvabilité d'un pays qui désire emprunter. Cette "liste de vérification" est utilisée soit, en annexe d'un rapport sur un pays, soit comme équivalent fonctionnel du rapport. Une Checklist peut se décliner en 5 rubriques, renseignée chacune par différents indicateurs 137 : 1 - Economic Strategy : - Trade Strategy Export growth - State Involvement - Pricing Policy - Investment Priorities performance GNP growth, Investment/GNP - Financial Structure Savings/GNP, Money + Quasi money/GNP, 137 Calverley J., "Systems for assessing risk", chap.14, in Country risk analysis, Butterworths, London, 2nd edition, 1990, p.162-163. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Real interest rates - Macro-Economic Management M1 growth price inflation Budget deficit/GNP Domestic Credit to Gvt and to Private Sector 2 - Foreign exchange generation : - Long-run capacity Export growth, Exports/imports, CA deficit/receipts, CA déficit/GNP), - Volatility of earnings Oil imports/imports Diversification/concentration of exports 3 - Debt burden : Total debt/exports Interest/exports Interest/GDP 4 - Liquidity/cash flow : Reserves/imports Reserves/total payments Excess short debt/total debt due to banks Debt Service + short-term due/exports ; 128 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 129 5 - Political Risk : Structure of gvt Opposition groups (key risks) External political factors (key risks) Sample conclusion (key risks) Cet exemple illustre le type de structure d'évaluation du risquepays qu'une banque est susceptible de retenir pour permettre à se dirigeants de se faire une opinion. Les Checklists peuvent inclure à la fois des indicateurs spécifiques et des questions générales qui nécessitent de porter un jugement subjectif pour y répondre. L'équilibre entre l'exhaustivité et la synthèse, entre les statistiques et les éléments subjectifs n'est qu'une question de choix et de style 138. Weighted Checklist, Scoring (décompte de points) et Rating (classement) La démarche d'élaboration est généralement la suivante : - le ou les analystes de la banque établissent tout d'abord une liste d'indicateurs statistiques dont l'évolution sur plusieurs années doit permettre d'apprécier le risque souverain ; - des pondérations (weights) sont ensuite appliquées à ces indicateurs, en fonction de l'appréciation que les experts leur attribuent ; - chaque indicateur fait enfin l'objet d'une notation (scoring) sur une échelle de 1 à 10 ; la somme totale des notes pondérées permet de faire un classement (rating) du risque entre plusieurs pays. 138 Calverley J., op.cit., p.161. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 130 Le spectre couvert par le classement peut aller de 100 (aucun risque) à 1 (risque maximal inacceptable), ou l'inverse selon les établissements bancaires. Il permet à certains d'entre eux d'intégrer les pays dans 5 grandes catégories de risque 139 : - "A" - entre 80 et 100 points - le risque est nul - "B" - entre 60 et 79 points - le risque est bon, aucun problème quant aux crédits souverains, mais les obligations peuvent faire l'objet de décotes. - "C" - entre 40 et 59 points - le risque est acceptable pour les pays en développement. Un rééchelonnement peut être parfois nécessaire, mais il doit se faire en douceur. - "D" - entre 20 et 39 points - le risque économique et politique est important. De fortes probabilités de rééchelonnement sont à envisager et la mise en oeuvre du processus peut s'avérer difficile ; - "E" - entre 1 et 20 points - le risque est maximal et donc inacceptable. L'exemple de Scoring (notation) abrégé proposé par J. Calverley et son application permettant de parvenir à un Rating (classement) de la Corée du Sud en Juin 1984 nous aideront à comprendre le fonctionnement du dispositif 140. 139 D'après le système d'évaluation conçu par American Express Bank, in Calverley J., op.cit., p.183. 140 Ibid., p.165-167. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) (1) GDP Growth (average last 4 years) (weight = 1) (2) Export growth (average last 4 years) (weight = 2) Indicator Scoring Growth Score 9%+ 8 to 9 7 to 8 6 to 7 5 to 6 4 to 5 3 to 4 2 to 3 1 to 2 0 to 1 negative 10 9 8 7 6 5 4 3 2 1 0 Export Growth Score 25%+ 10 22 to 24 9 11 to 23 8 19 to 23 7 13 to 15 6 10 to 12 5 7 to 9 4 4 to 6 3 1 to 3 2 0 1 negative 0 131 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) (3) Current account deficit/receipts Per cent Score 30+ 25 to 29 20 to 24 15 to 19 10 to 14 5 to 9 0 to 4 0 to 5 5 to 10 10 0 1 2 3 4 5 6 8 9 10 Per Cent Score 250+ 225 to 249 200 to 224 175 to 199 150 to 174 125 to 149 100 to 124 75 to 99 50 to 74 25 to 49 0 to 24 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 (average last 4 years) (weight = 2) positive positive over (4) Total debt/current accounts receipts (latest) (weight = 3) 132 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) (5) Inflation Per Cent Score 200+ 100 to 199 75 to 99 55 to 74 45 to 54 35 to 44 25 to 34 15 to 24 10 to 14 5 to 9 0 to 4 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 133 (CPI - average last 4years) (weight = 2) Overall Rating 80 to 100 60 to 79 40 to 59 20 to 39 Below 20 A B C D E Best risks Very good risks Good developing risks Greater economic and political risk Highest risks Country : Korea Period Value (1) GNP growth (2) Export growth (3) CA deficit/receipts (4) Total debt/CA receipts (5) Inflation Total Score Weighted 1979-1983 3.9 1979-1983 13.0 1979-1983 17.0 4 6 3 4 12 6 end 1983 130 1979-1983 14% Sample rating 5 15 8 16 53 C Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 134 Depuis quelques années, Le Scoring appliqué à la Weighted Checklist connaît une certaine désaffection de la part de ses utilisateurs. L'instrument était pourtant très apprécié à l'origine, car il semblait permettre de réaliser un classement (Rating) des risques souverains avec ce qui semblait être un maximum d'objectivité. Ce classement final, fondé sur la sélection d'indicateurs statistiques bien spécifiques à l'évaluation du risque-pays, pouvait ainsi être présenté comme le résultat d'une démarche scientifique. A l'usage, plusieurs objections ont été faites qui en ont relativisé la portée : lorsque l'analyste privilégie la sélection d'indicateurs quantifiables, il se prive de prendre en considération des éléments qui ne le sont pas mais qui peuvent pourtant jouer un rôle essentiel dans l'évolution d'une économie. A l'inverse, s'il intègre dans son étude trop d'éléments qualitatifs, si les pondérations obéissent à une logique trop complexe, l'instrument d'évaluation y perd en transparence, devient moins opérationnel qu'une Checklist et les résultats produits sont porteurs d'une plus grande subjectivité. Quant au Rating, son utilisation est à la fois source d'avantages et d'inconvénients. Du côté des avantages, c'est un instrument particulièrement utile pour les établissements bancaires (ou les multinationales) dont les opérations se répartissent sur un grand nombre de territoires. Il oblige tout d'abord les analystes a faire preuve de rigueur et de précision dans la définition des niveaux de risque. Il autorise ensuite des comparaisons immédiates entre les pays, ainsi que la définition de plafonds d'engagement et un calcul sous forme de risques/rendement autant d'indications utiles pour les opérationnels en charge des prêts ou du marketing. Il permet enfin aux analystes qui en ont la responsabilité de réviser leurs évaluations en continu et de signaler plus rapidement que par un rapport tout changement dans les niveaux de risque-pays. Pour autant, des problèmes existent qui sont liés aux Ratings et rendent l'existence d'instruments complémentaires d'évaluation toujours d'actualité. 2 types d'inconvénients sont plus particulièrement évidents : le premier concerne la difficulté pour un Rating de traduire le risque-pays dans toutes ses dimensions (risque à court ou long terme, risque politique et économique) sans devenir impossible à manier ; le second inconvénient est que la précision scientifique à laquelle aspire le classement étant, pour les raisons précitées impossible à atteindre, l'instrument reste toujours entaché d'une subjectivité que les analystes doivent assumer. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 135 Dans le but de pallier les insuffisances des méthodes précitées, les chercheurs ont essayé de mettre au point des instruments plus sophistiqués. Ils ont alors proposé des approches quantitatives destinées à prévoir les problèmes de service de la dette. C'est de ces approches quantitatives - parfois utilisées en complément des analyses qualitatives - dont il sera maintenant question. Les approches quantitatives du risque-pays Dans cette catégorie, les approches les plus fréquemment citées, sont les modèles économétriques ou les méthodes empiriques utilisant des techniques statistiques pour évaluer la capacité d'un pays à servir sa dette. En raison de leur nombre important, ainsi que de l'orientation de notre démarche (qualitative), nous ne présenterons ici que les plus connues. Les modèles économétriques : de façon générale, ces modèles s'efforcent de reproduire, à l'aide d'équations, les changements possibles au sein d'une économie. En fixant la valeur d'un certain nombre de variables dites « exogènes » (prix des matières premières, croissance des pays industrialisés, etc.), la résolution du système d'équations permet d'obtenir la valeur des autres variables dites « endogènes » (élasticités importations/prix, Investissement/croissance, etc.) . Pour les pays en développement, de petits modèles ont été conçus qui permettent aux analystes d'examiner l'évolution concomitante de la balance des paiements et de la croissance. 5 variables clés sont généralement retenues 141 : - Croissance des exportations - Croissance des Importations - Balance Commerciale - Niveau et croissance de la dette externe - Paiements des intérêts 141 Calverley J., op.cit., p.173-174. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 136 Ces petits modèles, qui sont focalisés sur la dimension externe des économies (service de la dette oblige) peuvent se révéler utiles pour faciliter la prise de décision en matière d'engagement ou de désengagement sur tel ou tel marché. Ils peuvent également être d’un grand intérêt pour le praticien du risque-pays, pas tant par l’exactitude de leurs prévisions, que par l’idée relative qu’ils donnent de la réactivité de l’économie à des chocs simulés. Il est par exemple extrêmement utile de comparer les résistances respectives de différents pays à une hausse des prix pétroliers ou bien à un choc de demande (type relance budgétaire) : cela donne une idée de la solidité des fondamentaux et/ou de la vulnérabilité financière d’une économie. À l’usage, cet aspect « empirique » est susceptible de s’avérer riche d’enseignements. Pour autant, ces modèles présentent également de sérieuses lacunes qui ont conduit certains agents économiques à s'en détourner. Les critiques qui leur sont généralement faites sont les suivantes : - dans de nombreux pays en développement, il est tout d'abord difficile, voire parfois impossible d'avoir accès à des données fiables. Cet élément contrarie toute ambition de parvenir à formuler des prévisions solides ; - ensuite, le contexte économique des années 1990 est beaucoup plus instable et complexe que dans les années 1950 et 1960. La modélisation dans les pays riches ou dans les pays en développement devient de ce fait beaucoup plus aléatoire ; - également à prendre en considération le fait que les modèles économétriques n'intégrant pas de variables politiques ou sociales, ils sont incapables d'en prévoir la combinaison et les effets sur la situation de l'économie générale ; - les équations qui relient un changement possible et son impact supposé sur les autres paramètres d'une économie reposent sur des jugements humains s'appuyant sur une connaissance statistique de telles relations dans le passé. Or les hypothèses qui sous-tendent les jugements peuvent être erronées et les relations statistiques peuvent se modifier dans le temps ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 137 - enfin, de nombreux phénomènes susceptibles d'apporter du changement dans une économie sont difficilement prévisibles : catastrophes naturelles, krachs boursiers, fluctuations des monnaies, grèves, etc. Ces quelques précisions sur les modèles économétriques étant faites, nous aborderons maintenant les méthodes statistiques du risquepays. Les méthodes statistiques : trois outils ont eu la préférence des analystes : Discriminant analysis (analyse discriminante), Logit analysis (méthode logit) et Principal Component Analysis (analyse en composantes principales). Avant d'aborder la présentation de ces méthodes, deux remarques s'imposent. Tout d'abord, la variable dépendante qui est en général retenue dans la plupart des études est le rééchelonnement de la dette externe. La raison en est la suivante : la répudiation d'une dette par un pays emprunteur étant un événement extrêmement rare, le nombre de cas existant est insuffisant pour constituer un échantillon représentatif. En conséquence, l'objectif des modèles est d'estimer à l'avance les probabilités de voir se concrétiser un accord de rééchelonnement en cas de mauvaises performances économiques de la part du pays emprunteur. Une autre remarque peut être faite concernant les variables explicatives significatives. Ces variables appartiennent la plupart du temps à trois groupes de variables causales : les variables qui indiquent le poids de la dette ou la position de la dette extérieure ; les variables concernant le commerce extérieur et qui apportent des indications sur la solvabilité ; enfin, des variables relatives à la situation de l'économie interne. Elles ont pour fonction de rendre possible la prévision des situations de rééchelonnement. L'analyse discriminante : elle autorise son utilisateur à classer un objet qui possède des caractéristiques particulières, dans une ou plusieurs populations alternatives. Appliquée à l'analyse du risque-pays, Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 138 elle permet de savoir si un pays appartient au groupe de ceux qui rééchelonnent ou au groupe de ceux qui ne rééchelonnent pas. Pour rendre possible cette classification binaire, l'analyste opère en 2 temps : il sélectionne tout d'abord un échantillon suffisamment important de pays appartenant à l'un ou l'autre groupe (control groups) ; il construit ensuite une fonction générale autour d'une variable dépendante - ici le rééchelonnement - et de variables indépendantes que l'observation révèle pertinentes pour expliquer la matérialisation de la première. Les variables qui s'avèrent être statistiquement significatives par rapport au rééchelonnement figurent alors dans la fonction discriminante. C'est cette dernière qui permet de classer ou de prédire le classement des pays dans l'un des 2 groupes. C. Frank et W. Cline sont les pionniers en matière d'études statistiques du risque-pays. Ils vont utiliser l'analyse discriminante pour étudier la capacité de 8 indicateurs à identifier les problèmes qu'un pays peut connaître en matière de service de la dette 142. L'étude couvre la période 1960-1968 et leur échantillon est composé de 145 observations sur 26 pays, avec 13 cas de rééchelonnement dans 8 pays. La variable dépendante (dependent variable) est dans cet exercice la variable binaire qui suit : rescheduling, non rescheduling ? Sur les 8 indicateurs utilisés, 3 seulement : debt service ratio (amortisation + interest payments/earnings from exports of goods and services), imports/reserves, debt amortisation/total debt outstanding - s'avèrent discriminants et statistiquement significatifs à l'intervalle de 5%. Quant aux résultats, leur fonction discriminante utilisant les 3 variables significatives génère un assez faible taux d'erreur : 23% en erreur de type 1 (prévoir que le pays ne rééchelonne pas alors qu'il le fait) et 11% en erreur de type 2 (l'inverse du type 1). La méthode Logit : c'est une technique d'analyse statistique dichotomique qui permet de traiter les événements composés de deux éléments (binaires). L'application de cette technique à l'évaluation du risque-pays se fait par rapport à l'événement binaire suivant : un pays rééchelonne-t'il ou non ? Dans les modèles logit, la probabilité de rééchelonnement est liée à plusieurs variables économiques. Pour en 142 Frank C., Cline W., "Measurement of debt servicing capacity" : an application of discriminant analysis", Journal of International Economics, 1971. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 139 connaître la vraisemblance, l'analyste élabore dans un premier temps une équation intégrant des variables explicatives, le nombre d'observations, puis évalue l'ensemble au moyen de techniques statistiques (maximum likelihood par ex.). Le résultat obtenu est alors transformé en indicateur de probabilité de rééchelonnement : plus il est proche de 1 et plus les probabilité de rééchelonnement est élevée ; plus il est proche de zéro et plus cette probabilité est faible. G. Feder et R. Just sont les premiers à appliquer la méthode logit aux cas de rééchelonnement 143. Ils vont étudier la capacité de 8 variables à identifier ce problème. Leur échantillon d'analyse couvre la période 1962-1972 et comprend 238 observations sur 30 pays, dont 21 cas de rééchelonnement sur 11 pays. La variable dépendante dans l'exercice est : probability of default (rescheduling). Sur les 8 variables explicatives retenues par les auteurs, 6 s'avèrent discriminantes, soit 3 de plus que dans l'étude de Feder et Just. Ce sont : capital inflows/debt-service payments, per capita income, real exports growth rate. Ces indicateurs s'ajoutent donc aux 3 précédemment retenus par Frank et Cline. En matière de résultats, la méthode Logit semble efficace : les taux d'erreurs obtenus sont très faibles avec respectivement 5% pour le type 1 (prévoir que le pays ne rééchelonne pas alors qu'il le fait) et 2,5% pour le type 2 (l'inverse). L. Snider utilisera cette méthode, mais cette fois pour prouver l'importance du contexte politique interne d'un pays débiteur sur le service de sa dette 144. L'analyse en composantes principales : c'est une technique statistique qui permet, par rapport à un problème posé, de réduire un groupe important de variables peu significatives à des groupes de variables de moindre importance, mais beaucoup plus significatifs pour expliquer ce problème. Dans le cas du risque-pays, la technique a été appliquée par P. Dhonte à un groupe de variables - ici les variables qui peuvent précipiter une situation de renégociation d'une dette - dans le but de 143 Feder G., Just R., "A study of debt service capacity applying logit analysis", Journal of Development Economics, 1976. 144 Snider L.W., "Political capacity and the credit worthiness of LDC debtors : combining aggregate data with quantitative judgment", in J.Rogers ed., Global Risk Asessments : issues, concepts and applications, Book 3, 1988, p.117-152. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 140 découvrir, à l'intérieur de ce groupe initial (original group), quelles variables se comportent de façon suffisamment proche pour être combinées en sous-groupes cohérents relativement indépendants 145. L'importance relative de chaque composante par rapport à l'ensemble de départ fait ensuite l'objet d'une mesure. Travaillant sur les expériences de rééchelonnement de certains pays, Dhonte fait une analyse en deux parties. Dans la première partie, il compare les caractéristiques des pays qui font l'objet d'un rééchelonnement en analysant les indicateurs individuels un par un. Il constate ainsi que les pays à problèmes ont un endettement plus élevé par rapport aux exportations et un ratio de service de la dette important et en augmentation. Dans la seconde partie, il utilise une analyse en composantes principales pour étudier le même problème. Sélectionnant 13 cas de rééchelonnement entre 1959 et 1971, il les compare avec un échantillon de 69 pays n'ayant pas rééchelonné en 1969. La variable dépendante est : renegotiation of debt ; les 3 composantes principales sont : debt involvement, terms of the loan, size of debt service ; les variables significatives par rapport à la première composante sont : debt disbursements/imports, net transfers/imports, debt outstanding/exports, debt outstanding/GNP ; les variables significatives par rapport à la deuxième composante sont : debt service payments/debt disbursement, debt service payments/debt outstanding ; les variables qui aident à distinguer les cas de renégociation sont : debt service/debt outstanding, debt service ratio, debt disbursement/imports. Deux observations s'imposent à Dhonte à la suite de ce travail : le degré de succès dans la gestion de l'endettement est tout d'abord fonction des conditions de l'emprunt ; la croissance de la dette doit être proportionnelle à celle des exportations. Concernant les résultats, les taux d'erreurs sont plus élevés que les démarches précédentes : 34% pour les erreurs de type 1 et 8% pour les erreurs de type 2. De nombreuses critiques ont été formulées à l'égard des méthodes quantitatives appliquées à l'évaluation du risque-pays. En 1986, P. Doyle et L. Brown tous deux respectivement Senior Political Analyst et Senior Economist à la Export Development Cor145 Dhonte P., "Describing external debt situations : a roll-over approach", IMF Staff Papers, vol.22, n°1, 1975, p.159-186. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 141 poration d'Ottawa (équivalent canadien de Coface) notaient ainsi que les rapports utilisés par de grands établissements bancaires - rapports qui avaient servi de support à la décision de prêt et qui étaient établis sur la base de modèles et de systèmes quantitatifs fondés sur les mêmes variables économiques provenant en général des mêmes sources s'étaient avérés défaillants pour prévoir la matérialisation d'événements économiques aussi importants que : - les 2 chocs pétroliers des années 1970 - le potentiel négatif des prêts à taux flottant - le bilatéralisme et le protectionnisme croissant (barrières nontarifaires) de la part des pays développés en matière de commerce international, autant d'événements non pris en compte dans les modèles quantitatifs, mais qui avaient pourtant joué un rôle essentiel dans les problèmes de service de la dette des pays en développement 146. Les commentaires de Doyle et Brown nous permettent de dresser un bilan des observations faites à propos des méthodes quantitatives d'évaluation du risque-pays. Sans rentrer dans le détail des remarques techniques faites pour chaque méthode, nous retiendrons plusieurs points : - il est tout d'abord difficile de prévoir la date exacte d'un rééchelonnement. Un pays manque une échéance puis entame alors un processus de renégociation. L'accord final officiel avec les bailleurs de fonds est parfois conclu 2 ans après la première défaillance de paiement ; - il existe en outre des problèmes inhérents aux données utilisées dans les modèles. Nonobstant celui de la fiabilité que nous avons déjà évoqué dans le cas des modèles économétriques, la fréquence inégale de leur parution est un obstacle à la prévision 146 Doyle P., Brown L., "Country assessment : is it all systemic risk ?", in J. Rogers ed., Global Risk Assessments, Book 2, Riverside, 1986, p.12. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 142 régulière. Si la publication se fait dans le meilleur des cas de façon trimestrielle, il arrive que les données cruciales de la dette extérieure soient publiées avec un temps de retard qui varie selon les pays 147. - la division retenue par les méthodes statistiques entre pays ceux qui rééchelonnent et ceux qui ne le font pas - est quelque part simplificatrice à l'excès. Les pays qui ont des difficultés à servir leur dette n'ont pas que cette option à leur disposition. Il existe en effet des substituts à ces rééchelonnements officiels qui peuvent servir de variable dépendante : refinancements, restructurations, contrôle d'urgence des échanges et des importations, prêts de soutien à la balance des paiements, etc. ; - le processus de rééchelonnement n'est pas toujours un événement négatif pour le prêteur : parfois, ce dernier peut enregistrer des gains en valeur nette ("net present value gain") grâce à un accord de rééchelonnement. Aussi, les études statistiques dont les variables principales tournent autour du problème de rééchelonnement envisagé comme un processus négatif, sont-elles sujettes à caution ; - ces modèles oublient pour la plupart de prendre en considération l'état de l'offre sur les marchés financiers. Un pays peut avoir des problèmes à servir sa dette à la suite de mauvaises performances économiques, mais il peut également avoir des problèmes de dette à la suite d'une contraction de l'offre sur les marchés financiers internationaux ; - un dernier point mérite d'être souligné : alors que les causes profondes d'un problème de service de la dette sont enracinées dans des facteurs politiques, économiques et sociaux complexes, les modèles tentent d'en réduire l'interprétation à un petit nombre de variables économiques. L'explication qui est généralement fournie est que les phénomènes politiques et sociaux sont difficilement quantifiables. 147 D’où les efforts actuels du FMI pour favoriser un système de publication plus systématique et rapide des statistiques nationales des pays émergents. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 143 Cette justification a cependant de sérieuses conséquences sur la validité des approches statistiques. D'abord, les modèles ne peuvent prévoir toutes les situations de rééchelonnement ou de nonrééchelonnement, puisque certains cas s'écartent de la norme. Ensuite, leur capacité de prévision est remise en question, dans la mesure où les critères d'identification d'un problème de paiement retenus dans les années 1970 ne seront pas forcément les mêmes dans les années 1990 (apparition d'un espace financier unique globalisé). Pour conclure cette présentation des grands types de systèmes d'évaluation du risque-pays (qualitatifs/quantitatifs) et avant de présenter les dispositifs conçus par deux établissements bancaires, il importe de mentionner l'élément suivant : si, malgré les réserves formulées sur les méthodes qualitatives ou quantitatives précitées les banques n'adoptent pas de grilles de lecture plus sophistiquées du risquepays, c'est bien souvent parce que l'exploitation de tels systèmes peut se révéler trop lourde à assurer en présence d'un nombre important de pays. Leurs services d'étude sont en effet confrontés en permanence à la nécessité de réaliser des évaluations du risque-pays performantes, précises et concises, qui répondront aux besoins des opérationnels 148. Ces précisions faites sur les méthodes utilisées par les banques, ou proposées par des chercheurs pour évaluer le risque-pays, nous pouvons maintenant entrer dans le détail de deux dispositifs mis au point pas une banque américaine et une banque française. III - Deux Approches du Risque-Pays Le Country Risk Monitor de la Bank of America Retour au sommaire Pour se garantir une place de leader dans le secteur des prêts syndiqués et de la banque commerciale, la Bank of America avait créé le World Information Services. Jusqu’en 1996, cette unité de recherche 148 Vinhas Pereira C., « Le risque-pays : problématique d’évaluation », Thèse Paris IX Dauphine, 1988, p.153. et système Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 144 et d'analyse (aujourd’hui disparue) suivait l'évolution, réalisait des études et des prévisions, sur les conditions d'affaires et l'environnement économique international 149. Ce service produisait trois outils, mis à la disposition de la clientèle de la Bank of America : Country Outlooks, Country Data Forecasts et Country Risk Monitor. - Country Outlooks : offrait une information économique détaillée, ainsi que des prévisions à 2 ans sur la situation économique, financière et le contexte des affaires de 30 pays appartenant à 5 zones géographiques : North America, Latin America, Europe, Middle-East & Africa, Asia/Pacific 150. Cette édition se divisait en deux parties : - une partie analytique qui développait 7 rubriques 151 : Overview, Growth and Employment, Business Conditions (dont political environment), Fiscal policy, Monetary Policy, Trade and Current Account, Capital Account-Debt-Reserves ; - une partie chiffrée qui présentait 12 indicateurs clés de l'économie considérée, sur une échelle de temps divisée en 3 périodes : History (2 dernières années), Current (situation actuelle) et Forecast (2 prochaines années). Les indicateurs retenus sont les suivants : GDP Per Capita ($US), Real GDP Growth (%), Nominal GDP ($US), Exports Merchandise FOB ($US), Imports Merchandise FOB ($US), Trade Balance ($US), Current Account Balance ($US), Reserves with Gold ($US) Year-End, Total External Debt ($US) Year-End, Money Growth (M1) (%) Year-End, CPI Inflation (%) Year-End, Exchange Rate (LC/$US) Year-End. 149 "About World Information Services", Bank of America, LIEN. 150 "Country Outlooks", World information Services, Bank of America, http ://www.BankAmerica.com/econ_indicator/outlooks.html. 151 "Poland Sample Report", Country Outlooks, World Information Services, Bank of America, January 1996, LIEN. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 145 - Country Data Forecasts : ce support était présenté comme un outil de planification stratégique censé permettre à ses utilisateurs d'appréhender les environnements économique, financier et démographique de 80 pays 152. L'information était organisée en tableaux qui fournissaient sur 12 ans (6 dernières années, situation actuelle et prévisions à 5 ans) des renseignements concernant 15 paramètres clés et 8 évolutions en % de certains paramètres, pour chacun des pays considérés. Les paramètres renseignés en ligne étaient les suivants 153 : Population (Millions) et Percent Change en dessous de chaque valeur annuelle ; GDP Per Capita ($US) et Percent Change ; Real GDP Per Capita ($US) et Percent Change ; Real GDP ($US Mil) et Percent Change ; GDP (Local Currency Mil) et Percent Change ; Consumer Price Change, Year End (%) ; Exports Merchandise FOB ($US Mil) et Percent Change ; Imports Merchandise FOB ($US Mil) et Percent Change ; Trade Balance ($US Mil) ; Current Account Balance ($US Mil) ; International Reserves Without Gold ($US Mil) Year-End ; International Reserves With Gold At Market Prices ($US Mil) YearEnd ; Total External Debt ($US Mil) Year-End ; Exchange Rate (LC/$US) Year-End. Des tableaux de synthèse de la situation mondiale et régionale complètaient cette édition. Ils étaient destinés à permettre à l'utilisateur d'établir des comparaisons entre pays ou des comparaisons entre les économies nationales et les tendances régionales. Le propos de Country Data Forecasts avait pour but d'apporter des réponses à des questions du type suivant : Quels pays connaîtraient les plus forts taux de croissance pendant les 5 prochaines années ? Quels pays connaitraient les taux d'inflation les moins volatils et les taux de change les plus stables ? Quels pays soutiendraient une expansion de la consommation ? 152 A Past, Present and Future Look at 23 Economic Indicators for 80 Countries", Country Data Forecasts, World Information Services, Bank of America, http ://www.BankAmerica.com/econ_indicator/forecasts.html. 153 "China 1990-2001", Country Data Forecasts - Sample Report, World Information Services,Bank of America, March 1996, http://www.BankAmerica.com/econ_indicator/china.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 146 - Country Risk Monitor permettait à la Bank of America de classer 80 pays en fonction de ratios calculés à partir d'indicateurs de performance économique. Ces ratios mesuraient les aspects de l'activité économique qui permettaient d'établir une comparaison entre les pays quant à leur gestion et leur performance, ainsi qu'aux risques qu'ils représentent 154. En fonction de la valeur annuelle des ratios obtenus, les pays se voyaient attribuer un rang pour chacune des 4 années passées, pour l'année en cours et pour les 5 années à venir. Pour chaque année, le Country Risk Monitor comparait également les valeurs des ratios à ceux de 14 groupes de pays importants (Benchmark Ratios). Le Country Risk Monitor présentait donc de façon synthétique la situation actuelle et future d'un pays et son risque-pays relatif (relative country risk). Il devait permettre à ses utilisateurs de prendre des décisions stratégiques sur la base de ces informations. L'opération pouvait se faire, selon les analystes du World Information Services, par l'intermédiaire d'une analyse du "common-size ratio" 155 habituellement utilisée pour évaluer la viabilité financière et la solvabilité des agents économiques. Les ratios utilisés : dans le Country Risk Monitor, les économies étaient évaluées et classées annuellement en fonction de la valeur de 10 ratios. Ces ratios et la justification de leur choix pour établir le classement étaient les suivants : - Service de la dette/Exportations (Debt Service to Export Ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratio peu élevées, à des valeurs de ratio élevées. Des valeurs plus fortes indiquaient un intérêt 154 La présentation de la méthode de classement est réalisée à partir de : "World Information Services Country Risk Monitor from Bank of America", in Coplin W.D., O'Leary M.K., The Handbook of Country and Political Risk Analysis, IBC USA Licensing Inc, New-York, 1994, p.25-28. 155 Rappelons ici la définition de "Common-Size Analysis" : "Analysis which expresses each expense on the income statement as a percentage of total revenues, and each asset, liability, or equity account on the balance sheet as a percent of total assets, in "Glossary of Financial Terms", Strategic Management Group, http://www.smginc.com:80/glossary/gloss.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 147 et des paiements plus élevés sur le principal de la dette extérieure, comparativement au cash flow en devises généré par les exportations. L’évaluation se faisait selon le raisonnement suivant : un pays dont les gains en devise à l'export sont faibles par rapport au service de la dette (debt payments) peut être mis en situation de ralentir son activité intérieure et ses importations pour économiser ses devises. A l'inverse, un pays dont le ratio service de la dette/exportations est faible représentera un risque-pays peu élevé dans la mesure où il possède une forte capacité à mobiliser des devises sur la base de ses ressources propres pour rembourser sans forte contrainte. - Dette Extérieure/Exportations (External Debt to Export Ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratio peu élevées à des valeurs élevées. Le raisonnement permettant d’y parvenir était le suivant : une dette extérieure conséquente par rapport à des exportations qui génèrent des devises, indique un fardeau plus lourd à assumer pour une économie. Ce fardeau peut contrarier les perspectives de croissance et les capacités du pays à importer. Un pays connaissant une situation où le poids de sa dette est élevé par rapport à ses exportations peut choisir d'imposer un contrôle des changes pour limiter la sortie de fonds et accorder des subventions à ses exportateurs. Un ratio peu élevé de dette extérieure/exportations est associé à un faible risque-pays. - Dette Extérieure/PIB (External Debt to GDP Ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratio peu élevées à des valeurs élevées. Le raisonnement permettant d’opérer ce classement était le suivant : une valeur élevée de ratio signifie un endettement extérieur élevé par rapport à la taille de l'économie. La structure de l'économie est toutefois à prendre en considération, dans la mesure où une économie importante et diversifiée peut absorber plus facilement le poids de sa dette. Un ratio peu élevé de dette extérieure/PIB est synonyme de faible risque-pays. - Dette Extérieure/Réserves Internationales (Or compris) (External debt to the International Reserve Assets (with gold) ratio : les pays étaient classés selon des valeurs de ratio peu élevées à des valeurs élevées. Les éléments pris en compte étaient les suivants : les réserves Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 148 internationales des pays se composent de devises, d'or et d'allocations d'actifs particuliers (special asset allocations) en provenance du FMI. Ils représentent autant de moyens d'assurer le paiement de la dette. Une dette extérieure forte par rapport aux réserves internationales d'un pays signifie une liquidité moindre des actifs (lower liquidity cushion). Elle signifie également la possibilité que le gouvernement impose des politiques d'austérité visant à économiser sur les importations et à encourager les exportations dans le but de reconstituer ses réserves. Un ratio peu élevé de dette extérieure/réserves internationales indique que le risque-pays est faible. - Réserves Internationales (Or compris)/Importations (International Reserve Assets (with gold) to Import Ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratios élevées à des valeurs peu élevées. Pour réaliser ce classement, les éléments pris en compte étaient les suivants : les réserves peuvent être utilisées pour assurer les besoins en importations indispensables pour soutenir l'activité économique. Des réserves élevées par rapport aux importations permettent à un pays d'acquitter ces dernières sans recourir à de nouveaux emprunts ou à une dévaluation. Une valeur élevée du ratio Réserves Internationales/Importations est associée à un faible risque-pays. - Couverture : mois d'importations couverts par les réserves internationales (Or compris) (Months of Imports covered by Existing International Reserve Assets (with gold) : les pays étaient classés en fonction du nombre de mois de couverture. Un nombre de mois élevé indiquait une plus grande sécurité économique. L'explication était la suivante : un pays disposant d'une bonne couverture du fait de ses réserves internationales reste capable de payer ses importations incompressibles et cela même dans le cas où de nouveaux emprunts ou des recettes à l'exportation viennent à se tarir. C’est une mesure du risque à court terme, sur la base des liquidités immédiates d’un pays (combien de temps peut-il « tenir » sans avoir à restreindre ses importations ?). Dans ce cas précis, le nombre de mois de couverture sert d'indicateur de risque : plus il est élevé et plus le risque-pays est faible. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 149 - Exportations/PIB (Exports to GDP ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratio élevées à des valeurs faibles. L’explication était la suivante : des valeurs de ratio élevées signalent une économie ouverte qui est capable d'exporter avec succès par rapport à sa taille. Une économie obtenant une valeur de ratio élevée est en mesure de soutenir un certain niveau d'endettement extérieur dans la mesure où ses exportations lui rapportent des devises. Un ratio élevé Exports/PIB signifie donc un risque-pays peu important. Ce ratio est toutefois à nuancer en l’interprétant avec d’autres critères (si un pays exporte 100% de café, il est extrêmement vulnérable à des fluctuations de prix). - Balance des Paiements Courants/PIB (Current Account Balance to GDP Ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratio élevées à des valeurs faibles. Ce ratio allait d'une situation très positive (high positive) qui correspondait à un surplus des paiements courants à une situation très négative (high negative) qui correspondait à une situation de déficit. Le résultat s’expliquait de la façon suivante : De nombreuses situations d'endettement extérieur proviennent de besoins en financement liées aux déficits des paiements courants de certains pays. Un surplus conséquent de cette balance (ou un déficit réduit) par rapport à la taille d'une économie diminue la contrainte d'endettement extérieur. Il réduit par là même la probabilité de voir cette économie dans l'incapacité de servir une nouvelle situation d'endettement extérieur. Un ratio élevé Balance des Paiements Courants/PIB indique un risque pays peu élevé. - Equilibre Budgétaire/PIB (Governement Budget Balance to GDP Ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratio élevées à des valeurs faibles. Ce ratio allait d'une situation très positive (équivalente à un excédent budgétaire) à une situation très négative (équivalente à un déficit). Le raisonnement était le suivant : un excédent budgétaire confortable (ou un déficit très faible) par rapport à la taille de l'économie considérée ne fait pas courir le risque de voir les dépenses engagées par le gouvernement encourager la demande intérieure, les besoins en importations, l'inflation ou un effet d’éviction du secteur privé lorsque le déficit public conduit à un fort relèvement des taux Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 150 d’intérêt - tous phénomènes susceptibles de ralentir de façon significative la capacité d'exportation d'un pays et de créer des problèmes d'endettement. Les gouvernements, confrontés à de sérieux déséquilibres budgétaires comparés à la taille de leur économie, sont un jour ou l'autre contraints de comprimer leurs dépenses ou d'augmenter leurs prélèvements. L'une ou l'autre option provoquera un ralentissement de l'activité économique. Un ratio élevé d'Equilibre budgétaire/PIB signifie donc que le risque-pays est faible. - PIB par Hab du Pays/PIB par Hab du G7 (Country Per Capita GDP to G-7 Per Capita GDP Ratio) : les pays étaient classés selon des valeurs de ratios élevées à des valeurs faibles. Cette valeur de ratio comparait la position du revenu par tête d'une économie au revenu moyen par tête des États-Unis, du Canada, du Japon, de l'Allemagne de l'Ouest, de la Grande-Bretagne, de la France et de l'Italie. Le choix de ce ratio par les économistes de la Bank of America était conditionné par le raisonnement suivant : en général, les économies dont les revenus par tête sont élevés par rapport aux économies des principaux pays industriels font preuve de plus de flexibilité pour s'adapter aux changements qui affectent l'environnement économique global. Un ratio élevé PIB par Hab du Pays/PIB par Hab du G7 signifie ici que le risque-pays est faible. Le classement : la méthode pour classer les pays et la présentation utilisés dans le Country Risk Monitor étaient les suivantes : chacun des 80 pays suivi par le World Information Services de la Bank of America était évalué à l'aune de chacun des 10 ratios précédemment évoqués et se voyait attribuer un rang annuel en fonction de chaque résultat. Si la méthode retenue était simple, il semble néanmoins intéressant de la détailler. Chaque ratio faisait, dans le Risk Monitor, l'objet de la présentation qui suit : a- 14 unités économiques de référence faisait tout d'abord l'objet d'une évaluation à l'aune du ratio considéré (par ex : "Debt Service To Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 151 Exports" (%)). Ces unités sont : World, Industrial Countries, Asia, Latin America, Middle-East, Africa, Non-OPEC Developing, OPEC, Developing, High Income (Over $15001), Medium Income ($2500 $15001), Low Income (Under $2501), Non-Problem Countries, Problem Countries. Les valeurs que ces unités économiques obtenaient chaque année sur 10 ans (4 années passées, année en cours et 5 années à venir) pour le ratio considéré, étaient consignées en ligne dans un tableau intitulé "Benchmark Ratios 1992-2001". Elles permettaient de comparer les valeurs annuelles obtenues par chaque pays sur ce ratio. b- Les économies des 80 pays suivis par le Country Risk Monitor étaient ensuite passées au crible de chacun des 10 ratios retenus par le Country Risk Monitor sur 10 ans (4 années passées, année en cours et 5 années à venir). Pour chaque ratio, les résultats obtenus étaient présentés en suivant l'ordre alphabétique des pays dans un tableau intitulé "Ratio-Values 1992-2001". La valeur du ratio considéré (par ex : "Debt Service To Exports") était donnée en ligne pour chacune des 10 années (1992-2001), ainsi que sa valeur moyenne (Average). c- Enfin, les pays étaient classés en fonction de la valeur obtenue chaque année pour le ratio considéré, sur une échelle allant de 1 à 80 (le meilleur résultat étant 1, ce qui correspondait au risque-pays le plus faible). Le classement était donné en ligne sur un tableau intitulé "Ratio Ranks 1992-2001". Il exprimait le rang obtenu chaque année par un pays pour le ratio considéré (10 résultats de classement sur 10 ans), ainsi que 3 positions de classement : la meilleure (High Rank), la moins bonne (Low Rank) et la position moyenne (Average Rank). Telles étaient les étapes de la présentation retenue par le le Country Risk Monitor du World Information Services de la Bank of America. Par la possibilité qui était donné à chaque utilisateur d'évaluer la situation et le classement de 80 pays par rapport à dix ratios clés, les concepteurs de la méthode espéraient répondre à trois types de préoccupations généralement exprimées par leurs clients 156 : identifier les contextes nationaux où la capacité d'affaires pouvait être ralentie en raison de programmes d'austérité engagés par les gouvernements ; 156 "Risk Evaluation for 80 countries from business perspective", Country Risk Monitor, World Information Services, Bank of America, http://www.BankAmerica.com/econ_indicator/monitor.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 152 identifier les pays qui seraient confrontés à des problèmes d'endettement ; permettre de comparer les risques d'affaires présentés par différents pays. L’évaluation du risque-pays au Crédit Lyonnais Dans cet établissement bancaire (et au moins jusqu’en 1996-1997, années pendant lesquelles ces recherches ont été effectuées) le service spécialisé dans l’évaluation du risque-pays était placé sous la tutelle de la Direction des Etudes Economiques et Financières du Crédit Lyonnais, qui elle-même dépendait de la Direction Générale 157 (cf .infra organigramme). La création de l'unité de recherches sur le risque-pays remonte au début des années 70. Mais à la fin de cette décennie et au début de celle des années 80, alors que les problèmes de prêts sur les PVD se précisaient, le service renforçait ses effectifs et employait six personnes. A cette évolution quantitative des personnels correspondait une évolution qualitative sur les contenus des études réalisées. La décennie 90 (jusqu’en 1996) voyait toutefois une structure légèrement réduite : cinq personnes (au lieu de 6) chargées de surveiller quatre grandes zones géographiques : Amérique-Latine, Asie-Pacifique, Afrique/Moyen-Orient et Europe de l'Est et un portefeuille de 170 pays. Elle correspondait mieux aux activités de la Banque sur des marchés qui avaient changé : le Crédit Lyonnais, comme la plupart des banques, abandonnait les crédits à la Balance des Paiements pour privilégier les crédits sécurisés à court terme, ou ceux accompagnant le financement de projets. Le service des risques-pays travaillait en relation très étroite avec la Direction Générale. Son responsable participait au pilotage de la procédure d'engagements-pays en rédigeant avec son équipe des documents dont les données serviront d'appui à la prise de décisions. Il participait également deux fois par semaine au Comité des Opérations présidé par le Directeur Général. Les économistes étaient systémati157 Cet exposé a été réalisé sur la base d’un entretien que l’auteur a eu en mai 1996 avec F.Nicollas, Senior Economist et responsable du risque-pays au Crédit Lyonnais. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 153 quement consultés et suivis ou non dans leurs recommandations : le processus était collégial. Le service des risques-pays du Crédit Lyonnais réalisait des "Fiches de Risque" de quatre pages sur des pays et des analyses macro-économiques dont les contenus étaient repris dans la revue Crédit Lyonnais International. Un service de documentation rattaché à la Direction des Etudes Economiques et Financières appuyait sa mission. Ses personnels rassemblaient, entre autres tâches, de la documentation économique générale et de la documentation économique sectorielle. Ils avaient à leur charge de nourrir une base de données informatisée et gagnent du temps en utilisant à cet effet un scanner. - Les fiches de risque-pays : elles portaient la mention "Document Strictement Interne". Leur format était de quatre pages et elles étaient imprimées recto-verso. Les deux premières pages étaient du texte et les deux suivantes, des statistiques. Avant d'évoquer brièvement leur contenu, nous ferons les précisions suivantes : le service des risques-pays réalisait auparavant jusqu'à une centaine de fiches de risque par an ; il en produisait en 1996 moins de soixante. Deux facteurs expliquaient cette évolution : la réduction des effectifs travaillant sur le risque-pays et un système de facturation interne à la banque qui rendait ces fiches moins accessibles. Elles étaient destinées en priorité à la Direction Générale, la Direction des Affaires Internationales, la Direction des Grandes Entreprises et la Direction des Financements des Projets. Le contenu des fiches Précédées d'un résumé de la situation d'ensemble du pays étudié, les deux premières pages de texte développaient les principaux indicateurs macro-économiques présentés, sous forme de tableaux, dans les deux pages suivantes. C'est du détail de ces tableaux, des titres et indicateurs retenus dans les pages 3 et 4 des fiches de risque 158 qu'il sera maintenant question. 158 d’après une « Fiche de Risque » réalisée en Avril 1995 sur le Viêt Nam. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 154 PRINCIPAUX INDICATEURS ÉCONOMIQUES 1991 PIB (en mds de USD courants) Population (en Mns) PNB/hab (en USD courants) - Croissance de la PIB réelle (en %) Production industrielle (en % de variation en volume) Production agricole (% de variation) Taux d’investissement (FBCF en % de la PIB) - Prix à la consommation (en glissement annuel) (en moyenne annuelle) Solde des administrations (en % de la PIB) Solde du secteur public (en % de la PIB) 1992 1993 1994 (*) 1995 (*) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 155 COMPTABILITÉ NATIONALE (% d’évolution réelle) 1989 1990 1991 1992 1993 Demande intérieure FBCF + var.stocks Consommation finale Consommation publique Production Intérieure Brute ÉCHANGES EXTÉRIEURS 1989 PAR ZONES GEOGRAPHIQUES - Solde Commercial (données douanières) Taux de couverture (en %) - Exportations Fob dont : États-Unis (% du total) Japon (% du total) CEE (% du total) RPC, Hong Kong, Taiwan Singapour (% du total - Importations CIF dont : États-Unis (% du total) Japon (% du total) CEE (% du total) RPC, Hong Kong, Taiwan Singapour (% du total PAR PRODUITS (en %) Exportations Pétrole Brut 1990 1991 1992 1993 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 156 ÉCHANGES EXTÉRIEURS 1989 1990 1991 1992 1993 Riz Textile Importations Pétrole rafiné Machines et équipements ÉCHANGES AVEC LA FRANCE 1989 1990 1991 1992 1993 Exportations françaises (Mns FRF) Importations françaises (Mns FRF) Solde SITUATION FINANCIERE EXTÉRIEURE 1990 1991 1992 1993 1994 COURS DE CHANGE (Dong pour 1 USD) Cours (moyenne annuelle) Cours (fin de période) BALANCE DES PAIEMENTS (EN Mns USD) 1991 Exportations - Importations = Solde commercial + Solde des services + transferts = (1) Balance des paiements courants 1992 1993 1994 1995 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 157 ÉVOLUTION DES RÉSERVES (en Mns USD) 1991 1992 1993 1994 1995 Total des réserves en mois d’importations ÉVOLUTION DE LA DETTE EXTÉRIEURE (en devises convertibles) 1990 Créanciers officiels bilatéraux dont arriérés Dette à l’égard des banques commerciales dont arriérés Autres créanciers privés FMI Dette multilatérale hors FMI Dette extérieure totale Service de la dette/exportations (%) Dette/PIB (en %) Montant de dette restructurée - Club de Paris - Club de Londres Valeur de la créance sur le marché secondaire (en % du pair) Arriérés d’intérêts (estimation) (1) : hors transferts officiels 1991 1992 1993 1994 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 158 - Une méthode de classement des pays ("rating") en fonction de leur risque : en la matière, le Crédit Lyonnais avait, dans les années 1970, développé un modèle multicritère. Mis au point par l'équipe de H.Cheynel 159, il était toujours utilisé en 1996 et permettait de traiter 100 pays. Pour créer ce modèle, les analystes avaient tout d'abord procédé à une analyse en composantes principales (ACP) sur 80 ratios, afin de dégager les plus descriptifs. Ils en avaient obtenu ainsi 19 sans perdre d'information. Le système avait été normé par la suite, en passant de données brutes à des indices allant de 0 à 100 : 0 représentant le risque majeur et 100 le risque mineur. Les ratios avaient été ensuite rassemblé en quatre rubriques : - une rubrique court-terme : elle était composée de 5 à 6 ratios de conjoncture (montant des réserves en mois d'importation, solde de la balance courante, solde budgétaire, taux d'inflation, etc.). C’étaient des données prévisionnelles ou sur l'année en cours. Ces ratios étaient pondérés pour donner une note allant de 0 à 100 ; - une rubrique endettement ( dette/PNB, service de la dette/Export, échéancier de la dette, dette à court-terme, dette à moyen terme, etc.) ; - une rubrique vulnérabilité de l'économie : elle représentait les tendances lourdes de l'économie (structure du PIB, structure des exportations du pays, degré d'indépendance en matière d'exportations, etc.) ; - une rubrique stabilité politique : elle nécessitait de quantifier des variables qualitatives à partir d'une check-list d'indicateurs socio-politiques auxquels on attribuait une note de 0 à 1. 159 Vinhas Pereira C., "Le risque-pays : problématique et systèmes d'évaluation", Thèse Paris IX Dauphine, UER des Sciences des Organisations,1988, p.142-145. Pereira avait eu plusieurs entretiens à l'époque avec D.Kleiber qui était le responsable des risques sur l'étranger du Crédit Lyonnais. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 159 Les notes obtenues pour les trois dernières rubriques donnaient finalement la note globale pour le moyen terme. On obtenait ainsi à la fin du processus deux notes : l'une à court-terme (9 à 12 mois) et l'autre à moyen-terme (2 à 3 ans). Caractérisant chaque pays, elles étaient directement exploitables par les décideurs. Les pays se rangeaient ainsi en trois grandes catégories : - les pays à risque satisfaisant : leur note à court-terme était supérieure à 25 et leur note à moyen-terme, supérieure à 50 ; - les pays à risque intermédiaire : entraient dans cette catégorie les pays dont les notes à court et moyen-terme étaient supérieures à 25 ; es pays à risque élevé : ceux dont les notes à court et moyenterme étaient inférieures à 25. Le système de classement des pays ("rating") était utilisé au Crédit Lyonnais pour gérer les engagements internationaux de la banque 160. Cette étape de gestion des engagements internationaux est commune à presque toutes les banques. Elle est complémentaire à l'évaluation des engagements par pays et à la quantification du risque-pays. Elle consiste à gérer le risque en deux temps : en fixant tout d'abord le montant maximum global des engagements de la banque (fonction de sa capacité à prêter) ; en déterminant ensuite, en fonction du risque inhérent à chaque pays, une enveloppe en valeur absolue et en pourcentage de son portefeuille de créances. La méthode conçue à cet effet par le Crédit Lyonnais lui permettait en 1996 de fixer des plafonds de crédits, de manière à optimiser ses engagements sur l'étranger. Elle consistait à minimiser le risque quantifié par le classement et à maximiser le rendement financier moyen des crédits sur un pays donné. Le processus intégrait également des facteurs tels que : la taille du pays, ainsi que son potentiel à dégager des devises. Les résultats obtenus à partir de ce modèle étaient ensuite débattus pays par pays avec la Direction des Affaires Internationales. À cette occasion, cette dernière intégrait ses propres motivations 160 Vinhas Pereira C., op.cit., p.165-166. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 160 commerciales et la stratégie globale de l'établissement. Les enveloppes d'engagement étaient renouvelées annuellement et pouvaient faire l'objet de révision en cours d'année, selon les événements parfois déstabilisants qui affectaient certains pays. Crédit Lyonnais Le service des Risques-Pays dans l’organigramme interne (1997) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 161 Pour conclure cette section consacrée aux méthodes utilisées par deux banques pour évaluer le risque pays, nous ferons les remarques suivantes : À peu de détails prés, à l’exception de l’approche de la Bank of America qui reposait entièrement sur des données quantifiables, les systèmes d’évaluation du risque-pays utilisés en 1996 par les banques françaises se ressemblaient 161. Ils combinaient, certes avec des différences liées à la longueur des commentaires afférents aux rubriques traitées, ou à la mise au point d’outils plus ou moins sophistiqués (méthode de rating du Crédit Lyonnais et programme Model de la Société Générale 162) l’utilisation de méthodes quantitatives et de Checklists qualitatives structurées qui autorisaient le classement des pays et l’établissement de prévisions. Les différents travaux effectués par les service des risque-pays permettaient aux services responsables des Engagements Extérieurs d'évaluer l'enveloppe des prêts à accorder ou non et de fixer des plafonds d’engagements individualisés par pays. L’objectif était de minimiser les risques estimés par les analyses et de maximiser le rendement financier moyen des crédits ou des investissements sur un pays donné. Pour autant, les résultats obtenus à partir des analyses du risque-pays ne conditionnaient pas nécessairement la décision finale en matière de fixation des marges sur les prêts (spreads) et des enveloppes par pays. Ces résultats étaient débattus avec d’autres directions qui intégraient leurs propres motivations commerciales et la stratégie globale de chaque établissement. Dans la fixation des marges et la définition des plafonds d’engagements par pays, il pouvait ainsi arriver que les décisions prises reposent davantage sur des impératifs d’ordre technique, commercial (pour faire face à la concurrence) et/ou politi- 161 En sus du Crédit Lyonnais, nous avons également recontré les responsables risque-pays de Paribas, la BNP et la Société Générale, et nous avons pu rentrer ainsi dans le détail de leurs services et grilles de lecture. 162 Composé d'une douzaine d'équations comptables, Model permet non seulement de faire de la prévision à 5 ans sur l'évolution de la balance des paiements et la solvabilité d'un pays, mais aussi de construire 3 scénarios différents. Le crible est identique pour tous les pays du portefeuille. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 162 que 163. La tradition de prêt ou de non-prêt avec tel ou tel interlocuteur et la relation de confiance restaient encore des paramètres importants le développement des exportations ou l’implantation de filiales dans certains pays étant parfois conditionnés par l’octroi préalable de crédits ou d’investissements internationaux. Conclusion du chapitre 2 Retour au sommaire En raison de la part croissante occupée par les activités de marché dans les stratégies bancaires, l'appréciation du risque-pays demeure à plusieurs titres un enjeu "capital". La raison en est la suivante : un problème de solvabilité nationale peut aujourd’hui se transformer en « risque de paiement », en « crise de change », et « risque de marché », pour des banques de plus en plus diversifiées. Mais l’exercice d’évaluation du risque-pays est devenu plus complexe pour les raisons qui suivent. Les années 1980 avaient été marquées par la crise de la dette et les risques de non-transfert. A cette époque, débiteurs et créanciers formaient un groupe limité d’acteurs : banques internationales, institutions multilatérales et États prêteurs et débiteurs. Malgré les difficultés, ces acteurs avaient intérêt à s’entendre afin de parvenir à un traitement collectif de la crise et aboutir à une reprise globale des flux et des paiements. Ils étaient liés par une solidarité de fait qui se traduisait par la création de clubs de renégociation de la dette (Paris, Londres, New-York). De longues tractations aboutissaient finalement à la mise en place de plans de réduction de dette et la résolution de la crise au début des années 1990. Les crises financières qui marquent les années 1990 introduisent une nouvelle problématique du risque-pays. A la différence des années 1980 où les banques prêtaient massivement aux États sous la forme de crédits à l’exportation et de crédits financiers, l’apparition dans les années 1990 d’agents privés (côté émetteurs et côtés souscripteurs), l’expansion croissante d’instruments comme les obligations 163 Vinhas Pereira C., op.cit., p.167-169. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 163 ou les investissements de portefeuille - changent la donne. Les banques et les institutions multilatérales ne portent plus la totalité de la dette des pays en voie de développement, les risques sont diversifiés et mieux répartis. Malgré cela, la modification et le déséquilibre dans certains cas de la structure des flux financiers qui se dirigent vers des pays émergents - investissements de portefeuille attirés par un différentiel de taux d’intérêt réels, dépôts bancaires et autres formes de dette à court terme libellés en devises ou en monnaies locales (Bons du Trésor) - augmentent la dimension des crises potentielles liées à un retrait brutal des capitaux investis. Dans la mesure où les pays en développement alimentent leur besoin en financement structurel (déficit courant + service en principal de la dette) en devises fortes nécessitant une rémunération (dividendes, intérêts) en devises du même type, une accumulation trop grande de dette ou de promesses de payer par rapport à leur capacité de remboursement, fait courir à ces derniers un double risque : « risque de marché » et « risque de solvabilité ». En effet, toute perception par les opérateurs, de difficultés liées à la capacité de remboursement d’un pays émergent (a fortiori ceux qui ont déjà été à l’origine de crises) par rapport à ses engagements domestiques et extérieurs peut - et particulièrement dans le cas de pays qui dépendent de façon excessive de capitaux courts et volatils pour financer leur déficit courant - précipiter une sortie massive de capitaux spéculatifs et un assèchement du marché (pas d’acheteur, pas de prix, discontinuité des cotations). La crise de change et la dévaluation de la monnaie qui peuvent s’ensuivre sont alors susceptibles de mettre en danger l’ensemble du secteur bancaire, voire l’ensemble d’une économie et se transformer, par amalgame, en « risque de système ». Les années 1990 et les crises financières sur les « marchés émergents » mettent donc en évidence l’insuffisance d’une approche du risque-pays fondée sur l’analyse de ratios macro-économiques considérés comme déterminants 164. Elles font apparaître le besoin d’un renouvellement des études d’approche globale des facteurs de risque. 164 À la suite de la première crise mexicaine, pour juger de l’endettement externe et de la solvabilité des pays sur lesquels elles comptaient s’engager, les banques ont développé des grilles de lecture privilégiant trois éléments : les ratios d’endettement externe tout d’abord (dette/PIB, dette/exportations, ser- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 164 Des pistes sont ouvertes par les experts 165. Nous ne ferons ici que les mentionner dans la mesure où nous intégrerons plus tard certains éléments dans notre réflexion théorique. Au niveau strictement économique et financier, l’accent est mis tout d’abord sur trois facteurs : la détermination d’un niveau soutenable de déficit courant 166, la fragilisation de son financement par des capitaux réputés courts et volatils, l’interaction entre flux de capitaux et paiements courants. L’attention se porte aussi sur les vulnérabilités structurelles de nombreux pays émergents : composition des exportations, faiblesse de l’épargne domestique, fragilité des systèmes bancaires. A un niveau plus général, les experts identifient trois éléments liés aux cercles du pouvoir dont l’opacité institutionnelle (qualité et diffusion des statistiques, relatives notamment aux mouvements de capitaux et au niveau des réserves) ; le comportement de paiement des débiteurs (volonté de payer) ; la moralité des cercles dirigeants. Parallèlement à ces questions, une autre série de facteurs liés aux problèmes d’économie du développement, de stabilité politique et sociale, réapparaît. Par nature, ces facteurs qui ont trait aux faiblesses structurelles et à la crédibilité politique au sens large, se prêtent mois facilement à une quantification objective et comparative. Si leur importance n’était pas négligée auparavant, les dernières crises financières en ont souligné le potentiel déstabilisateur et la nécessité de leur accorder une place plus grande dans les évaluations du risque-pays. La part non réductible d’incertitude qu’ils véhiculent complique l’appréciation de leur impact sur les marchés financiers. Comme ces remarques peuvent l’illustrer, l’examen du risque-pays entendu dans toutes ses définitions (risque de transfert, risque de paiement, risque de performance, risque de marché ou risque souverain) nécessite toujours de conduire une analyse globale du pays, pour vice de la dette/recettes en devises), le suivi des indicateurs de stabilité macroéconomique ensuite (inflation, équilibre budgétaire, convertibilité de la monnaie), la liquidité immédiate enfin (part de la dette à court terme, niveau des réserves en devises rapporté aux engagements à court terme et aux importations), in de Boysson O., « Pays émergents : risque de marché ou risque de solvabilité ? », Conjoncture, Paribas, Mai 1997, p.3. 165 Ibid. 166 Bennaroya F., Dissaux C., « Comment détecter les pays à risque », Sociétal n°4, Janvier 1997. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 165 porter ensuite un jugement sur le niveau respectif de ces risques et leur impact éventuel sur les activités d’un établissement bancaire (ou de tout autre agent économique). Cette analyse globale se divise en quatre temps 167 : une analyse financière prenant en considération les ratios d’endettement, de solvabilité, de liquidité ; une analyse économique : nature et caractère soutenable (ou non) du développement, évolution de la valeur externe de la monnaie, compatibilité avec le financement extérieur ; une analyse politique et sociale : contraintes internes, situation géopolitique, comportement de paiement ; une confrontation avec l’appréciation portée par les marchés financiers : ratings, spreads, valeur des actifs, évolution de la liquidité. L’analyse du risque-pays reste donc un élément déterminant des stratégies bancaires. Elle permet tout d'abord aux établissements d'évaluer la solidité des actifs et des places sur lesquels ils arbitrent aujourd'hui pour leur compte ou pour celui de leurs clients. Elle leur permet ensuite de gérer les opérations courantes de commerce ou de financement international - certains agents n'ayant pas le crédit ou le savoir-faire indispensable pour se passer d'intermédiaire. Elle est enfin une activité essentielle pour "lire" le monde, en comprendre les lignes de fracture (risque de déstabilisation macro-économique ou de retournement brutal des marchés) ou les processus de recomposition - tous phénomènes qui se traduisent par des gains ou des pertes de parts de marchés. Dans cette entreprise, leur capacité à déchiffrer à l'échelle du globe les grandes tendances de l'économie et de la politique internationale, les effets induits de ces tendances sur les contextes nationaux, tout en sachant innover en matière de produits et de services financiers - ces éléments seront plus que jamais source de profits. A condition toutefois que la réflexion théorique sur le risque-pays, comme les outils actuellement utilisés, évoluent (mondialisation oblige). 167 de Boysson O., op.cit., p.8. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 166 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Première partie : Un bilan des pratiques du Risque-Pays Chapitre 3 Les Professionnels du Risque Politique et du Risque-Pays Introduction Retour au sommaire Dans les deux chapitres précédents, nous avons pu voir dans quelles circonstances les firmes multinationales et les banques s’étaient intéressées au risque politique et au risque-pays et quelles méthodes elles avaient mis au point pour en évaluer l’impact sur leurs opérations. Pour autant, ces grands investisseurs bénéficient, dans leurs démarches d’évaluation de ces risques, du concours d’un certain nombre de professionnels : assureurs crédits pour le compte des États, agences de notation de la dette souveraine, cabinets de conseil spécialisés. C’est de ces acteurs et de leurs méthodes qu’il sera maintenant question, tout en précisant un point : si les systèmes d’évaluation exposés ici sont connus, ils sont néanmoins très rarement présentés dans le détail. Cette lacune est regrettable pour deux raisons : les exposés sommaires qui leur sont consacrés en occultent le caractère opération- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 167 nel ; en outre, leurs concepteurs mettent très souvent l’utilisateur en garde contre les insuffisances qu’ils peuvent comporter 168. Avant de passer à la présentation détaillée de ces méthodes, nous ferons quelques commentaires sur les choix opérés. Trois métiers de conseil et de service sont liés à l’analyse du risque-pays : celui tout d’abord des assureurs (publics et privés) impliqués dans la couverture des risques politiques internationaux ; celui ensuite des cabinets de conseil spécialisés auxquels les grands opérateurs recourent avant de se lancer sur les marchés étrangers ; celui enfin des agences de notation de la dette souveraine des pays. Par rapport à ces professionnels, nous n’avons retenu, dans notre exposé, que les agences ou les cabinets de conseil spécialisés dont les analyses et les résultats sont les plus utilisés par les agents économiques, en France et aux États-Unis. Ce sont en effet de véritables “ références ” qui permettent aux grands investisseurs de ces deux pays de compléter ou d’étayer leurs propres analyses. C’est ainsi que pour les assureurs, le lecteur français retrouvera sans surprise la méthode utilisée par la Coface. Pour les cabinets de conseil spécialisés, nous avons retenu le International Country Risk Guide, aujourd’hui édité par Coplin et O’Leary enseignants à Syracuse University et créateurs de ce qui a été le World Political Risk Forecast de Frost & Sullivan. Leur renommée 169, ainsi que celle du International Country Risk Guide (ICRG) 170 - un titre qu’ils éditent aujourd’hui, rendent ces travaux 168 On peut citer, entre autres, les remarques faites par R.P.Nye (docteur en relations internationales) qui, ayant successivement travaillé pour Atlantic Richfield Company (ARCO) et pour Moody’s Investors Service, insiste, dans un article consacré aux méthodes utilisées par Moody’s et Standard & Poor’s Rating Group, sur la dimension subjective des analyses consacrées au risque souverain, in “ Sovereign Credit Ratings : A subjective Assessment ”, in Global Risk Assessments : Issues, Concepts and Applications, GRA, Book 4, Riverside, 1997, p.101-118. 169 Euromoney intègre leur évaluation du risque politique dans sa méthode de classement. 170 Le rapport RAMSES 98 utilise les conclusions de ICRG pour proposer une carte de la “ Géographie des risques ” à l’échelle mondiale, in RAMSES 98, IFRI, Dunod, Paris, 1997, p.355. Dans l’édition de 1994 du World Competitiveness Report (devenu depuis le World Competitiveness Yearbook), les chercheurs de l’IMD de Lausanne (S.Garelli et son équipe) intégraient eux Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 168 incontournables dans le domaine du risque-pays. Nous avons également introduit, dans cette rubrique, un élément inhabituel - parce que à notre connaissance jamais associé à des travaux sur le risque-pays : la présentation d’un crible, le World Competitiveness Index, mis au point depuis le début des années 1980 par S. Garelli, un enseignant de l’IMD de Lausanne, pour évaluer la compétitivité d’une cinquantaine de pays dans le monde. Dans la mesure où cet outil est utilisé par de très grandes entreprises pour localiser leurs destinations d’investissement en fonction de leurs besoins (et donc éviter les territoires qui ne leur conviennent pas), son contenu fournit des indications précieuses. Il permet de savoir comment les FMN évaluent la “ compétitivité ” des pays (sur quels axiomes, sur quels critères) ; il permet ainsi d’anticiper les risques que certains territoires courent (risques pour les pays) lorsqu’ils ne possèdent pas les qualifications requises pour devenir des destinations d’investissement (risque de marginalisation) 171. Pour les agences de notation de la dette souveraine, nous avons choisi d’évoquer un nom qui appartient également à la gamme des références dans son domaine d’application : c’est la Sovereign Risk Unit de Moody’s Investors Service. D’après les experts, la demande pour la notation des crédits souverains a augmenté de façon considérable ces dernières années 172. Cette situation place par là même les analyses de grandes agences comme Moody’s ou Standard & Poor’s au centre des décisions d’investissement d’agents désireux de réduire leur exposition au risque souverain. Elle suscite également des controverses sur les notations de ces agences. Sans entrer ici dans le débat, nous nous contenterons de livrer dans le détail la méthode d’évaluation utilisée par les analystes de Moody’s. L’exercice nous a aussi les notations et classements du International Country Risk Guide (ICRG) pour compléter leurs analyses. 171 Dans l’édition de 1994 du World Competitiveness Report, les chercheurs de Lausanne intégraient eux aussi les notations et classements du International Country Risk Guide (ICRG) pour compléter leurs analyses. 172 Comme le soulignent R.Cantor et F.Packer, les avis rendus par ces grandes agences de rating permettent à de nombreux gouvernements, dont certains ont derrière eux des histoires de défaillance de paiement de leurs dettes, d’avoir accès aux marchés mondiaux des obligations, in Cantor R. , et Packer F., “ Sovereign credit ratings ”, Current Issues in Economics and Finance, Federal Reserve Bank of New York, Volume 1, Number 3, June 1995. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 169 semblé d’autant plus nécessaire que nous n’avons pas identifié de littérature en France qui l’avait fait. I - La Coface et l'appréciation du risque-pays et du risque-projet Retour au sommaire Créée en 1946, la Coface (Compagnie française d'assurance pour le Commerce extérieur) protège les entreprises des risques inhérents à leur développement international (échanges commerciaux et investissements) 173. Son expérience couvre l'ensemble des risques financiers liés à ce développement : - risque d'échec d'une prospection commerciale - risque "commercial" résultant de la détérioration de la situation d'un acheteur privé - risque "politique" qui recouvre une variété de situations : défaut d'un acheteur public, déclenchement d'une guerre ou d'une révolution, non-transfert de devises nécessaires au règlement, etc. - risque de spoliation de leurs investissements - risque d'évolution défavorable du cours d'une monnaie de facturation C’est au milieu des années 1980, lorsque la crise de la dette entraîne une montée des risques politiques, que la Coface crée son département d’analyse des risques-pays 174. Un service spécialisé, rattaché à la direction des Finances, est chargé de cet exercice. Ses membres effectuent des analyses quantitatives et qualitatives sur chaque pays qui 173 174 "Coface", http://www.cge-ol.fr/crdinet/coface.html. Au début des années 1990, la Coface en tant qu'expert auprès du Club de Paris gérait, pour les créances à l'égard de la France qu'elle avait garanties, 93 accords de rééchelonnement de dettes concernant 45 pays et portant sur un montant en capital de 80 milliards de francs. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 170 sont utilisées par les Directions du Moyen Terme et du Court Terme. Ces travaux permettent à la première d'apprécier les risques de nature politique et économique pesant sur les grands contrats au delà de 3 ans et à la seconde d'évaluer les risques sur le commerce de biens courants ou de petits biens d'équipement sur des durées de crédit qui vont de 18 mois à 3 ans. Le Service Risque-Pays de la Coface a donc mis au point une démarche d'analyse formalisée dont le résultat final est le fruit d'un processus en quatre temps : - un classement annuel des pays réalisé à partir d'une méthodologie que nous allons présenter 175 ; - des fiches détaillées qui permettent de suivre les principaux encours et les pays dont la situation évolue de façon sensible ; - une confrontation des appréciations formulées par les analystes du risque-pays, avec celles des opérationnels traitant les demandes de garantie dans les directions du Court Terme et du Moyen Terme ; - des échanges de vue organisés entre professionnels appartenant aux autres organismes d'assurance-crédit ou du secteur bancaire, pour comparer leurs analyses. Afin d’étayer leur propos, les membres du service risque-pays de la Coface ont accès à des sources d'information privilégiées, parmi lesquelles : les rapports et statistiques des organisations internationales comme le FMI, la Banque Mondiale, l'OCDE, les rapports des conseillers commerciaux et financiers des ambassades de France à 175 Cette présentation de la méthode utilisée par la Coface pour évaluer le risque-pays a été réalisée à partir des sources suivantes : Clei J., (Responsable du service Risque-Pays de la Coface), “ La Coface devant le risque-pays ”, Risques n°36, décembre 1998, et du même auteur, les articles qui suivent : “ Les leçons de la crise mexicaine ”, Banque-Stratégie n°141, septembre 1997, p.21-23, “ Risque Politique et intelligence économique ”, Veille n°4, Mai 1997, p.10 ; "La méthodologie d'analyse de la Coface", Banque Stratégie n°109, Oct 1994, p.5-6 ; “ Risques : une vision globale", Le dossier de la semaine, MOCI n°992, 30 septembre 1991, p.36-37. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 171 l'étranger. Les analystes de la Coface complètent leurs analyses politique, économique et financière en faisant appel à des organismes privés, des instituts ou des consultants spécialisés. Avant de présenter la méthode de classement des pays utilisée par le service risque-pays de la Coface, précisons tout d'abord sa fonction. Le classement est, selon J. Clei, indispensable à plusieurs titres : il permet tout d'abord de vérifier la cohérence globale des appréciations ; il permet ensuite de tarifer les garanties - les taux de prime appliquées par la Coface étant fonction de plusieurs paramètres dont le principal est la catégorie de risque dans laquelle se situe le pays ; il permet enfin de faire une évaluation structurée du risque-pays 176. Une méthode évolutive d’évaluation du risque-pays Pour effectuer un classement des pays du risque le plus faible au risque le plus élevé, le service des risques-pays de la Coface utilise une méthode multicritère. Celle-ci a évolué au rythme des soubresauts de l’économie internationale. À la suite de la crise de la dette, les travaux se focalisaient sur la situation financière des pays, et en particulier, sur leurs ratios d’endettement extérieur. Puis l’effondrement du bloc de l’Est et la guerre du Golfe ont rendu nécessaire la prise en considération de facteurs liés à la situation politique. La crise Mexicaine de 1994 constitue une étape méthodologique significative. Dans son sillage, les analystes de la Coface comprennent la nécessité de faire évoluer leur outil d’analyse pour tenter de déceler les économies les plus vulnérables, pour suivre également l’évolution de la confiance des marchés et apprécier les risques de crise financière 177. Cette décision s’appuie sur un constat : l’extension de la libéralisation des marchés financiers aux économies émergentes les expose, tout comme celle des pays développés, à des mouvements de capitaux de très grande ampleur. Mais les conséquences, pour ces économies structurellement fragiles sont sans commune mesure. Leur exposition au risque d’une perte de confiance de la part des grands opérateurs internationaux et à celui 176 177 Clei J., "La méthodologie d'analyse de la Coface", op.cit. Clei J., “ Les leçons de la crise mexicaine ”, op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 172 d’une dévaluation soudaine de leur monnaie requiert ainsi de développer un outil capable d’en repérer les fragilités structurelles et d’anticiper l’attitude des marchés à leur égard. Dans le but d’identifier les économies vulnérables, trois facteurs ont alors été pris en considération à l’aide d’une batterie d’indicateurs : le premier, c’est la dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers ; le second facteur est lié à la volatilité des financements ; le troisième, à la capacité de résistance à une crise. Afin d’évaluer la dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers, les indicateurs faisant l’objet d’un suivi attentif ont été : le déficit courant et le déficit public qui déterminent l’ensemble des besoins de financement d’un pays ; le taux d’épargne et le taux d’investissement, dont l’écart se traduit par un besoin de financement externe ; la part du déficit courant financée par des investissements étrangers qui mesure la partie du besoin de financement couverte par des capitaux non générateurs d’endettement. Pour mesurer la volatilité des financements, deux indicateurs ont été retenus : la part de la dette à court terme dans l’endettement extérieur total et la part des investissements de portefeuille dans les flux annuels d’investissement. Dans le but d’apprécier la capacité de résistance à une crise, les ratios de liquidité (montant des réserves de change et la façon dont elles couvrent la dette à court terme) fournissent des indications quant à la possibilité de faire face, pendant quelque temps au moins, à des attaques spéculatives ; le niveau d’endettement global du pays complète l’analyse - un pays pouvant d’autant moins soutenir sa monnaie que son endettement est élevé et que les réserves de change sont utilisées pour couvrir le besoin de financement. Dans le but d’anticiper l’attitude des marchés, les analystes de la Coface se sont efforcés d’étudier la qualité et l’évolution de la monnaie des pays qu’ils criblaient. Leurs observations les ont confortés dans un constat : une des causes de retournement de confiance de la part des opérateurs, tient à l’anticipation d’une dévaluation de la monnaie. Celle-ci est d’autant plus probable, que la monnaie apparaît surévaluée. Pour mesurer cette surévaluation et anticiper l’attitude des marchés, les spécialistes de la Coface ont choisi de retenir des indicateurs simples et facilement disponibles. Ils comparent ainsi l’évolution du taux de change effectif réel à l’évolution des comptes extérieurs. Le raisonnement est le suivant : un pays dont la monnaie s’apprécie alors Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 173 que ses comptes extérieurs se détériorent de façon significative apparaît plus exposé à une dévaluation ; à l’inverse, un pays dont la monnaie se déprécie alors que ses comptes extérieurs s’améliorent, est moins exposé au risque que le marché anticipe une dévaluation. S’ajoutent à ces comparaisons le suivi d’indicateurs dont l’évolution peut être très volatile comme : la hausse des taux d’intérêt ; la baisse des réserves lorsque les autorités sont appelées à défendre le cours de change en cas d’attaque ; le recul de l’indice boursier, le recul de l’éventuelle cotation des créances sur le marché secondaire lorsque la perception du risque augmente. Pour les spécialistes de la Coface, ces indicateurs peuvent fournir des renseignements utiles sur l’évolution des sentiments que les économies émergentes inspirent aux marchés financiers. En revanche, ces mêmes spécialistes avouent qu’il est plus difficile de voir suffisamment vite les mouvements résultant des effets de contagion. La crise du peso mexicain et la crise asiatique ont ainsi conduit les analystes de la Coface à tirer les conséquences du mouvement de libéralisation des capitaux et de la suppression du contrôle des changes. Ces phénomènes transforment en effet la nature des crises de balance des paiements. Désormais, celles-ci ne se manifestent plus systématiquement par des retards de transfert. Elles peuvent prendre la forme de dévaluations ou d’ajustements sévères qui mettent en difficulté nombre de débiteurs. La méthode conçue en 1998 par la Coface est destinée à rendre compte de ces changements. Une méthode multicritère et modulaire d’évaluation du risque-pays La méthode multicritère retenue par la Coface s’appuie sur la notation individuelle d’une série d’indicateurs ; elle est calculée en comparant leur valeur à celle de seuils critiques. L’agrégation de ces notes individuelles permet d’attribuer une note globale à chaque pays et de les classer. Jusqu’à 1997, la méthode s’appuyait sur la notation d’une série d’indicateurs destinés à évaluer quatre facteurs : le comportement de paiement du pays, sa situation financière, ses performances économi- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 174 ques, son environnement politique. Depuis 1998, la transformation de risques devenus multiformes a conduit la Coface à adopter une approche modulaire 178. Elle est destinée à évaluer six types de risques. Les trois premiers se rapportent au risque politique et ont pour intitulé : “ le risque politique stricto-sensu ”, “ le risque de pénurie de devises ” et “ le risque souverain ”. Les trois derniers types ont pour objet d’apprécier, ce qui, dans la situation du pays, peut affecter le risque commercial ; ils s’inscrivent dans trois rubriques libellées de la façon suivante : “ le risque de crise de marché ”, “ le risque de crise systémique du secteur bancaire ”, “ le risque de fort ralentissement de l’activité ”. * Trois modules pour mesurer le risque politique - le risque politique stricto-sensu : ce module évalue les facteurs politiques susceptibles de compromettre durablement la poursuite d'une politique économique efficace ou d'interrompre les contrats en cours d'exécution. Plusieurs indicateurs sont retenus : conflit externe, sécession conflictuelle, guérilla, guerre civile, désordres économiques et sociaux, etc. En raison de leur nature difficilement quantifiable, ils font l'objet d'une évaluation graduée pour la période actuelle et pour les cinq années à venir ; - le risque de pénurie de devises : ce module apprécie la situation économique et financière d’un pays et distingue le risque pour les opérations à court et à moyen terme. La note attribuée à la situation financière prend en considération plusieurs éléments : l’ampleur du besoin de financement extérieur, la façon dont ce besoin est couvert, le niveau d’endettement extérieur. Les dernières crises conduisent d’ailleurs les analystes de la Coface à accorder une importance toute particulière au niveau de la dette à court terme. Dans une situation de retournement d’opinion des marchés de capitaux, son rééchelonnement peut ne pas être renouvelé. Quant à la note accordée la situation économique, elle prend en compte différents facteurs : les performances économiques du pays, son niveau de développement, ainsi que le 178 Clei J., “ La Coface devant le risque-pays ”, op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 175 degré de vulnérabilité de l’économie par rapport aux chocs extérieurs comme la chute brutale du cours des matières premières ; - le risque souverain : ce module a pour objet de mesurer la capacité d’un État à faire face à ses engagements vis à vis de l’étranger. Il évalue la situation des finances publiques en passant au crible plusieurs paramètres : la structure de l’État, le poids du secteur public dans l’économie, l’expérience de la Coface pour les opérations à court et moyen terme. Il apprécie également la qualité du secteur public dans son ensemble, qu’il s’agisse du pouvoir central ou des administrations locales. À cette fin, plusieurs éléments sont passés en revue : les modes de prise de décision, le respect des engagements, l’exécution des contrats, la lutte contre la corruption, l’indépendance à l’égard des intérêts économiques ou politiques locaux. * Trois modules pour évaluer le risque commercial - le risque de crise financière : il résulte d’un retournement de confiance de la part des marchés et s’appuie sur 3 indices ; un indice de vulnérabilité, tout d’abord : celui-ci est d’autant plus élevé que la dépendance à l’égard des capitaux étrangers est forte, que les financements sont de nature volatile, et que la capacité de résistance à des attaques spéculatives est faible ; un indice d’exposition à un retournement de confiance ensuite : il mesure la probabilité d’un changement d’opinion de la part des marchés, lié à deux types de considérations : d’une part, la comparaison de l’évolution du taux de change effectif réel et de la balance commerciale, de l’autre, l’appréciation du risque de formation de bulles financières mesuré, par exemple, par la croissance des crédits au secteur privé rapportée au PIB ; un indice de confiance des marchés complète l’ensemble. Il reflète plusieurs éléments : l’évolution des taux d’intérêt, celle de l’indice boursier, des réserves de change et de la cotation éventuelle des créances sur le marché secondaire ; - le risque de crise systémique du secteur bancaire : dans ce module, l’analyste tente d’apprécier le risque de défaut de paiement à l’égard de l’étranger, dû à un effondrement du secteur bancaire. Il considère deux types de critères. Des critères macro-économiques tout Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 176 d’abord : la capacité de financement de l’économie locale, l’efficacité du secteur bancaire, ses engagements en devises, le risque de formation de bulles financières, la qualité de la supervision des banques (rôle de la banque centrale, respect de règles prudentielles, soutien des pouvoirs publics) ; des critères afférents à la situation des principales banques du pays ensuite, tels : leur solvabilité, l’emploi des ressources, leur liquidité, rentabilité, et qualité des actifs ; - le risque de fort ralentissement de l’activité : ce module a pour objet de mesurer le risque de ralentissement de la croissance, en dehors de toute crise financière extérieure qui résulterait de l’un des risques analysés ci-dessus. Il se fonde surtout sur les prévisions de croissance à court terme et vérifie que celle-ci durera, en prenant en compte les niveaux d’inflation et de déficit public. Notation et Classement Chacun des indicateurs retenus dans les différents modules fait l'objet d'une notation individuelle. Cette dernière est calculée en comparant sa valeur à celle de seuils critiques déterminés par l'expérience tirée du passé. Une fois tous les indicateurs notés, l'agrégation de ces notes individuelles permet d'attribuer une note à chacun des différents facteurs de risque. Les notes attribuées selon cette méthode par la Coface permet à ses analystes de classer les pays en quatre catégories : - 1 ère catégorie : pays riche à bon risque - 2ème catégorie : pays à risque moyen - 3ème catégorie : pays à risque important - 4ème catégorie : pays à très haut risque Si la méthode de notation et de classement permet de faire une analyse structurée du risque basée sur des critères objectifs et quantifiés identiques pour les quelques 120 pays examinés par la Coface en 1998, elle doit cependant, précise J. Clei, être complétée par une ana- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 177 lyse plus qualitative qui tiendra compte des spécificités de chaque pays. Cette phase qualitative se concrétise par la rédaction de fichespays détaillées. Elles passent au crible différents facteurs du risquepays : la situation économique interne, les comptes extérieurs, l'endettement, la situation politique, ainsi que la situation du pays au regard de l'assurance crédit. Les commentaires produits portent sur les aspects structurels, l'évolution récente et les perspectives. Ils permettent d'analyser en détail l'évolution de la note attribuée au pays. C'est sur la base des fiches pays et des résultats du classement que s'engagent les discussions entre les analystes du risque-pays et les opérationnels des Directions du Moyen Terme et du Court Terme. Elles ont pour but d'arrêter les propositions de la Coface à ses autorités de tutelle (en l'occurence une instance interministérielle : la Commission des Garanties et du Crédit au Commerce Extérieur) en matière de tarification des garanties et de définition de la politique de couverture. Parallèlement, des rencontres sont organisées de façon régulière avec les autres assureurs-crédit et des institutions financières, de façon à confronter les appréciations portées et à échanger des informations sur la situation des pays. Politique de couverture et tarification des garanties La méthode du Classement et la rédaction de Fiches-Pays sont des outil importants d'aide à la décision. Ils permettent de déterminer les taux de prime applicables et la politique de crédit arrêtée par le Ministère de l'Economie chaque année, en liaison avec la DREE et le Trésor : - pays de la 1ère catégorie : pour ces pays, les prises de garantie sont libres ; - pays de la 2ème catégorie : en ce qui concerne ces pays, la Coface, pour les opérations à moyen-terme est vigilante sur ses encours ; - pays de la 3ème catégorie : ils sont normalement soumis à une politique de plafond, pour les crédits à plus de 12 mois ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 178 - pays de la 4ème catégorie : pour ces pays à très haut risque, l'octroi de garanties sur des crédits à plus de 12 mois n'est pas, en principe, autorisé. Les seuls investissements adaptés pour ces pays dont la dette est le plus souvent rééchelonnée en Club de Paris sont en effet des prêts concessionnels accordés, soit par le Trésor français, soit par les bailleurs de fonds institutionnels du type Banque Mondiale ou FED. Cependant, pour certaines opérations à moyen-terme, une analysepays, aussi détaillée soit-elle peut être insuffisante pour accorder une garantie. Aussi la Coface complète-t'elle son approche en réalisant des analyses de risque-projet. C'est cette démarche que nous présenterons pour terminer. Le risque-projet Le raisonnement qui sous-tend la démarche est le suivant : quel que soit le pays auquel il est destiné, un bon projet a de meilleures chances d'aboutir à un remboursement, qu'un mauvais. L'expérience des spécialistes de la Coface leur a en effet appris que dans des pays où l'économie était fragile, certains contrats pouvaient être garantis avec de bonnes chances d'aboutir, d'être payés et au delà du remboursement du crédit-export, de constituer une source de profit pour le pays. Cinq dimensions sont prises en considération dans ces études de risque-projet : - l'environnement : quels seront les débouchés du projet (ex : usine), l'approvisionnement en matière première est-il suffisant, quelle est la protection douanière du pays ? - cadre légal et politique : un projet rentable s'insère normalement dans un cadre d'économie libérale. A défaut, des protections spécifiques sont indispensables. - aspect technique : qui est l'acheteur final, qui va gérer le projet une fois achevé, et qui va en assurer la maintenance ? Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 179 - angle financier : quel est le montage financier (fonds propres, emprunts), est-il bouclé et les projections de revenus que générera le projet sont-elles réalistes, ces revenus pourront-ils couvrir le service de la dette ? - schéma de sûreté annexe : quelles seront les garanties à exiger dès lors que le projet génère des recettes en devises, existe-t'il des comptes "trustee off-shore" qui permettent normalement de neutraliser les risques de non-transfert ? L'analyse du risque-projet complète donc celle du risque-pays. S'appliquant à l'origine en priorité à des acheteurs purement privés, elle est, selon les spécialistes de la Coface, de plus en plus pratiquée pour des contrats concernant des acheteurs publics ou privatisés (parfois artificiellement). II - International Country Risk Guide (ICRG) Retour au sommaire ICRG est un modèle de prévision du risque politique, économique et financier, conçu en 1980 par les éditeurs de International Reports (une lettre hebdomadaire d’information économique et financière). A l’origine de cette création, il y a la volonté des éditeurs de la lettre de répondre aux attentes de leurs clients 179. Ces derniers veulent en effet des analyses approfondies sur les risques potentiels d’opérations à l’étranger. Les éditeurs de International Reports décident donc de créer un modèle statistique pour calculer ces risques. Ils le complètent par des analyses expliquant leurs résultats. À partir de 1992, ICRG devient un produit édité et commercialisé par Political Risk Services (Coplin et O’Leary). Tout comme le modèle conçu par Coplin et O’Leary, le modèle ICRG est fait pour permettre aux agents économiques de calculer leur propre exposition au ris179 Coplin W.D., and O’Leary M.K., The Handbook of Country and Political Risk Analysis, Political Risk Services, IBC USA Licensing Inc, New-York, 1994, p.247-265. Cf.également : “ How we rate country risks ”, PRS online definitions, http :www.countrydata.com/polriskrating.htm#icrg. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 180 que. Lorsque certains facteurs de risque ont une importance plus grande sur des opérations à l’étranger, un système de notation composite peut être alors recalculé qui leur accordera la pondération appropriée. Utilisable, selon ses diffuseurs par des banques, des firmes multinationales, des firmes d’import-export ou des traders sur les marchés des changes, le modèle ICRG est présenté comme un instrument facilitant l’évaluation de l’impact des risques politiques, économiques et financiers sur leurs opérations à l’étranger. Il est différent du modèle Coplin et O’Leary 180 dans la mesure où il intègre cinq variables de risque financiers, treize variables de risque politique et six variables de risque économique destinées à évaluer ces trois grandes catégories de risques. Mis à jour mensuellement, le modèle ICRG fournit plusieurs types de notation des risques mentionnés : une notation des 24 variables ; une notation pour chacune des trois catégories de risques ; la possibilité pour un utilisateur de réaliser une notation adaptée à ses opérations ; le score général pour chaque pays étudié. Le système d’évaluation du risque utilisé par ICRG 181 assigne aux 24 variables du modèle une valeur numérique maximale : plus le nombre de points est élevé et moins le risque associé à la variable est 180 W. Coplin & M. O’Leary, deux chercheurs de la Maxwell School de Syracuse University ont, dans les années 1970, mis au point un modèle destiné à utiliser les compétences d’experts de façon systématique (technique Delphi modifiée), afin de réaliser des prévisions sur le risque politique. Utilisant une méthode développée et exploitée à l’origine pour l’analyse en science politique et en sciences sociales (Everyman’s Prince, Duxbury, 1976), Coplin et O’Leary ont converti ce modèle en un instrument permettant d’évaluer et de prévoir le risque politique. Ils ont ensuite entrepris d’en faire paraître les résultats dans plusieurs publications : le World Political Forecast de Frost & Sullivan, puis les Country Reports de Political Risk Services. A partir de 1992, Coplin et O’Leary ont, en tant que directeurs de Political Risk Services, intégré le International Country Risk Guide publié auparavant par les éditeurs de International Reports - dans la liste des produits que l’agence propose à ses clients. Aujourd’hui, la publication de ces travaux se fait - toujours sous la direction de W.Coplin et M.O’Leary - dans le cadre de la société PRS. Elle appartient au réseau britannique IBC Plc qui fédère 27 entreprises indépendantes réparties dans 13 pays et fournit de l’information à 150.000 clients dans le monde, in “ Investing Business with Knowledge ”, IBC Group PLC, http://www.intbuscom.com. 181 “ ICRG Risk Rating System ”, PRS Online Definitions, http://www.countrydata.com/polriskrating.html#icrg Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 181 grand ; moins le nombre de points est élevé et plus le risque associé à la variable est grand. Le nombre maximum de points attribuable à chaque variable est prédéterminé et dépend de l’importance (pondération) de la variable pour le calcul général du risque-pays. La notation des risques politiques est réalisée, selon les éditeurs du ICRG, sur la base d’une évaluation subjective de l’information disponible. La notation des risques financiers est réalisée à partir d’une combinaison d’analyse subjective et d’information objective. La notation des risques économiques et réalisée uniquement à partir de données que les analystes jugent “ objectives ” 182. La première étape de la démarche consiste donc à noter les 24 variables du modèle. La notation des 13 variables politiques ICRG Political Risk Rating Economic expectations vs.reality Economic planning failures Political leadership External conflict Corruption in government Military in politics Organiezd religion in politics Law and order tradition Racial and nationality tensions Political terrorism Civil war Political party development Quality of the bureaucracy _______________________ 12 points 12 points 12 points 10 points 6 points 6 points 6 points 6 points 6 points 6 points 6 points 6 points 6 points __________ Maximum possible rating 100 points 182 Sur le caractère subjectif de l’évaluation des données “ objectives ”, on lira Nye R.P., “ Soverign credit ratings : a subjective assessment ”, Global Risk Assessment, Book 4, Riverside, 1997, p.101-117. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 182 L’évaluation politique fournie par ICRG est une mesure de l’instabilité politique. Celle-ci est différente de l’instabilité gouvernementale. Une administration solide par exemple, peut parvenir à conserver intacte la politique d’un pays à l’égard de l’investissement étranger, malgré le départ d’une équipe gouvernementale. Dans d’autres cas cependant, le risque politique peut devenir plus important en cas de changement de gouvernement, dans la mesure où un pays ne dispose ni de partis, ni d’institutions permettant d’assurer une certaine continuité politique. Le détail des 13 variables du risque politique est le suivant : 1 - Anticipations économiques et réalités (12 points) : la note attribuée à cette variable doit mesurer l’écart entre les attentes de la population vis à vis de l’économie et la réalité des politiques gouvernementales. Plus l’écart est grand entre les deux, plus la note est faible et plus le risque est élevé. Cette composante du risque est donc une mesure du soutien populaire dont bénéficie un gouvernement. 2 - Échecs de la planification économique (12 points) : l’incapacité d’un pays à mettre en oeuvre une politique économique crée de l’incertitude et augmente les risques pour les investisseurs étrangers. Ce type de problème est bien souvent redevable à plusieurs facteurs : chute des recettes d’exportation, pénurie de devises, hausse de l’inflation, etc. Ces conditions économiques difficiles génèrent de fortes pressions politiques sur le gouvernement. Elle peuvent se traduire par un changement de régime ou la conception de politiques inadaptées qui vont fragiliser la situation des investisseurs étrangers. Les crises dues à une mauvaise planification économique sont porteuses de risques très importants et motivent une notation très faible pour la variable. À l’inverse, les réussites économiques dues à une bonne planification sont porteuses de risques minimaux et font l’objet d’une notation plus élevée. 3 - Qualité du leadership politique (12 points) : cette variable évalue la viabilité du gouvernement en place. Elle est fondée sur le degré de stabilité du régime et de son principal dirigeant, la probabilité de survie effective du gouvernement et la continuité de ses politiques si le chef du gouvernement disparaît brutalement ou est remplacé. De façon générale, un système démocratique de gouvernement recevra Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 183 une note plus élevée qu’un système non-démocratique où le pouvoir est dans les mains d’un monarque ou d’un président non-élus, où le chef de l’Exécutif est désigné par un système de manipulations frauduleuses, où la constitution n’autorise le fonctionnement que d’un seul parti politique. D’autres raisons qui motivent une mauvaise notation sont : l’existence d’un premier ministre ou d’un président très impopulaires, incompétents, ou faibles, les gouvernements de coalition comprenant plus de 2 partis et dans lequel les membres de la coalition ont des positions idéologiques très éloignées, ou encore un processus de succession insuffisant qui ne permet pas à un leadership de se renouveler dans le cas où l’Exécutif est laissé vacant. En général, plus le potentiel d’instabilité à long terme d’un régime est grand et plus la notation de la variable est faible. 4 - Conflits externes (10 points) : cette variable comprend les invasions, les menaces frontalières, les disputes géopolitiques, les rébellions appuyées de l’extérieur, et les guerres ouvertes. Les conflits externes peuvent affecter les investissements étrangers de multiples façons : restrictions sur les opérations, sanctions en matière de commerce et d’investissement, distorsions dans l’allocation des ressources économiques, changements violents dans la structure des sociétés. Une probabilité élevée de risque de conflit extérieur se traduira par une note faible pour cette variable. 5 - Corruption dans le gouvernement (6 points) : la corruption au sein d’un gouvernement est une menace pour l’investissement étranger à plusieurs titres : elle fausse le jeu économique et financier, elle réduit l’efficacité du gouvernement et du monde des affaires en permettant à des individus d’occuper des positions de responsabilité par relation et non par capacité, elle est un facteur d’instabilité dans le processus politique. Les investisseurs étrangers auront des difficultés à opérer dans les pays où la corruption financière est généralisée. Ils devront payer pour tout : pour obtenir des licences d’importation et d’exportation, pour la protection de la police, pour des prêts, etc. En outre, la corruption, lorsqu’elle elle est excessive peut provoquer des réactions violentes dans la population, une impossibilité pour le gouvernement de contrôler l’économie, et l’extension du marché noir. En matière d’évaluation du risque de corruption, ICRG examine le temps passé par le gouvernement au pouvoir. Dans le cas d’un régime à parti unique ou d’un gouvernement non élu, clientélisme ou népotisme Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 184 sont bien souvent des attributs congénitaux. Dans le cas d’un gouvernement démocratiquement élu, il est fréquent de voir la corruption se développer après une réélection (entre 8 et 10 ans). En fonction de ces observations, une note élevée pour cette variable est attribuée à un gouvernement démocratiquement élu qui est au pouvoir depuis moins de 5 ans et dont les représentants ne cherchent pas à obtenir des avantages illégaux. Une note intermédiaire est donnée aux pays dont le gouvernement est en place depuis plus de 10 ans et dont un nombre important de responsables sont nommés à leur poste plutôt qu’élus ; dans ce cas précis, ces derniers peuvent recourir au chantage pour obtenir des revenus supplémentaires. La notation la plus basse est donnée aux pays dont les régimes ne sont pas issus des élections, dont le gouvernement est au pouvoir depuis plus de 10 ans et dont les plus hauts responsables - tout comme le reste de la société - sont corrompus. 6 - Les militaires dans la vie politique (6 points) : la présence de militaires au gouvernement peut avoir plusieurs implications : dans certains pays, la possibilité de coup d’État par des groupes militaires qui n’ont pas forcément de conception très sophistiquée de la politique, de l’économie et des finances, peut être considérée comme un risque élevé pour les entrepreneurs étrangers. Un coup d’État militaire ou son éventualité peuvent également constituer un risque grave lorsqu’ils signifient qu’un gouvernement est incapable de faire preuve d’efficacité. Le climat des affaires est alors peu propice à l’investissement étranger. Un régime militaire peut réduire le risquepays dans l’immédiat, mais il est difficile de dire si, dans l’avenir, ses responsables seront capables d’améliorer de façon radicale la situation. Dans certains cas, la participation des militaires à un gouvernement peut être une preuve, plus que la cause, de la fragilité d’un régime. Une note faible donnée à cette variable indique une participation importante des militaires à la politique du pays, mais également un niveau de risque politique élevé. 7 - Les organisations religieuses et la politique (6 points) : dans certains pays, il arrive que des groupes religieux estiment avoir le droit de contrôler la politique du gouvernement, même lorsqu’ils n’en ont pas les compétences ou ne disposent pas d’un personnel formé à cet effet. Dans d’autres pays, des groupes religieux peuvent exercer une influence importante en politique sans chercher à contrôler direc- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 185 tement le gouvernement. Le risque politique que fait peser l’existence de groupes religieux organisés en politique est le suivant : ces groupes peuvent favoriser l’avènement de politiques économiques et sociales (répartition des terres, salaire minimal, etc.) susceptibles d’avoir à court terme des effets négatifs sur les revenus, l’emploi et l’allocation des ressources. Un total de points peu élevé signifie que des groupes religieux organisés exercent un contrôle important sur le gouvernement ou les politiques nationales. 8 - La tradition en matière d’ordre et de justice (6 points) : un pays doté d’une solide tradition en matière d’ordre et de justice a des institutions politiques saines, un système juridique robuste et toutes les dispositions nécessaires pour assurer une succession harmonieuse des gouvernements. Cette variable est déterminante pour apprécier la façon dont les citoyens d’un pays vont accepter les décisions de justice ou les lois votées par les autorités habilitées. Un score élevé signifie qu’il existe un forte tradition de respect des dispositions légales, alors qu’un score faible traduit le recours à la force ou à des moyens illégaux pour régler les conflits. Dans les pays historiquement peu enclins à respecter la règle de droit, les gouvernements peuvent se montrer réticents à tenir les engagements pris par les régimes auxquels ils succèdent. 9 - Les tensions liées aux divisions raciales, culturelles (6 points) : ce facteur mesure le degré de tension dans un pays, attribuable à des divisions raciales, des tensions xénophobes ou culturelles (langues, etc.). Les pays qui se voient attribuer une note faible sur cette variable sont ceux où les tensions précitées sont fortes, eu égard au fait que les groupes qui s’opposent sont intolérants et n’acceptent pas de compromis. Les pays auxquels on accorde une note élevée sont ceux où les tensions sont minimales, même lorsque des problèmes du type déjà mentionné existent. 10 - Le terrorisme politique (6 points) : cette variable mesure le degré auquel la dissidence s’exprime de façon violente : attaques armées, guérilla ou tentatives d’assassinat. Le terrorisme politique fait peser des risques graves sur l’opérateur étranger : actifs et personnels sont directement menacés dans leur existence. Le terrorisme est également un facteur négatif, dans la mesure où l’incapacité d’un gouvernement à le combattre où à le faire cesser peut entraîner la chute d’un régime. Tout changement de ce type a de fortes probabilités de se tra- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 186 duire par de nouveaux risques pour la communauté des affaires, dans la mesure où personne ne sait vraiment quelles seront les politiques du nouveau gouvernement. Un pays qui ne connaît aucune situation de terrorisme reçoit comme notation le maximum, soit 6 points. Un pays où le terrorisme reste à l’état de menace potentielle pour le personnel, les actifs physiques et les coûts des opérations, peut se voir accorder entre 3 et 5 points. Un pays où le terrorisme fait partie de l’existence quotidienne et menace le régime politique, a toutes les chances de se voir accorder entre 0 et 3 points. Un score très faible attaché à cette variable indique donc un pays où le terrorisme est un véritable danger pour les intérêts des opérateurs étrangers. 11 - La guerre civile (6 points) : cette variable mesure la probabilité qu’une opposition terroriste aux politiques d’un gouvernement se transforme en conflit politique interne violent. L’opposition peut concerner un territoire, ou elle peut venir de minorités influentes ou d’intérêts économiques. La confrontation entre ces groupes et le régime est considérée comme une guerre civile, à partir du moment où elle prend la forme d’un conflit armé. Les implications d’une guerre civile pour des opérateurs étrangers sont assez similaires à celles du terrorisme, mais sont en général plus radicales en raison du risque de changement abrupt de gouvernement ou de politique gouvernementale. Une forte probabilité de guerre civile se traduit par une note très faible, en raison du risque très élevé que la situation fait courir aux investisseurs étrangers. 12 - L’existence de partis politiques (6 points) : Pour les opérateurs étrangers, l’environnement des affaires est en général plus stable lorsque, dans un pays, il existe une participation politique large et diversifiée aux changements de gouvernements et à la formulation des politiques nationales. Dans certains pays, les gouvernements peuvent ainsi changer fréquemment sans que les politiques à l’égard de l’investissement étranger en fassent de même. La situation n’est plus la même lorsqu’un parti politique omniprésent dans la vie politique d’un pays n’existe qu’à travers le chef du gouvernement. Que ce dernier disparaisse et c’est alors l’incertitude la plus complète pour l’avenir du pays, dans la mesure où aucun mécanisme institutionnel n’est vraiment conçu pour le remplacer. C’est pourquoi, les pays dont la représentation politique est large obtiennent les scores les plus élevés. Une situation inverse se traduit par une notation faible. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 187 13 - La qualité de l’administration (6 points) : la solidité et la qualité de l’administration publique d’un pays constituent un autre facteur de réduction des chocs politiques induits par des changements de gouvernement. En conséquence, le pays dont l’administration a la capacité et l’expertise nécessaire pour garantir l’investisseur contre les risques d’interruption de service ou de revirements politiques, se voient accorder la meilleure notation. Dans ce type de pays à faible risque, l’administration tend à être relativement autonome par rapport aux pressions politiques et possède son propre circuit de recrutement et de formation. Les pays qui ne peuvent faire état d’une autonomie et d’un dispositif semblables se voient attribuer une notation faible. Dans leur cas, tout changement de gouvernement peut avoir de graves répercussions sur les politiques nationales et le fonctionnement quotidien de l’administration. La notation des 5 variables financières ICRG Financial Risk Rating Loan default or unfavorable loan restructuring 10 points Delayed payment of suppliers’ credits 10 points Repudiation of contracts by governments 10 points Losses from exchange controls 10 points Expropriation of private investments 10 points ______________________________________ Maximum possible rating 50 points La note attribuée au risque financier évalue les risques liés à une attitude ou des décisions de la part des autorités qui peuvent avoir une incidence négative sur les flux de liquidité ou les actifs des opérateurs étrangers. La notation générale du risque financier est la somme des notes attribuées aux 5 variables sus-mentionnées : une note élevée signifie que le risque financier est faible. Une note faible indique Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 188 l’inverse. La notation attribuée à chacune de ces variables est déterminée en fonction de plusieurs sources : des donnée courantes (dette extérieure brute et nette, balance commerciale, balance des paiements courants, coût des importations, etc.), des documents publiés par le gouvernement du pays étudié (législation sur les investissements intérieurs, etc.) et des informations complémentaires (délais de paiement rapportés par les entreprises et les banques qui font des affaires dans le pays, etc.). Les notes sont donc un mélange d’analyse objective et subjective. Afin de permettre à l’utilisateur de déterminer la pertinence des analyses, les informations et données utilisées pour l’évaluation du risque sont publiées dans chaque rapport rédigé par ICRG. 1 - Les défauts sur des prêts ou les restructurations difficiles (10 points) : cette variable mesure la probabilité qu’un pays, ayant des difficultés à servir sa dette, n’honore pas ses engagements envers ses créanciers étrangers selon les termes du contrat. Le risque majeur est la répudiation de la dette. Le risque le plus courant est celui en fonction duquel l’accord de prêt originel est renégocié ou restructuré pour amender la période de grâce, le calendrier des échéances de paiement, ou pour obtenir un délai dans le règlement des arriérés d’intérêt. Dans de nombreux cas, les négociations de restructuration de prêts entre les emprunteurs et les investisseurs dépendent du déblocage de nouveaux fonds - un facteur qui ne fait qu’accroître l’exposition au risque des seconds. La répudiation unilatérale de sa dette par un pays lui vaut la note zéro, parce que cette décision symbolise le risque majeur pour les investisseurs. Un total de points peu élevé indique une probabilité élevée qu’un pays engage des actions nécessitant la restructuration de sa dette externe. À l’inverse, un total élevé est accordé aux pays qui n’ont aucun problème de service de la dette. 2 - Les délais de paiement (10 points) : un pays peut retarder le paiement à des exportateurs étrangers de fournitures que ces derniers leur ont livrées. Plusieurs raisons peuvent motiver cette décision : une pénurie de devises étrangères, des lourdeurs ou des fautes administratives, le versement de pots de vins réclamé par des officiels pour débloquer la situation. Parfois encore, les banques centrales prennent du retard dans la conversion de la monnaie nationale en devises étrangères. Les pays dans lesquels les délais de conversion de la devise locale en monnaie étrangère sont de 6 mois ou plus reçoivent la notation la Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 189 plus basse : ils font courir aux exportateurs étrangers le risque de ne pas être payés. Un total de points élevé est accordé aux pays dans lesquels les délais entre la présentation d’une facture et son paiement dans la monnaie demandée sont très brefs. 3 - La répudiation de contrats par les gouvernements (10 points) : cette variable mesure la probabilité de transformation du contenu des contrats dans un pays. Cette transformation peut prendre diverses formes : répudiation, ajournement, ou transformation désavantageuse des termes du contrat pour la partie étrangère. Un pays peut décider de modifier les termes d’un contrat avec un partenaire étranger pour différentes raisons : chute des revenus, coupes dans le budget, pression à l’indigénisation des activités économiques, changement de gouvernement, ou un changement dans les priorités économiques et sociales d’un gouvernement. Un total de points peu élevé affecté à cette variable signifie une forte probabilité pour que le pays modifie ou choisisse de ne plus respecter les termes d’un contrat avec des partenaires étrangers. 4 - Les pertes liées au contrôle des changes (10 points) : un gouvernement et les autorités monétaires d’un pays peuvent utiliser de nombreuses techniques pour imposer un contrôle des changes : la réglementation des transferts à l’étranger des bénéfices, des dividendes, royalties et remboursements de prêts pour les non-résidents ; d’autres mesures peuvent également être prises : restrictions quantitatives et qualitatives sur les importations, obligation d’obtenir des licences, etc. Un pays peut recourir au contrôle des changes pour conserver ses devises étrangères, pour faire face à une pénurie temporaire de liquidités, pour réduire les importations ou limiter les sorties de capitaux. Les pertes potentielles liées à ces mesures représentent un risque pour les bailleurs de fonds et les investisseurs étrangers. Une note faible est accordée aux pays où il existe une forte probabilité de voir les investisseurs étrangers confrontés à une situation de risque financier due à la mise en place d’un contrôle des changes par les autorités. 5 - L’expropriation des investissements privés (10 points) : le risque d’expropriation de l’investissement privé peut se traduire de 2 façons : confiscation et nationalisation forcée. Ce risque varie en fonction du type d’activité ou du pays d’accueil. Toutefois, pour simplifier la comparaison entre pays, l’indicateur de risque d’expropriation utilisé par ICRG ne tient pas compte de ces distinctions. Une notation fai- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 190 ble accordée à un pays signifie que l’investissement étranger court un risque élevé de se voir exproprier. La notation des 6 variables du risque économique ICRG Economic Risk Rating Inflation 10 points Debt service as a percent of exports of goods and services 10 points International liquidity ratios 5 points Foreign trade collection experience 5 points Current account balance as a percent of goods and services 15 points Parallel foreign exchange rate market indicators 5 points Maximum possible rating 50 points La note générale du risque économique est obtenue en faisant la somme des 6 notes attribuées aux variables du risque économique : plus les notes sont faibles et plus le risque est élevé ; plus elles sont élevées et plus le risque économique est faible. Pour les analystes du ICRG, si les notes attribuées aux variables du risque dans les domaines politiques et financiers sont subjectives ou incluent des éléments de subjectivité, les notes attribuées aux variables économiques sont objectives dans la mesure où leur évaluation s’appuie directement sur des données économiques “ brutes ”. Des revers de fortune dans la situation économique d’un pays peuvent mettre des bailleurs de fonds et des investisseurs étrangers en difficulté, en affectant la circulation des flux de capitaux. Une détérioration des critères économiques d’appréciation du risque sont également souvent à l’origine d’une augmentation des risques politiques ou financiers. Une hausse continue des prix peut être à l’origine de troubles sociaux et favoriser le renversement d’un gouvernement. Un ratio très élevé de service de la dette peut entraîner un pays à menacer de suspendre ses paiements ou Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 191 à réclamer un rééchelonnement contraire aux intérêts des bailleurs de fonds étrangers. Pour réaliser leurs évaluations du risque économique, les analystes d’ICRG rassemblent des données (des estimations lorsque les chiffres manquent) et des statistiques qui, dans la plupart des cas, sont fournies par les autorités du pays étudié, le FMI, la Banque Mondiale et les Nations-Unies. Afin de rendre possible la comparaison du risque économique entre les pays, chaque variable est notée en utilisant une échelle de pondération (weighting scale). Elle attribue aux 6 variable un certain nombre de points en fonction du résultat qu’elles obtiennent. Pour illustrer la méthode, un pays dont le taux d’inflation est de 4% se situera dans la catégorie 4% - 5% et, selon la convention de notation retenue, il obtiendra la note 8,5/10. Un taux d’inflation supérieur vaudra à une économie une note inférieure. La note globale du risque économique est obtenue en faisant la somme des points obtenus pour chacune des 6 variables retenues. Le détail des 6 variables du risque économique est le suivant : 1 - L’inflation (10 points) : les indicateurs d’inflation utilisés dans le système de notation du ICRG nécessitent quelques explications. Les indexes officiels des prix à la consommation (Official consumer price index) peuvent ne pas refléter le taux réel d’inflation. Dans de nombreux pays, ces instruments se révèlent peu fiables, en raison de manipulations, de l’inclusion d’éléments peu appropriés, ou d’une pondération inadaptée de ces éléments. Dans certains pays, des distorsions existent dues au fait que les prix des biens dans l’index ne reflètent pas correctement leur rareté dans l’économie nationale. Les prix officiels peuvent s’avérer irréels, eu égard au contrôle général des prix dans un pays et à l’existence d’un marché noir très développé. Dans les cas où il existe de forts déséquilibres dans l’index général des prix, ICRG choisit d’estimer le niveau d’inflation à un taux supérieur au taux officiel. Et puisque la structure et la qualité des indexes nationaux varient considérablement selon les pays, l’indicateur d’inflation retenu par ICRG se fonde sur l’évolution du prix de revient (cost-price inflation) dans une économie où les prix à la consommation (consumer prices) et les prix de gros (wholesale prices) ont le même poids. Un taux élevé d’inflation dans un pays signifie un risque économique Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 192 plus fort et se traduit par une note faible. La situation inverse vaut à un pays une note élevée. La notation du risque d’inflation se fait selon la convention suivante (échelle de pondération) : ICRG Inflation Risk Rating Inflation Range % Points 0 to 1% 2 3 4 to 5 6 to 7 8 to 9 10 to 11 12 to 13 14 to 15 16 to 18 19 to 21 22 to 24 15 to 30 31 to 40 41 to 50 51 to 65 66 to 80 81 to 95 96 to 110 111 to 130 Over 130 10.0 9.5 9.0 8.5 8.0 7.5 7.0 6.5 6.0 5.5 5.0 4.5 4.0 3.5 3.0 2.5 2.0 1.5 1.0 0.5 0.0 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 193 2 - Le service de la dette externe en % des exportations de biens et services (10 points) Cette variable apparaît dans les rapports de ICRG qui font état des évaluations réalisées à propos des ratios de la dette étrangère. Les estimations des paiements du service de la dette sont divisées par les exportations de biens et services afin d’autoriser une comparaison entre les pays. Les exportations sont définies de façon large et comprennent les exportations de marchandises, les revenus générés par les prêts et les investissements étrangers, les revenus générés par le tourisme, les royalties et les transferts d’économie des travailleurs. Pour les pays peu développés, le service de la dette est défini de la façon suivante : intérêts et amortissements/dette étrangère totale (dette privée et publique à court et à long terme). Les évaluations des paiements du service de la dette réalisées par ICRG sont faites à partir de plusieurs sources : World Bank, International Monetary Fund (IMF), Bank for International Settlement (BIS), Organization for Economic Cooperation and Development (OECD), mais aussi des rapports de banques centrales, une gamme très étendue de publications, ainsi que des évaluations fournies par les consultants et les correspondants de ICRG. L’évaluation du volume des paiements effectués au titre du service de la dette pour les années antérieures se fonde sur le calcul du ratio suivant : paiements actuels du principal (amortissement) et des intérêts/dette étrangère totale. L’évaluation du volume des paiements du service de la dette pour l’année en cours ou les années à venir est quant à elle calculée à partir du ratio suivant : ensemble des paiements à acquitter/créances à recouvrer (outstanding debt) - des ajustements sont envisagés toutes les fois où il existe une possibilité de voir se concrétiser des accords de rééchelonnement ou de refinancement avec des banques et des gouvernements étrangers. Pour les pays industrialisés, le service de la dette est évalué en termes de pourcentage de prêts accordés par les grandes banques internationales selon les informations fournies par le FMI. Les pays qui obtiennent le résultat le plus élevé lors du calcul du ratio paiement du service de la dette/exportations de biens et services reçoivent la note la plus faible. Ils offrent en effet un risque important de répudiation de leur dette ou de rééchelonnement de leurs prêts. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 194 La notation du risque affectant le service de la dette étrangère se fait selon la convention suivante (échelle de pondération) : ICRG Foreign Debt Service Risk Range % Points 0 to 4% 5 to 8 9 to 12 13 to 16 17 to 20 21 to 24 25 to 28 29 to 32 33 to 36 37 to 40 41 to 44 45 to 48 49 to 52 53 to 56 57 to 60 61 to 65 66 to 70 71 to 75 76 to 80 81 to 85 Over 85 10.0 9.5 9.0 8.5 8.0 7.5 7.0 6.5 6.0 5.5 5.0 4.5 4.0 3.5 3.0 2.5 2.0 1.5 1.0 0.5 0.0 3 - Le ratio de liquidité internationale (5 points) Le ratio de liquidité pour le mois en cours est calculé en fonction de la moyenne mobile à 3 mois du ratio suivant : Réserves en devises/Importations. Ce ratio permet de quantifier le nombre de mois pendant lequel le pays peut payer ses importations avec ses réserves en devises 183. Cet indicateur de la liquidité internationale d’un pays 183 Les banquiers considèrent que les pays doivent avoir au moins de 2 à 3 mois d’autonomie. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 195 est, selon les analystes de ICRG, à considérer avec précaution. Il peut en effet surestimer la liquidité d’un pays dans les cas où une partie de ses réserves officielles est engagée comme garantie d’un prêt, ou lorsque ses importations sont maintenues à un niveau artificiellement bas grâce à des mesures gouvernementales de contrôle. A l’inverse, pour les pays qui ont facilement accès au crédit, cet indicateur sous-estime la liquidité. Le nombre de mois pour lequel les importations peuvent être financées par les réserves détermine le risque d’illiquidité : 5 mois de couverture d’importations est considéré comme un “ bon score ” ; entre 2 mois et demi et 5 mois la couverture est considérée comme “ satisfaisante ” ; moins de 2 mois et demi de couverture est un score “ non satisfaisant ”. En fonction de quoi, des notes faibles sont données aux pays obtenant des ratios de liquidité internationaux peu élevés. La notation du risque d’illiquidité se fait selon la convention suivante : Range 0.0 to 0.5 0.6 to 1.0 1.1 to 2.0 2.1 to 3.0 3.1 to 4.0 4.1 to 5.0 5.1 to 6.0 6.1 to 9.0 9.1 to 12.0 12.1 to 15.0 Over 15 Points 0.0 0.5 1.0 1.5 2.0 2.5 3.0 3.5 4.0 4.5 5.0 4 - Les délais de change et de paiement des importations : La notation de cette variable se fait en fonction du nombre de mois pendant lesquels les paiements des importations sont retardés dans un pays, ainsi que le temps nécessaire à la banque centrale pour convertir en devises étrangères les paiements effectués en monnaie locale. Ces 2 évaluations sont combinées ensuite pour fournir un seul indicateur. Une note faible est attribuée aux pays qui sont les plus longs à acquit- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 196 ter leurs importations en devises étrangères. L’indicateur total fourni par cette variable est donc la somme des points obtenue pour les délais de change et de paiement. La notation du risque lié au paiement des importations se fait selon la convention suivante : Exchange Delay 6 months or more 5 months 4 months 3 months 2 months 1 month 0 month Collection Experience Poor Poor to fair Fair Fair to good Good Excellent Points 0.0 0.5 0.5 1.0 1.5 2.0 2.5 Points 0.0 0.5 1.0 1.5 2.0 2.5 5 - La balance des paiements courants en % des exportations de biens et services (15 points) Dans les rapports-pays réalisés par ICRG, le solde de la balance commerciale est indiqué en annexe comme information supplémentaire, mais n’est pas inclus de façon explicite dans la notation de la situation des paiements courants. Afin d’autoriser la comparaison des balances des paiements courants entre les pays, leur excédent ou déficit est divisé par la valeur des exportations de biens, services, et transferts privés. La balance des transactions courantes d’un pays a une influence importante sur sa position en termes de liquidité et sur sa capacité à Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 197 servir sa dette. L’impact négatif sur l’économie, d’une détérioration rapide de cette balance, peut également aboutir à une augmentation du risque politique et financier pour les opérateurs étrangers. Pour ces différentes raisons, ICRG a choisi d’accorder au ratio des paiements courants la pondération théorique la plus importante (15 points) dans le calcul du risque économique. Un total de points peu élevé est accordée à cette variable (ex : 1.0), pour les pays dont le déficit des paiements courants représente une proportion élevée de l’exportations de biens et services (ex : - 110%). A l’inverse, les pays dont le solde courant est excédentaire (+ de 25%) se voient accorder une bonne notation (ex : 15.0). Elle signifie un risque faible sur cet indicateur. La notation du risque lié à la position courante d’un pays se fait selon la convention suivante : Range More than 25% 20.1 to 25.0 15.1 to 20.0 10.1 to 15.0 5.1 to 10.0 0.0 to 5.0 - 0.1 to 5.0 -5.1 to -10.0 -10.1 to -15.0 -15.1 to -20.0 -20.0 to -25.0 -25.1 to -30.0 -30.1 to -35.0 -35.1 to -40.0 - 45.1 to -50.0 -50.1 to -55.0 -55.1 to -60.0 -60.1 to -65.0 -65.1 to -70.0 -70.1 to -75.0 -75.1 to -80.0 -80.1 to -85.0 -90.1 to -95.0 -95.1 to -100.0 -100.1 to -105.0 Points 15.0 14.5 14.0 13.5 13.0 12.5 12.0 11.5 11.0 10.5 10.0 9.5 9.0 8.5 7.5 7.0 6.5 6.0 5.5 5.0 4.5 4.0 3.0 2.5 2.0 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Range -105.1 to -110.0 -110.1 to -115.0 -115.1 to -120.0 Below -120 198 Points 1.5 1.0 0.5 0.0 6 - Les taux de change du marché parallèle (5 points) Cette variable indique la différence en pourcentage entre le taux de change officiel et le taux pratiqué sur le marché parallèle - taux exprimés en dollars. Par exemple, si le taux de change officiel est de 100/US$ et le taux du marché parallèle est de 120/US$, la différence en pourcentage entre les 2 taux sera de 20%. La notation du risque est fondée sur la moyenne mobile à 3 mois de la différence en pourcentage entre le taux de change du marché officiel et celui du marché parallèle. Cette différence représente le niveau de surévaluation du taux de change officiel. Si le taux du marché officiel est fixé librement, sans qu’il existe de restrictions sur les changes, les taux du marchés officiels et du marché parallèles auront tendance à être égaux. Mais, dans de nombreux pays, le marché des changes est encore encadré. Une différence qui, au fil des mois, ne cesserait de s’accentuer entre le taux du marché parallèle et ceux du marché officiel, pourrait être révélatrice de plusieurs problèmes : une situation d’inflation sérieuse, un problème de service de la dette, une position qui se détériore en matière de liquidité, ou un climat politique incertain. Si le différentiel de taux de change entre les deux marchés s’accentue sans qu’il existe de problème économique particulier, cela peut signifier l’annonce d’un changement politique peu propice à la situation économique. En fonction de quoi, un différentiel élevé entre les 2 taux vaut une notation faible pour le pays évalué sur ce critère. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 199 La notation du risque lié la situation des changes sur les marchés officiels et parallèles se fait selon la convention suivante : Range Less than 1.0 1.1 to 2.5 2.6 to 5.0 5.1 to 10.0 10.1 to 15.0 15.1 to 20.0 20.1 to 30.0 30.1 to 40.0 40.1 to 60.0 60.1 to 80.0 Over 80 Points 5.0 4.5 4.0 3.5 3.0 2.5 2.0 1.5 1.0 0.5 0.0 Mentionnons ici un dernier point. Il arrive parfois que les données chiffrées nécessaires pour noter le risque économique d’un pays, manquent. Pour éviter de pénaliser le pays étudié, les concepteurs de ICRG ont mis au point une méthodologie. Elle consiste à accroître le total de points des indicateurs disponibles en proportion du résultat obtenu par le ratio suivant : total des points pondérés maximum des variables pour lesquelles on n’a pas de données/pondération maxima prévue des variables renseignées. Prenons le cas du pays X : il n’est pas possible d’avoir le ratio du service de la dette. Dans ce cas précis, les analystes de ICRG vont procéder de la façon suivante : - ils commencent par additionner les scores obtenus par les 5 autres indicateurs. Le résultat obtenu est 31.5 ; - ils additionnent les pondérations maximales de ces 5 indicateurs. Le résultat obtenu est 40 ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 200 - ils considèrent la pondération maximale de la variable pour laquelle ils n’ont pas de données (ici le service de la dette). Le chiffre à retenir est 10 ; - ils calculent le ratio d’ajustement : Pondération maxima de la variable non renseignée (10) Pondération maxima des 5 autres indicateurs (40) - ils multiplient alors ce ratio (10/40 ou 0.25) par le total de points des variables renseignées (31.5) et obtiennent un facteur d’ajustement de 7.875 ; - ce facteur d’ajustement de 7.875 est additionné à 31.5 qui est le total de points des 5 indicateurs renseignés ; - l’opération effectuée, on obtient 39.375, arrondi à 39.5, qui devient le résultat du risque économique du pays X. ICRG Adjusted Economic Risk Rating Economic Indicator Risk Points for Recorded Indicators Max.Possible Risk Points for Avail. indicators Inflation Foreign Debt Service International Liquidity Foreign Collection Record Current Account Balance Parallel Market Indicator 10.0 N.A 2.5 2.5 11.5 5.0 10 Subtotal Missing Debt Service Indicator Adjustment Ratio for Missing Indicator Adjustment Factor for Missing Indicator Total 31.5 ___ ___ 40 10 __ 7.875 __ 39.375 50 Adjustment Factors 5 5 15 5 10/40 = .25 (.25 x 31.5) = 7.875 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 201 La notation finale Comme il a déjà été indiqué, l’évaluation des 3 catégories du risque-pays se fait en additionnant les notes attribuées aux variables composant chaque catégorie : risque politique (/100 points), risque financier (/50 points) et risque économique (/50 points). Plus le score obtenu est élevé pour chacune des catégories et plus le risque est faible. Plus le score obtenu est faible et plus le risque est élevé. Une fois défini le score final de chaque catégorie de risques, il alors possible de calculer le risque-pays total. Il apparaît sous la forme d’un Composite Risk Rating obtenu à partir de la formule suivante : CRR (Country X) = 0.5 (PR + FR + ER) 184 Le total de points qui est le plus proche de 100 indique un risque faible. A l’inverse, plus le score est faible et avoisine 0, et plus le risque est élevé. C’est dans cet esprit qu’une échelle de conversion des scores a été élaborée. La convention de lecture est la suivante : ICRG Risk Rating 00.0 to 49.5 50.0 to 59.5 60.0 to 69.5 70.0 to 84.5 85.0 to 100.0 Very High Risk High Risk Moderate Risk Low Risk Very Low Risk Telle est donc la méthode d’évaluation du risque-pays mise au point par ICRG et aujourd’hui proposée dans le cadre des publications de Political Risk Services. 184 CRR = Composite Risk Rating, PR = Political Risk Rating, FR = Financial Risk Rating, ER = Economic Risk Rating. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 202 III - The World Competitiveness Yearbook Retour au sommaire Depuis le début des années 1980, une équipe de l’IMD 185 de Lausanne emmenée par le Professeur S. Garelli (l’un des organisateurs de Davos) publie un index de la compétitivité mondiale. Présenté sous le format d’un rapport annuel, il permet de connaître l’accueil qui est réservé aux opérations des entreprises dans 46 pays (26 OCDE et 20 NPI et pays émergents). Dans les classements 1995 et 1996, la France occupait respectivement les 19ème et 20ème places - derrière les pays nordiques, Taiwan ou même le Chili, pour le dernier classement 186. Cet index s’adresse à un public qui est celui de la communauté internationale des affaires et des milieux gouvernementaux. Il a pour vocation de remplir quatre fonctions 187 : - évaluer l’environnement des affaires d’un certain nombre de pays, - appuyer des décisions d’investissement international, - évaluer l’impact des politiques publiques conduites dans les pays analysés, - fournir de la matière pour des travaux de recherche ou des interventions. 185 L’IMD est né de la fusion de deux centres de formation au management international, créés respectivement par Alcan (IMI Geneva - 1946) et Nestlé (IMEDE Lausanne - 1957). Des professeurs permanents de 18 pays travaillent en relation avec un réseau de plus de 120 entreprises partenaires, sur divers projets de recherche, in “ 50 years of excellence in executive development ”, IMD : Overview, http://www.imd.ch/imd_over.html. 186 IMD : World Competitiveness yearbook : ranking 1996, http://www.imd.ch/wcy/history/rnaking_1996.html. 187 IMD : World Competitiveness Yearbook : Competitiveness Analysis, http://www.imd.ch/wcy/brochure/analysis.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 203 Nous nous efforcerons, dans cette partie, de reconstruire la logique qui préside à la réalisation de cet index et de présenter son contenu, sur la base de données issues de la présentation Web du World Competitiveness Yearbook 1997, et de l’analyse du World Competitiveness Report 1994. Concepts, Crible et Sources Pour permettre de mieux comprendre les fondements de leur raisonnement, les auteurs définissent la notion de compétitivité : “ Etre compétitif au niveau mondial nécessite, pour chaque pays, de savoir créer de la valeur ajoutée et d’augmenter ainsi la richesse nationale en gérant des atouts, en créant des facteurs d’acquisition, en étant attractif et agressif, en assumant simultanément globalité et proximité, et en intégrant ces différents éléments dans un modèle économique et social ” 188. Les chercheurs de l’IMD partent du principe que la compétitivité ne peut se réduire aux seules notions de PIB et de productivité. Dans leurs pratiques quotidiennes, les entreprises doivent compter avec les dimensions politiques, économiques, socio-culturelles et le niveau de formation des pays où elles opèrent. Aussi les auteurs du rapport estiment-il essentiel de prendre ces dimensions en considération pour mesurer la compétitivité d’un pays. Ce sont ces éléments qu’ils développent dans la présentation détaillée des principaux concepts de leur définition de la compétitivité. Les chercheurs de l’IMD expliquent ces concepts de la façon suivante : - “ valeur ajoutée ” : le calcul de la valeur ajoutée ne se réduit pas à l’intégration d’un indicateur comme le PIB ou le PNB, même lorsqu’il sont ajustés pour prendre en considération la parité de pouvoir d’achat, l’inflation ou les fluctuations monétaires. Selon les auteurs du rapport, ces indicateurs ne font aucune différence entre les revenus générés par l’exploitation d’atouts non renouvelables comme le pétro188 The World Competitiveness Yearbook 1997, IMD, traduction de l’auteur http://www.imd.ch/wcy/approach/competitiveness.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 204 le, et les revenus générés par les facteurs de productions. En outre, ils ne rendent compte que du seul aspect monétaire et comptable d’une économie et oublient de prendre en considération les aspects essentiels en matière de compétitivité que représentent un potentiel éducatif, scientifique, et technologique. Pour compenser ces faiblesses et être à même de mieux mesurer la valeur ajoutée, les auteurs du World Competitiveness Yearbook utilisent une approche matricielle. Elle leur permet de mieux faire apparaître les diverses composantes de la valeur ajoutée d’une économie, et donc de sa compétitivité. - “ richesse nationale ” : c’est le résultat de la compétitivité. Cette richesse est composée d’atouts hérités telles les ressources naturelles, ou d’atouts créés au cours des années par la création de facteurs d’acquisition. Aujourd’hui, pour les auteurs du rapport, la richesse nationale de nombreux pays industrialisés est, la plupart du temps, le résultat d’un processus qui s’est déroulé sur le temps long. Les notions de richesse et de compétitivité doivent toutefois, selon eux, être dissociées. Certains pays 189 sont riches mais pas forcément compétitifs. Ils vivent des richesses dont ils ont héritées, sans créer de nouvelle valeur ajoutée. D’autres pays ont accumulé peu de richesse mais sont très compétitifs. Singapour est un exemple. Ce pays crée chaque année une grande quantité de valeur ajoutée mais l’accumulation de richesse est encore limitée - Singapour étant une création récente. - “ atouts et vecteurs de transformation ” : la compétitivité peut être issue de deux types d’éléments : les facteurs “ hérités ” comme les ressources naturelles, la configuration et la superficie du territoire, la taille de la population. Elle peut également être la résultante de vecteurs de transformation dont l’existence détermine la capacité d’un pays à créer de la valeur ajoutée dans le contexte actuel. Il est d’ailleurs fréquent que des facteurs ayant contribué à assurer la réussite d’un pays, dans le passé, continuent de jouer un rôle dans le pré189 Nous substituons ici le terme “ pays ” (territoire d’un État ou État) à celui de “ nation ”, tel qu’il est employé par les chercheurs de l’IMD qui ne distinguent pas ces deux termes. Nous précisons dans notre partie théorique en quoi ces termes ne correspondent pas toujours (cf les 2 Corées : deux pays (ou États) une nation, ou le Canada : Un pays (Un État), deux nations, sans compter les revendications indiennes, etc. - une réalité qui provoque parfois des tensions politiques et économiques et qui appelle à un emploi très mesuré du terme “ État-Nation ”. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 205 sent. Toutefois, ce qui a pu faire la réussite d’un pays dans le passé, qui est devenu un capital, mais n’a pas acquis le statut de vecteur de tranformation, ne génère plus forcément de valeur ajoutée significative dans le présent. L’éducation en est un exemple. Si la détention, par un pays, d’un système universitaire vieux de plusieurs siècles est un atout, la capacité à transformer au présent de jeunes générations en professionnels confirmés est un facteur essentiel. - “ attractivité et agressivité ” : pour déterminer la compétitivité d’un pays, le seul moyen, selon les auteurs du rapport, est de tester cet élément sur les marchés internationaux. Les pays approchent le processus d’internationalisation de deux façons : en étant attractifs et/ou agressifs. A l’intérieur d’un pays, l’agressivité profite seulement à ceux qui s’enrichissent grâce aux revenus du capital : actionnaires, investisseurs institutionnels, banquiers, etc. L’attractivité en revanche offre l’avantage significatif de créer des emplois dans l’économie nationale. Aussi, un mélange des deux genres est-il un avantage très significatif. Certains pays choisissent de privilégier “ l’attractivité ” en créant un environnement national qui encourage l’investissement direct étranger par le biais d’échanges commerciaux, ou de partenariats avec des entreprises étrangères (Irlande, Thaïlande, etc.). D’autres pays font le choix de “ l’agressivité ” en pénétrant les marchés internationaux par le biais d’une croissance très soutenue de leurs exportations (Corée, Japon). Seuls les États-Unis, estiment les auteurs de l’IMD, semblent gérer ces deux dimensions de façon égale et apparaissent à la fois très attractifs et agressifs. - “ globalité et proximité ” : cette relation dialectique va au delà de la simple présence internationale qu’un pays peut chercher à assurer. Les pays gèrent deux types d’économies : une qui est proche (proximité) et l’autre qui est lointaine (globalité). “ L’économie de proximité ” réunit les activités artisanales, sociales, administratives et de services, traditionnelles ; elle fournit de la valeur ajoutée proche du consommateur final. “ L’économie de la globalité ” réunit quant à elle les activités internationales d’un pays. Elle repose sur un principe : les facteurs de production peuvent se trouver très éloignés du consommateur final. En conséquence, les pays qui choisissent de se positionner sur ce créneau doivent prendre une série de décisions cruciales. Elles portent sur leur degré d’ouverture, le niveau de réglementation et de volatilité sociale de leur économie. Ces décisions ont également un Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 206 impact significatif sur le niveau général des prix et des salaires. Plus une économie est ouverte et plus elle est exposée aux chocs de la concurrence en matière de prix et de salaires. - “ un modèle économique et social ” : en théorie, chaque pays est libre de définir une approche économique et sociale qui lui est propre pour gérer sa compétitivité. Toutefois, dans la réalité, les accords régionaux et internationaux limitent les marges de manoeuvre. Les politiques économiques, tout comme les règlements dictant la conduite des affaires sont en voie d’harmonisation à l’échelle mondiale et vont dans le sens d’un approfondissement de l’économie de marché. Au niveau social, les pays tendent à préserver davantage leur souveraineté. Ils vivent en fonction de leurs systèmes de valeurs, selon un consensus fondé sur leurs traditions, leur degré de développement économique, leurs croyances religieuses et sociales. Toutefois, comme la quête pour la compétitivité a presque tout le temps un coût social, une société doit être capable d’évaluer ses options fondamentales, de prendre des décisions qui sont soutenues par la population et se réformer de façon rapide, de la même façon que le font les entreprises. La création de richesse repose sur les capacités qu’a une société de faire preuve de dynamisme et de compétitivité. Huit facteurs permettent de connaître le niveau de compétitivité de chaque pays : Domestic economic strength, Internationalization, Government, Finance, Infrastructure, Management, Science and Technology, People. Ces facteurs intègrent eux-mêmes quelques 224 critères 190 appartenant à deux catégories : “ atouts ” ou “ capital ” (Assets) au nombre de 91, et “ vecteurs de transformation ” (Processes) au 190 IMD : World Competitiveness Yearbook : Methodology, http://www.imd.ch/wcy/approach/methodology.html. En 1994, le crible comptait 381 critères, in The World Competitiveness Report, International Institute for Management and Development & World Economic Forum, 1994, p.24. En 1995, il n’en comptait plus que 378. De nouveaux critères on été ajoutés dans le Yearbook 1997 sur les technologies modernes qui ont remplacé des données plus classiques sur le ciment ou l’acier. En outre, toutes les fois où cela a été possible, les auteurs ont remplacé les données obtenues après enquêtes, par des statistiques, de façon à renforcer l’objectivité de leur étude. Pour illustration, l’enquête sur la qualité de l’infrastructure routière a été remplacée par des chiffres sur la densité du réseau routier. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 207 nombre de 118. Comme le précisent les auteurs du rapport, un critère est soit un “ atout ”, soit un “ vecteur ”. Il ne peut être les deux. Dans ces deux catégories, 120 critères s’inscrivent dans la dimension “ attractivité ” (attractiveness) et 132 dans la dimension “ agressivité ” (aggressiveness) (cf. supra). Deux types de sources permettent de renseigner les critères et d’évaluer la compétitivité de chaque pays : - des sources quantitatives (hard data). Elles représentent près de 2/3 des sources utilisées et proviennent des indicateurs statistiques retenus par les organisations internationales et régionales, les observatoires nationaux de la conjoncture. Les créateurs de l’Index ont travaillé à la création d’un réseau de partenaires institutionnels qu’ils estiment indispensable pour rassembler une information exhaustive et constamment réactualisée. Les critères utilisés dans le crible qui appartiennent à ce type de sources “ dures ” sont au nombre de 152. La plupart d’entre eux sont utilisés pour calculer le rang final des pays dans le World Competitiveness Scoreboard. Ceux qui ne sont pas intégrés dans le calcul servent à compléter le renseignement du rapport ; - des sources d’opinion (survey data). Les informations obtenues d’après ce type de source permettent de suivre la perception de la communauté internationale des affaires. Elles sont obtenues à partir d’une enquête intitulée “ Executive Opinion Survey ”. Comprenant 72 questions, elle est envoyée à 21000 responsables des 46 pays couverts par l’enquête. 3000 d’entre eux ont répondu et fourni une partie de la matière nécessaire pour construire l’Index 1997. Les responsables interrogés appartiennent aux échelons intermédiaires et supérieurs de la décision, dans des entreprises représentatives de la structure de l’économie des pays dans lesquels ils travaillent. Pour les auteurs du rapport, ce type d’évaluation par enquête présente un intérêt tout particulier. Grâce à lui, des responsables nationaux, impliqués dans des stratégies concurrentielles quotidiennes, donnent leur avis sur l’état présent et futur de la compétitivité des pays. Ces réponses permettent en outre de renseigner des critères non quantifiables. Toutefois, pour limiter l’influence du caractère volatile des opinions, le poids des réponses apportées par l’enquête ne représente que le tiers du total des Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 208 données dans le processus de consolidation utilisé pour classer les pays. En sus de ces deux types de sources, les auteurs de l’Index intègrent les notations et classements du International Country Risk Guide (ICRG) 191. Ces informations sur le risque économique, politique et financier complètent l’évaluation de trois facteurs, grâce au renseignement de leurs critères sous-jacents : Domestic Economic Strength (Performance of the Economy, Economic Forecasts), Government (Social Political Stability, Support for Government Policies), Finance (Financial Services). Les huit facteurs et la plupart des critères (209) retenus par les auteurs de l’Index sont utilisés pour classer chaque pays dans les quatre grandes sections du rapport : World Competitiveness Scoreboards, Factors of Competitiveness Rankings, National Competitiveness Profiles, Statistical Tables. Le Contenu du rapport Section I - Résumé pour les décideurs (Executive Summary) : Cinq tableaux (World Competitiveness Scoreboards) présentent les résultats consolidés de la compétitivité en 1996. Les pays sont classés du plus compétitif au moins compétitif, après avoir été passés au crible des critères précités. Le premier tableau présente le classement global de la compétitivité pour les 46 pays, le second présente le classement des pays de l’OCDE, le troisième présente celui des pays horsOCDE, le quatrième présente le classement des pays européens et le dernier celui du G7. De nouveaux classements sur les “ atouts ”, les “ vecteurs de transformation ”, “ l’agressivité ” et “ l’attractivité ” sont également inclus. 191 C’était le cas dans l’édition de 1994. Nous détaillons plus loin l’approche du risque-pays adoptée dans le Country-Risk Guide. Le World Competitiveness Report intégrait également dans le facteur “ Finance ” l’évaluation faite par Institutional Investor, sur le “ Country Credit Rating ” des différents pays. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 209 Section II - Le classement des pays en fonction de leur compétitivité (Factors of Competitiveness Rankings) : la compétitivité des 46 pays est ensuite évaluée à l’aune de huit “ Facteurs ”. Nous donnons dans la section III les principaux critères qui les constituent. Un tableau général présente tout d’abord le résultat du classement de tous les pays par rapport aux huit facteurs. Les pages suivantes de la section détaillent le classement de tous les pays, facteur par facteur, ainsi que la structure économique de chaque facteur. Le format de présentation est le suivant : la page de gauche présente l’échelle de classement des 46 pays par rapport au facteur considéré, ainsi que les composantes principales du facteur réunissant un certain nombre de critères sous-jacents ; la page de droite offre à l’observation un plan à deux dimensions sur laquelle se répartissent les pays analysés dans l’Index, en fonction de leur position par rapport aux composantes principales du facteur considéré. La proximité ou l’éloignement sur les axes du plan des pays, par rapport à la flêche de telle ou telle composante principale, est une indication visuelle de leur statut. Le choix des facteurs et de leurs critères sous-jacents repose, comme le précisent les chercheurs dans le rapport de 1994, sur une série d’axiomes issus de la théorie économique 192. Facteur 1 : Puissance de l’Economie Nationale (Domestic Economic Strength). La sélection des critères composant ce facteur d’évaluation de la situation macroéconomique générale d’un pays, repose sur quatre axiomes : - la productivité 193 reflète la valeur ajoutée à court terme ; - la compétitivité d’un pays à long terme requiert la formation de capital ; 192 193 The World Competitiveness Report 1994, op.cit., p.24. “ Rapport entre le volume de la production et le volume des moyens mis en oeuvre pour obtenir cette production, la productivité est une mesure de l’efficience du processus de production ”. Combemale P., et Parienty A., ajoutent toutefois que si la notion de productivité est facile à définir et à comprendre, elle s’avère difficile à mesurer et à interpréter, in La Productivité : analyse de la rentabilité, de l’efficacité et de la productivité, Nathan, CIRCA, 1993, p.5. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 210 - la prospérité d’un pays est le reflet de ses performances économiques passées ; - plus la concurrence est forte, à l’intérieur d’une économie, et plus les entreprises nationales sont susceptibles d’être compétitives à l’étranger. Pour les rédacteurs du rapport, dans ce facteur, les économies peuvent être classées en fonction de deux composantes principales : - la composante horizontale : elle est les reflet de deux profils économiques. Le premier profil intègre les pays qui ont une forte valeur ajoutée par habitant et une croissance faible. Quant au second profil, il regroupe les pays qui ont un niveau relatif d’investissement élevé. Certains pays peuvent toutefois réunir ces deux profils et d’autres en sont incapables. - La composante verticale du facteur : elle fait état du niveau d’inflation des pays. Pour les auteurs du rapport, c’est un bon indicateur de la santé économique de ces pays. Facteur 2 : Ouverture Internationale de l’Économie (Internationalization). Ce facteur et les critères qui le composent sont destinés à évaluer le degré de participation d’un pays aux flux de l’échange et de l’investissement international. Cinq axiomes guident la sélection des critères : - la réussite d’un pays dans le commerce international dépend de la compétitivité de son économie nationale (à condition que n’existent aucune barrière tarifaire) ; - l’ouverture à l’international d’une économie augmente les performances d’un pays ; - l’investissement international permet d’allouer plus efficacement des ressources à l’échelle mondiale ; - la compétitivité tirée par l’exportation est souvent associée à la croissance des économies ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 211 - le maintien à l’échelon national d’un niveau de vie élevé nécessite une intégration à l’économie internationale. Dans ce facteur, deux composantes principales permettent de classer les pays : - “ Exportations de biens et services ”. Cette composante, située sur l’axe horizontal de classement des pays, évalue leur position en intégrant les sous-critères suivants : Manufactured products, Engineering products, Agricultural products et Commercial services ; - “ Ouverture du pays ”. Cette composante située sur l’axe vertical de classement des pays intègre plusieurs sous-critères : Immigation laws that do not prevent the importation of foreign product and services, Freedom for foreign investors to acquire control in a domestic company, Openness of national culture towards foreign cultures, et Equality of treatment for foreigners and citizens in all respects. Facteur 3 - Qualité du Gouvernement et des Politiques Publiques (Governement). Ce facteur et les critères qui le composent ont pour but de faire apparaître dans quelle mesure les politiques d’un pays sont vectrices de compétitivité. Trois axiomes guident les auteurs de l’index dans la sélection de leurs critères : - en matière d’environnement des affaires, les interventions des États doivent être minimales. Elles se limitent à un domaine : créer toutes les conditions requises permettant aux entreprises d’être compétitives ; - les gouvernements se doivent également de favoriser l’existence d’un climat macro-économique et social stable et facilement prévisible, minimisant ainsi les risques externes pour les entreprises ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 212 - il faut que les gouvernements fassent preuve de flexibilité en matière d’adaptation à un environnement international en mutation. Une composante principale intitulée “ Implication de l’État dans l’économie ” permet ici de positionner les pays sur la carte par rapport à ce facteur. Deux types de critères, situés pour les premiers à l’horizontale, et, pour les seconds à la verticale, concourent à cette évaluation. - les sous-critères, situés sur l’axe horizontal, qui permettent de renseigner ce critère, sont les suivants : Governement consumption and employment, Higher personal top income, Indirect and gasoline taxes, Fiscal policy encourages or discourages individual initiative and risk taking, - les sous-critères, situés sur l’axe vertical, qui permettant de renseigner ce critère, sont : Foreign debt as a percentage of GDP et Coverage by the amount of official reserves and gold reserves. Facteur 4 - Finance. Ce facteur et les critères qui le composent ont pour but de faire apparaître les performances des marchés nationaux de capitaux et la qualité des services financiers. Deux axiomes sont à l’origine de leur sélection : - la finance facilite toute activité consistant à ajouter de la valeur ; - un secteur financier bien développé et intégré à l’échelon international est un soutien de taille pour la compétitivité internationale d’un pays. Une composante principale intitulée “ Qualité et disponibilité des instruments financiers ” permet de saisir la structure du facteur “ Finance ” et de parvenir à un classement des pays. Cette composante Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 213 intègre trois séries de critères renseignés par le biais d’indicateurs et de l’enquête d’opinion auprès des décideurs ; la première série de critères cherche à évaluer l’état du marché financier à l’aide des indicateurs suivants : “ Value traded and Capitalization (per capita) of the stock market ” ; les deux autres séries de critères portent sur les méthodes utilisées pour financer les investissements, à travers deux séries de questions posées aux décideurs : - la première série concerne les marchés de capitaux. Deux questions sont posées : “ Access to foreign capital market is (or is not) restricted for domestic companies ? ”, et “ Local capital markets are (or are not) equally accessible to domestic and foreign companies ? ” ; - la deuxième série porte sur le secteur bancaire. Trois questions sont formulées : “ Banking sector exercises a positive, or a negative influence on industry ? ”, “Bankers enjoy (or not) public trust ? ”, et “ Credit flows (or not) easily from banks to business ? ”. Facteur 5 - Infrastructure. Ce facteur, ainsi que les critères qui le composent servent à évaluer dans quelle mesure les ressources naturelles et les systèmes d’exploitation nationaux sont capables de répondre aux demandes de base du secteur des affaires. Deux axiomes soustendent le choix des critères d’évaluation : - une infrastructure suffisamment développée pour autoriser l’exploitation sans problème des ressource naturelles d’un pays est un atout important pour l’activité économique ; - l’État doit prendre en charge les problèmes d’infrastructure lorsqu’aucune solution privée n’existe. Dans ce facteur, deux composantes principales servent à positionner les pays sur la carte. Il s’agit pour la première de “ Availability of Energy Resources ” et pour la seconde de “ Quality of Business Infrastructure ” : Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 214 - “ Disponibilité des ressources en énergie ” est une composante située sur l’axe vertical de positionnement des pays. Elle intègre les critères suivants : Crude petroleum production, Natural gas production, Hydro-electric and thermal energy production. Le manque de ressources énergétiques divise les pays en trois catégories sur le plan : ceux qui parviennent à compenser ce manque par l’énergie nucléaire ; ceux qui parviennent à compenser ce manque par leur production de valeur ajoutée et ceux qui n’y parviennent pas ; - “ Qualité et disponibilité des infrastructures de fonctionnement ” est une composante située sur l’axe horizontal de positionnement des pays. Elle regroupe les critères suivants : “ Availability and quality of roads, railroads, air transports, ports, telecommunications and computers ”. Selon les auteurs du rapport, les pays dotés d’une infrastructure industrielle avancée sont confrontés à des problèmes de pollution - un critère qui doit être intégré dans le facteur. Facteur 6 - Management. Ce facteur et les critères qui le composent, sont destinés à évaluer la façon dont les entreprises d’un pays donné sont gérées en termes d’innovation, de rentabilité et de responsabilité. Cinq axiomes ont guidé le choix des auteurs de l’Index quant à la définition des critères retenus : - un ratio prix/qualité compétitif des produits fabriqués dans un pays est le reflet de la capacité gestionnaire de ses entreprises ; - l’orientation à long terme du management améliore la compétitivité dans le temps ; - l’efficience dans l’activité économique conjugué à la capacité de s’adapter aux changements dans l’environnement concurrentiel sont des attributs de gestion essentiels pour la compétitivité des entreprises ; - l’esprit d’entreprise est crucial pour toute activité économique dans sa phase de démarrage ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 215 - pour les activités déjà mûres, la gestion d’entreprise demande des aptitudes en matière d’intégration ou de différenciation des métiers. Le classement et le positionnement des pays sur le plan par rapport à ce facteur se font par l’intermédiaire de l’évaluation de deux composantes principales : - “ Qualité et efficacité de l’encadrement ” est une composante située sur l’axe horizontal de positionnement des pays. Elle est renseignée par les critères et indicateurs sur la productivité et le coût du travail qui suivent : Overall productivity, Productivity in manufacturing, Compensation levels, Remuneration of management. Des questions de l’enquête aux décideurs complétent ces données et portent sur des thèmes complémentaires : Quality, Customer orientation, Time to innovate and to market, Implementation of strategies, Use of information technology... - “ Esprit d’entreprise, aptitudes à prendre des risques, à innover, initiative individuelle ” sont les éléments de la deuxième composante située sur l’axe vertical de positionnement des pays. Facteur 7 - Science & Technologie. Ce facteur et les critères qui le composent sont destinés à évaluer les ressources scientifiques et technologiques d’un pays, ainsi que ses résultats en matière de recherche fondamentale et appliquée. Quatre axiomes déterminent le choix des critères retenus pour procéder à cet exercice : - l’avantage concurrentiel peut être obtenu à partir d’applications efficientes et innovantes de technologies qui existent ; - l’investissement en recherche fondamentale mais aussi dans toutes les activités innovantes destinées à créer du savoir et des “ savoir-faire ”, est crucial pour un pays dont l’économie est déjà mûre ; - l’investissement à long terme en R&D est susceptible d’accroître la compétitivité d’une entreprise ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 216 - les investissements du secteur privé non consacrés au domaine de la défense, peuvent accroître la compétitivité d’un pays bien davantage que ne le font les investissements publics dans le secteur militaro-industriel. Deux indicateurs de mesure (relative et absolue) de l’effort de R & D servent à évaluer, sur le plan, la situation des pays par rapport à ce facteur. Ils sont construits à partir des indicateurs suivants : Expenditures on R & D, Business Expenditure on R & D, R & D Personnel, R & D Personnel in Industry, R & D Scientists and Engineers. D’autres critères s’ajoutent à cette liste, qui ont trait à la création de propriété intellectuelle : Patents, Nobel Prizes. Facteur 8 - La Population (People). Ce dernier facteur, tout comme les critères qui le composent ont pour objet d’évaluer la disponibilité et le niveau de qualification des ressources humaines d’un pays. Trois axiomes ont guidé les auteurs dans la sélection de leurs critères : - Une main d’oeuvre qualifiée est un gage de compétitivité pour un pays ; - l’attitude de la main d’oeuvre a un impact sur la compétitivité d’un pays ; - la compétitivité tend à faire augmenter le niveau des attentes en matière de qualité de vie. Trois composantes principales servent ici à évaluer la situation des 46 pays criblés par rapport à ce facteur. Il s’agit de : “ Basic Education ”, “ A competitive Educational Profile ” et “ Values of the Society ”. - “ Éducation de base ” : cette composante est mesurée en fonction des critères suivants : Public expenditure on education, Secondary and higher education enrollment, Pupil-Teacher ratio ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 217 - “ Profil de la compétitivité nationale en termes d’éducation ” : cette composante intègre les critères suivants : A superior level of compulsory education, Companies invest sufficiently in training of their employees, Economic and Computer literacy is generally high among the population ; - “ Valeurs de la société ” : cette composante complète les deux précédentes et intègre les valeurs suivantes : Support competitiveness, Worker motivation, positive attitude to life, Major occupation of young people is to learn and work. Section III - Profils Concurrentiels Nationaux Dans cette section du rapport, la performance des 46 pays étudiés est analysée individuellement sous quatre éclairages : - Forces et faiblesses de la compétitivité nationale : cette partie présente, sur une page divisée en deux, les atouts (côté gauche) et les faiblesses (côté droit) de l’économie d’un pays, en fonction de ses résultats et de son classement par rapport aux huit facteurs du crible et leurs critères sous-jacents. - L’évolution de la compétitivité nationale : cette partie présente, sous la forme de tableaux, les courbes représentant l’évolution du classement de chaque pays au cours des cinq dernières années, par rapport à trois types de données : - la performance globale du pays en termes de compétitivité (son classement général sur un tableau) ; - la performance du pays (son classement) par rapport aux quatre dimensions principales de la compétitivité : Assets, Processes, Attractiveness, Aggressiveness (un tableau pour chacune de ces dimensions) ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 218 - la performance du pays (son classement) par rapport à chacun des huit facteurs de la compétitivité (un tableau illustre pour chaque facteur l’évolution du pays dans le classement). - Une représentation de la compétitivité nationale : cette partie présente, sous forme d’arborescence - pour chaque pays et pour les cinq dernières années - les classements intermédiaires qu’ils ont occupés à deux niveaux : - au niveau des huit facteurs de compétitivité - au niveau des principaux critères et critères sous-jacents composant ces facteurs. - Tableau de bord de la compétitivité nationale : cet instrument présente, pour chaque pays, l’évolution de quelques 28 critères spécifiques depuis 1989. Section IV - Tableaux Statistiques : Dans cette section, qui en termes de volume est la plus importante du rapport, le lecteur trouve le détail des données (statistiques et résultats d’enquête) ayant servi à réaliser les sections précédentes et les classements des pays. Chacun des huit grands facteurs de la compétitivité est exposé dans la totalité de ses critères et critères sous-jacents, de leur renseignement, et du classement de chaque pays par rapport à ces données, sur 224 tables. Les principaux critères sont les suivants 194 : 194 IMD, World Competitiveness Yearbook, “ Competitiveness Analysis ”, http://www.imd.ch/wcy/brochure/analysis.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) I - Domestic Economy V - Infrastructure Value added Capital formation Final Consumption Economic sectors Cost of living Economic forecasts Basic infrastructure Technological infrastructure Energy self-sufficiency Environment II - Internationalization VI - Management Balance of payments Exports of goods and services Imports of goods and services Exchange rate Foreign direct investment National protectionism Openness Productivity Labor costs Corporate performance Management efficiency III - Government Technology management National debt Government expenditures Fiscal policies State efficiency State involvement Justice and security Scientific environment Intellectual property IV - Finance Unemployement Cost of capital Availability of capital Stock market dynamism Banking sector efficiency Educational structures Quality of life Attitudes and values 219 VII - Science and Technology R&D expenditures R&D personnel VIII - People Population characteristics Labor force characteristics Employment Les classements sont établis en faisant la somme des scores obtenus par chaque pays pour chacun des critères et leurs sous-jacents. La consolidation des données est réalisée, de manière à éviter que la pondération de la totalité des données de l’enquête auprès des décideurs, ne dépasse le tiers de la pondération totale. Le poids de chacun des huit facteurs de la compétitivité dépend du nombre de critères dans chaque facteur. Les questions d’enquête sont évaluées sur une échelle Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 220 de 0 à 10. Cette dernière permet aux décideurs interrogés de préciser leur appréciation de certains critères non quantifiables de la compétitivité nationale. Dans la section IV, chaque page est donc consacrée à la présentation d’un critère et de ses sous-jacents. Plusieurs précisions doivent être faites : - la mention “ Ranking ”, qui précise l’ordre du classement des pays pour le critère et ses sous-jacents, indique que le critère est pris en considération dans la consolidation des données réalisée pour les classements généraux ; - la mention “ Indicative Ranking ” indique le score des pays pour certains critères, mais signifie néanmoins que cette donnée n’est pas prise en compte lors du calcul des classements généraux (cf. Section I) ; - la mention “ No Ranking ” signale que les données présentées sont intéressantes mais présentent deux particularités : soit elles n’ont pas d’incidence directe sur la compétitivité, soit leur impact ne peut être apprécié de façon objective. La forme du rapport : en fonction de ses besoins (affaires ou recherche), le lecteur peut utiliser l’Index de la Compétitivité de plusieurs façons 195. Lorsque son intérêt porte en priorité sur un pays dont il désire évaluer l’environnement des affaires pour fonder une décision d’investissement ou évaluer les impacts de politiques publiques alternatives, il a plusieurs options : consulter les World Competitiveness Scoreboards (cf. supra) pour obtenir une évaluation globale et voir où le pays se situe par rapport à ses concurrents ; examiner les “ National Competitiveness Trends ”, le “ National Competitive Tree ”, et le “ National Competitiveness Control Panel ”, pour suivre l’évolution de la compétitivité du pays au cours des cinq dernières années ; se référer également au “ National Competitiveness Balance Sheet ” pour avoir immédiatement accès à une présentation des atouts 195 IMD, World Competitiveness Yearbook, “ Methodology ”, http://www.imd.ch/wcy/approach/methodology.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 221 (assets) et des faiblesses (liabilities) de ce pays, par l’examen de leurs critères et sous-jacents ; il peut enfin se rapporter au “ National Competitiveness Tree ” pour avoir un aperçu de la position de ce pays par rapport à différents facteurs de la compétitivité et leurs sous-groupes de critères. Lorsque le lecteur est intéressé par un sujet précis, dans le but par exemple, de trouver des information pour un projet de recherche, ou d’argumenter des interventions publiques avec des informations de fond, il a deux possibilités : en se référant à la section II “ Factors of Competitiveness Rankings ”, qui présente le classement des pays par rapport aux 8 facteurs de compétitivité, il peut comparer la performance des 46 pays de l’index ; en se référant aux “ Statistical Tables ”, il a le détail des résultats obtenus par chaque pays pour tous les critères de l’Index et leurs sous-jacents. Le fond du rapport : grâce à une approche exhaustive de la notion de compétitivité combinant aspects tangibles et intangibles, The World Competitiveness Yearbook est un outil qui intéresse particulièrement les milieux des affaires, du gouvernement et de la recherche. Il prend en effet en considération les dimensions sociales des économies que sont les systèmes de valeur et l’éducation, et qui sont bien souvent ignorées. L’approche retenue établit en outre des passerelles entre les disciplines : sciences économiques et de gestion, sciences politiques et sociales. Le résultat obtenu grâce à cette nouvelle approche de la compétitivité n’est pas toutefois, comme le précise S. Garelli, le produit d’une théorie mathématique 196. Nulle recette ou formules ne sont fournies pour aborder le présent ou lire le futur. Une seule ambition anime ce travail : permettre d’obtenir la meilleure représentation possible de la façon dont les pays créent et accumulent de la richesse aujourd’hui. 196 World Competitiveness Yearbook : Competitiveness, http://www.imd.ch/wcy/approach/fondamentals.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 222 IV - Moody’s Investors Service Retour au sommaire Un nombre croissant de pays, provinces et autres collectivités territoriales se portent sur le marché global des capitaux pour lever des fonds. Leur dette à long terme représente une part toujours plus grande des flux de capitaux internationaux. La plupart de ces titres s’échangent principalement entre des institutions financières et des banques qui disposent de ressources massives. Les titres d’État leur apportent un placement sûr et surtout, une grande négociabilité sur de larges marchés - y compris le marché monétaire pour les titres à échéance courte. Ces investisseurs ont également besoin d’une grande diversité de formules et d’échéances, ce à quoi s’attachent les États 197. Dans ce marché global des valeurs, l’analyse du risque-pays joue un rôle important 198. Les investisseurs internationaux ont besoin d’analyses indépendantes de la situation des emprunteurs, afin de pouvoir gérer de la meilleur façon leurs portefeuilles. Depuis 1909, année où J. Moody (1868-1958) a introduit le principe de la notation des obligations dans le cadre de ses analyses sur les investissements dans le secteur des chemin de fer, l’agence qui porte son nom n’a cessé de produire ses évaluations afin d’aider les investisseurs à gérer le risque de crédit (credit risk) 199. L’évaluation du risque souverain n’a cependant été entreprise qu’au début des années 1950, avec les titres émis par le gouvernement canadien sur le marché américain (“ Yankee Issues ”) 200. Comme toute autre évaluation en matière de crédit (credit ratings), la notation d’un débiteur souverain (sovereign ratings) est une estimation de la probabilité qu’il fasse défaut à ses obligations de paiement au cours de la période de rembour197 Saint Geours J., Les marchés financiers, Flammarion, Paris, 1994, p.63-64. Nye R.P., “ Capital markets and country risk : sovereign credit assessment at Moody’s ”, in J.Rogers ed., Global Risk Assessment : Issues, concepts and applications, Book 3, GRA, Riverside, 1988, p.13. 199 “ About Moody’s ”, Moody’s Investors Service, 1996, http://www.moodys.com/moodys/mdyindex.htm. 200 Nye .P., “ Capital markets and country risk : sovereign credit assessment at Moody’s ”, op.cit., p.23. 198 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 223 sement 201. Autrement dit : “ the agency is trying to evaluate the future ability, legal obligation and willingness of a bond issuer or other obligator to make full and timely payments on principal and interest due to investors 202 ”. Moody’s Investors Service va donc s’efforcer de fournir aux investisseurs opérant sur les marchés des capitaux une série de notations consistantes et globalement comparables, qui reflèteront la qualité du crédit de ce débiteur 203. Ces investisseurs attendent de l’agence de notation qu’elle leur donne une réponse à la question suivante : “ estce que les emprunteurs (publics ou privés) d’un pays auront librement accès aux devises étrangères indispensables pour servir leur dette libellée en monnaie étrangère ? ”. Cette question s’inscrit dans une dimension du risque-pays que les économistes appellent “ risque de transfert ” (transfer risk) 204. Elle indique la probabilité de voir un débiteur en situation de faire face à ses échéances de paiement, être dans l’impossibilité d’obtenir la somme requise en devises dans les délais prévus. Le Rating (notation) établi par une agence comme Moody’s fournira donc, dans le cadre d’une analyse sur les titres à long terme de la dette étrangère d’un pays, une indication sur la capacité et la volonté de sa banque centrale à rendre disponible les devises nécessaires au service de cette dette, dont celle du gouvernement. Cette mesure, sous la forme d’une notation, n’est cependant pas une évaluation directe de la solvabilité du gouvernement 205. Elle est une évaluation de la dette étrangère totale d’un pays qui inclut les emprunteurs des secteurs publics et privés. Ce faisant, un gouvernement, tout comme des entreprises, susceptibles d’obtenir une bonne notation sur leurs titres libellés en monnaie nationale, peuvent se voir accorder une 201 202 203 204 205 Cantor R., Packer F., “ Determinants and Impact of Sovereign Credit Ratings ”, Global Risk Assessment : Issues, concepts and applications, Book 4, Riverside, 1997, p.66. “ Ratings and ratings actions... ”, Moody’s investors Service, http://www.moodys.com/ratings/ratuse.htm. Nye R.P., “ Sovereign credit ratings : a subjective assessment ”, Global Risk Assessment : Issues, concepts and applications, Book 4, 1997, p.104. cf.les précisions que nous faisons sur les déclinaisons du risque-pays dans notre introduction générale. “ Sovereign credit risk analysis ”, Moody’s Investors Services, in Coplin W.D., O.Leary M. ed., The Handbook of Country and Political Risk Analysis, Political Risk Services, New-York,1994, p.145. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 224 moins bonne note sur leurs titres émis en devises, en raison d’une dette extérieure totale trop importante. Les notes prendront ainsi en considération les éléments de diverse nature (politique, économique, sociale) bien souvent liés, qui, dans le cadre d’obligations d’État, peuvent inciter un pays à ne pas servir sa dette ou refuser de le faire. Deux types de facteurs peuvent, selon les experts de Moody’s, contrarier la capacité d’un pays à s’acquitter de ses dettes envers ses créanciers 206 : - le premier type est lié à un déficit chronique de recettes d’exportations, due la plupart du temps aux faiblesses structurelles d’un pays en matière de création de richesse. Cette situation s’explique souvent par une gestion catastrophique de l’économie nationale sur une longue période, par une pénurie de ressources naturelles indispensables, également par l’établissement de mesures protectionnistes sur les principaux marchés d’exportation du pays, ou enfin, dans le cas d’un pays très dépendant de l’exportation de matières premières, par une effondrement durable des cours des marchés ; - le deuxième type de facteur est parfois redevable à une situation de non-liquidité temporaire explicable, entre autres, par l’interruption inopinée de sources génératrices de recettes d’exportations. Par rapport à ces possibilités de matérialisation du risque souverain, le travail de l’analyste est de rechercher les anomalies ou rigidités qui sont autant de faiblesses structurelles à long terme pour l’économie d’un pays et qui peuvent l’empêcher de créer de la richesse. Il passera ainsi en revue un certain nombre de données politiques, économiques, sociales et culturelles qui sont étroitement liées. Elles doivent lui permettre de comprendre les causes possibles de déclin à long terme d’un pays et l’efficacité des politiques engagées pour y remédier. 206 Ibid., p.145-146. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 225 Si les éléments précités sont importants pour comprendre les raisons pouvant placer un pays dans l’incapacité de rembourser ses créditeurs, d’autres éléments expliquent également les raisons pour lesquelles un pays peut refuser d’honorer ses obligations de paiement (unwillingness to repay). Dans la plupart des cas, estiment les analystes de Moody’s, un pays décide de suspendre le service de sa dette à la suite d’une révolution ou d’un changement de gouvernement 207. Cette option est alors perçue comme un gain politique ou/et économique par le nouveau régime. La répudiation d’une partie ou de la totalité d’une dette pour son caractère jugé “ insupportable ” ou impérialiste par de nouvelles équipes dirigeantes s’est produit, entre autres, en Russie en 1917, et en République Populaire de Chine en 1949. Une autre possibilité de matérialisation du risque souverain est la suivante : un dirigeant nouvellement élu décide unilatéralement de réduire le service de la dette à un montant précis des recettes d’exportations. C’est ce qu’a choisi de faire le Président du Pérou en 1985. Si ce type de risque repose sur des facteurs politiques, il est également ancré dans des éléments culturels, économiques et sociaux qui, selon les spécialistes de Moody’s, ne peuvent être évalués de façon isolée 208. Une approche “ universelle ” de l’analyse du crédit C’est l’ambition affichée par Moody’s Investors Service 209. Une approche subjective : de façon intéressante, les analystes de Moody’s insistent sur le caractère subjectif de l’évaluation du crédit 210. Ils précisent en outre qu’en raison du nombre très élevé de facteurs qui, dans l’évaluation de la qualité du crédit, sont particuliers à tel ou tel débiteur (industries ou pays), toute tentative pour réduire 207 “ Sovereign credit risk analysis ”, op.cit. Ibid. “ About Moody’s ”, Moody’s Investors Service, 1996, http://www.moodys.com/moodys/mdyappr.htm. 210 Ibid. Nous développons cet aspect dans notre partie théorique, à partir, entre autres, des derniers écrits de R.P Nye sur la question, in “Sovereign credit ratings : a subjective assessment ”, op.cit. 208 209 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 226 l’exercice à une formule est une entreprise vouée à l’échec et source probable de nombreuses erreurs. Moody’s utilise une approche multidisciplinaire pour évaluer le risque-pays. L’objectif poursuivi est d’identifier et de comprendre les facteurs véritablement porteurs de risque 211. Chez Moody’s la notation exprime une opinion indépendante exprimée par un symbole. Elle se fonde sur un commentaire écrit exhaustif portant sur le risque de crédit qui attend tout investisseur désireux d’acquérir tel ou tel titre 212. La notation est essentiellement une prévision de la capacité et de la volonté de l’émetteur à honorer sa dette dans le temps. L’horizon de l’analyse du crédit varie nécessairement avec la maturité de la dette considérée. En général, les notations se répartissent en deux catégories : titres à court terme (moins d’un an) et titres à long terme (plus d’un an). C’est une structure spéciale, la Sovereign Risk Unit (SRU) qui note chez Moody’s la dette des entités souveraines 213. Le champ de ses activités inclut aussi bien les dettes contractées par les États nationaux, que celles engagées par les collectivités infranationales (provinces, États, etc.), celles des agences internationales comme la Banque Mondiale ou la Banque Asiatique de Développement, ou la dette d’entités dont les émissions de titres sont garanties par les gouvernements. Le personnel de cette unité est composé d’experts possédant des diplômes supérieurs en Economie, Science Politique, Finance Internationale, et autres domaines. La SRU fait également appel à l’expertise pays d’analystes travaillant dans d’autres services de Moody’s (“ Financial Institutions ” and “ Industrials ”). Les notations sont réalisées à partir d’une analyse des fondamentaux du crédit et sur la base de réunions avec les responsables de la gestion des titres du débiteur. Concernant les États souverains, ces réunions ont lieu dans le pays de l’émetteur avec les responsables du gouvernement et se tiennent en général dans les locaux de la Banque Centrale ou du Ministère des Finances. Les notes finales sont ensuite attribuées par consensus en Comité d’évaluation (Rating Committee) à New-York. 211 212 Ibid. R.P.Nye, “ Capital markets and country risk : sovereign credit assessment at Moody’s ”, op.cit., p.22. 213 Ibid. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 227 Ce comité réunit les Senior Analysts et le Senior Management de Moody’s. Dans la mesure où une évaluation du crédit porte sur toute la durée de vie d’un titre, de son émission à sa maturité, cette évaluation est le résultat d’un jugement qui ne peut être enfermé dans un cadre méthodologique étroit. Comme ne cessent de le répéter les experts de Moody’s, la pertinence d’une évaluation dépend essentiellement d’une pondération - qui n’est jamais la même en fonction des cas étudiés de variables politiques, économiques et financières. Il n’existe donc chez Moody’s aucun modèle économétrique ou aucune check-list type pour analyser les risques souverains. Pour l’agence, les relations entre les variables politiques et économiques sont trop subtiles et évolutives pour tolérer une quantification précise 214. Mais comme l’écrit R.P. Nye, il est difficile, sinon impossible de le faire admettre aux grands investisseurs, tout comme il est impossible de leur faire comprendre à quel point, chez Moody’s ou Standard & Poor’s, le processus de notation est une démarche subjective 215. Pour chaque évaluation fournie par Moody’s, les investisseurs doivent trouver une réponse à une question qui est pour eux fondamentale : “ sur ce titre et par rapport à d’autres valeurs du même genre, quel est le risque de ne pas recevoir dans les délais, le paiement complet des intérêts et du principal ? ” 214 R.P.Nye, “ Capital markets and country risk : sovereign credit assessment at Moody’s ”, p.23. 215 Nye écrit : “ It is surprising that, despite the two agencies’ repeated denials and clearly written publications, the market still tends to perceive credit ratings as the result of a largely quantitative process of checklist, models and comparative charts. [...] The fact is neither agencies relies extensively on strict methodologies, computer models, or quantitative formulas to spew ou a country rating, even though they do publish “ rating crtiteria ” that could leave that impression. Instead, the rating agency analysts bring a large degree of personal opinion and subjectivity to the exercise, and the final rating outcome reflects that personal element, as well as the rating process itself ”, in “ Sovereign credit ratings : a subjective assessment ”, op.cit., p.104-105. R.P. Nye a été Senior Analyst dans la Sovereign Risk Unit de Moody’s Investors Service. Il avait été auparavant responsable du International Evaluation Departement d’Atlantic Richfield Company (ARCO). Il est à l’heure actuelle le Président de Global Investment Advisors, un cabinet de consultants internationaux situé dans le New Jersey. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 228 - Une démarche qui privilégie la solidité du débiteur : la notation mesure donc la capacité du débiteur à générer des ressources dans le futur ainsi que la qualité de son engagement à rembourser ses débiteurs. Les analystes s’attardent sur l’étude des facteurs stratégiques susceptibles de contribuer à la bonne santé du débiteur, tout en travaillant à identifier les facteurs potentiellement déstabilisateurs. La faculté perçue de l’émetteur à faire face à des événements imprévus est également un élément important qui est pris en considération dans la notation. - Une démarche qualitative avant tout : si l’agence a recours à des sources chiffrées dans la mesure où elles fournissent une base de départ pour la discussion en Comité d’Evaluation, les notes définitives ne sont pas le résultat d’une étude exclusivement réalisée à partir de ratios financiers ou de modèles informatiques rigides ; elles sont le produit une analyse exhaustive de chaque émission et émetteur, par des analystes expérimentés et bien informés. - Une démarche qui privilégie le long terme : puisque les notations de Moody’s sont destinées à évaluer le risque à long terme, la préoccupation des analystes est de se concentrer sur les variables fondamentales qui permettront à chaque émetteur d’honorer ses obligations de paiement à long terme. En règle générale, les études sont conçues pour aller au delà des cycles économiques et des résultats trimestriels des entreprises. Dans l’opinion des experts de Moody’s il est impensable de mal noter un titre pour ses faibles performances à court terme, si l’agence estime qu’il a des chances d’obtenir de bons résultats sur le long terme. - Une démarche qui privilégie l’examen de scénarios différents : avant d’attribuer une note finale à un titre de créance, le Comité d’évaluation étudie plusieurs scénarios. L’objectif est alors de mesurer la capacité de l’émetteur à honorer ses obligations de paiement dans diverses situations économiques difficiles, éloignées d’une situation favorable de départ. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 229 Les Étapes de l’évaluation Bien qu’il n’existe pas chez Moody’s de formule ou de check-list type pour évaluer la qualité de crédit des débiteurs souverains, les experts de l’agence utilisent un cadre d’analyse général qui enchaîne six étapes : Structures de l’interaction sociale, Action sociale, Dynamique politique, Les fondamentaux de l’Economie, Nature et volume de la dette externe, Prévisions 216. - Structures de l’interaction sociale : la première étape est une analyse des modalités d’interactions caractérisant la société d’un pays. Elle inclut un certain nombre de rubriques traditionnelles : classes sociales, hiérarchie, groupes d’intérêt, etc. Elle s’attache également à comprendre les lignes de conflit qui traversent les groupes. Les dimensions examinées sont les suivantes : la distribution des revenus et de la richesse, les différences religieuses, ethniques ou linguistiques, les conflits qui portent sur les modes de vie ou sur les normes éthiques, les conflits idéologiques qui donnent lieu à des luttes pour le contrôle des institutions et de l’État. Au cours de cette phase, les analystes essaient d’identifier les tentatives destinées à créer du pouvoir ou à le mobiliser sous toutes ses formes. Mais l’analyse ne s’arrête pas là. D’autres aspects de la structure socio-politique des pays sont étudiés. Les groupes sociaux prennent parfois la forme d’organisations dont l’efficacité transforme le rôle. Les experts ajoutent donc à cette première rubrique une évaluation du rôle et de l’influence des syndicats, des associations professionnelles et de certains mouvements politiques. Par delà cette approche, l’analyste va s’efforcer d’étudier la structure politique globale du pays et la façon dont le pouvoir d’État se constitue, se maintient et se transfère. Un concept qui fait à ce stade l’objet d’un examen particulier est celui de “ légitimité ”, c’est à dire ce qui fait le fondement réel de l’autorité d’un régime. L’analyste doit ici tenter de comprendre les mécanismes sous-jacents qui créent du consensus et motivent la subordination 216 “ Moody’s Investors Service ”, in Coplin W.D., O.Leary M. ed., op.cit., p.148-159. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 230 d’une population à tel ou tel type d’autorité. La légitimité peut provenir, par exemple, d’un système de croyances fondés sur la religion ou sur une rationalité plus moderne. Mais dans tous les cas, sa reconnaissance signifie que le régime est (ou n’est pas) accepté comme le meilleur instrument pour créer un développement économique durable. Au cours de l’examen d’un pays, les analystes de Moody’s essaient donc de comprendre les sources réelles de la légitimité et leur solidité. Intervient également dans cette première étape de l’analyse, l’examen de facteurs purement économiques, comme la composition de la production nationale, les niveaux et types de technologie incorporés dans l’appareil de production, la répartition régionale des secteurs de production, les ressources naturelles d’un pays et leurs coûts d’exploitation. Particulièrement important pour l’observateur est le cadre institutionnel de la prise de décision en matière de politique économique. Plusieurs éléments feront ainsi l’objet d’un examen scrupuleux : le degré d’indépendance de la banque centrale en matière de politique monétaire, la présence ou l’absence de structures spéciales de concertation entre le gouvernement et le marché du travail, l’existence de politiques sociales bien spécifiques. Pour terminer cette première phase consacrée à l’analyse des structures de l’interaction sociale, les experts abordent un domaine particulièrement délicat : celui des éléments psycho-culturels. Ils vont ainsi examiner les attitudes et normes profondément enracinées qui réglementent le comportement social quotidien des individus dans un pays. Selon eux, tout changement dans cette sphère peut intervenir parfois de façon brutale et avoir des effets sur les modes de consommation, les performances dans le travail et la productivité, ainsi que l’allégeance envers les partis politiques. En particulier, la façon dont une population réagit à des mesures d’austérité souvent prises à la suite d’une aggravation de la dette étrangère, dépend en partie de la façon dont les niveaux et habitudes de consommation et d’épargne peuvent être transformés sans provoquer de réaction politique violente. Egalement, des modifications dans le taux de fécondité d’une population ou dans d’autres composantes de la démographie peuvent avoir des conséquences importantes à long terme sur la structure de la production et des importations. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 231 - Actions et interactions sociales : pour les analystes de Moody’s l’une des faiblesses de l’analyse des structures de l’interaction sociale est son caractère statique ; elle n’est qu’une description de l’équilibre des forces à un moment donné. Cette deuxième étape de l’analyse est destinée à compenser cette faiblesse. Pour ce faire, les experts de l’évaluation du crédit souverain partent du principe que les modèles sociaux évoluent en permanence au gré des interactions. Ce qui compte à leurs yeux, c’est de comprendre la dynamique du changement social, comment le pouvoir est conquis et perdu, comment les conflits et le consensus sont créés ou détruits, comment les normes et les valeurs changent, parfois graduellement, parfois de façon subite. Dans cet esprit, ils essaient de prévoir l’influence des groupes qui joueront un rôle sur la scène politique officielle, les positions qu’ils prendront, et le résultat de ces jeux. Ils étudieront également les réactions des acteurs non-gouvernementaux et celles de l’État qui peut en retour durcir sa politique ou l’infléchir. Ils essaient également d’éviter une tendance naturelle de l’analyste qui est de présenter les institutions comme des entités plus régulières et prévisibles qu’elles ne le sont en vérité. Cette phase de la démarche d’analyse correspond donc à un objectif bien précis : elle doit permettre de brosser un tableau d’ensemble des actions/réactions possibles des acteurs directement impliqués dans plusieurs domaines : le marché de l’emploi, l’équilibre budgétaire, la pression fiscale, le mouvement des prix, les taux d’intérêt et l’offre de monnaie, la balance commerciale et des paiements d’un pays. Elle est destinée à faire apparaître certains facteurs politiques et économiques susceptibles d’indiquer un risque de défaillance sur les titres de créances liés à la dette étrangère d’un pays. - La dynamique politique : Comme le précisent les spécialistes de Moody’s, les ratios financiers et les modèles économétriques sont insuffisants pour évaluer la qualité du crédit d’un pays, lorsqu’ils sont utilisés seuls. Certaines très grandes banques américaines (money center banks) l’ont appris à leur dépens dans les années 1980. Des pays aussi diffé- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 232 rents que la Pologne, l’Argentine, l’Afrique du Sud ou les Philippines ont fait défaut ou rééchelonné leurs paiements pour des raisons qui n’étaient pas strictement économiques et financières. Très souvent, c’est un ensemble de causes politiques, sociales et culturelles qui est à l’origine d’un problème de liquidité : l’incapacité à imposer des mesures d’austérité économique, un mouvement d’insurrection populaire, un manque de confiance de la population dans le gouvernement. Par rapport à ces éléments, la troisième étape de l’évaluation consacrée à la “ dynamique politique ” doit ainsi permettre à l’analyste du risque de crédit souverain d’élargir ses perspectives. Il le fera en passant en revue six grands thèmes dont nous livrons ici le détail tel qu’il est exprimé par Moody’s Investors Service. - Quel est, dans le pays étudié, le degré et la nature de l’intervention politique dans la création de richesse ? Le système politique d’un pays peut avoir un rôle d’entraînement ou de dissuasion en matière de création des recettes d’exportations indispensables au service de la dette extérieure. Est-ce que les lois et le système judiciaire sont propices à un développement du commerce, de l’investissement, à la protection et l’épanouissement des énergies créatrices ? Est-ce que les règles fiscales et administratives améliorent ou entravent la circulation des biens, des services et du capital ? Est-ce que les entrepreneurs impliqués dans les industries d’exportation sont récompensés ou pénalisés par des taxes et des préjugés culturels défavorables ? - Quelle est l’expérience et la capacité de l’administration en matière de création de richesse ? Des fonctionnaires inexpérimentés et des responsables d’administration corrompus peuvent retarder les plans économiques les plus efficaces et compromettre les intentions politiques les plus louables, détournant ainsi des ressources de l’objectif légitime de création de richesse. Est-ce que les échelons intermédiaires du gouvernement sont composés de fonctionnaires compétents, capables de transformer en actes une politique, en un minimum de temps et à un coût supportable pour la collectivité ? Parmi l’élite politique et du monde des affaires du pays, existe-t’il des technocrates bien formés, disposant de suffisamment d’expérience pour pouvoir gérer la dette publique interne et externe ? Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 233 - Quel est le degré d’intervention du politique dans la gestion de l’économie ? Un interventionnisme politique constant et injustifié dans la gestion d’une économie peut provoquer des problèmes dans le service de la dette. A quel point les principales agences gouvernementales sont soumises à une tutelle politique ? Est-ce que la banque centrale agit de façon indépendante par rapport au gouvernement ou estelle un outil au service d’intérêts partisans ? Dans quelles proportions le gouvernement ponctionne-t’il les ressources budgétaires pour s’assurer une base électorale solide et le soutien de groupes d’intérêt dévoués ? Dans les pays où c’est le cas, quelles sont les conséquences budgétaires de ces pratiques ? - Quels types de liens le pays entretient-il avec des partenaires étrangers ? L’appartenance à des organisations régionales comme l’Union Européenne, l’ASEAN, ou encore des organisations qui nécessitent de posséder un certain statut (comme l’OCDE) peut être générateur d’intérêts communs porteurs et une source de soutien dans les moments difficiles. Existe-t’il des facteurs politiques créateurs de liens avec les principaux pays industrialisés, et qui pourraient contribuer à assurer un filet de sécurité sous la forme d’un accès privilégié à des fonds, lorsque d’autres sources se tarissent ? - Comportement passé en période de difficulté : de quelle façon les institutions du pays se comportent dans des circonstances imprévues ? Maintiennent-elles un certain niveau de flexibilité ? Comment les autorités du pays gèrent le service de la dette dans des conditions favorables et défavorables ? Se sont-elles montrées capables, dans des circonstances difficiles, de mettre au point et d’appliquer un programme cohérent d’austérité économique (des impôts plus élevés et des dépenses réduites ?) Est-ce que des groupes d’intérêt sont parvenus à entraver ou transformer les plans d’austérité, compromettant par là même leurs chances de succès ? - Légitimité du régime : est-ce que le régime politique est sévèrement remis en cause par les revendications de groupes de pression insatisfaits ? Est-ce que les lois du pays sont contestées ? Est-ce qu’un changement de gouvernement peut amener au pouvoir des dirigeants dont la philosophie politique ou la vision du développement économique est susceptible de remettre en cause la confiance des investisseurs et perturber le cours des politiques engagées ? Est-ce qu’un change- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 234 ment de régime peut amener au pouvoir les partisans d’une répudiation de la dette ? - Les fondamentaux de l’Économie : la capacité d’un créditeur souverain à rembourser ses dettes dépend toujours de la richesse du pays. Les questions posées au cours de cette étape de la recherche doivent permettre à l’analyste de se faire une idée précise sur le sujet. - Les ressources du pays : quels types de ressources naturelles peuvent être exploités à l’intérieur des frontières ? Quel est le potentiel d’exploitation des nouvelles réserves ? Existe-t’il des contraintes politiques, économiques ou juridiques qui limitent l’exploitation de ces ressources ? À quelles entraves sur le marché du travail, à quels problèmes en termes de compétences professionnelles ou de motivation, les employeurs peuvent-ils s’attendre lorsqu’ils désirent produire des biens et des services destinés à l’exportation ? Y a-t-il des freins à la mobilité du travail sur le territoire ? Dans quelle mesure est-il possible de lever du capital sur place pour l’investissement ? Quel est le taux record d’épargne dans le pays et quelles formes d’incitations existent à la constitution de capital ? - L’exploitation des ressources : certains pays possèdent tous les atouts pour créer de la richesse, mais cela n’est pas suffisant ; s’ils ne savent pas les exploiter ou les pérenniser, leur économie peut fonctionner en deçà de ses capacités et poser des problèmes de service de la dette. Quel est le degré d’esprit d’entreprise dans un pays, dans quelle mesure est-il encouragé ? Est-ce que la bureaucratie et la réglementation privée et publique dissuadent toute initiative ? Est-ce que les contrôles, les subventions et les barrières tarifaires entravent le libre flux des ressources ? Existe-t’il un marché noir ou un marché parallèle, une économie informelle de grande ampleur - tous éléments qui indiquent une mauvaise allocation des ressources ? Est-ce que la technologie est développée dans le pays ou importée ? Quelles sont les barrières politiques qui peuvent s’opposer à une amélioration des gains de productivité dans les secteurs de l’industrie ou de l’agriculture ? Est-ce que les organisations syndicales ont le pouvoir d’opposer leur veto à une transformation des conditions d’emploi et de salaires ? Existe-t’il d’autres facteurs qui peuvent entraver la com- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 235 pétitivité de segments spécifiques de la production du pays sur ses principaux marchés étrangers ? - Qualité de la gestion économique : dans la plupart des cas, c’est pour les analystes de Moody’s, l’une des variables les plus essentielles dans l’évaluation du risque de crédit souverain. Elle peut en effet avoir une incidence sur le niveau de la dette étrangère d’un pays, ainsi que sur la perception qu’ont les investisseurs étrangers, des autorités du pays. À l’évidence, la qualité de la gestion nationale dépend beaucoup des facteurs politiques et sociaux mentionnés plus haut. D’un point de vue plus économique, les analystes vont essayer d’évaluer la capacité des dirigeants chargés de gérer la politique économique d’un pays à répondre à temps, et de façon pertinente, à des problèmes économiques et financiers. Comment se sont-ils comportés dans le passé lors de situations de crises ? De quelle façon communiquent-ils leur politique et leurs intentions à leur population comme aux investisseurs étrangers ? Est-ce que la politique fiscale du pays (impôts, dépenses et déficit budgétaire national) est sous contrôle ? Est-ce que sa politique monétaire (offre de monnaie et financement du déficit) est rationnelle et consistante ? Est-ce que les dirigeants envoient les signaux appropriés en matière de prix essentiels pour l’économie : taux d’intérêts, taux de change, salaires, tarifs publics, prix des produits agricoles et des matières premières, etc. - Dépendance structurelle de l’économie : une situation de dépendance par rapport à certains produits ou marchés d’exportation ou d’importation peut empêcher une économie de se restructurer pour affronter des défis internes ou externes. Cette situation de dépendance peut également contrarier la capacité de l’économie à être compétitive sur les marchés mondiaux. Est-ce que l’économie est limitée à un seul type de produits d’exportations comme les ressources du sol qui sont sujettes à des fortes variations de prix et sont ainsi vectrices d’incertitude quant aux rentrées de devises ? Est-ce que les marchés vers lesquels se dirigent les exportations font l’objet de mesures protectionnistes ? Est-ce que l’économie dépend d’un niveau d’importations de biens et services difficile à modifier sans risquer de perturber le flux d’intrants indispensables pour les exportations du pays ? Existe-t’il un manque de ressources en hydrocarbure si important dans le pays, qu’une hausse brutale des prix dans le secteur peut causer de graves problèmes à son économie ? Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 236 - Nature et variété des exportations : quelles sont les principales sources génératrices de recettes en devises pour le pays ? Sont-elles stables ou cycliques ? De combien de ces sources le pays dépend-il vraiment ? En matière de combinaison de ses exportations, quelle est la position concurrentielle du pays sur les marchés mondiaux ? Est-ce qu’il gagne ou perd des parts de marché ? Est-ce qu’il est un producteur cher ou compétitif ? Est-ce que les volumes d’importation diminuent lorsque leur prix en monnaie nationale augmente, ou est-ce que certaine importations sont tellement essentielles et irremplaçables pour l’économie que leur volume varie peu, malgré une hausse de leur prix ? - Flux de capitaux internationaux : les flux de capitaux en direction ou à l’extérieur du pays doivent être observés, pour comprendre la nature de l’accumulation des obligations qu’un pays réalise à l’égard du monde. Est-ce que le capital importé est utilisé pour financer des projets étrangers générateurs de devises ou pour financer une consommation notoirement non productive ? Est-ce que la réglementation du pays facilite ou dissuade les entrées de capitaux ? A l’inverse, est-ce que les capitaux qui sortent du pays renforcent la position étrangère du pays ou correspondent à une volonté des agents économiques locaux de se soustraire aux contrôles et à l’instabilité politiques ? La taille du poste “ erreurs et omissions ” dans la balance des paiements courant est en général un bon indicateur de ces flux non répertoriés de capitaux. - Programmes d’austérité : la capacité d’un pays à mettre en oeuvre de façon durable un programme d’austérité est un bon indicateur de la façon dont il peut réagir lorsqu’il est confronté à un déficit de ses comptes extérieurs. Est-ce qu’un tel programme sera introduit à temps pour éviter une détérioration sérieuse de ses comptes et contenir un mouvement général de défiance de la part des opérateurs étrangers ? Pendant combien de temps le programme peut-il être maintenu face à l’opposition politique grandissante de groupes d’intérêts représentant l’agriculture, la fonction publique, l’industrie ou les consommateurs ? Est-ce que les ajustements économiques douloureux (des impôts et des prix plus élevés pour la nourriture, les transports, le capital et d’autres produits de première nécessité) provoqueront une réaction politique brutale susceptible de compromettre l’assise du gouvernement ? Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 237 - Nature et volume de la dette externe : dans toute analyse du risque souverain, il apparaît essentiel aux experts de Moody’s, de spécifier la nature et l’importance du poids de la dette étrangère sur les finances d’un pays. L’explication la plus simple est que plus ce fardeau est lourd, et plus la probabilité s’accroît de voir se matérialiser une défaillance dans son service. Les analystes de Moody’s commencent donc par examiner l’ensemble des engagements d’un pays envers le reste du monde. Ils font ensuite une distinction entre les types d’engagements par niveaux de risques. Le but est de générer une série de résultats sous la forme de totaux qui permettent de classer ces engagements en fonction de leur poids. Une précision tout d’abord : chez Moody’s, le qualificatif “externe” qui sert à définir la dette prise en considération, recouvre deux critères : - le premier fait référence à une différence de monnaie (nationale et devises étrangères) - le second fait référence au lieu où le prêteur est domicilié. Dans les cas où le second critère est utilisé, l’agence comptabilise l’ensemble des engagements du pays envers les non-résidents, sans tenir compte de la monnaie dans laquelle ils doivent être remboursés. À l’inverse, dans les cas où le premier critère est utilisé, l’agence additionne toutes les obligations en devises étrangères, qu’elles soient remboursables à des résidents ou non-résidents. Le double contenu du terme “ externe ” permet ainsi d’évaluer des réalités très différentes. Les analystes de Moody’s illustrent le propos avec le cas des ÉtatsUnis : c’est un pays qui a une dette en devises étrangères assez peu importante (entreprises et agences américaines sur l’euromarché) comparée à sa dette en dollars à l’égard des non-résidents (l’une des plus importantes au monde). Par rapport à ces deux critères, Moody’s retient pourtant celui des engagements remboursables en devises comme étant le plus significatif pour évaluer le risque de défaillance d’un pays par rapport à sa dette externe. Les raisons sont les suivantes : pour un gouvernement, le Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 238 remboursement en monnaie locale est moins contraignant ; il peut être accompli en levant des impôts ou en créant de la monnaie ; il ne génère pas de pression directe sur la valeur de la monnaie nationale sur le marché des changes. À l’inverse, le service de la dette externe libellée en devises étrangères se traduit par une demande à laquelle la banque centrale d’un pays doit directement répondre. Le gouvernement d’un pays dispose alors de plusieurs options : il peut puiser dans ses réserves de devises ; il peut décider de s’approprier les avoirs en devises étrangères des individus ou des entreprises ; il peut essayer d’obtenir un crédit supplémentaire dans les devises étrangères demandées ; il peut faire face grâce aux soldes positifs enregistrés par ses exportations de biens et services. Moody’s Investors Service précise également que lorsque l’agence étudie les “ engagements ” d’un pays, ses analystes considèrent “ tous les engagements des agents économiques du pays étudié ”, et non pas seulement ceux contractés par son gouvernement. L’explication est la suivante : les engagements du secteur privé en devises étrangères peuvent devenir ceux de la banque centrale lors d’une crise de la dette, comme cela s’est déjà produit dans plusieurs pays d’Amérique latine. La possibilité pour le secteur privé d’un pays d’emprunter ou non à l’étranger dépend de décisions politiques prise par son gouvernement en matière de taux d’intérêt et de taux de change. De telle sorte que la proportion d’emprunt public et privé à l’échelle d’un pays est une variable encore conditionnée par les autorités nationales par l’intermédiaire de la politique économique, monétaire et fiscale. Ce qui compte ainsi pour les experts de Moody’s, c’est le montant total du déficit des paiements courants d’un pays et le degré auquel il est financé en ajoutant (ou non) au stock déjà existant de la dette nationale en devises étrangères. Selon eux, la libéralisation des flux de l’emprunt et du crédit entre les pays de l’OCDE et la privatisation de la dette n’ont pas fait pour autant disparaître le risque souverain. Ils n’ont fait que rendre plus difficile à mesurer le fardeau total de la dette d’un pays ; ils ont également réduit la capacité d’un pays à gérer la qualité de son crédit. Pour les raisons précitées, les experts de Moody’s attachent donc, dans leur évaluation du risque souverain, une pondération moins élevée à deux autres types d’engagements : l’investissement direct étranger dans un pays et la proportion d’actions détenues par des non- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 239 résidents dans les entreprises de ce pays. Comme ils le précisent, les deux types d’engagement génèrent des flux de profit payables en monnaie nationale. À la différence des charges fixes exigées par le service de la dette, ces deux activités ne génèrent de profit que si les activités financées connaissent le succès. Les questions complémentaires que l’analyste se pose sur le profil de la dette sont les suivantes : quelle est la maturité de la dette ? Estce que ses échéances sont régulières et son service bien étalé dans le temps ou à l’inverse, sont-ils concentrés sur plusieurs années éloignées ? Dans le dernier cas, les risques de non-paiement des intérêts et du principal sont plus élevés. Egalement important pour l’évaluation est de savoir comment la dette va être employée : fera-t’elle l’objet d’une gestion prudente et efficace ou servira-t’elle à satisfaire la mégalomanie des dirigeants ou leurs engagements politiques envers des intérêts particuliers ? Est-ce que cette dette est destinée à lever des fonds dans le but de réaliser des projets de développement pour stimuler les secteurs d’exportation ou afin de doter le pays d’infrastructures indispensables ? Dans ce cas précis, les analystes savent que le cashflow généré par ces projets permettront de les financer et de contribuer à la croissance économique. Ou est-ce que la dette contractée servira simplement à financer la consommation courante et les “ éléphants blancs ”. Dans ce dernier cas, aucun retour positif n’est attendu pour le pays, sinon une augmentation de son endettement. Dans un calcul séparé, Moody’s évalue les avoirs étrangers du pays par rapport à ses engagements, afin d’obtenir un chiffre qui rendra compte de sa dette nette (limited net debt). L’étape suivante consiste à normaliser les chiffres de la dette afin de pouvoir établir des comparaisons entre les pays. - Endettement net (net debt) : Une procédure assez communément utilisée consiste à déduire les engagements totaux du pays envers les non-résidents (total liabilities to non residents), de l’ensemble des capitaux investis par les agents économiques du pays dans les opérations de ces non-résidents. On obtient alors la position d’investissement nette (net investment position). Les experts de Moody’s ont néanmoins quelques réserves par rapport cette approche : elle mélange les titres de la dette et du marché boursier (actions) ; elle ignore les différences de monnaie dans lesquelles ces titres sont émis ; elle est difficile à Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 240 mettre en pratique dans la mesure où il est presque impossible d’évaluer le montant des actifs détenus à l’étranger par les agents économiques privés. Une formule plus courante consiste à soustraire le montant des réserves officielles de devises étrangères (avec ou sans les réserves d’or), du montant de la dette brute (gross debt). Cette formule est assez appréciée, dans la mesure où les réserves sont en général composées d’actifs liquides. Mais pour un certain nombre de raisons que les experts de Moody’s précisent, cette procédure déforme l’utilisation des ratios de la dette pour comparer les pays. Les raisons avancées sont les suivantes : dans certains cas, les réserves comportent des avoirs sur des pays qui ont des difficultés à servir leur dette. Ces réserves sont en outre destinées à parer en priorité à des attaques spéculatives à court terme sur la monnaie nationale ; elles n’ont donc pas vocation à être utilisées pour assurer le service régulier de la dette. Egalement, un pays peut avoir accès à des financements à cour terme en provenance d’autres banques centrales ou s’adresser aux marchés du crédit. Ces options apparaissent alors comme une alternative préférable à l’utilisation des réserves. Prenant en considération ces différents éléments, Moody’s Investors Service porte une attention toute particulière à un montant brut de la dette exprimé à partir des besoins en liquidités à court terme du système interbancaire. - Importance comparée de la dette : il s’agit ensuite de pouvoir compare les chiffres de la dette. Deux moyens sont utilisé pour y parvenir : diviser la dette externe par le PIB ou diviser la dette externe par les exportations totales de biens et de services auxquelles on a ajouté les gains enregistrés par le pays grâce à ses avoirs étrangers, ainsi que les transferts nets unilatéraux (lorsqu’ils sont positifs). Pour les experts de Moody’s aucune des deux méthodes n’est vraiment satisfaisante. Ils utilisent deux exemples pour illustrer leur propos. Si l’on prend deux pays X et Y : - X est un pays riche dont le PIB est de 1000, mais c’est un pays relativement fermé dans la mesure où ses exportations de biens et services ne représentent que 20% de ce PIB (200) ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 241 - Y est un pays moins riche dont le PIB ne s’élève qu’à 200, mais c’est un pays beaucoup plus ouvert au commerce avec le reste du monde, comme l’indique la part représentée par ses exportations dans le PIB (50% du PIB, soit 100). En partant maintenant du principe que : - X a une dette externe de 300 - alors que celle de Y ne s’élève qu’à 100 Comment se présentent les ratios de la dette ? Debt/GDP Debt/Exports X Y 30% 50% 150% 100% L’interprétation des ratios donne des résultats différents : - si l’on part de la mesure de la dette par rapport au PIB, Y est le pays le plus endetté ; - si l’on part de la mesure de la dette par rapport aux exportations, X est le pays le plus endetté. Quel ratio retenir alors comme étant le plus significatif ? Le ratio Debt/GDP est à l’évidence favorable à des économies relativement fermées comme les États-Unis, le Brésil, l’Australie, etc. alors que le ratio Debt/Export avantage des économies plus ouvertes comme la Norvège, l’Irlande, la Belgique, etc. De nombreux économistes partent du principe que l’ouverture est un atout essentiel pour le développement d’une économie ; elle rend cette dernière capable de s’ajuster à la demande ou aux chocs des prix à l’extérieur des frontières. L’orientation initiale à l’ouverture de certaines économies, les Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 242 rend plus aptes à adapter leur appareil de production à la demande de secteurs dont les biens sont échangés à l’échelle internationale. Ces arguments en faveur de l’ouverture militent pour l’utilisation du ratio Debt/Export. D’un autre côté, comme l’expliquent les analystes de Moody’s, les pays dont les économies sont déjà très ouvertes peuvent n’avoir qu’un potentiel très limité d’expansion supplémentaire de leur capacité d’exportation. À l’inverse, les économies fermées dont le PIB est conséquent, ont tendance à posséder toutes les capacités pour réorienter leurs ressources vers des secteurs capables de générer des devises étrangères 217. - Prévisions : la dernière étape du processus d’analyse consiste, chez Moody’s, à tenter d’évaluer l’impact à court et long terme des grandes tendances de l’action sociale sur l’économie du pays étudié. Considérons l’exemple suivant. Sachant que l’état de la balance des paiements courants d’un pays et le financement d’un déficit éventuel de cette balance dépendent de nombreux facteurs : - la pression relative de la demande sur le marché domestique et sur les marchés étrangers - les mouvements relatifs des coûts entre le pays et ses partenaires/rivaux commerciaux - l’évolutions des taux de change - la bonne disposition des investisseurs étrangers à ajouter des titres libellés en devises étrangères à leur stock d’avoirs domestiques 217 Pour toutes ces raisons, R.P Nye tient à préciser : “ While bankers have traditionally viewed a debt service ratio of 20% as a warning threshold, Moody’s has no set formula for determining when the level of debt servicing becomes sufficiently high to cause concern or a review of the credit rating. In fact, debt service ratios are only one set of the many relationships Moody’s considers in assessing the overall creditworthiness of a borrower in the long term capital markets, in “ Capital markets and country risk : sovereign credit assessment at Moody’s ”, op.cit., p.33. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 243 - une rentrée de fonds qui représentent de l’investissement direct en termes d’équipement de sites de production ou de l’investissement de portefeuille, l’analyste va devoir évaluer chacun d’eux par rapport à l’interprétation des déterminants politiques, économiques et sociaux criblés lors des premières étapes de la démarche (cf. supra). L’objectif est alors de formuler une série de scénarios de crise. Ils représentent un ensemble plausible de circonstances catastrophiques : comment le pays X, avec sa structure socio-économique, le contenu de ses politiques, le profil de sa dette, les déterminants de son action sociale et les réactions qu’ils engendrent - peut connaître des problèmes financiers qui vont le conduire à ne pas honorer le service de sa dette libellée en devises étrangères ? Chaque scénario fait l’objet d’une pondération subjective en fonction de ses probabilités de matérialisation. Plus les scénarios de crise attachés à un pays reçoivent une pondération élevée (signalant une forte probabilité de matérialisation du risque) et plus la notation de ce pays doit être faible par rapport à d’autres. Conclusion du chapitre 3 Retour au sommaire À l’issue de cet exposé consacré aux professionnels du risquepays, une première conclusion s’impose : malgré les reproches qui leur sont régulièrement faits pour la myopie de leurs prévisions lors de crises politiques, économiques ou financières graves, elles bénéficient d’une certaine crédibilité auprès de leurs utilisateurs - un élément qu’attestent pour certaines leur longévité et leur robustesse face à la concurrence et leur existence aujourd’hui sur Internet (BERI, PRS, Moody’s, etc.). Il nous a donc paru intéressant, pour conclure ce troisième chapitre, de préciser deux éléments : les critiques traditionnelles qu’on leur adresse, mais également de s’intéresser à leurs résultats, en fonction d’études comparatives qui ont été faites sur le sujet. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 244 - Les critiques : concernant les approches qui classent les pays du monde (rating) selon un plus ou moins grand degré de risque, soit : - en pondérant de nombreuses opinions d'experts comme BERI, PRS Group, Euromoney, ou Institutional Investor 218, - en partant d'un certain nombre de critères (Grilles d'analyse) comme EIU, Coface, ICRG, Moody’s Investors Service, plusieurs types de reproches sont traditionnellement faits que nous nous proposons d’exposer rapidement. * Pour les premières : il n’y a parfois qu'une seule et même grille d'analyse pour tous les pays et les variables se voient affectées du même coefficient. L’agrégation des notes est également contestée : on traduit sur une échelle quantitative des jugements qualitatifs en faisant la moyenne des opinions ; par là même, on neutralise les opinions extrêmes et on obtient un avis général dénué d'engagements. En outre, on arrive à faire des moyennes entre des avis justes et des avis erronés, d'où un manque de fiabilité des résultats. Certaines notes de facteurs isolés peuvent être révélatrices d'un climat explosif sans que la note finale, du fait des pondérations et de l'agrégation, ne reflète cet état de fait 219. 218 Malgré nos recherches, la méthode utilisée par Institutional Investor nous échappe encore. Ce que nous savons, c’est qu’elle est basée sur l’interrogation d’un panel des principaux banquiers internationaux. Ceux-ci doivent noter chaque pays sur une échelle de 0 à 100 (100 représentant la meilleure note pour le risque de crédit). Institutional Investor fait ensuite la moyenne de ces évaluations, attribuant plus de poids aux réponses faites par certains banquiers, en fonction de 2 critères : l’exposition internationale de leur établissement et la qualité de leur système d’évaluation du risque-pays. Afin d’identifier les facteurs que les participants à l’enquête ont sélectionné dans le passé, Institutional Investor leur demande de les classer par ordre d’importance lorsqu’ils notent les pays. 219 Lepert T., Risques économiques et politiques : proposition d'un modèle de choix de type d'implantation à l'étranger, Thèse de doctorat, Université de Paris IX Dauphine, 1991, p.76. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 245 * Pour les approches de la deuxième catégorie, cinq remarques négatives sont faites 220 : tout d’abord, la prise en compte de très nombreux critères pour évaluer le risque d’un pays tend à dissoudre ceux qui sont les plus influents dans la totalité. Trois autres remarques concernent ensuite la subjectivité de plusieurs éléments : le choix des critères (pourquoi choisir tel critère et non tel autre), leur pondération (idem pour le coefficient qui leur est attribué) et leur notation (comment quantifier la qualité d’une administration ?, etc.). Dernier point : la note finale aboutit à un classement dont les fondements sont conceptuellement fragiles, mais qui peut déterminer pourtant le sort d’un pays. De fait, en raison de l’audience internationale qu’ont certains grands cabinets (ICRG, BERI, EIU) ou agences de notation (Moody’s, Standard & Poor’s), un pays se verra, en fonction de ses résultats, accorder toutes les facilités pour accéder aux marchés de capitaux et attirer les IDE, ou au contraire, il sera mis au “ ban ” de la communauté internationale des affaires. - Au niveau des résultats : nous nous appuierons sur trois études qui ont été menées aux États-Unis dans les années 1990. * La première étude évalue les résultats des prévisions de trois systèmes de notation conçus par The Economist 221, Political Risk Services (PRS) et Business Environment Risk Index (BERI) 222. Elle a été conduite par L.D. Howell, responsable du département “ International Studies ” de Thunderbird et B. Chaddick, chercheur à l’American Graduate School of International Management de Glendale (Arizona). 220 Benmansour H. , C.Vadcar., Le risque politique dans le nouveau contexte international, Dialogue Editions, Paris, 1995, p.46-47. 221 Le système conçu par The Economist en 1986 était exclusivement consacré au risque politique. Il ne s’agissait donc pas d’analyser le risque-pays comme le fait aujourd’hui EIU, la branche spécialisée de The Economist dont nous avons étudié le système d’évaluation. Le Country Risk Service développé par Economist Intelligence Unit est en effet un service consacré au risque-pays dans son acception la plus large (risque politique, économique, de solvablité, etc.). 222 Howell L.D., Chaddick B., “ Models of political risk for foreign investment and trade : an assessment of three approaches ”, The Columbia Journal of World Business, Fall 1994, p.71-91. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 246 L’étude est faite sur la base d’une comparaison des notes attribuées par ces agences de conseil avec les pertes enregistrées par des entreprises américaines sur 36 marchés étrangers entre 1987 et 1992, uniquement pour des motifs politiques 223. À l’issue de cette enquête comparative utilisant des techniques statistiques (corrélation et régression multiple), les résultats confirment une meilleure fiabilité des prévisions faites par PRS. Quant aux prévisions réalisées par le BERI, elles s’avèrent supérieures à celles de The Economist, un élément appuyant, selon les auteurs, les conclusions d’une enquête précédente 224. Howell et Chaddick referment leur propos par plusieurs remarques : la prévision du risque politique reste, selon eux, possible sans suivre nécessairement de façon rigoureuse les cadres théoriques définis par les agences de conseil ; les auteurs indiquent également que la restructuration des modèles peut améliorer leur capacité de prévision ; ils concluent leur propos en précisant que certaines variables sont plus utiles que d’autres pour servir de signaux d’alerte aux investisseurs : les environnements régionaux hostiles ; les États voisins inamicaux ; l’autoritarisme politique ; les délais de paiement ; l’augmentation des coûts du travail. Tous les phénomènes sociétaux qui ne reçoivent pas l’attention des médias et ne font pas l’objet d’une large diffusion doivent de la même façon pouvoir être intégrés dans les évaluations des opérateurs étrangers. * La problématique de la deuxième étude s’articule autour de la question suivante : Quelle est l’importance d’une bonne compréhension du risque-pays pour les investisseurs ? Pour y répondre C.B. Erb et T.E. Viskanta de la First Chicago Investment Management Co, C.R. Harvey de Duke University, ont entrepris d’explorer le contenu 223 Howell et Chaddick citent ainsi deux exemples de matérialisation du “ risque politique ” non couverts par l’OPIC : en Colombie, en Novembre 1991, 4 ingénieurs kidnappés sont libérés après que leur entreprise ait accepté de verser entre 800.000 et 1 millions de dollars. En Birmanie (Myanmar), en raison de la détérioration de la situation politique et militaire, les vols de la Thai Airlines à destination de Rangoon se sont faits dans des conditions de remplissage minimal. La compagnie aérienne enregistre alors des pertes considérables de revenus. 224 Salisbury B., “ An analysis of political risk models ”, Thunderbird mimeo, January 24, 1992. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 247 économique de cinq indices du risque-pays 225. Quatre d’entre eux (political risk, financial risk, economic risk, composite risk) sont issus du International Country Risk Guide (ICRG) et le dernier (country credit rating) appartient à Institutional Investor’s. L’un des objectifs de cette étude ambitieuse était de savoir si, depuis 1984, les indices contenaient de l’information sur le rendement des capitaux investis dans 117 pays développés et émergents 226. Par rapport à cette question, les auteurs observent que les indices de mesure du risque-pays et tout particulièrement ceux de ICRG - contiennent de l’information sur les rendements futurs des investissements financiers. Dans le cas d’ICRG, deux indices : l’indice du risque financier et l’indice du risque économique fournissent le plus d’information sur cette dimension (plus spécialement sur les marchés des pays développés de l’échantillon). Une autre observation faite par les auteurs est que si les variations de l’indice du risque politique ont quelque pouvoir d’explication marginal sur le rendement des portefeuilles dans les pays émergents, ils n’en ont aucun dans les pays développés. La conclusion des auteurs est donc que les stratégies les plus simples d’achat ou de vente de titres, qui s’appuient sur les prévisions à la hausse ou à la baisse du risque économique et financier faites par ICRG, peuvent se traduire par des niveaux de rendement élevés pour les portefeuilles des gestionnaires de fonds de pension ou d’investissement. * La dernière étude, conduite par R. Cantor et F. Packer, porte sur les évaluations de la dette souveraine réalisée par Moody’s et Standard & Poor’s 227. Les auteurs se sont interrogés sur deux points : les différences de notation entre les deux agences ; la relation entre ces notations et le jugement des opérateurs financiers. Concernant le pre225 Erb C.B., Harvey C.R., Viskanta T.E., “ Political risk, economic risk and financial risk ”, http://www.duke.edu/∼charvey/Country_risk/pol/polappa.htm. Ce papier de recherche a été publié dans le numéro de Nov/Dec 1996 du Financial Analysts Journal. 226 Cinq groupes de pays ont été retenus : “ All countries ”, “ Countries with equity market ”, “ Developed countries with equity markets ”, “ Emerging countries with equity markets ”, “ Coutries without equity markets ”. 227 Cantor R., Packer F., “ Sovereign credit ratings ”, Current Issues in Economics and Finance, Federal Reserve Bank of New-York, Volume 1, Number 3, June 1995. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 248 mier point : si les agences s’accordent fréquemment sur les notes du haut du tableau accordées à des débiteurs souverains comme les ÉtatsUnis, le Royaume-Uni, la France, le Japon ou l’Allemagne, il n’en est pas de même pour les notes données aux pays qui occupent le bas du tableau. Les auteurs donnent plusieurs explications au phénomène. Ils précisent tout d’abord que ce type d’évaluation est relativement récent 228 et qu’il est, de plus subjectif, parce que compliqué. Les analystes doivent prendre en considération non seulement les facteurs qui affectent la solvabilité de ces acteurs, mais également les facteurs qui peuvent affecter de façon indépendante leur volonté de payer, à savoir : la stabilité des institutions politiques, la cohésion économique et sociale et l’intégration dans le système économique mondial. Quant au deuxième point étudié par Cantor et Packer, il concerne l’influence des notes accordées par les agences sur l’évaluation des titres de la dette souveraine par les marchés financiers. Leurs observations font état des résultats suivants : les opérateurs financiers reconnaissent les difficultés inhérentes à la notation du risque souverain de solvabilité. Ce faisant, ils ont tendance à se montrer plus pessimistes que les agences et sont fréquemment en désaccord avec elles sur la notation sur l’évaluation du risque précité. Ils seront ainsi plus enclins à demander, pour des titres qui se voient intégrés dans la même classe par les agences, des primes de risque plus importantes pour les titres de la dette souveraine, que pour les obligations d’entreprise. En outre, leur évaluation des premiers diffère fréquemment de celle des agences de notation spécialisée. Aussi, bien que les pays ne puissent aujourd’hui se passer de la notation des titres de leur dette pour avoir accès aux marchés de capitaux internationaux, cette étape et son résultat ne semblent, contrairement à l’ambition des agences, avoir guère d’influence sur l’opinion des opérateurs financiers. Ces précisions faites, nous aborderons maintenant la conclusion de cette première partie consacrée aux méthodes qu’utilisent les firmes multinationales, les banques, les agences spécialisées, pour évaluer le risque-pays. 228 cf. à ce sujet les précisions que nous fournissons sur Moody’s, dans la section de ce chapitre qui lui est consacrée. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 249 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Première partie : Un bilan des pratiques du Risque-Pays CONCLUSION Un bilan des pratiques du risque-pays Retour au sommaire À la lecture de ce bilan des pratiques du risque-pays, le spécialiste peut s’étonner de constater un manque : celui des approches directes mono-pays développées à la suite de critiques formulées contre le caractère relativement superficiel des approches par classement. Bien que la démarche que nous proposons s’inscrive dans ce courant et se présente comme un complément (réclamé par les professionnels) des approches comparatives, on serait aujourd’hui en peine de trouver mentionnées dans la pratique des agents économiques internationaux (FMN, BMN, grandes organisations internationales ou cabinets de conseil spécialisé qui intègrent des éléments d’autres agences dans leur grille de lecture du risque-pays) des références à la méthode Ally proposée par Novaction 229 ou la méthode des scénarios proposée par 229 Novaction a cessé cette activité avec le départ de l’associé qui avait conçu la méthode Ally. Reprenant plusieurs apports des techniques du marketing et de la sociologie, la méthode Ally, mise au point par le groupe Novaction, avait un objectif : faire apparaître les structures des pays où les sociétés voulaient exercer leurs activités, et ensuite comparer les objectifs de la société avec ceux du pays d’accueil. Cette méthode reposait sur trois principes : Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 250 X.A Études Prospectives 230. Bien que figurant systématiquement dans les thèses françaises sur le risque politique ou le risque-pays, nous n’avons trouvé aucune référence récente sur ces méthodes dans la littérature nord-américaine et Internet ne les identifie pas. Le « marché » aurait-il tranché ? Ces précisions faites, un examen approfondi des méthodes de prévision du risque-pays conçues par les entreprises, les banques ou les institutions de références, révèlent des pratiques moins « simplistes » que leurs détracteurs le laissent entendre. Si, comme nous allons le voir, ces pratiques comportent des lacunes compromettant leur capacité de prévision, leur mise en oeuvre permet néanmoins aux agents économiques qui y recourent de ne pas s’aventurer en terrain inconnu à l’extérieur des frontières, réduisant par là même quelque peu l’incertitude entourant leurs opérations extérieures. L’industriel se forge ainsi une grille à base d’indicateurs lui permettant d’évaluer les risques liés à la protection de ses ressources physiques, humaines et financières et, de façon plus précise, au fonctionnement de ses projets. Le banquier élabore un cadre dont les indicateurs l’aident à apprécier la santé de différentes économies qu’il a investies ou projette d’investir et à l’avertir d’une possibilité de matérialisation de sinistres l’identification de groupes homogènes sur les plans social, économique et culturel ; l’analyse de la structure des liaisons entre les segments et leurs changements d’importance ; la prévision des alliances entre segments, c’est à dire des coalitions les plus capables d’exercer, à l’avenir, le pouvoir ou d’influencer les décisions dans chaque secteur économique, in Gambes P., Poli J., Price R., « Un exemple de stratégie économico-politique », Revue Française de Gestion, mai-juin-juillet-août 1981, p.44. 230 Lecerf Y., Parker E., « Une méthode de prévision à usage industriel », Revue Française de Gestion, mai-juin-juillet-août 1981, p.25. Selon ses concepteurs, la méthode utilisant le « minimax regret » plutôt que les coefficients pour probabiliser des scénarios, ainsi qu’une banque de scénarios produite pour chaque pays dans une optique ethnologique - cette méthode permettait de définir pour chaque pays étudié 3000 avenirs parallèles et de calculer ainsi 3000 fois les bénéfices de la société cliente dans le pays considéré (une fois pour chaque avenir envisageable). Spécialisé depuis 1973 dans la prévision politique, le bureau d’études X.A-Etudes Prospectives revendiquait parmi ses clients 5 sociétés parmi les 20 premières mondiales et 5 sociétés françaises parmi les 10 premières. En 1981 Lecerf et Parker affirmaient qu’aucune société cliente de leur bureau n’avait été prise en défaut par une erreur de prévision sur les cas traités. Et depuis.... ? Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 251 sur le portefeuille de ses créances publiques et privées ou de ses activités de marché (actuelles ou à venir). L’assureur-crédit, quant à lui, met au point une méthode lui permettant d’appréhender, dans différents pays, les fragilités structurelles susceptibles de mettre en péril les opérations (échanges commerciaux, investissements) qu’il couvre. Les agents économiques disposent donc de méthodes opérationnelles d’évaluation du risque-pays. Mais elles ne remplissent pas forcément leur rôle de système d’alerte avancé (early warning system) comme l’ont révélé les dernières crises financières dans plusieurs pays émergents. Concernant plus particulièrement les méthodes comparatives utilisées par les banques, les cabinets de conseil ou les agences spécialisées, plusieurs reproches leur sont adressés : - les sytèmes comparatifs d’évaluation du risque-pays ne tiennent pas suffisamment compte, dans leurs notations, du poids croissant du secteur privé dans le financement des économies nationales. Dans les méthodes utilisées, une partie de la batterie d’indicateurs servant à mesurer le risque d’un pays est de nature macro-économique. Or, comme l’étude des fait l’a récemment révélé, les mécanismes à l’origine de la crise asiatique étaient d’abord micro-économiques : créances douteuses, risques de liquidité des banques privées liés à une maturité insuffisante, investissements inefficaces dans l’immobilier notamment. La lecture des notes attribuées par la majorité des organismes de notation du risque-pays à la Corée et au Japon dans le courant de l’année 1997 démontrait ainsi l’inadéquation de systèmes de ratios exclusivement macro-économiques 231 ; - les systèmes comparatifs d’évaluation du risque-pays ne parviennent pas à bien apprécier les conséquences de la dynamique croisée des dimensions de l’action politique et économique. C’est ainsi que la crise financière de l’automne 1997 qui s’est propagée sur les marchés de la planète et qui a débuté en Thaï231 Schmidt C., Habib-Deloncle L., « Une réforme du risque-pays s’impose », Le Monde de l’Economie, 6/10/1998. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 252 lande pendant l’été de la même année a rappelé aux financiers que dans ce denier pays (comme dans la plupart des « pays émergents »), le risque politique existait : « C’est toute l’élite qui est liée par une gigantesque pacte de corruption » écrivaient E. Chol et F. Lenglet. Le secteur financier est aux mains de quelques dizaines de familles puissantes liées au gouvernement et à la banque centrale. Et les établissements de ce secteur se sont massivement engagés, comme ailleurs, dans l’immobilier les plus gros propriétaires étant bien souvent des amis, voire des cousins ou des fils des détenteurs du pouvoir 232 ». Les professionnels tirent eux-mêmes les conclusions de ces faiblesses. J.L Terrier, fondateur de Nord-Sud Export Consultants et de Credit Risk International écrit ainsi : "la méthodologie des classements-pays [...] correspond à une approche rudimentaire des risquespays qui ne peut, ni ne doit, dispenser les industriels exportateurs et/ou investisseurs à l'étranger d'une évaluation plus "intelligente" de ce type de risques" 233. D’autres facteurs ont pu jouer contre la mise au point d’instruments plus sophistiqués que les méthodes comparatives du risque-pays. Les analystes travaillant pour le compte de banques, d’entreprises ou de cabinets spécialisés retenus par ces grands investisseurs, ont conçu leurs méthodes d’évaluation du risque-pays en fonction de deux paramètres : les intérêts économiques des groupes pour lesquels ils travaillaient ; l’impératif de rentabilité de leur fonction au sein des groupes. Le métier de ces analystes, lié à des obligations professionnelles bien précises, ne pouvait donc être de faire apparaître les risques (pays et/ou système) que les activités des groupes les employant pouvaient faire courir (restructurations massives et chômage, endet232 Chol E., Lenglet F., « Dragon Blues », Le dossier de L’Expansion, n°559, du 23 octobre au 5 novembre 1997, p.126-136. 233 Terrier J.L, Credit Risk International, "Classement-Pays 1994-1995", Méthodologie (I), p.7. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 253 tement rédhibitoire, précarisation du salariat, destruction du milieu naturel, spéculation financière et immobilière, disparité croissante des revenus, etc.) aux populations et aux territoires qu’ils comptaient prospecter, retenir, ou éviter. Leur formation supérieure ne les a pas non plus préparés à aborder la réalité d’un monde complexe et à prendre du recul par rapport à la logique de leurs activités (une logique parmi d’autres). Comme l’explique R.P. Nye, ancien responsable du International Evaluation Department d’Atlantic Richfield Company (ARCO) puis Senior Analyst chez Moody’s Investors Service, les analystes du risque souverain sont, pour la plupart, des analystes appartenant au « courant dominant » de l’économie internationale parfois avec une expérience dans la banque. Ces experts ne sont pas formés aux sciences politiques ou aux sciences de gestion, un facteur qui, selon lui, explique leur incapacité à prendre en considération les éléments issus de ces disciplines scientifiques pour évaluer le risquepays. Le résultat, comme il le précise, c’est qu’« un certain nombre de tendances importantes dans l’évolution des pays sont tout simplement ignorées » 234. Le cloisonnement des disciplines scientifiques n’a pas contribué à améliorer la situation. C’est par rapport à ces remarques que nous avons conçu notre démarche. Nous nous proposons ainsi, dans ce travail de recherche, non pas de fournir une « énième » méthode comparative du risque-pays, mais de tenter une théorie et une méthode d’évaluation qui en découlera. Intégrant les apports de la discipline des relations internationales, de la sociologie et de la prospective stratégique, la démarche s’efforcera d’atteindre plusieurs objectifs : replacer la problématique du risque-pays dans un contexte d’analyse qui est simultanément national et mondial ; aider les agents économiques à dépasser les études du risque-pays conçues pour l’essentiel en termes de grandeurs macro-économiques ou financières ; leur permettre par là même de rentrer dans la complexité des territoires d'opérations extérieures (vil- 234 Nye R.P., « Sovereign credit-ratings : a subjective assessment », Global Risk Assessment, Book 4, Riverside, 1997, p.112-113. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 254 les, régions, pays) et d’en identifier les risques de rupture, là où l’opinion « autorisée » ne l’attend pas 235. 235 Comme le précise I. Warde : « Les événements du mois d’août (1998) en Russie - effondrement du rouble, décision du gouvernement de ne plus rembourser sa dette, remous politique et sociaux - ont particulièrement traumatisé les investisseurs. Ce pays n’était-il pas, en 1997, champion du monde des marchés émergents ? Un effet de dominos a soudain emporté ces mêmes marchés qui devaient être les grands bénéficiaires de la mondialisation. Dans de nombreux pays, les « capitaux flottants » sont repartis aussi soudainement qu’ils avaient débarqué, laissant éclater au passage les bulles spéculatives qu’ils avaient créées. Après la Russie, c’est le Brésil qui est au bord du gouffre financier, risquant d’entraîner dans sa chute l’Argentine, le Chili et le Mexique, in « Le système bancaire dans la tourmente », Le Monde Diplomatique, Novembre 1998, p.4-5. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Deuxième partie Une approche renouvelée du Risque-Pays Retour au sommaire 255 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 256 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Deuxième partie : Une approche renouvelée du Risque-Pays INTRODUCTION Fondements d’une approche renouvelée du risque-pays Retour au sommaire « Dans un monde de plus en plus imbriqué et mondialisé », écrit R. Higott, « la distinction entre politique économique intérieure et internationalisation perd de son importance, et de multiples identités, loyautés et souverainetés entrent en conflit » 236. Cette remarque illustre une double réalité : aujourd’hui, les pays ne peuvent plus vivre en autarcie. Ceux qui sont laissés à l’écart des initiatives politiques et économiques internationales et qui ne savent s’y insérer, ceux qui sont ignorés des grands moyens d’information - sont des pays pauvres. En outre, la mondialisation des échanges remet en question l’idée de nation formée autour de l’intégration d’un marché dans un territoire souverain. Désormais, l’État-nation, malgré l’attrait qu’il exerce toujours sur les populations qui en sont dépourvues, n’est plus forcément la société. L’adéquation de la culture, de la souveraineté et de l’économie ne présente plus, jusque dans les vieux États-nations, la 236 Higgott R., « Mondialisation et gouvernance : l’émergence du niveau régional », Politique Etrangère n°2, Eté 1997, p.287. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 257 même force et cohérence, celle qui faisait de l’État-Nation la réalité historique de la société 237. L’international étant devenu une condition du développement des opérateurs privés et des pays du globe, mais aussi et simultanément un facteur de ruptures ou de recomposition des territoires nationaux, certains écrits en Économie, Relations Internationales, Géographie ou Sociologie apparaissent utiles pour aborder le risque-pays sous ses multiples aspects. Ils le sont d’autant plus, que les enseignements classiques en Économie, Gestion ou Finance, n’intègrent pas toujours, dans leurs cursus, de préparation à la lecture d’un environnement international non réductible aux seules dimensions du marché ou à la projection de stratégies d’internationalisation. Dans la réalité, logiques politiques, techniques, idéologiques et sociales interfèrent en permanence avec des logiques économiques et financières à différents rythmes et niveaux de l’espace et contribuent à façonner une scène internationale qui ne se laisse pas facilement maîtriser. Dans un contexte de mondialisation, ces logiques, dont l’origine et les effets sont toujours localisées territorialement, rendent ainsi indispensables des analyses du risque qui vont au delà de la recherche d’informations fiables sur l’état de la balance des paiements courants d’un pays, la situation réelle de sa dette (interne et externe), ses avantages comparatifs, ou son système de fixation des prix. Elles incitent à dépasser le caractère réducteur de la simple prise en considération de théories ou d’indicateurs macro ou micro-économiques, pour penser et évaluer le risque-pays. Les méthodes d’évaluation pertinentes doivent donc tenir compte de ces réalités. * Une théorie du risque-pays L’orientation théorique que nous retiendrons pour aborder le risque-pays s’inscrit dans le courant de la Sociologie des Relations Internationales, porté en France par l’oeuvre de M. Merle 238. Elle em237 238 Dubet F., Sociologie de l’expérience, Seuil, Paris, 1994, p.64. Merle M., Sociologie des relations internationales, Dalloz, 4ème édition, Paris, 1988 (1ère édition, 1974) ; Merle M., Les acteurs dans les relations internationales, Economica, Paris, 1986 ; Merle M., Forces et Enjeux des rela- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 258 prunte également à de nombreux auteurs français : économistes, géographes, sociologues, ou spécialistes des relations internationales, dont les écrits ont marqué la production scientifique de la décennie qui s’achève. Réalisés dans le courant des années 1990, les travaux de B. Badie et M.C Smouts 239, ceux de Z. Laïdi 240, de P. MoreauDefarges 241, de M. Beaud 242, d’O. Dollfus 243, de M.F. Durand, J. Lévy et D. Retaillé 244, de P.Boniface 245, de R. Fossaert 246 et ceux de 239 240 241 242 243 244 245 246 tions internationales, Economica, 2ème ed. Paris, 1985 ; Merle M., « L’international sans territoire ? » in Badie B. et Smouts M.C., « L’International sans Territoire », Cultures & Conflits, L’Harmattan, septembre 1996. Badie B. et Smouts M.C, « L’International sans Territoire », Cultures & Conflits, L’Harmattan, septembre 1996 ; Badie B., Smouts M.C., Le retournement du monde, Presses de la FNSP, Dalloz, p.1992. Laïdi Z., « Sens et puissance dans le système international », in Laïdi Z. (sous la direction de), L’ordre mondial relâché, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2ème édition, 1993 ; Laïdi Z.,Un monde privé de sens, Fayard, 1994 ; Laïdi Z., « Après les guerres, la mêlée généralisée », Le Monde Diplomatique, Janvier 1996, p.20. Moreau-Defarges P., La Mondialisation : Vers la fin des frontières ?, Dunod, 1993 ; Moreau-Defarges P., L’ordre mondial, A. Colin, Paris, 1998 ; Moreau-Defarges P., La Mondialisation : Vers la fin des frontières ?, Dunod, 1993 ; Beaud M., « A partir de l’économie mondiale : esquisse d’une analyse du système-monde », in Bidet J. et Texier J.. (sous la direction de), Le nouveau système du monde, Presses Universitaires de France, 1994 ; Beaud M., Le basculement du monde, La Découverte, 1997. Dollfus O., « Le monde est un chaos qui se déchiffre », Affiches de la géographie, « La géographie - situer, évaluer, modéliser ». Grands colloques de prospective, Ministère de la Recherche et de la Technologie, Novembre 1990 ; Dollfus O., L’Espace Monde, Economica, 1994 ; Dollfus O., La nouvelle carte du monde, Presses Universitaires de France, 1995. Durand M.F., Levy J., Retaillé D., Le monde : espaces et systèmes, Presses de la FNSP, Dalloz, 1992. Pour un complément d’analyse, on lira également, Retaillé D., « L’impératif territorial », in Badie B. et Smouts M.C., « L’International sans territoire », Cultures et Conflits n°21-22, Printemps/Eté 1996, p.21-40 ; Levy J., « Espaces-monde, mode d’emploi », in Bidet J. et Texier J., (sous la direction de), Le nouveau système du monde, Presses Universitaires de France, 1994. Boniface P., La volonté d’impuissance, Seuil, Paris, 1996. Fossaert R., Le monde au 21ème siècle, Fayard, Paris, 1991. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 259 F. Chesnais 247, partagent plusieurs points communs : tout d’abord, celui de se féconder mutuellement (la plupart des auteurs font référence à leurs travaux respectifs qui se complètent) ; celui, ensuite, d’avoir pris du recul par rapport aux paradigmes dominants états-uniens (néoréalistes et néo-conservateurs) et d’avoir fait apparaître leurs limites ; celui d’avoir fourni, également, un certain nombre de clés d’analyse qui nous paraissent essentielles, non seulement pour faire évoluer la lecture des relations internationales, mais aussi pour théoriser le risque-pays. Le propos de sociologues français impliqués dans la mise en valeur des « logiques d’action » dans de nouvelles approches des organisations 248, complète ces apports. Terminons en indiquant que ces travaux contiennent tous des éléments (systémique, jeux d’acteurs, incitation à la pro-activité) qui font de la prospective stratégique un complément « naturel » à leur « opérationnalisation ». * Une méthodologie du risque-pays Pour analyser et évaluer le risque d’un pays, pris entre les forces de l’international, du régional, et celles du jeu domestique, il fallait une méthode et des outils appropriés. En sus d’une présentation des sources d’information professionnelles les plus utilisées pour cet exercice, des indicateurs ou critères adaptés seront définis en fonction des hypothèses théoriques ; leur renseignement sur une partie de l’analyse du jeu vietnamien sera l’occasion d’illustrer la démarche et de fournir un certain nombre de données très précises permettant d’étayer nos commentaires sur le Viêt Nam. Nous en profiterons également pour présenter dans le détail les outils utilisés, indispensables dans la mise en oeuvre d’une analyse systémique, stratégique et prospective du risque-pays. C’est dans la deuxième moitié des années 1970 que M. Godet les a regroupés dans une démarche générale intégrant trois grandes 247 Chesnais F., La mondialisation du capital, Syros, 2ème édition augmentée, 1997. 248 Dubet F., Sociologie de l’expérience, Seuil, 1994 ; Amblard H., Bernoux P., Herreros G., Livian Y.F., Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Seuil, 1996 ; Lallement M., « A la recherche des logiques d’action », Sciences Humaines n°66, Novembre 1996, p.23-27. Boltanski L., Thévenot L., De la justification, Essais/Gallimard, 1991. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 260 étapes : la délimitation du système étudié, l’analyse de la stratégie des acteurs, la construction des scénarios 249. A la plupart de ces étapes, correspondent une technique d’analyse et des logiciels informatiques qui en facilitent la mise en oeuvre : MIC-MAC pour l’analyse structurelle permettant d’identifier les variables clés d’un système ; MACTOR pour l’analyse stratégique du jeu des acteurs, autorisant à fixer leurs objectifs, convergences et divergences, rapports de force, etc. ; MORPHOL pour l’analyse morphologique permettant d’imaginer, de façon exhaustive, l’ensemble des solutions à un problème donné. C’est donc cette méthode des scénarios que nous retiendrons pour fournir un support méthodologique à notre tentative de théorie générale du risque-pays. Plusieurs raisons expliquent ce choix : la rigueur des outils et la simplicité des procédures proposés, qui donnent à toute analyse inscrite dans l’un, plusieurs, ou l’ensemble des modules de la méthode, la potentialité de répondre à des critères aussi essentiels que la « pertinence », la « cohérence », la « vraisemblance », et la « transparence ». Son mérite est également d’avoir dépassé depuis longtemps le stade de la recherche et d’avoir franchi le cap du développement opérationnel, comme le prouvent les nombreuses applications qui en ont été faites dans des ministères, collectivités territoriales ou grandes entreprises. Le plan de cette deuxième partie est le suivant : - chapitre 4 : Une théorie du risque-pays - chapitre 5 : Une méthode d’analyse prospective du risque-pays 249 Godet M., Manuel de Prospective Stratégique, 2 tomes, Dunod, Paris, 1997. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 261 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Deuxième partie : Une approche renouvelée du Risque-Pays Chapitre 4 Une théorie du risque-pays Introduction Retour au sommaire Par rapport à notre sujet qui est le risque-pays, deux précisions s’imposent : - Si l’on part du principe : * qu’un « pays » est le territoire d’un État et * que pour qu’un agent économique puisse mesurer son exposition au risque, il lui faudra effectuer au préalable une analyse globale (politique, économique, sociale, etc.) de ce territoire, alors cela signifie : * que la base de notre réflexion théorique est le territoire des États, leur condition générale et leur évolution possible. - Dans la mesure où les opérations des différents acteurs concernés par cette réflexion les entraîne : Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 262 * à monter des opérations à l’échelle internationale et * à réaliser des arbitrages entre plusieurs territoires du monde qui, dans tous les cas, appartiennent à des États, * à transformer par là même l’environnement international et le territoire des collectivités nationales, alors le champ de cette réflexion sur le risque-pays s’inscrit assez naturellement dans la problématique théorique des relations internationales. En effet, si de nombreuses disciplines touchent aux relations internationales : géographie, économie, finance, histoire, etc., aucune n’en présente une image d’ensemble, chacune se focalisant sur un domaine d’étude particulier. Le champ théorique des relations internationales paraît offrir une possibilité de synthèse. Il permet au chercheur de formuler un ensemble de propositions générales destinées à rendre compte des phénomènes internationaux (richesse, espace, puissance, rapports entre les sociétés, etc.) qu’étudient les autres disciplines de façon séparée et à évaluer leur impact sur les territoires nationaux. Ces précisions faites, nous énoncerons maintenant nos hypothèses. Leur énoncé vise à fixer temporairement les logiques, processus et interactions-types structurant la vie internationale et celle des collectivités nationales. L’exercice doit permettre d’envisager l’incidence possible de ces éléments en termes de tensions et de ruptures (changements d’état plus ou moins brusque et brutal) au niveau des pays. - Hypothèse 1 : Quatre grandes logiques d’action structurent les relations internationales. - Hypothèse 2 : le rythme et la surface de projection de ces logiques ne sont pas les mêmes. - Hypothèse 3 : chaque logique fait système et chaque système interagit avec les autres. - Hypothèse 4 : le dé-ajustement des logiques, les dysfonctionnements ou la collision des systèmes sont parfois sources de ruptures : - à l’échelle d’un territoire (risque-pays), - à l’échelle de plusieurs territoires (risque de système). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 263 Les sections qui suivent sont consacrées à l’exposé de ces hypothèses. I - Hypothèse 1 : Quatre grandes logiques d’action structurent les relations internationales et la vie des collectivités nationales Retour au sommaire Par logique d’action nous entendons tout d’abord les ambitions, modes de relations et d’interventions types associés aux individus engagés dans différents registres et situations de l’action internationale par l’intermédiaire d’organisations qui leur en donnent la possibilité. Ces logiques d’action sont au nombre de quatre 250 : - la logique des souverainetés - la logique des marchés - la logique de l’innovation-technicité - la logique des idées 250 On trouve chez R. Fossaert, comme chez M.F. Durand, J. Lévy, D. Retaillé (Le monde : espaces et systèmes, Dalloz, Paris, 1992), un choix d’analyser le monde pensé comme une totalité (système mondial), en combinant trois angles d’approche : l’économique, le politique, l’idéologique. (le culturel chez les trois géographes). Comme si, ajoute Fossaert, l’analyse des sociétés ne pouvait être réduite à moins de ces trois dimensions, in Fossaert R., Le monde au 21ème siècle, Fayard, Paris, 1991, p.9-10. La volonté de l’auteur de construire une théorie, et d’utiliser les moyens de la rétrospective et de la prospective pour comprendre en quoi le monde présent est nouveau - ces éléments sont à noter également. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 264 La logique des souverainetés La souveraineté constituant une prérogative de puissance territorialisée 251 que nulle autre institution ou organisation ne peut disputer aux États, la logique dont il est ici question les concerne. Elle légitime 251 Pour être déclarée souveraine, une collectivité territoriale doit réunir les quatre éléments suivants : un territoire, une population, un pouvoir politique organisé et relativement stable, la reconnaissance de son statut d’État par les autres États. Le droit international associe à la souveraineté, les prérogatives et obligations suivantes : - les prérogatives : l’exclusivité de la compétence politique tout d’abord : elle signifie que seule l’autorité nationale constitutivement établie a le droit de parler au nom de son peuple et d’engager la signature de son pays. De même, les autorités nationales sont seules autorisées à se livrer à des actes de contrainte sur les personnes et les biens situées sur leur territoire ; l’autonomie politique ensuite : elle implique que les actes constitutionnels et légaux des autorités étatiques souveraines sont présumés réguliers, puisqu’il ne saurait être question de contester la liberté d’un peuple de choisir son régime politique, économique et social. Pour la même raison, chaque État dispose du droit d’entrer en relation pacifique avec les autres États, de contracter avec eux, se soumettant ainsi librement à des règles juridiques communes ; la plénitude de la compétence politique enfin : elle donne à chaque État le droit d’exploiter librement les ressources naturelles se trouvant sur son territoire. Elle lui garantit aussi l’inviolabilité de ses frontières et son adhésion aux organismes internationaux selon un principe de non-discrimination et de réciprocité des avantages. - les obligations : si la souveraineté limite le champ d’application du droit international en préservant un champ de compétences propres à l’État, celuici doit se soumettre à certaines obligations ; le respect de la souveraineté des autres États : la reconnaissance internationale de la souveraineté d’un État implique qu’il respecte scrupuleusement la souveraineté des autres États. Aucune ingérence unilatérale ne peut se justifier. Cette reconnaissance conduit également les États souverains à accepter, en cas de conflit juridique, une certaine supériorité du droit international sur le droit interne, même si la règle nationale est antérieure ; le non-recours à la force pour régler les contentieux interétatiques : en se prévalant d’une souveraineté internationalement reconnue, les États s’engagent à ne pas recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État (paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations-Unies), in Boniface P., Dictionnaire des relations internationales, Hatier, 1996, p.299300. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 265 les prétentions de leurs dirigeants à exercer un contrôle sur un espace politique interne dont la frontière constitue toujours la ligne de démarcation avec l’extérieur. Elle légitime également les prétentions de ces derniers à engager la parole et la responsabilité des États qu’ils représentent dans leurs relations extérieures. Le pouvoir pensé en termes de contrôle politique à l’intérieur des frontières, la puissance et l’influence à l’extérieur, par États interposés - ces éléments forment la grammaire commune des personnels associés à l’exercice de la souveraineté. Ils constituent les moyens de satisfaire - dans le cadre d’appareils qui seuls en autorisent la réalisation - des ambitions personnelles associées à des projets et des échelles de valeur très différents selon les individus. Plusieurs éléments guident l’action des États, de leurs dirigeants, des personnels politiques et administratifs qui leur sont liés - dans leurs ambitions, relations et modes d’intervention : - Au niveau des ambitions : * à l’intérieur des frontières, les éléments qui motivent l’engagement des acteurs liés à l’État sont les suivants : la conquête, la conservation du pouvoir politique et administratif, la captation des moyens et soutiens financiers qui en sont indissociables ; les multiples avantages et prérogatives (amélioration du patrimoine personnel, du statut social, élargissement du périmètre d’influence) qui vont en général avec les hautes fonctions électives, exécutives, administratives (variables selon les États) ; * à l’extérieur des frontières, ces éléments se déclinent comme suit : la préservation de l’intégrité du territoire (sécurité) ou son expansion (au besoin par la force armée) ; la recherche d’autonomie ou d’influence dans les rapports avec les autres États et les principaux acteurs de l’économie internationales, par la conjugaison (plus ou moins habile) de multiples ressources ou l’évitement de certaines responsabilités ; la possibilité de marquer l’histoire, de définir l’agenda des questions internationales prioritaires ou d’imposer les règles, normes, modes de relations, d’accumulation et d’intervention qu’adopteront les autres grands acteurs publics et privés du monde. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 266 Tous ces éléments trouvent un prolongement dans les organisations intergouvernementales (OIG) dont la logique d’action n’est, en raison de leur réalité politico-juridique, qu’une extension de celle des États-membres et de leurs dirigeants les plus influents. - Au niveau des relations et des modes d’intervention : * À l’intérieur des frontières, la façon dont le pouvoir est conquis, exercé, transmis, administré, jette un éclairage sur la nature réelle des régimes nationaux (dictature, régime autoritaire, démocratie « exclusive » ou véritablement représentative, etc.). Elle détermine la qualité des relations et modes d’intervention politiques internes : violence chronique, répression dans les rangs des opposants comme dans ceux des soutiens ; ou encore, consultations électorales et alternances régulières, légitimité incontestée de la représentation ou de l’administration auprès des populations et des investisseurs étrangers ; ou enfin, désintérêt général, méfiance et contestation des institutions et de leurs personnels. * À l’extérieur des frontières, les ambitions des acteurs ont d’autant plus de chance d’être satisfaites que les relations et modes d’intervention politiques internes assurent stabilité et cohésion à l’espace national. À ce niveau, l’habileté politique des dirigeants est un facteur déterminant. Exercée dans le cadre de configurations territoriales et de régimes différents, elle leur permet de tirer le meilleur parti des ressources dont le pays dispose, ou de se mettre en situation d’acquérir celles qui manquent, accentuant l’influence du pays, ou réduisant sa dépendance vis a vis des autres États et des grands investisseurs internationaux ; cette habileté politique les autorise à concilier ainsi deux intérêts : garder, préserver l’espace dont ils sont responsables ; éviter de perturber les mouvements de marchandises, d’argent, de touristes, d’images, d’idées qui sont sources essentielles de prospérité et de vitalité 252 ; elle leur assure par là même de disposer d’une marge de manoeuvre tant interne qu’externe, indispensable pour abor252 Moreau-Defarges P., La mondialisation : vers la fin des frontières ?, Dunod, Paris,1993, p.57. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 267 der les négociations ou les crises (conflits, krachs, etc.) dans les meilleures conditions et perdurer ainsi dans leurs fonctions. La logique des marchés Bien qu’une poignée d’États industrialisés (en particulier ceux dont les monnaies, systèmes financiers, bancaires et les entreprises, dominent l’économie internationale) soient des acteurs de premier plan dans l’organisation et le fonctionnement des marchés, leurs prérogatives les enferment dans une logique prioritaire de contrôle politique territorialisé qui n’est pas celle des grands investisseurs privés. D’où le choix de considérer séparément la logique des souverainetés et celle des marchés. Les marchés représentent ici les multiples espaces de transaction (marchés des changes, marchés monétaires, financiers, marchés à terme de produits dérivés, immobilier), reliés entre eux à l’échelle internationale par le biais de réseaux électroniques de transmission de données. Peu régulés et largement déréglementés dans les pays les plus industrialisés 253, ils sont animés par de puissants intervenants privés impliqués dans des activités de négoce marchand ou financier : Firmes et Banques Multinationales 254, Fonds de retraite et 253 La « déréglementation financière » a été initiée aux États-Unis, dans le cadre d’un processus de libéralisation des mouvements de capitaux. Les autorités monétaires des principaux pays industrialisés ont ensuite aboli les réglementations, dans le but de faciliter la circulation internationale de ces capitaux. C’est tout d’abord, entre 1983 et 1984 l’ouverture du système financier japonais, largement imposée par les autorités américaines, puis en Europe, le démantèlement des systèmes nationaux de contrôle des changes (création du marché unique des capitaux en 1990). Ces décisions ont contribué à l’accélération de la mobilité géographique des capitaux et à la « substituabilité » des instruments financiers, cf. Plihon D., Les banques : nouveaux enjeux, nouvelles stratégies, Les études de la Documentation Française, Paris, 1998, p.81. 254 La trésorerie cumulée de toutes les MN du monde (FMN + BMN), écrit W.Andreff, est un multiple des réserves monétaires mondiales dont ni le FMI ni quiconque, n’a une évaluation précise. Le déplacement de 1% ou 2% de ces masses financières privées peut modifier la parité entre deux monnaies, in Les multinationales globales, La découverte, Paris, 1995, p.74. F.F. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 268 d’investissement mutuels 255, mais aussi Organisations criminelles. La logique qui gouverne leurs activités tient en ces mots : recherche du profit maximal dans un horizon de court à moyen terme, par le biais d’arbitrages et de montages multinationaux incessants procurant le meilleur rapport risque-coût-rendement. Dans la logique des marchés, tout s’achète et tout se vend : les fonctions sociales (éducation, loisirs, information, etc.), les activités humaine supérieures (recherche scientifique, oeuvres d’art et intellectuelles, etc.), les relations à la nature (gestion de l’environnement), l’homme même, dont le corps se négocie (prostitution, esclavage, vente d’organes 256, etc.). L’argent en est le langage universel, qui intègre ces « biens » dans une échelle unique de valeurs : combien ça coûte ? 257 Par son intermédiaire, secteur public et intérêts privés, milieux politiques, mafieux et criminels, monde des affaires, des sports, des spectacles, des médias, des trafics et du crime interfèrent et s’interpénètrent 258. 255 256 257 258 Clairmont et J. Cavanagh écrivent : « 10 transnationales à elles seules, accaparent 34,8milliards de dollars de profits annuels, soit presqu’autant que le total des 190 suivantes (38,6 milliards de dollars) », in « Sous les ailes du capitalisme planétaire », Manière de Voir n°28, Novembre 1995, p.35. On estime que les actifs investis par les milliers de gestionnaires de fonds anglo-saxons dans leur pays d’origine et dans le reste du monde s’élèvent à quelques 10.000 milliards de dollars, in Hattemer-Lefevre S., « Les fonds de pension prennent le pouvoir », Le Nouvel Economiste, n°1095, 16/01/98, p.39. Comme l’indique M. Beaud, des trafics ont été dénoncés : d’yeux de morts des guerres yougoslaves à travers des officines italiennes ; de cornées et d’organes à partir d’hôpitaux et d’hospices latino-américains et d’officines spécialisées d’Asie. Des recherches faites attestent que le commerce et le trafic d’organes fonctionnent par vente « volontaire » d’organes vivants par des pauvres et par exploitation des morts. Ils sont attestés comme fréquents en Inde et en Chine, avec, dans ce pays, l’exploitation des corps des condamnés à mort, in Le Basculement du Monde, La Découverte, Paris, 1997, p.143-144. Moreau-Defarges P., op.cit., p.41. Beaud M., op.cit., p.137. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 269 - Au niveau des ambitions : * Pour les dirigeants des grandes firmes et banques multinationales (FMN et BMN), il s’agit d’acquérir et de conserver dans leurs diverses activités le statut de concurrent effectif au plan mondial, tout en mettant en valeur avec profit le capital investi dans leurs établissements. Sur ce dernier point, l’expansion très significative de leurs opérations sur divers marchés (changes, titres, produits dérivés, immobilier) en fait des intervenants financiers majeurs. * Pour les gestionnaires de fonds de retraites privés (Pension Funds) et de sociétés d’investissements collectifs mutuels (Mutual Funds), il s’agit d’obtenir, en diversifiant leurs portefeuilles par marchés et par titres, des rendements stables, sûrs et liquides. Le but est de pouvoir tenir leurs engagements de paiement de retraites pour les premiers, ou de rémunérer au mieux les investissements de leurs participants, afin d’en attirer de nouveaux pour les seconds. Pour les gestionnaires de fonds de couverture (Hedge Funds), il s’agit, en prenant souvent des risques importants et en empruntant des sommes colossales là où l’argent coûte le moins cher, d’obtenir sur toutes les formes d’actifs financiers (actions, obligations, matières premières, produits dérivés), et sous toutes les latitudes, les rendements les plus élevés. * Pour les organisation criminelles, il s’agit de réaliser, dans tous les domaines de la création de richesse licite ou illicite, des profits aussi élevés que possible pour le groupe ethnique ou le clan familial qui pilote l’ensemble 259, en utilisant toutes les ressources à disposition (actions clandestines et opérations légales). Accumulation monétaire, domination territoriale souterraine et conquête des marchés forment le corps de cette logique transnationale qui se joue des frontières, des institutions et des lois. 259 Ziegler J., Les seigneurs du crime : les nouvelles mafias contre la démocratie, Seuil, Paris, 1998, p.22. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 270 - Modes d’intervention et de relations : FMN et BMN construisent leurs stratégies mondiales sur la base de leurs avantages-pays (influence politique, formation des personnels, capital technologique et financier) et des différences nationales. Ces groupes s’efforcent de conjuguer le continental et le local, la segmentation des marchés, et le ciblage des consommateurs en fonction du niveau de revenu. Pour y parvenir, leurs dirigeants ont recours à des logiques managériale d’organisation qu’ils déploient à l’échelle de la planète, mais qui restent très sélectives en termes de destination géographique des investissements (Triade et périphéries associées). Coopération et concurrence avec leurs rivaux, mobilité et refus de s’attacher à des modalités d’engagement sectoriel ou géographique (quelle qu’ait peu être leur importance dans la formation des groupes), capacité de se désengager, de désinvestir, tout autant que l’inverse ces éléments caractérisent leurs modes d’intervention et de relations. * Dans le cas des FMN, ces logiques managériales d’organisation leur permettent de se procurer au meilleur coût les matières premières de base, les capacités de production industrielle et d’innovation technologique où qu’elles soient situées ; elles leur permettent également d’intervenir sur les marchés à demande solvable, sur les stratégies des principaux concurrents nationaux ou étrangers, sur les événements politiques qui peuvent affecter la valorisation du capital. Les éléments précités nécessitent l’existence de structures organisationnelles leur permettant de produire de l’information, afin de pouvoir anticiper ou réagir aux conditions changeantes de la demande, comme de la technologie. La centralisation de leurs activités financières dans le cadre de holdings ou de banques de groupe leur offre les ressources indispensables pour y parvenir, tout en réalisant les bénéfices qu’attendent leurs principaux actionnaires. Les FMN peuvent en effet proposer des crédits qui facilitent l’achat de leurs produits et réaliser des profits financiers auparavant captés par les banques commerciales ; elles sont également capables de placer directement des titres et de mobiliser à tout moment une partie des fonds circulant en interne pour intervenir sur les marchés dans des opérations de couverture ou de spéculation Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 271 pure ; elles peuvent aussi localiser les profits ou le financement des investissements (acquisitions/fusions, investissements de portefeuille, etc.) dans des pays à contrainte fiscale minimale voire inexistante. Ces opérations leur assurent enfin de pouvoir emprunter là où les taux d’intérêt sont les plus faibles, de diversifier leurs sources de financement, et de contourner les politiques locales de restriction du crédit 260. * Dans le cas des BMN : elles restent des partenaires indispensables des États et des groupes industriels dans le soutien à l’exportation, le lancement d’émissions importantes d’euroobligations, ou pour les opérations d’acquisitions et de fusions transfrontières. Mais l’impératif de mise en valeur avec profit des dépôts et du capital investi dans leurs établissements les ont fait s’engager dans des opérations financières de moins en moins contraintes par la localisation géographique de leurs réseaux de filiales. Trois éléments expliquent cette évolution 261 : la déréglementation bancaire (sauf dans les PVD), l’ouverture des marchés, et leur décloisonnement (changes, crédits, obligations et actions). Facilitant l’expansion de la finance directe, remettant en cause les fonctions d’intermédiation traditionnelle des grandes BMN, ces éléments ont accru la concurrence entre elles, mais aussi avec les FMN et les sociétés financières. Ils ont motivé leurs dirigeants à se porter sur différentes activités de marché (changes, qui est la plus rentable, titres, et produits dérivés) pour lesquelles la notion de territoire est quasiment vide de sens. Les activités mentionnées génèrent des commissions et des profits qui, malgré leur volatilité, sont plus lucratifs que les revenus provenant des intérêts. Les BMN opèrent ainsi désormais 24h sur 24 sur un marché des capitaux de plus en plus global, grâce à la télématique : la mobilité des capitaux est instantanée, les opérations mêlent le court et le long terme, et le passage de la finance indirecte (crédits) à la finance directe (titres) est accru 262. 260 261 Andreff W., op.cit., p.69. Pour comprendre le phénomène, se référer à l’excellent ouvrage de Plihon D., Les banques : nouveaux enjeux, nouvelles stratégies, Les études de la Documentation Française, Paris, 1998. 262 Andreff W., op.cit., p.70. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 272 * Quant aux gestionnaires de Fonds (de retraite, d’investissement mutuel, de couverture), ils possèdent aujourd’hui un droit de regard effectif sur la politique économique de nombreux États et établissements multinationaux (FMN et BMN), par le biais de plusieurs éléments : la titrisation (ou « marchéisation ») de la dette publique qui, pour les gouvernements, a été un moyen de desserrer la contrainte budgétaire et de résoudre momentanément la crise fiscale de l’État ; la création subséquente de marchés secondaires d’obligations et celle des marchés dérivés ; l’apparition de nouvelles sources de financement directes pour les entreprises (billets de trésorerie, obligations sur les marchés nationaux, effets à moyen terme sur les marchés internationaux) qui leur a permis de placer des titres sur les marchés ; la liberté totale accordée, d’entrer et de sortir des marchés nationaux. Grâce à ces mesures, les institutions financières non bancaires ont pu accéder aux marchés en tant que prêteurs et occupent aujourd’hui une place centrale dans les mécanismes de répartition des richesses produites. Chargés de faire prospérer les fonds que leur confient leurs populations de retraités ou d’épargnants, leurs stratégies d’arbitrage varient toutefois en fonction de leur nature. Il existe en effet, dans ce domaine, des différences entre les fonds de retraite, les fonds mutuels et spéculatifs. Pour les fonds de pension, des règles nationales strictes d’encadrement de leurs activités liées aux retraites incitent leurs gestionnaires à jouer la carte de la sécurité et à privilégier les actifs d’entreprises ou de pays dont la monnaie et la croissance sont les plus solides et dont les titres offrent des rendements stables, sûrs et liquides. Pour les fonds du second groupe (fonds mutuels encore appelés « gestionnaires par tiers » et les fonds d’arbitrage), l’obligation qui est faite à leurs gestionnaires de réaliser à court terme des performances significatives sur les portefeuilles dont ils ont la responsabilité, les pousse à arbitrer en faveur d’actifs (actions, obligations, devises, matières premières) à très haut rendement et à risque proportionnel 263. 263 En 1998, les actifs des fonds de couverture (Hedge Funds) encore appelés « fonds spéculatifs », représentent près de 400 milliards de dollars (contre 150 milliards en 1996). Leurs arbitrages ont parfois des résultats catastrophiques comme l’a prouvé récemment l’exemple de Long Term Capital Management (LTCM). Début 1998, ce fond spéculatif avait contracté des prêts en yens en raison de la faiblesse des taux d’intérêt japonais. Ces fonds furent ensuite convertis en dollars et utilisés pour acquérir des Bonds améri- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 273 * Les organisations criminelles : l’ampleur de leurs moyens financiers 264, la diversification et la multinationalisation de leurs opérations, font aujourd’hui d’elles et de leurs dirigeants, de puissants animateurs des marchés. Plusieurs facteurs en sont à l’origine : l’explosion de la consommation mondiale des stupéfiants dont les recettes ont permis d’investir de nouveaux secteurs (légaux et illégaux) ; la fin de la guerre froide qui a incité des groupes armés à compenser la perte de soutiens financiers et militaires par des trafics ou rackets ; la démobilisation des citoyens dans des contextes politiques et administratifs corrompus ; l’ouverture brutale de pays ou régions à l’économie de marché dont les États affaiblis, inexistants ou illégitimes, ont été incapables de s’opposer aux organisations mafieuses ; la mondialisation des activités économiques, qui a facilité la circulation rapide des hommes et des capitaux de l’ombre à l’échelle de la planète. Parmi les modes d’intervention et de relations types adoptés par ces organisations, dans des contextes nationaux très différents, on retiendra : l’utilisation du chantage, de la menace, de la violence, de l’extorsion de fonds, et de la corruption. Ils leur permettent parfois d’investir les plus hautes sphères de décision des États et des milieux économiques, tout en les protégeant contre les poursuites des administrations douanières, policières, judiciaires et contre les visées de leurs concurrents. Exploitant les moindres failles des institutions et des hommes qui leur sont « utiles », comme le font, à l’échelle de la planète d’autres organisations « légales » dans le même but de profit, les sociétés criminelles parviennent à banaliser leurs opérations. Plusieurs cains et des GKO, les obligations d’État russes qui garantissaient un rendement proche de 50%. À terme, la revente des GKO devait permettre à LTCM de dégager une plus-value permettant à la fois de rembourser l’emprunt en yens et de dégager un surplus financier. Malheureusement, pendant l’été, les autorités russes décidaient de modifier les conditions de remboursement de la dette publique, pour éviter la banqueroute générale. Le résultat de l’opération se soldait alors par un désastre pour LTCM qui annonçait quelque temps après avoir perdu 4 milliards de dollars. Afin d’éviter un krach mondial, causé par la défaillance de ce fonds, la Réserve Fédérale organisait un plan de sauvetage à son intention, in Le Nouvel Économiste, n°1113 - 16/10/98, p.40. 264 Le FMI évalue à 1000 milliards de dollars le chiffre d’affaires supposé des organisations criminelles du monde entier, in Gallet B., « La grande criminalité organisée, facteur de déstabilisation mondiale ? », Relations Internationales et Stratégiques n°20, Hiver 95/96, p.96. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 274 types d’appareils 265 sont utilisés à cet effet : des appareils de blanchiment des fonds qui donnent accès aux circuits légaux de l’économie et de la finance ; des appareils juridiques composés de conseillers et d’avocats qui montent ces opérations et en transfèrent les bénéfices dans des « havres fiscaux » ; quant aux missions de sécurité et de dissuasion indispensables pour préserver la confidentialité et assurer la protection de leurs opérations, elles sont remplies par des appareils de violence ; dans certains cas, ces appareils disputent aux États le monopole de la contrainte sur l’ensemble ou une portion de leur territoire. La logique de l’innovation-technicité Depuis les 50 dernières années, cette logique des moyens est à l’origine des progrès scientifiques et techniques qui ont modifié de façon radicale la façon dont les sociétés produisent, communiquent, pensent et font la guerre 266. Innover en matière de recherche ; savoir et pouvoir traduire ces innovations en applications dans des secteurs clés et dans les plus brefs délais ; c’est pour les dirigeants des États et des grandes firmes un impératif. Il garantit aux organisations qui portent leurs ambitions de pouvoir contrer ou dominer leurs concurrents directs. Il assure également à ces organisations, en accroissant l’efficacité de leur offre ou de leur réponse aux demandes qui leur sont adressées (ou en sachant les anticiper), de renforcer leur légitimité pour les unes et d’améliorer leur productivité et leur compétitivité pour les autres. Neutre dans sa dimension éthique (les retombées du développement technoscientifique sont « bonnes » ou « mauvaises » selon la perspective que l’on choisit 267), cette logique anime donc et condi265 Cartier-Bresson J., « Les risques de passage de la corruption blanche à la corruption noire en France », Relations Internationales et Stratégiques n°20, Hiver 95/96, p. 159. 266 Pour avoir une idée du « nouvel art de la guerre », on lira Géré F., Demain la guerre : une visite guidée, Calmann-Lévy, Paris, 1997. 267 D. Janicaud cite plusieurs exemples pour illustrer le propos : « la fission de l’atome, qui a rendu possible l’horreur d’Hiroshima et continue d’induire la Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 275 tionne directement le développement des entreprises et des États et par là même, le devenir des collectivités nationales. Elle est portée par les investissements que gouvernements, dirigeants de grandes firmes, gestionnaires de Fonds, et de sociétés de capital-risque consacrent, pour asseoir leurs ambitions (cf.supra), au financement de disciplines scientifiques (biologie appliquée, physique, chimie, etc.) ou de secteurs technologiques clés (composants électroniques, informatique, nouveaux matériaux, énergie, génie génétique). Elle se nourrit des découvertes et des applications que chercheurs, universitaires ou ingénieurs réalisent au sein d’organismes publics et privés : laboratoires de recherche et établissements de formation supérieure. Permettant à l’homme de repousser sans cesse les limites qui entravent le contrôle du milieu dans lequel il évolue, l’incitant à poursuivre dans cette voie en raison des succès qu’il obtient - cette logique porte en elle une possibilité de malentendu : celui de laisser croire que ses véhicules (science et technique) peuvent apporter des solutions directes à des problèmes de civilisation, d’éducation, d’éthique et de culture, qui ne sont pourtant pas de leur ressort 268. Elle introduit également un élément d’incertitude lié à son impact, qui peut être formulé comme suit : une fois entrée dans le champ de ses applications pratiques, l’innovation technique acquiert une sorte d’autonomie par rap- menace d’un suicide collectif de l’humanité, contraint les grandes puissances à accepter la logique de la dissuasion, facteur décisif de paix au niveau planétaire ; les immenses conquêtes de la recherche biomédicale permettent de maîtriser la fécondité et de prévenir des handicaps terrifiants, mais comment ne pas voir la tentation eugénique se profiler à l’horizon, l’identité du type humain vaciller, le respect de la vie sacrifié à des expériences et à des manipulations illimitées ? Enfin, en ce qui concerne le langage et la culture, il n’est pas niable que la diffusion universelle et irréversible de l’informatique et des moyens de communication audiovisuels compromette les conditions de création et d’accueil de l’oeuvre artistique en son absolue, patiente et délicate singularité ; et pourtant, quels fantastiques moyens documentaires et pédagogiques nouveaux ! [...] A chaque phase du « progrès », nous retrouvons cette neutralité éthique intrinsèque à la science et à la technique, cette ambiguïté de leurs effets de puissance », in Droit R.P. (textes réunis et présentés par), Science et philosophie : pour quoi faire ?, Le Monde Éditions, Paris, 1990, p.27-28. 268 Janicaud, D. « Pouvons-nous raison garder ? », Ibid., p.29. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 276 port à ses concepteurs 269. Par le niveau élevé d’efficacité, de rentabilité et de rationalité qu’elle permet d’obtenir, elle parvient à éliminer les procédés antérieurs et développe ses propres effets de façon cumulative et irréversible. Ce faisant, l’homme et la société finissent par se trouver dans une position où il leur devient progressivement impossible de contrôler les instruments qui leur ont permis de se libérer de l’emprise de la nature. Plusieurs éléments guident l’action des gouvernements, des dirigeants de grandes entreprises, des financiers et des personnels de recherche, ingénieurs et techniciens, dans le contexte de cette logique : - Au niveau des ambitions : * Pour les gouvernements, il s’agit de traduire le plus rapidement possible en innovations le potentiel de recherche dont ils disposent, afin de conserver et renforcer leur contrôle politique sur le territoire qu’ils dirigent, ou projeter leur influence à l’extérieur des frontières nationales. * Pour les grandes entreprises, il s’agit - dans le but de conserver un statut de concurrent effectif au plan mondial - de s’assurer la maîtrise des technologies génériques 270 leur permettant de concevoir de nouveaux produits qu’elles adapteront aux besoins de chaque marché local 271. * Pour les financiers (banquiers, gestionnaires de Fonds ou de sociétés de capital-risque), il s’agit de sélectionner les entreprises 269 Merle M., Sociologie des relations internationales, Dalloz, 4ème édition, Paris, 1988, p.208. 270 Les technologies dites « génériques » (traitement de l’information, des matériaux nouveaux, biotechnologies), sont celles qui ont la capacité d’innerver de nombreux domaines industriels, au sens où elles constituent le support au développement de nouvelles connaissances dans des industries distinctes, in Delapierre M., Milelli C., Les firmes multinationales, Vuibert, Paris, 1995, p.171. 271 Hatem F., Tordjman J.D., La France face à l’investissement international, Economica, Paris, 1995, p.130. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 277 dont les produits ou services « high tech » offrent à court terme les meilleures perspectives de retour sur investissement. * Pour les chercheurs, ingénieurs et techniciens de haut niveau : il s’agit de trouver dans leur pays ou à l’extérieur, la structure d’accueil (publique ou privée) qui leur offrira les meilleures conditions de fonctionnement (salaire, qualité de vie et de l’environnement professionnel, considération). - Au niveau des relations et des modes d’intervention : * Pour les gouvernements : les progrès scientifiques et techniques irriguant les domaines de la production, de la défense et de la communication leur ouvrent plusieurs possibilités : accroître leur contrôle de l’espace national ; réduire les chaînons de dépendance par rapport à d’autres territoires et leurs firmes ; augmenter l’influence de leur pays sur d’autres territoires, populations, agents économiques et processus internationaux (négociations multi- et bilatérales, conflits). Plusieurs éléments favorisent ou infirment ces ambitions : tout d’abord, les ressources humaines et financières, les infrastructures, le cadre juridique dont le pays dispose en matière de recherche et développement ; ensuite, l’habileté politique dont les dirigeants font preuve : elle leur permet de développer le potentiel précité en retenant ou attirant sur le territoire national les hommes, les entreprises et les fonds qui y contribuent. Les moyens pour y parvenir peuvent être licites (politique industrielle, politique d’accueil des IDE, coopération internationale) ou illicites (espionnage et détournement de ressources par la contrainte, la corruption ou le chantage). * Pour les grandes entreprises : les progrès scientifiques et techniques accomplis dans des secteurs clés (informatique, audiovisuel, nouveaux matériaux, etc.) permettent d’offrir aux consommateurs de différents pays des produits et services nouveaux dans des quantités, modèles, normes et à des rythmes - modulables selon la demande. Mais ces innovations coûtent de plus en plus cher : la conception d’un nouveau produit peut exiger la maîtrise de plusieurs technologies dominées par des pays ou des entreprises distinctes ; la diversité des goûts des consommateurs ou des réglementations nationales nécessi- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 278 tent des adaptations parfois importantes des produits à chaque marché local 272. Plusieurs initiatives pallient ces difficultés : la participation aux programmes de coopération entre firmes locales organisés par les pouvoirs publics ; la mise en oeuvre de programmes de recherche transnationaux ; des transferts internationaux de technologie et de savoir-faire à l’intérieur des firmes, ou entre ces dernières et leurs partenaires étrangers (clients, sous-traitants, etc...) par l’intermédiaire de laboratoires internes 273 ; les ressources (légales ou non, matérielles et humaines) consacrées à la recherche d’informations sur la situation et l’évolution possible des marchés, les innovations des concurrents (« intellience » économique) et de leur recherche publique. * Pour les financiers : les opérateurs (banquiers, particuliers, sociétés spécialisées, grands « Fonds ») engagés dans le soutien à l’innovation ou présents sur le marché du capital-risque associé à ce secteur, fonctionnent « à la rentabilité » de leurs investissements. Dans ces conditions, le capital qu’ils consacrent à des opérations de financement d’industries ou de services de haute technologie doit être source de profit dans des délais relativement brefs. La durée de leur engagement dans ces opérations dépend ainsi directement des résultats financiers affichés par les sociétés investies. L’intérêt pour la collectivité, ou la rentabilité à moyen ou long terme des innovations techniques, n’entre pas ici en ligne de compte. * Pour les chercheurs, ingénieurs et techniciens de haut niveau, la place occupée par la R&D dans le développement des « pays » et des grandes entreprises démultiplie leur « employabilité ». Les personnels spécialisés dans un certain nombre de secteurs clés (cf.supra) sont donc aujourd’hui en position d’arbitrer, à l’échelle de la planète entre 272 273 Ibid., p.130. F. Hatem et J.D. Tordjman définissent ces laboratoires de la façon qui suit : les laboratoires de soutien ont pour mission d’adapter le produit au marché local et sont souvent placés sous la responsabilité des filiales nationales ; les laboratoires mondialement intégrés sont placés sous la responsabilité directe de la maison-mère et se voient confier la recherche fondamentale et le développement des principaux produits nouveaux ; les laboratoires régionalement intégrés, enfin, peuvent se voir déléguer une responsabilité de niveau mondial pour un segment précis de recherche appliquée, mais peuvent également être chargés de l’adaptation des produits au marché régional, op.cit., p.130-131. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 279 les offres toujours plus attractives (à la mesure des enjeux) que leur font des gouvernements et des firmes multinationales. Par le biais de la mondialisation économique et de l’ouverture des frontières, c’est donc tout un potentiel « flottant » formé bien souvent à grands frais par les États, qui est en mesure de renforcer ou d’affaiblir l’avantage concurrentiel de territoires ou d’entreprises multinationales selon les ressources financières que ces derniers peuvent ou sont prêts à y consacrer. La logique des Idées Depuis les débuts de l’histoire et des collectivités politiques organisées, les idées, leur organisation et transmission, par l’intermédiaire de signes et symboles 274 codifiés, permettent aux hommes de fonder et justifier leurs actions ou leurs critiques. Cette réalité est à l’origine du phénomène suivant : à la domination brutale des volontés et des biens qui installe tout d’abord l’autorité, s’ajoute progressivement un besoin, celui d’utiliser la sphère des idées non seulement pour maîtriser la nature, mais aussi pour conquérir les esprits et légitimer, prolonger, l’autorité. L’apparition, dans les sociétés avancées, de personnels spécialisés dans la manipulation des symboles et des signes codifiés offre une réponse à ce besoin ; elle permet aux sphères d’influence, désireuses d’installer un ordre conforme à leurs intérêts, d’utiliser les travaux de ces personnels pour justifier leurs prétentions ; elle satisfait dans le même temps les ambitions des concepteurs qui parviennent à « placer » leurs productions. Aujourd’hui encore, cette logique anime l’action des Pouvoirs et des « manipulateurs 274 Comme le précise M. Grawitz, on utilise bien souvent à tort comme synonymes, « signes » et « symboles ». Pourtant, le signe relève de la compréhension (c’est pour Saussure l’association d’un son, le signifiant, et d’un concept, le signifié) alors que le symbole, relève lui de l’expression du mythe, du sacré, du religieux, mais également du social, du politique, de toute activité humaine chargée d’une signification (c’est en fait la représentation, par une chose concrète, d’une autre qui ne l’est généralement pas : le drapeau pour la patrie, etc.), in Grawitz M., Lexique des sciences sociales, Dalloz, Paris, 1991. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 280 de symboles 275 » dans une relation marquée par la complémentarité, mais aussi par l’antagonisme, lorsqu’ils ne sont pas en phase. Au niveau des ambitions : * Pour les « Pouvoirs » incarnés par les Chefs d’État ou de Gouvernement, les CEO (Chief Executive Officers) des Firmes ou Banques Multinationales, les Gestionnaires de Fonds privés (de retraite, d’investissement mutuel), il s’agit de parvenir à convaincre les électeurs, actionnaires, salariés, etc. du bien-fondé de la ligne politique qu’ils retiennent et de la justesse des multiples décisions que leur fonction les amène à prendre ; il s’agit par là même de les convaincre de la légitimité de leur situation, à laquelle sont bien souvent attachés des revenus ou privilèges exorbitants. * Pour les « manipulateurs de symboles », que sont : les chercheurs, avocats, consultants en management, conseillers financiers ou fiscaux, consultants en stratégie ou organisations, publicitaires, réalisateurs, éditeurs, journalistes, philosophes, professeurs d’université ou d’écoles de commerce - il s’agit de faire de leurs réalisations autant de références incontournables qu’imposeront différentes autorités dans la formation, les pratiques ou process courants de leurs organisations, et de tirer de cette situation tous les avantages (notoriété, droits d’auteurs, etc.) qu’elle procure tant qu’elle dure. Au niveau des relations et des modes d’intervention : * Pour les « Pouvoirs » : l’allocation prioritaire de ressources et de gratifications à des personnels et institutions spécialisés dont les créations favorisent leurs intérêts, est un premier pas vers la réalisation de leurs ambitions ; un second est le contrôle direct ou indirect des grands moyens de communication de masse ; d’autres véhicules sont également privilégiés : la production d’écrits par « nègres » interposés - édition, promotion et distribution étant assurée par des circuits 275 Reich R., L’économie mondialisée, Dunod, Paris, 1993, p.160-165. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 281 contrôlés, ou par des réseaux de connivence ; la fréquentation de forums internationaux réunissant dirigeants politiques et économiques autour de questions en prise directe avec leurs intérêts ; l’appartenance à des organisations plus ou moins confidentielles (Loges, Clubs, etc.) qui cooptent leurs membres et réunissent des acteurs influents de la vie politique et économique partageant les mêmes idées. * Pour les « manipulateurs de symboles » l’intervention dans la sphère des idées se fait soit de façon isolée, soit au sein de petites équipes pouvant être liées à des organisations plus vastes, y compris des réseaux mondiaux 276. Ces professionnels travaillent, pour la plupart, sur des ordinateurs - un moyen qui leur permet de déplacer, modifier des mots et des nombres, de formuler, concevoir des hypothèses et les tester. Ils peuvent ainsi simplifier la réalité en la réduisant à des images abstraites qu’ils réarrangent, avec lesquelles ils jonglent et qu’ils communiquent à d’autres spécialistes avant de les transformer à nouveau en réalité. Ces « manipulations » sont effectuées à l’aide de différents outils : algorithmes mathématiques, arguments légaux et astuces financières ; connaissances psychologiques sur la façon de persuader ou distraire ; mais aussi, toutes les autres techniques permettant de venir à bout de difficultés conceptuelles 277. La sphère des idées est dominée, en cette fin de siècle par deux types de « complexes » opposés. Proposés par des « manipulateurs de symboles », ces complexes d’idées fournissent aux Pouvoirs dominants des lexiques leur permettant de fonder et justifier leur action à l’échelle des aires ou des populations qu’ils entendent contrôler. * L’idéologie techno-financière : à l’origine de la mondialisation, elle est impulsée des principaux pays de l’OCDE vers le reste de la planète par l’intermédiaire de centres de recherche universitaires, de cabinets de consultants, ou de supports de communication (télévision, radio, presse écrite, réseaux électroniques, etc.). Destiné en priorité aux élites politiques, aux agents économiques et aux populations solvables des pays les plus industrialisés, relayé non seulement par des Organisations ou des institutions intergouvernementales (FMI, OCDE, 276 277 Reich R., op.cit., p.164. Ibid., p.163. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 282 BM, Commission européenne) mais aussi par des intellectuels acquis à ses principes, ce système d’idées produit un certain nombre de concepts (primat du technique, dogme du progrès et de la communication, désengagement des États, déréglementation des marchés, privatisations, compétitivité, etc.) et de normes dans tous les secteurs (enseignement, travail, production, fiscalité) qui sont devenus autant de références incontournables à l’échelle de la planète. Ils permettent aux responsables politiques et économiques qui leur sont acquis, de justifier tout et son contraire (libre concurrence/formation d’oligopoles 278, autorégulation des marchés/intervention des États pour secourir certains agents privés en difficulté, etc.) sans tenir compte des conséquences sociales de leurs implications (crises financières, inégalités croissantes, évasion fiscale massive, dualisme des sociétés, etc.). Le message principal est simple : « tous les pouvoirs aux marchés 279 ». * Les idéologies identitaires : elles sont édifiées par des intellectuels proches des détenteurs ou des aspirants au pouvoir, auxquels la décomposition de l’Ordre Est-Ouest et la mondialisation ouvrent des espaces de reconquête politique. Une même volonté anime les leaders nationalistes ou autonomistes qui utilisent ces constructions : parvenir à canaliser à leur profit les peurs et frustrations de tous ceux qui s’estiment lésés par le nouveau contexte domestique ou international. Dans le communautarisme identitaire (national ou religieux) que ces leaders s’efforcent de légitimer, histoire et oubli sont maniés simultanément afin de réinventer une tradition et de la différence, et ce faisant, d’asseoir des stratégies politiques de conquête ou de préservation du pouvoir. Jouant sur les registres de la manipulation de grands mythes laïcs, de croyances religieuses, de valeurs ethniques ou tribales, ces activistes interviennent à deux niveaux : il y a ceux, tout d’abord, 278 A ce sujet S.Cancel, G.Duval, écrivent : « Quinze ans de libéralisme et de déréglementation n’auront pas mené à une concurrence accrue, mais au contraire conduit à une vague exceptionnelle de concentrations [....]. Les marchés les plus rentables sont aussi les moins concurrentiels. Force de frappe commerciale, capacité d’innovation, image de marque, meilleurs prix d’achat, faibles taux d’intérêts..., la taille reste une question de survie », in « Le retour des monopoles », Alternatives Économiques n°149, juin 1997, p.30. Voir en complément et comme illustration de cette remarque, le dossier intitulé « Dans les coulisses de la World Company », L’Expansion n°587, du 17 décembre 1998 au 7 janvier 1999. 279 cf. Ramonet I., Géopolitique du chaos, Galilée, Paris, 1997, p.67-81. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 283 qui utilisent ces leviers pour légitimer, dans les angles « morts » ou les périphéries fonctionnalisées de la mondialisation, leur emprise sur de véritables « fiefs » dont leurs armées ou forces de police contrôlent les revenus et les populations ; il y en a d’autres, ensuite, qui utilisent les leviers précités pour justifier l’attribution d’un État à leur nation. Les raisons pour le faire sont multiples : elles vont de la seule volonté de survie physique ou culturelle, à la conviction plus égoïste qu’on s’en sortira mieux au sein d’une petite structure riche, que noyé dans un grand ensemble - certaines parties du territoire national originel et leurs populations étant considérées comme des « surcharges inutiles ». II - Hypothèse 2 : Le rythme et la surface de projection des grandes logiques d’action ne sont pas les mêmes Retour au sommaire Chaque logique d’action a son rythme de projection (sa temporalité) * Pour la logique des souverainetés : le temps qui encadre les ambitions, modes de relations et d’intervention des dirigeants politiques et de leurs personnels, varie en fonction de plusieurs paramètres : la nature des régimes, le fonctionnement des systèmes politiques et l’habileté dont les équipes dirigeantes font preuve ; - dans les démocraties pluralistes (régimes parlementaires, présidentiels, semi-présidentiels) où les organes de gouvernement sont librement élus par des citoyens acceptant les procédures légales de régulation des conflits, l’expression de la volonté générale, le respect des libertés publiques - le rythme de l’action politique est déterminé par plusieurs facteurs : la durée des mandats électifs, les agendas fixés par les gouvernements, la fréquence des élections nationales et locales, le rythme de travail et le vote des assemblées, les rencontres régulières avec les soutiens ou les opposants aux équipes en place, les ré- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 284 unions internationales, la gestion de crises internes liées à l’expression de la démocratie ; - dans les régimes autoritaires ou les systèmes totalitaires, le refus d’accepter l’expression politique de désaccords importants, la volonté de remodeler les esprits par la terreur et la propagande, sont à l’origine d’une temporalité différente de celle des régimes de démocratie pluraliste. Dans ces contextes politiques où l’opposition légale est interdite ou encadrée et surveillée, le temps de l’action est théoriquement moins contraignant que dans les régimes de démocratie pluraliste. Les dirigeants n’ont pas à se préoccuper de leurs électeurs, ni des médias nationaux ; ils sont « libres » d’organiser leur agenda tant que leur contrôle politique du territoire qu’ils dirigent reste absolu c’est à dire tant que des forces d’opposition ou des soutiens politiques et militaires insatisfaits ne décident d’exiger ou d’organiser leur départ. Dans la logique des souverainetés, c’est la maîtrise du temps national qui autorise les équipes gouvernementales à projeter leur influence à l’extérieur des frontières, ou à gérer au mieux les crises internationales (négociations, interventions militaires, crises financières, etc.). Mais leur dépendance financière à l’égard des « marchés » réduit chaque jour cette possibilité. Elle les oblige à inscrire leur action dans une temporalité mondiale qui est celle de l’urgence et de l’instantané. * Pour la logique des marchés : le temps qui encadre les ambitions, modes de relations et d’intervention des grands acteurs de l’économie internationale varie selon leurs activités (production, services, parfois les deux). Cependant, un facteur commun les autorise à mener ces activités à un rythme et une échelle auxquels les autorités nationales et leurs appareils ne peuvent prétendre : les ressources financières dont ils disposent. Elles leur permettent d’intégrer dans leurs dispositifs de fonctionnement les dernières techniques qui accélèrent la transmission ou le traitement des données. Cette spécificité est à l’origine d’une transformation des rythmes opératoires de leurs organisations : Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 285 - dans le cadre des transactions financières : le temps de la décision et de l’intervention est celui de l’instantané et du continu (24h/24), sans procédures juridiques ou contrôles préalables ; aucun Parlement, électeur ou syndicat pour bloquer les ordres de vente ou d’achat passés par les opérateurs. L’extension considérable des réseaux électroniques d’information financière et de négociation est une première explication ; l’existence de programmes d’aide à la décision en est une autre : ils autorisent les montages les plus complexes et les arbitrages automatiques sans tenir compte des fuseaux horaires ou des heures officielles d’ouverture des places financières. Dans ce contexte, la situation d’entreprises ou d’États peut basculer du jour au lendemain, au gré d’anticipations lointaines et la plupart du temps autoréalisatrices 280 ; - dans le cadre des opérations commerciales, industrielles ou de services : il est désormais possible à une entreprise de partager de l’information, assurer la coordination des tâches ou la résolution d’un problème complexe en temps réel, en utilisant des ressources localisées sur plusieurs continents. Deux innovations en sont à l’origine : la « Code-barrisation » (Bressand et Distler) qui permet d’acquérir automatiquement et instantanément de l’information sur les produits vendus ; la télématique qui combine le pouvoir de transmettre avec le pouvoir de traiter l’information. Elles démultiplient la vitesse d’accomplissement des tâches dans les activités quotidiennes, mais 280 Aujourd’hui, l’indice Dow Jones peut gagner ou perdre plusieurs centaines de points en quelques minutes grâce à un système électronique Superdot, qui permet de traiter simultanément une moyenne de 375 ordres d’achat groupés par seconde, ce qui correspond à une capacité de traitement de 2 milliards d’actions par jour. Pour atténuer le rôle déstabilisateur des systèmes de cotation et de transaction informatisés, les Bourses de New-York et de Chicago ont installé des « coupe-circuits ». Destinés à « geler » les programmes informatiques d’évaluation des cours, de façon à éviter tout effet de contagion (auparavant, la chute des valeurs à un niveau x provoquait la vente automatique de ces valeurs, ce qui, tout aussi automatiquement, les faisait chuter jusqu’au niveau y, etc.), ces « circuit breakers » se sont révélés inefficaces. Le 27 octobre 1997, après une chute des cours de 350 points, un de ces dispositifs interrompit les cotations pendant une demi-heure. Ce qui permit à la panique de se généraliser. Vingt cinq minutes après la reprise, les cours avaient perdu 250 points de plus, in Chossudovsky M., « Ces « experts » à la mémoire courte », Manière de Voir n°42, Novembre-Décembre 1998, p.35-36. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 286 contribuent également à transformer l’appareil productif et ses rythmes : l’économie que structurent les nouvelles machines est une économie où l’on produit ce que l’on vient de vendre, à l’inverse de l’économie précédente où l’on vendait ce que l’on venait de produire 281. Dans la logique des marchés, le temps opératoire est conditionné par les performances des machines qui intègrent les dernières techniques. La vitesse d’exécution étant une condition de survie face à la concurrence, les marchés impulsent - sur les espaces que leurs activités irriguent - un temps mondial qui a plusieurs caractéristiques : ce n’est pas celui des horloges biologiques qui rythment l’existence du vivant ; ce n’est pas celui des populations et des territoires qui ne peuvent en intégrer les réseaux. * Pour la logique de l’innovation-technicité : le temps qui encadre les ambitions, modes de relation et d’intervention des acteurs impliqués dans la recherche et le développement, est celui des collectivités nationales et des firmes dominant ces activités ; leurs ressources permettent en effet d’imposer à leurs concurrents les innovations qui, pour certaines, transforment leurs modes de production, de consommation et de vie ; c’est également le temps des financiers qui attendent de leurs investissements dans les activités intégrant des applications innovantes, une rentabilité dont les délais de matérialisation varient selon leurs métiers et les modalités nationales de financement des économies ; - au niveau des collectivités nationales : les institutions (laboratoires, instituts de formation et de recherche, etc.) favorisant le progrès technique inscrivent leur action dans le temps long des politiques et programmes publics ; mais leurs délais et rythmes de productions de l’innovation restent conditionnés par plusieurs éléments : l’état de l’économie et celui de la concurrence nationale et internationale ; la stabilité ou l’instabilité des gouvernements ; les crédits et les ressources humaines dont les institutions nationales peuvent disposer dans la 281 Bressand A., Distler C., La planète relationnelle, Flammarion, Paris, 1995, p.57. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 287 durée ; la capacité des dirigeants politiques à traduire dans les délais les plus brefs l’association entre production et recherche ou mettre au point des formules de coopération internationales. Ces éléments déterminent le rythme de croissance et la vitesse du changement technique dans les pays ; - au niveau des entreprises : la nécessité de maintenir un statut de concurrent effectif au plan mondial requiert des firmes multinationales qu’elles sachent imposer leur rythme d’innovation, ou lorsqu’elles ne le peuvent, de rester dans ce rythme sans se faire distancer. L’enjeu temporel est ici pour elles de savoir exploiter avant les autres les progrès réalisés dans les activités scientifiques « fondamentales » sur leurs territoires d’origine et d’accueil, pour les traduire en applications innovantes qui seront utilisées à l’échelle mondiale dans la production, ou pour les biens de consommation. Relever cet enjeu leur permet de ne pas dépendre des rythmes de transfert des connaissances ou des techniques, que des États ou d’autres firmes leur consentiront moyennant rétribution ; il leur permet également de conserver le soutien de leurs partenaires financiers qui doivent eux-mêmes pouvoir justifier leurs choix d’investissement ; - au niveau des financiers : les rythmes qu’ils impulsent en matière d’orientation et d’intensité du changement technique varient en fonction de deux paramètres : les modalités nationales de financement des économies ; les secteurs concernés 282. Le moyen ou long terme financier est favorisé par le recours aux financements de banques universelles ou « principales » (financement par dette) : en tant que créditeurs et actionnaires, elles exercent un contrôle direct sur les firmes et en cas de difficultés elles en prennent le contrôle ; ou alors, leurs représentants ou actionnaires siègent au conseil d’administration des firmes et ils participent à leur gestion. Dans les deux cas, la communauté d’intérêts qui existe entre entreprises et créditeurs tend à favoriser les investissements de long terme. A l’inverse, les configurations nationales qui favorisent le financement des entreprises par le marché (finance désintermédiée) ou le recours au capital-risque - si elles sont plus adaptées à des types d’activités (biotechnologies, logiciels) qui nécessitent une certaine flexibilité - peuvent exhiber une tendance au 282 cf. Amable B., Barré R., Boyer R., Les systèmes d’innovation à l’ère de la globalisation, Economica, Paris, 1997. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 288 court-termisme. Les raisons en sont les suivantes : les directions des firmes et leurs projets sont susceptibles de changer au gré de l’évolution des exigences de l’actionnariat majoritaire ; les financements peuvent se tarir brutalement si le rendement des capitaux investis n’est pas assez élevé. Dans la logique de l’innovation-technicité, le temps mondial est réglé sur l’horloge du temps national des États et sur le temps mondial des firmes et de leurs soutiens financiers. Ces acteurs accomplissent des progrès décisifs dans la recherche, et s’efforcent de les traduire en applications dans les outils de production ou les biens de consommation qui s’imposent ensuite à l’échelle des économies solvables. Le dé-ajustement des temporalités entre États et agents économiques privés, ainsi que la prééminence financière des derniers, accordent toutefois à ceux-ci un avantage décisif en termes d’orientation, de pilotage et d’introduction de l’innovation. Ils n’en maîtrisent pas pour autant l’accueil que les consommateurs sont prêts à réserver à leurs applications, ni les conséquences de ces applications techniques sur l’emploi, les rythmes de vie ou la cohésion des sociétés. * Pour la logique des idées : le temps qui encadre les ambitions, modes de relation et d’intervention des acteurs concernés par la « manipulation des symboles » est celui des « Pouvoirs » et des professionnels qui, à l’échelle de la planète, dominent ce compartiment de l’action. Par l’intermédiaire de leurs appareils ou organisations, ils disposent de ressources (intellectuelles, techniques, financières) qui leur permettent de diffuser des « complexes idéologiques » (cf.supra) porteurs d’une temporalité en phase avec leurs ambitions ; - au niveau des Pouvoirs : dans le cas des chefs d’État et de gouvernement, la diversité des publics auxquels ils s’adressent, les oblige à puiser dans plusieurs registres de sens dont les temporalités ne s’accordent pas forcément ; leur capacité à faire se compléter des temps opposés de l’action, sans qu’ils s’annulent, est un atout important dans la construction de leur légitimité. Le temps long est contenu dans les discours où sont évoqués les grands mythes nationaux laïcs ou les croyances religieuses : ils sont destinés à faire le lien entre hier et aujourd’hui et rassurer les populations confrontées à des enjeux Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 289 qu’elles ne maîtrisent pas. Le temps court est celui des engagements dans la modernité (primat du progrès, du marché, du technique, de la communication, de l’époque) véhiculée auprès de publics (populations ou Pouvoirs) acquis à ses bienfaits, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. C’est également le temps des grands opérateurs de l’économie. Les idées servant directement leurs intérêts (libreéchange, privatisations, compétitivité, productivité) sont, par l’intermédiaire des techniques qui accélèrent le fonctionnement de leurs organisations, diffusées à l’échelle de la planète, sans les délais nécessaires pour en évaluer les enjeux ou les conséquences ; - au niveau des manipulateurs de symboles : pris dans la spirale des innovations et applications qu’ils produisent pour répondre aux demandes de leurs commanditaires (les « Pouvoirs »), ils contribuent à l’accélération des rythmes de vie et à leur transformation. Leur influence sur le temps mondial et les temps nationaux dépend de leur capacité à « placer » leurs productions auprès des institutions ou organisations capables d’en financer l’achat ou le développement. Pour ceux qui y parviennent, les profits individuels peuvent être considérables, tout comme les conséquences de leurs « manipulations » sur le fonctionnement des sociétés et de leurs organisations. Porteuses, dans les grandes sociétés industrialisées, d’une idéologie technoscientifique (cf. supra) au service de puissants intérêts politiques et financiers, ces manipulations ancrent l’action dans l’urgence et l’instantané ; elles impulsent une temporalité qui exclut toute possibilité de pauses, de retours en arrière, d’évaluation des options, de maturation des choix, dans les domaines de la réflexion civique et politique 283. Dans la logique des idées, les Pouvoirs les plus influents de la planète utilisent les manipulateurs de symboles, leurs savoirs et techniques pour diffuser, en direction des territoires et populations solvables, des « complexes d’idées » véhiculant une temporalité qui leur est favorable. Pour autant, cette temporalité n’est pas universelle. Elle ne touche tout d’abord que les populations qui s’inscrivent dans leurs réseaux de communication et de production (soit comme exécutants, 283 Chesnaux J., « L’ère du clip », in Culture, Idéologie et Société, Manière de Voir Hors Série, Mars 1997, p.30-31. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 290 soit comme consommateurs) ; elle n’élimine donc pas les possibilités de réactions brutales des temporalités locales, impulsées par des individus ou des organisations qui ne partagent pas ses codes, les refusent ou les ignorent. Chaque logique d’action implique une relation spécifique à l’espace * Concernant la logique des souverainetés : elle se déploie dans le cadre de territoires bornés par des frontières (terrestres, aériennes parfois maritimes). Ce sont les espaces sur lesquels les chefs d’État et de gouvernement doivent pouvoir imposer leur contrôle politique, afin de jouir des prérogatives d’une souveraineté qui ne se divise pas (sauf si des restrictions sont consenties, négociées et incorporées dans les structures juridico-institutionnelles des États concernés 284). La logique des souverainetés est donc conditionnée par le fait frontalier, qui a une double fonction : juridique et politique. Du point de vue du droit, la frontière trace, pour chaque État, le champ de sa compétence territoriale. Aux frontières, expirent les compétences territoriales des dirigeants nationaux. Du point de vue politique, la frontière consacre l’espace d’une identité ; elle marque un rapport unique à un territoire, une histoire, tout comme elle consacre un rapport à l’Autre, au voisin, à son territoire et son histoire. En termes politiques, toute frontière est ainsi le produit d’un rapport de forces, d’un compromis entre une limite idéale à laquelle des nations rêvent et les réalités internationales. Mais ce rapport n’est pas figé pour autant ; les frontières bougent, car elles suivent les trajectoires qu’empruntent les nations ; et le principe européen d’organisation de l’ordre international, selon lequel le tracé des frontières doit coïncider avec le souhait des peuples, continue d’animer ce mouvement. Ce faisant, malgré les progrès réalisés en matière de libre-échange, les enjeux frontaliers perdurent : la redéfinition des frontières par des nations en quête de souveraineté est encore un enjeu majeur 285, tout comme l’ambition d’États de mo284 Moreau-Defarges P., La politique internationale, Hachette, Paris, 1990, p.24. 285 Foucher M., Fronts et frontières, Fayard, Paris, 1991, p.10. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 291 difier des frontières qu’ils jugent illégitimes. La logique de contrôle politique territorialisé portée par les souverainetés est donc simultanément une source de paix pour les États qui ont stabilisé leurs frontières et une source de conflits pour ceux (des gouvernements ou populations) qui ont la volonté de les redéfinir. Un élément majeur contrarie toutefois cette logique spatiale : l’ouverture des frontières et la libre circulation des capitaux, de l’information ou des marchandises qui y est associée. Il place les gouvernements devant deux types de difficultés : dépendre tout d’abord - pour pouvoir boucler leurs budgets et maintenir un contrôle politique sur le territoire - de logiques privées d’investissement qui utilisent les frontières dans le but d’obtenir les meilleures conditions d’opérations ou d’accès aux ressources ; ne pas être ensuite en mesure de contenir les logiques criminelles ou terroristes, qui profitent de l’expansion du libre-échange pour élargir leurs opérations à partir du territoire national ou pour y accéder plus facilement. Dans la logique des souverainetés, le contrôle politique d’un espace borné limite la marge de manoeuvre des gouvernants face aux entrepreneurs privés. Cette situation exige de leur part de savoir faire preuve d’habileté pour utiliser les atouts de la souveraineté et les différents registres de l’action (politique, économique, technique, idéologique) dans le but de créer un environnement interne et international favorable à leurs ambitions. * Concernant la logique des marchés : dégagée des contraintes territoriales nationales par le triple processus de déréglementation, privatisation et libéralisation des échanges, elle se déploie à l’échelle de la planète par l’intermédiaire de réseaux physiques qui traversent les frontières : routes aériennes et maritimes pour le transport des biens et des personnes ; routes électroniques pour les communications, les transactions immatérielles et l’information. Mais l’existence de ces réseaux physiques est conditionnée par celle de réseaux sociaux dont les ressources humaines assurent la mise en oeuvre, la maintenance et l’animation. Les performances techniques des réseaux accélèrent le rythme, la portée géographique et l’interpénétration des opérations de production, négoce marchand ou financier (licites et illicites). Grâce à Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 292 l’information qu’ils rendent disponible sur les potentiels des territoires et actifs du monde entier, les grands opérateurs de l’économie (Gestionnaires de Fonds publics ou privés, dirigeants de FMN, BMN ou d’organisations criminelles) sont en mesure de localiser le capital, le travail, les matières premières, ou les dispositions juridiques et fiscales qui sont les plus intéressants pour leurs organisations. Ils peuvent ainsi réaliser des profits considérables dans des activités multinationales de marché et dans des délais qu’ils choisissent. Pour autant, la répartition spatiale de ces activités, tout comme la localisation des grands réseaux qui les portent, ne se font pas de façon homogène dans le monde ou sur les territoires nationaux. Elles irriguent prioritairement les zones géographiques que les grands acteurs de l’économie sélectionnent en fonction de plusieurs critères : leur densité d’occupation, les niveaux de vie, les ressources financières, les compétences techniques et scientifiques que ces zones drainent, leur rôle politique et administratif. Dans ce contexte, le déploiement spatial des logiques de marché est à l’origine de profondes inégalités : il y a ceux (territoires et hommes) que leur situation géographique et leurs ressources (intellectuelles et financières) mettent sur le tracé des réseaux et placent en position d’utiliser ces moyens pour consommer ou bien produire et négocier avec des interlocuteurs dont les dotations correspondent ; il y a les autres qui restent à l’écart de ces réseaux, parce qu’ils ne partagent pas les mêmes référends, ne possèdent pas les mêmes attributs, ne constituent pas des clientèles solvables ou des destinations d’investissements rentables. Dans la logique des marchés, l’essentiel, pour les grands intervenants de l’économie n’est pas de s’assurer la maîtrise et le contrôle spatial de territoires nationaux. L’enjeu est plutôt d’activer ou de créer des points géographiques et des lignes 286 qui permettent de réaliser les opérations (licites ou illicites) de production, d’investissement, de négoce ou de spéculation dégageant les profits les plus élevés dans les délais les plus brefs. Cette logique des marchés en réseaux autorise les individus et les organisations les mieux dotées (intellectuellement et financièrement) à s’affranchir des contraintes territoriales (impôts, taxes, etc.) liées au 286 Lévy J., « La complexité dans les sciences sociales », Sciences Humaines n°47, Février 1995. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 293 fonctionnement des collectivités nationales (formation, infrastructures, sécurité, défense). Elle le fait par la mise en concurrence planétaire des sites d’accueil et des compétences les plus favorables à leurs activités - une tendance qui affaiblit les ressorts de la cohésion nationale en opposant les secteurs et acteurs intégrés, aux secteurs et acteurs marginalisés, les groupes in aux groupes out 287. Réhabilitant le lieu au détriment du territoire et substituant la coordination au bornage 288, elle fragilise par là même les relations que les citoyens entretiennent avec leur corps politique : il ne maîtrise pas les nombreuses connexions qui s’établissent en dehors de lui 289 ; il n’apparaît plus capable d’organiser la vie des hommes en société ni de répondre à leurs attentes. * Concernant la logique de l’innovation-technicité : elle modifie non seulement la répartition géographique des activités sur les territoires nationaux ; mais elle bouleverse également les rapports que les hommes entretiennent avec l’espace. Concernant le premier point, la logique de l’innovation-technicité favorise la concentration des activités de recherche et développement dans les grandes mégapoles ou mégalopoles des pays industrialisés ; elle se déploie ainsi au sein d’un « archipel de villes-régions » 290 situées essentiellement dans les grands économies de la Triade (Europe, États-Unis, Japon). Malgré les efforts que font certains gouvernements pour rééquilibrer leurs espaces nationaux, les Firmes Multinationales privilégient les régions centrales aux dépens des zones périphériques pour les raisons suivantes : ces régions les font bénéficier d’importantes « économies d’urbanisation 291 » résultant d’infrastructures développées (transports, télécommunications), de la 287 288 Dubet F., Sociologie de l’expérience, Seuil, Paris, 1994, p.65. Badie B., La fin des territoires, Fayard, Paris, 1995, p.182. 289 Guéhenno J.M., La fin de la démocratie, Flammarion, 1993, in « Réseaux, territoires et organisation sociale », Problèmes Politiques et Sociaux, La Documentation Française, n° 740, 2 décembre 1994, p.54. 290 Petrella R., « Vers un techno-apartheid global », Manière de Voir n°18, Mai 1993, p.31. 291 Tersen D., Bricourt J.L., L’investissement international, Armand Colin, Paris, p.192-193. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 294 présence des laboratoires de recherche et des institutions de formation les plus réputés, et donc des personnels les plus qualifiés. La logique de l’innovation-technicité est à l’origine d’une recomposition physique et mentale des espaces de références courants. Si le territoire national reste le premier point d’ancrage des individus dès l’instant où leur naissance est enregistrée par l’État civil, les machines relationnelles 292 transforment cette relation simple. Elles contribuent à dissocier les sphères d’action qui encadrent le champ de la décision collective. Deux exemples illustrent le propos : animé par une logique qui n’est pas celle de la mise en valeur des territoires, mais de la fructification d’un patrimoine financier, l’économique des grands opérateurs internationaux déploie ses arbitrages à l’échelle de la planète ; animé par une logique qui est celle du contrôle territorial, le politique des chefs d’États et de Gouvernement est avant tout préoccupé d’espace national. Cette dissociation des logiques spatiales est à l’origine d’une transformation majeure : la souveraineté politique et le marché ne s’articulent plus dans une même unité, celle qui faisait de l’État-nation le modèle et le support historique des sociétés les plus industrialisées. Par l’intermédiaire des réseaux, le déploiement dans un espace virtuel extra-national des marchés, remet en question l’idée même de nation. Il accentue, dans un même pays, l’écart entre les populations et organisations qui peuvent fonctionner dans cet espace virtuel et celles qui sont ancrées au sol national. Le phénomène autorise en effet les « nomades électroniques » à se réserver autant que possible les bénéfices de leurs activités, tout en s’efforçant de rejeter leur coût sur les collectivités nationales. Cette réalité perturbe les références des individus qui ne sont pas dotés de façon équivalente : leurs ressources ne leur permettent pas d’échapper aux obligations citoyennes ; leur sort économique est bien souvent lié à des opérations ou des montages fi292 L’expression « machines relationnelles » est de A. Bressand et C. Distler. Quelques exemples : « La machine relationnelle Wal-Mart dont les satellites relient directement magasins, camions et fournisseurs en flux tendus ; la machine Nasdaq, qui gagnera peut-être son pari de devenir la première Bourse de la planète ; la machine SEAQ qui, depuis Londres « aspire » un bon quart des transactions sur ce que l’Europe entière contient comme sociétés de premier plan ; la machine Globex, qui met en prise directe, pour la première fois, les contrats à terme », op.cit., p.282. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 295 nanciers complexes dont ils ne maîtrisent ni les mécanismes, ni les enjeux, ni les bénéficiaires réels ; leur sort politique quant à lui, dépend de décisions locales ou nationales dont la portée apparaît bien souvent insuffisantes pour encadrer les opérations précitées et répondre à des attentes d’équité, de solidarité ou de sécurité. Les machines relationnelles transforment également les modes de vie quotidiens en abolissant les frontières qui séparent les espaces public et privé : l’espace de consommation et de transaction envahit le foyer par l’intermédiaire des chaînes câblées, du satellite, du « World Wide Web » (réseau de réseaux) et des modes de règlements bancaires à distance qui donnent accès au monde des téléservices (loisirs, culture, Bourse, téléachat, visites de sites virtuels et commandes, etc.) ; pour les professions d’encadrement supérieur ou celles impliquées dans la « manipulation de symboles », l’espace de production à distance envahit également le domicile privé (télétravail) par l’intermédiaire des réseaux électroniques et le développement du multimédia ; pour les grandes entreprises, dont les capitaux et les ressources intellectuelles leur permettent d’exploiter ces moyens de communication, il devient possible de diminuer leurs coûts de fonctionnement, de réagir plus rapidement aux transformations de leurs marchés et de répondre de façon plus efficace aux besoins de clients répartis à la surface du globe. La logique de l’innovation-technicité est donc à l’origine d’un profond bouleversement qui affecte les rapports que les hommes, leurs organisations et appareils entretiennent avec leurs espaces traditionnels de référence. Virtualité et instantanéité, transforment les repères, les allégeances territoriales et les règles du jeu de l’action collective dont les finalités et réalisations sont dominées par la capacité d’influence des marchés. * Concernant la logique des idées : elle offre aux Pouvoirs dominant la planète les productions intellectuelles qui les autorisent à mettre en oeuvre et justifier leur action. Diffusant une interprétation de la modernité liée à l’expansion des marchés, ces productions à vocation universelle butent sur deux obstacles : les populations et territoires non solvables qu’elles mettent hors-jeu et qui revendiquent un ordre de sens différent ; la survie de liens, références ou croyances du passé Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 296 qui peuvent être manipulés et devenir autant de contre-pouvoirs (nationalismes, intégrismes, etc.). C’est à l’échelle de la planète, et grâce aux ressources techniques, intellectuelles et financières qu’ils peuvent mobiliser, que les acteurs dominant l’économie et la politique internationale projettent, en langue anglaise (américaine), un ensemble d’idées dont les « complexes » (cf.supra) portent un message simple : tous les pouvoirs aux marchés ! 293 Ces idées : mondialisation, libre-échange, privatisations, rigueur budgétaire, déréglementation, etc. ont permis l’avènement et légitiment l’existence, de Pouvoirs économiques (FMN, BMN, Fonds et Assureurs Privés) entretenant avec les espaces et les institutions nationaux une relation particulière : grâce à leur maîtrise des technologies de l’information et de la communication, ils sont en mesure de réaliser les montages financiers les plus complexes, de délocaliser leurs sites de production, de déplacer leurs capitaux à la vitesse de la lumière et d’investir de façon très sélective d’un bout (connecté) à l’autre de la planète. Ils spéculent sur tous les actifs négociables, provoquent parfois des krachs et des récessions et sermonnent les gouvernements dont les politiques publiques s’éloignent de leurs recommandations. Ces pouvoirs économiques qui, en raison de leur surface financière et de leur mobilité, placent les États en situation de dépendance, parviennent à imposer leurs valeurs dans de multiples sphères de l’action collective finalisée : profit, bénéfices, rentabilité, concurrence et compétitivité - autant de critères qui leur permettent d’intégrer dans leurs réseaux les individus et les organisations qui leur sont utiles et d’expulser ceux ou celles qui ne le sont pas. Dans cette logique, les plus forts l’emportent en toute légitimité, les plus faibles sont exclus ; toute idée de solidarité est rejetée, parce que déclarée contraire au bon fonctionnement des marchés. La diffusion internationale du message se fait par l’intermédiaire de plusieurs canaux : celui tout d’abord des grandes organisations intergouvernementales dont les financements permettent à ces entités d’enrôler au service de leurs idées des centres de recherche, des universités, des fondations du monde entier ; les nombreux Clubs ou Forums ensuite, regroupant exclusivement ceux, des « Pouvoirs » ou « Manipulateurs de Symboles », acquis aux valeurs précitées et qui 293 Ramonet I., op.cit., p.70. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 297 « font » l’opinion internationale 294 ; les principaux organes d’information économique également, qui sont bien souvent la propriété de grands groupes industriels et financiers ; et enfin, des enseignants en facultés de science économique ou en écoles de gestion, des essayistes ou hommes politiques qui reprennent à leur compte ces idées et les transmettent à nouveau par l’intermédiaire de la formation, de revues de recherche spécialisées, ou des grands médias de masse. Les valeurs portées par ces canaux distillent une idéologie qui est plus proche de la loi de la jungle que de l’État de droit. En termes de projection spatiale, le phénomène a des effets induits non négligeables. Ces valeurs réunissent tout d’abord, par delà les cultures et les frontières, tous les individus et les organisations qui partagent un objectif commun : accumuler, dans les délais les plus brefs, le patrimoine financier nécessaire à la réalisation de leurs ambitions. Mais elles font de l’exercice du pouvoir, de la puissance et de la domination, des moyens privilégiés par chaque compétiteur pour y parvenir. Dans un contexte international d’ouverture des frontières, de déréglementation et de retrait de l’État, la tendance évoquée ci-dessus est porteuse de dysfonctionnements potentiels (à l’échelle des organisations ou des pays) : cela peut être le refus plus ou moins brutal - exprimé par des personnels pressurés et stressés dans leur emploi (flexibilité, précarité) - des rythmes de travail et de vie qu’impulsent les nouvelles techniques de communication et d’information ; cela peut être également une détérioration des contextes nationaux de sécurité, engendrée par les besoins de survie des exclus du partage de la richesse ; cela peut être encore un rejet culturel ou religieux savamment récupéré et orchestré par des manipulateurs de symboles pour le compte de leaders en quête de pouvoir ; une dernière forme de violence déri294 cf.sur le sujet, ce que dit G.Valance, in Les maîtres du monde, Flammarion, Paris, 1992, p.91-96. Valance consacre une section au « Pouvoir par les Clubs » : Club de Paris, Groupe des Sept, Club de Rome, Commission Trilatérale, Institut Aspen ou Forum de Davos. Il y évoque la diffusion d’une « idéologie globale » et le risque qu’elle devienne une « idéologie dominante, tournant en rond et se vidant peu à peu de tout contenu concret ». Il ajoute que certains membres reconnaissent le phénomène et le traduisent de la façon suivante : « On finit par entendre ou par dire les mêmes choses partout. Si bien que plus personne ne lit les rapports. On sait trop bien ce qu’il y a dedans ». Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 298 vée peut se matérialiser à la suite de la rencontre, sur les marchés, de forces hétérogènes dont certaines (comme les organisations criminelles), plus entraînées que d’autres (les grandes FMN et BMN des pays les plus industrialisés) à la survie, ont couramment recours à des modes de coercition « extrêmes » pour atteindre leur objectif de profit. Par l’intermédiaire des machines relationnelles, et sous la pression des Pouvoirs dominants, la logique des idées diffuse à l’échelle de la planète un « complexe » de signes et de symboles faisant du Marché et de ses agents, des porteurs de fondement, d’unité et de finalité. Malgré la répétition incessante du message dans les plus grands médias de masse internationaux, l’idéologie de l’efficience marchande n’efface ni les demandes de sens, ni les priorités locales, formulées par des populations qui ont d’autres référends, d’autres objectifs, ou ne profitent pas des retombées matérielles de la mondialisation. III - Hypothèse 3 : chaque logique fait système et chaque système interagit avec les autres Retour au sommaire Poser comme hypothèse que chaque logique fait système signifie 295 que : - chaque logique est à l’origine d’un ensemble organisé de relations (processus et interactions) entre un certain nombre d’acteurs ; - chaque ensemble de relations est contenu dans un certain type d’environnement (les autres systèmes) ; - chaque ensemble de relations est soumis (ou non) à un mode de régulation adéquat ; 295 Lapierre J.W., Comprendre l’analyse de systèmes, Syros, Paris, 1992, p.1921. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 299 - chaque ensemble (système) est à la fois assez cohérent et assez souple pour le rendre capable d’un certain degré d’autonomie 296. Nous nous efforcerons ici de saisir les caractéristiques idéalestypiques de chaque système d’action. Les logiques et acteurs animant ces systèmes ayant été précédemment définis (cf. supra. Hypothèses 1 et 2), il s’agira de préciser plusieurs points : les champs dans lesquels les acteurs interviennent et les moyens qu’ils mobilisent pour atteindre leurs objectifs et assouvir leurs ambitions ; les processus et interactions, les problèmes de régulation (dysfonctionnements) associés. Le système des Souverainetés L’ambition de contrôle politique territorialisé liée aux prérogatives caractérisant la souveraineté est à l’origine d’un ensemble de processus (recherche du pouvoir, de la puissance et de l’influence) et d’interactions (alliances, conflits, coopération) que les dirigeants des États initient ou s’efforcent de gérer à leur avantage dans de multiples domaines, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Le tout forme le système des souverainetés. Le statut d’acteurs 297 que les gouvernants revendiquent, tant au niveau national qu’international, se définit dans deux dimensions im296 Processus est entendu ici comme toute séquence de mouvements, de comportements ou d’actions accomplis par un agent quelconque (individuel ou collectif) qui peut être appelée acteur de ce processus ; interaction : l’interaction entre deux processus signifie qu’il n’y a pas l’un des deux qui serait la cause, et l’autre qui serait l’effet, mais que chacun des deux agit sur l’autre et réagit à l’action de l’autre ; organisé : dire que l’ensemble des processus est organisé signifie que les interactions entre eux dépendent plus ou moins les unes des autres et que l’ensemble forme un tout dans lequel tout se tient ; autonomie signifie que les processus à l’intérieur du système ne sont pas entièrement déterminés par des processus extérieurs au système, mais sont déterminés par l’ensemble de leurs interactions, Ibid. 297 acteur : c’est une personne (ou un groupe de personnes), dont l’autorité incontestée sur une organisation ou des appareils, lui permet de disposer des moyens nécessaires pour influencer, tant au niveau national qu’international, Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 300 briquées de l’action : la politique intérieure et la politique étrangère. Les données intérieures fixent dans une certaine mesure les capacités extérieures ; et les événements extérieurs rappellent aux dirigeants des États qu’ils doivent toujours se situer par rapport aux autres 298. Ce champ politique n’est pas indépendant, il est autonome ; s’il obéit à une logique propre, il se trouve pénétré par d’autres logiques (économiques, techniques, idéologiques) qu’il s’efforce d’utiliser à son profit. En outre, autour du politique, la société est omniprésente. * Les champs d’action : dans les deux espaces d’action que sont la politique intérieure et la politique étrangère, les gouvernements doivent posséder des capacités certaines d’autorité et de négociation. Ces capacités leur permettent de « tenir » la société qu’ils représentent à l’aide des appareils qui organisent la vie collective et, ce faisant, de prouver leur efficacité vis à vis d’autres gouvernements ; elles les placent également en position de renforcer leur crédibilité auprès de leurs populations et auprès des autres États ; elles les aide donc à se faire reconnaître, à obtenir des avantages, mais également à accorder des concessions, à s’ajuster aux autres. - la politique intérieure est concernée par les problèmes de paix civile, de gestion des ressources, de cohésion, (et parfois) de justice sociale et de solidarité. Ces problèmes éclairent la relation société-État : chaque société est soumise à des dynamiques propres et construit un État dont l’identité est unique et la conduite irréductible à celle des autres ; chaque État quant à lui contribue à façonner une Société dans les lois, les règles ou les instructions qu’il formule, et dans les réactions de soutien ou de rejet qu’elles suscitent. - la politique étrangère, elle, est concernée par les problèmes politiques, économiques et financiers, ou les questions de coopération scientifique et technique, les affaires de sécurité impliquant plusieurs États ou des Organisations Inter-Gouvernementales. le cours des événements, dans un sens propice à la réalisation de ses ambitions. 298 Moreau-Defarges P., La politique internationale, Hachette, Paris,1990, p.151. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 301 Pour autant, ces deux espaces d’action (politique intérieure et politique étrangère) sont difficilement séparables : tout d’abord, parce que de nombreux acteurs internes (Parlements, Partis politiques, syndicats, entreprises, etc.), parfois dépourvus de mandat, interviennent souvent avec efficacité pour orienter la politique extérieure dont les gouvernements assument la responsabilité ; ensuite, parce que l’ouverture des territoires requise par l’expansion de l’économie de marché rend les frontières perméables à de nombreux flux d’origine extérieure : mouvements d’hommes, circulation de marchandises, de capitaux, de technologies, d’idées. Le phénomène n’est pas seulement responsable d’une augmentation de l’interdépendance des États ; il provoque également une interpénétrations des « affaires du dehors » et des « affaires du dedans », qui se recoupent de plus en plus étroitement 299. * Les moyens d’action : la capacité à exercer un contrôle politique réel sur un territoire (à mettre en oeuvre des politiques intérieures et externes conformes aux ambitions des dirigeants) et à exercer les prérogatives de la souveraineté, dépend de plusieurs éléments : les données matérielles d’un pays, les caractéristiques de son environnement interne ; l’habileté politique et la crédibilité de ses dirigeants. - les données matérielles tout d’abord : la situation géographique, les richesses du sol et les capacités d’accès aux richesses maritimes, la structure qualitative de la population (pyramide des âges, homogénéité ou hétérogénéité ethnique, linguistique, culturelle), le niveau de développement économique, scientifique et technique - ces données sont autant d’atouts de base lorsqu’elles existent, ou de faiblesses lorsqu’elles manquent. Toutefois, ce n’est pas leur addition qui est source d’influence pour les pays ; c’est la capacité de leurs dirigeants nationaux à les combiner pour les transformer en vecteurs de puissance ou d’influence. - l’environnement interne : l’exploitation des atouts de base d’un pays ou l’amélioration de cette dotation se fait dans le cadre 299 Merle M., Sociologie des relations internationales, Dalloz, 4ème édition, Paris, 1988, p.348. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 302 d’environnements internes très différents. Les caractéristiques bien spécifiques à chaque environnement facilitent ou handicapent les autorités dans la poursuite de leurs objectifs, selon les politiques adoptées. Ces caractéristiques sont les suivantes : les régimes politiques démocratiques (parlementaires, présidentiels, semi-présidentiels), autoritaires ou totalitaires ; les régimes économiques (dirigistes ou libéraux) ; la cohésion sociale qui est fonction de plusieurs éléments : la légitimité des systèmes politiques et économiques, l’homogénéité ethnique et culturelle, la force du sentiment national, la stabilité intérieure, etc. S’ajoutent à ces données : l’idéologie dominante (missionnaire ou gestionnaire), le comportement à l’égard des pays étrangers (clôture, ouverture), le choix ou le refus des alliances (neutralité, neutralisme, isolationnisme). - l’habileté politique et la crédibilité des gouvernants. Elles seules permettent à des chefs d’États et de Gouvernements dont les pays sont inégalement dotés et font preuve de plus ou moins de cohésion, de jouer sur différents registres de l’action (politique, marchés, science et technique, idées) pour exercer pleinement leurs prérogatives ; elles seules les autorisent à réunir un consensus intérieur indispensable à la réalisation de projets destinées à compenser les faiblesses de leurs pays ou à en exploiter les atouts ; elles seules leur donnent ainsi la possibilité d’accroître leur pouvoir à l’intérieur des frontières, leur puissance et leur influence 300 à l’extérieur des frontières. 300 De façon classique, on définit la puissance comme la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités (R.Aron). Deux objectifs peuvent être poursuivis : conduire l’autre à faire ce qu’autrement il n’aurait pas fait ; empêcher un autre État de faire ce qu’il veut. Une distinction peut ici être faite entre pouvoir et puissance. Le pouvoir découle d’un commandement interne légitime, ou tout au moins d’un commandement qui tend à prendre un caractère légal. Dans le milieu peu structuré de la politique internationale, la lutte pour la puissance prend des formes très différentes de celles qui s’affirment pour la conquête du pouvoir de l’État. L’absence de loi commune, de sanctions internationales qui s’imposent à tous de la même façon, la possibilité de recourir à des moyens non codifiés pour assurer la réalisation d’un objectif, confèrent à cette conduite « diplomaticostratégique » une dimension particulière. On peut également faire une distinction entre puissance et influence tout en admettant un continuum entre les deux (A.Wolfers). La première définit la capacité d’altérer le comportement des autres acteurs par la coercition. La seconde signifie la possibilité Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 303 * Interactions et problèmes de régulation : lutte pour le pouvoir politique à l’intérieur des frontières, lutte pour la puissance ou l’influence à l’extérieur - ces éléments conduisent les individus et les collectivités qui portent leurs ambitions à s’opposer, s’allier, coopérer, entrer en conflits (armés ou non). L’ensemble de ces processus et interactions se déroule dans - et met en présence - des unités politiques très disparates mais égales en droit et jalouses de leurs prérogatives. À l’échelon international, le phénomène est à l’origine de nombreux problèmes de régulation. de l’infléchir par la persuasion,. Dans un monde où l’interdépendance des États, notamment sur le plan économique, est de plus en plus grande, l’exercice de la puissance a changé, et la définition de la puissance évolue. Pour les pays les plus riches, la puissance semble être aujourd’hui assimilée à la maîtrise des interdépendances. Le phénomène se traduit par des processus moins directifs ou coercitifs de domination : il ne suffit plus de se montrer inflexible ou de conquérir ; il faut négocier, convaincre et rester crédible face à des multiples interlocuteurs (autres Gouvernements, grands investisseurs, partenaires sociaux, opinion publique, etc.) tant à l’intérieur de ses frontières qu’à l’extérieur ; il faut s’efforcer de contrôler les règles du jeu dans un certain nombre de domaines qui occupent une place considérable dans les rapports internationaux contemporains : l’économie et la finance, la technologie, la sécurité, la normalisation, ou la sphère des idées. Dans cette entreprise, des moyens plus subtils que l’intervention directe sont mobilisés. Un pays peut en effet exercer son influence par l’entremise d’organisations (universités, multinationales de l’expertise, grandes entreprises, médias) qui parviennent à imposer leurs référends et modes de fonctionnement dans d’autres pays et dans des secteurs clés (sécurité, savoir, production, finance). C’est ce que l’on appelle la « puissance structurelle » (S.Strange). En outre, les États et leurs gouvernements (toujours pour les plus riches) semblent moins rechercher la puissance comme un moyen d’expansion, que comme un moyen de protection et de sanctuarisation. Un pays est puissant lorsqu’il parvient à échapper aux contraintes que d’autres voudraient faire peser sur lui et à esquiver des responsabilités qui lui coûteraient plus cher qu’elles ne lui rapporteraient. Sources : de Senarclens P., La politique internationale, Armand Colin, Paris, 1992, p.23-24 ; Boniface P., (sous la direction de), Dictionnaire des relations internationales, Hatier, Paris, 1996, p.285 ; Badie B., Smouts M.C., Le retournement du monde, Presses de la FNSP & Dalloz, Paris, 1992, p.154. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 304 - l’État est menacé dans sa souveraineté : le principe de souveraineté implique la liberté, pour un peuple, de choisir son régime politique, économique, social, et érige en postulat que le pouvoir ultime réside dans l’entité étatique nationale ; celle-ci dispose du monopole de la violence sur son propre territoire. Le principe de sécurité le complète : l’État agit de manière légitime sur la scène internationale en vue d’assurer sa sécurité ; celle-ci constitue la marque première de l’intérêt national. Plusieurs éléments contrarient la mise en oeuvre et l’efficacité de ces principes : dans un environnement international que les plus influents d’entre eux se sont efforcés de déréglementer pour résoudre leurs problèmes immédiats (cf. infra La logique des marchés), les gouvernements ont tout d’abord du mal à contrôler les flux (mouvements de population, d’idées, de capitaux, opérations criminelles ou terroristes) qui sont produits en dehors d’eux et ignorent les frontières. Les États qu’ils représentent sont ainsi de moins en moins capables de définir leur propre régime économique et social 301 (sous la pression des grands investisseurs, du FMI, de la BM, etc.), mais aussi d’assurer la fonction sécuritaire qui leur confère une légitimité. Ils ne répondent en outre que très partiellement aux demandes de sens, de régulation sociale et de progrès économiques que leur adressent leurs populations. Ces éléments contribuent à faire de la scène internationale contemporaine, « un ordre de la souveraineté limitée 302 » : trop de paramètres existent sur lesquels les appareils des États n’ont plus de prise ; trop d’acteurs (entreprises, régions, métropoles, lobbies, organisations criminelles, etc.) ont les moyens de produire leurs propres politiques pour défendre leurs priorités. L’intérêt national ne résiste pas à cette évolution : la politique nationale est éclatée en de multiples centres de production que les États et leurs gouvernements ne parviennent plus à coordonner. Le monde des États et le monde des 301 H. Bourguinat écrit à ce sujet : « l’âge d’or de l’action entièrement souveraine est révolue ». Les politiques économiques, précise l’auteur, se font désormais sous la surveillance permanente des marchés. Qu’il s’agisse du réglage monétaire, de la politique budgétaire, ou des actions concernant les structures productives (privatisations, politiques de concurrence, etc.), ces décisions se prennent désormais sous le contrôle des marchés, en fonction d’une logique (la recherche à court terme de la rentabilité maximum) et de leurs normes de rentabilité financière, in H.Bourguinat, L’économie morale, Arléa, Paris, 1998. Nous développons ce point dans le système des marchés. 302 B.Badie et M.C.Smouts, op.cit., p.238. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 305 organisations privées obéissent ainsi à des principes de plus en plus contradictoires : tandis que le premier monde continue d’être animé par une logique faite de territorialité, de souveraineté et de sécurité, c’est une logique à base de déterritorialisation, de recherche, protection et approfondissement de l’autonomie, qui inspire le second. Cette opposition est une source de tensions et de ruptures potentielles tant à l’échelon national qu’international. - aucune forme d’organisation politique durable n’a remplacé l’État : les organisations internationales (OIG) restent des instruments intergouvernementaux sans véritable autonomie. Les amorces de solidarité régionale qui se dessinent préfigurent, pour certaines, une nouvelle configuration à venir des allégeances politiques, mais elles sont encore en gestation. Ajoutons que ces formules intergouvernementales à vocation universelle ou régionale, permettent aux États ou aux intérêts qui les dominent de rendre prioritaires leurs options politiques (cf.Commission et lobbies dans l’UE). Quant aux organisations non gouvernementales (ONG), elles ne se sont pas davantage substitué aux États, n’ayant d’ailleurs jamais eu vocation à le faire (sauf dans les secteurs dont l’État voulait se désengager) ; mêmes pour les plus militantes, qui entendent peser sur les États pour remplir leurs missions, elles dépendent souvent de financements publics, fonctionnent dans le cadre de la législation des États qui accueillent leurs opérations, et tendent à reproduire les clivages Nord-Sud, quand ce ne sont pas les clivages internationaux tracés par les diplomaties de leurs pays d’origine. Le système des souverainetés reste donc organisé autour des États - et plus particulièrement, du fait de leur inégalité - d’une poignée d’États industrialisés. Leurs dirigeants se concertent de façon permanente, échangent leurs idées dans le cadre de « clubs » exclusifs et imposent leurs solutions aux États moins influents. Malgré ces contacts privilégiés, ils continuent de gérer les crises (conflits armés à leurs périphéries, krachs financiers, etc.) au jour le jour après qu’elles ont éclaté, et semblent préférer à l’anticipation un mode de navigation à vue dont les maîtres mots pourraient être « prudence » pour chacun et « méfiance » à l’égard de tous (B. Badie et M.C. Smouts). La clé des déséquilibres internationaux se trouve donc essentiellement dans le comportement des États les plus puissants, à la fois liés et antagonistes. Le déficit de régulation du système des souverainetés Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 306 s’entretient de leur rivalité. Il s’entretient également des tensions nées d’un utilisation opportuniste de stratégies identitaires qui réinventent de la différence (cf.supra, La logique des Idées), mais aussi de la prolifération d’États dont certains n’ont pas les capacités d’exister en tant que « Souverains ». Il s’entretient enfin de la difficulté croissante qu’éprouvent les gouvernements à faire correspondre souveraineté politique et souveraineté économique et à répondre aux attentes de leurs sociétés en canalisant, au profit des collectivités nationales et dans le cadre de projets porteurs de sens, les stratégies des grands opérateurs privés (FMN, BMN, Fonds d’investissement, etc.). Le système des marchés La recherche du profit maximal dans un horizon multinational privé de court terme et de risque acceptable est à l’origine d’un ensemble de processus et d’interactions économiques et financiers (investissements, spéculation, négoce, etc.). Ces mouvements sont initiés - à l’échelle des marchés intégrés dans leurs opérations - par les responsables de grands groupes multinationaux, les gestionnaires de Fonds et les dirigeants d’organisations criminelles. Dans la compétition qui oppose, à l’échelle de la planète, les opérateurs engagés dans les activités de production, de service ou de création illégale de richesse, le statut d’acteur est conféré aux entités capables de soutenir une concurrence menée simultanément dans différents secteurs et sur plusieurs marchés : le leur, ceux de leurs rivaux et les marchés tiers. Les membres de l’oligopole mondial 303 engagés dans des stratégies dites « globales », arbitrent ainsi entre différentes opportunités de localisation de leurs activités à l’échelle de la planète. Deux éléments leur en donnent la possibilité : l’utilisation des techniques d’information et de communication les plus sophistiquées ; leur surface financière démultipliée par des capacités d’intervention crois303 F. Chesnais définit « l’oligopole mondial « de la façon suivante : « un espace de rivalité délimité par les rapports de dépendance mutuelle de marché liant le petit nombre de grands groupes qui parviennent, dans un secteur d’activité, à acquérir et conserver le statut de concurrent effectif au plan mondial », in La mondialisation du capital, Syros, Paris, 2ème édition, 1997, p.112-114. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 307 santes sur les marchés des capitaux, des changes, et des produits dérivés. L’ensemble de ces comportements d’opérateurs structure aujourd’hui la sphère des marchés - une sphère qui n’est pas indépendante mais autonome. Elle se trouve en effet pénétrée par d’autres logiques (politiques, techniques, idéologiques) que ses principaux animateurs s’efforcent d’utiliser à leur avantage. * Les champs d’action : les sphères de la production, des services, du négoce ou de la finance, sont dominées par des entités issues des pays les plus industrialisés. Contrairement à l’idée reçue, ces groupes demeurent, à quelques exceptions près, adossés à un État précis. Malgré leur liberté d’action sur les marchés les plus intégrés, ils puisent très largement dans les ressources (politiques, juridiques, diplomatiques, bancaires, scientifiques, techniques et financières) de leur système national d’origine. Les décisions que prennent leurs dirigeants en fonction des seuls critères de valorisation du capital des organisations qu’ils gèrent, les flux issus de leurs interactions - ces éléments « font » les marchés à l’échelle de la planète. - production et services : le refus de s’attacher à des modalités déterminées d’engagement sectoriel ou géographique, ainsi que la capacité de se désengager, de désinvestir, tout autant que l’inverse 304 - ces éléments guident les stratégies et déterminent l’organisation des opérations des FMN. Il s’agit de tirer parti de toute opportunité productive, commerciale, juridique, financière, quelle que soit sa localisation. L’intérêt est de pouvoir jouer immédiatement sur des différences de coût, de délai, de législation. Quant aux BMN, obligées (pour les banques commerciales) de développer l’intermédiation de commission (facturation de prestations de services) en raison du déclin de leurs activités traditionnelles liées à l’intermédiation de marges sur taux, elles se sont engagées de façon croissante dans la gestion de patrimoine, le développement des services d’ingénierie financière et dans toutes les opérations réalisées sur les marchés de capitaux, les marchés des changes et des produits dérivés, en vue de réaliser des gains en 304 Chesnais, F., La mondialisation du capital, op.cit., p.102. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 308 capital. Déréglementation et désintermédiation ont projeté ces acteurs (FMN et BMN) dans l’univers de la finance globale. - marchés de capitaux : désireux d’obtenir les meilleures condition de rendement, la sécurité de leurs investissements, et des revenus réguliers, les gestionnaires des grands fonds (fonds de retraite et fonds mutuels) recourent à la diversification (par marché, par type de titres) des portefeuilles et à l’arbitrage, c’est à dire à la modification constante de la composition des portefeuilles 305. Les marchés de capitaux des pays les plus riches constituent toutefois leur terrain de prédilection et ils privilégient les placements en actions et obligations de ces pays. Les fonds de couverture (Hedge Funds) sont, quant à eux, organisés de façon à disposer d’un maximum de liberté et de mobilité dans leur politique de placement. Leurs gestionnaires interviennent non seulement sur les marchés d’actions, mais également sur les marchés obligataires, les matières premières, les produits dérivés et les devises, privilégiant une gestion très active et la liquidité de leurs actifs. - activités économiques illicites : l’essentiel des activités et des revenus de la grande criminalité organisée se répartit entre quelques dizaines de chefs de clans à la tête d’énormes conglomérats internationalisés diversifiés sur trois continents (Europe, Amérique, Asie) 306. La plupart d’entre eux doivent leurs fortunes personnelles au trafic de stupéfiants. C’est l’activité qui procure en effet les marges les plus élevées du monde 307. Les richesses accumulées permettent aux organisations du crime de posséder des moyens supérieurs à ceux de beaucoup de pays en développement. Capables de s’acheter des complicités aux plus hauts niveaux des États, elles ont en outre diversifié leurs 305 « Désormais », écrit H. Bourguinat, « tout investisseur sait qu’il peut se porter sans restriction, pour peu que le risque soit acceptable, en tout point de l’espace financier mondial où le rendement de son capital est maximisé et le prélèvement fiscal minimisé ». in La tyrannie des marchés : essai sur l’économie virtuelle, Economica, Paris, 1995, p.58. 306 Fabre T., Le Billon V., « Le crime paie, c’est même ce qui rapporte le plus », L’Expansion, n°554,du 24 Juillet au 27 août 1997, p.56-59. 307 Les recettes annuelles du trafic de stupéfiants atteignent 2400 milliards de francs, produisant un bénéfice de 80% pour le dirigeant du réseau - sans impôts cela va sans dire. Du cultivateur de coca au consommateur occidental de cocaïne, le prix est multiplié par 2000, avec des frais de transformation modestes. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 309 activités, de façon à mêler de façon subtile les opérations criminelles et licites. Dans la mesure où les revenus de ces organisations ne peuvent plus être dépensés immédiatement, il est devenu nécessaire de les recycler, de les blanchir et de les investir 308. Les marchés financiers leur en offrent les moyens. * Les moyens d’action : les processus de déréglementation, désintermédiation et décloisonnement des marchés, l’évolution des techniques d’information et de communication 309 - ces éléments ont mis les grands opérateurs privés internationaux en capacité de développer leurs activités à l’échelle de la planète et d’arbitrer le sort économique des collectivités nationales. Pour conserver leur statut effectif de concurrent au plan mondial, les FMN conjuguent le continental et le local. Les ressources de la télématique leur en fournissent la possibilité : éclatement des process de travail, recours au travail à domicile, délocalisation des tâches routinières à des milliers de kilomètres, fabrication à flux tendus (pas de stocks), raccourcissement des délais de livraison, appel à la sous308 Leguet P. « La France et les nouvelles formes de criminalité organisée », in Relations Internationales et Stratégiques, n°20, Hiver 95/96, p.185. 309 La déréglementation tout d'abord : elle assouplit les règles régissant certains secteurs clés des économies nationales (transports, télécommunications, services financiers, etc.) et celles régissant les mouvements internationaux de capitaux ; la désintermédiation ensuite : effaçant les frontières entre intermédiaires financiers, elle permet un développement du financement direct et de l'innovation (titrisation et multiplication de nouveaux instruments : options, futures, etc.) ; le décloisonnement de marchés nationaux précédemment fermés et compartimentés, également : imposée par l'internationalisation croissante des opérations financières ; ce décloisonnement est à double détente : externe (libéralisation des flux de change, ouverture du marché des titres publics aux opérateurs étrangers, ouverture de la Bourse aux entreprises étrangères, etc.) et interne (entre différentes fonctions financières et différents types de marchés : changes, crédits, actions, obligations). L’initiative favorise la constitution d'un marché mondial des capitaux (réalisée tout d'abord de façon indirecte par la croissance du marché de l'eurodollar et des eurodevises, puis de façon directe) ; l’évolution des techniques enfin (informatique, télécommunications) : elle rend l'information disponible sans délai et à un moindre coût, autorise les montages financiers les plus sophistiqués, ainsi que des transactions incessantes qui se nourrissent des plus petites différences. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 310 traitance et à l’intérim 310. Les opérations réalisées sur les marchés (de capitaux, de change, de produits dérivés) dans des activités d’investissement, de couverture et de spéculation pure, leur donnent en outre les moyens de conduire ces stratégies « glocales », tout en constituant d’importantes sources de profits. Déjà partiellement libérés des contraintes territoriales par la possibilité de recourir aux acquisitions-fusions, aux alliances stratégiques, et aux NFI 311, les groupes multinationaux n’hésitent pas à utiliser la relocalisation ou la menace de relocalisation, pour « flexibiliser » l’attitude des autorités politiques ou des forces syndicales locales à l’intérieur des pays les plus industrialisés. Les BMN restent des partenaires indispensables des États et des groupes industriels dans le soutien à l’exportation, le lancement d’émissions importantes d’euro-obligations pour les opérations d’acquisitions et de fusions transfrontières. Toutefois, l’impératif de mise en valeur avec profit des dépôts et du capital investi dans leurs établissements les incitent à s’engager dans des opérations financières de moins en moins contraintes par la localisation géographique de leurs réseaux de filiales. Plusieurs facteurs leur en donnent les moyens : la déréglementation bancaire (sauf dans les PVD), l’ouverture des marchés, et leur décloisonnement. Ils motivent leurs dirigeants à se porter sur différentes activités de marchés (titres, changes et produits dérivés qui sont les plus rentables) créatrices de revenus plus importants que ceux provenant des intérêts. Les ressources de la télématique leur permettent en outre d’opérer en continu (SWIFT, CHIPS). La mobilité est instantanée, les opérations mêlent le court et le long terme et le passage de la finance indirecte (crédits) à la finance directe est facilitée. Mais l’impératif de croissance requis pour maximiser le produit net bancaire, satisfaire les actionnaires majoritaires et 310 Labarbe P., Maris B., Ah Dieu, que la guerre économique est jolie, Albin Michel, Paris, 1998, p.80. 311 Les nouvelles formes d’investissement (NFI) : ce sont les brevets et licences de technologie, conseils en management ou garantie des débouchés commerciaux, qui résultent de l’attribution de parts de capital sans mise de fonds, en contrepartie d’apports dits « immatériels ». Elles peuvent également se traduire par de simples relations de sous-traitance, cf. Tersen D., Bricourt J.L., op.cit., p.6-17. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 311 soutenir une concurrence désormais planétaire, les conduit parfois à prendre des risques mal évalués. Principaux prêteurs des Trésors Publics des États industrialisés et actionnaires des plus importantes firmes multinationales de la Triade, les fonds d’investissement (fonds de retraite et fonds mutuels) sont aujourd’hui en mesure d’imposer à ces acteurs leurs normes de rentabilité financière comme principes de « gouvernement 312 ». Soucieux de placements sûrs, liquides et rentables, leurs gérants se livrent à des comparaisons quotidiennes entre monnaies, titres des trésors publics et actions d’entreprises 313. L’exercice contraint les organisations ou 312 Pour dégager les ressources indispensables au service de leur dette et rester crédibles dans leurs ambitions d’emprunts, les gouvernements s’efforcent de réduire leurs dépenses dans des secteurs aussi essentiels que la protection sociale, l’éducation ou la santé. Ils sont également incités par les gérants de fonds à engager des programmes de privatisation, déréglementation de la fiscalité, du travail et des salaires, nonobstant les conséquences sociales. Tout refus d’obtempérer se traduit par une perte de crédibilité, le refus des grands investisseurs d’entrer sur certains marchés ou la menace et la vente immédiate d’effets publics. Dans le cas des entreprises, l’entrée des fonds américains dans le capital des plus grandes multinationales occidentales leur donne également la possibilité d’intervenir directement dans les affaires de ces sociétés. Les gérants de fonds suivent en effet de très près leur activité sur la base de comptes-rendus trimestriels (Quarterly Reports) et n’hésitent pas à intervenir pour dénoncer, soit lors du vote des résolutions en assemblée générale, soit par voie de presse, les faiblesses ou les lacunes qu’ils découvrent. Installant leurs propres « administrateurs indépendants » dans les organigrammes de direction, ils forment des « comités d’audit et de fixation des salaires » dont la première exigence est bien souvent la réduction des effectifs et de la masse salariale au strict minimum compatible avec le maintien d’une production efficace. Les opérations de « reengineering » (restructuration) et de « downsizing » (réduction des effectifs) qu’ils favorisent, permettent ainsi d’augmenter la rentabilité des groupes et assurent l’envolée de la valeur des titres sur les places boursières. Car leurs critères d’évaluation sont strictement financiers et portent sur les profits des sociétés, décisifs pour la détermination des dividendes, ainsi que pour le cours des actions en Bourse. En raison de la puissance financière et de leur notoriété au sein de la communauté boursière, leur présence au capital équivaut à un brevet de bonne conduite des dirigeants. A l’inverse, leur départ est interprété comme un désaveu de la stratégie ou de la gestion des entreprises. 313 Au moins 10% et jusqu’à plus de 50% du capital des sociétés du Cac 40 sont détenus par des institutionnels étrangers, in Hattemer-Lefevre S., Rolland Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 312 les collectivités « investies » par ces grands opérateurs (ou désireuses de les séduire), à écouter leurs doléances et à privilégier équilibre budgétaire et rentabilité du capital sur toute autre forme de considération. Cette situation ne diminue pas pour autant l’intensité de la concurrence oligopolistique qui règne entre ces fonds et qui, pour certains spécialistes, est encore plus féroce que celle régissant le monde des grands groupes industriels 314. Quant aux fonds de couverture (Hedge Funds), en raison de leur capacité à utiliser l’effet de levier 315 et à prendre des risques considérables, ils ont, malgré la modestie des ressources qu’ils gèrent, la possibilité d’influencer certains marchés au moins sur une période brève, car ils jouent un rôle d’entraînement auprès des banques commerciales et des grands opérateurs (Fonds de pension, Fonds Mutuels, etc.). Pour les organisations criminelles, le moyen privilégié pour injecter « l’argent sale » dans les circuits financiers officiels reste les paradis fiscaux 316. Ils cumulent trois avantages : des formalités d’enregistrement simples et rapides (une société peut être créée en quelques heures), une taxation voisine de zéro et un secret bancaire à toute épreuve 317. Destinés au départ à placer des capitaux hors de portée de l’impôt, ils fonctionnent désormais comme des plaques tournantes pour des activités illégales consacrées au « traitement » de capitaux issus du trafics de la drogue ou d’escroqueries financières de 314 315 316 317 T., « Les fonds de pension prennent le pouvoir », Le Nouvel Economiste, n°1095, 16/01/98, p.38. Farnetti R., « Le rôle des fonds de pension et d’investissements collectifs anglo-saxons dans l’essor de la finance globalisée, in F.Chesnais (sous la coordination de), La mondialisation financière : genèse, coûts et enjeux, Syros, Paris, 1996, p.204. Le levier (leverage) désigne la possibilité de s’endetter massivement sur la base d’un capital très limité, afin de générer des profits hors de proportion avec l’investissement initial, in Galbraith J.K., Brève Histoire de l’euphorie financière, Seuil, Paris,1992, p.24. Sur le milliard de dollars blanchi quotidiennement dans le monde, la plus grosse partie de cette activité s’effectuerait par leur intermédiaire, in Thorny J.F., Manager of the Global Programme against Money Laundering, « Press Briefing on Money-Laundering », United Nations Organization, 5 June 1998, LIEN. Fabre T., de Tricornot A., « Sport favori : la course contre l’impôt », L’Expansion n°554, du 24 Juillet au 27 août 1997, p.90. Soixante cinq paradis fiscaux accueilleraient ainsi 29500 milliards de francs. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 313 grande envergure 318. Si une partie de l’argent réfugié et blanchi dans les paradis fiscaux est investie dans des groupes industriels et financiers par l’intermédiaire de systèmes complexes de holdings, une autre partie est investie dans des placements plus risqués 319. Les havres fiscaux et la maîtrise des opérations financières complexes sont ainsi devenus le point de rencontre entre l’argent « propre » et l’argent sale », unissant, particuliers, agents économiques et organisations de l’ombre dans la même entreprise : le contournement des lois de leurs États d’origine à des fins d’enrichissement personnel. * Interactions et problèmes de régulation : en raison de la place qu’occupent les grands investisseurs internationaux privés dans le financement des déficits publics et le capital des grandes entreprises, la régulation des économies se fait prioritairement sous leur contrôle, dans le but de les rassurer pour les retenir ou les attirer. Politiques monétaires restrictives destinées à contenir l’inflation et maintenir la valeur des monnaies 320, privatisations et déréglementations, acquisitions-fusions accompagnées de restructurations ont été, et restent privilégiées, avec des conséquences qui paraissent renforcer 318 Selon l’expert américain Jack Blum, Il y aurait ainsi 1 million de sociétés écrans enregistrées dans ces abris, qui serviraient à des activités criminelles in Fabre T., de Tricornot A., op.cit., p.90. 319 Dont certaines start up high tech de la Silicon Valley, in Mignot-Lefebvre Y et M., Les patrimoines du futur : les sociétés aux prises avec la mondialisation, L’Harmattan, Paris, 1995, p.218-219. 320 Les États-Unis étant seuls capables de déroger. Dans un style toujours inimitable, P.Labarbe et B.Marris considérant le rôle joué par A.Greenspan (le Président de la Réserve Fédérale américaine) sur la question, écrivent : « On peut être banquier central sans être stupidement dogmatique. On peut par exemple ramener le taux de l’escompte à un niveau proche de zéro pour relancer la croissance et plus encore sauver un système bancaire sinistré par la spéculation immobilière en lui permettant d’emprunter pour rien et de reprêter à l’État à un taux rémunérateur, ce qui revient à faire supporter à la collectivité les errements bancaires. On peut aussi jouer au niveau de sa monnaie, en l’occurrence le dollar, au gré de ses objectifs économiques. On peut encore se moquer comme de l’an 40 du déficit commercial pourtant présenté par les experts comme un indice de compétitivité décisif ! On peut même injecter suffisamment de liquidités pour annihiler un krach en 1987 ! » op.cit., p.59-60. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 314 les mécanismes de crise. Les ajustements commandés par des taux d’intérêt supérieurs à l’inflation mais aussi à la croissance des PIB pèsent sur le niveau des salaires (ajustement salarial à la baisse), les formes de l’emploi (licenciements, flexibilisation du travail, précarité) et affectent la demande. La diminution de la consommation salariée qui suit, entraîne une baisse consécutive de la production et de l’emploi. L’ensemble de ces phénomènes se traduit par une perte de recettes fiscales pour les économies nationales (aggravée par les demandes d’allégement d’impôts des MN) et une augmentation des déficits publics (puis leur réduction par des coupes sombres dans les budgets sociaux). Dans ce contexte marqué par la diminution des fonctions redistributives de l’État, les détenteurs d’actifs financiers sont gagnants. Les revenus du capital placé sur les marchés obligataires et boursiers croissent de plus en plus vite. Les gouvernements, tout en privilégiant pour la plupart une réduction du niveau d’imposition des revenus du capital, comblent le manque à gagner de recettes par une augmentation des prélèvements sur le travail ou par un recours accru aux marchés obligataires. Une nouvelle classe de rentiers apparaît donc progressivement, qui détient les titres de la dette publiques que les banques ne prennent plus en charge. Dans le même temps, l’accélération du processus de financiarisation des groupes industriels, et le poids du corporate governance pratiqué par les fonds de pension publics anglo-saxons, ont - à côté des mécanismes macroéconomiques, et en en interaction avec eux - des effets certains sur l’investissement et la gestion des groupes. L’horizon temporel de valorisation du capital industriel devient un horizon de court terme, dicté par les impératifs financiers relatifs au cours des actions en Bourse et à la peur des OPA hostiles. Grâce au flottement des monnaies et à l’instauration progressive d’un régime d’accumulation à dominante financière, la sphère des marchés de capitaux a vu croître son autonomie par rapport à la sphère de l’économie réelle. Les transactions qui s’y effectuent forment parfois des bulles spéculatives contre lesquelles l’action de la plupart des États se révèle impuissante. Les titres de créance ou de propriété que les grands investisseurs institutionnels détiennent dans leurs portefeuilles, confèrent en outre à ces derniers un pouvoir croissant sur les grandes orientations des politiques publiques ou d’entreprises. Ce nouveau cadre, qui engendre une hypertrophie de la sphère financière Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 315 dans un contexte de croissance lente 321, a pour effet d’aiguiser la concurrence à l’intérieur du secteur financier. Exacerbant les logiques patrimoniales au détriment des logiques entrepreneuriales 322, il encourage les grands opérateurs financiers multinationaux, dont le métier n’est pas de se préoccuper d’équité ni même d’efficacité économique mais d’optimiser dans un minimum de temps la gestion des capitaux qui leur sont confiés, à prendre des risques accrus sur tous les marchés (changes, titres, produits dérivés) pour maintenir ou augmenter le rendement et la performance de leurs actifs, sans tenir compte de leur impact parfois dépressif sur les économies (crises, krachs) et les sociétés (précarité de l’emploi, recul de la protection sociale, progression de l’exclusion). C’est dans ce sens qu’il faut peut être envisager l’insuffisance des mesures prises pour réguler les marchés. Le système de l’innovation-technicité L’impératif d’innover et d’appliquer les techniques clés pour dominer ses concurrents et réaliser ses ambitions (pouvoir, puissance, profit), est à l’origine d’un certain nombre de processus (R&D, dépôts de brevets, normalisation, mises en marché, etc.) et d’interactions (programmes publics de soutiens, accords de coopération et alliances stratégiques, etc.) que les États, les entreprises multinationales et les 321 F.Chesnais se fonde sur les travaux de l’OMC effectués sur la période 19651994 et qui font état des conclusions suivantes : « le passage à la mondialisation a eu comme toile de fond le ralentissement régulier de la production et de la croissance mondiale. Ils montrent également que cette tendance ne s’est pas renversée à la suite de la libéralisation et de la déréglementation et cela, malgré le recours, pour les économies de l’OCDE, au modèle libéral de croissance tiré par les exportations (exported led growth). De fait, si le taux de croissance du commerce mondial s’est accru de 5% par an entre 1984 et 1994, le taux de croissance de la production n’a été que de 2%. En revanche, durant cette période, le taux de profit s’est rétabli. Seuls les grands groupes oligopolistiques ont réussi à tirer parti de la situation, grâce à des opérations d’IDE, de fusions-acquisitions, et à des stratégies de localisation et d’approvisionnement ». op.cit., p.42. 322 La filiale financière de la firme américaine General Electric lui rapporte plus que ses activités industrielles, in Alternatives Économiques, Hors Série n°4, 2ème trimestre 1999, p.57. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 316 grands investisseurs s’efforcent de gérer à leur avantage dans de multiples domaines, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Le tout forme le système de l’innovation-technicité. Dans le système de l’innovation-technicité, le statut d’acteur revient aux entités qui parviennent à mener des recherches et maîtriser les technologies 323 irriguant un certain nombre d’activités industrielles clés. * Les champs d’action : la maîtrise des technologies génériques 324 permet aux États et aux entreprises de gagner, sur leurs concurrents, une avance et une certaine marge d’indépendance. Produites dans les laboratoires privés et les instituts de recherche publics des pays les plus riches, ces technologies constituent un ensemble de savoirs et de pratiques fondés sur des principes scientifiques. Elles innervent de nombreux domaines d’applications (santé et environnement, services et communications, transports, biens de consommation, habitat et infrastructures, défense, etc.) et offrent un support au développement de nouvelles connaissances. - les industries électroniques : les technologies liées aux industries électroniques diffusent dans l’ensemble des secteurs industriels et se trouvent au coeur de plusieurs grands domaines : composants, informatique (matériels et logiciels), télécommunications (matériels et lo323 Comme le faisait remarquer J.Ellul, « le mot « technologie », qui est une transcription de l’anglais, est un terme inadéquat. « Technologie » veut dire en français et étymologiquement : discours, enseignement, ou science concernant la technique », in Dusclaud M., Soubeyrol J. (études réunies par), Enjeux technologiques et relations internationales, Economica, Paris, 1986, p.1. Cette précision faite, nous retiendrons néanmoins la définition largement répandue qu’en donne aujourd’hui le dictionnaire Larousse : « ensemble de savoirs et de pratiques, fondé sur des principes scientifiques, dans un domaine technique ». 324 cf. la note n°21 pour une définition du terme. D’autres auteurs comme M. Daumas (Histoire générale des techniques, vol.4, PUF, Paris, 1979) parlent de « techniques fluides », c’est à dire aptes à investir l’ensemble du système technique et à faire l’objet d’applications diversifiées dans de multiples domaines, in Maréchal J.P., « Quand la biodiversité est assimilée à une marchandise », Le Monde Diplomatique », Juillet 1999, p.6-7. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 317 giciels), électronique grand public et services audiovisuels, électronique professionnelle. Ces industries organisées autour des technologies de l’information et de la communication 325 présentent un caractère stratégique illustré par les éléments suivants : leur poids économique, leur croissance élevée, et leur interpénétration toujours plus accentuée avec l’ensemble des secteurs de l’économie. Les technologies de l’information et de la communication sont ainsi à l’origine de la plupart des nouveaux produits, services et innovations. Toutefois, la taille des investissements qu’elles requièrent pour leur développement ne cesse d’augmenter. Il convient donc, pour les rentabiliser, de réaliser un volume d’affaires de plus en plus important, et d’aborder le marché au niveau mondial. Cette mondialisation des marchés d’un certain nombre de secteurs industriels qui incorporent les technologies de l’information et de la communication, s’accompagne ainsi d’un mouvement accéléré d’alliances ou de concentrations des acteurs au niveau de la Triade. Le phénomène est sélectif : il renforce les situations de domination des marchés par quelques grands groupes multinationaux et écarte d’emblée les États ou les entreprises dont les ressources 325 Les architectures client-serveur (groupes d’ordinateurs connectés entre eux), le travail coopératif (groupware), la maîtrise et le développement de logiciels qui pilotent toute la chaîne de conception, d’industrialisation, de distribution et de services des entreprises, sont conçus pour répondre à l’exigence de réduction des coûts. La technologies des agents « intelligents » doit permettre de satisfaire une autre exigence : celle de la simplicité d’utilisation, en donnant à tous les utilisateurs d’ordinateurs la possibilité de réaliser facilement des opérations complexes sur des réseaux de communication ; toutefois, pour que l’interface homme-machine soit véritablement conviviale, il reste encore à réaliser un ajustement : l’intégration, au coeur des machines, de technologies afférentes au traitement de la parole, à la reconnaissance des formes et à l’intelligence artificielle. L’exigence de mobilité, quant à elle, a des conséquences importantes dans plusieurs domaines : la portabilité et l’autonomie des terminaux, ainsi que l’utilisation du spectre herzien. La création de composants à faible consommation et les composants hyperfréquences constituent les réponses technologiques à cette troisième exigence. Concernant les besoins en transmission de hauts débits, des progrès importants ont déjà été réalisés avec les algorithmes de compression, les nouvelles techniques de codage et l’utilisation de la fibre optique en remplacement de la paire de cuivre torsadée, in Direction Générale des Stratégies Industrielles, Les technologies clés pour l’industrie française à l’horizon 2000, Ministère de l’Industrie, Paris, 1995. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 318 financières, scientifiques et techniques ne leur permettent pas de se positionner en partenaires ou concurrents effectifs au plan mondial. - les nouveaux matériaux : les utilisations des matériaux concernent pratiquement tous les secteurs de l’économie, qu’il s’agisse des biens de consommation ou d’équipement, de la construction, ou encore des produits intermédiaires (les catalyseurs utilisés dans la chimie). Ce faisant, leur maîtrise, mais également celle des marchés et des filières qui leur sont attachées, constitue un enjeu de premier plan dans la concurrence qui oppose les grandes entreprises et les États des pays les plus industrialisés. Une double dynamique alimente la croissance des marchés liés aux matériaux et technologies associées : d’un côté, les matériaux de haut de gamme (composites à hautes performances, céramiques techniques, nouveaux verres, matériaux pour l’électronique, etc.) qui sont issus des industries de pointe comme la construction aérospatiale, tentent une percée dans les industries de grande consommation (sports et loisirs, construction, automobile, etc.) ; de l’autre, l’amélioration constante des matériaux courants, notamment sous la pression de la concurrence des précédents, est à l’origine d’un flux continu d’innovations. - les technologies du vivant : la génétique y joue un rôle considérable. Elle contribue non seulement à l’avancée des connaissances dans pratiquement tous les domaines des sciences du vivant, mais le champ de ses applications industrielles est très vaste (agro-alimentaire, médicaments, diagnostic). Dans le domaine des technologies du vivant, on assiste à un effacement de la distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée. La recherche est simultanément une source de connaissances de base et une source d’innovations qui peuvent être valorisées, parfois très rapidement, sur le marché (découvertes de virus et production industrielle de vaccins). Dans ces conditions, les acteurs de la recherche et de l’industrie s’efforcent d’accomplir trois tâches : identifier les technologies majeures très en amont, assurer la cohérence entre la recherche publique et l’industrie, breveter, pour transformer l’avancée scientifique en avantage compétitif. Deux types d’obstacles contrarient toutefois le développement des technologies liées au vivant : la complexification croissante des systèmes d’homologation et d’autorisation de mise en marché ; la multiplication des mises en responsabilité dans l’environnement juridique. Ces fac- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 319 teurs dissuadent parfois certains industriels de s’intéresser aux biomatériaux et biotechnologies. - l’énergie : l’énergie étant un élément vital pour les économies et les sociétés de la planète, la disponibilité et la maîtrise des techniques qui lui sont liées se présentent comme des enjeux de premier plan ; elles impliquent des responsabilités et des intérêts à la fois publics et privés. En raison du coût élevé de l’innovation dans le domaine, et la longue vie des systèmes, les options prises par les décideurs impliqués ont le plus souvent un caractère de long terme. Le champ de recherche et d’application, concernant les technologies de l’énergie, est très large. Il englobe l’exploration et l’exploitation des différences sources d’énergie, les équipements pour la production et la distribution, les équipements et technologies des grands utilisateurs d’énergie, la conservation de l’énergie, l’impact du secteur de l’énergie sur l’environnement (énergies conventionnelles et nouvelles sources). Malgré l’importance de ce champ, il est possible d’identifier deux grands domaines de développement : le premier comprend les technologies de production liées directement à la prospection, l’exploitation, la transformation, le stockage et la distribution de l’énergie, ainsi que les technologies des équipements nécessaires à la réalisation de ces activités, sans oublier les technologies liées aux énergies renouvelables (conversion photovoltaïque, énergie éolienne, biomasse) ; le deuxième champ inclut les technologies des systèmes consommateurs d’énergie qui sont dispersées dans les domaines d’application très divers de l’industrie, des transports, ou chez les ménages. Les technologies génériques précitées sont à l’origine d’une nouvelle forme de capitalisme technologique (M. Beaud) produisant des marchandises complexes. Dans cette configuration, produit (s), matériel (s) et service (s) sont liés par une combinaison de techniques que maîtrisent et renouvellent sans cesse un petit nombre de très grandes entreprises 326. Il peut s’agir d’un ensemble de marchandises (matériels, logiciels, abonnements à des réseaux, etc.) que l’on peut se procurer séparément mais dont aucune ne vaut sans les autres. Ces marchandises ne peuvent fonctionner que lorsqu’elles sont intégrées dans 326 Beaud M., Le basculement du monde, la Découverte, Paris, 1997, p.196. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 320 un macrosystème technique qui leur impose sa structure, sa logique, et ses normes 327. * Les moyens d’action : les technologies génériques affectent l’ensemble des activités industrielles et de services de la planète. Mais leur conception est la résultante d’efforts communs accomplis par les grandes entreprises et leurs États d’origine, et de ce fait, place en situation de dépendances les agents, les économies et les appareils de défense des collectivités nationales qui n’y sont pas associés. Caractérisées par leur forte capacité de diffusion intersectorielle, ces technologies génériques offrent des opportunités de renouveler la conception des produits. Mais elles exigent également de transformer les procédés dominants de fabrication, ainsi que les systèmes de gestion. Indépendamment de leur impact sur la croissance économique et sur l’emploi, elles modifient les paramètres de la compétitivité macroéconomique, micro-économique, ainsi que les comportements concurrentiels des entreprises. Tout se conjugue en effet (et en particulier les coûts d’accès aux nouvelles technologies) pour inciter les firmes à coopérer, soit entre égales, soit avec plus faibles qu’elles 328. Accords de coopération et alliances stratégiques 329 sont alors un bon moyen de se procurer - au moindre risque et en gardant la possibilité de se désengager - les ressources complémentaires et les intrants technologiques essentiels. Ces accords et alliances se nouent entre firmes de la 327 Pour illustrer cette réalité, on peut citer l’exemple du secteur de la santé ; y sont diffusés des matériels intégrant la numérisation de l’information et pouvant être rattachés à des réseaux offrant de nouveaux services : télémaintenance (des appareils et des logiciels), télédiagnostic (du patient) et bientôt peut-être téléintervention d’équipes spécialisées (sur le patient). 328 Chesnais F., op.cit., p.118-119. 329 Comme le font remarquer D.Tersen et J.L.Bricourt, « Les accords de coopération sont sans doute la stratégie optimale si une firme désire franchir rapidement et à moindre coût une barrière technologique ou financière sans contrainte de temps. Les alliances stratégiques sont également appropriées dans le cas de marchés d’accès difficile (comme le Japon) ou très concentrés (comme l’automobile). En revanche, s’il s’agit de gagner des parts de marché ou de réaliser des économies d’échelle, les fusions-acquisitions restent privilégiées », in L’investissement international, A.Colin, Paris, 1996, p.17. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 321 Triade sur une base mondiale. Ils sont renforcés par les relations privilégiées qu’entretiennent les FMN avec leurs États d’origine et qui se traduisent par l’établissement de grands programmes publics de soutien à la R&D dans des secteurs stratégiques. Car pour les États, la technologie reste un domaine touchant à la souveraineté - un phénomène particulièrement marqué dans les pays qui sont pourvus d’un complexe militaro-industriel destiné à appuyer leurs ambitions internationales. Ces interactions confirment l’importance de la notion de « systèmes sociaux d’innovation 330 » pour apprécier deux éléments : la capacité ou l’incapacité des États à se doter des ressources techniques permettant à leurs appareils de remplir leurs fonctions ; la capacité ou l’incapacité de leurs agents économiques à coopérer avec leurs rivaux dans le domaine de l’innovation, tout en continuant de les concurrencer, et à placer leurs produits ou services sur le marché mondial. Le système de l’innovation-technicité est ainsi animé par les systèmes sociaux d’innovation des pays les plus industrialisés de la planète. C’est à ces systèmes et à leurs dynamiques, que les systèmes nationaux d’innovation de pays peu ou pas performants dans les domaines scientifique et technique tentent de se raccrocher pour acquérir un statut d’acteur sur la scène internationale. L’incapacité de leurs gouvernements et de leurs entrepreneurs à créer des institutions qui faciliteront le transfert, puis le développement de savoirs et de techniques, condamne ces derniers à un risque majeur : la dépendance technologique, une déconnexion possible du système international des échanges et l’obligation d’accepter les produits, fonctions et conditions politiques, économiques ou sociales que les grands opérateurs de l’économie et leurs gouvernements d’origine leur imposeront. Rappelons toutefois que le système de l’innovation-technicité est davantage 330 Malgré les différences de trajectoires qu’empruntent les grands pays industrialisés et leurs firmes en matière de développement scientifique et technique, un facteur les rapproche : leur réussite et leur domination dans ces domaines ne résultent pas seulement du jeu des forces du marché. Elles ont été rendues possibles par la présence complémentaire d’institutions qui, jusqu’ici, ont permis d’en compenser les défaillances (lorsque par exemple la duplication de recherches entraîne un gaspillage de ressources, ou lorsque la protection partielle de l’innovation n’est pas assurée), in Amable B., Barré R., Boyer R., Les systèmes d’innovation à l’ère de la globalisation, Economica, Paris, 1997. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 322 que la somme des systèmes sociaux d’innovation. Sa dynamique échappe aux principaux acteurs qui l’animent et produit des effets parfois difficiles à gérer (effet Tchernobyl ou de serre, cascades de ventes informatisées d’actifs à l’origine de crises boursières, trafics ou évasion fiscale sur Internet, etc.) à l’échelon national ou international. C’est pourquoi l’évaluation de la situation des pays dans le système de l’innovation-technicité ne se fait pas exclusivement à partir de l’examen de cas nationaux, mais par rapport à la pression ou aux effets induits parfois difficilement contrôlables qu’engendrent, sur les modes de vie et de production de sociétés différentes, les technologies génériques et leurs multiples applications élaborées par les pays ou les firmes qui en détiennent les brevets. * Interactions et problèmes de régulation : la financiarisation de l’économie et le triomphe des idées néo-conservatrices prônant le retrait de l’État ont favorisé le développement de systèmes de régulation de l’innovation fondés sur une logique de marché. Fragilisant les formes de régulation qui permettaient de concilier efficacité économique et maintien d’un minimum de solidarité sociale, cette logique est tirée par l’avènement d’un capitalisme « technoscientifique 331 » (L. Karpik). Au coeur de cette nouvelle configuration, seules de très grandes firmes qui savent pouvoir compter - malgré le discours sur le « moins d’État » - sur l’appui de leurs gouvernements respectifs (recherche nationale, exonérations fiscales, appuis diplomatiques) sont capables d’orienter la technoscience pour mettre en oeuvre les systèmes techniques et les diverses marchandises qui lui sont liées. De fait, les nouveaux systèmes sociaux d’innovation et de production, ainsi que la compétition technologique dans laquelle ils s’inscrivent, nécessitent des investissements toujours plus importants en termes de recherche, d’équipements, de maintenance ou de formation des personnels. La situation engendre deux types de déficits en matière de régulation : 331 Karpik L., « Le capitalisme technologique », Sociologie du travail, janviermars 1972, cité in M.Beaud, op.cit., p.195. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 323 - 1er déficit : ce sont des firmes géantes qui sont aujourd’hui en mesure d’orienter les processus d’innovation et d’imposer leurs choix techniques aux États et aux autres entreprises (barrières à l’entrée 332). Elles seules peuvent réaliser les investissements de plus en plus lourds que nécessite la R&D dans les domaines particulièrement complexes des technologies génériques et de leurs combinaisons 333. Dans ces conditions, et du fait que les gouvernements ont de moins en moins les moyens (déréglementation et rigueur budgétaire obligent) de remplir leurs missions d’intérêt général, ces entités conçoivent les produits, structurent les systèmes, suscitent les demandes, et en fin de compte, prédéterminent les modes de vie et les formes des sociétés à venir 334. Mais loin de le faire dans le but de contribuer au bien-être collectif, la justice ou l’équité - ce qui n’est d’ailleurs pas dans leur logique et ne rentre pas dans leurs attributions car ce n’est pas leur métier - elles le font dans un but « naturel » de profit 335, guidées par la seule cible de besoins solvables, existants ou anticipés. Cette nouvelle alliance du capitalisme et de la science présente toutefois un risque : celui d’orienter la science et la technique vers des applications ne répondant qu’à des besoins (réels ou suscités) marchands, susceptibles de générer du profit à relativement court terme. Dans ce schéma où les autorités publiques se désengageraient toujours plus de l’innovation, les recherches sur les applications « utiles » pour les collectivités (énergie, santé, alimentation, etc.) ne seraient menées par des opérateurs privés qu’en fonction de leur rentabilité à court terme dans un secteur, et non de leur coût social transversal éventuel ; ces recherches et leurs applications ne seraient en outre proposées qu’aux groupes sociaux disposant des ressources suffisantes. Au niveau des États mais aussi de leurs relations, la cohésion sociale et la solidarité internationales déjà fragilisées par les processus de la mondialisation n’en sortiraient pas renforcées. 332 Rétention de connaissances technologiques, coûts de transmission, solidarité entre oligopoles, etc. 333 En biotechnologie agricole, la recherche est contrôlée par quinze grandes firmes privées, dont treize sont américaines et deux seulement européennes, in Maréchal J.P., op.cit. 334 Beaud M., op.cit., p.197. 335 Les bénéfices tirés du marché du génie génétique, que l’on estime compris dans une fourchette de 20 à 30 milliards de dollars, doivent atteindre 110 milliards en 2005, in Maréchal J.P., op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 324 - 2ème déficit : la domination progressive du système de l’innovation-technicité par les grandes firmes favorise la commercialisation de procédés ou de produits dont les risques sont encore inconnus et dont les effets sociaux n’ont pas été pleinement évalués 336. La course à l’innovation et à l’avance technologique conduit la plupart des grandes entreprises - animées exclusivement par une logique financière de profit à court terme que réclament leurs principaux actionnaires - à ne pas respecter les principes de prudence et de précaution pourtant indispensables dans l’introduction de nouvelles applications. C’est le cas par, exemple, des nouvelles technologies de l’information (NTI), qui permettent de rassembler des masses considérables de données sur les individus à leur insu, et facilitent l’intrusion dans leur vie privée ; c’est également le cas des applications de la recherche médicale qui, dans un domaine comme celui de 336 Une enquête de 1998 du Guardian, consacrée aux produits génétiquement modifiés fait apparaître les intérêts en jeu et les méthodes utilisées par les grandes FMN qui dominent le secteur. Les conclusions des journalistes sont les suivantes : « Six géants de l’agrochimie s’apprêtent à inonder le marché mondial de l’agroalimentaire avec leurs produits génétiquement modifiés. Conséquences possibles : des millions d’agriculteurs au chômage, des pays du tiers-monde privés de marché entiers à l’exportation, une concentration encore accrue de l’agriculture dans les pays développés et des consommateurs en colère mais largement impuissants. Gouvernements, industriels et experts sont eux-mêmes surpris de l’ampleur et de la rapidité de la révolution en marche aux États-Unis. Quelque 12 millions d’hectares de cultures transgéniques ont d’ores et déjà été plantés en 1997, soit 10 fois plus qu’en 1995 et 2 fois moins que cette année, selon les prévisions des industriels eux-mêmes. En Europe, des cultures expérimentales ont lieu depuis quelques années, et les premiers semis à usage commercial d’organismes génétiquement modifiés (OGM) devraient débuter en France. Les 8 milliards de dollars investis principalement par Monsanto, mais aussi par Novartis, AgroEvo, DuPont, Zeneca, et Dow, soulèvent des interrogations sur l’influence que peuvent avoir ces groupes sur les dirigeants politiques. La promotion des aliments génétiquement modifiés s’accompagne d’un intense lobbying auprès des organismes professionnels, des instances réglementaires, des parlementaires, des médias, et des consommateurs. De grandes agences de relations publiques mènent des campagnes visant à manipuler le débat dans un sens favorable au génie génétique. Les groupes agrochimiques utilisent les OIG pour faire plier les gouvernements hostiles aux OGM. », in Courrier International n° 381, du 19 au 25 Février 1998. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 325 la procréation, rendent possible une large variété de choix sans que soient vraiment bien évaluées leurs conséquences biologiques ou éthiques ; c’est encore le cas des manipulations génétiques sur les végétaux et les animaux qui peuvent produire des résultats inattendus 337. Ces éléments nous rappellent ainsi qu’une fois entrée dans le champ des applications pratiques, l’innovation acquiert une sorte d’autonomie par rapport à ses concepteurs. Ce faisant, les hommes et les sociétés finissent par se retrouver dans une position où il leur devient progressivement impossible de contrôler les instruments qui leur ont permis de se libérer de l’emprise de la nature. Le système des Idées La manipulation des signes et des symboles dans le but de justifier l’action des « Pouvoirs » ou de fonder les critiques à leur égard dans une optique partisane ou sectaire, est à l’origine d’un certain nombre de processus et d’interactions à l’échelon national et international. Ceux-ci mettent en présence différents protagonistes : les détenteurs du pouvoir politique et économique, les aspirants à ces pouvoirs, les concepteurs enfin, dont la formation de haut niveau mais plus encore « l’agilité » intellectuelle et le sens de l’opportunité, les rend capables de jouer avec les mots, les chiffres et les idées, pour faciliter ou contrer les ambitions et opérations des premiers. Les relations qu’entretiennent ces différents acteurs forment le système des idées. 337 Deux exemples de risques peuvent être cités. Le colza transgénique : résistant tout d’abord à l’herbicide Basta, il s’est ensuite montré capable de répandre son pollen sur un périmètre de plusieurs kilomètres alors que les experts n’avaient évalué son rayon d’essaimage qu’à 500 mètres ; il a enfin fécondé des variétés sauvages en générant des hybrides fertiles dont les mêmes experts affirmaient pourtant qu’ils étaient stériles. Autre exemple de risque : des planteurs qui avaient investi dans un coton transgénique ont eu la surprise de découvrir qu’il ne résistait pas aux parasites aussi bien que prévu, mais qu’il induisait une telle résistance chez les insectes qu’il était devenu nécessaire de distribuer des pesticides en abondance, in Testart J., « Espèces transgéniques, ouvrir la boîte de Pandore ? », Manière de Voir n°38, Mars-Avril 1998, p.15. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 326 Dans le système des idées, le statut d’acteur revient aux individus et organisations qui, à l’échelle nationale et internationale, ont les moyens d’imposer leurs concepts, solutions, discours, auprès des Pouvoirs ou des challengers qui occupent les sphères du politique et de l’économique. * Les champs d’action : portés par les moyens que leur octroient les Pouvoirs pour imposer un ordre et des valeurs favorables à la réalisation de leurs ambitions, les « manipulateurs de symboles » déploient leurs stratégies d’influence dans deux espaces de construction du sens : celui de la modernité techno-financière et celui du communautarisme identitaire. Privés de soutiens politico-financiers comparables, les intellectuels et médias qui opèrent dans les espaces de résistance à ces idées ont le plus grand mal à générer de véritables contrepouvoirs. - l’espace de la modernité techno-financière : il est structuré autour de quelques idées simples que l’on peu résumer comme suit. « Nations » et « peuples » sont aujourd’hui engagés à l’échelle mondiale dans une guerre technologique, industrielle et économique sans merci. Pour survivre, il leur faut être compétitifs. Sans « compétitivité », pas de salut à court et long terme, pas de croissance, ni de bienêtre économique et social, pas d’autonomie, d’indépendance politique 338. Pour atteindre cet objectif, tous les moyens sont bons : aides plus ou moins dissimulées des États, spéculation financière, dumping des prix, délocalisation des unités de production, acquisitions et fusions, etc. La vérité est du côté du plus fort sur les plans intellectuel, technologique, industriel et commercial. Si tout le monde est invité à concourir, seule une poignée d’entreprises (celles qui sont plus compétitives que les autres) peut espérer tirer son épingle du jeu ; les autres disparaissent. Le phénomène ne se limite pas aux entreprises. Il touche également des individus, des groupes sociaux, des pays entiers ; soit parce qu’ils ne représentent pas de gros marchés, soit parce qu’ils ne sont plus capables de suivre le mouvement. Dans cette quête 338 Petrella R., « L’évangile de la compétitivité », Manière de Voir n°18, Mai 1993, p.15. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 327 incessante de la compétitivité, l’État occupe le rôle d’un système d’ingénierie juridique, administrative et financière, placé tout entier au service de la performance productrice et commerciale de l’entreprise. Il n’est plus l’expression politique de l’intérêt public collectif mais un acteur parmi d’autres, chargé de créer les conditions favorables à la compétitivité des entreprises et à la satisfaction de leurs grands actionnaires (cf. chap.3, le facteur 3 du World Competitiveness Report de l’IMD). L’intérêt général se résume ainsi à celui des Investisseurs Institutionnels et des firmes géantes qui s’affrontent sur les marchés mondiaux. - l’espace du communautarisme identitaire : les stratégies de manipulation de l’histoire, de la religion, ou de symboles divers, à des fins de re-légitimation d’anciens pouvoirs ou de légitimation de nouveaux, se font dans des cadres différents : angles morts ou périphéries fonctionnalisées de la mondialisation, territoires riches des pays industrialisés, etc. Malgré cela, une même volonté anime les leaders qui les utilisent : canaliser à leur profit les peurs et frustrations de tous ceux qui s’estiment lésés par le contexte domestique ou international. Dans le communautarisme identitaire que ces leaders s’efforcent de légitimer, histoire, tradition et oubli sont maniés simultanément dans le but de réinventer de la différence, et ce faisant, d’asseoir des stratégies de conquête ou de préservation du pouvoir. Un élément mérite toutefois d’être souligné : les stratégie précitées s’appliquent à transformer des figures imaginaires (État, marché, famille, armée, religion, etc.) plus ou moins fortes, partagées ou stables, en imaginaires politiques manifestes. Ces figures sont néanmoins fragmentaires et polysémiques ; aucune d’entre elles n’absorbe, ni ne confisque de façon irrévocable la fonction d’imagination ; aucune d’entre elles n’est en outre pourvue d’un sens politique définitif 339. Ce ne sont donc en aucun cas des invariants, et c’est leur ambivalence radicale, ainsi que l’habileté de ceux qui les manipulent, qui en font des instruments de pouvoir ou de dissension. Articulées dans les nationalismes par des dirigeants en panne ou en quête de légitimité, dans les islamismes comme autant de réinventions éminemment pragmatiques au service de stratégies de pouvoir 340, ou encore dans l’imaginaire des sectes ou des gangs - ces 339 340 Bayart J.F., L’illusion identitaire, Fayard, Paris,1996, p.225. Comme l’explique J.F. Bayart, la démarche de l’ayatollah Khomeyni, qui, jusqu’au renversement de la monarchie, est caractérisée par une très grande Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 328 figures contribuent à organiser l’espace du communautarisme identitaire. rigidité religieuse, fait ensuite la part belle au pragmatisme. Elle obéit moins à l’orthodoxie chiite, qu’aux nécessités, dictées par les circonstance. Dans un premier temps, Khomeyni entend rester, en conformité avec le dogme chiite, au dessus de la politique. Il interdit ainsi à l’ayatollah Behesti, le leader du Parti de la République islamique, de se porter candidat à l’élection présidentielle de janvier 1980. Simultanément, il demande aux autres dignitaires religieux de ne pas occuper eux-mêmes des postes officiels en vue. Un événement transforme toutefois complètement la donne : la vague d’attentats qui décime l’état-major du Parti de la République islamique et le gouvernement, pendant l’été 1981. Il rend possible l’arrivée des clercs aux commandes de l’État et l’ayatollah Khamenei devient Président de la République. Mais lorsque le nouveau pouvoir s’installe à Téhéran, ses dirigeants, tous chiites, se divisent sur un problème majeur : celui de la légitimité islamique dont ils se réclament. Dans la mesure où, dans leur tradition, la montée au cieux du dernier imam au 9ème siècle les a privés de toute autorité politico-religieuse infaillible, il est exclu qu’un individu puisse exercer à sa place cette autorité temporelle directe. C’est dans ce contexte que la fraction conservatrice ou quiétiste du clergé refuse d’accepter l’innovation khomeynienne du gouvernement du docteur de la Loi (velat-e faqih). Les grands ayatollahs Khoï, Qomi, et Shariat-Madari expriment leurs réserves ; les deux derniers paient de leur liberté cette prise de position. Et dans la période 1982-1983, le velat-e faqih est imposé, à grands renfort de moyens, comme doctrine idéologique et principe constitutionnel. Les clercs qui persistent à le refuser dans le sillage de l’ayatollah Shariat-Madari, sont impitoyablement réprimés. Mais ils ne sont pas les seuls à s’attirer les foudres du nouveau pouvoir. La Hojjatiyyeh, une société dévote influente fondée en 1953 pour lutter contre l’hérésie, propager l’islam chiite et le défendre « scientifiquement », est obligée en 1983 de suspendre es activités et de faire amende honorable - ses dirigeants refusant de reconnaître la qualité d’imam à l’ayatollah Khomeyni. Pourtant, leurs réticences sont avant tout dictées par des considérations théologiques. Il y a donc quelques abus à présenter l’instauration de la République islamique comme la victoire mécanique de l’islam sur l’État. La révolution iranienne a moins provoqué la capture du pouvoir par la religion, que l’inféodation de celle-ci à un pouvoir bureaucrate et centralisateur L’analyse des faits infirme ainsi la soumission de l’Iran à un ordre religieux. Elle montre à l’inverse comment le pouvoir a soumis la religion pour l’instrumentaliser, in Bayart J.F., op.cit., p.106-107. Pour une présentation du « Chiisme de la Grande Tradition », le lecteur se référera à l’ouvrage de Carré O., L’Islam laïque, ou le retour à la grande tradition, A.Colin, Paris, 1993. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 329 * Les moyens d’action : pour parvenir à consolider des positions, convaincre de la légitimité du grand dessein (mondialisation, préservation de la nation, triomphe de la religion, etc.), éviter les débats de fond ou réfuter les critiques, les pouvoirs dominants ou leurs challengers enrôlent à leur service des relais de légitimation, communication ou diffusion de leurs idées. Organisations intergouvernementales, institutions religieuses, multinationales de l’expertise, médias et départements universitaires forment ainsi un vivier de professionnels de la codification et de la manipulation des symboles. Pour ceux dont c’est le métier, ou pour ceux des intellectuels qui acceptent de « mettre de l’huile » dans les rouages des pouvoirs, il leur est offert par ces derniers une assurance : celle de réaliser dans les plus brefs délais leurs ambitions de notoriété et/ou de réussite matérielle. - Diffuseurs officiels et facilitateurs de l’idéologie de marché : il est possible de localiser ces acteurs dans plusieurs types d’organisations. - Dans des instances intergouvernementales tout d’abord (Banque Mondiale, FMI, OCDE, OMC) où, par l’intermédiaire de leurs études, rapports, recommandations, plans d’ajustement, des experts acquis à la supériorité des marchés comme forme optimale de la régulation sociale, oeuvrent à leur expansion. Parmi les thèmes que ces analystes diffusent inlassablement, on peut citer : l’ouverture des pays au marché international et aux capitaux extérieurs que les gouvernements se doivent d’attirer par des mesures incitatives ; la suppression des subventions et des contrôle de prix ; la réduction des dépenses budgétaires, principalement de protection sociale et d’éducation accompagnée d’une diminution drastique du nombre et de la rémunération des fonctionnaires ; la baisse des prélèvements fiscaux sur les entreprises, le capital et les hauts revenus ; la privatisation du secteur public 341 ; la déréglementation des conditions de travail et des salai341 S.Halimi pose la question suivante : pourquoi ne pas privatiser l’OCDE ? Ses arguments sont les suivants : « Alors qu’elle demande aux autres de faire des économies, son budget annuel, de l’ordre d’1,7 milliards de francs, a doublé depuis 1985. Or ses pronostics, ajoute Halimi, sont notoirement hasardeux ». L’auteur cite alors 2 exemples, celui du Mexique et de Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 330 res, mais également la déréglementation et l’ouverture aux marchés des services publics (télécommunications, électricité, transports ferroviaires et aériens). - On trouve également, dans les multinationales de l’expertise, les solutions qui organisent la transmission des pouvoirs aux marchés. C’est par leur intermédiaire que des concepts comme le « reengineering » (restructuration) ou le « downisizing » (réduction des effectifs) se sont transformés en pratiques courantes de gestion. Leur production répondait à une demande : améliorer la compétitivité des entreprises et valoriser les investissements de leurs actionnaires. Aux yeux de leurs utilisateurs, ces concepts réunissent plusieurs qualités : ils rappellent tout d’abord que la finalité de l’entreprise (lorsqu’elle est dégagée de toute obligation collective) est avant tout de produire de la valeur ; elle n’est pas de produire de l’emploi. Ils ont donc permis de légitimer « scientifiquement » et d’organiser, la remise à plat des structures des firmes, la réduction des coûts et des effectifs, en ayant recours à des lignes directrices et des procédures livrées « clés en main » : élagage des niveaux hiérarchiques, recours massif aux technologies de l’information, redéfinition des postes de travail, recherche de nouvelles valeurs, etc. À l’origine de plans de licenciements massifs, ces concepts ont fait la fortune de plusieurs catégories : celle des dirigeants qui les ont appliqués 342, celle des actionnaires qui les réclal’Allemagne. « En mai 1994 », écrit-il, « la politique du Mexique était à ce point conforme aux canons de l’orthodoxie capitaliste que l’OCDE décida, à titre de récompense, de faire du pays le 25ème membre du groupe des nations les plus riches du monde. 7 mois plus tard, c’était la faillite financière et l’intensification de la révolte du Chiapas. Entre 1995 et mai 1996, l’OCDE a également dû diviser par 5 ses prévisions de croissance de l’Allemagne...pour l’année 1996. Peu « compétitive » sur le marché de l’analyse économique, cette organisation mérite donc, en vertu de ses propres principes, d’être restructurée par le secteur privé », in « Pour l’OCDE, le salaire, voilà l’ennemi », in Manière de Voir n°32, Novembre 1996, p.35. 342 En 1996, une enquête du magazine américain Newsweek révélait les salaires de dirigeants de grandes entreprises qui s’étaient distingués par l’ampleur des licenciements dont ils étaient à l’origine. A.Sloan, le journaliste qui avait réalisé l’enquête écrivait : il y avait une époque où il était considéré comme une honte de licencier en masse ses employés. Cela signifiait que le dirigeant d’entreprise n’avait pas su faire son métier. Aujourd’hui, plus une Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 331 maient, celle des « manipulateurs » qui les vendaient, mais pas celle des personnels qui les subissaient. Ils ont ainsi profité à Wall Street mais pas nécessairement à « man in the Street 343 » (les personnels restructurés). Le deuxième domaine où les multinationales de l’expertise jouent un rôle essentiel est celui des outils juridiques. Afin de répondre aux exigences des grandes entreprises engagées dans la conquête mondiale de parts de marché, les artisans du droit ont modifié leurs pratiques. Originaires en majorité des pays anglo-saxons, ils ont constitué progressivement de grosses entités juridiques qui sont aujourd’hui chargées de préserver la légitimité sociale de l’industrie financière 344. Ces cabinets d’experts interviennent à deux niveaux : d’un côté, ils montrent aux grandes entreprises comment contourner en toute légalité - les règles nationales ; de l’autre, ils participent également à la construction de nouveaux dispositifs. Ces structures de conseil spécialisé sont ainsi devenues des intermédiaires essentiels, en ce sens qu’elles sont capables de guider les investisseurs à travers le dédale de réglementations très complexes dont leurs experts connaissent d’autant mieux les failles qu’ils ont participé à leur mise au point. C’est en effet dans leurs pays, mais également lors de missions qu’ils entreprise licencie, plus Wall Street apprécie, et plus la cote de ses actions augmente. Le palmarès du licenciement faisait état des chiffres suivants : W. Shipley, le CEO de Chemical/Chase Manhattan : salaire $2,496,154 pour 12 000 licenciements en Août 1995 ; L. Gerstner, le CEO d’IBM : salaire $2,625,000 pour 60 000 licenciements en juillet 1993 ; R. Stempel, le dirigeant de General Motors : salaire $1,000,000 pour 74 000 licenciements ; R. Allen, le CEO d’AT&T : salaire $3,362,000 pour 40 000 licenciements en janvier 1996, etc. Interrogé par Newsweek, Allen, le CEO d’AT&T devait déclarer qu’il n’aimait pas licencier du personnel, mais qu’il ne voyait pas pourquoi il devrait renoncer à son salaire ou à ses avantages pour s’associer au sacrifice qu’il demandait à ses employés. Et il ne voyait aucune raison de s’excuser. Allen, ajoutait Sloan, ridiculisé par Wall Street en 1991 pour la désastreuse OPA hostile de $7,5 milliards organisée contre NCR, allait gagner 5 millions de dollars en raison de la hausse vertigineuse de ses actions et options, lorsque sa société fit connaître l’ampleur de ses plans de licenciements, in Sloan A., « The hit men », Newsweek, 26 Février 1996, p.2226. 343 Aux États-Unis, « monsieur-tout-le-monde ». 344 Dezalay Y., « Notables et mercenaires », Manière de Voir n°28, Novembre 1995, p.14-17. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 332 accomplissent en tant que conseils pour de grandes OIG que la plupart des nouvelles technologies juridico-financières sont conçues. - Les journalistes et intellectuels « de complaisance » : pour banaliser, dans les esprits, le caractère inexorable de l’idéologie de marché, il faut disposer de supports grands publics et d’intellectuels « fonctionnalisés » qui vont en assurer la transmission et, par leurs discours aseptisés, en masquer les implications. Concernant les supports grands publics, on constate qu’un nombre important d’entreprises de communication : presse, édition, radios, télévisions, serveurs de banques de données - sont devenues, depuis quelques années, la propriété de firmes multinationales 345. Face au phénomène, les avis des commentateurs sont partagés : d’aucuns estiment que l’appartenance à un grand groupe présente des avantages : sécurité, autonomie des moyens financiers, pourvu que l’on respecte ses règles de gestion. D’autres, à l’inverse, se posent la question de savoir quelle est la latitude et la part d’objectivité qu’un média contrôlé peut avoir, lorsque sa rédaction invite en priorité les clients (États ou firmes) du groupe investisseur et lorsque les journalistes doivent écrire sur eux 346. Cette situation engendre déjà des dérives. Évaluée à l’aune de 345 En France, le groupe Alcatel-Alsthom, déjà propriétaire d’un agrégat d’éditeurs (Groupe de la Cité) et d’un autre agrégat de journaux professionnels, contrôle aussi les hebdomadaires L’Express et Le Point . Vivendi, quant à lui, possède comme filiale le Groupe Havas (L’Expansion, Courrier International., etc.) qui est un empire médiatique. Aux États-Unis, les trois plus grandes chaînes de télévision sont également contrôlées par plusieurs grands groupes : de Pepsi à General Mills pour NBC, de Coca-Cola à Texaco pour ABC, de Carnegie Corp à AT&T pour CBS. 346 Mignot-Lefebvre Y., Lefebvre M., Les patrimoines du futur : les sociétés aux prises avec la mondialisation, L’Harmattan, Paris, 1995, p.31. Citons ici deux exemples extraits de l’ouvrage de S. Halimi : F. Giroud fut renvoyée du Journal du Dimanche, dès qu’elle critiqua l’intrusion de Paris Match, (publication du groupe Hachette) dans la vie privée d’un ancien président de la République. Pour sanctionner les critiques de Libération contre TF1, S. July perdit en 1992 le droit d’« affronter » P. Alexandre sur la chaîne de Bouygues. A l’époque, G. Carreyrou, directeur de l’information sur TF1 justifia ainsi sa sanction : « On ne peut pas passer à la caisse tous les mois, tout en crachant dans la soupe », in Les nouveaux chiens de garde, Liber-Raisons d’Agir, Paris, 1997, p.80. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 333 l’audimat ou des scoops, et rythmée par les pages de publicité, l’information diffusée par les médias est bien souvent réduite à « une écume de nouvelles, où l’affirmatif estompe le conditionnel, et où les incantations gomment les argumentations 347 ». La logique des faits paraissant inexplicable en raison d’un manque d’investigations empêchant d’obtenir des informations cohérentes, un consensus se crée pour produire des discours lissés ne laissant plus aucune place aux doutes toujours susceptibles de se raviver chez les esprits critiques 348. Le phénomène est renforcé par la connivence étroite existant entre certains intellectuels, le monde des affaires, les grands acteurs et supports de la communication. Accaparant les médias, ces chercheurs ou essayistes choisissent pour diverses raisons (idéologie, opportunisme, parfois les deux) de servir les pouvoirs. Ils le font en passant sous silence la création de véritables empires économiques dont ils sont les obligés et dont l’opacité rend difficile, sinon impossible, la représentation et l’évaluation de leurs opérations (certains groupes contrôlent des centaines, voire des milliers d’entreprises). Ils le font encore, en ignorant délibérément les inégalités qui détruisent les patrimoines organisationnels 349 des sociétés les plus avancées et leur substituent des patrimoines rudimentaires et régressifs. Ils le font aussi en laissant les réseaux d’influence et les lobbies remplacer progressivement les formes ouvertes du débat d’idées et de la représentation (partis, syndicats, associations). Ils le font enfin en légitimant un enrichissement dont ils profitent, sans rapport avec le travail de ceux qui en bénéficient. - Les artisans du communautarisme identitaire : si, à l’évidence, la logique des marchés pousse à la mondialisation, à l’interdépendance et à l’intégration régionale, elle tend également à 347 348 Ibid, p.189. Mignot-Lefebvre Y., Lefebvre M., op.cit. 349 « Un patrimoine organisationnel » , écrivent Y. Mignot-Lefebvre et M. Lefebvre, « c’est pour une communauté donnée : des valeurs éthiques et morales, des consensus dans les échanges de travail, des systèmes de transmission des connaissances, des réflexes d’entraide et de défense, des arts partagés, des religions acceptées, des espaces de marginalité, des systèmes de régulation assurant les équilibres fondamentaux. Un patrimoine se constitue avec beaucoup d’efforts et de temps », Ibid., p.11. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 334 réveiller les crispations souveraines et les particularismes (ethniques, nationalistes et religieux). Manipulations du fait national et religieux sont ainsi les véhicules mis, par des concepteurs, à la disposition de pouvoirs différents : les dirigeants en panne de légitimité et les dirigeants en quête de nouvelles légitimités. - les manipulateurs du fait national : pour tenter de conserver leur emprise sur le pouvoir et justifier des politiques coercitives, voire de « purification ethnique 350 », des gouvernements n’hésitent pas à recourir aux valeurs nationales ou à l’histoire. Contre un « extérieur » (la mondialisation) dont ils ambitionnent de capter les ressources, sans toutefois pouvoir en maîtriser les forces, ils tentent ainsi de remobiliser à leur avantage la « haine ancestrale » à l’égard de populations dont ils partagent le territoire, ou les moments héroïques de la lutte passée contre l’envahisseur ou le colonisateur. Ce « nationalisme des pauvres » cohabite aujourd’hui avec les revendications identitaires formulées par des leaders autonomistes, sécessionnistes ou indépendantistes issus de régions riches 351 dotées d’un tissu d’entreprises dynamiques tournées vers les marchés extérieurs. 350 C’est le Mémorandum de 1986 de l’Académie des Sciences de Serbie qui a fourni les bases idéologiques du projet de Grande Serbie dont s’est emparé le Président Milosevic. L’idée forte du texte était simple : la Serbie serait partout où se trouveraient des Serbes. Cette thèse sera reprise par l’historien belgradois Veselin Djuretic pour réclamer l’union de tous les pays serbes et l’abolition des frontières imposées par l’Europe, puis héritées du communisme. Elle incitera également le psychiatre Jovan Raskovic, leader des serbes de la Krajina (aujourd’hui décédé) à appeler ses compatriotes à la haine. Il revendiquera d’ailleurs publiquement la paternité de cette entreprise, avouant dans un entretien télévisé l’avoir déclenchée dans le but de mettre le feu au détonateur du nationalisme serbe, non seulement en Croatie, mais partout ailleurs, en Bosnie-Herzégovine notamment, in Rupnik J., Le déchirement des nations, Seuil, Paris, 1995, p.24-25. 351 En Italie, la Ligue lombarde, implantée dans un Nord industriel et efficace s’est ainsi rendue populaire par sa proposition de créer une Padanie indépendante avant l’an 2000, en se débarrassant du sud du pays, décrit comme « arriéré, corrompu et quémandeur ». En Espagne, les nationalismes catalans et basques, installés dans les deux contrées les plus industrialisées et les plus riches du pays, ont capté leurs soutiens en développant le même type d’argument vis-à-vis des provinces moins privilégiées du pays. Et en Écos- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 335 - les manipulateurs du fait religieux : révélateur du déficit de légitimité des pouvoirs politiques et de leurs rapports plus ou moins antagoniques avec les sociétés qu’ils contrôlent 352, l’islamisme est appréhendé par les occidentaux comme le produit d’une interprétation strictement religieuse de la vie en société, rejetant tout compromis avec la « modernité » (combinaison de laïcité et de rationalité). Pour autant, l’islamisme contemporain est, dans les faits, une réinvention éminemment pragmatique. Idéologie « déviante », par rapport à la Grande Tradition forgée très tôt (11ème siècle de notre ère) par les théologiens musulmans dans le but de séparer le pouvoir politique de l’autorité religieuse, sa flexibilité, ainsi que l’habileté des leaders politiques et religieux qui le manipulent, en ont fait progressivement un instrument évolutif au service des pouvoirs. Ce n’est donc pas par essence, que l’islam confond le religieux et le politique, même si c’est aujourd’hui la tendance doctrinale dominante de l’appareil, et encore plus dans l’islam parallèle. C’est en fait par volonté manipulatoire de tous ceux qui y trouvent un intérêt. * Interactions et problèmes de régulation : les stratégies manipulatoires des acteurs et soutiens de l’idéologie de marché, tout comme celles des prestataires de discours identitaires, ont deux points communs. Elles ont tout d’abord besoin les unes des autres pour exister. Stigmatisant, pour les premières, les notions de « frontières », de « nations » ou de « politique » comme obstacles potentiels aux lois du « marché », elles fournissent aux secondes les arguments qui leur permettent de présenter ces éléments (« frontière », primauté du « groupe », de la « nation », du « politique » ou de la « religion », etc.) se, si le sentiment nationaliste s’enracine dans l’histoire, son essor est récent. Il coïncide essentiellement avec la découverte du pétrole dans les eux écossaises qui permet aujourd’hui au parti nationaliste écossais (dont l’influence électorale était insignifiante dans les années 1950), de revendiquer la création et la viabilité économique d’une Écosse indépendante. 352 Kodmani-Darwish B., Chartouni-Dubarry M., Les États arabes face à la contestation islamiste, A.Colin, Paris, 1997, p.12. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 336 comme autant de protections contre les « méfaits » de la mondialisation. Ces stratégies ont un autre point commun. Elles comblent un vide correspondant au retrait de l’État, des intellectuels (au sens large du terme), et des médias nationaux, dans leurs rôles traditionnels d’éducateurs, de pourvoyeurs de sens, de constructeurs d’opposition ou de repères collectifs. La situation engendre un certain nombre de déficits en matière de régulation : la complémentarité, mais également le choc de ces systèmes d’idées, dans des contextes nationaux marqués par l’aggravation des inégalités sociales et l’absence de projets fédérateurs, sont porteurs de confusion et de violence. Fonctionnant à l’idéologie, à l’exclusion de la différence, au contrôle de l’information par la puissance financière et la coercition, fonctionnant également au maniement des réseaux et à la dissimulation - ils sont peu compatibles avec la démocratie. - 1er déficit : la confusion est d’abord créée par le dévoiement de termes essentiels qui finissent par perdre toute signification. Les soutiens et acteurs de l’idéologie du marché s’efforcent de présenter ce dernier comme le prolongement naturel de la démocratie. Les faits tendent à prouver le contraire. Avant la globalisation, le libéralisme commercial renforçait la démocratie politique dans les pays industrialisés de deux façons : il donnait à l’État - par le biais de l’impôt et des politiques de lutte contre la pauvreté - les moyens de contribuer à la « contagion de la prospérité » ; la solidarité sociale permettait de jouer un rôle redistributif, d’atténuer la montée des inégalités et les menaces de fractures nationales 353 ; le phénomène favorisait par là même la participation du plus grand nombre à la vie des institutions. Mais l’avènement d’un régime d’accumulation à dominante financière a mis un terme à ce type de libéralisme basé sur une intervention de l’État à finalité humaniste. Progressivement, les gouvernements des pays les plus riches ont renoncé à leurs instruments de politique industrielle (privatisation des entreprises publiques), à leur marge de manoeuvre économique (changes flottants et déréglementation), et à leur capacité d’intervention sociale (coupes budgétaires et réduction des 353 Valaskakis K., « Mondialisation et gouvernance », Futuribles, Avril 1998, p.11. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 337 dépenses sociales) ; ils ont, dans la foulée, perdu leurs « avantages comparatifs » (possibilité d’émigration des facteurs de production : entreprises, cadres, scientifiques, etc.). Ils se retrouvent donc aujourd’hui dans une situation de dépendance économique et financière par rapport à des agents privés multinationaux capables, par là même, d’influencer leurs politiques publiques. Si l’on prend ainsi le cas des politiques redistributives, pratiquées pendant les 30 glorieuses par les grands pays industrialisés, ces politiques, qui ont contribué à la formation des classes moyennes et à la « contagion de la prospérité », n’ont pas la faveur des grands opérateurs internationaux. Les dirigeants de FMN craignent leurs conséquences néfastes sur la compétitivité, par l’augmentation des charges de leurs entreprises. Quant aux gestionnaires de fonds, ils redoutent leurs effets négatifs sur la monnaie, l’activité économique et la solvabilité des collectivités qui les pratiquent. Dans un environnement de ce type, l’économie proposée n’a pas vocation à être humaniste, mais efficace. Fondée sur l’idée que la démocratie, contrairement au marché, n’est pas l’état naturel de la société, elle génère en toute sérénité une dynamique de marché « darwiniste » et discriminatoire. À l’échelle de la planète, son expansion privilégie la survie des territoires ou des populations les plus compétitifs, et la mise à l’écart de ceux qui sont moins bien pourvus. Le phénomène pose aujourd’hui un problème de cohésion à de nombreux États. Dans les pays industrialisés, les populations paupérisées ou précarisées se détournent du vote, car leurs intérêts ne sont pas représentées dans les Parlements, ni dans les assemblées où se décide le sort de l’économie mondiale (OCDE, FMI, BM, Commission Européenne, etc.). La démocratie ne remplit plus sa fonction intégratrice par une combinaison (historiquement inédite) de solidarité et de participation possible de tous les citoyens au choix de leurs représentants. Ce sont aujourd’hui les dirigeants de Firmes ou de Banques multinationales qui, sous le regard attentif des gestionnaires de fonds d’investissement, prennent, dans le cadre des stratégies de leurs groupes, des décisions dont les conséquences affectent le sort des collectivités nationales. Or ces décideurs n’ont aucun mandat pour promouvoir l’intérêt public, la solidarité nationale ou l’équité mondiale, ni aucune raison « naturelle » de le faire spontanément. Ils n’ont jamais soumis leurs projets collectifs au suffrage universel et ne sont responsables que devant leurs action- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 338 naires. Dans ces conditions, le mot « démocratie » se vide de sens et le lobbying se substitue au vote 354. « Les hommes politiques essaient de plaire aux marchés, et les marchés leur suggèrent les réformes structurelles qu’ils souhaiteraient voir adoptées 355 ». Dans le même temps, la nécessité du politique fait l’objet de questions. Si les lois des parlements nationaux peuvent être influencées, voire contournées par la mondialisation, et si des gouvernements, dont les ressources s’amenuisent, ne peuvent remplir leurs fonctions, pourquoi, s’interrogent certains, ne pas les supprimer ou réduire leurs prérogatives au strict minimum ? C’est ce que suggèrent des soutiens à l’idéologie de marché (journalistes, essayistes, universitaires, hommes politiques) dans le prolongement d’un discours dont ils relaient le contenu par l’intermédiaire des médias de masse. Malgré les conséquences parfois brutales 356 d’un message qui réduit l’État à un sys- 354 L’exemple suivant nous permettra d’illustrer le propos : en matière de normes alimentaires, il existe, à l’échelle internationale, une organisation peu connue mais extrêmement puissante appelée la « Commission du Codex alimentarius ». Gérée par deux agences des Nations-Unies - l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), elle est censée servir de cadre aux gouvernements, pour l’élaboration de normes alimentaires. Dans la pratique, ses organes de décision sont peuplés de représentants de l’industrie agroalimentaire, qui se rencontrent secrètement afin d’établir leurs propres règles de conduite. Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère qu’ils ne se montrent particulièrement exigeants. L’OMC s’assure ensuite que le monde accepte ces normes. Un gouvernement démocratiquement élu ne peut ainsi en définir d’autres plus strictes afin de protéger sa population. Si jamais il tente de le faire, l’organisation internationale peut les déclarer illégales et lui imposer des sanctions, Lean G., Independant on Sunday, cité in Courrier International, n°460 du 26 août au 1er septembre 1999, p.42. 355 Boyer R., « Les dix paradoxes du capitalisme contemporain », in Vindt G., 500 ans de capitalisme, Editions Mille et Une Nuits, Paris, 1998, p.125. Boyer ajoute : « C’est une inversion complète du rôle du politique et de la finance, configuration non viable à long terme, parce que les marchés financiers recherchent en définitive le rendement à court terme ». 356 Comme l’écrit I. Ramonet, « On en viendrait presque à considérer que les 20 millions de chômeurs européens, le désastre urbain, la précarisation générale, les banlieues en feu, le saccage écologique, le retour des racismes et la marée des exclus, sont de simples mirages, des hallucinations coupables, fortement discordantes dans ce meilleur des mondes qu’édifie, pour nos Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 339 tème d’ingénierie placé au service d’intérêts économiques privés, le retour à des pratiques sociales du 19ème siècle est présenté comme autant de progrès inéluctables, et la confiscation de la démocratie pour les intérêts de quelques uns, comme une victoire de la démocratie de marché pour les intérêts du plus grand nombre 357. Les individus, touchés par « la contagion de la précarité » dans les sociétés riches, ne comprennent plus. consciences anesthésiées, la pensée unique », in Géopolitique du chaos, Galilée, Paris, 1997, p.78-79. 357 P. Evans, évoque les risques portés par cette idéologie : « Dans tout système international, les normes, les règles formelles, et les croyances, sont aussi importantes pour déterminer le rôle de l’État, que les flux de biens et de capitaux [...]. Dans l’ordre mondial actuel, les prescriptions idéologiques anglo-américaines sont devenues des règles formelles auxquelles les États doivent se soumettre chacun pour leur part, sous peine de devenir des parias économiques. Le GATT et l’OMC ne sont que les manifestations formelles de la doctrine selon laquelle, quand il s’agit de capitaux et de marchandises, moins les États individuels agissent dans le domaine économique, mieux le monde se portera [...]. L’ordre actuel des choses s’accorde avec les penchants idéologiques de la seule puissance restante et des entreprises privées qui dominent l’économie mondiale. La question est de savoir s’il sert bien leurs intérêts [...]. Au delà d’un certain point, la réduction du pouvoir d’intervention de l’État aggrave les risques collectifs plus qu’elle n’augmente les possibilités de profit individuel. Le fait que les acteurs privés transnationaux aient besoin d’États compétents et efficaces, plus que ne veut bien l’admettre leur idéologie, n’élimine pas la possibilité d’un déclin des États. Les calculs des dirigeants d’entreprise, même les plus capables, sont toujours biaisés par leur conception personnelle du monde. Les capitaux transnationaux, désireux de maximiser leur liberté de manoeuvre, peuvent aisément devenir complices de la destruction de l’infrastructure d’organismes publics dont dépendent leurs profits. Jusqu’à un certain point, l’amenuisement de la capacité des États d’intervenir sur les marchés mondiaux, peut permettre une hausse de ces profits. Lorsque la capacité des États se trouve tellement réduite que l’imprévisibilité des opérations est devenue intolérable - même pour les acteurs importants qui ont une grande liberté de choix du lieu de leurs activités - la reconstruction de l’autorité publique peut se révéler longue et difficile, sinon impossible. [...] L’acceptation de l’idéologie mondiale en cours actuellement, limite la capacité des gouvernements à protéger les citoyens ordinaires, en particulier ceux qui sont affectés par les changements intervenant dans la structure internationale des réseaux de production, in « The eclipse of the state ? », World Politics n° 50, octobre 1997, cité in Problèmes Économiques, n°2611-2612, 7-14 avril 1999, p.2-6. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 340 Dans le vide conceptuel existant, des réseaux tribaux, mafieux, « sectaires » se créent ou accroissent leurs effectifs. Ils remplissent des fonctions de prise en charge ou de protection pour les populations exclues des réseaux formels de la mondialisation et substituent leurs symboles, lois, et modes de fonctionnement, à ceux des collectifs et institutions nationaux en panne de sens. Porteurs de valeurs et de pratiques régressives, l’évolution de ces réseaux est liée au morcellement et au « désenchantement » des sociétés industrialisées, à la « désespérance » des sociétés en développement. - 2ème déficit : la violence idéologique et son corollaire physique qui envahissent aujourd’hui les sociétés sont la résultante de plusieurs phénomènes : le culte du tout-marché et de l’intérêt privé, l’abandon des notions de solidarité, de justice et d’intérêt général comme principes directeurs des grandes sociétés industrialisées, la formation de réseaux 358 dominants et l’apparition concomitante de réseaux regroupant les exclus de la mondialisation. Les réalités conjuguées de la Mondialisation et de la démocratie de marché contredisent l’idée même de démocratie représentative. Des réseaux dominants et opaques accaparent information, richesse et pouvoirs. Leur densification s’accompagne d’une ségrégation accrue vis-à-vis des autres couches sociales. Progressivement, les pays les plus industrialisés s’accommodent de phénomènes régressifs : inégalités croissantes, enrichissement sans rapport avec le travail accompli, affaires entre initiés, ségrégation des habitats, de l’enseignement, de la santé, de la vieillesse, agressivité incontrôlée chez des populations de plus en plus jeunes. Le contexte favorise un morcellement des sociétés et l’apparition d’autres types de réseaux regroupant les exclus du partage officiel des dividendes de la globalisation financière. Ces réseaux (sectes, organisations criminelles, gangs, organisations nationalistes ou fondamentalistes, etc.) remplissent, comme dans les pays moins favorisés, des fonctions de protection et d’actes liés à la survie pour des populations en déshérence aisément exploitables. Ils fonctionnent à la violence ou à la répression et se substituent aux organisations re358 Y. Mignot-Lefebvre et M. Lefebvre proposent la définition suivante : « un réseau est un ensemble de relations, d’échanges d’informations, de biens, de services, entre entités, personnes, entreprises, institutions - ces échanges excluant le type contractuel strict », in op.cit., p.186. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 341 présentatives. Les échanges qu’ils suscitent sont particuliers ; leurs membres recréent des codes spécifiques de conduite fondés sur leurs propres valeurs et logiques de fonctionnement. Dans ce contexte de fragmentation du sens collectif, les gouvernements des pays les plus riches offrent, sur leur propre territoire et vis à vis de l’extérieur, une ligne de défense fragile. Affaiblis par les décisions qu’ils ont prises en matière de financiarisation de l’économie, leurs dirigeants communiquent prioritairement en direction des agents économiques multinationaux. Aux projets porteur d’ambitions collectives, ils préfèrent ainsi l’exposé des grands équilibres et la prévision conjoncturelle. Leurs choix se portent alors en priorité sur les plans d’intégrations économiques ou monétaires régionaux, sur la lutte contre l’inflation et la réduction de leurs déficits budgétaires - toutes initiatives qui répondent aux souhaits de leurs grandes entreprises et des bailleurs de fonds étrangers - mais pas nécessairement aux attentes des individus les plus défavorisés. Le résultat de ces options est visible : une partie de leurs populations est abandonnée à elle-même, sans travail, ou cumule plusieurs emplois faiblement rémunérés, dans des espaces de vie marginalisés. C’est dans ces « zones grises 359 » (X. Raufer), « nouvelles terres inconnues 360 » (J.C. Rufin) et autres « chaos bornés 361 » (O. Dollfus) où l’État de droit peine à se maintenir, quand il ne disparaît pas complètement, que des structures parfois anciennes (organisations criminelles, groupuscules religieux, sectes) recrutent. Elles offrent le cadre providentiel pour des réseaux de solidarité qui ont une double particularité : ils unissent des populations exclues ; ils favorisent le développement de nouveaux modes de communication et d’appartenance identitaire. Entre ces réseaux et les réseaux dominants, peu de rapports officiels (si ce n’est dans le cadre de campagnes de communication) ; parfois des contacts informels, noués de façon épisodique par différentes factions, pour réaliser des opérations (corruption, chantage, trafic d’armes, blanchiment ou extorsion de fonds, attentats, etc.) en marge de l’État de droit. Confron359 360 Raufer X., Les superpuissances du crime, Plon, Paris,1993. Rufin J.C. « Les nouvelles terres inconnues », in P.Boniface et J.Golliet, Les nouvelles pathologies des États dans les relations internationales, Dunod, Paris, 1993, p.105. 361 Dollfus O., La nouvelle carte du monde, Presses Universitaires de France, Paris, 1995. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 342 tés à ces évolutions, les grands médias ont de la peine à poursuivre leur travail d’investigation et d’information. Placés, pour nombre d’entre eux, sous le contrôle de groupes industriels ou financiers, leurs rédactions peuvent choisir de renoncer (ou y être invitées) à aborder des thèmes de société (précarité, exclusion, criminalité, etc.) sur un ton qui s’écarterait de la ligne idéologique de leurs sociétés mères. Le phénomène appelle à la réflexion : dans l’histoire, ce type de dérive n’a jamais contribué à la paix sociale. Les ségrégations et la dissimulation de leurs origines ont tôt ou tard abouti à des affrontements violents. Aucun argument n’a réussi à convaincre pendant longtemps des populations placées dans une situation inférieure, de rester à la place des vaincus 362. Aux discours rigides et idéologiques sur les 362 Mignot-Lefebvre Y., Lefebvre M., op.cit., p.244. Les phénomènes d’extension de la pauvreté observés dans les pays riches commencent à inquiéter sérieusement des supporters et spécialistes mêmes de la mondialisation. Le professeur K. Schwab, fondateur du forum de Davos déclare : « la mondialisation est entrée dans une phase très critique. le retour de bâton se fait de plus en plus sentir. On peut craindre qu’il ait un impact fort néfaste sur l’activité économique et la stabilité politique de nombreux pays » ; P. Barnevik, ancien dirigeant de Asea Brown Boveri (multinationale suédosuisse, l’une des principales compagnies mondiales dans le secteur de l’énergie) grand restructurateur assez peu porté il y a quelques années sur la prise en considération des problèmes sociaux nationaux pousse un cri d’alarme : « si les entreprises ne relèvent pas les défis de la pauvreté et du chômage, les tensions vont s’accroître entre les possédants et les démunis, et il y aura une augmentation considérable du terrorisme et de la violence », cités in Ramonet I., Géopolitique du chaos, Galilée, Paris, 1997 ; D. Rodrik, professeur d’Économie politique internationale à la Kennedy School d’Harvard conclut, à la suite d’un travail de recherche sur les effets de la mondialisation : « il existe un danger réel ; celui de voir la mondialisation contribuer à la désintégration sociale - les nations étant divisées selon des lignes de fractures partageant leurs populations en fonction des revenus, de la mobilité, du lieu de résidence et de travail, ou d’autres critères socialement discriminants ». Rodrik ajoute : « même sans réaction protectionniste brutale, une victoire de la mondialisation obtenue au prix d’une désintégration sociale serait une victoire vide de sens » in Has globalization gone too far ?, Institute for International Economics, 1997, p.69 ; T. Turner, fondateur de CNN, s’inquiète des conséquences sociales qui peuvent résulter de l’aveuglement et de l’égoïsme de ses collègues entrepreneurs, multimilliardaires en dollars : « les grands millionnaires s’empressent de licencier des cadres moyens quinquagénaires. Nous ressemblons de plus en plus au Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 343 bienfaits du marché, sont aujourd’hui opposés d’autres discours, logiques et codes identitaires, parfois aussi intransigeants et régressifs 363. Le sectarisme et le culte de la force véhiculés respectivement par ces deux types de discours sont porteurs de toutes les incompréhensions et de toutes les violences. IV - Hypothèse 4 - le dé-ajustement des logiques, les dysfonctionnements ou la collision des systèmes sont parfois sources de ruptures : - à l’échelle d’un territoire (risque-pays) - à l’échelle de plusieurs territoires (risque de système) Retour au sommaire Mexique et au Brésil, où les riches vivent derrière des barbelés comme ils le font à Hollywood. L’État et les municipalités sont au bord de la faillite et pendant ce temps, tout l’argent est concentré entre les mains d’une poignée de gens fortunés qui ne donnent pas un sou. C’est dangereux, et pour eux, et pour le pays. On risque de voir éclater une révolution similaire à la Révolution française. Il y aura une autre Mme Defarge, cette femme qui tricotait en regardant les charrettes se diriger jusqu’à la grand-place, et bang ! les têtes tomberont, cité in Dowd M., The New-York Times, in « Le milliardaire Ted Turner veut faire payer les riches », Courrier International n°311, du 17 au 23 Octobre 1996. 363 D.Battistella illustre le propos en écrivant : « Si les différences ethniques, religieuses, nationalistes, qui, la plupart du temps, n’empêchent pas les groupes les plus divers de cohabiter pacifiquement, débouchent précisément de nos jours sur des conflits manifestes, et à certains endroits - en exYougoslavie par exemple plutôt qu’en d’autres - en ex-Tchécoslovquie ou en Belgique - c’est essentiellement parce que certains entrepreneurs politiques et/ou activistes ethniques, dans un but de maintien ou de conquête du pouvoir, n’hésitent pas à exhumer du stock cognitif de leur société respective les croyances ethnicistes, valeurs tribales, préjugés religieux, et autres sentiments communautaristes, in « Guerres et Conflits dans l’après-guerre froide », Problèmes Politiques et Sociaux n°799-800, 20 mars 1998, p.7. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 344 Les principaux acteurs des relations internationales inscrivent leurs ambitions, modes de relation et d’intervention dans deux types de logiques dominantes : la logique des souverainetés et celle des marchés. Si elles s’influencent et se complètent ponctuellement (puissance et moyens financiers), ces logiques divergent pourtant profondément dans les rapports qu’elles entretiennent avec l’espace et le temps. Leur dé-ajustement progressif, la prééminence actuelle de l’une (celle des marchés) par rapport à l’autre, (celle des souverainetés), les dysfonctionnements des systèmes qu’elles animent - ces éléments conditionnent l’évolution des deux autres grandes logiques d’action (innovation, idées) et engendrent par là même des conséquences largement imprévues qui finissent par s’imposer aux sociétés. L’ensemble de ces facteurs contribue ainsi à la formation de tensions que chaque pays gère plus ou moins bien. La probabilité de voir se matérialiser sur son territoires des ruptures sous forme de sinistres d’ordre politique, économique, ou social (risques-pays) ne peut s’évaluer qu’en prenant ces éléments en considération. Dé-ajustement des logiques, dysfonctionnements des systèmes - dé-ajustement des logiques : Préoccupés de conserver leurs prérogatives sur le territoire national et de maintenir pour cela une certaine autonomie - les gouvernants et leurs appareils s’efforcent de mobiliser différents registres de l’action (le politique, l’économique, l’innovation et les idées) à leur avantage. Ils tentent également, avec plus ou moins d’habileté, d’en maîtriser les rythmes d’exécution (le temps national), tout comme les incidences territoriales. Mais l’exercice est d’autant plus ardu qu’il leur faut accommoder des enjeux de moins en moins conciliables. Ils doivent ainsi s’efforcer de garder, préserver l’espace national dont ils ont la responsabilité, tout en évitant de perturber les mouvements internationaux de marchandises, de personnes, d’argent qui sont des sources de vitalité et de prospérité pour les collectivités dont ils ont la charge. À la complexité du traitement de ces enjeux, s’ajoutent les réalités de la lutte pour le pouvoir. Très souvent en effet, des décisions cruciales sont prises, davantage en fonction de considérations à court terme (conquête ou préser- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 345 vation des positions acquises, réponses aux pressions de la conjoncture intérieure ou internationale, etc.), qu’en fonction de réflexions fondées sur la recherche à long terme du mieux-être collectif. Or ces décisions ont l’inconvénient de placer les pays dans des configurations inattendues, et parfois, dans des situations de non-retour. Si, par exemple, le développement des marchés de capitaux facilite l’accès de nombreux pays à un formidable gisement d’épargne internationale, leurs politiques économiques deviennent progressivement dépendantes du jugement de grands investisseurs institutionnels dont les ressources collectives sont supérieures aux leurs 364. Mais ces derniers n’ont pas les mêmes priorités qu’eux. La performance des portefeuilles de leurs clients constitue l’horizon de ces gestionnaires - pas l’intérêt national. Et leurs critères d’évaluation des politiques publiques ne sont pas déterminés par des considérations d’équité ou de solidarité. Il s’agit d’obtenir de leurs investissements des flux de revenus réguliers et les meilleures conditions de rendement et de sécurité. La moindre évaluation ou anticipation défavorable de l’activité économique d’un pays (parfois sans rapport avec l’état de ses fondamentaux 365) précipite leur retrait brutal et la matérialisation de crises financières et boursières à répétition. Sont ainsi sanctionnés les États (et surtout leurs sociétés 366) dont les politiques ne correspondent pas aux 364 Avec les compagnies d’assurance, les fonds de pension et les autres investisseurs institutionnels (maisons de courtage, etc.) contrôlent la somme de 21 000 milliards de dollars, soit plus que le PNB des pays industrialisés. Les Américains à eux seuls en contrôlent la moitié, in George S., « A la racine du mal », Le Monde Diplomatique, janvier 1999, p.3. 365 Conformément au crédo du FMI, ces pays affichaient un faible taux d’inflation, un budget équilibré, voire excédentaire, des taux d’épargne très élevés. Si l’on prend l’exemple de la Corée du Sud, J. Clei fait ainsi remarquer que juste avant la crise asiatique, ce pays était parvenu au rang de 11ème puissance économique et présentait d’excellents fondamentaux : un taux de croissance élevé, une inflation contrôlée, des finances publiques bien gérées, et un endettement de l’État plutôt faible. C’est le surendettement des Chaebols qui a eu un impact majeur sur la situation de la Corée du Sud, in « La Coface devant le risque-pays », Risques n°36, janvier 1999. 366 Depuis le krach de l’hiver 1994-1995, la moitié de la population mexicaine est tombée au dessous du seuil de pauvreté. Et la dernière crise asiatique a fait resurgir la malnutrition et la famine en Indonésie. En Corée et en Thaïlande, c’est le phénomène des « suicides FMI » qui s’est imposé, des travailleurs licenciés et sans ressources décidant d’entraîner dans la mort femmes Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 346 normes de référence que des investisseurs étrangers fixent en matière de réglage monétaire, d’arbitrages budgétaires, de fiscalité ou de structures productives. Par le biais de la « marchéisation » (titrisation) de leurs effets publics, des gouvernements endettés, mais issus des urnes, assistent - tout en y ayant activement participé - à la confiscation de leur souveraineté économique par des agents privés. Ils n’ont plus les moyens de déplaire aux gestionnaires des grands fonds d’investissements pas plus qu’aux dirgeants des FMN. Nulle fatalité ne peut être ici invoquée pour expliquer la situation. À la titrisation déjà mentionnée, il faut ajouter le choix des gouvernements en faveur de la déréglementation. Si cette mesure contribue dans un premier temps à ouvrir les marchés nationaux aux investisseurs étrangers, en moins positif, elle offre ensuite aux facteurs de production dynamique (entreprises et entrepreneurs, cadres, scientifiques, etc.) la possibilité d’émigrer. Dans un climat de concurrence exacerbée entre les grands pays industrialisés, cette menace permanente de délocalisation contraint les autorités nationales à courtiser les personnels les plus qualifiés sur le marché international de l’emploi ainsi que les entreprises, et à s’efforcer de satisfaire leurs exigences en matière de conditions de travail, de fiscalité, etc. Un déséquilibre croissant se dessine ainsi peu à peu, à l’avantage des intérêts privés, et au détriment des intérêts collectifs. Les entreprises se renforcent par le biais des alliances stratégiques, des acquisitions-fusions et des NFI. Elles deviennent pour certaines des groupes géants par leur chiffre d’affaire, leurs parts de marché. La plupart des secteurs d’activité sont dominés par des oligopoles. Malgré les appuis diplomatiques et les subventions indirectes qu’ils reçoivent de leurs pays d’origine, ces groupes géants ne rendent de compte qu’à leurs principaux actionnaires : holdings apatrides, gérants de fonds d’investissement ou banques multinationales. En face de ces poids lourds du secteur privé, le secteur gouvernemental ne cesse de rétrécir. Les privatisations engagées enlèvent aux États leurs instruments traditionnels de politique industrielle. Et les coupes budgétaires, la mise au rebut des politiques rediset enfants, faute de pouvoir les faire vivre. Dans le même temps, les firmes transnationales et les élites locales ont trouvé dans les économies sinistrées des occasions inespérées de racheter des affaires intéressantes à bas prix. Les richesses de ces « marchés émergents » ont été redistribuées vers le haut et vers l’étranger, in George S., op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 347 tributives, la réduction des dépenses sociales - toutes ces mesures prises pour rassurer les grands investisseurs ont des répercussions sur la cohésion nationale, déjà fragilisée par la flexibilité croissante de l’emploi. La situation est aggravée par les stratégies financières d’entreprises qui sont pour certaines passées maîtres dans l’art de l’évasion fiscale 367 et qui, pour d’autres, font des fusions et de la suppression d’emplois à grande échelle autant de moyens de réduire les coûts et de séduire les actionnaires 368. Ces réalités encouragent l’existence de sociétés qui récompensent généreusement les gagnants, mais tiennent de moins en moins compte des perdants 369. Dans le même temps, les pouvoirs publics s’affaiblissent encore, en se livrant à l’échelon local une concurrence sévère pour attirer ou retenir les élites et les entreprises. Obligés d’adopter des politiques attractives pour 367 A Washington, l’Agence Comptable du Gouvernement Fédéral (GAO) a calculé que près des trois quarts des compagnies étrangères implantées aux États-Unis n’y paient aucun impôt. Quant aux FMN américaines, le département du Trésor situe dans une fourchette de 15 à 20 milliards de dollars les pertes de revenus dues aux « prix de transfert », un artifice comptable qui permet de déclarer les bénéfices dans les pays où les impôts sont bas et les pertes là où ils sont élevés, in George S., op.cit. 368 BP et Amoco anticipent des économies annuelles de 12 milliards de francs d’ici à l’an 2000, dont 50% représentées par la suppression de 6000 emplois, chaque poste supprimé entraînant une économie de 960 000 francs par an. Anticipations similaires pour Deutsche Bank-Bankers Trust : 10 milliards de francs d’économies annuelles, 5500 postes supprimés, ou pour ZenecaAstra : 6 milliards de francs d’économies en 3 ans, et 6000 suppression d’emplois, soit 13% des effectifs, in « Plus riches, plus puissants, plus souples, plus mondiaux », L’Expansion n°587, du 17 décembre 1998 au 6 Janvier 1999, p.42-43. Ce type de logique financière n’est pas, comme le fait remarquer R.Passet, une logique de mise en valeur des territoires. Quand Renault a fermé son établissement de Vilvordre, la Bourse a salué, dès le lendemain l’événement, en valorisant ses actions de 13%. Et quand Moulinex a fermé deux usines en France et supprimé 1800 emplois en Normandie, ses actions ont gagné instantanément 21%, in « Un système contre nature », Manière de Voir n° 42, Novembre-Décembre 1998, p.22. 369 Il existe aux États-Unis 32 millions de personnes dont l’espérance de vie est inférieure à 60 ans, 40 millions sans couverture médicale, 45 millions vivant au dessous du seuil de pauvreté et 52 millions d’illettrés. Au sein de l’Union Européenne, et à l’heure de la naissance de l’euro, on trouve 50 millions de pauvres et 18 millions de chômeurs, in Ramonet I., « Nouveau Siècle », Le Monde Diplomatique, janvier 1999. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 348 ce capital mobile, ils font de la surenchère : dégrèvements fiscaux, subventions, exemptions, « flexibilisation » du salariat de base - aucun effort n’est ménagé pour séduire les investisseurs et l’expertise. Titrisation des créances souveraines, déréglementation des économies, privatisations, etc. - autant de politiques engagées par des États et qui ont contribué à donner plus de pouvoirs aux « marchés ». Nuls complot ou conspiration orchestrés par des intérêts financiers lointains 370. Mais des décisions prises par des gouvernements issus du suffrage, dans une logique et une temporalité différentes (cf.supra) de celle des grands opérateurs de l’économie internationale. Et un résultat : des collectifs nationaux arbitrés dans leurs choix par de grandes entreprises et des investisseurs institutionnels omniprésents, instables dans leurs arbitrages, mais investis pourtant de prérogatives exhorbitantes pour lesquelles ils n’ont aucun mandat et donc aucune légitimité. - dysfonctionnements des systèmes : si certains États et leurs dirigeants demeurent des acteurs importants du champ de la politique internationale, leur marge de manoeuvre est très sérieusement amoindrie, dans un champ économique que les plus puissants d’entre eux se sont appliqués à déréglementer pour deux raisons : desserrer, à court terme, la contrainte budgétaire nationale ; élargir l’espace d’intervention de leurs producteurs et investisseurs. L’existence d’agents multinationaux (FMN, BMN, Fonds d’investissement, etc.) capables, suite à ces mesures, d’imposer leur propre logique dans des domaines essentiels (innovation, idées) à l’échelle de la planète, fait ressortir l’imparfaite coïncidence des champs de la souveraineté économique et politique. Les gouvernements sont ainsi de moins en moins aptes à définir les régimes économique et social des États qu’ils représentent, tout comme ils ont de plus en plus de mal à contrer les manoeuvres spéculatives d’institutions financières capables de déstabiliser leurs économies. Dans ce nouveau contexte qui les met en rela370 L’expression « gnomes de Zurich » est employée par les dirigeants politiques pour faire porter aux financiers la responsabilité de comportements spéculatifs et perturbateurs sur les marchés. Les gouvernements sont pourtant à l’origine de ces désordres, par leurs décisions de déréglementer, décloisonner, les marchés. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 349 tions avec de nombreux intervenants (opposition politique, opinion publique, partenaires sociaux, autres chefs d’États, dirigeants de FMN et BMN, Gestionnaires de Fonds étrangers, etc.), tous les États et leurs dirigeants ne disposent pas de la même marge de manoeuvre ; tous ne parviennent pas à exercer leur pouvoir sur le territoire national ou affirmer leur puissance et leur influence à l’extérieur ; en bref, tous ne peuvent exercer les prérogatives dont ils sont titulaires et s’affirmer comme de véritables acteurs tant sur leur sol que par rapport à leurs homologues. L’absence d’autorité politique internationale capable de réglementer leurs relations, de trancher de façon définitive les différends qui les opposent, ou de les aider, en toute indépendance, à répondre aux défis économiques, techniques et sociaux en provenance de leur environnement, encourage en outre leurs dirigeants à réagir de façon instinctive pour sauvegarder leurs intérêts et les incite à privilégier les rapports de force. La situation, qui voit une poignée d’États industrialisés imposer leurs solutions aux États les moins influents et qui les voit gérer les crises (conflits militaires, krachs boursiers, effondrement de monnaies, catastrophes écologiques, etc.) au jour le jour ou après qu’elles ont éclaté, en raison des rivalités politicoéconomiques qui opposent leurs gouvernements ou en fonction d’intérêts internes immédiats - cette situation est peu propice à une résolution de fond des problèmes nationaux et internationaux. Le choix de la « souveraineté limitée » que les États les plus riches de la planète ont fait vis à vis des grands acteurs privés de l’économie internationale, la concurrence politico-économique opposant leurs gouvernements - ces éléments contrarient la mise en oeuvre de mesures destinées à lutter contre les dysfonctionnements du système des marchés. Dans ces conditions, le système reste marqué par une dynamique de crises et la faiblesse de ses instances de supervision et de contrôle. Dominé par la finance, ses principaux intervenants privilégient les opérations de placement à court terme sur plusieurs marchés : les marchés d’actions dont l’envol des cours est sans rapport avec l’économie réelle, les marchés obligataires privés et publics, les marchés monétaires, les marchés de change de devises et les marchés à terme de produits dérivés. Les transactions effectuées sur ces différents marchés sont supérieures au volume des transactions commer- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 350 ciales 371 et sont essentiellement spéculatives : démultipliées par les systèmes d’échange informatiques et le fonctionnement permanent des principales Bourses du monde en réseau électronique, elles n’ont d’autre finalité que la réalisation de plus-values et donnent lieu à des prises de position motivées essentiellement par l’attente d’une modification du prix de l’actif. Ces multiples opérations ont l’inconvénient de précipiter des changements imprévus dans les prix et les volumes, sur les marchés de crédit ou d’actifs. Ils conduisent à des dangers de faillite de firmes financières, lesquels menacent à leur tour de s’étendre, disloquant les mécanismes de paiement, ainsi que la capacité du système financier à allouer du capital. Dans ce contexte de chocs et de crises, la régulation des « marchés » en est encore à ses débuts. Malgré la fixation internationale d’un ratio de capital pour couvrir le risque de crédit, la régulation du risque de marché bute elle, sur des obstacles techniques et politico-institutionnels 372. Ce faisant, le sys371 Entre 1500 et 1800 milliards de dollars sont échangés quotidiennement sur le marché international des devises, contre 18 milliards au début des années 1970. Le montant annuel des biens et services échangés s’élève à 6000 milliards de dollars. On peut compléter ces données avec d’autres chiffres sur le temps long, fournis par J.L Terrier : depuis 1980, les échanges de marchandises ont été multipliés par 7, les flux d’IDE par 15, et ceux que les marchés financiers ont drainés, par 1700. Dorénavant, il circule chaque jour dans le monde entre 50 et 90 fois plus d’argent qu’il est nécessaire au règlement de l’import-export mondial (selon qu’on prend en compte ou non le « notionnel » des marchés dérivés), in « Assurance crédit export : le risque nouveau est arrivé », Le MOCI, n°1405, 2 septembre 1999, p.44. 372 Depuis 1975, suite à la chute de la banque Herstatt, le Comité de Bâle sur le Contrôle Bancaire s’est établi comme l’autorité qui fixe les règles de la supervision bancaire à l’échelon international. Adoptant tout d’abord le principe de responsabilité du contrôle sur les banques internationales par le pays d’origine (Concordat de Bâle de 1975 révisé en 1983), il a ensuite fixé les ratios de capital pour le risque de crédit (ratio Cooke) selon une formule qui est devenue la règle dans tous les pays. En 1992, le représentant du Comité de Bâle et de l’Organisation internationale des commissions de valeurs mobilières (OICV) ont publié un ratio synthétique intégrant au numérateur en plus des fonds propres, les ressources à court terme destinées à couvrir les risques de marché ; au dénominateur apparaît, à côté des risques de contrepartie (risques de crédit), les risques de marché (risques de prix). Depuis 1993, les autorité de tutelle des banques, assurances et bourses travaillent également à renforcer la surveillance des conglomérats financiers - ces groupes de sociétés qui, sous un contrôle commun offrent des services dans Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 351 tème financier mondial dont les principaux bénéficiaires sont des institutions privées, s’appuie toujours sur les autorités monétaires nationales (banques centrales), leur coopération, ou le FMI pour réparer, en tant que prêteurs en dernier ressort (PDR) les dégâts que leurs mouvements spéculatifs génèrent. Jusqu’ici, nulle décision collective prise par les gouvernements des pays les plus riches, de taxer les transactions financières internationales, d’imposer une réglementation des flux (investissements, biens et services) et des changes, voire d’encadrer les marges de fluctuation des grandes monnaies (dollar, yen, euro) ; nulle décision de leur part de créer un conseil de surveillance ayant le pouvoir d’imposer aux investisseurs institutionnels un code de conduite, d’exiger d’eux des normes uniformes de transparence, de surveiller leurs activités, et de limiter le degré de prise de risque 373 ; nulle volonté affirmée d’abolir les paradis fiscaux où sont déposés, sur des comptes numérotés, les revenus générés par les opérations spéculatives. Les options retenues sont différentes. Par l’intermédiaire du FMI, les gouvernements des États les plus indusau moins deux secteurs différents (banques, assurances, valeurs mobilières) dans plusieurs pays. Les travaux permettant à la régulation de répondre aux phénomènes de l’effacement institutionnel n’en sont toutefois qu’à leurs débuts. Ils butent en particulier sur des problèmes techniques complexes : calculs des ratios des capitaux à travers les groupes, règles économiques et comptables pour une consolidation des bilans d’agents aussi différents qu’une compagnie d’assurance et une banque, etc. Une réflexion a également été engagée qui porte sur la régulation des risques générés par différents instruments financiers ou encourus par différentes institutions. Elle achoppe cependant sur des problèmes qui se posent à la fois sur le plan technique et politico-institutionnel. Si l’on prend le risque de marché : ce risque de perte dû aux changements de prix s’applique à une pluralité d’instruments financiers (actions, devises, obligations) et à une pluralité d’institutions. Le Comité de Bâle et l’OICV travaillent ainsi depuis quelques années sur un projet de régulation commune des risques qui s’appliquerait à la fois aux banques et aux maisons de titres. L’objectif est d’uniformiser les instruments prudentiels, afin qu’ils s’appliquent de la même façon aux mêmes risques, indépendamment des instruments qui les engendrent et des institutions qui les assument, in J.L.lespès, « Le risque de système », in Siroen J.M. (sous la direction de), Finances Internationales, A.Colin, Paris, 1993, p.249, Padoa-Schioppa T., « L’avenir de la régulation face à l’expansion de la liberté des marchés », Futuribles, Novembre 1994, p.69. 373 C’est ce que propose H. Kaufman, le « gourou » financier de Wall Street, in George S., op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 352 trialisés continuent d’organiser, à la suite des crises financières, la socialisation des pertes à la charge des contribuables du Nord, ainsi qu’une privatisation des gains au bénéfice de ceux là même qui sont responsables de la faillite et/ou de l’opacité des économies nationales : élites des pays émergents, opérateurs financiers multinationaux, organisations criminelles (cf.infra). Risque-pays, risque de système, risques structurels Pris dans des logiques qu’ils s’efforcent de contrôler à leur avantage, les acteurs des relations internationales génèrent, par leurs décisions et interactions, des processus dont ils ne maîtrisent pas les implications. Ces processus finissent par s’imposer à eux et aux sociétés dont ils sont issus, créant des situations de tensions et de ruptures territorialisées. Certaines de ces ruptures sont porteuses de sinistres. La façon dont chaque ensemble social gère l’impact de ces logiques à l’échelon national détermine donc, en partie, la probabilité, l’intensité, et les délais (coût, moyen, long terme) de matérialisation de sinistres sur son territoire. « En partie » seulement, car l’imbrication des affaires du dedans et des affaires du dehors est telle aujourd’hui, qu’elle crée des situations qui s’imposent parfois brutalement à une collectivité nationale (risque-pays) ou à un ensemble plus ou moins important de pays (risque de système). Le refus, de la part des grands pays industrialisés, de s’attaquer (pour cause de rivalités politicoéconomiques et de méfiance réciproque) aux causes profondes qui génèrent ces ruptures, amplifie encore leur probabilité d’occurrence et les conséquences de leur matérialisation (risques structurels). - le risque-pays : c’est ainsi, et en fonction des observations précédentes, non seulement le risque de matérialisation de sinistres politiques, économiques, financiers (conflits internes et externes, incidents de paiement, problème de solvabilité et d’illiquidité, non-transfert des bénéfices, fiscalité discriminatoire) qui peuvent compromettre le succès des opérations menées par des investisseurs hors de leurs territoires nationaux ; mais le risque-pays, c’est également les risques que les arbitrages incessants des grands opérateurs font courir à différents Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 353 pays, notamment en termes de chocs politiques, monétaires et financiers et leurs conséquences socio-économiques. Ces composantes du risque-pays sont liées aux perceptions que différents acteurs ont à l’égard d’un (ou de plusieurs) territoire (s). De fait, le risque-pays n’est pas perçu de la même manière par des agents économiques multinationaux ou les dirigeants politiques d’un pays. Agissant en fonction de logiques, d’un rapport à l’espace et au temps, et de stratégies qui leur sont propres, les aléas susceptibles d’affecter un territoire sont autant la résultante d’enjeux partagés (réalisation de profits substantiels au détriment de la collectivité nationale) que d’intérêts divergents. Ils peuvent entraîner les acteurs à adopter des stratégies amplifiant ou diminuant (selon) la matérialisation de sinistres sur un (ou plusieurs) territoire (s). Ainsi, le déclenchement d’une crise peut être lié à l’incapacité immédiate d’un pays de faire face à ses obligations de paiement, ou encore à la perception par les principaux opérateurs engagés sur son territoire, de difficultés politiques ou économiques graves : endettement public excessif qui met en doute la capacité d’un État à faire face à ses engagements étrangers, endettement des entreprises financé à très court terme sur les marchés, surévaluation de la monnaie, fragilité et opacité du système bancaire trop lié à l’État, aux entreprises ou oligarchies en place, etc. Les institutionnels ou entrepreneurs étrangers peuvent alors précipiter la crise en quittant le pays (retournement de confiance de la part des marchés), ou bien dans une version moins brutale, ils envoient des signaux négatifs aux gouvernements des pays concernés (critiques publiques sur la politique du gouvernement, menaces de retrait), pour les contraindre à agir avant que ces risque ne se matérialisent. La réaction des dirigeants politiques conditionne alors l’issue de la crise : soit ils obtempèrent en prenant la mesure des signaux qui leur sont adressés et les dispositions destinées à rassurer les agents économiques ; soit au contraire ils estiment que les opérations avec l’étranger entravent ou amoindrissent leur contrôle sur les richesses et la population de leurs pays et ils prennent des initiatives discriminatoires ou restrictives à l’égard des intérêts étrangers. Cette perception de ce qu’ils jugent constituer un risque-pays (captation de la richesse nationale et perte du pouvoir à leur détriment) devient alors une source de danger pour ces intérêts. Les agents économiques extérieurs mis en difficulté sur certains territoires (obstacles et tracasseries administratives, fiscalité Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 354 discriminatoire, contrôle des changes, etc.) agissent alors en conséquence : retrait des capitaux, délocalisation dans des pays voisins, publicité négative, etc. Le danger, pour les pays concernés, est non seulement de devoir face à une crise financière et économique dont leurs gouvernements et sociétés peuvent ne pas se relever, mais il est également de perdre la confiance des marchés, d’être progressivement stigmatisés dans les revues de presse internationales, mis à l’index par les notations et les classements défavorables des grandes agences et des cabinets spécialisés. On peut donc expliquer le déclenchement d’une crise par l’absence de prise en considération, de la part des agents économiques étrangers ou des élites et dirigeants d’un pays, de son état réel. Sous-estimant ou ignorant (volontairement ou non, selon leur intérêt et les enjeux du moment) les faiblesses structurelles et la surcharge difficilement gérable pour le système politique et la cohésion sociale d’une ouverture trop rapide de ce territoire aux flux du « nouveau régime mondial d’accumulation à dominante financière », leurs décisions et leurs conséquences (surfinancement de l’économie et surinvestissement dans des secteurs spéculatifs, etc.) vont être à l’origine de sinistres. - le risque de système : il complète le développement précédent, en apportant des précisions sur la nature systémique des crises actuelles. La combinaison des régimes de changes flottants et de finance de marché déréglementée est à l’origine du risque de système. Dans les régimes précités, les transactions sur les marchés des changes de devises, les marchés de titres et les marchés de produits dérivés, occupent une place centrale dans l’activité des principaux acteurs de l’économie internationale. La vitesse de circulation et le volume des actifs échangés sur ces marchés, la possibilité, pour les firmes multinationales et les investisseurs institutionnels de spéculer, de façon simultanée, sur leurs différents compartiments, et de faire de cette activité un centre majeur de profit 374 - ces éléments sont porteurs de fragilités et de chocs systémiques. Sur tous ces marchés, la 374 Comme l’expliquent les banquiers, « les intermédiaires financiers ne gagnent plus d’argent sur les activités traditionnelles et sont obligés de spéculer de plus en plus », cité in « Toutes les banques en danger », Le Monde Diplomatique, Mai 1995, p.15. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 355 valeur nominale des actifs financiers atteint des niveaux extrêmement élevés qui sont largement fictifs (ils sont élevés tant que les opérateurs y croient) ; le lien entre des catégories importantes d’actifs et leurs contreparties au niveau de l’économie réelle est très ténu ; les marchés évoqués sont soumis aux anticipations autoréalisatrices et aux réactions mimétiques des opérateurs qui y interviennent ; leur fragilité est entretenue par un autre élément : la déréglementation et l’intégration, par le FMI et la Banque Mondiale, de pays vulnérables dans le régime d’accumulation financiarisé mondial ; le phénomène contribue à amplifier la propagation internationale des chocs monétaires et boursiers liés aux opérations spéculatives des grands investisseurs privés. De fait, l’incorporation dans le régime de mondialisation financière, de pays dont les systèmes politiques et sociaux sont instables, dont les économies étaient auparavant fermées, et dont les dirigeants n’ont pas été formés aux subtilités de la finance de marché, a eu un résultat : la création d’économies très fragiles dans lesquelles des chocs occasionnés par le retrait brutal de capitaux étrangers peuvent déstabiliser les systèmes monétaires, boursiers, les établissements de crédit d’un pays, et mettre en péril la sphère de production et des échanges, avant de se propager au niveau régional ou international. Cette situation conduit aujourd’hui les experts à s’intéresser, en sus des risques classiques (risques souverains et de non-transfert) à deux autres types de risques : les risques systémiques de marché financier et les risques systémiques de crédit 375. Les premiers sont liés aux possibilités de variation brutale et importante de prix d’actifs financiers (taux de change, taux d’intérêt, cours de Bourse, cours de la dette souveraine sur le marché secondaire, etc.), que ce soit sur un marché comptant, futur, ou optionnel. Quant aux seconds, ils sont inhérents aux opérations de crédit avec des débiteurs privés ; leur occurrence résulte de la matérialisation de deux types de phénomènes : un basculement, tout d’abord, de l’environnement national ou international dus à des aléas climatiques, des variations de prix de matières premières ou les fluctuations du cycle d’activité des grands pays clients ; l’existence ensuite d’accidents de marché qui se traduisent par de fortes fluctuations des taux de change, des taux d’intérêt, des 375 Cf. Longueville, G., « Les banques françaises face au risque-pays », Risques n°36, janvier 1999. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 356 cours de Bourse, du prix de l’immobilier, etc. Ces deux types de risques (marché et crédit) sont liés 376 et portent en eux des risques de contagion systémique (propagation à l’extérieur des frontières), dus à l’existence de difficultés structurelles comparables entre pays, ou au comportement mimétique des opérateurs vis à vis de pays apparemment sains. Les crises financières qu’ils génèrent propagent leurs effets dépressifs à l’économie réelle 377. Le phénomène accentue par là même les tensions politiques entre les plus grands pays industrialisés (guerres commerciales). - les risques structurels (pays et système) : ils sont dus aux choix effectués par les gouvernements des pays les plus riches, ceux des pays émergents ou en développement, selon les enjeux (internes et externes) du moment. Ils sont aggravés par l’absence de volonté, de la part des grands États industrialisés, de traiter de façon collective les problèmes de fond posés par ces choix. Le soutien militaire et financier à long terme, accordé par les leaders de la guerre froide et leurs alliés à des régimes clients et à des 376 G. Longueville cite l’enchaînement suivant : en 1997-1998 dans certains pays d’Asie, une crise financière (risque systémique de marché) a entraîné une cascade de faillites (risque systémique de crédit), l’ensemble conduisant à des sorties massives de capitaux (risque de non-transfert) et à une forte progression des dépenses publiques (risque souverain), Ibid. Quant à J.Clei, elle cite le cas de l’Indonésie : un retrait brutal des capitaux a suscité une dévaluation de la roupie de 80%, une crise bancaire asséchant les liquidités, une grave crise politique, le défaut de paiement du secteur public, et le rééchelonnement de la dette extérieure, in « La Coface devant le risquepays », Ibid. 377 « L’Asie orientale », écrit B. Cassen, « constitue actuellement un cas d’école. Tous les pays de la zone, parce que leurs dirigeants ont misé sur le modèle de la croissance tiré par les exportations, se trouvent confrontés à une forte surproduction industrielle (automobiles, composants électroniques, etc.) dont la fraction qu’absorbait le commerce intra-régional est en chute libre, pour cause de récession. Il leur faut donc trouver d’autres marchés et il n’y en a que deux : les États-Unis et l’Europe, où par le biais de la dévaluation massive de leurs monnaies, ils peuvent livrer des produits à des prix de 25% à 40% inférieurs à ce qu’ils étaient il y a deux ans et, de ce fait, mettre en difficulté, voire en faillite, des entreprises locales », in « Libre-échange, la dernière bastille », Le Monde Diplomatique, janvier 1999, p.4. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 357 factions rivales, a ôté à des pays toute capacité de développement autonome. Pillés de façon systématique par leurs dirigeants qui en ont recyclé les richesses à leur compte dans les circuits financiers internationaux, abandonnés de leurs anciens protecteurs, dépossédés de leurs élites qui en ont fui les dictatures, affaiblis par les politiques de restructuration que le FMI leur a imposées, incapables d’attirer les grands investisseurs privés internationaux dans des programmes autres que prédatifs - ces territoires, anciens pions dans le jeu Est-Ouest, sombrent aujourd’hui dans l’incurie économique, mais également pour certains, dans l’anarchie et la violence 378. Ces « angles morts » du système-monde se rappellent toutefois au souvenir des États riches sous la forme de rétroactions systémiques difficiles à gérer : terrorisme international, migrations clandestines de populations déplacées, criminalisation d’économies et difficultés à endiguer leurs productions. La plupart des problèmes de développement et conflits précités, dont les effets (démographiques, diplomatiques, économiques, etc.) finissent par déborder les frontières, ont des causes multiples, aussi bien internes qu’externes. Dans certains pays, ces ruptures traduisent la crise d’États fragiles issus des empires coloniaux, et dans lesquels il n’y a pas eu construction d’une nation, mais anti-développement ; 378 Pour M. Aguirre, les caractéristiques des conflits de l’après-guerre froide sont les suivantes : « Les institutions des États à l’intérieur desquels se déroulent ces affrontements disparaissent, laissant un vide institutionnel dangereux : la police n’agit plus et opte pour l’un des camps en présence ; le pouvoir judiciaire s’estompe ; le gouvernement (quand il y en a un) cesse de contrôler l’ensemble du territoire national ; des lois nouvelles, que nul n’a votées, s’appliquent dans les zones en guerre. Le banditisme, de caractère politique ou crapuleux se répand, ainsi que le chaos social. Les infrastructures (routes, ponts, barrages, centrales électriques, chemins de fer, aéroports) sont systématiquement détruites par tous les belligérants, ce qui accélère la régression économique et rend aléatoires la reconstruction et le développement futurs. Les parties qui s’affrontent conduisent souvent une diplomatie sauvage, où ne valent ni la parole donnée, ni les règles élémentaires de bonne conduite. La guerre s’arrête après un cessez-le-feu hâtivement négocié, pour reprendre soudain en violation des accords, et tout recommence. Les groupes en guerre brûlent les récoltes, minent les champs et tentent de contrôler aussi bien les routes par lesquelles est acheminée l’aide humanitaire, que les camps de réfugiés, dans lesquels ils peuvent recruter de nouveaux combattants, en général chez les mineurs, in Aguirre M., « L’émergence d’un monde nouveau », Manière de Voir n°29, Février 1996, p.11-12. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 358 dans d’autres, elles sont la résultante d’une étape dramatique de formation des nouveaux États, nés de l’effondrement du système soviétique 379 ; dans d’autres cas enfin, ces crises trouvent leur origine dans l’adoption sans discernement ni précaution du modèle privilégiant l’option du « tout marché et du « moindre État ». On observe enfin dans ces situations nationales catastrophiques des relations entre plusieurs facteurs : les bouleversements écologiques (raréfaction d’une ressource en raison de l’activité humaine), la croissance démographique (une ressource rare doit être répartie entre un plus grand nombre de personnes) et la distribution inégale des ressources (une élite national ou étrangère contrôle l’usage de cette ressource) 380. Les manipulations identitaires s’ajoutent à l’ensemble. Elles naissent de la ruine de situations nationales qui ne sont plus viables pour les raisons précitées, et non pour des questions ethniques ou religieuses. Il est possible de prolonger le raisonnement, en évoquant les effets structurels induits des options du « tout marché » et du « moindre État » à d’autres niveaux : le lien entre l’appauvrissement des économies de certains pays, leur criminalisation, ainsi que l’utilisation des circuits de la finance pour « blanchir » l’argent « sale ». Moins visibles que les crises de change ou les krachs boursiers, les implications de ces phénomènes pour l’avenir de ces pays, ainsi que pour la sécurité et la démocratie des pays industrialisés incitent à parler ici de « risque structurel majeur ». Il existe ainsi une relation étroite entre la dette mondiale, le commerce illicite et le blanchiment de l’argent sale. La crise de la dette a eu d’autres implications internationales que le spectre d’une crise financière généralisée et la sensibilisation des banques occidentales au « risque-pays ». Elle a introduit un « risque-pays » majeur pour les économies endettées, en fournissant aux syndicats du crime la possibilité de s’introduire dans leurs circuits. Elle l’a fait par le biais des programmes d’ajustement structurel que ces pays ont été obligés d’accepter pour avoir accès aux prêts du FMI. Sous l’effet des mesures d’austérité dictées par les créanciers internationaux, les licenciements massifs de fonctionnaires, l’effondrement des marchés nationaux et des exportations, la baisse des salaires dans les entreprises ont 379 380 Ibid., p.12. Ibid., p.11. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 359 provoqué la crise de l’économie légale. Dans de nombreux pays endettés, les activités et productions illicites, contrôlées par les syndicats du crime sont alors devenues un secteur d’activité dominant, une possibilité de revenus alternatifs pour des populations précarisées et la principale source de devises 381. Mais la criminalisation des économies est allée plus loin. Dans le sillage ordinaire des programmes de restructuration de la dette, les créanciers extérieurs ont exigé la mise en oeuvre de programmes de privatisations. Ceux-ci (à l’instar des crises financières récentes) ont eu des résultats inattendus. Les organisations criminelles, détentrices d’immenses revenus issus de leurs activités, ont pu acheter à bas prix (tout comme les multinationales étrangères) des entreprises publiques du secteur énergétique, des entreprises industrielles et commerciales, des terres appartenant à la collectivité, et des banques d’État. L’acquisition de ces banques, tout particulièrement, a été un moyen privilégié de recycler les profits générés par les activités illégales dans les circuits de l’économie légale. Déposés dans le réseau bancaire, ils ont été utilisés par les établissements pour financer leurs activités de prêt et d’investissement, aussi bien dans l’économie légale que criminelle 382. C’est ainsi que dans un certain nombre de pays endettés et soumis à l’ajustement structurel (des pays où le service de la dette excédait le total des recettes 381 Chossudovsky M., « La corruption mondialisée », Manière de Voir n°33, Février 1997. 382 Comme le précise M.C Dupuis, après la chute de l’Union Soviétique en 1991, le mouvement de libéralisation sauvage de l’économie a fourni aux organisations criminelles une opportunité unique de prendre leurs marques dans un paysage en pleine reconstitution. Selon le ministère de l’intérieur russe, 60% des banques ont partie plus ou moins liée avec les organisations criminelles. En 1997, une étude réalisée par une universitaire américaine et présentée à la Banque Mondiale concluait qu’en Russie, le crime organisé avait infiltré le système bancaire domestique et les marchés financiers, plus profondément que dans d’autres pays et contrôlait maintenant plus de 40% de l’économie. Solomon Brothers liste ainsi « l’activité criminelle » parmi les sept risques majeurs du système bancaire russe. La Russie, ajoute d’ailleurs Dupuis, n’est pas la seule à avoir conduit son économie sur la voie de la libéralisation en ayant recours aux privatisations de masse ; à des degrés divers, tous les pays de l’ex-bloc soviétique sont concernés par la possible infiltration d’intérêts criminels dans les sphères économiques et financières, in Finance criminelle : comment le crime organisé blanchit l’argent sale, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p.141-148. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 360 d’exportation) les revenus tirés du commerce illicite ont fourni à des gouvernements, par l’intermédiaire de la privatisation de banques et d’entreprises, les moyens d’acquitter le service de leur dette. Dans le même temps, un dangereux engrenage se mettait en place sous la forme d’une banalisation du procédé et son acceptation tacite par la communauté financière internationale qui le voyait comme un moindre mal. Du moment que les dettes étaient acquittées, les créanciers ne faisaient plus de distinction entre « argent propre » et « argent sale ». La criminalisation de l’économie internationale a bénéficié d’autres relais. Les politiques de libre circulation des capitaux, de déréglementation et de décloisonnement des marchés ont offert aux multinationales du crime la possibilité de « blanchir » leurs fonds, par l’intermédiaire des circuits qu’utilisent les grands opérateurs internationaux. Elles ont aujourd’hui en effet les moyens d’accéder aux marchés financiers par plusieurs canaux : des investissements significatifs dans des banques d’affaires complaisantes 383 ou dans des établissements dont elles ont pris en partie le contrôle, des investissements dans des sociétés de courtage et des grands cabinets juridiques 384. Domicilés dans des paradis fiscaux, dans des économies émergentes 385, mais aussi dans les plus grands centres financiers de la planète, 383 Le cas de la BCCI est, sur ce point, exemplaire. À son apogée, au 31 décembre 1988 et après 19 années d’existence, cette banque était présente dans 73 pays, possédait 417 bureaux de représentation, employait 14 000 personnes, pesait 20,6 milliards de dollars d’actifs, ce qui en faisait la 7ème banque du monde. Parmi ses clients, le chef terroriste Abu Nidal qui possédait un compte de 60 millions de dollars à l’agence londonienne de Sloane Street, l’empereur du narco-trafic Khun Sa, près de 300 millions de dollars de dépôts sur des comptes alimentés depuis Taiwan et Hong Kong. Des opérations de trafic d’armes pour l’Iran et l’Irak ont été montées avec des financements de la banque. La BCCI a également appuyé le gouvernement du Pérou pour dissimuler ses réserves de liquidité aux banques créditrices, et aidé le Général Noriega à mettre 23 millions de dollars hors de portée des autorités américaines après sa capture en janvier 1990, in Dupuis M.C., op.cit., p.138-139. 384 Chossudovsky M., op.cit. 385 Une étude réalisée en 1995 par un groupe de chercheurs de l’université Chulalongkorn de Bangkok révélait qu’en Thaïlande, la masse de capitaux générés par les activités illicites (narcotrafic, prostitution, trafic d’armes, contrebande de travailleurs clandestins) produisait entre 24 et 32 milliards de dollars, tandis que le budget de 1993-1994 s’élevait à 25 milliards de dollars. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 361 pourvus d’experts rompus aux dernières techniques de transfert électronique leur permettant de faire rapidement circuler et disparaître les profits de transactions illicites - ces intermédiaires sont aujourd’hui en mesure d’investir des fonds issus d’opérations criminelles sur les places boursières, mais également sur les marchés spéculatifs des matières premières et des produits dérivés 386. Ils peuvent également se porter acquéreurs de titres de la dette publique ou d’entreprises. Cette force de frappe financière, combinée à la maîtrise des dernières innovations (cyberpaiements, création sur le web de sociétés dans des centres offshore, etc.) et un savoir-faire unique en matière de trafic d’influence 387, fait aujourd’hui de ces multinationales particulières des acteurs influents du « système des marchés ». Nous venons de voir comment des phénomènes, en apparence dissociés, parviennent à engendrer de graves perturbations à l’échelle de pays, puis de la planète. Introduisant la « zone grise 388 » au niveau Les chercheurs ajoutaient que tout cet argent était blanchi sur les marchés boursiers, dans l’immobilier et via les banques de la place. Leur conclusion soulignait les effets dévastateurs d’une telle invasion d’argent sale sur la société, l’économie et la politique, in Dupuis M.C., op.cit.p.134-135. 386 Pour un exposé détaillé sur la question, le lecteur se référera à l’ouvrage de Dupuis M.C., op.cit. 387 Lorsque le Président Mexicain Miguel de la Madrid termine son mandat (1982-1988), la DEA (Drug Enforcement Administration) américaine délivre 3 mandats d'arrêt contre ses proches : M.Manuel Bartlett Diaz, ancien ministre de l'intérieur, M.Juan Arevalo Gardoqui, l'ancien ministre de la défense et M.Enrique Alvarez del Castillo, ancien gouverneur de l'État du Jalisco. Quant à Carlos Salinas, qui vit actuellement en Irlande, son frère Raul Salinas est en prison depuis février 1995, accusé d'être l'instigateur du meurtre de José-Francisco Ruiz Massieu, le secrétaire général du PRI. Il est par ailleurs soupçonné d'avoir blanchi plusieurs centaines de millions de dollars pouvant provenir du trafic de stupéfiants, in Avilés J., "Main basse sur le Mexique", Le Monde Diplomatique, Août 1996, p.4-5. 388 L'expression "zone grise" trouve son origine dans le vocabulaire du contrôle aéronautique. Elle fait référence aux secteurs du ciel se trouvant aux confins du rayon d'action efficace des radars, et non couverts par leur balayage. Les auteurs qui ont développé le concept entre 1989-1990 par rapport aux problèmes de sécurité, appartiennent au Centre de Recherches sur la Violence Politique de l'Institut de Criminologie de Paris, Université Panthéon-Assas, Paris II. X.Raufer l'a adopté pour désigner : les territoires échappant à tout contrôle étatique, où sévissent des entités criminelles à mi-chemin entre le Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 362 des autorités de référence de multiples collectivités nationales, contribuant à l’excroissance de la sphère financière et à son opacité, ces phénomènes ne participent pas vraiment à une expansion de la démocratie, ni à une meilleure régulation des marchés. Dans un contexte international de « moindre État », de suppression des règles, de chocs de marchés liés aux comportements mimétiques et aux anticipations autoréalisatrices des grands opérateurs - un contexte marqué par l’absence de normes universellement reconnues autres que celles de l’intérêt marchand et financier ou l’intérêt des États dominant le système international - les probabilités de matérialisation de sinistres majeurs (pays ou système) liés à ces phénomènes sont chaque jour plus importantes. Conclusion du chapitre 4 Retour au sommaire La combinaison des systèmes d’action dont nous avons présenté, dans les hypothèses précédentes, les logiques et processus, leurs déajustements et dysfonctionnements - forme le système international 389. Ce « système de systèmes » a plusieurs caractéristiques qui amplifient les probabilités de matérialisation de ruptures territorialisées (risque-pays, risque de système, risques structurels) que nous venons d’évoquer. Si chaque sous-système (souveraineté, marché, innovation, idées) du système international a pour environnement les autres soussystèmes, le système international (« système de système ») inscrit ses limites dans celles de la planète terre. C’est donc un système clos, dépourvu d’environnement externe (si la planète terre est un élément du système solaire, elle n’entretient avec lui que des rapports physiques et non des relations sociales). Cette particularité a les conséquences suivantes : dans la mesure où l’environnement du système internatio"politique" et le "droit commun", in Les Superpuissances du Crime, Plon, Paris,1993, p.33-34. 389 Nous nous appuyons sur les travaux de M. Merle (dont le lecteur trouvera les références dans la bibliographie), pour formuler ce propos sur le « système international ». Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 363 nal est un environnement intra-sociétal, les contradictions accumulées dans chaque sous-système de ce système clos prennent, faute de pouvoir être exportées, un caractère hautement conflictuel (surtout à un stade où l’homme s’efforce de mettre en exploitation la quasi-totalité des ressources de la planète 390). Le système international est un système hétérogène. Cette caractéristique résulte du nombre, mais aussi de la diversité des acteurs et des sous-systèmes en présence. Ce faisant, la réduction du système international aux seuls rapports interétatiques est inconcevable, tant le procédé correspondrait à un appauvrissement d’une mise en perspective de la réalité. Pour comprendre les rouages et la dynamique du système international, il est donc nécessaire de prendre en considération la diversité de ses productions (politique, économie, innovation, idées) et de ses composantes principales. Ce sont à la fois des États (prétendant tous à la souveraineté, mais très différents, en taille, dans leurs régimes, ressources et puissance, etc.), leurs prolongements institutionnels (OIG) et des acteurs privés (FMN, BMN, Fonds d’investissement, organisations criminelles, etc.) dont la capacité d’influence ne cesse d’augmenter. C’est l’ensemble de ces flux, de ces forces animées par 390 Cette situation amène d’ailleurs F. Chesnais à faire les remarques suivantes : Dans les rapports de la Banque Mondiale, le discours des « développeurs » a changé. Il n’est plus question de « développement », mais de « gestion de la pauvreté ». Car si l’on raisonne en termes de consommation d’énergie, d’émissions de gaz dans l’atmosphère, de pollution des eaux, de rythmes d’exploitation de nombreuses sources naturelles qui ne sont pas, ou très lentement, renouvelables - le développement de toutes les parties du monde n’est pas possible sous la forme d’une extension mondiale des modes de production et de consommation actuel des pays avancés. Ce faisant, les solutions adoptées par les « développeurs » théorisent explicitement ou implicitement la division du monde entre : ceux qui pourraient continuer à utiliser les ressources comme ils l’ont toujours fait ; ceux auxquels le « mode de développement » ne réserverait que le droit de voir, à l’aide des images projetées par les médias mondialisés, la manière dont les nantis vivraient. Pour l’instant, estime Chesnais, la tendance qui paraît prédominer est celle d’un système qui tend à se replier sur lui-même, un système qui s’installe dans le dualisme, un système dont les dirigeants, suivis par une partie importante de l’opinion publique, ont entrepris de construire des remparts pour contenir les barbares aux « limes » (frontières) et des barbelés autour de leurs ghettos intérieurs », in Chesnais F., La mondialisation du capital, op.cit., p.311. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 364 des logiques différentes, c’est l’ensemble de leurs interactions, processus et rétroactions qui forment le système international. Le système international est dépourvu de mode de régulation adéquat. Les acteurs des deux principaux sous-systèmes (le système des souverainetés et le système des marchés) ne parviennent pas à se doter d’institutions, ni à créer des mécanismes à même de réguler leurs différends et carences. Quant au droit international, il ne régit qu’une partie de l’activité des États et demeure insuffisant face à l’activité des acteurs transnationaux privés. Son élargissement et approfondissement se heurtent en outre à plusieurs éléments : tout d’abord, la volonté des États dominants d’imposer leurs propres règles 391 ; ensuite, la volonté de tous les États de préserver leur souveraineté ; enfin, le discours manipulé sur la nécessité de restreindre la sphère d’intervention des autorités publiques (déréglementation, privatisations obligent). Le système international n’est donc ni une « société » (dans la mesure où il n’est pas régulé par une loi admise par tous les acteurs et qui s’appliquerait de la même façon pour tous) ; il n’est pas davantage une « communauté » (celle-ci supposerait un accord préalable à l’ensemble du genre humain sur deux facteurs : les finalités de l’action collective organisée ; son rapport avec la sphère des intérêts privés). Le système international reste, dans ces conditions, « un corps sans tête ». Ses principaux acteurs sont ainsi incapables d’en contrôler la stabilité ou l’instabilité. Le déajustement des logiques qui en animent les sous-systèmes 392, les enchaînements parfois inattendus ré391 En matière commerciale, précise D. Hochraich, les règles du jeu imposées par les pays les plus industrialisés aux États « émergents » vont à l’encontre de l’intérêt de ces derniers. Contraints d’ouvrir leurs frontières, ils n’ont plus la possibilité de protéger leurs industries naissantes, contrairement à ce que les États-Unis ont peu faire au début du siècle. En outre, jusqu’à très récemment, les grands pays industrialisés s’accordaient le droit de protéger leurs industries devenues peu concurrentielles en imposant des quotas aux importations en provenance des pays en développement. S’ajoute également l’exigence d’ouverture des marchés de capitaux dont les mouvements incontrôlés fragilisent les comptes extérieurs de ces pays qui sont plus vulnérables que les autres, in Hochraich D., L’Asie, du miracle à la crise, Editions Complexe, Bruxelles, 1999, p.49. 392 Comme notre schéma théorique nous permet de le comprendre, pour les grands investisseurs internationaux (dirigeants de FMN, BMN, Fonds de Pension, Fonds Mutuels ou de couverture), les échelles de temps (le très Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 365 sultant de leur connexion, mais aussi les phénomènes mal régulés ainsi que les informations manquantes ou mal interprétées - tous ces éléments s’y opposent. Nous nous sommes efforcés d’expliquer en quoi le déa-justement des logiques et le dysfonctionnement des systèmes qui organisent le monde, mais aussi la nature même du système international, pouvaient générer des tensions et des ruptures susceptibles d’être sources de riscourt terme financier), les espaces géographiques sur lesquels ils interviennent (la Triade et ses périphéries associées ou fonctionnalisées), leurs responsabilités (rendement des capitaux investis par les principaux actionnaires) ne sont pas de même nature que ceux des dirigeants des États (territoire national, moyen-terme électoral, missions et biens publics). Ces grands opérateurs peuvent donc s’accommoder des fractures profondes qui divisent les pays les plus riches comme les plus pauvres (apartheid social lié au différentiel de revenus et d’« employabilité ») et en tirer profit (la montée du chômage, la constitution d’une armée de réserve industrielle, les menaces de délocalisation, permettent de peser sur les salaires et les conditions d’emploi), tant qu’elles n’amoindrissent pas de façon immédiate la rentabilité de leurs opérations (révolutions, politiques économiques restrictives ou discriminatoires, crise profonde de la demande). Il est alors possible de comprendre pourquoi l’économie et ses principaux agents se permettent d’ignorer à court terme les fractures du monde et des sociétés (risques-pays majeurs mais dont les effets sont différés dans le temps), sans tenir compte de leurs conséquences à moyen et long terme. Le problème », ainsi que l’explique P. Krugman, « c’est qu’aucune raison purement économique n’empêche l’économie de continuer à croître, alors qu’une fraction substantielle de la population voit son niveau de vie baisser. La théorie économique ne suggère aucun lien particulier entre l’équité ou la justice, et la croissance et aucune preuve n’existe que l’inégalité des revenus ait de grands effets sur le taux de croissance économique, que ce soit en positif ou en négatif. Alors, où se situe la crise ? La réponse est qu’elle se situe dans la société et finalement dans la sphère politique. [...] Quelqu’un qui se trouve dans le quintile supérieur de revenus n’a pas de raison de s’intéresser particulièrement à la progression de la pauvreté en Amérique ou du chômage de masse en Europe, dans la mesure où ces phénomènes ne menacent pas directement son niveau de vie. [...] Des deux côtés de l’Atlantique, les forces économiques séparent de plus en plus la société en deux : ceux qui ont de bons emplois et dont le revenu augmente, et ceux qui ont comme perspective, soit des revenus en baisse, soit un chômage plus ou moins permanent. En fin de compte, il reste difficile de prévoir l’effet des disparités économiques croissantes sur notre santé économique et sociale, mais il est peu probable que ce soit agréable » , in « L’Europe sans emploi, l’Amérique sans le sou ? », Futuribles, Septembre 1995, p.64. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 366 que-pays, de risque systémique ou de risques structurels. Notre cadre théorique étant posé, il nous reste maintenant à lui donner une portée opérationnelle. C’est ce que nous nous efforcerons de faire dans le chapitre suivant. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 367 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Deuxième partie : Une approche renouvelée du Risque-Pays Chapitre 5 Une méthode d’analyse prospective du risque-pays Introduction Retour au sommaire Sachant : * que notre unité d’analyse est un pays « x », * que l’existence physique de ce pays est toujours définie - malgré la mondialisation - par un territoire délimité par des frontières, * que sur ce territoire se connectent et s’articulent de grandes logiques d’action dont les protagonistes extérieurs et nationaux n’ont pas forcément les mêmes intérêts, * que ces logiques inscrivent chaque territoire dans des systèmes d’action qui interagissent les uns avec les autres, * que chaque système d’action a pour environnement les trois autres systèmes et inscrit son fonctionnement dans les limites de la planète, Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 368 * que la combinaison de ces logiques déajustées et de leurs systèmes mal régulés produit des effets territorialisés parfois imprévisibles (ruptures sous forme de recompositions ou sinistres), une question se pose : comment organiser les idées contenues dans ces propositions pour évaluer le risque-pays ? Pour tenter d’y répondre, nous développerons quatre points : - nous présenterons tout d’abord les fondements et outils de la méthode que nous avons retenus pour identifier les ruptures à l’échelle d’un pays donné. Issus de la systémique et de la démarche prospective, ces éléments doivent nous permettre de repérer les mécanismes en oeuvre dans la « sinistralité », les variables clés, les acteurs en présence 393, les relations existant entre ces forces et leur évolution ; - nous ferons ensuite l’inventaire des sources d’information utilisées dans une démarche approfondie d’évaluation du risquepays. En sus d’internet qui est aujourd’hui une source incontournable pour le chercheur averti (pour éviter la « désinformation », il a soin de recouper les données qu’il y trouve avec des références « académiques »), deux autres types de supports s’imposent : les sources professionnelles et les publications de recherche ; - nous enchaînerons par une présentation des indicateurs associés à chaque logique et système d’action. Encore appelés « critères », leur renseignement doit permettre d’acquérir de l’information et de définir des variables pertinentes pour effectuer deux opérations : prendre la mesure des forces réelles à 393 Ce sont les objectifs qu’A. Garcia assigne aux modèles d’évaluation du risque-pays - objectifs que, selon lui, les modèles déterministes statistiques à base quantitative ne peuvent atteindre, in « Le risque politique international », Revue Française du Marketing, n°157-158, 1996/2-3, p.72. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 369 l’oeuvre sur un territoire donné ; envisager un changement brusque ou lent (rupture) des paramètres clés. - nous terminerons ce chapitre 5 par une illustration sur la façon d’utiliser les informations tirées des sources détaillées dans la section II, pour renseigner, de façon synthétique, les indicateurs du risque-pays (l’exercice portera bien évidemment sur le Viêt Nam). I - Fondements et outils de la méthode Retour au sommaire Dans la construction théorique que nous avons proposée, le risquepays s’explique par le dé-ajustement des logiques et le dysfonctionnement des systèmes d’action qui structurent les relations internationales et la vie des collectivités nationales. En appliquant ce modèle à l’étude de pays différents, notre but est d’identifier les ruptures potentielles (et leurs conséquences) que les phénomènes précités (déajustements des logiques, dysfonctionnements des systèmes) peuvent générer à l’intérieur des frontières nationales. Pour y parvenir, il nous apparaît indispensable de préciser les fondements et les outils de la méthode d’analyse qui seront utilisés. Les fondements de la méthode Systémique et prospective sont les choix intellectuels et méthodologiques que nous faisons pour comprendre le monde dans ses possibilités de recompositions et de ruptures nationales. * Systémique : cette option, déjà exprimée dans la théorie, répond à une volonté : saisir les réalités nationales dans une réalité internationale conçue comme un ensemble dont les principaux éléments (acteurs des logiques et leurs productions ou flux) sont en position d’interdépendance et ne peuvent être isolés les uns des autres. Cette option répond également à un souhait (complémentaire) : dépasser les Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 370 lectures unidimensionnelles et disciplinaires, choisir la transdisciplinarité 394, afin de pouvoir replacer chaque problème (crises, krachs, etc.) dans cet ensemble. La systémique revendiquée dans ce travail ambitionne ainsi d’articuler le tout et ses parties, le global et le particulier en un allerretour incessant. Elle postule qu’il est impossible de considérer séparément les dimensions de l’action (politique, économie, idées, technique) si l’on veut en comprendre les effets induits (nationaux ou internationaux). Elle se démarque du systémisme « première manière » issu de la physique et de la biologie en fonction duquel l’accroissement des déséquilibres (rétroaction positive) ne pouvait aboutir qu’à la destruction des systèmes étudiés. Appliquée à l’études des cadres nationaux et des sociétés appréhendés à l’intersection de plusieurs logiques et systèmes d’action, la systémique retenue pose au contraire que l’enjeu de leur développement n’est pas l’homéostasie (cad le retour à l’équilibre précédent), mais la production à partir d’eux-mêmes d’autre réalités, au travers de processus qui se développent en rupture plus ou moins nette avec l’état antérieur. C’est donc une systémique qui introduit la dimension de la complexité dans l’étude des rapports entre les relations internationales et les situations nationales, une systémique qui inclut dans ses représentations les notions de contradiction interne, de dépassement et d’intégration 395. En termes de méthode, les implications des options précitées sont les suivantes. Si l’on part du principe que l’état et l’évolution d’un pays dépendent de la façon dont s’articulent et se combinent sur son territoire différentes logiques et systèmes d’action : 394 Une précision, faite ici par J. Piaget, sur le sens des termes « inter, pluri et trans- disciplinarité » peut être utile : la recherche pluridisciplinaire implique la collaboration de plusieurs sciences, chacune conservant sa spécificité ; la recherche transdisciplinaire, qui se situe a un niveau d’abstraction élevé, utilise des théories et des concepts communs à toutes les sciences sociales ; la recherche interdisciplinaire, implique confrontation, échange de méthodes, concepts et points de vue, in Grawitz M., Méthode des sciences sociales, 10ème édition, Dalloz, 1996, p.305. 395 Lévy J., « La complexité dans les sciences sociales », Sciences Humaines n°47, février 1995 ; p.28. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 371 - cela signifie qu’il faut décrire le jeu des interactions des différentes structures formant le modèle national étudié. L’exercice suppose que l’on puisse isoler les composants propres à chaque système (souverainetés, marchés, innovation, idées, société x) : « tendances lourdes » caractérisées par leur propension à la stabilité, et « éléments instables », dont les transformations conditionnent l’évolution de chaque système et celle du système international, de par le jeu des influences qu’ils exercent entre eux, ou des impulsions qu’ils reçoivent des systèmes voisins. L’exercice suppose aussi que l’on soit capable de définir ces composants (origine, nature, puissance, etc.). Il suppose enfin que l’on sache décrire les relations ou l’absence de relations entre ces composants, ainsi que la nature et la forme de ces relations (opposition ou complémentarité directe ou indirecte) 396 ; - la description des composants des différents systèmes ne suffit toutefois pas à expliquer le fonctionnement de leurs mécanismes : la somme des dynamiques ne permet pas de dégager la véritable dynamique de chaque ensemble. Il est alors nécessaire de faire en sorte que puissent être repérés les points de friction entre les composants susceptibles de révéler la véritable nature des relations affectant ces composants entre eux. Cela revient à dire que parmi tous les faits et événements qui rentrent ou sortent dans chaque système animant le pays étudié, le chercheur doit être capable de distinguer ceux qui participent de la friction de ces différents systèmes de ceux qui participent de leur seul fonctionnement 397. Il doit pouvoir repérer les éléments et les relations porteurs d’évolutions (recompositions), de ceux porteurs de révolutions (ruptures). La systémique introduite dans cet exercice affirme ainsi la nature dynamique des ensembles qu’elle révèle, au travers des relations internes et externes de leurs structures. Elle considère que la vie des collectivités nationales ne peut être appréhendée simplement à l’aune des caractéristiques des acteurs et des forces en présence, mais nécessite 396 Gentric B., Leclerc P., « La sécurité en Europe : une méthode prospective appliquée à la stratégie », Dossiers de l’école supérieure de guerre, FEDN, Paris, 1990, p.44-45. 397 Ibid. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 372 de prendre en considération la façon dont ces forces et acteurs sont reliés entre eux. Elle supprime en outre la notion de cause première. Effets et causes sont en perpétuelle interaction à l’intérieur des systèmes étudiés et peuvent parfois s’inverser dans l’ordre d’apparition : « tous les résultats sont voués à être modifiés par les réactions qu’ils commencent à susciter eux-mêmes tout aussitôt 398 ». Notre tentative pour appréhender une collectivité nationale à l’intersection de plusieurs logiques et systèmes d’action - le but étant d’en identifier les points éventuels de rupture - nous conduit à interpréter celle-ci en termes de « système de systèmes ». Pour en connaître l’état, il nous faudra accomplir plusieurs opérations : fournir, à l’instant considéré, les états des composants (variables et acteurs) de chacun des systèmes (souverainetés, marchés, innovations, idées, société x) qui structurent le pays étudié ; préciser, également, les états des relations entre les composants de chaque système ; donner, enfin, les états des relations entre ces composants et ceux des systèmes voisins. Une fois ces étapes accomplies, nous devrions être en mesure d’établir des lois de transition qui nous aideront à décrire les processus possibles de transformation des systèmes englobant le pays observé et leurs effets induits (ruptures, recompositions) sur l’état de ce dernier. * Prospective : comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce travail (« Un bilan des pratiques du risque-pays »), l’activité risque-pays concerne, dans son acception la plus classique, plusieurs catégories d’agents : des firmes et des banques multinationales, des professionnels de l’évaluation qui, pour certains, sont devenus de véritables références internationales dans ce domaine. L’intérêt de la démarche d’évaluation du risque-pays ne se limite pourtant pas à ces organisations, ni au public de spécialistes qui leur sont attachés. Dans la définition que nous avons donnée du risquepays (cf.chap.4 - Hypothèse 4), des gouvernements sont également concernés par les effets potentiellement déstabilisateurs - et donc facteurs de risques - que les arbitrages des grands opérateurs de 398 Luttwak D., Le paradoxe de la stratégie, O.Jacob, Paris, 1989, cité in Gentric B., Leclerc P., ibid., p.44. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 373 l’économie sont susceptibles de provoquer sur le pays qu’ils dirigent. Leurs organismes de prévision peuvent ainsi intégrer la dimension risque-pays dans leurs activités. Ils ne sont pas les seuls concernés. Des citoyens, eux-mêmes, peuvent vouloir prendre la mesure des risques produits, sur leur territoire, par les choix de leurs dirigeants, mais aussi par les stratégies des États et des grands opérateurs dominant le système international. Dans cette démarche d’analyse qui focalise des intérêts multiples, la prospective a une carte importante à jouer. Née d’une révolte de l’esprit contre le joug du déterminisme et le jeu du hasard (M. Godet), cette activité, qui est aussi une attitude d’esprit (l’imagination et l’anticipation) et un comportement (l’espoir et la volonté), vise à aider les individus et les organisations à prendre des décisions qui vont dans le sens de l’avenir souhaité et non subi 399. Elle le fait en proposant au stratège ou au citoyen une démarche de réflexion rigoureuse dont le but est d’autoriser une exploration systématique des futurs possibles et la cristallisation de leur réflexion en action efficace. Appliquée à l’évaluation du risque-pays, la prospective doit ainsi permettre à différents utilisateurs de saisir la complexité d’une situation nationale de deux façons : en révélant les facteurs de mutation (politiques, économiques, techniques, idéologiques, sociaux) internes et externes porteurs de multiples incertitudes ; en facilitant ensuite la construction de scénarios qui ne sont que l’évolution d’une configuration complexe de facteurs clés et d’environnements sur une certaine période. N’ayant pas vocation à éliminer les incertitudes, mais à les réduire autant que faire se peut, la prospective met en outre à la disposition du décideur une méthode d’analyse riche en potentialités pour apprécier le risquepays et construire une stratégie à partir de cette connaissance. Articulant systémique et prospective, la démarche d’évaluation du risque-pays que nous proposons, trouve ainsi dans la méthode des scénarios une traduction opérationnelle. Conçue par M. Godet, cette méthode poursuit trois objectifs et se décline également en trois étapes 400. Leur combinaison et franchissement permettent de construire progressivement une représentation simplifiée d’un pays x. 399 400 Godet M., Manuel de prospective stratégique, T.1, Dunod, Paris, 1997, p.6. Godet M., Manuel de Prospective Stratégique, 2 Tomes, Dunod, Paris, 1997. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 374 Partant du principe qu’un pays (tout pays) est structuré par de grandes logiques et systèmes d’action dont les productions (inputs, outputs, feedback 401) en conditionnent - de l’intérieur et de l’extérieur de ses frontières - le devenir, nous nous efforcerons de mettre à jour plusieurs éléments : leurs composantes principales (facteurs et acteurs clés), ainsi que les ruptures (changements d’état plus ou moins brusques ou brutaux) issues de leur articulation territoriale. Pour mener à bien cet exercice : - nous isolerons dans un premier temps les facteurs (nationaux ou externes) qui, sous la forme de variables, caractérisent, dans le pays étudié, chaque logique et système d’action ; nous nous attacherons ensuite à repérer leurs relations et à identifier celles (variables clés) qui ont un impact déterminant sur la collectivité nationale ciblée et produisent une autre réalité (crise non anticipée, évolution ou recomposition accompagnée) par le biais de processus se développant en rupture plus ou moins nette avec l’état antérieur ; - nous identifierons ensuite les acteurs (nationaux ou externes) qui, de près ou de loin commandent ces variables clés. Nous confronterons leurs projets, rapports de force (objectifs, contraintes et moyens d’action), leurs convergences et divergences. Le but est de mettre en évidence - en faisant apparaître les conflits actuels, prévisibles, leurs issues et conséquences - la réalité et l’évolution des enjeux stratégiques sur le territoire du pays étudié. Pourquoi distinguer l’analyse des facteurs et celle des acteurs ? Même si les acteurs sont à l’origine des facteurs qui conditionnent l’évolution de tel ou tel système d’action, l’observation des faits montre qu’ils n’en ont pas la « propriété ». Ils ne parviennent pas à contrô401 Dans un schéma circulaire de type cybernétique, la relation entre un système et son environnement se fait par l’intermédiaire des inputs (demandes et soutiens en provenance de l’environnement), des outputs (réponse globale du système) et du feedback (nouveau circuit de réaction qui modifie l’environnement). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 375 ler tous les flux (politiques, économiques, techniques, idéologiques ou sociaux) issus de ces facteurs et de leurs combinaisons (cf. hypothèses 3 et 4 du chapitre 4). Certains des facteurs qu’ils croient pouvoir maîtriser leur échappent et la combinaison des décisions prises à un moment donné crée parfois une crise grave ou une situation qui s’impose aux générations suivantes comme une donnée incontournable 402. Aussi, même si les acteurs disposent de multiples degrés de liberté, l’analyse des facteurs reste-t-elle indispensable pour analyser la part de contraintes qui pèsent sur leur comportement. C’est la prise en considération de ces deux dimensions qui, dans l’examen de leur combinaison, permet d’évaluer le risque-pays. - Une fois identifiés (à l’échelle du pays étudié) : les variables clés, les enjeux principaux, et les jeux d’acteurs correspondant aux logiques et système d’action structurant chaque collectivité nationale l’analyste dispose d’éléments précis. Il peut dire en quoi la rencontre de ces éléments intérieurs et extérieurs à un pays est à même de créer ou non un risque de matérialisation de sinistres et de se propager éventuellement à d’autres territoires. Il possède, en outre, les données pour formuler un certain nombre de scénarios sous la forme de quelques combinaisons d’hypothèses les plus probables portant sur les dimensions clés de l’analyse. Les outils de la méthode 403 * L’analyse structurelle et son logiciel MICMAC : en tant que technique d’analyse de système, l’analyse structurelle vise la description la plus complète possible du ou des systèmes associés à la problématique posée (ici un pays structuré par des logiques, leurs systèmes, et les effets induits par leur articulation territoriale, sous forme de risques). 402 Merle M., Sociologie des relations internationales, Dalloz, 4ème édition, Paris, 1988, p.144. 403 Cette présentation est faite à partir des écrits de Godet M., op.cit et de Roubelat F., « L’analyse structurelle », in Hatem F., La Prospective : pratiques et méthodes, Economica, Paris, 1993. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 376 Capable de traiter simultanément un nombre souvent important de variables hétérogènes, à la fois quantitatives et qualitatives, l’analyse structurelle aide à distinguer, parmi elles, les tendances lourdes et les variables de rupture. Elle permet de hiérarchiser ces variables en fonction de leur influence (et de leur dépendance) sur les évolutions du ou des systèmes considérés. Pour y parvenir, on remplit un tableau à double entrée, à l’aide de notes (de 0 à 4) traduisant l’intensité de l’influence des variables les unes sur les autres. Les sommes en lignes et en colonnes de cette matrice d’interaction donnent, pour chaque variable, un indicateur d’influence et de dépendance. Il permet de dresser un classement, afin de faire apparaître celles qui sont les plus influentes et celles qui sont les plus dépendantes. L’examen, à l’aide d’une matrice booléeenne, des relations directes entre variables ne suffit toutefois pas. Il existe en effet des variables dont la faible influence directe cache une capacité d’influence indirecte forte qui les amène, à terme, à jouer un rôle important. L’algorithme MICMAC (Matrice d’Impacts Croisés, Multiplication Appliquée à un Classement) permet de les révéler. Créé en 1974 par M. Godet et J.C Duperrin, ce programme consiste à élever la matrice en puissance, sachant que, à partir d’une certaine puissance, en général 7 ou 8, les classements restent stables. Une fois l’opération effectuée, il est alors intéressant de comparer les deux classements, directs et indirects. Apparaissent en effet, dans le second, les variables cachées, celles qui, à première vue, ne semblent pas déterminantes, mais s’avèrent en réalité très importante. Les informations obtenues servent ensuite à construire un plan influence/dépendance (encore appelé plan motricité/dépendance). Le positionnement des variables sur ce plan indique le rôle qu’elles jouent dans le système étudié. Ce sont, en divisant le plan en quatre cadrans : dans le cadran gauche supérieur, les variables motrices (forces), dans le cadran droit supérieur les variables enjeux (menaces-opportunités), dans le cadran inférieur droit les variables résultats (faiblesses), et dans le cadran inférieur gauche les variables exclues (sans importance). On tirera également un certain nombre de conclusions sur la nature du système étudié, en particulier en matière de stabilité, en fonction de la forme du nuage de points qui se dessine sur le plan. Lorsqu’il n’y a pas de variables motrices et que le système se résume par une nébuleuse d’enjeux, celui-ci est particulièrement instable. La solidité des variables motrices est une garantie de stabilité du système. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 377 L’analyse structurelle comprend ainsi trois grandes phases : le recensement des variables ; le repérage des relations dans la matrice d’analyse structurelle ; la recherche des variables clés par la méthode Micmac. Elle a donc pour objectif et avantage de mettre en évidence des variables clés, cachées ou non, de poser les bonnes questions ou de faire réfléchir à des aspects contre-intuitifs du système étudié. Mais elle présente également des limites : la première provient du caractère subjectif de la liste de variables. Pour des raisons pratiques, leur nombre ne peut excéder quelques dizaines ; cela signifie des choix, mais peut être également un atout, dans la mesure où les utilisateurs sont amenés à privilégier la qualité sur la quantité. Une deuxième limite découle d’une autre forme de subjectivité liée au remplissage de la matrice d’analyse structurelle (notation des relations) ; mais une matrice n’est jamais la réalité ; ce n’est qu’un modèle qui montre des choses traduisant une partie de la réalité. Une dernière limite que présente l’analyse structurelle, c’est la lourdeur de sa mise en oeuvre. Il faut des mois pour mener cet exercice à bien, pouvoir mobiliser des équipes plusieurs fois par jour pendant cette période, sans oublier les travaux préparatoires et l’exploitation des résultats. * L’analyse du jeu des acteurs, la méthode MACTOR et le logiciel du même nom : en tant qu’outils permettant d’analyser les jeux d’acteurs, ils constituent un support essentiel pour la construction de la base de réflexion qui sera utilisée pour la construction de scénarios. Présentée en 1990 par M. Godet, MACTOR (Méthode Acteurs Objectifs et Rapports de Force) permet de s’intéresser aux acteurs qui, de près ou de loin, commandent les variables clés identifiées dans l’analyse structurelle. Comme son nom l’indique, la démarche aide à visualiser de façon synthétique deux dimensions cruciales du jeu des acteurs : les convergences et divergences qui existent entre eux vis-à-vis d’une série d’objectifs ; les rapports de force entre ces différents acteurs. Elle permet de traiter des situations où l’on compte, pour rester abordable, un maximum d’une vingtaine d’acteurs et un nombre d’objectifs du même ordre. Pour y parvenir, MACTOR propose une progression en sept étapes successives : la construction du tableau de stratégie des acteurs (projets, contraintes et moyens d’action) ; l’identification des Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 378 enjeux et objectifs associés ; le positionnement de chaque acteur par rapport aux objectifs stratégiques et le repérage des convergences et des divergences (positions simples) ; la hiérarchisation, pour chaque acteur, de ses priorités d’objectifs (positions valuées) ; l’analyse de la structure des influences directes et indirectes entre acteurs et le calcul de leurs rapports de force ; l’intégration de ces rapports de force dans l’analyse des convergences et des divergences entre acteurs ; et pour finir, la formulation des recommandations stratégiques cohérentes et des questions clés de l’avenir. La principale qualité d’une méthode comme MACTOR est de reposer sur des principes simples. En ce sens, et tout comme l’analyse structurelle, elle est facilement appropriable par les groupes de travail qui la mettent en oeuvre. Le recours aux matrices acteurs/objectifs en fait un outil qui a très vite une signification claire et apporte des réponses presque immédiates aux préoccupations de ces groupes. On peut donc expliquer son succès auprès de nombreux utilisateurs, par sa capacité à organiser de façon systématique des analyses de jeux d’acteurs. La méthode a toutefois des limites. Elles résident principalement dans son caractère statique et son utilisation à court terme. Si, en effet, des simulations permettent d’envisager l’évolution du comportement stratégique des acteurs, l’absence d’informations sur leurs comportements futurs, à moyen et long terme, peut constituer une faiblesse dans une utilisation prospective de cette méthode. Par ailleurs, MACTOR ne prend pas en compte l’interdépendance des objectifs. Malgré ces limites, la méthode reste, pour ses concepteurs, un outil perfectible. L’étude de la combinaison d’objectifs susceptibles de devenir des issues probables du jeu des acteurs peut faire l’objet de nouveaux développements ; tout comme l’étude de la succession, dans le temps, de la réalisation des objectifs et de leur articulation en fonction de la position des acteurs - un point qui permettrait de conférer à MACTOR un caractère dynamique. * L’analyse morphologique et le logiciel MORPHOL : une fois définis les variables clés, les acteurs, les ruptures (risques d’accidents ou stabilisation, recompositions) et enjeux principaux du pays étudié, il est possible d’envisager la construction de scénarios. La méthode à laquelle on peut recourir est l’analyse morphologique. Elle est utilisée pour stimuler l’imagination. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 379 Comme les deux autres méthodes précédentes, l’analyse morphologique impose une réflexion structurée et permet un balayage systématique du champ des possibles. Le principe en est simple. Il consiste à décomposer le système étudié (pays x) en sous-systèmes ou composantes aussi indépendants que possible, et à identifier leurs configurations. Concrètement cependant, l’utilisation de cette méthode pose deux problèmes : tout d’abord, la multiplication des configurations (hypothèses) associées aux sous-systèmes ou composantes rend progressivement impossible l’analyse du système étudié ; un système de quatre composantes ayant chacune quatre configurations ne représente pas moins de 256 (4x4x4x4=256) possibilités de combinaisons. Ce champ des « possibles » s’appelle aussi « espace morphologique » ; à l’inverse, un nombre trop réduit de configurations appauvrit l’exercice, d’où la nécessité de trouver un compromis. L’analyse structurelle et l’étude des jeux d’acteurs sont en cela très utiles, de par l’identification des forces clés et des ruptures qu’ils autorisent. Le deuxième problème se pose de la façon suivante : le balayage des solutions possibles peut donner l’illusion de l’exhaustivité par la combinatoire, alors qu’en ignorant une configuration essentielle, on risque d’ignorer toute une partie du champ des possibles. La solution à ces deux problèmes consiste à réduire le champ de l’espace morphologique. Pour ce faire, il est recommandé d’introduire des contraintes d’exclusion et de préférences (combinaisons de configurations exclues ou recherchées). En effet, de nombreuses combinaisons de configurations sont sans signification ou non pertinentes en raison de l’introduction de critères d’exclusion ou de préférence, ou encore de leur incompatibilité intrinsèque. Deux enseignements peuvent être tirés de l’analyse morphologique : elle impose tout d’abord une réflexion structurée sur les composantes et les configurations à prendre en compte, pour balayer de façon systématique le champ des possibles du système étudié ; ensuite, si la combinatoire des configurations ne doit pas donner l’illusion de l’exhaustivité, elle ne doit pas non plus paralyser la réflexion. On peut facilement, en introduisant des critères de sélection, réduire l’analyse à un sous-espace morphologique utile (10, 100 ou 1000 fois plus petit). Terminons en précisant que la méthode morphologique, si elle n’est pas une étape indispensable de la méthode des scénarios, Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 380 connaît, depuis 1990 un regain d’intérêt dans les études prospectives 404. Pour évaluer le risque-pays, il est donc possible d’utiliser un, plusieurs, l’ensemble des modules appartenant à la méthode des scénarios, ou encore des éléments de ces modules. Toutefois, en cas de délais limités, on peut faire l’économie de l’utilisation de deux des principaux outils de la prospective : l’analyse structurelle pour la recherche des variables clés, et le jeu d’acteurs destiné à l’exploration des évolutions possibles 405. Le recours aux ateliers de prospective est alors une solution. Peu gourmande en temps (2 journées de réunions), cette approche consiste à faire travailler en groupe les personnes concernées par la réflexion prospective. Au cours de ces exercices, il s’agit d’atteindre deux objectifs : balayer, puis hiérarchiser l’ensemble des facteurs de changement et les inerties susceptibles d’affecter le sujet étudié ; recenser d’autre part l’ensemble des idées reçues qui courent sur lui. À partir des travaux réalisés dans le cadre de ces ateliers, il est ainsi théoriquement possible d’identifier les dimensions clés pertinentes des scénarios. II - Les Sources d’information Retour au sommaire Les sources généralement utilisées pour évaluer le risque-pays se divisent en plusieurs catégories : les publications des organisations et agences intergouvernementales ; les publications des institutions privées ; les références internet. Si les experts puisent abondamment dans les sources précitées, un complément d’information et d’analyse indispensable leur est fourni dans les publications et ouvrages de recherche spécialisés sur les pays ou les régions qui les intéressent, mais également sur l’état, le fonctionnement et l’évolution du système international. 404 Voir, par exemple, Benassouli P., Monti R., » La planification par scénarios : le cas Axa France 2005 », Futuribles, novembre 1995. 405 ibid., p.41. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 381 La présentation de ces sources remplit deux fonctions : elle nous permet d’en préciser la teneur et l’intérêt pour l’analyste ; elle donne au lecteur une idée sur l’origine des informations qu’il retrouvera dans notre illustration du renseignement synthétique des indicateurs du risque-pays (section IV de ce chapitre) et dans l’application de notre méthode d’analyse au cas du Viêt Nam (Chapitre 6). Les sources principales d’information * Occasional Papers * International Financial Statistics Les publications du FMI * Balance of Payments Statistics Yearbook * Direction of Trade Statistics * Government Finance Statistics Yearbook * IMF Staff Country Reports * World Debt Tables Les publications des organisations Les publications de et agences inter- la Banque Mondiale gouvernementales * World Development Indicators * World Bank Discussion Papers et World Bank Policy Research Working Papers * Country Economic Reports Les publications des Nations-Unies *National Accounts Statistics : Main aggregates and Detailed Tables Les publications du PNUD * Human Development Reports Les publications de l’OCDE *Annual Reports, OECD Studies, OECD Documents, OECD Woring Papers, OECD Economic Survey Les publications de la Banque Asiatique de Développement *Asian Development Outlook Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 382 *Economic Reports Les publications des Institutions Privées *Monthly Economic Review L’Institut de la Finan*Short Briefing Notes ce Internationale *Key Indicators : Selecting Emerging Economies Les agences spéciali- * Political Risk Services, Economist sées dans l’évaluation Intelligence Unit, Moody’s Investors du Risque-Pays Service, Euromoney, BERI S.A, etc. Les bases de données sur CD Rom * Keesing’s, ABI Inform, Reuter, Predicast. Les publications des organisations et agences intergouvernementales - Les publications du FMI 406 : * Occasional Papers : regroupe des études sur un certain nombre de sujets économiques et financiers d’importance que traite le FMI. Parmi les sujets abordés en 1996 et pour illustration : « Reinvigorating Growth in Developing Countries : Lessons from Adjustment policies in Eight Economies », ou encore « Vietnam : Transition to a Market Economy », etc. *International Financial Statistics (IFS) : publication mensuelle qui paraît le 5ème jour de chaque mois ; elle fournit, pour la plupart des pays du monde, les données les plus récentes permettant d’analyser leurs problèmes de paiements internationaux, d’inflation et de déflation : taux de change, liquidité internationale, monnaie, secteur bancaire, taux d’intérêt, prix, production, transactions internationales, comptes nationaux etc. Une publication annuelle qui paraît habituellement en Septembre, complète l’ensemble par un panorama sur 406 « International Monetary Fund Publications, http://www.imf.org/external/pubind.htm. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 383 30 ans de ces données pour les pays traités dans les éditions mensuelles. * Balance of Payments Statistics Yearbook : publication en deux tomes qui paraît en général en décembre de chaque année ; elle contient des statistiques essentielles sur les balances des paiements de la plupart des pays du monde. * Direction of Trade Statistics : offre des données sur les exportations et les importations de très nombreux pays du monde (les données sont fournies par les pays eux-mêmes ou leurs partenaires). Elle se décline sur un mode trimestriel et un mode annuel. Les numéros trimestriels procurent des données récentes sur le commerce de 150 pays et sur celui des pays industrialisés pris comme un ensemble. Le numéro annuel, publié en général en août, donne de l’information sur 7 ans pour le commerce de 180 pays environ et deux séries de données mondiales et régionales : l’une est fournie par les pays et l’autre par leurs partenaires. * Government Finance Statistics Yearbook : cette édition annuelle contient des statistiques sur les opérations financières des gouvernements d’environ 115 pays membres du FMI. Des données annuelles détaillées sont fournies qui portent sur les revenus, les dépenses, et le financement des transactions. Toutes les données sont conformes aux normes définies dans A Manual on Government Finance Statistics et autorisent ainsi une comparaison entre les pays. Cet ouvrage fournit des données sur les opérations budgétaires et extra-budgétaires, les comptes sociaux, les opérations financières consolidées des gouvernements. Lorsque cela est possible, des informations sont également données sur l’état des finances régionales ou locales. * IMF Staff Country Reports : ces rapports contiennent des éléments d’analyse sur l’évolution économique des pays membres du FMI. Ils apportent des informations sur l’état de l’économie d’un pays : production, prix et salaires, finances publiques, monnaie et crédit - mais également sur sa capacité d’échange avec l’extérieur : taux de change, systèmes de paiements, commerce et balance des paiements, etc. Leur format peut varier selon les pays et, lors de leur publication, des éléments d’information confidentiels peuvent ne pas être révélés au public, à la demande des autorités du pays étudié. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 384 D’autres publications comme les World Economic and Financial Surveys (« World Economic Outlook : a survey by the staff of the IMF »), les ouvrages (« Multilateral Official Debt Rescheduling : Recent Experience », « Balance of Payments Manual », etc.) complètent cette série. - Les publications de la Banque Mondiale 407 : * World Debt Tables : cette série offre une présentation détaillée de la dette extérieure et des flux financiers à destination des pays en développement. Elle est spécifiquement destinée à plusieurs types de professionnels : économistes, banquiers, analystes du risque-pays, consultants en finance, etc. Elle fournit des données non seulement sur les anciens États de l’Union Soviétique, mais également sur des États qui ne font pas de rapports détaillés sur leur situation financière au Debtor Reporting System (DRS) de la Banque Mondiale. * World Development Indicators : contient des séries de données sur 20 ans pour près de 400 indicateurs afférents à quelques 150 pays comptant des populations de plus d’1 million d’habitants. Jusqu’en 1996, cette publication figurait en appendice au World Development Report édité chaque année par la Banque Mondiale sur un thème différent. Elle est désormais séparée et peut être complétée par le World Bank Atlas. * World Bank Discussion Papers et World Bank Policy Research Working Papers : à côté des documents publiés et vendus au grand public, la Banque Mondiale réalise un certain nombre d’études spécialisées. Les premières sont réalisées par des chercheurs et destinées à susciter des réactions chez ceux qui travaillent sur les problèmes de développement. Les secondes servent également cet objectif et peuvent servir de base à la préparation de rapports. À ces documents, s’ajoutent des publications internes de grande qualité. Certaines ont pour n’ont pas vocation à être diffusées et s’accompagnent de la mention suivante : « For Official Use Only ». 407 http://www.worldbank.org/ Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 385 * Country Economic Reports : ces rapports gris (la couleur de leur couverture) réalisés par Country Operations Division sont particulièrement exhaustifs et passent en revue un certain nombre de rubriques essentielles sur les pays : ajustement et croissance, droits de propriété et cadre juridique, commerce international et investissement, évolution des entreprises, du secteur bancaire et du travail, agriculture, transports, énergie, ressources humaines, etc. Ils peuvent servir de base à l’évaluation de propositions de crédits pour la mise en place de programmes d’ajustements structurels. - Les publications des Nations-Unies 408 : * National Accounts Statistics : Main aggregates and Detailed Tables : cette publication en deux tomes fournit des statistiques sur les comptes nationaux : PIB, revenu national et transactions en capitaux, les dépenses des particuliers et des gouvernements, fonds alloués à la protection sociale et aux ménages, etc. - Les publications du Programme des Nations-Unies pour le Développement 409 (United Nations Development Programme) : * Human Development Reports : ces rapports ont pour objet d’analyser la façon dont la croissance économique se transforme (ou ne parvient à se transformer) en développement humain. Au cours des années, ces documents ont fait un certain nombre de propositions originales parmi lesquelles : la mise en oeuvre de stratégies assurant le développement humain (Rapport 1991) ; la restructuration des institutions de Bretton Woods et la création d’un Conseil de Sécurité sur le Développement (Development Security Council), ainsi que l’organisation d’un Sommet Mondial sur le Développement Social (World Summit on Social Development) dans le Rapport 1992, etc. 408 409 United Nations Publications, http://www.un.org/Pubs/. Human Development Reports 90-95, http://www.undp.org/undp/hdro/hdrs.htm. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 386 L’introduction de concepts comme la « sécurité humaine » (human security) qui, pour les auteurs du Rapport 1994 dépasse la notion de sécurité des territoires et a pour vocation de servir de fondement à un nouveau paradigme, le développement durable humain (sustainable human development), tout comme les indices GDI (Gender Related Development Index) et GEM (Gender Empowerment Measure) mesurant l’implication des femmes dans le développement - permettent d’affiner les concepts de l’analyse économique classique et de rentrer dans la réalité humaine des territoires examinés. - Les publications de l’OCDE 410 : les publications de cette organisation traitent des différentes dimensions économiques dans lesquelles elle est impliquée : agriculture, aide et développement, éducation, énergie, environnement, commerce, santé, marché du travail, développement rural, science et technologie, fiscalité, etc... Elles analysent ces questions en les replaçant dans une perspective mondiale qui dépasse le cadre des 29 États membres pour y inclure les pays émergents et les économies les plus dynamiques de la planète. Parmi les principaux titres : Annual Reports, OECD Studies (country reviews), OECD Documents et OECD Working Papers, OECD Economic Surveys. - Les publications de la Banque Asiatique de Développement 411 (Asian Development Bank) : Animée par 40 pays de la région Asie-Pacifique et 16 pays extérieurs à la région, la Banque publie un ensemble de documents couvrant des pays. Pour en avoir un aperçu, le chercheur se rapportera aux intitulés « Law and Development » and « Publications : new and forthcoming titles ». Parmi les titres à retenir : Asian Development Outlook, une enquête annuelle réalisée sur les progrès économiques de 34 pays membres en développement. 410 OECD Publications Overview, http://www.oecd.org/publications/overview.html. 411 Asian Development Bank, http://www.asiandevbank.org. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 387 Les publications des institutions privées - L’Institut de la Finance Internationale 412 : (The Institute of International Finance) : basé à Washington et créé en 1983 pour répondre à la crise de la dette à laquelle les banques des pays industrialisés étaient confrontées, ses 175 membres comptent dans leurs rangs des grandes banques de commerce et d’investissement, des compagnies d’assurance, des firmes multinationales, des agences multilatérales et des agences de crédit à l’exportation. Ses activités sont organisées autour de la publication d’études sur le développement économique et financier des pays émergents réalisées pour ses membres. Ces études ont pour vocation de leur permettre de mieux gérer les risques, l’allocation d’actifs et le développement de leurs affaires, dans les pays émergents 413. L’Institut joue en outre pour eux le rôle de Forum et de porte-parole sur un certain nombre d’enjeux financiers planétaires 414 comme les règlementations et les politiques des institutions financières internationales à leur égard (IMF, World Bank, regional Development Banks). Dans la mesure où les analystes de l’Institut ont un accès privilégié aux responsables des gouvernements et des institutions privées de financement des pays émergents, leurs publications qui portent sur environ 50 pays émergents, sont autant d’outils essentiels pour les grandes banques. * Economic Reports : ces rapports proposent des études approfondies sur les conditions économiques, les politiques, l’évolution des marchés de capitaux nationaux et l’accès aux sources de financement extérieur - des pays suivis par l’Institut. 412 413 Institute of International Finance Inc, http://www.iif.com/. ibid., http://www.iif.com/intro.htm. 414 Biographie : Charles H.Dallara, http://sung7.univ-lyon2.fr/LYON/slb-dallara.html. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 388 * Monthly Economic Reviews : cette édition fournit les données et les analyses les plus récentes sur les indicateurs financiers essentiels et les évolutions économiques d’une vingtaine de marchés. * Short Briefing Notes : ces notes, qui passent en revue de façon périodique un certain nombre d’économies choisies, ont pour destinataires les membres des directions générales des banques. Elles comprennent des sections spéciales consacrées à l’exposition de questions essentielles, ainsi que la présentation des tendances générales de l’économie dans les pays traités. Ces notes sont publiées en concordance avec les réunions annuelles du FMI et de la Banque Mondiale, ainsi que les Banques régionales de développement. * Key Indicators : Selected Emerging Economies : cette publication trimestrielle donne aux responsables et analystes des banques la possibilité de comparer des données importantes sur la situation de 19 pays émergents. Elle présente 23 indicateurs économiques et financiers et étudie plus particulièrement le cas de 6 à 8 économies dont certaines présentent des difficultés particulières. En sus de ces publications, l’IFI dispose d’une base de données (Database of Economic Statistics) incorporant quelques 200 séries chronologiques de données sur chacune des économies que ses analystes suivent. Elle comprend des repères historiques, des projections macroéconomiques, des renseignements sur les balances des paiements, et les sources de financement extérieures. L’un des objectifs de l’Institut est en effet de faire en sorte que les investisseurs et les bailleurs de fonds puissent disposer à temps de données précises. Cette possibilité leur permet en effet non seulement de mieux gérer leurs risques, mais elle permet également aux pays émergents d’accéder plus facilement aux marchés des capitaux internationaux. En supplément des travaux mentionnés ci-dessus, l’IFI produit des rapports sur des questions économiques et financières d’ordre régional et international (« Near-Term Prospects for Major Borrowing Economies », « Resolving Sovereign Financial Crises », etc.). - BERI S.A. : cet organisme de consultants, dont le quartier général est situé à Genève, a été créé en 1966 par F.T.Haner. Il est spécia- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 389 lisé dans la recherche et l’analyse d’informations sur plus de 120 pays 415. Les études et prévisions que BERI réalise sur ces pays contiennent des éléments d’information sur l’environnement des affaires, la situation politique, économique et financière, pour des agents économiques étrangers. Les publications sont destinées principalement à des banques et des entreprises internationales 416. Deux groupes permanents de professionnels font l’objet de consultations régulières : 108 personnes appartenant aux milieux du gouvernement, de la banque ou de l’entreprise fournissent la matière pour la notation de l’environnement des affaires dans chacun des pays criblés. 94 autres permettent à BERI d’identifier les éléments de changement politique majeur, notent et classent les pays. 18 chercheurs, cumulant de nombreuses années d’expérience sur une zone bien spécifique du monde, préparent les avant-projets de rapports, sur la base de leurs travaux et des conclusions des professionnels consultés 417. Les cadres dirigeants de la société supervisent la rédaction finale des rapports, en y intégrant leur réflexion. Contrairement à d’autres organismes spécialisés, BERI ne révèle pas les noms de ses analystes, ni des professionnels qui participent aux groupes d’évaluation. BERI offre à ses clients deux catégories de produits 418 : ceux qui s’adressent à une large clientèle (Multiclient Services) et les produits spécifiques destinés à des clients (Proprietary Services). Nous ne présenterons ici que deux produits appartenant à la première catégorie. * Business Risk Service édite une publication en mars, juillet et novembre de chaque année. Elle fournit à ses lecteurs une analyse et des prévisions à 5 ans sur les conditions opératoires et les opportunités 415 « Business Environment Risk Intelligence », http:www.beri.com/overview.htm. 416 ibid. 417 « Business Risk Service », www.beri.com/brs.htm. 418 Multiclient services comprend : BRS (Business Risk Service), FORELEND (Country Risk Forecasts for International Lenders), The Automobile Industry in Emerging Growth Markets. « Proprietary Services » offre les trois produits suivants : Quick Response, Country Risk Ratings for Exploration & Development of Natural Resources, Industry-specific country briefings tailored to the clients preferred length and in-depth Country Forecast Reports, in « BERI S.A Products, http ://www.beri.com/prods.htm. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 390 d’affaires dans 50 pays importants 419. Dans les trois numéros annuels, chacun des 5 pays se voit consacrer deux pages pour un bilan de la situation économique, financière, monétaire et socio-politique, ainsi qu’une prévision sur l’évolution de l’environnement des affaires. Le système de notation et de classement utilisé par BERI est conçu dans le but de permettre à ses utilisateurs de comparer les pays entre eux sur leur situation passée, présente et future. Il est composé de trois éléments : Political Risk Index (PRI), Operations Risk Index (OPRI), Remittance & Repatriation Factor (« R » Factor). Un indice supplémentaire : Profit Opportunity Recommendation (POR) complète le crible. C’est un classement prévisionnel à 5 ans effectué pour chaque pays. Il a pour fonction d’indiquer aux investisseurs étrangers les meilleures destinations d’affaires sur la base de l’analyse des trois éléments précités. * Country Risk Forecast for International Lenders (FORELEND) : ce service édite une publication en mars, juillet et novembre de chaque année. Chaque numéro analyse les développements politiques, économiques, monétaires et financiers dans 50 pays clés. Cette publication a pour ambition de fournir aux entrepreneurs et aux banquiers une perspective sur la capacité et la volonté des pays étudiés d’honorer leurs obligations de paiement en devises sur une période de 5 ans 420. Chacun des 50 pays couvert par la publication se voit consacrer deux pages : des graphes et des statistiques autorisent une consultation rapide mais néanmoins précise. Les notes attribuées au risque de prêt (Lender’s Risk) sont la résultante d’un score pondéré, obtenu à partir de trois évaluations : une évaluation informatique quantitative : elle vérifie la capacité des pays à avoir accès aux devises nécessaires pour s’acquitter de ses obligations de paiement ; une évaluation qualitative : elle note le niveau de compétence des pays, la corruption, le profil des prêts qui leur sont accordés, etc. ; une évaluation politique/économique : elle apprécie la stabilité de la structure de puissance d’un pays et la direction de son économie. En fonction de la notation qu’ils reçoivent, les pays se voient attribuer un Indice de Recommandation en matière de Prêt (Recommended Lender Action : RLA). 419 420 ibid. « Country Risk Forecast for International Lenders », http://www.beri.com/forel.htm. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 391 - Economist Intelligence Unit (EIU) appartient au Economist Group. C’est une entreprise de conseil et d’édition créée pour aider les entreprises à gérer leurs opérations à l’international. Elle intervient dans plusieurs domaines : commerce et finance, tendances politiques et économiques, réglementations gouvernementales et pratiques d’entreprises 421. Pour ses analyses, EIU s’appuie sur un réseau mondial de 750 personnes : économistes, consultants, journalistes et éditeurs appartenant à plus de 195 pays. Ce réseau est géré à partir de quatre centres régionaux : Londres, New-York, Vienne et Hong Kong. Le contrôle de la gestion et de l’édition, ainsi que l’analyse de l’évolution de l’économie internationale se font à Londres 422. Parmi les publications que EIU édite à l’intention des entreprises, des organisations internationales et des gouvernements, huit titres ont pour objectif de permettre à ces opérateurs de rentrer dans la réalité d’un pays. Ils font partie de Economist Intelligence Unit’s Country Analysis. * Country Reports : ces rapports sont publiés tous les trimestres et couvrent plus de 180 pays. Ils fournissent une analyse de la situation politique et économique courante des pays étudiés. Chacun fait état des événements récents, en les repositionnant dans leur contexte et livre une évaluation à 2 ans de la situation politique et économique du pays. Le format des rapports est standard. * Country Profiles : ces rapports sont publiés annuellement et couvrent 180 pays. Ils fournissent un portrait détaillé de ces pays sous un format standard destiné à faciliter les comparaisons internationales. Ils sont complétés par des tableaux statistiques exhaustifs et apportent un cadre général de connaissances et d’analyse facilitant l’utilisation des Country Reports. * Country Risk Service : ces rapports procurent aux bailleurs de fonds et aux investisseurs internationaux des notations sur le risque d’affaires et le risque financier dans 95 pays en développement. Le 421 « About the Economist Intelligence Unit », http://www.i-trade.com/infosrc/eiu/general/about.shtml. 422 ibid. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 392 risque politique et la vulnérabilité des remboursements sur les prêts et les crédits commerciaux sont évalués à 2 ans. * Investing, Licensing & Trading Conditions Abroad : ce guide sur les conditions opératoires, la législation régissant le commerce et les affaires dans quelques 60 pays est mis à jour tous les 6 mois. L’organisation des rapports est toujours la même, le but étant de rendre son utilisation aisée pour un usage fréquent. * Financing Foreign Operations : c’est un guide des techniques financières et des services bancaires qu’une firme étrangère peut utiliser lorsqu’elle envisage de s’implanter, ou fonctionne déjà, dans un pays étranger. Ce service couvre 47 pays et les rapports sont mis à jour au moins tous les 6 mois et tous les trimestres pour 12 pays dont l’évolution est particulièrement rapide. * Country Forecasts : ces rapports présentent et expliquent les projections macroéconomiques à 5 ans que EIU réalise pour 59 économies comptant parmi les plus importantes du monde. Un rapport principal est édité tous les 6 mois et 2 mises à jour trimestrielle complètent l’ensemble. Tous les rapports ont la même structure et en supplément, les abonnés reçoivent un rapport trimestriel sur la situation globale sous-jacente du pays étudié. * Business Reports : ces rapports trimestriels sont conçus pour fournir aux bailleurs de fonds et aux investisseurs une analyse actualisée de la situation des affaires dans 32 des économies en développement qui offrent les meilleures opportunités. Ils complètent les Country Reports en décrivant, à l’aide d’études de cas, l’évolution de l’environnement des affaires dans les pays sélectionnés. * Business Newletters : ces 10 lettres annuelles tiennent les décideurs et les investissseurs informés des derniers développements dans les zones géographiques ou les pays qui les intéressent le plus. - Political Risk Services : c’est dans les années 1970 que W.Coplin & M.O’Leary, deux chercheurs de la Maxwell School de Syracuse University, mettent au point un modèle destiné à utiliser les Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 393 compétences d’experts de façon systématique (technique Delphi 423 modifiée) dans le but de réaliser des prévisions sur le risque politique. Utilisant une méthode développée et exploitée à l’origine pour l’analyse en science politique et en sciences sociales (Everyman’s Prince, Duxbury, 1976), Coplin et O’Leary convertissent ce modèle en un instrument permettant d’évaluer et de prévoir le risque politique. Ils entreprenent ensuite d’en faire paraître les résultats dans plusieurs publications : le World Political Forecast de Frost & Sullivan, puis les Country Reports de Political Risk Services. A partir de 1992, Coplin et O’Leary décident, en tant que directeurs de Political Risk Services, d’intégrer le International Country Risk Guide 424 (publié auparavant par les éditeurs de International Reports) dans la liste des produits que leur agence propose à ses clients. Aujourd’hui, la publication de ces travaux se fait - toujours sous leur direction - dans le cadre de la société PRS. Elle appartient au réseau britannique IBC Plc qui fédère 27 entreprises indépendantes réparties dans 13 pays et fournit de l’information à 150.000 clients dans le monde 425. 423 Sur la méthode Delphi, cf. Frei D. et Ruloff D., Les risques politiques internationaux, Édition SA, Paris, 1988, p.191. Comme l’explique M. Godet, la méthode Delphi est « l’utilisation systématique d’un jugement intuitif d’un groupe d’experts ». Elle procède par interrogation d’experts à l’aide de questionnaires successifs, le but étant de mettre en évidence des convergences d’opinions et de dégager d’éventuels consensus. D’après l’un des pères de la méthode (O.Helmer), elle aurait été mise au point dès le milieu des années 1950 pour les besoins de l’armée américaine. Si la méthode Delphi permet assez bien de collecter les opinions et d’aboutir à un résultat convergent, M.Godet précise toutefois qu’elle présente un défaut : celui de ne pas tenir compte des interactions entre événements. A l’inverse, la méthode des impacts croisés (MIC) présente l’avantage de prendre en compte à la fois les opinions exprimées, et les interdépendances entre questions. Elle offre donc, selon cet auteur, une grille de lecture plus cohérente, in Godet M., Prospective et Planification Stratégique, Economica, Paris, 1985, p.122 et p.128. 424 Nous présentons, au chapitre 3 de la première partie de ce travail, le détail de International Country Risk Guide. 425 « Investing Business with Knowledge », IBC Group PLC, http://www.intbuscom.com. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 394 - Political and Economic Risk Consultancy (PERC) Ltd : cette structure créée en 1976 a son quartier général à Hong Kong et dispose d’une agence régionale en Asie du Sud-Est basée à Singapour 426. PERC dont le Managing Director est R.Broadfoot, est un cabinet de consultants qui fournit de l’information et de l’analyse stratégique à destination des entreprises qui opèrent en Asie Orientale (République Populaire de Chine et Viêt Nam inclus). Sa spécialité : la quantification sur mesure du risque politique, en fonction des secteurs économiques auxquels appartiennent les clients de l’agence. Les produits que PERC commercialise sont les suivants : * Asian Intelligence : tous les 15 jours, cette lettre aborde les sujets de la corruption, des coûts de fonctionnement sur les marchés de la région, les problèmes de nationalisme, ou les tendances de l’investissement étranger. Elle passe en revue 11 pays 427 et donne une perspective régionale. * Country Risk Reports : ce trimestriel aborde chaque pays séparément et s’efforce de montrer pourquoi et comment les risques liés à l’environnement des affaires changent dans les pays et les facteurs que les entreprises doivent surveiller à court et moyen terme pour leurs opérations. * Comparative Risk Report : une fois par an, ce rapport compare les variables économiques et socio-politiques dans chacun des pays examinés, afin de montrer comment les risques évoluent en Asie. Sur Internet, Political & Economic Risk Consultancy home page offre une « bibliothèque 428 » à partir de laquelle le grand public peut télécharger gratuitement des documents : « Country Outlooks : Country Risk Reports & Economic Indicators ». 426 Hanne D., « Political Risk Analyst’s toolkit : a guide to library research », Global Risk Assessment, Book 4, Riverside, 1997, p. 235-236. 427 Ces pays sont les suivants : China, Hong Kong, Vietnam, Philippines, Taiwan, South Korea, Thailand, Indonesia, Malaysia, Japan, Singapore. 428 http:www.asiarisk.com/library. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 395 III - Les indicateurs du risque-pays Retour au sommaire Le choix d’appréhender une collectivité nationale à l’intersection de plusieurs logiques et systèmes d’action - le but étant d’en identifier les conséquences territoriales - nous conduit à interpréter celle-ci en termes de « système de systèmes ». Pour avoir une image aussi complète, globale et explicative que possible de l’état de ce système, et pour dégager ensuite des images cohérentes de son avenir, nous ferons appel aux techniques et outils de la méthode des scénarios présentés dans la première section de ce chapitre. L’application nous entraînera ainsi à franchir deux phases : la construction de la base ; l’élaboration des scénarios proprement dits. Notre interrogation sur les indicateurs du risque-pays s’inscrit dans la première phase de la méthode des scénarios. C’est une phase déterminante pour la suite de l’exercice, puisque c’est de la qualité des recherches et des analyses qui y sont réalisées que dépend la compréhension du sujet étudié. Au cours de cette phase, nous nous efforcerons de faire progressivement apparaître « l’image actuelle du système étudié » (construction de la base). L’exercice se fera en passant trois étapes : la définition du système (dans notre cas, un pays conçu comme un « système de systèmes ») ; son analyse grâce au programme Micmac ; l’identification des dimensions d’incertitude par une analyse rétrospective, une analyse de la situation actuelle et une analyse du jeu des acteurs. Cette séquence doit nous permettre d’identifier les variables clés du système et les éléments d’incertitude liés au jeu des acteurs (conflits et aboutissement des conflits). C’est donc par rapport à la première étape de la phase I de la méthode des scénarios - une étape qui consiste à définir le système étudié en en identifiant les variables clés (porteuses de mutations, de risques) - qu’une réflexion sur les indicateurs du risque-pays apparaît nécessaire. Dans leurs pratiques du risque-pays (cf.chap 1), les professionnels utilisent des indicateurs qui leur permettent de rationaliser le processus d’évaluation. Encore appelés « critères », leur définition présente Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 396 un avantage : elle facilite la recherche d’informations pertinentes l’objectif étant d’analyser les multiples facettes (et leurs interactions) du risque dans tous les pays. C’est donc sur la base de cette expérience et des hypothèses constituant le cadre de notre réflexion théorique que nous avons défini des indicateurs de recherche. Sans constituer un cadre rigide et définitif, leur renseignement devrait nous permettre d’organiser une collecte problématisée de données (quantitatives et qualitatives). Déclinées ensuite sous forme de variables, elles autoriseront - une fois passées au crible des outils de la prospective l’identification, pour chaque système (souverainetés, marchés, innovation, société x) structurant le système considéré (pays x) - des forces porteuses de mutations (stabilisation ou ruptures), ainsi qu’une représentation (sous forme de scénarios) de leur possible évolution. Précisons toutefois ici un élément : si la grille de renseignement que nous fournissons ambitionne d’être exhaustive, l’utilisateur peut s’en servir de deux façons : soit il dispose de temps et n’a aucune contrainte de format dans son travail d’enquête et de renseignement ; il choisit alors de compléter chaque indicateur de chaque registre ; soit il est limité dans le temps et dans le format de son travail ; il peut alors décider de regrouper les informations contenues dans chaque indicateur et d’en faire une synthèse par thèmes. Le développement qui suit a donc pour but de définir les indicateurs qui doivent permettre d’évaluer l’impact, sur un pays, de son inscription dans plusieurs logiques et systèmes d’action. Les indicateurs des risques souverains Dans ce registre, les indicateurs fournissent de l’information sur les éléments (acteurs, processus, interactions - internes et externes) qui, à l’échelle d’un pays donné, facilitent ou bloquent les ambitions relatives à : - la conquête, la conservation, ou la gestion du pouvoir politique et administratif à l’intérieur des frontières d’un pays ; Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 397 - la recherche d’autonomie, de puissance, ou d’influence des dirigeants dans les rapports internationaux. Trois rubriques sont déclinées (en rapport avec la théorie) : les champs d’action, les moyens d’action, les problèmes de régulation. Elles ont pour vocation de faire apparaître, dans l’espace et le temps, les objectifs et dispositions prises par les dirigeants nationaux, ainsi que les problèmes qu’ils rencontrent, pour exercer les prérogatives que leur confère la souveraineté. Les informations relatives aux effets réels de ces politiques publiques, leurs limites ou succès, sont fournies dans ce registre, mais sont également complétées par l’étude des autres logiques et systèmes structurant le pays considéré. Les champs d’action * la politique intérieure : cette section expose les éléménts clés et les objectifs contenus dans les politiques publiques qu’un gouvernement définit, pour tenter de préserver son contrôle politique (son pouvoir) d’un territoire et/ ou sa légitimité. contenu et orientations de la politique économique (budget, monnaie, fiscalité, commerce) contenu et orientations de la politique d’investissement étranger contenu et orientations de la politique industrielle contenu et orientations de la politique énergétique contenu et orientations de la politique en matière d’infrastructures du territoire contenu et orientations de la politique de R & D contenu et orientations de la politique de sécurité intérieure contenu et orientations de la politique en matière de santé contenu et orientations de la politique culturelle contenu et orientations de la politique sociale Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 398 * la politique étrangère : cette section présente les objectifs qu’un gouvernement définit pour préserver son autonomie et faire valoir ses intérêts (pensés en termes de puissance, d’influence) à l’extérieur de ses frontières. contenu et orientations de la politique étrangère contenu et orientations de la politique de défense contenu et orientations de la politique de sécurité extérieure rayonnement et influence du pays dans les relations internationales Les moyens d’action : * les données matérielles : cette section recense les moyens physiques, humains et financiers qu’un gouvernement peut mobiliser pour atteindre ses objectifs de contrôle et de conservation du pouvoir politique. situation géographique et configuration du territoire surfaces cultivables, habitables, forêts population (homogénéité ou diversité ethnique, répartition, pyramide des âges) climat richesses naturelles (sol, sous sol, mer) état des réseaux (fluvial, ferroviaire, routier, télécommunications) niveau de développement économique niveau de développement scientifique et technique capacité d’exploitation des ressources (humaines et physiques) moyens consacrés aux politiques publiques, mise en oeuvre, et crédibilité du gouvernement sources multilatérales de financement (OIG) sources privées de financement (firmes, fonds d’investissement, diasporas, ONG) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 399 * les données institutionnelles, politiques et administratives : cette section fait le point sur les instruments dont un gouvernement dispose pour assurer le maintien de son autorité sur le territoire national et la réussite de ses objectifs au niveau international. constitution, institutions politiques et nature du régime (localisation du pouvoir réel) cohésion gouvernementale soutien du gouvernement par les élites, par le reste de la population unité / division de l’opposition clarté / opacité du processus de transmission du pouvoir état et qualité de l’environnement juridique et de l’administration division administrative du territoire relations entre le gouvernement central et les autorités régionales ou locales relais politiques ou religieux du gouvernement dans la société civile relais médiatiques du pouvoir (presse écrite, radio, télévision, internet) forces de sécurité intérieure (police, garde nationale, services secrets) forces armées : leur place dans la société et leurs relations avec les autorités liens privilégiés avec un ou des États étrangers position du pays dans les ambitions ou les stratégies de pays tiers dépendance du pays à l’égard d’une ou de plusieurs puissances étrangères insertion dans des organisations ou des mécanismes internationaux de coopération perception nationale des menaces extérieures et mesures envisagées pour y remédier réputation sur les marchés internationaux de capitaux stabilité, légitimité et crédibilité du gouvernement (interne et extérieure) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 400 Interactions et problèmes de régulation : cette section tente d’identifier les éléments susceptibles de contrarier les ambitions de pouvoir et d’influence d’un gouvernement, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières ; elle prend en compte les effets induits, sur son territoire, de l’inscription de la politique de ce gouvernement dans un système interétatique dominé par la « souveraineté limitée » - une réalité qu’impose la rivalité et la méfiance des États dominants. phénomènes climatiques perturbateurs terrorisme troubles ethniques conflits ou soulèvements d’ordre religieux, nationaliste conflits sociaux formes de la négociation, intensité de la répression conflits avec des ONG corruption politique, administrative, militaire présence et influence d’organisations criminelles (internes et externes) difficultés à mobiliser soutiens et moyens financiers différends économiques avec d’autres pays ou avec des agents économiques privés conflits frontaliers ingérence politique et économique externe (État tiers, intérêts privés étrangers, OIG, ONG) fréquence constatée de conflits militaires gestion des conflits actuels (coûts politiques, économiques et diplomatiques) crise économique et financière (interne, externe) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 401 Les indicateurs des risques de marché Dans ce registre, les indicateurs fournissent de l’information sur les éléments qui, à l’échelle d’un pays donné, facilitent ou bloquent les ambitions des acteurs privés nationaux ou internationaux (entreprises, banques, gestionnaires de fonds, organisations criminelles) en matière de création de valeur et d’accumulation de capital. Trois rubriques sont déclinées (en rapport avec la théorie) : les champs d’action, les moyens d’action, les problèmes de régulation. Elles ont pour vocation de faire apparaître, dans l’espace et le temps, les objectifs et dispositions prises par les agents économiques privés, ainsi que les problèmes qu’ils recontrent, pour atteindre leurs objectifs de profit. L’information est acquise sur la base d’indicateurs qu’utilisent ces acteurs privés pour analyser les risques et/ou les opportunités d’entrée sur un territoire extérieur d’opération. Elle révèle leur appréciation de la situation économique d’un pays et sa place dans leurs stratégies (intégration, exclusion, etc.). Elle fait également apparaître les divergences qui peuvent exister entre leurs ambitions et celles des autorités (cf. les indicateurs des risques souverains). Les champs d’action : * production et services : les indicateurs retenus dans cette section permettent de dresser un bilan de l’état, des besoins, et des opportunités qu’offrent les sphères de la production et des services à l’échelle d’un pays donné. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 402 taille du PNB, PNB/hab, croissance annuelle, croissance dans les 10 denières années taille du PIB, PIB/hab, croissance annuelle, croissance dans les 10 dernières années part de la production dans le PIB part des services dans le PIB part du public/privé dans l’offre de biens et services industrie, agriculture et services (% du PIB et taux de croissance annuel) acier agriculture, bois et pêche agro-alimentaire automobile aéronautique et aérospatial bâtiment et travaux publics chantiers navals chimie défense énergie grande distribution, commerce de détail informatique matériaux de construction minerais santé et pharmacie tourisme et transports Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 403 * système bancaire et marchés de capitaux : les indicateurs sélectionnés dans cette section aident les agents économiques à évaluer l’état et les besoins du marché du crédit ; ils permettent également d’apprécier la capacité d’un pays à faire se rencontrer, dans les meilleures conditions, les offres et les demandes de fonds sur le marché des capitaux (satisfaction ou non des besoins de financement et des désirs d’investissement). banque centrale (autonomie, politique, et impact sur l’économie) banques d’État (autonomie, relations avec entreprises publiques et privées) banques commerciales privées (relations précitées et engagements internationaux) marché du crédit (état et fonctionnement réel) marché monétaire (état et fonctionnement réel) marché financier (état et fonctionnement réel) confiance du public et des investisseurs dans les institutions bancaires et financières * la sphère des activités illicites : les indicateurs de cette section renseignent l’observateur sur la part des activités illicites ou criminelles dans l’économie du pays étudié, leur nature, les acteurs et intérêts (internes et externes) impliqués dans ces activités, les conséquences pour les opérateurs privés étrangers. nature et importance de l’économie parallèle secteurs de l’économie investis par les activités criminelles acteurs (internes et externes) impliqués dans les activités criminelles importance des activités criminelles dans l’économie nationale, % du PIB, comparaison avec budget de l’État impact sur les opérations courantes (négoce, investissement) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 404 Les moyens d’action : * les ressources nationales de l’économie : cette section permet aux agents économiques privés de connaître les forces et les faiblesses d’une économie et d’appréhender par là même la marge de manoeuvre d’un gouvernement et des opérateurs nationaux ; elle donne ainsi aux premiers, les moyens d’évaluer la plus ou moins grande vulnérabilité d’un pays à la conjoncture et son attractivité pour leurs opérations. inflation (moyenne annuelle et évolution sur 10 ans) épargne brute intérieure (résident et non résidents, % du PIB) ressources budgétaires et % du PIB dépenses budgétaires et % du PIB solde budgétaire investissements (FBCF) et % du PIB structure de l’endettement interne (public, privé, à CT, à LT, etc.) dette interne totale en volume et % du PIB dette interne publique en % du PIB dette interne privée en % du PIB part de la dette due aux banques commerciales risque estimé de non-paiement, non-transfert dépendance aux matières premières, degré d’autosuffisance alimentaire et énergétique * les ressources internationales de l’économie : cette section renseigne les agents économiques privés sur la position extérieure d’une économie ; fournissant de l’information sur sa participation ou sa marginalisation par rapport aux flux de l’investissement et de l’échange international, elle révèle à ces agents la plus ou moins grande « compétitivité » et dépendance d’un pays par rapport à l’étranger. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 405 transactions courantes importations et exportations de marchandises importations et exportations de services solde de la balance commerciale et % du PIB taux de couverture des importations par les exportations (imports/exports) importance du commerce dans le PIB (exports + imports / PIB x 2) stabilité du taux de change réserves en devises / importations mensuelles principaux partenaires commerciaux (exportations vers, importations en provenance de) diversité géographique des débouchés commerciaux transferts d’économie des travailleurs transferts en provenance de diasporas solde de la balance des transactions courantes et % du PIB capitaux à court et long terme crédits commerciaux (à l’exportation, à l’importation, à CT et LT) investissement direct étranger (nationaux à l’étranger, étrangers dans le pays) prêts (secteur privé non bancaire, bancaire, secteur officiel à CT et LT) investissements de portefeuille (résidents sur titres étrangers, non résidents sur titres nationaux) créances sur le FMI et engagements envers le FMI endettement extérieur dette extérieure totale (publique et privée) en volume et % du PIB dette extérieure totale / recettes d’exportations dette extérieure publique à plus d’un an / PIB Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 406 dette extérieure privée à plus d’un an / PIB structure de l’endettement extérieur (public, privé, à CT, à LT) mode de financement de l’endettement extérieur structure de l’échéancier des remboursements entrée nette de capitaux / service de la dette service de la dette totale / exportations de biens et service * les ressources managériales de l’économie 429 : cette section informe les agents économiques privés sur la qualité des personnels et du système d’encadrement et de gestion des affaires à l’échelle d’un territoire ; elle leur permet d’évaluer le rôle qu’un pays peut jouer dans l’internationalisation ou la globalisation de leurs opérations de production et/ou de diversification de leurs investissements. productivité globale (par personne employée) évolution en % du PIB réel par personne employée productivité du travail (PIB par employé, par heure) rémunération annuelle brute des chefs d’entreprise dans le secteur des services et dans l’industrie rémunération annuelle brute des cadres supérieurs dans le secteur des services et dans l’industrie rémunérations annuelles brutes perçues par les employés dans le secteur des services et dans l’industrie (+ salaires complémentaires, primes, congés payés) sécurité sur le lieu de travail (nombre d’accidents / emploi total) absentéisme dans l’industrie et dans les services dynamisme et innovation des managers incitation à la prise de risque et à l’initiative individuelle dans l’activité profes429 d’après les travaux de S.Garelli à l’IMD : The World Competitiveness Yearbook, 1994, cf. aussi World Competitiveness Yearbook : Competitiveness Analysis, http://www.imd.ch/wcy/brochure/analysis.html. cf aussi, http://www.imd.ch/wcy/wcy_infactor.html. Le renseignement de la plupart de ces critères se fait à l’IMD par des enquêtes réalisées auprès d’un public de décideurs dans 46 pays. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 407 sionnelle propension de la part des managers à la gestion à court ou à long terme % de réussite ou d’échecs dans la création d’entreprises délégation de l’autorité dans les organisations de production ou de service intégration de l’interculturel dans la gestion des affaires nombre d’entreprises nationales répertoriées dans le classement Fortune 500 intégration des technologies de l’information dans les entreprises familiarité des managers avec la dimension internationale des affaires rotation des personnels dans les organisations de production et de services relations de travail entre l’encadrement national ou l’encadrement étranger et les employés locaux rapport qualité/prix des produits nationaux protection des consommateurs nationaux par rapport à la défaillance des produits fabriqués dans le pays pratique du contrôle de la qualité totale dépenses publicitaires par hab suivi de la satisfaction des consommateurs temps nécessaire à l’innovation dans les entreprises temps nécessaire pour lancer des produits sur le marché confiance du public dans les entreprises existence et rôle des conseils d’administration dans les entreprises (garants de la conformité légale des pratiques) implication des chefs d’entreprises dans les responsabilités sociales existence de zones économiques spéciales Interactions et problèmes de régulation : cette section permet d’identifier les éléments (internes et/ou externes) susceptibles de perturber les opérations de agents économiques privés sur un territoire ; elle prend en considération les effets induits, sur les stratégies de ces agents, de leur fonctionnement dans un régime mondial d’accumulation dominé par la finance globale et l’absence de régulation à la mesure de cette situation ; elle fait apparaître les vulnérabili- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 408 tés structurelles qui vont pousser ces agents à éviter un terrritoire ou précipiter leur retrait. risques politiques ingérence de l’État dans la vie des affaires soutiens financiers (directs et indirects) du gouvernement pour les entreprises nationales (publiques/privées) privatisations : clientélisme, clanisme, implication d’organisations criminelles insuffisance de l’outil statistique national et rétention de l’information rôle du gouvernement dans l’investissement part du gouvernement dans l’actionnariat des entreprises publiques implication de l’armée dans la vie économique obligation de participation majoritaire des pouvoirs publics locaux dans le capital des sociétés position des entreprises publiques sur les marchés contrôle des prix, des bénéfices, ou des investissements des firmes étrangères conditions restrictives d’emploi et de licenciements restrictions des firmes locales à l’accès aux marchés internationaux de capitaux discriminations concernant l’accès au marché domestique du crédit ou des capitaux opacité de la prise de décision et de la transmission du pouvoir au niveau du gouvernement interdiction aux étrangers de se porter acquéreur de biens fonciers ou immobiliers centralisation administrative et ses effets induits sur les affaires poids de la bureaucratie ampleur de la corruption et son incidence sur les affaires interdiction d’accès aux marchés publics lois ou mesures pénalisant la concurrence lois ou mesures pénalisantes sur l’environnement taxes directes et indirectes sur les affaires, sur l’énergie Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 409 politique fiscale défavorable pour l’entreprise privée et les intérêts étrangers contribution obligatoire au régime de sécurité sociale (employeurs et employés) dépendance politique, opacité, et lenteur de l’appareil judiciaire grèves, pressions exercées par des intérêts particuliers ou boycotts nationalisations (expropriation avec versement d’indemnités) ou confiscation obligation de produire un certain % de la VA dans le pays d’accueil contrôle des changes contrôle des prix expérience du pays en matière de non respect de ses engagements extérieurs (publics, privés) de paiement risques de crise financière 430 (utilise l’information dans la rubrique « ressources de l’économie ») contenue dépendance à l’égard des capitaux étrangers nature des financements publics et privés (plus ou moins grande volatilité) capacité de résistance à des attaques spéculatives comparaison évolution du taux de change effectif réel et balance commerciale (pour dévaluation) croissance des crédits au secteur privé / PIB (pour mesurer risque de bulle financière) évolution des taux d’intérêt évolution de l’indice boursier évolution des réserves de change cotation des créances sur le marché secondaire 430 D’après les derniers travaux de la Coface, cf. Chapitre 3, « Les professionnels du risque-pays ». Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 410 risques de crise systémique du secteur bancaire 431 (utilise l’information contenue dans la rubrique « système bancaire et marchés de capitaux ») capacité de financement de l’économie locale efficacité du secteur bancaire engagements du secteur bancaire en devises risque de formation de bulles financières qualité de la supervision des banques ( rôle de la banque centrale, respect des règles prudentielles) situation des principales banques du pays (solvabilité, liquidité, qualité des actifs, etc.) Les indicateurs des risques scientifiques et techniques Dans ce registre, les indicateurs fournissent de l’information sur les éléments scientifiques et techniques qui, à l’échelle d’un pays donné, facilitent ou bloquent les ambitions relatives à l’exercice du pouvoir, à l’accumulation de capital, au développement économique et social national. Trois rubriques sont déclinées (en rapport avec la théorie) : les champs d’action, les moyens d’action, les problèmes de régulation. Elles ont pour vocation de faire apparaître, dans l’espace et le temps, plusieurs éléments : tout d’abord, la qualité d’un « système social d’innovation 432 » ; son rôle de « leader » ou de « suiveur » dans la conception de technologies génériques essentielles ; sa place dans les stratégies de pouvoir, d’influence et de profit - tant au niveau des au- 431 432 Idem. Conçue par B. Amable, R. Barré, R. Boyé, cette notion est précisée et mise en perspective dans le chapitre 4 consacré à la théorie (cf. « Les moyens d’action », in Le système de l’innovation-technicité). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 411 torités nationales d’un pays, qu’au niveau des agents économiques privés locaux ou étrangers qui y opèrent (ou envisagent de le faire). L’information est acquise sur la base d’indicateurs que vont utiliser les acteurs publics et privés pour évaluer le potentiel scientifique et technique d’un pays. Elle inclut également deux préoccupations : celles des personnels liés à ce domaine, leurs rapports avec les autorités publiques et les agents privés ; le rôle joué par le système social d’innovation dans le développement général du pays et dans le renforcement ou l’affaiblissement de la cohésion nationale. Les champs d’action * industries électroniques : le poids économique des industries organisées autour des technologies de l’information et de la communication, leur croissance élevée, leur interpénétration avec l’ensemble des secteurs de l’économie font qu’elles présentent aujourd’hui un caractère stratégique. Les indicateurs composant cette section permettent ainsi de dresser un bilan national de la R&D publique et privée dans les industries électroniques : télécommunications, informatique, services audiovisuels, électronique grand public ou professionnelle toutes industries irriguant des secteurs clés de l’économie, de la sécurité et de la défense d’un pays. place des technologies liées à l’électronique dans les priorités gouvernementales (cf. Les indicateurs des risques souverains) technologies particulières ciblées par le gouvernement : hardware, software, processeurs, réseaux, numérique, etc. état et évolution du marché national des produits intégrant des innovations électroniques (informatique, télécoms, défense) nombre de brevets nationaux déposés dans le domaine de l’électronique : dans le pays, à l’étranger technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises publiques (conso courante et défense) technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises privées Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 412 temps de mise en marché de produits ou services intégrant des innovations dans le domaine de l’électronique capacité des industries nationales à participer à la course intale à l’innovation dans le domaine de l’électronique * nouveaux matériaux : leur utilisation concerne pratiquement tous les secteurs de l’économie : biens de consommation, équipement, construction, produits intermédiaires. Ce faisant, la maîtrise des technologies afférentes (composites à haute performance, céramiques techniques, etc.) et celle des marchés qui leur sont liés, constituent un enjeu de premier plan. Les indicateurs retenus dans cette section permettent de dresser un bilan de la R&D publique et privée qu’un pays organise pour répondre aux défis de l’innovation dans le domaine des nouveaux matériaux. place des technologies liées aux nouveaux matériaux dans les priorités gouvernementales technologies particulières ciblées par le gouvernement : nouveaux verres, matériaux pour l’électronique, etc. état et évolution du marché national des produits intégrant des innovations en matériaux nouveaux nombre de brevets nationaux déposés dans le domaine des nouveaux matériaux : dans le pays, à l’étranger technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises publiques (conso courante et défense) technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises privées (capteurs intégrés à matériaux, etc.) temps de mise en marché de produits ou services intégrant des innovations dans le domaine des nouveaux matériaux capacité des industries nationales à participer à la course intale à l’innovation dans le domaine des nouveaux matériaux * technologies du vivant : grâce aux biotechnologies, le champ des application industrielles liées au sciences du vivant est très vaste : agro-alimentaire, médicaments, diagnostic. Dans le domaine, la re- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 413 cherche est simultanément une source de connaissances de base et une source d’innovations pouvant être valorisées parfois très rapidement sur le marché. Les indicateurs retenus dans cette section s’efforcent alors de faire apparaître trois éléments : la façon dont les acteurs nationaux de la recherche et de l’industrie identifient les technologies majeures en amont ; la cohérence entre la recherche publique et l’industrie ; la façon dont les brevets transforment l’avancée scientifique en avantage concurrentiel. place des technologies liées aux sciences du vivant dans les priorités gouvernementales technologies particulières ciblées par le gouvernement (biotechnologies agricoles, clonage, etc.) état et évolution du marché national des produits intégrant des technologies du vivant nombre de brevets nationaux déposés dans le domaine des technologies du vivant : dans le pays, à l’étranger technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises publiques technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises privées temps de mise en marché de produits ou services intégrant des innovations dans le domaine des technologies du vivant capacité des industries nationales à participer à la course intale à l’innovation dans le domaine des technologies du vivant * énergie : elle est un élément vital pour le fonctionnement courant des économies et sociétés de la planète. Aussi, la disponibilité et la maîtrise des technologies énergétiques sont-elles des enjeux nationaux de premier plan. Les indicateurs retenus dans cette section permettent d’évaluer les efforts publics et privés dans deux domaines de la R&D : le premier comprend les technologies de production liées directement à la prospection, l’exploitation, la transformation, le stockage et la distribution de l’énergie, ainsi que les technologies des équipements nécessaires à la réalisation de ces activités, sans oublier les technologies liées aux énergies renouvelables (conversion photo- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 414 voltaïque, énergie éolienne, biomasse) ; le deuxième champ inclut les technologies des systèmes consommateurs d’énergie qui sont dispersées dans les domaines d’application très divers de l’industrie, des transports, ou chez les ménages. place des technologies liées à l’énergie dans les priorités gouvernementales technologies particulières ciblées par le gouvernement état et évolution du marché national des produits intégrant des technologies liées à l’énergie nombre de brevets nationaux déposés dans le domaine des technologies liées à l’énergie : dans le pays, à l’étranger technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises publiques technologies particulières ciblées, utilisées et/ou développées par les entreprises privées temps de mise en marché de produits ou services intégrant des innovations dans le domaine des technologies capacité des industries nales à participer à la course intale à l’innovation dans le domaine des technologies liées à l’énergie Les moyens d’action * le potentiel scientifique et technique national : les indicateurs retenus dans cette section fournissent de l’information sur plusieurs éléments ; les ressources financières qu’une collectivité nationale consacre au développement de ses activités scientifiques et techniques ; les moyens matériels et humains dont elle dispose pour atteindre ses objectifs de développement : qualité des centres et personnels de formation, qualification et renommée des chercheurs, ingénieurs ; ces indicateurs renseignent enfin les agents économiques privés sur l’opportunité d’utiliser ce potentiel localement ou sur l’intérêt de le détourner vers des activités de R&D extérieures au pays. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 415 dépenses publiques totales consacrées à la recherche fondamentale nombre de prix nobels nationaux et disciplines scientifiques concernées dépenses privées totales consacrées à la R&D et % du PIB total et qualité des personnels impliqués dans la R&D à l’échelle nationale total et qualité des personnels faisant de la R&D dans les entreprises nombre d’ingénieurs qualifiés localisation géo et nombre d’instituts de recherche scientifique fondamentale, leurs spécialités, renommée (nale, intale) localisation géographique et nombre d’écoles d’ingénieurs, de départements universitaires impliqués dans des activités de R&D sur l’électronique, les technologies du vivant, les nouveaux matériaux et l’énergie (renommée nale, intale) enseignement des sciences et de la technologie dans l’éducation primaire enseignement des sciences et de la technologie dans l’éducation secondaire nombre de brevets déposés (et domaines concernés) par les résidents, dans le pays et à l’extérieur des frontières nombre de brevets nationaux ayant fait l’objet d’une application industrielle nombre de publications scientifiques nationales et leur diffusion (nationale, internationale) * la gestion nationale de la R&D : la rubrique offre de l’information sur la capacité des autorités nationales d’un pays à inscrire le développement de son potentiel scientifique et technique dans un réseau national et international de coopération publique et privée. Les indicateurs retenus permettent ainsi de connaître les choix stratégiques nationaux dans ce domaine et aident à en évaluer la portée et la pertinence. Ils fournissent à l’observateur une vision dynamique des relations entre institutions et agents privés et informent sur l’existence ou l’absence de liens indispensables à la formation d’un véritable « système social d’innovation ». Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 416 identification, rôle et ressources des institutions chargées du développement scientifique et technique coopération publique internationale en matière de recherche fondamentale (physique, chimie, biologie, etc.) coopération publique internationale en matière de R&D : nombre d’accords, secteurs, modalités, partenaires coopération nationale publique et privée en matière de R&D : nombre d’accords, secteurs, modalités, partenaires coopération nationale entre entreprises privées en matière de R&D : nombre d’accords, secteurs, modalités, partenaires aides gouvernementales, crédits ou fonds spéciaux affectés par le gouvernement au soutien à la R&D publique ou privée financement privé de la R&D (banques, venture capitalism, marché financier, etc.) existence de technopoles, leur nature et localisation protection de la propriété intellectuelle et normalisation Interactions et problèmes de régulation : cette section permet d’identifier les éléments qui, à l’échelle d’un pays, empêchent la constitution d’un « système social d’innovation », ou perturbent son évolution. Elle renseigne l’observateur sur la capacité ou l’incapacité d’un gouvernement et des entrepreneurs d’un pays à créer un dispositif national qui, tant dans ses échanges avec l’extérieur, que dans l’organisation de ses rapports internes, facilite le transfert, puis le développement maîtrisé de savoirs et de techniques clés, dans différents secteurs de l’économie et de la société. difficultés ou incapacité du pouvoir politique à définir une politique de R&D concurrence des ministères pour la définition des priorités et l’allocation des ressources liées à la R&D insuffisance des autorités et appareils administratifs chargés de gérer la R&D insuffisance des dotations publiques consacrées à la recherche fondamentale insuffisance des dotations publiques consacrées à la recherche appliquée Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 417 insuffisance des dotations publiques consacrées à la formation scientifique et technique insuffisance de l’investissement privé consacré à la R&D insuffisance des précautions (éthiques, environnementales) nécessaires au contrôle public des applications scient et techn absence de mission d’intérêt collectif dans la définition des politiques de R&D insatisfaction des scientifiques et des ingénieurs nationaux par rapport à leur statut et rémunération exode des cerveaux détournement de la R&D au profit du contrôle politique de la société (organisation panoptique de l’activité sociale) détournement de la R&D au profit de la défense détournement de la R&D au profit d’intérêts privés perturbations politiques, économiques, sociales et environnementales, liées à l’introduction de nouvelles technologies Les indicateurs des risques liés à la manipulation d’idées Dans ce registre, les indicateurs fournissent de l’information sur les éléments qui, dans le domaine de la manipulation des idées, facilitent ou bloquent, à l’échelle d’un pays, deux types de projets : les ambitions relatives au contrôle politique de l’espace national et à la réalisation de profits ; les aspirations au développement économique et social. Trois rubriques sont déclinées (en rapport avec la théorie) : les champs d’action, les moyens d’action, les problèmes de régulation. Elles ont pour vocation de révéler, à l’échelle d’un territoire, l’existence (ou l’absence) et l’impact - sous forme de risques de bouleversements sociaux - de stratégies manipulatoires d’idées organisées autour de la « modernité techno-financière » et/ou du « communautarisme identitaire » (nationalismes, agitation religieuse, revendications ethniques, etc.). Le renseignement des indicateurs a également pour objet de déceler l’existence (ou l’absence) de contre-pouvoirs intellectuels face à ces manipulations. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 418 L’information est acquise sur la base d’indicateurs que l’observateur utilise pour détecter ces phénomènes. Elle révèle le contenu des discours et les stratégies que les manipulateurs d’idées mettent à la disposition des pouvoirs dominants. Elle apporte des précisions sur les rapports qu’entretiennent ces pourvoyeurs de sens. Elle a également pour objet de déceler l’existence (ou l’absence) de contrepouvoirs intellectuels nationaux, de discours alternatifs, et doit permettre d’évaluer l’impact territorial de la rencontre de ces « chocs d’idées ». Les champs d’action * l’espace idéel de la modernité techno-financière : les indicateurs contenus dans cette section apportent de l’information sur l’existence (ou l’absence), à l’échelle d’un pays, d’une production de discours exaltant la supériorité du progrès technique, des valeurs marchandes et de l’intérêt individuel, sur toute autre forme de références sociales 433. 433 Les indicateurs sont conçus à partir des réflexions de F. Brune et R. Petrella (le « décalogue » de la modernité) : - F.Brune, tout d’abord, identifie 4 « complexes » idéologiques à l’oeuvre aujourd’hui : Le mythe du progrès : si le progrès est une réalité, il est aussi une idéologie prescrite de façon quotidienne par les grands moyens de communication ; chacun est prié de progresser, de changer, d’évoluer ; et ce progrès doit pouvoir être mesuré, quantifié. Cet élément permet, en retour de savoir qui est « compétitif » et qui est en « retard » (d’une invention, d’un pourcentage ou d’une consommation). Proches du « progrès », les mots « évolution » ou « changement » bénéficient également d’une connotation positive. La question de savoir pourquoi progresser, les questions concernant le rythme de cette progression et à qui elle profite vraiment, ne sont en revanche pas abordées. Le primat du technique : la technique est une réalité. C’est aussi une idéologie. Tout ce qui est présenté comme technique, comme fonctionnel est positif. Des raisons « techniques » sont invoquées pour occulter des problèmes sociaux ou politiques discutables. La logique des systèmes (dont le système économique) interdit de questionner leurs dérives. Et quand on identifie des dysfonctionnements, il n’est pas question d’en chercher les causes profondes. On préfère préconiser un surcroît de technique censé permettre de les maîtriser. Car le discours technocratique, qu’il vienne du moindre technicien ou du plus grand expert, a pour effet de réduire au silence les non-spécialistes. L’idéologie technicienne a ceci de Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 419 particulier qu’elle concentre l’esprit des gens sur le comment au détriment du pourquoi. Le dogme de la communication : parce que les possiblités de la communication se multiplient à l’infini, elle est présentée comme un besoin universel. La communication, c’est aussi bien le ressort de la vente, par l’intermédiaire du message publicitaire, que la clef de la réussite professionnelle. Obligation est faite à tous de savoir communiquer pour réussir, exister, aimer, vendre. Et lorsque des difficultés apparaissent dans tous ces domaines de la vie affective et professionnelle, elles sont aussitôt diagnostiqués comme des problèmes de communication. Ce mythe draine dans son sillage des mots qui sont autant de vecteurs idéologiques : la connexion, par exemple ou l’interactivité ; la première laisse supposer qu’il suffit d’être potentiellement en contact (par multimédia interposé) pour se trouver en situation d’échange authentique ; la seconde, elle, présuppose l’existence de « communautés » virtuelles déjà branchées qui attendent que chacun les rejoigne pour former une humanité enfin rassemblée. La religion de l’époque : l’époque, qui est une réalité, est aussi un mythe commode invoqué fréquemment pour soumettre les individus aux impératifs de la modernité. Le message, distillé dans ce but, se déroule à longueur de médias sous la forme suivante : il faut « s’adapter à l’évolution », « suivre son temps », « être de son époque ». Les manipulateurs de symboles qui prônent ce conformisme, sont également ceux qui décident de ce qu’est l’époque. Ils sélectionnent, en fonction d’une grille idéologique préétablie, les faits qu’ils estiment le mieux la représenter et demandent ensuite aux citoyens d’y adhérer et participer, sans qu’ils aient la possibilité de choisir. Ce qu’on appelle « événement » est ainsi le fruit d’un choix et d’une dramatisation arbitraires, opérées par les « manipulateurs », en fonction de l’idée a priori qu’ils se font de l’époque. Il en est de même pour les acteurs du monde contemporains : (personnalité de la semaine, du mois ou de l’année dans tel ou tel domaine) ; ils sont largement « inventés » par ceux qui les désignent, in Brune F., « L’idéologie d’aujourd’hui », Manière de Voir, Hors Série, Mars 1997, p.10-12. - R.Petrella, lui, identifie, 6 commandements liés à l’« idéologie de marché » : er commandement : la mondialisation de la finance, des entreprises et de leurs stratégies est inévitable et irréversible. Ce commandement véhicule une logique guerrière qu’expriment les termes utilisés par ses promoteurs (« conquête des marchés », « guerre économique », etc.). ème commandement : il faut s’adapter le plus rapidement et le plus intensivement possible aux nouvelles technologies génériques. Les technologies liées en particulier aux industries électroniques sont autant de moyens d’accéder à la société de l’information et de retrouver croissance et emploi. ème commandement : chaque individu, groupe social, communauté territoriale se doit d’être le meilleur, le plus fort le gagnant. L’alternative qui est présentée est la suivante : si vous n’êtes pas les plus compétitifs, les autres le seront et vous serez éliminés. Cette obligation n’épargne personne : elle ne concer- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 420 Le renseignement des indicateurs de fait en ayant soin à chaque fois d’indiquer l’identité (OIG, universités, partis, Clubs de réflexion, gouvernement, forces d’opposition, etc.) et l’origine de la production de discours (nationale ou étrangère), ainsi que les liens entretenus avec des réseaux ou des institutions propageant les mêmes idées à l’extérieur du territoire. contenu et localisation d’un discours sur le mythe du progrès contenu et localisation d’un discours sur le primat du technique contenu et localisation d’un discours sur le dogme de la communication contenu et localisation d’un discours sur la religion de l’époque contenu et localisation d’un discours sur la supériorité des forces du marché et de l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif * l’espace idéel du communautarisme identitaire : cette section a pour objet d’apporter des précisions sur l’existence (ou l’absence), à l’échelle d’un pays, d’une production de deux types de discours : un ne donc pas uniquement les entreprises, mais englobe aussi les pays, les villes, les régions, les universités, les ministères, etc. ème commandement : il faut libéraliser les marchés nationaux. L’objectif doit être d’aboutir à un grand marché unique mondial où circuleront librement marchandises, capitaux, services, et personnes. Toute forme de protection nationale est considérée comme hérétique. Il ne doit subsister dans ce cadre ni intérêts de la société, ni volonté populaire souveraine. ème commandement : il faut déréglementer les mécanismes de direction et d’orientation de l’économie. Ce n’est pas à l’État qui représente pourtant les citoyens à travers des institutions élues ou désignées, de fixer normes et principes de fonctionnement. Il ne lui incombe pas davantage d’évaluer l’action de l’économie en général. Cette tâche revient aux producteurs, aux consommateurs et aux financiers. L’État doit se contenter de créer l’environnement le plus favorable à l’action des entreprises. Elles seules doivent pouvoir fixer les règles du jeu et être ainsi en mesure de poursuivre l’impératif de compétitivité. ème commandement : il faut privatiser tout ce qui peut l’être : transports urbains, chemins de fer, transport aérien, santé, hôpitaux, éducation, banques, assurances, culture, distribution d’eau, d’électricité, de gaz, services administratifs, etc. in « Les nouvelles tables de la Loi », Manière de Voir n°28, Novembre 1995, p.32-34 et « L’évangile de la compétitivité », Manière de Voir n°18, Mai 1993, p.14-15. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 421 discours officiel exaltant la supériorité d’une religion ou de la nation sur d’autres peuples ou d’autres religions (à l’intérieur et à l’extérieur des frontières) ; un discours d’opposition au pouvoir en place, portant des revendications nationalistes, religieuses, ethniques. contenu et localisation d’un discours officiel sur la supériorité d’une religion ou d’un peuple contenu et localisation d’un discours d’opposition ethnique contenu et localisation d’un discours d’opposition religieuse contenu et localisation d’un discours d’opposition nationaliste Le renseignement des indicateurs appartenant aux deux espaces d’idées précités se fait en ayant soin de préciser l’identité et l’origine (nationale, étrangère) des parties impliquées dans ces deux type de production discursive sur le sol national, ainsi que leurs liens avec des éléments extérieurs partageant les mêmes références. Les moyens d’action * les ressources des idéologues de la modernité technofinancière : cette section fournit de l’information sur les moyens (nature et provenance) mis à la disposition de relais nationaux ou étrangers oeuvrant de manière conjointe ou individuelle, à l’échelle d’un pays, à la diffusion d’un complexe d’idées consacrant la nécessaire soumission des collectivités nationales au primat du technique et des forces du marché. les moyens déployés par les ministères et administrations impliqués les moyens à la disposition des formations politiques et syndicales concernées les moyens qu’utilisent les OIG et ONG (nationales et internationales) impliquées les moyens à la disposition des organes de presse, de radio et de TV acquis à ces idées les moyens utilisés par les clubs de réflexion, loges, firmes ou organisations reli- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 422 gieuses impliquées les moyens que les multinationales de l’expertise consacrent à la diffusion de leurs pratiques, normes (techn et fin) les moyens alloués aux universités, centres de recherche nationaux et étrangers impliqués * les ressources des idéologues du communautarisme identitaire : le renseignement des indicateurs de cette section permet de recenser les moyens (nature et provenance) dont les détenteurs ou aspirants au pouvoir disposent pour « agiter » plusieurs éléments : les grands mythes laïcs nationaux, les croyances religieuses, les valeurs ethniques ou tribales - l’objectif de ces manipulations étant de conforter ou d’asseoir leurs ambitions de contrôle politique et d’influence, à l’échelle d’un territoire. les moyens déployés par les ministères et administrations impliqués les moyens à la disposition des formations politiques et syndicales concernées les moyens qu’utilisent les associations et les ONG (nationales et internationales) impliquées les moyens à la disposition des organes de presse, de radio et de TV acquis à ces idées les moyens utilisés par les clubs de réflexion, loges, firmes ou organisations religieuses impliquées les moyens alloués aux universités, centres de recherche nationaux et étrangers impliqués Interactions et problèmes de régulation : cette section apporte de l’information sur les effets produits, à l’échelon d’un territoire et dans la sphère des idées, par la rencontre de stratégies manipulatrices portées par les soutiens de l’idéologie techno-financière et les prestataires de discours identitaires. Les indicateurs retenus permettent de révéler l’existence (ou l’absence) de réactions contestataires (internes ou externes au territoire) plus ou moins brutales et gênantes pour la diffusion - ainsi que la légitimation - de ces idées exclusives. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 423 relations entre un discours officiel attaché à la défense de l’identité nationale, et les idées et valeurs véhiculées par les grands investisseurs étrangers existence (ou absence) et configuration d’une opposition intellectuelle à la propagation territoriale de l’idéologie de marché existence (ou absence) et configuration d’une opposition intellectuelle à la diffusion territoriale du communautarisme identitaire existence (ou absence) d’un ou de plusieurs projets de société alternatifs portés par l’opposition intellectuelle supports (presse, TV, cinéma,littérature) et contenus (étrangers, nationaux) utilisés localement par les oppositions supports (presse, TV, cinéma,littérature) et contenus utilisés, à l’extérieur du territoire, par les oppositions relations entre ces oppositions et relations avec le régime, les puissances et les investisseurs extermes impliqués dans le développement du territoire existence (ou absence) de répression et de tensions intérieures liées à la diffusion d’idées opposées à celles du régime ou à celles des principaux investisseurs (nationaux, étrangers) existence (ou absence) de tensions externes entre le pays et des pays tiers, suite à la présence, sur le territoire de ces derniers, d’opposants au régime rayonnement (régional, international) des oppositions, par rapport aux pouvoirs dominant le pays, et leur incidence sur sa situation diplomatique et financière perte de crédibilité des pourvoyeurs de sens et vide consécutif Les indicateurs des risques sociaux Dans ce registre les indicateurs fournissent de l’information sur l’état d’une société. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 424 Ils permettent de passer en revue, de façon systématique, les éléments qui - en réaction à l’articulation territoriale de logiques et systèmes d’action dé-ajustés et mal régulés (souverainetés, marchés, innovation et idées) et de conserve avec eux - témoignent d’un renforcement ou d’un affaiblissement de la cohésion sociale d’un pays et contribuent à amplifier les effets stabilisateurs ou déstabilisants de ces phénomènes. Deux sections ont été retenues pour organiser la collecte des données. * niveau de vie de la population croissance démographique nombre et % de la population au dessous de 15 ans et au dessus de 65 ans nombre et % de la population active dans la population totale nombre et % de femmes dans la population active % de la population ayant accès (ou non) à des soins médicaux nombre d’hab / infirmière et par médecin nombres et % de chômeurs dans la population active (distinction, hommes, femmes, jeunes en dessous de 24 ans) volume annuel moyen d’heures travaillées chaque année taux d’alphabétisme et d’illétrisme des adultes ( de plus de 15 ans) taux de scolarisation dans le secondaire qualité du système d’éducation (primaire, secondaire, universitaire) dans le pays âge et niveau d’enseignement obligatoire avant de quitter l’école % des classes d’âge recevant une éducation correspondant à leurs besoins % d’enfants au travail en dessous de l’âge minimum requis par les conventions internationales Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) nombre d’élèves par instituteurs nombre de collégiens et lycéens par professeurs nombre d’étudiants par professeurs facilité ou difficulté à trouver de la main d’oeuvre qualifiée dans le pays facilité ou difficulté à trouver des cadres et des dirigeants locaux compétents nombre % de la population vivant au dessous du seuil de pauvreté espérance de vie à la naissance mortalité infantile dans la première année postes de TV, téléphone, véhicules / 1000 hab quantité et qualité de la presse disponible et diffusion dans la population * homogénéité de la société et environnement densité de la population (nombre d’habitants au km2) équilibre / déséquilibre rural et urbain équilibre / déséquilibre ethnique et racial répartition des structures de santé et d’enseignement sur le territoire répartition des activités économiques sur le territoire cohésion religieuse intégration sociale égale / inégale, selon l’orgine ethnique, la race, le sexe amplitude, origine et signification des flux migratoires répartition de la propriété foncière répartition des revenus 425 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 426 importance des classes moyennes % de la population utilisant l’informatique et internet au quotidien (sphère professionnelle et familiale) % de la population vivant au dessous du seuil de pauvreté et intégration / excclusion sociale % et traitement politique et social des populations touchées par le SIDA % de la population ayant accès à la propriété % de la population ayant accès à des soins médicaux et qualité de la médecine en fonction des revenus % et catégories de la population touchées par la drogue, l’alcoolisme existence (ou absence) de valeurs partagées par l’ensemble de la société existence et assimilation / rejet des élites intellectuelles préservation ou abandon du patrimoine culturel préservation ou exploitation sauvage du milieu naturel déséquilibres écologiques accès restreint ou général à la culture conflits sociaux larvés / ouverts, leur traitement politique et administratif La sélection d’indicateurs et leur renseignement sont un moyen de rationaliser le processus d’identification des variables destinées à évaluer le risque-pays sur un territoire donné. L’exercice autorise en effet une collecte « problématisée » - car organisée par un cadre théorique de données (quantitatives et qualitatives) ; il permet ensuite, en agrégeant celles-ci sous forme de variables, et en utilisant les outils de la prospective, de faire apparaître progressivement les forces qui, à l’échelle d’un pays, sont porteuses de mutations. La démarche retenue ici inscrit la phase d’identification et de renseignement des indicateurs du risque-pays, dans une certaine donne (politique, économique, technique, et idéologique) internationale que Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 427 l’on peut résumer comme suit : projeté, à l’échelle de la planète, par les technologies de l’information et de la communication, le nouveau régime international de « souveraineté limitée » et d’accumulation à dominante financière que les gouvernements des pays les plus industrialisés ont installé, émancipe le marché des contraintes territoriales. Il place, de la sorte, les échanges économiques et financiers dans un cadre extra-national. Cette rupture remet en cause l’idée européenne de nation formée autour de l’intégration d’une population, d’un marché et d’un appareil politico-administratif, dans un territoire souverain. On constate alors progressivement l’évolution suivante : il n’y a plus nécessairement adéquation de la culture, de la souveraineté et de l’économie au sein d’une communauté humaine institutionnalisée et territorialisée. L’État national n’est plus la société 434. Il l’est d’autant moins, que les gouvernements chargés de le représenter, se trouvent dans une situation de dépendance financière vis-à-vis des opérateurs multinationaux, excluant la possibilité de contrer les processus de fractures sociales que leur émancipation du marché a précipités. La démarche d’analyse du risque-pays que nous proposons, se doit d’intégrer cette donne. Elle est ainsi le résultat de choix théoriques préalables qui nous semblent indispensables pour apprécier de façon réaliste les contraintes internes et externes auxquelles sont aujourd’hui soumis les pays. Elle doit nous permettre d’apprécier le seuil de tolérance plus ou moins élevé de chaque pays à ces contraintes, ainsi que les fractures induites susceptibles de provoquer de graves perturbations à l’échelon national (crises politiques ou violences sociales) et parfois au niveau international (conflits armés, crises financières, marginalisation et dépendance externe des territoires). 434 Cf. Dubet F., Sociologie de l’expérience, Seuil, Paris, 1994, p.111. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 428 IV - Le renseignement des indicateurs : une illustration Retour au sommaire Comme nous l’avons précédemment indiqué, l’utilisateur peut se servir de la grille de renseignement de deux façons : soit il dispose de temps et n’a aucune contrainte de format ; il décide alors de compléter chaque indicateur de chaque registre du risque-pays. Soit l’utilisateur est limité dans le temps et dans le format de son travail ; il choisit, dans ce cas, de regrouper les informations contenues dans chaque indicateur et en fait une synthèse par thèmes. C’est la deuxième option que nous avons retenue ici, pour les raisons qui suivent : - le travail de renseignement des indicateurs a déjà été éffectué. Dans la mesure où l’application de la méthode d’analyse que nous proposons se fait sur un pays précis (cf. chapitre 6), les informations ont été rassemblées dans un document intitulé : Base de connaissances sur le Viêt Nam. L’ensemble se consulte comme un dictionnaire (t1 : A-H, t2 : P-Z), dont les 30 rubriques renseignent la plupart des indicateurs retenus 435. La construction et l’actualisation de cette base de connaissances ont été faites à partir des sources présentées dans la deuxième sous-partie de ce chapitre, et à partir d’ouvrages de référence sur le Viêt Nam 436. - pour respecter nos contraintes de format de thèse, pour éviter au lecteur l’impression de lire un ouvrage de recherche sur le Viêt Nam, 435 Sionneau B., (2 Tomes : 385 pages), 1994. Les 30 rubriques sont les suivantes : Armée, Climat, Contestation, Délinquance, Économie, Éducation, Électricité, Emploi, Entreprises Publiques, Environnement, Francophonie, Frontières, Grèves, Histoire, Parti Communiste, Ponts, Relations Internationales, Réseau aérien, Réseau de chemin de fer, Réseau fluvial, Réseau routier, Santé, Segmentation sociale, Technologie, Télécommunications, Territoire, Transports, Universités et Recherche, Zones Économiques Spéciales (ZES). 436 Le lecteur trouvera les références des ouvrages dans la bibliographie thématique. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 429 et pour illustrer la manière de présenter de façon synthétique l’information contenue dans les différents registres du risque-pays, nous procéderons de la façon suivante : le doctorat dans lequel se fait cette thèse appartenant au département d’Economie et de Gestion du CNAM - nous livrerons une présentation synthétique des thèmes abordés dans les différentes sections du registre consacré aux « indicateurs des risques de marché ». L’actualisation des données se fera à partir des différents produits distribués par Economist Intelligence Unit (EIU) dont le lecteur trouvera le détail dans la section II de ce chapitre consacrée aux sources d’information. La présentation, au chapitre 6 (application de la méthode) des variables retenues pour l’analyse structurelle, sera l’occasion de donner au lecteur de l’information sur le reste des dimensions (politiques, techniques, idéelles, sociétales) du risque-pays au Viêt Nam. Les indicateurs des risques de marché : une illustration de renseignement synthétique appliquée au Viêt Nam Il nous a semblé nécessaire d’introduire ce propos sur la situation économique et financière du Viêt Nam, par un rappel consacré, de façon paradoxale, à une dimension qui appartient dans notre grille au registre des indicateurs du risque souverain. C’est la dimension relative à l’indicateur intitulé : « contenu et orientations de la politique économique ». La connaissance des objectifs fixés par un gouvernement en la matière est en effet indispensable pour apprécier ses résultats par rapport aux buts qu’il s’est fixés. Les « contenus et orientations de la politique économique » ont été précisés dans la quatrième constitution promulguée en septembre 1992. Le but du gouvernement vietnamien est, selon les termes officiels, de « construire une économie de marché multisectorielle, tout en s’efforçant de renforcer le rôle gestionnaire de l’État dans une perspective socialiste ». Un document intitulé « Programme d’Investissement Public (PIP) 1996-2000 » édité par les services du Premier Ministre en 1996, reste le document le plus complet sur les Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 430 objectifs et la politique économique du gouvernement. Dans ce document, le gouvernement prévoit une croissance annuelle de 9 à 10%, où la croissance de la production industrielle doit atteindre 14%, celle des services 12%, et la croissance agricole 4,5%. Si ces objectifs ont été presque atteints en 1996 et 1997, la crise asiatique a fait depuis réviser au gouvernement vietnamien ses prévisions à la baisse. Ajoutons que les objectifs de croissance fixés en 1996 dans le PIP nécessitaient un investissement de 41 milliards de dollars sur la période, dont 40% devaient être assurés par l’investissement direct étranger. Les champs d’action * Production, services, ressources et infrastructures : les informations livrées dans cette section permettent de dresser un bilan de l’état, des besoins, et des opportunités qu’offrent les sphères de la production et des services d’un pays. Elles donnent également un aperçu de ses ressources naturelles et de ses infrastructures. Les principales composantes de la production au Viêt Nam : entre 1992 et 1996, la croissance annuelle du PIB n’est jamais tombée en dessous de 8%. Plusieurs éléments peuvent cependant contrarier ces perspectives. L’impact de la crise financière régionale tout d’abord. Jusqu’ici, le pays semblait avoir bien résisté. Deux éléments lui permettaient de faire face : des barrières tarifaires qui protégeaient les entreprises publiques 437 ; des entraves à la libre circulation des capitaux. La situation a aujourd’hui évolué et se traduit par une baisse des exportations et de l’investissement direct étranger (cf.infra). L’explication de ces phénomènes n’est toutefois pas entièrement contenue dans la crise financière. Des facteurs internes sont à prendre en considération parmi lesquels l’échec du gouvernement vietnamien à tenir ses engagements dans plusieurs domaines : la réforme des en- 437 Au Viêt Nam, ce sont près de 5700 entreprises publiques qui participent à la vie économique du pays, dont la quasi-totalité appartiennent à l’État. Selon le Ministère des Finances, 50% de ces entreprises ont des comptes déficitaires. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 431 treprises publiques ; la libéralisation du commerce ; l’introduction de mesures favorisant la transparence dans le secteur financier. Ces précisions faites, nous présenterons maintenant les principaux secteurs d’activité. Agriculture : le Viêt Nam, qui pourtant ne consacre à l’agriculture qu’1/5ème de son territoire, reste une société à dominante agricole (le secteur agricole et l’exploitation des ressources forestières emploient 70 % de la population). Le riz est la principale culture, suivie par le café, le caoutchouc, le sucre (ces 3 productions faisant l’objet d’une culture industrielle) et le thé. 80 % de la population vivent dans des zones rurales et près de la moitié des terres cultivables se concentrent autour des deux deltas producteurs de riz : le delta du Fleuve Rouge dans le Nord et le delta du Mékong dans le Sud 438. Parmi les réformes importantes qui ont permis au secteur d’évoluer, on retient le décret n°10 d’Avril 1988 : il met fin au système de collectivisation de l’agriculture, encourage la production familiale, garantit aux exploitations familiales des baux de 15 ans, et amorce l’évolution progressive de l’agriculture vers le marché. Cultures traditionnelles et diversification de la production sont encouragées avec pour résultat : des taux de croissance moyens qui atteignent 4,9 % entre 1991 et 1996 et une situation qui voit le Viêt Nam passer du statut d’importateur net de riz en 1988 à une place de troisième exportateur mondial en 1989, puis de deuxième exportateur mondial en 1996. A partir de 1997, le pays devient également le plus important exportateur de café de la région et le quatrième exportateur mondial. Les exportations agricoles représentent près d’1/3 des produits exportés - près de 50 % (hors prise en compte de produits pétroliers) si les produits de la mer et de la forêt sont inclus - et entre 1993 et 1997, la production agricole a connu une croissance annuelle de 4,4%. En 1991, l’agriculture représentait 41% du PIB, un chiffre qui passait à 26,2% en 1997 (activités forestières et aquicoles inclues) - l’industrialisation du pays étant à l’origine de cette évolution. 438 Ces deux deltas assurent la moitié de la superficie cultivée au moins une fois dans l’année et produisent 56% des vivres du pays. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 432 Produits de l’aquaculture et de la mer : Une façade côtière de plus de 3000 km et un ensemble important de lacs, fleuves, canaux et étendues d’eau, font du Viêt Nam un pays à fort potentiel aquicole. Depuis 1990, l’exploitation de ces ressources reste modeste en termes de résultats : la croissance de la production liée au poisson et à la crevette est de 3,5% par an ; en 1997 cette production atteint 1,1 million de tonnes. Toutefois, les exportations relatives au secteur ont fortement progressé, passant de 239 millions de dollars en 1990, à 651 millions de dollars en 1997 - un résultat qui en fait le quatrième poste d’exportation. Le gouvernement vietnamien s’est fixé comme objectif d’atteindre les 1 milliard de dollars d’ici l’an 2000. L’expansion du secteur a des répercussions sur l’environnement marin côtier et hauturier. A la pointe sud du pays, l’élevage des crevettes met en danger l’équilibre écologique des marais de palétuviers. Dans le même temps, les faibles capacités de pêche hauturière du pays accroissent les prélèvements marins le long des côtes et diminuent les capacités de renouvellement du milieu. Dans le but d’inciter les pêcheurs locaux à accroître leurs activités en haute mer, le gouvernement leur offre des crédits et tente d’attirer des investisseurs étrangers. Fin 1996, on recensait 40 projets investis par des capitaux étrangers, d’un montant de 129 millions de dollars, soit le double du montant comptabilisé l’année précédente. Industrie : entre 1993 et 1997, la production industrielle progresse à un taux annuel moyen de 13,6 %, bien au dessus des 8,9 % de croissance annuelle moyenne du PIB. L’industrie (31.3 % du PIB en 1997) a donc été le principal facteur d’une croissance rapide. L’intention du gouvernement vietnamien est de faire en sorte que le secteur continue de jouer ce rôle de locomotive. Récemment encore (avant que la crise financière en Asie ne fasse sentir ses effets), les projets officiels à l’an 2000 tablaient sur une poursuite d’un taux de croissance estimé entre 14 et 15 %. Deux secteurs, représentant près de 50% de la production industrielle, tirent à eux seuls la croissance : il s’agit de l’agro-alimentaire (26 %) et du pétrole (12 %). L’électricité, la chimie, les matériaux de construction, les machines et la fabrication de vêtements représentent chacun plus de 5 % de la production industrielle et témoignent de l’existence d’une base industriel- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 433 le diversifiée au Viêt Nam. De nouveaux secteurs renforcent la donne : électronique, assemblage de voitures et de motocyclettes. Ils sont le produit d’investissements directs étrangers, mais restent encore faiblement développés. La répartition de la production industrielle et des investissemnts étrangers a rapidement fait apparaître des inégalités territoriales. Conscient du problème, le gouverrnement a, dès 1994, prévu de créer quatre « triangles de croissance industrielle 439 » destinés à rééquilibrer le développement économique à l’échelon national. En 1997, la production industrielle assurée par les entreprises entièrement contrôlées par l’État était encore très importante au Viêt Nam. Elle représentait 32% de la production totale assurée par 346 000 personnes, soit à peu près le même nombre qu’en 1990. La production de ces firmes s’est fortement améliorée depuis 1990, gagnant 16% chaque année. Mais ce sont les entreprises investies par le capital étranger (entreprises mixtes et à 100% capitaux étrangers) qui, dans le secteur de l’industrie, ont connu la croissance la plus rapide. Entre 1995 et 1997, leur production a cru de 21% annuellement et représentait 29% de la production industrielle totale. Construction : avec une croissance annuelle moyenne de 15,3% entre 1990 et 1995, le secteur de la construction représente 7% du PIB en 1997 (contre 4% en 1991) et a enregistré une progression supérieu439 Ils sont aujourd'hui prévus pour accueillir des besoins d'investissement dont le gouvernement vietnamien a chiffré le montant à 40 milliards de dollars d'ici l'an 2000 (moitié investissement domestique et moitié investissement étranger). Ces triangles, destinés à animer simultanément les 3 Bô (Bâc Bô, Trung Bô et Nam Bo) - selon le modèle de tripartition territoriale adopté après la révolution d'Août 1945 (modèle régional qui n'a aucune existence institutionnelle) se répartiront comme suit : un au Nord : il englobera Hanoï, Haïphong et Quang-Ninh et devrait être "tiré" par la Corée du Sud et HongKong" ; un au Centre : il s'étendra de Danang à Hué et devrait être "tiré" par la Malaisie et la Thaïlande ; deux au Sud : l'un (le plus importante) s'étendra de Dalat à Vung-Tau, en passant par Phan-Thiet et la mégalopole Saïgon Bien-Hoa et devrait être "tiré" par Taïwan et Singapour ; l'autre devrait réunir My-Tho et Can-Tho ; Ces 4 zones de forte croissance industrielle sont destinées à regrouper sur leur territoire : des zones des production pour l'exportation (Zones économiques spéciales), des zones industrielles centralisées, des centres de recherche scientifiques et techniques, des ports et des aéroports aux normes internationales. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 434 re à celle de l’industrie. L’influence soviétique est encore visible aujourd’hui à travers un petit nombre de projets gigantesques comme la fabrique de ciment de Bim Son ou la centrale hydroélectrique de Hoah Binh. Ces projets absorbent toujours une proportion importante du budget d’investissement de l’État vietnamien. Dans les zones urbaines, beaucoup reste à faire. Le parc immobilier important qui date de la présence française et américaine est surpeuplé et très endommagé, tandis que les grands ensembles conçus sur le modèle des pays de l’Est autour de Hanoi sont de mauvaise qualité. Les destructions d’habitations causées par la guerre, en même temps qu’une urbanisation rapide et un faible investissement ont réduit l’espace habitable moyen à Hanoi à 3m² par habitant et à 5m² à Ho Chi Minh Ville. Le rôle joué par l’État dans la construction d’immeubles d’habitation est en baisse. Entre 1986 et 1990, le gouvernement avait fait bâtir environ 173000m² par an, un chiffre qui diminuait de moitié entre 1991 et 1993, pour atteindre 86500m². Dans le même temps, le capital privé prenait la relève, enregistrant à partir de 1992 une progression de 22 fois supérieure aux sommes investies par l’État. Parmi les projets d’investissement très prisés par les étrangers on peut noter, outre les réalisations dans l’hôtellerie, les immeubles de bureaux et les ensembles résidentiels, un intérêt marqué pour les zones industrielles ou les zones d’assemblage et de transformation des produits pour l’exportation 440. Services : à la fin des années 1980, c’est le secteur qui connaît la plus forte expansion, dépassant l’agriculture et l’industrie. Depuis 1990, il s’est développé au même rythme que le PIB dont il représente 42.5 % en 1997 (tous services confondus). La déréglementation du commerce domestique et international explique ce résultat. Banque, finance, assurance et logement comptent parmi les activités qui ont connu la plus forte croissance. En sus du développement des télécommunications, services postaux et transports qui seront évoqués 440 En septembre 1997, il y avait 34 zones de ce type sur le territoire vietnamien. Elles représentaient 4,2 milliards de dollars d’engagements en matière d’investissement, soit 14% de la totalité des engagements de ce type. Malgré l’attrait marqué par les investisseurs pour la réalisation de ces zones, à la mi1997, seulement 11% des terrains disponibles avaient été loués par des entreprises. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 435 plus loin, l’entrée progressive du Viêt Nam dans l’économie de marché a rendu nécessaire le recours à des sociétés de conseil permettant aux entrepreneur locaux et étrangers de coopérer. Jusqu’à présent, l’investissement direct étranger au Viêt Nam se faisait prioritairement par l’intermédiaire d’entreprises publiques appartenant à différents ministères et comités populaires. L’attrait de ces entreprises est aujourd’hui moindre pour deux raisons : les investisseurs désirant monter un projet à 100% capitaux étrangers ne sont plus obligés de passer par elles ; cabinets d’avocats et d’expertise comptable internationaux, consultants étrangers sont aujourd’hui nombreux à proposer leurs services dans le pays. Quand au secteur du tourisme et de l’hôtellerie, après avoir connu une forte progression jusqu’en 1996 (il devient alors le quatrième poste pourvoyeur de devises), il enregistre aujourd’hui une diminution de son activité due à plusieurs facteurs : l’impact de la crise financière régionale ; le coût élevé du séjour (billets d’avion, visas) ; la faible diversification des activités touristiques, malgré l’aménagement d’une dizaine de destinations privilégiées 441 ; les complexes résidentiels drainent une partie de la clientèle d’affaire qui séjournait dans les hôtels de luxe. Énergie et ressources du sous-sol : le Viêt Nam dispose d’un potentiel énergétique considérable dont il n’a pas les moyens d’exploiter les ressources commercialisables (pétrole, gaz, électricité, charbon) sans l’assistance de technologies et de capitaux étrangers. Résultat : la consommation d’énergie commercialisée est très faible. En 1996, elle atteignait l’équivalent de 8,7 millions de tonnes de pétrole, soit 113 kg/hab, l’un des plus faibles taux de consommation d’énergie au monde et un révélateur de la pauvreté du pays. - pétrole et gaz : Le Viêt Nam est le quatrième producteur de pétrole brut en Asie du sud-est, derrière l'Indonésie, la Malaisie et le sultanat de Brunei. Ce brut - que le Viêt Nam est obligé de faire raffiner pour la plus grande partie à Singapour et au Japon - constitue aujourd’hui l’une des principales exportations du pays (1,35 milliard de 441 Hanoi, Quang Ninh, Thua Thien-Hue, Quang Nam-Danang, Khanh Hoa, Lam Dong, Ba Ria-Vung Tau, Ho Chi Minh City, Can Tho. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 436 dollars en 1996). Dans le même temps, le pays est importateur de produits pétroliers (1,08 milliard de dollars en 1996). Jusqu’à aujourd’hui, ce sont deux gisements, situés au large des côtes du sudVietnam (Ba Ria-Vung Tau) qui, sous l’autorité de la compagnie d’État PetroVietnam 442, ont assuré l’essentiel de la production annuelle (9,8 millions de tonnes en 1997). Trois quart de la production (150 000 barils quotidiens) proviennent de Bach Ho et 20% de Dai Hung 443. L’intérêt des grandes compagnies pour le pétrole vietnamien tend cependant à s’émousser. Les opérations de forage offshore, entreprises au sud dans les bassins du Mékong et de Con Son et au nord dans le Golfe du Tonkin, n’ont pas donné les résultats escomptés. En outre, le coût élevé de l’extraction du pétrole (comme du gaz) dont les réserves sont estimées à 5 ou 6 milliards de tonnes, tend à les décourager. Dans ce contexte, l’objectif fixé par le gouvernement d’une production annuelle de 20 millions de tonnes d’ici l’an 200, apparaît assez peu réaliste. Un autre handicap reste la faible capacité de raffinage du pays (800 barils par jour) assuré à Cat Nai près de HCMV 444. Les perspectives d’évolution du gaz vietnamien semblent être meilleures que celles du pétrole brut. Les réserves potentielles du pays sont estimées à 600 milliards de m3, soit à peu près l’équivalent de celles de l’Australie. Depuis Avril 1995, un oléoduc de 125 km relie Bach Ho à une centrale électrique près de Vung Tau est entré en service. Cette centrale génère une production de 475 mw (7% du total du pays) et dessert Ba Ria et Phu My. Des projets plus ambitieux concernant la construction d’un réseau d’oléoducs et de terminaux 442 Cette compagnie d’État contrôle la totalité du secteur pétrolier. À l’instar de ce qui est fait en Indonésie et en Malaisie, elle distribue des zones de prospection sous forme de contrats de partage de production. 443 En 1992, les réserves de Dai Hung étaient estimées à 800 millions de barils, alors qu’aujourd’hui elles sont évaluées à 100 millions. 444 Le gouvernement s’accroche à un projet de création de raffinerie dans le centre du pays. Le choix de Dung Quat est destiné à stimuler le développement économique dans l’une des provinces les plus pauvres du pays. Mais il pose des problèmes de coûts (1,3 milliard de dollars) liés à plusieurs facteurs : la distance avec les sources de pétrole brut (970 kms au nord de Vung Tau) et les marchés de produits raffinés ; l’absence de port pouvant absorber le trafic de navires lié à l’industrie pétrolière ; la construction nécessaire d’une digue pour protéger le port en raison de l’ouverture de la zone à la mer et de son exposition à des vents très forts. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 437 ont, jusqu’ici, échoué. La raison provient d’une divergence de vues entre la compagnie d’État Petrovietnam et les compagnies étrangères sur la tarification et l’utilisation du gaz. - électricité et énergie nucléaire : dans les années 1980, le secteur de l’électricité a reçu, au Viêt Nam, une partie importante de l’investissement public et entre 1985 et 1992, la production a régulièrement augmenté de 10% chaque année. Malgré ces résultats, la production d’électricité, assurée par trois compagnies d’État 445, reste faible : en 1997, elle était de 254 kw par hab au Viêt Nam, soit environ la moitié de la production indonésienne, 1/6ème de celle de la Thaïlande, mais le double de celle du Bangladesh. Les principales centrales qui alimentent le pays sont les suivantes : dans le nord, la centrale thermique de Pha Lai (440 mw) et la centrale hydroélectrique de Hoa Binh (1920 mw) qui fournit la moitié de l’électricité du pays ; dans le sud, la centrale hydroélectrique de Tri An (400 mw). Les trois grandes régions (Nord, Centre et Sud) et les provinces du pays sont inégalement desservies en électricité. Des équipements hétérogènes, hérités de la présence française, américaine et soviétique et une configuration du relief bien particulière, sont l’une des explications. Dans le sud, d’autres problèmes se posent. Pendant la saison sèche et chaude, le niveau général des cours d'eau baisse et avec lui la production d'énergie. Les coupures électriques handicapent les industries et la pénurie de courant s'accentue alors que la saison progresse. Grâce à la mise en service le 27 Mai 1994 de la ligne à haute tension de 500 kV, le Nord du pays peut transférer au Sud son surplus d'énergie électrique. Mais le mauvais état du réseau général de distribution, les branchements électriques sauvages, les compteurs trafiqués, les réseaux parallèles handicapent la distribution. Pour traiter ces problèmes majeurs de production et d’acheminement de l’énergie, le gouvernement s’est fixé plusieurs objectifs : faire passer la capacité de production du pays de 6700 mw fin 1996 à 9000 mw en l’an 2000 ; accroître la production de 19,1 milliards de kwh en 1997, à 26 ou 29 milliards de kwh 445 La Compagnie n°1 qui couvre le nord, la Compagnie n°2 qui couvre le sud et la Compagnie n°3 qui couvre le centre. Ces trois compagnies sont placées sous la tutelle du Ministère de l’Énergie, chargé de la gestion de la production, du transport, et de la distribution d’énergie électrique. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 438 d’ici la fin du siècle. Les moyens employés seront les suivants : construction de centrales au gaz dans le sud, auxquelles des centrales à charbon ajouteront leur puissance dans le nord ; expansion modeste de la production d’énergie hydroélectrique. Dans le même temps, le réseau électrique desservant le territoire sera étendu pour atteindre tous les districts et les 4/5ème de tous les villages et communes. Un certain nombre d’entreprises sont intéressées par la construction de centrales sur la base de contrats BOT (Build, Operate, Transfer 446). Mais les discussions avec le gouvernement vietnamien achoppent sur deux écueils : le prix auquel les opérateurs pourront tarifer l’électricité ; le prix auquel le gouvernement leur facturera le pétrole et le charbon nécessaire pour alimenter les centrales. Quant à l’énergie nucléaire, le gouvernement vietnamien conserve, comme projet, son développement à des fins civiles. Reste à savoir s'il s'inscrit dans le schéma de développement du potentiel de production électrique général. Le pays dispose en effet d'un réacteur nucléaire de 500 kw situé à Da Lat, dans la Province de Lam Dong (Centre). Construit en 1956 et financé par les États-Unis, ce réacteur de recherche a été démantelé par les Américains avant leur départ, puis réhabilité avec l'aide de l'URSS. Opérationnel depuis 1983, et mis officiellement en service en Mars 1984, il produit, selon la presse, des isotopes radioactifs à des fins médicales. - charbon : le charbon constitue au Viêt Nam la seconde source d’énergie commercialisée après le pétrole et satisfait environ 1/4 des besoins du pays. La quasi-totalité du charbon extrait est de l’anthracite de première qualité. Les réserves sont estimées à 3,7 milliards de tonnes, dont 3,6 milliards sont situés au nord-est du pays, dans la province de Quang Ninh, le reste dans le bassin de Thai Nguyen (province voisine de Bac Thai). Les réserves prouvées, quant à elles, se montent à 1,5 milliard de tonnes. Il existe de vastes dépôts de lignite qui sont encore inexploités dans le delta du fleuve rouge. Quant aux réserves totales de charbon (tous types confondus), elles sont évaluées entre 20 et 30 milliards de tonnes. En 1988, la production annuelle de charbon 446 Ce type de contrat, signé entre des investisseurs étrangers et un organisme d’État habilité, porte sur la construction et l’exploitation commerciale de grands projets d’infrastructure : ports, réseaux ferrés, aéroports, centrales électriques, etc. À l’échéance du contrat, l’ouvrage est remis à l’État, sans aucune compensation. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 439 atteignait 6,9 milliards de tonnes, un chiffre qui a diminué dans les années suivantes, pour plusieurs raisons : les difficultés associées à l’introduction d’une économie de marché, l’ancienneté des équipements de production et de transport, la concurrence de la production d’électricité d’origine hydraulique, une chute de la consommation domestique en faveur de l’électricité. Depuis, la production s’est bien redressée. Elle a atteint 10,6 millions de tonnes en 1997 (alors qu’elle n’atteignait que 5,9 millions de tonnes en 1993) dont 3,8 millions de tonnes ont été exportées vers les NPI d’Asie orientale, le reste étant utilisé pour produire de l’électricité ; le gouvernement s’est fixé un objectif de production de 10 millions de tonnes d’ici l’an 2000. - minerais : aucune information n’est disponible sur le potentiel exact de l’ensemble des ressources minières du Viêt Nam, mais l’idée répandue est qu’il est important. Jusqu’ici l’exploitation s’est faite essentiellement dans le nord. L’extraction n’y est pas bien réglementée, et pourtant c’est là où se concentrent les mines de pierres précieuses, d’or et de charbon. C’est en effet dans cette région que des quantités suffisantes pour être commercialisées, de minerai de fer, d’apatite, de chromite, de rubis et d’or sont extraits. Les réserves de minerai de fer sont estimées à près de 560 millions de tonnes. Des recherches poussées ont permis de révéler que la mine de Thach Ke, dont le potentiel de minerai de fer était évalué à 500 million de tonnes, est en fait moins important que prévu. Non seulement ses réserves sont estimées à 300 millions de tonnes, mais la concentration de zinc dans le fer est trop élevée pour faire de la métallurgie dans les hauts fourneaux. Le résultat, c’est que l’exploitation de cette mine n’est pas rentable. Les réserves d’apatite (une source de phosphore utilisée dans la fabrication des engrais) sont, elles, évaluées à environ 1 milliard de tonnes. Ce sont les soviétiques qui en ont développé l’exploitation au Viêt Nam. Aujourd’hui, la production, localisée à Lao Cai et Viêt Tri, atteint un volume annuel de 470000 tonnes. Le Viêt Nam possède également des réserves de manganèse et de minerai de titane, des réserves de bauxite, étain, cuivre, zinc, plomb, nickel, graphite et mica. Les réserves de Bauxite, estimées à 4,2 milliards de tonnes, se situent dans les montagnes du nord et dans la province de Lam Dong dans le sud. Quant au cuivre, dont les réserves sont évaluées à près de 600 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 440 000 tonnes, il n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune exploitation systématique. Télécommunications : considérées comme l’une des clés destinées à assurer la réussite du « doi moi 447 », les télécommunications sont l’une des priorités du gouvernement vietnamien. Au milieu de l’année 1997, il y avait 1,4 million de lignes téléphoniques installées au Viêt Nam. Ce chiffre correspondait à 1 téléphone pour 55 personnes. C’est encore une très faible densité selon les normes internationales. Mais cette donnée ne doit pas occulter la rapidité avec laquelle les lignes ont été installées ces dernières années. Pour en juger, il suffit de préciser qu’en 1991 il n’avait qu’1 téléphone pour 560 personnes. L’objectif du gouvernement est de porter, d’ici l’an 2000, le nombre de lignes téléphoniques à 2 millions et le nombre de téléphones à 1 unité pour 40 personnes. Le coût de l’opération est évalué à 1,2 milliard de dollars. Les progrès réalisés par le Viêt Nam en matière de télécommunications ont pu être accomplis grâce à deux facteurs : la mobilisation de diverses sources internationales de financement (lignes de crédit, prêts bonifiés, investissement direct, etc.) ; l’implication de nombreux opérateurs étrangers. Les anciens appareils téléphoniques du bloc soviétique et des pays de l’est ont ainsi été remplacés par la toute dernière technologie fournie par des compagnies comme Ericsson, Marconi, Alcatel et Siemens. En 1987, l’australien Telstra installait une parabole satellite à HCMV, créant une liaison nouvelle vers le monde par l’intermédiaire du système Intelsat (une autre a, depuis, été installée à Hanoi). Auparavant, les appels internationaux devaient passer par le système Intersputnik via l’Europe de l’est. En 1993, le Viêt Nam, avec l’aide de grandes entreprises comme Telstra et Lucky Goldstar (Corée du Sud), procédait à l’automatisation et la numérisation de son réseau téléphonique national, installant de la fibre optique et des systèmes de liaison hertzienne. Dans le même temps, Alcatel (France) et Siemens (Allemagne) fournissaient des centraux téléphoniques numériques à Hanoi, HCMV et dans les grandes villes de province. Le marché des réseaux de transmission de données (accès à Internet, aux messageries électroniques, 447 Politique de rénovation économique lancée par le gouvernement vietnamien en 1986. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 441 aux bases de données) ainsi que celui du téléphone mobile, connaissent également un fort développement dans le pays. Le résultat, c’est pour le Viêt Nam une meilleure insertion dans les réseaux de communication internationaux. En 1996, les autorités mettaient en service une première liaison internationale par fibre optique. Vers la fin 1997, il y avait presque 100 000 utilisateurs de téléphones mobiles dont 4/5ème environ utilisaient Mobiphone, une technologie, partagée au sein d’une entreprise mixte, par les Postes et Télécommunications vietnamiennes et le suédois Comwik. Et en 1998, un service internet était disponible à Hanoi et HCMV (il est toutefois difficile à souscrire, reste cher et très réglementé - l’objectif étant, pour le gouvernement, de filtrer l’information rentrant dans le pays). Comme il est possible de le constater, le développement des télécommunications au Viêt Nam est réel. Toutefois, des moyens financiers et technologiques limités, et un désir, de la part des dirigeants nationaux d’aller vite, sans tenir compte de la nécessité d’avoir un réseau intégré constituent un handicap. Non seulement le manque de standardisation des équipements posent de sérieux problèmes techniques à l’opérateur vietnamien national ; mais il lui sera difficile, sinon impossible, d’obtenir de l’information détaillée sur tous les systèmes pour en assurer la maintenance en se passant des fournisseurs. Le Viêt Nam dépendra donc des différents fabriquants pour obtenir des pièces détachées dont il ne maîtrisera pas les coûts ; en outre, il aura des difficultés à former des personnels spécialisés sur les différents systèmes. Infrastructures de transports et de communications : trente années de guerre, de faibles moyens d’investissement et une croissance trop rapide, ont laissé des traces au niveau des routes, canaux, ponts, et autres voies de communication du Viêt Nam. Avant d’en dresser un inventaire, il semble important - pour saisir l’enjeu stratégique que représente leur développement - de faire quelques précisions sur la configuration particulière du territoire et son évolution politique au cours de l’histoire récente. - le territoire : il s’allonge sur près de 2000 km du nord au sud et sa largeur, qui atteint 600km dans la partie englobant le delta du Fleuve Rouge au nord et 200 km au sud dans le delta du Mékong, se réduit Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 442 à 50 km dans sa partie centrale. Les deux deltas vietnamiens, véritables greniers à riz du pays, sont également spécialisés dans des productions complémentaires. Ils sont reliés entre eux par une série de petites plaines côtières où se jettent les rivières nées de la chaîne annamitique - cette dernière constituant l’épine dorsale du pays. L'étroitesse de cet alignement de petites plaines côtières faiblement développées sur le plan économique et reliant entre elles les deux gros deltas, fait ressembler l'ensemble à deux paniers de riz portés aux extrémités d'une palanche, mode de transport traditionnel vietnamien. Ces deux deltas, où se concentrent la population vietnamienne 448, ne constituent qu’un quart de la surface totale du pays (329 566 km²). Le reste du territoire est composé de plateaux et de montagnes peu utilisables au niveau agricole. Cette bipartition naturelle du territoire - où le Centre joue le rôle d’un cordon fragile entre les deux deltas - est renforcée par les héritages de l’histoire. Au 17ème siècle comme durant la période postcoloniale entre 1945 et 1975, le Viêt Nam s’est organisé selon un modèle de bipartition autour du 17ème parallèle (fleuves Song Gianh et Ben Hai). Il demeure aujourd’hui encore (sur les plans politique et économique) des traces de ce modèle qui a opposé, dans une lutte fratricide, la République Démocratique du Viêt Nam au nord et la République du Viêt Nam au sud. Le Nord, dispose ainsi des principales ressources minières (fer et charbon) et a développé un modèle économique de type socialiste à planification centralisée. Centré sur l’industrie lourde, il a articulé ses échanges avec les pays de l’exCOMECON. Ses infrastructures, qui ont beaucoup souffert des bombardements sont vétustes et peu adaptées aux besoins d’aujourd’hui. Quant au Sud, il possède une base agricole solide, orientée vers l’exportation (riz, cultures industrielles, produits de la mer), de même qu’une industrie légère qui permet de valoriser ces atouts à la fois au niveau national et international. Il bénéficie en outre des principales ressources pétrolières exploitées, d’infrastructures modernisées pendant la présence américaine, et d’un savoir-faire en matière de gestion d’une économie de marché. En matière d’infrastructures de transport et de communication, l’enjeu, pour le gouvernement vietnamien, est ainsi de densifier les moyens d’échanges entre ces grands ensembles 448 En 1997, cette population était estimée officiellement à 76,7 millions d’habitants, soit une croissance de 1,8% par rapport à 1996. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 443 territoriaux, d’irriguer et d’intégrer les zones les plus reculées, afin d’éviter un éclatement du territoire. - routes : le réseau routier vietnamien est assez bien développé par raport à ses voisins. En termes de densité, le Viet-Nam, avec 0.32 km par km², est devant la Thaïlande (0.20) et la Malaysia (0.25), mais derrière les Philippines (0.54). Une étude de cette densité routière, permet d’identifier deux réseaux, centrés sur les deux capitales. Celui du Nord est le plus étendu ; il englobe le delta avec de fortes densités le long de la côte, la Moyenne Région, à l'exception d' Hâ Son Binh, et les collines du nord-est qui assurent la liaison avec la Chine du Sud ; la vallée du Fleuve rouge et les provinces du Centre septentrional lui sont aussi rattachées, mais les densités y sont déjà plus faibles. Le second réseau recouvre tout le Sud, à l'exception de la plaine occidentale très marécageuse. Bien que HCMV soit située à l'articulation des axes desservant le delta du Mékong, les plateaux, le centre côtier et le Cambodge, elle ne jouit pas des plus fortes densités comme Hanoi. On les trouve dans les parties du delta les plus favorables à la circulation terrestre. Lorsque l’on observe l’état général du réseau, une remarque s’impose : les routes au Viêt Nam sont anciennes et ont été en partie bombardées ou sabotées durant les années de guerre. Bien que 40% du trafic de marchandise se fassent par la route, les efforts de reconstruction ont, faute de moyens suffisants, été limités et la maintenance a souvent été inadéquate. Selon les autorités vietnamiennes, seulement 7.1% des 11.000 km de routes répondent à des critères de circulation normale et environ 47% sont de très mauvaise qualité. À ce sujet, on peut faire une différence entre le Nord et le Sud où pendant les années de guerre, les Américains ont massivement investi dans les infrastructures routières. 58% du réseau routier du nord Viêt Nam sont en mauvais état, contre seulement 18% dans le sud. Les routes du pays ne sont pas assez larges pour les transports modernes : il n'y a que 3500 km de routes qui ont plus de 7 mètres de largeur. Les routes bitumées ne représentent qu'1/3 du réseau et les camions de 40 tonnes déteriorent leur revêtement. Une autre difficulté du transport vietnamien provient du fait que le pays est traversé par plus de 2000 rivières et cours d’eau et qu’un grand nombre de ponts et d’appontements de bacs composent le système routier national. Au niveau du seul système routier national, il y existe 35 appontements de Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 444 bacs et 2777 ponts, d'une longueur totale de 83000 mètres. La moitié des ponts a été construite il ya plus de 50 ans. Environ 220 ponts ne peuvent supporter de poids maximum dépassant 13 tonnes. En outre, lors de la saison des moussons, les routes secondaires sont inondées dans certaines parties du territoire, coupant de larges portions du pays du réseau national. Et, aujourd’hui encore, ce sont 8 districts, et entre 700 et 800 communes, qui ne sont toujours pas accessibles par la route, bien que certaines le soient par voie fluviale. Les autorités du Viêt Nam ont identifié comme investissements prioritaires les axes routiers suivants (artères économiques) : des portions importantes de l’autoroute principale nord-sud (autoroute 1A), l’axe Hanoi-Haiphong (autoroute n°5), et le réseau reliant HCMV et Vung Tau (autoroute n°51). - réseau ferroviaire : son étude fait apparaître une dissymétrie par rapport au réseau routier, puisqu'il est totalement absent de la plus grande partie du Sud (delta du Mékong et plaine occidentale). Il se compose d'abord d'une section linéaire qui relie les deux capitales en traversant toutes les plaines littorales du Centre. Au nord, cet axe principal s'articule à un réseau rayonnant comme le réseau routier : deux branches suivent le fleuve rouge vers le Yunnan en amont et vers Haiphong en aval ; une troisième assure la liaison avec la Chine du Sud par Lang Son. Le réseau de chemin de fer comprend six grands voies uniques qui représentent une longueur de 3260 km. Les principales liaisons sont : Hanoi - HCMV : (1730 km), Hanoi - Haiphong (102 kms), Hanoi - Muc Quan (176 km), Hanoi - Than Hoa (160 km), Hanoi - Lao Cai (295 km), Dong Anh - Thai Nguyen. À la fin de la guerre, les chemins de fer étaient en très mauvais état et des dommages supplémentaires ont été causés par l'invasion chinoise de 1979. La ligne de chemin de fer Hanoi-HCMV (voie unique, voie métrique) longue de 1700 km a été rétablie en 1977, après la guerre, sur toute sa longueur ; mais il a fallu construire 457 ponts, en réparer 250 autres. Depuis le rétablissement des relations avec la Chine en Novembre 1991, les lignes près de Lang Son et entre Lao Cai et Pho Lu ont été réhabilitées, puis en 1996, elles ont été rouvertes, autorisant de nouveau les échanges entre les deux pays. Jusqu’en 1994, en raison de la non-coordination des projets d'aide existant depuis des années, on dénombrait pas moins de trois largeurs de voie ferrée sur les lignes sui- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 445 vantes : Hanoi-Haiphong, Hanoi-Quang Ninh, Hanoi-Ho Chi Minh Ville. Le gouvernement a donc fixé la norme sur l'écartement des rails pour les nouvelles voies, à 1 mètre. À l’heure actuelle, l'entreprise de réhabilitation et de normalisation se poursuit, mais il reste beaucoup à faire. La durée du trajet de 1730 km entre Hanoi et HCMV est passé de 72 heures à 40 heures. Le stock existant de 416 locomotives provient de 15 pays différents ; environ 348 d’entre elles sont en état de marche, 90 ont plus de 30 ans et 27 fonctionnent encore à la vapeur. Une étude réalisée par le Japon a chiffré à 862 millions de dollars les besoins en investissement du Viêt Nam pour la modernisation de son réseau ferroviaire. Les efforts consentis dans le domaine privilégieront, pour les années qui viennent, les axes Hanoi-HCMV et HanoiLao Cai. - fleuves et canaux : avec un réseau fluvial interne de 9000 km (fleuves, rivières et canaux), dont 6000 km sont navigables en permanence, le Viêt Nam a l'un des systèmes fluviaux les plus importants du monde. Cette caractéristique lui vaut d’ailleurs de figurer parmi les sociétés « hydrauliques » de l’Asie des moussons, tant les problèmes de maîtrise de l’eau ont d’importance. Aujourd’hui, quatre districts et presque 500 villages dans le Sud du pays, ne sont encore accessibles que par voie d’eau. Deux systèmes fluviaux jouent au Viêt Nam un rôle particulièrement important en matière de transport : le Mékong antérieur (Tien Giang), relié par canaux à HCMV offre une densité de voies navigables beaucoup plus grande que le Mékong postérieur (Hau Giang) ; les Vam Co, la rivière de Saigon, le Dong Nai, prolongent ce premier réseau vers le Nord ainsi que des canaux vers la plaine occidentale. Hanoi se situe au contraire à la tête du delta du Fleuve Rouge et est relié par un canal au Sông Thai Binh qui se divise ensuite en deux bras. La densité des voies navigables y augmente en se rapprochant des embouchures. Le Sông Da et le Fleuve Rouge étendent ce second réseau vers l'amont du delta. Au Centre, le cabotage domine, car seuls le Sông Ma et le Sông Ca sont navigables. Dans ce paysage fluvial, le tonnage de fret transporté sur le Fleuve Rouge et ses affluents (2500 km), ainsi que sur le Mékong, ses affluents et canaux (4500 km) - est supérieur au tonnage de fret transporté par le rail ou par cabotage. Le transport par voie d’eau se classe tout de suite après la route par le volume de marchandises transportées ; il a un Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 446 avantage comparatif substantiel en termes de coût d’exploitation : le coût de revient tonne/km est le tiers environ de celui de la route et la moitié de celui du rail. Malgré ces avantages, le volume de fret transporté par voie fluviale n’a pas enregistré de hausse très significative. En 1986, ce volume était de 16,4 millions de tonnes et en 1989 il chutait à 13,2 millions de tonnes pour atteindre 22 millions de tonnes en 1996. Cette évolution poussive s’explique par plusieurs facteurs : chaque année ce sont seulement 40% des canaux et cours d’eau qui font l’objet d’un dragage ; résultat : le reste des cours d’eau s’envase progressivement et devient de moins en moins navigable. En 1994, l’autorité chargée de développer le réseau fluvial estimait que le budget nécessaire à son entretien (achat d’équipement, amélioration des ports, dragage des rivières) s’élevait à 26 millions de dollars par an. D’autres éléments expliquent les faibles résultats du fret par voie d’eau : le vieillissement de la flotte marchande (608 navires, 589000 tonnes) dont les navires sont souvent trop petits ou insuffisamment équipés pour être efficaces ; les variations importantes du niveau des cours d’eau en fonction des saisons. - ports : il existe au Viêt Nam 7 grands ports (dont 5 sont spécialisés dans le pétrole et le charbon). Ces ports sont les suivants : Cai Lan, Hai Phong, Saigon, Da Nang, Hon Gai, Quy Non et Nha Trang. Les ports ont, depuis ces dernières années, fait l’objet d’une attention particulière de la part des autorités vietnamiennes. Alors que le volume du commerce extérieur du pays augmentait en moyenne de 25% par an dans les années 1990, l’activité portuaire ne suivait pas le mouvement, limitée par des problèmes d’envasement et d’équipements obsolètes, ainsi que par des capacités limitées de déchargement, d’accueil et de stockage. Malgré les limites que les principaux ports ont, dans un premier temps, posées à l’expansion économique, ils ont connu pour certains une progression de leur activité : le port de Saigon est passé de 1,9 millions de tonnes en 1984, à 3,1 millions de tonnes en 1988, pour atteindre 5 millions de tonnes en 1992 et 6,4 millions en 1994, soit un résultat plus élevé que sa capacité maximale d’activité prévue à 5 millions de tonnes. Quant au port d’Hai Phong, il a enregistré dans les premiers mois de 1995 un volume d’activité de 3,85 millions de tonnes, alors que sa capacité d’accueil n’était que de 3,2 millions de tonnes. Le résultat de cette préoccupation des autorités Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 447 pour l’activité portuaire, c’est qu’aujourd’hui les ports ne constituent plus de goulot d’étranglement au Viêt Nam. Leur amélioration a permis au pays d’accueillir 10,3 millions de tonnes de fret en 1997, alors qu’ils n’en accueillaient que 4,5 millions en 1993. Parmi les grands projets en réalisation ou en projet : le port de Can Tho à l’embouchure du Mékong a fait l’objet d’un dragage et peut maintenant accueillir des navires de 10000 tonnes. Quant au port de Saigon, il doit recevoir un financement de 30 à 40 millions de dollars de la part de la Banque Asiatique de Développement qui lui permettra de quadrupler ses capacités de chargement des navires et d’informatiser ses opérations. - transport aérien : c’est un secteur qui, dans les années 1990, a connu un développement important. Une compagnie nationale, Vietnam Airlines, assure depuis 1989 des liaisons entre 16 destinations intérieures et une vingtaine de destinations internationales. En Février 1997, la compagnie faisait l’acquisition de deux nouveaux Airbus A320, portant le nombre de ces appareils à dix. Deux nouveaux Fokker s’ajoutaient le même mois à une flotte qui compte aujourd’hui vingt deux appareils : quatre Boeing B767-300, dix Airbus A320, deux Fokker 70 et six ATR 72. Malgré l’augmentation de ses tarifs, la compagnie perd de l’argent sur ses lignes domestiques qui représentent 60% de son activité. L’encadrement des prix des tarifs intérieurs par le gouvernement n’a rien arrangé, pas plus que la dépréciation du dong (la monnaie vietnamienne). Elle fait envisager à Vietnam Airlines une hausse de 22% du prix des billets sur la ligne Hanoi-HCMV et la fermeture de lignes intérieures ou internationales qui ne sont pas rentables. Le nouveau tarif (84,70$) pour un aller-simple, ne couvrira cependant qu’environ 80% du coût de ce vol. Fin 1998, une quinzaine de compagnies étrangères avaient inclus Hanoi, Da Nang ou HCMV dans leurs destinations. Mais la crise financière asiatique, les coûts élevés d’opération au Viêt Nam et les limites de l’organisation du tourisme dans le pays (cf.supra) ont convaincu certaines grandes compagnies de se retirer. KLM a mis un terme à ses vols entre l’Europe et HCMV tout comme Garuda et Emirate Airlines. Air France affiche pourtant un certain optimisme quant aux perspectives d’avenir, mais n’hésite pas à critiquer sévèrement les coûts des aéroports vietnamiens, affirmant qu’ils sont les plus chers en Asie par rapport aux services qu’ils offrent. De fait, les besoins du pays en matière Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 448 d’extension et de modernisation des infrastructures aéroportuaires sont immenses. Il existe à l’heure actuelle 313 aéroports au Viêt Nam dont 54 ont besoin, soit d’être restaurés, soit d’être reconstruits. Le Ministère des Transports et des Communications a établi comme priorité la modernisation et l’agrandissement des trois aéroports internationaux du pays : Noi Bai (Hanoi), Da Nang et Tan Son Nhat (HCMV). Sur le long terme, le gouvernement a comme projet de doter chaque grande région de deux aéroports internationaux : Noi Bai et Hai Phong pour le Nord, Da Nang et Chu Lai pour le Sud, Ho Chi Minh Ville et Long Thanh pour le Sud. À ce projet s’ajoute celui d’une acquisition des derniers équipements pour moderniser le système de contrôle aérien du pays. Il implique d’intégrer une vingtaine d’aéroports satellites dans la gestion du trafic intérieur, de se doter des technologies d’information les plus performantes sur la base de transferts de savoir dans ce domaine comme dans celui de la gestion des équipements et des opérations aériennes, et d’installer des systèmes de contrôle radar. L’ensemble du projet est chiffré à 5 ou 6 milliards de dollars, un objectif que la vulnérabilité économique du pays rendra difficile à concrétiser. Les négociations actuelles entre le Viêt Nam et les États-Unis sur l’ouverture du ciel vietnamien n’améliorent pas les choses. Elles ralentissent les perspectives de signature d’un accord qui ouvrirait en grand le marché américain aux exportations vietnamiennes, lui faciliterait son entrée à l’OMC et lui fournirait les devises dont il a besoin pour financer ses projets. Craignant en effet la concurrence des grandes compagnies américaines, les autorités vietnamiennes leur refusent pour l’instant l’accès illimité de leur ciel, ainsi que la possibilité d’embarquer, à partir d’autres pays, des passagers pour le Viêt Nam. * Marché du crédit et marché financier : les informations contenues dans cette section aident les agents économiques à évaluer l’état et les besoins du marché du crédit ; elles permettent également d’apprécier la capacité d’un pays à faire se rencontrer, dans les meilleures conditions, les offres et les demandes de monnaie nationale et de devises sur le marché interbancaire, ainsi que les offres et les demandes de fonds sur le marché des capitaux (satisfaction ou non des besoins de financement et des désirs d’investissement). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 449 Marché du crédit : c’est un marché de taille modeste, puisqu’en 1997, la totalité du crédit disponible ne représentait que 6 milliards de dollars, soit 25% du PIB. Jusqu’en 1988, le système bancaire du Viêt Nam ne comprend que trois banques : la Banque d’État du Viêt Nam (à la fois banque centrale et principale banque commerciale), la Banque du Commerce Extérieur et la Banque pour la Construction et l’Investissement (chargée de l’allocation des ressources budgétaires). La réorganisation du secteur bancaire en juillet 1988 renforce les pouvoirs de la Banque d’État et attribue ses fonctions de banque commerciale à deux nouvelles banques : la Banque du Viêt Nam pour l’Agriculture et la Banque du Viêt Nam pour l’Industrie et le Commerce. En mars 1989, la Banque d’État se voit également confier la mission de gérer les réserves de change du pays. Quant aux banques étrangères, elles profitent également des réformes de 1988. C’est à partir de cette année qu’elles se voient autorisées à ouvir un bureau de représentation au Viêt Nam et c’est un décret de juin 1991qui va leur permettre de créer des filiales et des formules mixtes avec des banques vietnamiennes. À partir de 1992, le système bancaire vietnamien compte ainsi quatre types d’opérateurs sur le marché du crédit : des banques d’État au nombre de 4, la plus importante étant aujourd’hui la Banque du Commerce Extérieur (Vietcombank) qui possède des bureaux de représentation à Paris et Moscou ; il existe également des banques semi-privées à capitaux communs (joint stock banks) : en 1998 il y en avait 52 qui regroupaient des capitaux provenant majoritairement de la communauté chinoise ou des capitaux apportés par des entreprises ou des agences d’État (en 1993 les capitaux de chacune des 31 banques en existence de ce type ne représentaient que 9 millions de dollars) ; des banques à capitaux mixtes (joint venture banks) au nombre de 4 ; et pour finir, une soixante de banques étrangères qui maintiennent au Viêt Nam des bureaux de représentation. Ces structures ne peuvent conclure d’affaires au Viêt Nam mais elles montent avec leurs clients des projets concrétisés par l’intermédiaire de financements offshore. En sus des banques, il existe dans le pays une soixantaine de coopératives de crédit et environ 900 organismes populaires de crédit. - les failles du secteur bancaire : les vietnamiens n’ont pas confiance dans leur système bancaire. En 1995, les dépôts en liquide Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 450 atteignaient seulement 16% du PIB, soit le même niveau qu’en 1991 (le chiffre est de 21% en 1998). Seulement 4% des clients en mesure d’ouvrir un compte, l’avaient fait. Il faut dire que les prêts accordés par les banques d’État sont de très faible qualité et que ces établissements accumulent les mauvaises créances (16,4% du volume total de crédit en 1997). Cela explique la raison pour laquelle les Vietnamiens sont réticents à leur confier plus d’argent. En outre, entre 1/3 et la moitié du crédit consenti aux entreprises d’État est accordé en dollars à des emprunteurs espérant profiter de taux d’intérêts plus faibles sur ce type de prêts. Comme il n’existe pas de système de couverture au Viêt Nam, ces emprunteurs sont très fortement exposés au risque de change. A ces défaillances associées aux banques du secteur d’État, il faut ajouter celles créées par les petites institutions de prêt. En 1990, environ 300 coopératives de crédit s’effondraient, entraînant dans leur chute la faillite de près de 2000 petites entreprises. En juillet 1993 c’était à HCMV tout un réseau de cercles privés de crédit qui en faisait de même. L’opacité entourant la gestion et les opérations de la plupart des établissements de crédit au Viêt Nam laisse planer des doutes sur la stabilité du système bancaire. Plusieurs cas de difficultés de règlements de lettres de crédit, rencontrées en 1997 par des établissements, confirment le diagnostic : c’est tout d’abord Vietcombank (la plus importante banque d’État) qui est incapable d’acquitter 40 millions de dollars dans les délais ; c’est ensuite la banque à capitaux mixtes VP Bank qui en fait autant pour une somme de 2,9 millions de dollars ; c’est quelques mois plus tard la Viet Hoa Bank. Les banques semi-privées à capitaux communs connaissent également des difficultés liées à leur sous-capitalisation et leurs pratiques douteuses (les actionnaires se voyant accorder des prêts en priorité). Selon la Banque d’État, le total des créances bancaires à recouvrer s’élevait en 1998 à 700 millions de dollars contre 1,3 milliard auparavant ; malgré cette amélioration, le montant reste très élevé pour une économie en développement. Un rapport du FMI confirmait, la même année, l’analyse et rappelait aux dirigeants vietnamiens qu’aucune nouvelle tranche de crédit ne serait accordée au pays tant qu’il n’aurait pas modernisé son secteur financier. Les experts du Fond relevaient comme problèmes majeurs : une discrimination en faveur des entreprises publiques, des pratiques comptables insuffisantes, des règles sur les collatéraux qui rendaient impossible toute saisie de biens hypothéqués, le manque de formation et d’expérience des personnels, une supervision inadéquate Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 451 de la part des autorités centrales (application des normes prudentielles internationales). Le résultat, c’est aujourd’hui une inquiétude réelle concernant une aggravation de la situation bancaire relative aux mauvaises créances, alors que l’économie connaît un ralentissement et peut être soumise à de nouveaux chocs externes. - les banques étrangères : l’une des préoccupations de ces établissements sur le marché vietnamien du crédit est de faire face à un manque de capital, accaparé par les banques et les entreprises d’État du pays. Les prêts accordés par les banques étrangères sont, pour la plupart, des prêts pour des opération des négoce à court terme sur des marchandises ou des produits agricoles. Depuis l’entrée de ces banques dans le pays, le gouvernement vietnamien a multiplié les barrières à leurs opérations. En limitant leurs revenus et leur accès à des fonds, l’objectif semblait être d’obliger les clients à s’adresser en priorité aux établissements de crédit vietnamiens. Les banques étrangères ont tout d’abord l’interdiction de garder des réserves de devises supérieures à 15% de leur capitalisation dans le pays, ce qui pour la plupart d’entre elles représente à peu près seulement 2 millions de dollars. Cette limite les handicape pour accumuler suffisamment de fonds et couvrir le remboursement de crédits ou accorder de nouveaux prêts. Les banques étrangères sont également restreintes dans leurs activités de financement de projets en monnaie locale. C’est une directive de la Banque Centrale aux banques locales qui en est à l’origine. Elle leur interdit de vendre des dongs aux banques étrangères. La Banque Centrale a créé en fait un marché de l’échange (swap market) sur lequel les établissements étrangers de crédit peuvent convertir leurs dollars en dongs. Mais ce marché n’opère pas selon les règles traditionnelles. Il ne permet pas à ces établissements de récupérer leurs dollars - une pratique que les autorités vietnamiennes justifient de la façon suivante : elle leur permet d’obliger les banques à se défaire de leurs devises. Dans leurs opérations courantes, les établissements étrangers de crédit achètent des dollars pour leurs clients sur le marché interbancaire au comptant. Ils utilisent pour cela des dongs qui ne sont pas librement convertibles. Un autre problème qui handicape les banques étrangères dans le développement des activités de prêt au Viêt Nam est l’absence de collatéraux. Bien qu’il n’existe pas de propriété privée, les citoyens et les entreprises de ce pays peuvent acquérir des droits d’utilisation Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 452 de la terre. Mais ils ne sont hypothécables qu’auprès de banques vietnamiennes, un facteur qui défavorise les banques étrangères et accroît leurs risques. Marché financier : sur le marché interbancaire de la monnaie nationale, les prêts sont essentiellement accordés par la Banque d’État aux banques commerciales étatiques. Les prêts interbancaires destinés à compenser une pénurie temporaire de capitaux des banques commerciales restent encore restreints. Le marché interbancaire des devises, inauguré en octobre 1994, enregistre un fort ralentissement de ses activités à partir de juillet-août 1997. Malgré les déclarations de la Banque Centrale selon lesquelles le dong (qui n’est pas une monnaie librement convertible - cf.supra), est une monnaie stable et les réserves de change du pays sont suffisantes, les banques et entreprises d’État se mettent à stocker des dollars en anticipation d’un dévaluation majeure de la monnaie vietnamienne. L’introduction, en janvier 1998, d’un marché des changes à terme 449 (marché forward) n’introduit pas de différence notable dans le volume d’échanges de devises étrangères - le manque de dollars se faisant cruellement sentir. Cette pénurie est encore aggravée par une stricte application de la loi sur les investissements étrangers. Dans une section du texte, il est précisé en effet que les entreprises investies par des capitaux étrangers doivent pourvoir elles-mêmes à leurs besoins en devises étrangères. Si certaines exceptions sont consenties à des entreprises opérant dans des secteurs stratégiques 450 - la Banque Centrale s’engageant à convertir leurs dongs en devises étrangères - les autorités monétaires du pays se montrent réticentes à le faire, certains officiels avouant en privé que les réserves du pays ne peuvent répondre à de telles requêtes. Les tensions sur le marché des changes vietnamiens ont une origine. La crise asiatique a agi en révélateur des fragilités structurelles de l’économie vietnamienne dans l’univers de la mondialisation. Les exportations du pays ont perdu de leur attrait face aux produits de pays 449 Un marché à terme des changes est un marché qui permet de fixer immédiatement le cours auquel s’échangeront des devises livrées à une date future. 450 Substitutions d’importations, infrastructure et construction, entreprises dont la contribution fiscale au budget de l’État est supérieure à 774 000 dollars. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 453 voisins (Thaïlande, Indonésie) ; les investisseurs de ces mêmes pays ont annulé leurs projets au Viêt Nam et ce sont autant de revenus imposables qui ont disparu. Pendant que les sources de rentrées en devises se tarissaient, les besoins internes ont augmenté sous la pression des importations asiatiques moins chères et des demandes émises par les entreprises pour régler leurs importations. Cette situation a obligé alors la Banque Centrale du Viêt Nam à intervenir sur la marge de fluctuation du dong et son taux pivot par rapport au dollar en février 1998 (le 4ème ajustement depuis le début de l’année 1997). Malgré ces mesures, les produits vietnamiens restent peu compétitifs face à ceux de pays voisins plus industrialisés dont les monnaies ont été très fortement dépréciées. La situation révèle ainsi une forte dépendance du Viêt Nam vis à vis de l’extérieur, un phénomène que l’incapacité actuelle des dirigeants à moderniser le marché national du crédit et à créer un marché financier performant ne fait que renforcer. C’est ainsi que le marché des Bons du Trésor ne fonctionne pas comme un vrai marché. Les Bons sont directement vendus par le Trésor au public pour équilibrer son budget, sans passer par l’intermédiaire des ventes aux enchères menées par les banques commerciales. Et le produit de ces ventes effectuées par des bureaux locaux du Trésor ou des Comités Populaires au bénéfice de particuliers ou d’entreprises, reste faible. Bien que les revenus obtenus par la vente des Bons du Trésor à 2 ans de 100 000 dongs (7,70$) ne soient pas communiqués, les enchères quasihebdomadaires que le gouvernement a organisées en 1997 pour les Bons à 1 an n’ont rapporté que 256 millions de dollars et 7 millions pour les 4 premiers mois de 1998 - des montants insuffisants au regard des besoins de financement du pays. Deux raisons expliquent le peu d’empressement des acquéreurs potentiels : le Ministère des Finances refuse de payer des intérêts supérieurs à 12% sur ces Bons, ce qui les rend peu attractifs pour la plupart des banques ; l’absence de marché secondaire où ils peuvent être échangés. Jusqu’à présent, l’acquéreur le plus important de Bons du Trésor Vietnamien reste la compagnie nationale d’assurances Bao Viet. Quant aux projets relatifs à la création d’une bourse et à la mise en oeuvre d’un programme national de privatisations, ils sont dans l’air depuis maintenant près de 7 ans. La vente au secteur privé d’effets publics dont le gouvernement et les autorités locales ne pourraient Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 454 plus contrôler le devenir n’est pas dans leurs intentions. Le gouvernement préfère encourager le financement des entreprises publiques par l’émission d’actions (equitization). Ce choix, confirmé par un décret (44-CP) de juin 1998 451, est différent de la privatisation complète, puisque les actions n’ont pas besoin d’être vendues au public et que le gouvernement peut conserver une majorité de contrôle. En octobre 1998, seules une trentaine d’entreprises d’État avaient bénéficié de cette formule, et parmi elles, le Saigon Hotel était l’unique société entièrement privatisée. Ajoutons qu’aucune d’entre elles n’est une entreprise d’envergure. La « privatisation à la vietnamienne » (equitization) de fleurons de l’économie comme Vinacoal, Vietnam Airlines, Petrovietnam ou Electricity of Vietnam, toutes entreprises que l’État considère comme stratégiques pour l’économie du pays, n’est pas à l’ordre du jour. Dans un contexte qui continue de privilégier les entreprises publiques, et où les ministères, autorités locales et dirigeants de ces entreprises s’opposent à la privatisation de l’économie 452, un 451 Dans ce décret, le gouvernement affiche des objectifs ambitieux, puisqu’il envisage de soumettre, en 1999, 300 entreprises d’État au processus d’« actionnarisation (equitization) ». Le nouveau décret identifie clairement le type d’entreprises dans lesquelles l’État conservera une majorité de 50% des titres. Il précise également, dans une sous section, les secteurs dans lesquels le monopole d’État continue d’être nécessaire : services publics (électricité, eau, etc.), industries de la défense, services techniques pour l’exploitation pétrolière, exploitation des minéraux rares et précieux, la production d’engrais et de médicaments, la production d’énergie, la maintenance des installations et des appareils de transport aériens, les postes et télécommunications, les transports ferroviaires, aériens, par voies maritimes ou fluviale, l’édition, la production d’explosifs. L’objectif du gouvernement est de réaliser un « noyau dur » de conglomérats dans ces secteurs, à l’image de ce qui a été fait en Corée du Sud. 452 Plusieurs obstacles s’opposent au Viêt Nam à la privatisation des entreprises publiques : des objections idéologiques tout d’abord ; des membres du gouvernement se demandent si le programme signifie un retour des actifs entre les mains du peuple, ou la possibilité pour les couches urbaines les plus privilégiées de concentrer entre leurs mains davantage de richesses ; les responsables d’entreprises publiques sont également très réticents ; la privatisation exposera leurs entreprises à la concurrence et à une perte éventuelle du contrôle dont ils disposent aujourd’hui. En sus des obstacles politiques, il existe également des obstacles techniques à la privatisation ; en l’absence de pratiques comptables normalisées, les disputes se multiplient qui portent sur ce qui appartient ou non à l’État ; depuis le lancement du doi moi, de nom- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 455 marché boursier n’est, à l’évidence, pas une priorité. Les bases juridiques pour l’administration et la gestion du premier marché d’actions et d’obligations ont pourtant été jetées avec la promulgation en 1998 d’un décret gouvernemental (48/1998/ND-CP). Mais avant de franchir un pas que la crise financière rend moins attractif pour les autorités, celles-ci envisagent la création de marchés pilotes à Hanoi et HCMV qui, en fonction des résultats, deviendront ou non, permanents. * Sphère des activités illicites : les informations contenues dans cette section renseignent l’observateur sur la part des activités illicites ou criminelles dans l’économie du pays étudié, leur nature, les acteurs et intérêts (internes et externes) impliqués dans ces activités, les conséquences pour les opérateurs privés étrangers. Corruption : le phénomène pose de sérieux problèmes internes et externes (en termes d’image et de revenus) au pays. Political and Economic Risk Consultancy (cf.supra, section II) un cabinet de conseil basé à Hong-Kong, classe le Viêt Nam en troisième position (derrière l’Indonésie et la Thaïlande) sur une liste des 12 pays les plus corrompus d’Asie. Un rapport antérieur du même cabinet indiquait déjà qu’une augmentation de la bureaucratie et de l’inertie administrative dans le pays fournissait aux fonctionnaires davantage d’occasions d’être exposés à la corruption. Les analystes de PERC faisaient également remarquer qu’à la différence de la Chine, les déclarations des dirigeants vietnamiens contre la corruption n’avaient, jusqu’ici, pas été suivies d’effets. Malgré ces remarques, des incidents sérieux dans plusieurs provinces vietnamiennes semblent avoir convaincu les autorités de l’urgence d’une réaction. En 1997, des manifestations locales violentes avaient lieu au nord et au sud du pays. À Thai Binh, province située à une centaine de km de Hanoi, des paysans bloquaient les accès aux locaux breuses entreprises publiques ont fonctionné comme des entreprises autonomes et certains dirigeants font remarquer que les investissements réalisés avec les profits de la firme lui appartiennent et non pas à l’État (puisqu’ils n’ont pas été réalisés avec des capitaux publics). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 456 du parti, installaient des barricades dans les rues ; ils décidaient également de perturber le déroulement des récoltes de riz, et devant le mutisme des autorités face à leurs revendications, ils prenaient en otage une vingtaine de policiers envoyés, de l’extérieur de la province, pour rétablir l’ordre. Les motifs de ces troubles, tout comme ceux qui avaient lieu à Dong Ngai, au sud du pays, étaient liés au comportement des autorités locales, à un prélèvement excessif, de leur part, d’impôts, de taxes et de charges diverses sur des foyers déjà très pauvres. A la suite des graves incidents de Thai Binh, 300 officiels faisaient l’objet de mesures disciplinaires et 40 étaient poursuivis en justice. Plus significatif encore, et pour éviter que la contestation gagne les campagnes et d’autres villes, le Président Tran Duc Luong indiquait que, désormais, le Politburo allait mener une politique visant à instaurer plus de démocratie à la base en obligeant les autorités locales à rendre à la population des comptes sur leur gestion. Cette déclaration était suivie d’une directive du Politburo sur le sujet en mars 1998 et d’une proposition par le Ministère des Finances d’en faire autant à l’échelon national. Pour s’attaquer au fond du problème de la corruption, une loi était votée en mars 1998 453 qui, pour la première fois, définissait la notion de corruption et déclinait les peines pour ceux qui en étaient reconnus coupables. En dépit de ces mesures, en août 1998, la presse internationale révélait une affaire de détournements de fonds (460000 dollars) provenant de l’aide internationale. Cette fraude était organisée, depuis 1995, dans le cadre de l’Institut National de l’administration Publique - un organisme prestigieux chargé de conseiller les plus hauts responsables vietnamiens mais également de former des fonctionnaires à différents niveaux de l’État. 453 Parmi les 3 décrets qui ont servi à mettre en forme la nouvelle loi, le premier est consacré à la lutte contre la corruption et le second à la lutte contre le gaspillage des ressources publiques ; le troisième, consacré aux fonctionnaires, oblige ces derniers à déclarer leur patrimoine avant de rentrer en fonction, requiert également d’eux qu’ils ne déposent ni liquide ni or dans des banques étrangères, et leur interdit de créer ou de gérer des entreprises, écoles ou hôpitaux publics. Il stipule également que des poursuites seront engagées contre tout fonctionnaire qui accepte des pots de vin de plus de 500 000 dongs. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 457 Contrebande : liée à la fois aux taux variables et élevés des taxes sur les importations, aux salaires très faibles de la fonction publique et des autorités politiques 454, à la forte corruption induite par ces phénomènes dans le pays, les dirigeants vietnamiens avouent publiquement que la contrebande coûte chaque année très cher au pays (environ 1,4 milliard de dollars en 1995, soit 17% des recettes du commerce). Ils reconnaissent également qu’elle implique des officiels aux plus hauts échelons du gouvernement, des organisations d’État et des unités de l’armée - officiels et cadres étant désignés comme les principaux instigateurs et protecteurs de ce type d’activité. Le problème, qui, selon les autorités, croît à une vitesse alarmante, est d’autant plus difficile à traiter que les frontières géographiques du pays sont difficiles à surveiller et que le pays n’a pas les moyens financiers de le faire. Ce sont ainsi chaque jour des quantités impressionnantes de biens importés illégalement du Cambodge, de la Chine et de la Thaïlande qui entrent dans le pays. La presse vietnamienne estimait ainsi qu’en 1996, environ 240 millions de paquets de cigarettes, 25 millions de bouteilles de vin, 70 millions de mètres de tissu et une grande quantité de produits électroniques, avaient été introduits en fraude dans le pays. Et plus récemment, des observateurs étrangers signalaient l’importation massive et illégale de bois cambodgien et son acheminement dans les provinces de Song Be et Gia Lai pour un montant de 130 millions de dollars. La dimension du trafic suggérait que des intérêts politiques cambodgiens étaient impliqués (financement de certains partis politiques), ainsi que des officiels vietnamiens de haut rang. Selon des observateurs, la valeur des marchandises échangées chaque année frauduleusement entre la Chine et le Viêt Nam est supérieure à la valeur du commerce officiel entre les deux pays - soit 2 milliards de dollars. Nonobstant le fait que ces activités de contrebande nuisent gravement à l’industrie du Viêt Nam et constituent autant de revenus qui échappent à l’État, les intérêts étrangers sont également touchés. Certains, comme Procter et Gamble, voient entrer en fraude leurs propres produits vendus à moindre prix sur le marché vietnamien, un phénomène générant des pertes que la société estimait en 1997 à un quart de ses ventes. 454 Le salaire mensuel de base du Premier Ministre est de 96 dollars. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 458 Pour tenter de maîtriser le phénomène, le gouvernement n’a pas hésité à demander aux forces de police et aux unités militaires, responsables du contrôle des frontières, de recentrer leurs activités sur le domaine de la sécurité. L’objectif est de les inciter à abandonner certaines activités génératrices de profit, pour privilégier celles qui leur permettent d’assurer leur fonctionnement quotidien. Dans le cas de l’armée, il faut savoir en effet que, malgré les restructurations ayant eu lieu en 1995-1996, ses unités contrôlent encore quelques 193 entreprises (contre 305 auparavant) impliquées, pour certaines, dans des domaines (infrastructures et construction, import-export, transports) où la contrebande (certains parlement même de trafic de drogue) est une activité facile à organiser. La décision du gouvernement vietnamien semble avoir été motivée par l’exemple de la République Populaire de Chine dont les dirigeants ont entrepris de lutter contre les trafics organisés par des soldats 455. Comme nombre de décisions prises par les autorités vietnamiennes, son application peut toutefois se heurter à une réalité : les faibles ressources du budget national font que les activités lucratives des forces armées restent indispensables pour réaliser le programme de modernisation des industries de défense prévu par le gouvernement. Les moyens d’action * Les ressources nationales de l’économie : cette section permet aux agents économiques privés de connaître les forces et les faiblesses d’une économie et d’appréhender par là même la marge de manoeuvre d’un gouvernement et des opérateurs nationaux ; elle donne ainsi aux premiers, les moyens d’évaluer la plus ou moins grande vulnérabilité d’un pays à la conjoncture et son attractivité pour leurs opérations. Revenus nationaux : L’objectif de croissance de 8% que le gouvernement vietnamien s’est fixé depuis 1994 pour moderniser l’économie d’un pays, riche en main d’oeuvre, mais pauvre en superficie et capital, nécessitait, selon ses prévisions, de réunir 50 milliards de dollars 455 Un trafic annuel évalué à 12 milliards de dollars. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 459 d’ici l’an 2000. Entre 25 et 30 milliards de dollars devaient provenir de sources étrangères, et entre 20 et 25 milliards devaient provenir de sources domestiques. Plusieurs éléments ont remis en question ces prévisions : tout d’abord, une mobilisation insuffisante de capital domestique, due à un système de taxation complexe ponctionnant lourdement les échanges commerciaux, les revenus individuels et encourageant la fraude. En 1997, le résultat de cette donne se traduisait par une baisse des revenus de l’État qui ne représentaient plus que 21% du PIB, soit 5,184 milliards de dollars, contre 24% en 1995. Quant aux dépenses nationales, réparties entre les objectifs prioritaires de financement des infrastructures et de service de la dette, elles atteignaient en 1997 un montant de 5, 678 milliards de dollars. Si le résultat faisait apparaître un déficit budgétaire raisonnable, il ne pouvait en masquer la précarité à travers plusieurs éléments : les mauvais résultats des entreprises publiques qui entamaient la base des ressources fiscales du pays ; un contrôle serré, mais désordonné, des dépenses publiques qui ajournait des projets fondamentaux (infrastructures, énergie, conservation de l’eau, etc.) ; le financement du déficit par l’intermédiaire d’une aide étrangère toujours aussi lente à trouver son chemin dans l’économie du Viêt Nam ; l’émission d’obligations et de bons du trésor sur un marché encore peu développé. Ces éléments, peu satisfaisants pour les finances publiques, révélaient également un ralentissement de l’activité du pays, traduit dans les résultats de la croissance et de l’investissement étranger. Croissance et investissement : entre 1989 et 1997, l’économie vietnamienne connaissait une croissance annuelle moyenne de 7% d’un PIB qui s’élevait en 1997 à 24,6 milliards de dollars. En 1998, cette croissance enregistrait une chute brutale - les agences multilatérales la situant alors entre 3 et 5%, le gouvernement vietnamien, entre 6 et 6,3%. La crise financière qui affectait durement les partenaires économiques du Viêt Nam faisait sentir ses effets. Dans les dix dernières années, des pays comme le Japon, la Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taiwan représentaient 71,5% de l’investissement direct étranger. Le ralentissement de leurs économies donnait un coup d’arrêt brutal à leur engagement au Viêt Nam. En 1997, le pays enregistrait une baisse de 50% des investissements directs étrangers agréés par le gouvernement, par rapport à 1996 (4,5 milliards de dollars contre 8,5 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 460 milliards en 1996). Si les sommes réellement déboursées restaient les mêmes en 1996 et 1997 (2,3 milliards de dollars), durant les deux premiers mois de 1998 le chiffre n’était que de 250 millions de dollars, ce qui correspondait à un montant annuel de 1,5 milliard de dollars. Le résultat traduisait un fait : la contraction des marchés régionaux affectaient les opérations des entreprises asiatiques - une réalité également confirmée par les chiffres de l’emploi au Viêt Nam. Handicapées par un accès difficile au crédit et aux devises étrangères pour régler leurs achats, s’efforçant de rester compétitives sur les marchés internationaux, les entreprises d’État et les sociétés impliquant des investissements étrangers avaient recours à des licenciements massifs (8% pour les premières, 11% pour les secondes). Les causes du ralentissement de l’activité n’étaient toutefois pas uniquement imputables à la crise asiatique. Elles étaient également internes. Après plus de dix ans de politique de rénovation, les investisseurs étrangers et les agences multilatérales dénonçaient l’absence de progrès sur plusieurs points essentiels : l’incapacité du gouvernement à mettre en oeuvre la réforme des entreprises d’État et à libéraliser le commerce ; la corruption endémique ; la bureaucratie ; la non convertibilité de la monnaie nationale ; et l’incertitude permanente sur la possibilité de rapatrier les profits. Ces éléments externes (crise) et internes (inertie) motivaient ainsi les investisseurs asiatiques à redécouvrir la compétitivité de leurs marchés internes que la dépréciation de leur monnaie rendait soudainement plus attractifs. Ces phénomènes entraînaient des analystes à prévoir pour le Viêt Nam un ralentissement des deux composantes qui jusqu’ici avaient soutenu la croissance du PIB : l’investissement et les exportations 456. Inflation et taux de change : après avoir atteint une moyenne annuelle de 3,1% en 1997, l’inflation reprenait de la vigueur en 1998, motivant les autorités à faire évoluer leurs prévisions, de 6 ou 7%, à un niveau qui approchait les deux chiffres. Comparé au taux annuel 456 Les experts de EIU s’attendent ainsi à voir baisser de moitié la croissance annuelle de l’investissement, cette dernière passant de 14,2%, qui était le chiffre des 4 années précédentes, à 6,8% ; quant à la croissance des exportations, ils la chiffrent à 8,7% contre 22,6% entre 1994 et 1997 in Vietnam (Main Report), Country Risk Service, Economist Intelligence Unit, October 1998. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 461 mesuré par l’index des prix à la consommation, l’inflation passait d’un niveau qui se situait à 3,6% fin 1997, à 9,7% en septembre 1998. Parmi les facteurs conjoncturels expliquant cette évolution, on retenait principalement la hausse du prix des denrées alimentaires. En septembre 1998, la composante alimentaire de l’index des prix à la consommation augmentait de 28% par rapport au résultat enregistré l’année précédente à la même époque. Les raisons de cette augmentation étaient doubles : des exportations records de riz durant la première moitié de l’année ; l’impact de la sécheresse sur la seconde récolte de riz - deux éléments qui réduisaient les stocks disponibles pour le marché intérieur. La dépréciation du dong jouait également un rôle en renchérissant le prix de certaines marchandises importées comme les produits en acier et l’engrais. Malgré cela, et en dépit d’une dévaluation de 15% de la monnaie en 1998, le dong était encore loin d’enregistrer une baisse suffisante de sa valeur pour que les producteurs au Viêt Nam puissent, sur leur marché intérieur, concurrencer les produits des pays voisins dont les monnaies avaient été auparavant fortement dépréciées. Le facteur encourageait également la contrebande, un élément limitant aussi la hausse des prix. Au début du mois d’août 1998, le gouvernement rétrécissait les marges de fluctuation du dong à +/- 7% (elles étaient auparavant de +/- 10%) et abaissait à 9,1% le taux pivot autour duquel la monnaie était autorisée à fluctuer (« crawling peg » depuis Fev.1999). Le dong atteignait aussitôt un nouveau cours plancher de 13 908 dongs pour 1 US dollar, entérinant ainsi une dévaluation effective de 6,6% - la quatrième d’une série de petits ajustements successifs entrepris à partir du début 1997. Cela signifiait que, depuis 1996, le dong avait perdu 20% de sa valeur par rapport au dollar, un résultat pourtant encore inférieur à celui des autres monnaies de la région. Si la différence restante se traduisait par la poursuite de pertes de parts de marché à l’exportation (comme avec le Japon pour le textile vietnamien), les autorités semblaient penser que, malgré une surévaluation de la monnaie estimée à 40% par le FMI, le coût d’une dévaluation plus importante excéderait (au niveau des importations incompressibles, du déficit budgétaire, de la dette, et du risque de change pour les investisseurs étrangers) les gains potentiels. Les pressions à la baisse sur le dong entamaient sérieusement les réserves en devises du pays. Au milieu de l’année 1997, et bien que le chiffre ait été gardé secret par les autorités viet- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 462 namiennes, la Banque Mondiale les estimait à environ 1,8 milliard de dollars, soit neuf semaines d’importations, d’autres sources les chiffraient à deux semaines seulement. La Banque centrale prenait alors un certain nombre de mesures pour obliger les banques étrangères et les entreprises à se séparer de leurs dollars pour les réintroduire dans le système bancaire. Mais la pénurie de devises était telle que des entreprises craignaient de faire défaut sur le paiement de crédits étrangers ; elles redoutaient également une pénurie de fonds pour acheter les matières premières indispensables à leur production. La réaction de leurs dirigeants aux mesures précitées ne se faisait pas attendre. Ceux-ci déclaraient, qu’en raison de de la possibilité de voir se produire d’autres dévaluations, de telles dispositions créaient un risque de change inacceptable. Des informations commençaient alors à circuler, qui faisaient état d’une masse de 8 milliards de dollars détenues par des individus et des entreprises à l’extérieur du système bancaire, et des rumeurs sur des transferts de dépôts en dollars, issus de comptes en devises étrangères, vers des zones offshores. * Les ressources internationales de l’économie : cette section renseigne les agents économiques privés sur la position extérieure d’une économie ; fournissant de l’information sur sa participation ou sa marginalisation par rapport aux flux de l’investissement et de l’échange international, elle révèle à ces agents la plus ou moins grande « compétitivité » et dépendance d’un pays par rapport à l’étranger. Transactions courantes : entre 1996 et 1997, le gouvernement vietnamien réussissait à réduire son déficit commercial. Cette amélioration de la balance commerciale n’était toutefois obtenue que par l’intervention du gouvernement. Il interdisait l’importation d’acier, de produits de consommation courante et imposait des restrictions sévères à l’accès aux devises étrangères. Bien que ces mesures aient, à l’époque, permis de résorber le déficit commercial, dans le même temps, elle empêchait les entreprises de se procurer les matières premières indispensables à leur production. Au cours des premiers mois de 1998, les exportations en dollars augmentaient seulement de 4,1%, pour atteindre 6,93 milliards de dollars, alors que les importations s’affaissaient de 0,3%, pour représenter 8,58 milliards de dollars. La Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 463 croissance des exportations connaissait un recul pour plusieurs raisons : une demande plus faible sur les marchés régionaux et une concurrence féroce, réduisaient les gains dégagés par les exportations vietnamiennes de produits manufacturés, de textiles et de confection. Au cours des neuf premiers mois de 1998, ce type d’exportations n’augmentait que de 5,2%, malgré une hausse de 40% des ventes vers l’Union Européenne. La sécheresse limitait également le volume des exportations des principales productions de l’agriculture que sont le riz et le café. Dans le même temps, les prix mondiaux d’un certain nombre d’autres récoltes rémunératrices comme le caoutchouc et le thé, chutaient. L’effondrement du prix du pétrole avait également un impact sur l’économie vietnamienne, annulant une augmentation de 21% des ventes au cours des 9 premiers mois. La croissance des importations en dollars s’atténuait, elle, sous la pression d’une demande intérieure faible, de contrôles stricts des importations, du moindre prix des importations en dollars et de la pénurie de crédits commerciaux. Dans ces circonstances, les dirigeants vietnamiens comprenaient la nécessité vitale d’une diversification des destinations d’exportation de leur pays. Des contacts étaient pris avec la Russie qui, jusqu’à la fin des années 1980, était le principal partenaire commercial du Viêt Nam (en 1996, le commerce entre les deux pays ne représentait plus que 1,5% du total des gains réalisés à l’exportation par le Viêt Nam). Mais les négociations n’aboutissaient pas. Aucun des deux pays n’était prêt à accepter les lettres de crédit des banques de l’autre. Le Viêt Nam se tournait également vers l’Europe de l’Ouest et les États-Unis. Mais là encore, il se heurtait à des problèmes. Avec les États-Unis par exemple, la signature d’un traité sur le commerce était un enjeu particulièrement important : elle laissait entrevoir un accès possible aux « Relations Commerciales Normales » (Normal Trade Relations), anciennement connues sous le libellé de « Clause de la Nation la plus favorisée » - un statut auquel 9 pays seulement dans le monde n’ont pas droit. Si le sort de quelques 200 prisonniers politiques ou d’opinion constituait un handicap, il n’était pas le seul. Les États-Unis accusaient en effet le Viêt Nam de ne pas faire assurer sur son territoire le respect de l’accord qui avait été signé entre eux sur la protection des droits de propriété. Ils leur reprochaient également la timidité de ses autorités lorsqu’il s’agissait de faire jouer la réciprocité. Les Vietnamiens, quant à eux, faisaient grief aux Américains de ne pas agir avec Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 464 leur pays comme ils le faisaient avec leurs autres partenaires commerciaux. L’accès au marché européen offrait de meilleures perspectives pour le Viêt Nam, avec la ratification de nouveaux accords sur les textiles. Mais le pays restait limité dans ses ambitions d’expansion, par son classement dans le Groupe II des pays à planification centralisée. La prise en considération de ces éléments permettait d’identifier plusieurs causes d’un ralentissement probable de l’économie : du temps allait s’écouler avant que le Viêt Nam ne renoue avec une croissance de ses exportations supérieure à 20%. Le pays risquait ainsi de voir progresser son déficit commercial à la fois en termes absolus et en pourcentage du PIB. Quant à son déficit des paiements courants, il existait de fortes présomptions pour qu’il se creuse encore plus brutalement passant, selon certaines prévisions, de 1,680 milliard de dollars en 1997, à 1,977 milliard de dollars en 1998 457. Plusieurs facteurs rentraient en ligne de compte pour effectuer cette prévision : l’impact de la crise économique en Asie sur les recettes du tourisme (la principale source de crédits aux services) ; un ralentissement des transferts privés, aussi bien ceux réalisés par les Vietnamiens qui travaillaient à l’étranger, que ceux de la diaspora ; la Corée du Sud et la Russie, qui restaient les deux principales destinations de travail pour les Vietnamiens, ayant été particulièrement éprouvées par la crise. Sources de financement et endettement : en raison de la dimension restreinte de l’économie vietnamienne, l’investissement direct étranger et l’aide publique y jouent un rôle essentiel - et cela, malgré les problèmes toujours réels de leur mise en oeuvre effective. Il existe en effet une différence entre les engagements sur ces opérations et leur réalisation. Les obstacles rencontrés par les investisseurs et les pays donneurs se traduisent par des projets qui ne se matérialisent pas. Par exemple, alors que les autorités avaient approuvé des projets d’une valeur supérieure à 33 milliards de dollars entre 1987 et 1997, seulement 10 milliards de dollars ont été réellement investis dans le pays. Les nouveaux investissements déboursés sont, selon les chiffres officiels, restés stables ces dernières années : 1,8 milliard de dollars en 1995, 2,3 milliards de dollars entre 1996 et 1997. Les agences multilatérales et les donneurs bilatéraux se sont, eux, engagés à fournir une 457 Estimations EIU, op.cit. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 465 aide publique au développement sous la forme de prêts soumis à condition et de dons. Le montant de cette aide n’a cessé de croître : 1,86 milliards de dollars en 1994, 2 milliards de dollars en 1995, 2,3 milliards pour 1996, 2,4 milliards pour 1997 et 1998. Sur l’ensemble de cette aide, c’est le Japon qui est resté le principal offreur de fonds, malgré une baisse de 10% dans son budget d’aide au développement. Mais les Japonais se plaignent de ce que sur les sommes versées, les Vietnamiens n’ont pour l’instant utilisé que 5%. L’absence de familiarité des Vietnamiens avec les procédures relatives à ce type de projet, le manque d’expertise technique, sont, en grande partie, responsables de la situation. Toutefois, malgré un déficit courant élevé, les besoins de financement du pays restent modestes (près de 3 milliards de dollars) - en particulier après les rééchelonnements et annulations de prêts officiels et bancaires effectués ces dernières années. Selon le FMI, fin 1995, la dette internationale publique à moyen et long terme du Viêt Nam s’élevait à 4,5 milliards de dollars en devises étrangères convertibles, et à près de 4,4 milliards de dollars en monnaie non convertible, pour l’essentiel en roubles. En 1996, le coût du service de la dette était estimé à 7% des recettes d’exportations et 11% des ressources budgétaires. Le niveau de financement représenté par ces ratios est gérable pour le pays, même si ses dirigeants ont laissé s’accumuler les arriérés, et les experts estiment qu’il le restera dans les années qui viennent. La Banque Mondiale s’attend à ce que le ratio du service de la dette atteigne 11% des exportations en 1999. Le Viêt Nam est également un candidat à des réductions de sa dette organisées dans le cadre des programmes du FMI et de la BM organisés pour les pays en développement très endettés. Les autorités vietnamiennes ont adopté une approche séquentielle pour résoudre les problèmes d’endettement du pays. Dans un premier temps, à partir de 1993, le gouvernement renégociait sa dette en devises avec ses créditeurs bilatéraux et multilatéraux. Deux événements lui permettaient de le faire : la reprise de l’aide japonaise en 1992 et la décision du gouvernement américain en juillet 1993, de ne plus s’opposer à l’octroi au pays d’une aide multilatérale. Ce dernier obtenait alors un ensemble de rééchelonnements et d’annulation de dettes pour un montant de 3,8 milliards de dollars. Puis il négociait des arrangements de sa dette en roubles avec la Pologne, et avec l’Allemagne pour le compte de l’Allemagne de l’est, avec la Hongrie, la Tchéquie, la Roumanie et la Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 466 Bulgarie. En 1996, le Viêt Nam concluait, dans le cadre du Club de Londres, un accord avec ses banques créditrices (pour la plupart japonaises) sur un montant de dette s’élevant à 900 millions de dollars. Le résultat se traduisait par un effacement de près de la moitié de ses obligations de paiement envers ce groupe. La résolution des problèmes avec le Club de Londres ouvrait la possibilité pour le Viêt Nam d’emprunter sur les marchés de capitaux internationaux. La Banque Mondiale déconseillait pourtant au pays de le faire, tout simplement parce qu’il avait accès à du capital étranger sous la forme d’aide et d’investissement direct étranger. La crise sur les marchés asiatiques rendait, pour l’heure, ce type d’emprunt très cher. Les paiements de dette prévus sont peu importants : 713 millions de dollars en 1998 et ils atteindront un peu plus d’1 milliard de dollars en 2000. Ces besoins de financement sont suffisamment modestes pour être couverts par des flux de capitaux étrangers, même si l’investissement direct risque de diminuer (passant au dessous du niveau de 1997) et même si les flux d’investissement de portefeuille et les émissions de bons auparavant très attendues, ne se matérialisent pas. Toutefois, pour répondre à ces besoins de financement, deux conditions sont requises : une reprise massive de l’aide officielle à moyen et long terme ; une reprise des prêts à court terme pour le financement du commerce. Il est aussi probable qu’il n’y aura aucune émission d’obligations internationales, ni d’investissement de portefeuille jusqu’à 2000. Depuis le milieu des années 1980, on attendait la concrétisation d’une émission d’obligations Brady afin de régler les arriérés de la dette due aux banques commerciales. Elle était anticipée comme un précurseur au début de l’émission, par le Viêt Nam, d’obligations de la dette souveraine. Mais depuis la négociation d’un arrangement, conclu en 1998, ce type d’émission n’est plus d’actualité. La Banque Mondiale a expliqué au gouvernement vietnamien que la crise asiatique en avait augmenté le coût et qu’il existait de nombreuses autres sources de financement. Une bourse, d’abord évoquée en 1991, et repoussée à maintes reprises (cf. supra) continue d’apparaître comme une possibilité lointaine. Un fait va à l’encontre du projet : le Viêt Nam doit sa relative immunité face à la crise, au fait qu’il ne possède pas de bourse. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 467 * Les ressources managériales de l’économie : cette section renseigne les agents économiques privés sur la position extérieure d’une économie ; fournissant de l’information sur sa participation ou sa marginalisation par rapport aux flux de l’investissement et de l’échange international, elle révèle à ces agents la plus ou moins grande « compétitivité » et dépendance d’un pays par rapport à l’étranger. Plusieurs facteurs expliquent l’engouement dont le Viêt Nam a été l’objet pendant les années 1990 jusqu’à la crise asiatique : une paysannerie opiniâtre dont l’efficacité du savoir-faire a fait, dans certaines productions, ses preuves au niveau mondial (cf.supra) ; une diaspora entreprenante, qui à l’image de la diaspora chinoise a réussi dans plusieurs pays parmi les plus industrialisés (France, États-Unis, Australie) ; des capacités intellectuelles reconnues, comme le prouve le nombre de mathématiciens vietnamiens de haut niveau. En outre, du fait de son isolement de l’économie de marché pendant de longues années et des guerres successives, le pays a des besoins immenses : infrastructures, biens d’équipement et de consommation courante, etc. La force de travail du Viêt Nam confère en outre à ce pays un véritable avantage concurrentiel : sa main-d’oeuvre est surabondante (37,1 millions de personnes en âge de travailler), et même si elle est insuffisamment formée aux nouvelles technologies, elle est jeune, habile et disciplinée, largement alphabétisée. C’est en outre la main-d’oeuvre la moins chère de la région - le gouvernement n’hésitant pas à abaisser le salaire minimum lorsque les investisseurs étrangers en exprimaient le souhait (en 1992, de 50 dollars à 30 dollars). Le Viêt Nam propose ainsi des salaires mensuels très attractifs : de 45 dollars à Hanoi et HCMV à 35 dollars dans le reste du pays, contre, par exemple, 100 dollars à Séoul, où il n’est pas rare que les employeurs prennent en charge la nourriture, les frais médicaux et de logement. Entre 1993 et 1994, l’octroi au Viêt Nam d’une aide internationale, puis la levée de l’embargo américain, donnaient le signal des versements des premières tranches de crédits publics internationaux. Les promesses d’aide bilatérale et d’investissements directs asiatiques, européens puis américains se multipliaient. Ces événements, qui signalaient la réintégration du pays dans la communauté financière internationale, faisaient penser que le Viêt Nam était prêt à entreprendre les réformes de fond nécessaires à son développement économique. Les gouvernements et investisseurs étrangers choisissaient ainsi de voir, dans ce pays, un Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 468 futur « dragon » dont les 77 millions d’habitants et la position stratégique en Asie du sud-est 458 leur ouvriraient des possibilités d’expansion. En l’espace de quelques années - la crise asiatique agissant comme un révélateur des problèmes structurels du pays - ils ont été conduits à réviser des prévisions exagérément optimistes. Malgré des atouts réels, les ressources managériales de l’économie vietnamienne restent insuffisantes pour retenir, dans un contexte de globalisation de l’économie et de crise régionale, les investisseurs étrangers. De nombreux problèmes rendent en effet difficile la réalisation d’opérations bénéficiaires à court et moyen terme dans le pays. La nécessité de gérer au quotidien les relations étroites et complexes unissant les entreprises publiques et les autorités nationales et locales en est un. Le temps passé dans ces négociations et transactions est tout simplement trop coûteux pour de nombreuses entreprises. Il y a ensuite le fait que les procédures d’approbation, d’enregistrement, et de mise en oeuvre des projets restent toujours aussi fastidieuses. Il existe ainsi un décalage entre plusieurs éléments : l’engagement des autorités à faciliter les formalités ; la multiplication de décrets et de circulaires officielles s’annulant ou se complétant ; la réalité du terrain, confirmant l’opacité de l’environnement réglementaire et juridique, le poids des tracasseries administratives, et le rôle important joué par la corruption pour y échapper. Au fil des années, c’est donc la crédibilité 458 Situé à l'articulation du Golfe de Siam et de la Mer de Chine, sur les principales routes commerciales à destination de l'Europe, de l'Asie et de l'Amérique, dans une région du globe qui connaissait en 1993 la plus forte croissance (taux annuel compris entre 5 et 7%), le Viêt Nam est à la fois au coeur de l'ensemble du sud-est asiatique, à l'extrémité de la péninsule indochinoise et au sud de la Chine, c'est à dire dans une aire du monde hautement stratégique, tant sur le plan militaire qu'économique. Ses rivages s'ouvrent sur la mer de Chine méridionale, une vaste étendue marine qui recèle de vastes ressources halieutiques et des gisements pétroliers. Cette mer de Chine du Sud fait également communiquer, par ses détroits (Malacca, La Sonde, Formose et Luçon pour les plus importants) deux Océans : le Pacifique et l'Océan Indien ; et c'est au large des côtes du Viet Nam que passe l'une des grandes routes mondiales du pétrole, véritable "rail stratégique" qui relie le Japon aux gisements du Moyen-Orient, in Roville G., et Vo Thi Cam Nhung., Le Vietnam, ed. Peuples du Monde, Paris, 1993, p.342, de Koninck R., L'Asie du Sud Est, Masson Géographie, Paris, 1994, p.23, Lacoste Y., in Ruscio A., Viet Nam, l'Histoire, la terre et les hommes, L'Harmattan, Paris, 1989, p.22. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 469 des autorités vietnamiennes qui a été sérieusement remise en cause. S’ajoute à cela une liste importante d’éléments pénalisants : les entreprises d’État qui ont un monopole sur l’importation et l’exportation ; une monnaie surévaluée et non librement convertible ; dans les entreprises mixtes, la prise de risque supportée à 100% par l’investisseur étranger, le partenaire vietnamien se contentant d’apporter une concession sur du terrain gracieusement accordé par le Parti Communiste ; un système de prise de décision qui, dans l’administration comme dans les entreprises d’État privilégie le consensus, mais n’encourage ni ne récompense la prise de risque ou l’initiative individuelle ; la contrebande, qui empêche les entreprises de faire du profit (cf.supra) ; un système de tarification à double vitesse qui multiplie par deux les prix pratiqués pour les étrangers dans tous les domaines (de la nourriture jusqu’aux tarifs aériens) ; une système bancaire défaillant et une pénurie de crédit affecté en priorité à des entreprises d’État qui pour la plupart ne sont pas rentables. Si l’on ajoute à l’ensemble une insuffisance de moyens de production d’énergie 459, on peut comprendre pourquoi, en 1998, le Viêt Nam était classé par Political & Economic Risk Consultancy 460 comme le terrain d’opérations extérieures le plus stressant d’Asie, pour les expatriés. Moins de cinq ans ont passé depuis le rush sur le Viêt Nam. Mais aujourd’hui, l’ampleur des départs d’entreprises se confirme. La lenteur des réformes économiques ainsi que la difficulté, pour les investisseurs étrangers d’engranger des profits, y ont contribué. D’après des sources officielles, aucune entreprise américaine n’a fait de bénéfices dans le pays depuis que les États-Unis ont levé l’embargo. Aussi, nombreux sont les investisseurs qui, toutes nationalités confondues, ont fini par se lasser et choisi de se replier sur des destinations régionales d’affaires plus accueillantes. Malgré l’absence de sources officielles sur la dimension du mouvement, certains indicateurs permet- 459 En mai et juin 1998, la compagnie d’État Electricity of Vietnam instaurait des coupures de courant de 3 à 4 heures par jour à HCMC, Hanoi et dans d’autres villes. Les problèmes survenaient après une période de sécheresse qui limitait la production des centrales hydroélectriques produisant 4/5ème de l’électricité du pays. 460 cf. la section II de ce chapitre pour des précisions sur cette structure de conseil. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 470 tent d’en rendre compte 461 : l’Ecole Internationale d’HCMV qui accueille les enfants d’expatriés a vu ses demandes d’inscription diminuer de près de 20% ; à Hanoi, ce sont quelques 182 bureaux de représentation qui ont mis la clé sous la porte ; Sur le millier d’appartements de luxe que la capitale compte, 400 sont aujourd’hui inoccupés et le prix des locations de bureaux a chuté de 60% ; le tout nouvel hôtel Sheraton d’Hanoi a été condamné et abandonné deux semaines avant son inauguration ; à HCMV, la construction des hôtels Mariott et Hyatt a été interrompue en plein milieu de leur réalisation ; sept grands prestataires d’information dont Time magazine ont fermé leurs bureaux à Hanoi et envoyé leurs correspondants dans d’autres villes d’Asie ; le très élégant Hanoi Club qui avait ouvert en 1997 et accueillait des membres acquittant une cotisation de 10 500 dollars licencie du personnel local et diminue de moitié son personnel d’expatriés (il projetait d’accueillir 1500 membres d’ici l’an 2000 ; en 1998, il n’avait réussi à en attirer que 370). Ces départs envoient aujourd’hui un signal fort au gouvernement vietnamien. Ils sont d’autant plus inquiétants, que le pays dépend de l’investissement direct étranger pour assurer son développement. Il sont d’autant plus regrettables que les expatriés sont nombreux à apprécier la population vietnamienne et le charme de son territoire. Mais l’incapacité des autorités à tenir leurs engagements a constitué et continue d’être - pour de nombreuses entreprises désireuses d’engranger rapidement des bénéfices - une raison suffisante pour ne plus s’attarder. Si les risques sont aujourd’hui grands, pour les autorités vietnamiennes, d’assister à une hémorragie de capitaux étrangers, le phénomène a également des conséquences pour les entreprises qui ont choisi de jouer le marché vietnamien à long terme. L’absence de choix et de réalisations décisifs concernant la modernisation de l’économie risque de se traduire par un tarissement de capitaux et d’aide officielle dont le Viêt Nam dépend pour financer les projets ou réalisations des géants internationaux qui opèrent dans des secteurs clés (télécommunications, infrastructures routières, pétrole, etc.). 461 Lamb D., « Vietnam open door now exit for investors », Los Angeles Times, 25 december 1998. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 471 Interactions et problèmes de régulation : cette section permet d’identifier les éléments (internes et/ou externes) susceptibles de perturber les opérations de agents économiques privés sur un territoire ; elle prend en considération les effets induits, sur les stratégies de ces agents, de leur fonctionnement dans un régime mondial d’accumulation dominé par la finance globale et l’absence de régulation à la mesure de cette situation ; elle fait apparaître les vulnérabilités structurelles qui vont pousser ces agents à éviter un territoire ou précipiter leur retrait. Risques politiques Organisé autour du Parti Communiste (2,3 millions de membres) et de son Bureau Politique (19 membres) chargé de définir la politique du gouvernement, le pouvoir vietnamien peine aujourd’hui à trouver des solutions nouvelles aux défis internes et externes auxquels il est confronté. Paradoxalement, la crise asiatique qui pénalise les partenaires du Viêt Nam et par rétroaction le pays lui-même, fournit à ses dirigeants des arguments pour justifier un renforcement de son contrôle sur l’économie et la population. Plusieurs facteurs encouragent, au Viêt Nam, une situation génératrice de divergences et de blocages dans la prise et dans l’exécution des décisions. Le jeu politique, tout d’abord, est devenu plus complexe : depuis les années 1980, les dirigeants d’entreprise d’État, les responsables politiques provinciaux et locaux se sont imposés progressivement comme des acteurs avec lesquels l’échelon national devait compter. Ce sont ensuite, au sein du parti, les dissensions qui ont opposé des factions ne partageant pas les mêmes opinions sur des sujets aussi importants que le rythme des réformes et leurs conséquences sociales, les réponses intérieures à apporter aux conséquences de la crise asiatique. Des doutes ont également été exprimés sur la capacité du Secrétaire Général du Parti (Le Kha Phieu), du Premier Ministre (Phan Van Khai) et du Président (Tran Duc Luong), à réaliser un consensus au sein des différentes factions se partageant le pouvoir - le Général Le Kha Phieu étant vu par certains, moins comme un média- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 472 teur, que comme un élément enclin à favoriser les intérêts de l’appareil de sécurité. Des voix dissidentes à l’intérieur même du Parti ont ajouté à l’impression de fragilité de l’édifice. L’ensemble de ces éléments illustre une réalité : les autorités politiques du Viêt Nam doivent gérer une nouvelle donne. Il existe dans le pays 41 millions d’individus nés après la guerre qui s’est terminée en 1975. Ils espèrent trouver du travail et profiter d’une vie différente de celle de leurs parents. Pour ces jeunes, ce n’est pas le rôle joué par le Parti Communiste pendant la guerre d’indépendance qui est susceptible de légitimer l’existence d’un pouvoir politique autoritaire et d’une corruption officielle endémique. C’est sa capacité à mettre en oeuvre un développement économique dont ils profiteront. Or la ligne politique tracée pour y parvenir n’emprunte pas les chemins du succès. Tablant sur leur capacité à exploiter indéfiniment l’avidité des intérêts économiques étrangers et, par leur mise en concurrence, à obtenir d’eux les meilleurs engagements financiers sans faire en retour de concession politique majeure, les dirigeants vietnamiens ont entamé sérieusement la patience des investisseurs et le capital de crédibilité dont il bénéficiait encore il y a quatre ans à l’extérieur des frontières. D’un côté, le gouvernement affirmait qu’il faisait des efforts pour libéraliser l’économie, d’un autre, il la verrouillait pour préserver un pouvoir qu’il voulait sans partage. L’erreur est d’avoir pensé qu’il maîtrisait le calendrier de la mondialisation. En quittant le pays, les investisseurs étrangers lui ont rappelé que ce n’était pas le cas, et qu’ils n’avaient pas besoin du Viêt Nam pour réaliser des bénéfices. Malgré ce signal fort, le pouvoir issu du Parti Communiste, persiste dans des choix qu’il a fait depuis déjà plusieurs années et qui sont destinés à lui permettre de renforcer son contrôle sur la population et l’économie. La Banque Asiatique de Développement vient d’en faire l’expérience. Récemment encore, ses experts demandaient à Hanoi de mettre un terme au soutien des entreprises publiques en difficulté. Ils soumettaient également la poursuite de leur aide à une mise en oeuvre effective de cette politique. Le jour même de la demande, le gouvernement vietnamien (qui est le 3ème plus important destinataire d’aide officielle internationale) leur faisait sa réponse : la réforme des entreprises publiques passait, non par un abandon du principe, mais par une restructuration des 91 entreprises d’État. Transformées en conglomérats (à l’image des chaebols coréens), elles allaient constituer Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 473 l’ossature économique du pays. Hanoi se proposait en outre de renforcer les 17 entreprises directement sous le contrôle du gouvernement central. Les dirigeants vietnamiens annonçaient dans le même temps une extension de la supervision de l’État sur la gestion des entreprises publiques et de leurs filiales, ainsi que le développement de la présence du Parti Communiste dans toutes ces structures. Limitées, dans toute tentative d’évolution significative, par la nécessité de préserver un consensus entre les factions se partageant le pouvoir, et par la hantise de perdre les avantages en nature que ce pouvoir sans partage leur garantit, les élites vietnamiennes proposent inlassablement les mêmes recettes. Pour contrer le ralentissement de l’économie, les choix se portent sur un renforcement du secteur public contrôlé par l’État. Contre les problèmes de délinquance et de corruption, c’est une mobilisation des organisations de masse qui est préconisée, sous la bannière du Front Patriotique Vietnamien (Vietnam Fatherland Front). L’organisation de campagnes de chasse aux méfaits sociaux (social evils), ainsi que des sessions d’autocritique pour les cadres déviants sont proposées pour compléter l’ensemble. La justification de telles mesures est toujours la même : c’est la thèse du complot, organisée de l’intérieur et de l’extérieur par des « forces hostiles » au peuple vietnamien. Elle permet au Parti Communiste de légitimer la prise de mesures exceptionnelles pour organiser la résistance ; elle permet également de reporter sur l’extérieur la responsabilité des désordres régionaux et des problèmes nationaux qui affaiblissent aujourd’hui les gouvernements d’Asie orientale. Un document du 5ème plénum du Comité Central du Parti Communiste, porté en juillet 1998 à la connaissance des médias internationaux, confirme d’ailleurs la réalité de ces analyses. Le contenu présente une doctrine de sécurité où les notions de « démocratie multipartite », de « droits de l’homme » et d’« économie de marché » sont présentées comme autant d’outils utilisés par des forces extérieures pour déstabiliser le pays. Le discours révèle l’exercice périlleux de style auquel se livrent couramment les dirigeants vietnamiens pour justifier la répression de la dissidence nationale. À l’intérieur, ils utilisent un discours, que leurs actes contredisent à l’extérieur. Ainsi, le document identifie, parmi les ennemis du Viêt Nam, des pays comme les États-Unis où le Canada qui figurent pourtant parmi les destinations incontournables de diversification de ses exportations (cf.supra). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 474 Malgré ces contradictions parfois difficiles à suivre pour les partenaires internationaux, les experts étrangers ne sont pas inquiets sur l’évolution de la situation politique. Ils estiment que le Parti Communiste n’est pas prêt à se scinder, ni la population à se rebeller, malgré les difficultés économiques rencontrées par un pays qui reste l’un des plus pauvres du monde 462. Selon eux, dans la mesure où il n’existe pas de mouvement d’opposition structuré, ni de personnalité capable de défier l’autorité du Parti ou de le déstabiliser, celui-ci va continuer de s’adapter aux circonstances comme il l’a toujours fait. Ils misent également sur la venue au pouvoir d’une génération de cadres plus jeunes et tolérants, mieux formés, capables d’insuffler progressivement les réformes qui permettront au pays d’évoluer vers une forme de pluralisme contrôlé. Pour d’autres, les principaux défis que le Parti Communiste vietnamien va devoir relever dans les années qui viennent, sont de plusieurs ordres : des individus, toujours plus nombreux dans les villages et les villes, qui tentent de soustraire à l’autorité de l’État et mènent leur existence sans jamais faire de référence au Parti ; la corruption officielle et l’incapacité des échelons inférieurs du parti à punir les cadres qui s’y adonnent. L’inconnue dans ces analyses reste les réactions d’une population et d’une jeunesse pour lesquelles les perspectives de croissance offertes par l’ouverture de l’économie, compensaient en partie les difficultés de vie quotidiennes. Les conséquences politiques du manque de familiarité des élites vietnamiennes avec les contraintes que la mondialisation fait peser sur tout les pays et plus particulièrement sur les pays faiblement dotés - restent un paramètre qui n’a, jusqu’ici, pas vraiment été évalué. Risques économiques C’est le mode d’organisation politique du Viêt Nam qui est à l’origine des blocages économiques menaçant son développement. La crise asiatique, et le ralentissement de l’économie régionale, n’ont fait qu’accentuer les problèmes structurels du pays. Comme les spécialistes le savent, ce ne sont pas les trois premiers personnages de l’État qui gouvernent, mais les dix neuf membres du 462 Reuters, Hanoi, 5 Mars 1999. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 475 Bureau Politique du Parti Communiste 463. Cette structure opaque, qui se réunit en secret, a le pouvoir de bloquer les initiatives du Premier Ministre, contrôle les décisions prises par l’Assemblée Nationale et le gouvernement, émet des directives, et n’a de comptes à rendre à personne. En son sein, c’est la règle du leadership collectif qui l’emporte. Malgré la création, en 1996, d’un Super-Bureau Politique comprenant cinq membres du Bureau Politique - une structure destinée à simplifier la prise de décision - dans la réalité, aucune ligne politique ne peut être retenue si elle contrevient aux intérêts (armée, ministères, etc.) que représentent chacun des dix neuf membres du Bureau Politique. Le résultat, ce sont des décisions en demi-teinte favorisant le statu quo plus que les réformes. Et ce statu quo vise a préserver les rentes issues du développement des liens étroits qui, pendant la politique de rénovation (doi moi) ont été tissés entre les entreprises publiques, les grandes banques d’État, et les plus hauts responsables du Parti Communiste. Le système existant satisfait les élites : les banques contrôlent la plus grande partie du crédit disponible, les entreprises se voient attribuer les marchés publics les plus intéressants et accorder toutes les facilités pour les mener à bien avec des sociétés étrangères, tandis que les officiels du parti tracent les grandes lignes du développement national. Dans un contexte où le pouvoir politique et les intérêts économiques sont aussi étroitement liés, les réformes ne peuvent qu’être limitées à un strict minimum. Considérons, par exemple, la réforme des banques ; elle est indissociable de celle des entreprises publiques. Or, malgré les risques (liquidité, solvabilité) que ces établissements font courir au système financier vietnamien, aucune mesure décisive n’a été prise à leur égard. Sur 6000 entreprises publiques, 17 seulement ont fait l’objet d’une privatisation ; quant aux banques, malgré la décision des autorités vietnamiennes d’obliger les établissements semi-privées à capitaux communs 464 (joint-stock banks) à recapitaliser, fusionner ou disparaître, rien n’a encore été entrepris à l’égard des 4 banques commerciales d’État qui contrôlent environ 80% du crédit domestique. Plus de 70% de leurs prêts sont destinés à des entreprises publiques (dont 30%, avoue le Premier Ministre, perdent de l’argent) sur la base de déci463 Âgés en moyenne de 61 ans, les membres du Bureau Politique sont élus par le Comité Central du Parti Communiste qui compte 170 membres. 464 cf. la rubrique « marché du crédit ». Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 476 sions dont la logique est avant tout politique - un élément qui donne à ces prêts l’allure de subventions (selon des économistes étrangers, 15 à 20% de ces prêts sont irrécouvrables). Réformer le système impliquerait de mettre un terme aux conditions privilégiées de fonctionnement (accès au crédit à des conditions préférentielles, à l’investissement étranger, aux fonds de l’aide officielle) dont bénéficient, de façon directe ou indirecte, ces entreprises et banques d’État. Elles seraient alors obligées d’affronter la concurrence des entreprises et établissements bancaires privés vietnamiennes et étrangers 465 sur un pied d’égalité. L’idée s’est jusqu’ici heurtée à l’opposition des plus hautes autorités du pays. Elle s’explique par l’existence de liens étroits qui unissent ces organisations publiques aux Ministères qui les supervisent et aux intérêts occultes représentés dans le Bureau Politique du Parti Communiste 466. Entre 1989 et 1997, la croissance élevée de l’Asie orientale et le faible coût de la main d’oeuvre au Viêt Nam ont permis aux dirigeants du pays de repousser des réformes que les investisseurs et agences multilatérales ne cessaient de réclamer. À partir de 1998, l’impact de la crise asiatique, l’inefficacité du secteur public de production et la fragilité du système bancaire se sont combinés pour exercer un effet d’éviction. Les investisseurs étrangers, d’abord, attirés par le faible coût de la main d’oeuvre, quittent le Viêt Nam. Malgré des dévalutations successives, le dong reste surévalué par rapport aux monnaies des pays voisins. Dans ce contexte, les exportations à partir du pays sont moins compétitives et le coût de la main d’oeuvre n’est plus aussi intéressant. D’autres facteurs, déjà évoqués précédemment, s’ajoutent d’ailleurs, qui renchérissent la facture des opérations étrangères au Viêt Nam et le rendent de moins en moins attractif : la corruption rampante ; des infrastructures et un approvisionnement insuffisants en énergie ; des taxes, des normes et des prix à géométrie variable ; un manque d’information fiable sur l’économie dues à des pratiques comptables incohérentes ; l’inertie des processus de décision fondés 465 466 cf. la rubrique « banques étrangères ». L’opposition des autorités à l’extension des privatisations s’explique aussi par le fait que les entreprises publiques représentent une source importante de revenus pour l’État. La privatisation ne les empêcherait pas de payer des taxes, mais le gouvernement estime que leur contribution serait moindre, en raison de l’habileté des entreprises privées vietnamiennes à frauder. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 477 sur le consensus. Le résultat, c’est qu’en 1999, le Viêt Nam n’est plus une destination privilégiée par les investisseurs. Il ne fait plus la « une » des magazines d’affaires et les agences de conseil le présentent comme un pays difficile et peu attractif. Les autorités vietnamiennes se retrouvent ainsi face à des problèmes peu aisés à gérer simultanément : une perte de crédibilité face à l’extérieur et le financement de projets lourds, (cf. supra) indispensables au développement d’un pays qui reste l’un des plus pauvres du monde. Le défi est d’autant plus dur à relever, qu’il doit l’être dans un environnement économique morose caractérisé par la chute de la croissance, de l’investissement direct étranger et des exportations, l’augmentation des déficits, le faible niveau des réserves de change, la baisse des rentrées fiscales et la hausse du chômage. Conclusion du chapitre 5 Retour au sommaire Nous refermerons ce chapitre avec les précisions qui suivent. Dans l’application de la méthode des scénarios au risque-pays, la construction de la base joue un rôle fondamental. Comprenant trois étapes (la délimitation du système étudié, la détermination des variables essentielles, la rétrospective et la stratégie des acteurs), l’exercice vise à produire une « image » de l’état actuel du pays étudié en fonction de choix théoriques prédéterminés (son inscription dans quatre logiques et systèmes d’action - cf. chapitre 4). Cette image doit être détaillée et approfondie sur les plans quantitatif et qualitatif ; elle doit également être globale (politique, économique, technique, idéologique et sociologique) ; elle doit aussi avoir un caractère dynamique et mettre en évidence les tendances passées et les faits porteurs d’avenir ; elle doit enfin fournir une explication des mécanismes d’évolution du pays retenu. Pour obtenir d’un pays une image de bonne qualité, la première étape de la démarche nécessite une attention particulière. Elle consiste, comme nous avons pu le préciser, à dresser une liste, la plus complète possible, des variables afférentes à chaque logique animant et « impactant » le pays étudié. Internes ou externes à son territoire, ces variables, obtenues grâce au renseignement d’une base ex- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 478 haustive de connaissances (cf. sections III et IV du chapitre 5), font l’objet d’un travail approfondi de réflexion. Leur identification étant cruciale pour localiser les ruptures dans le pays considéré et repérer les règles du jeu possible dans le futur, une précision doit ici être faite ; elle concerne les qualifications des membres de l’équipe de recherche. Si l’exercice d’application sur le Viêt Nam qui suit est, pour des raisons académiques, mené par une seule personne (application « in vitro »), dans le type de démarche réelle d’évaluation du risquepays que nous proposons, l’idéal serait de s’appuyer sur une équipe réunissant des compétences professionnelles complémentaires : un politologue formé aux relations internationales, un économiste possédant une solide connaissance des marchés (monétaires, changes, obligations, actions, produits dérivés, etc.) et des stratégies de leurs grands opérateurs (FMN, BMN et gérants de fonds), un juriste international, deux spécialistes externes (linguistes et « civilisationnistes ») dont l’un serait un expert de la région dans laquelle le pays étudié s’inscrit et l’autre un expert de ce pays, deux documentalistes trilingues. En outre, toute les fois où l’équipe de recherche disposerait de temps, ses membres se livreraient, de façon systématique - et dans le champ d’expertise qui est le leur - à des consultations de spécialistes et d’« hommes de terrain » extérieurs à leur structure de conseil. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 479 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Deuxième partie : Un bilan des pratiques du Risque-Pays CONCLUSION Bilan d’une approche renouvelée du risque-pays Retour au sommaire Les lacunes des méthodes traditionnelles du risque-pays sont connues. N'étant, jusqu'ici, parvenus à concevoir une théorie du risque-pays intégrant les éléments externes à leur domaine de compétence (troubles politiques, facteurs techniques, idéologiques, problèmes sociaux, etc.), leurs créateurs ont - en fonction de leur métier et de leur formation - agrégé un certain nombre d’indicateurs dans des "checkslists" ou des "scoring and rating systems". Pour autant, les classements-pays établis après renseignement et pondération de critères retenus dans ces conditions se révèlent assez peu scientifiques dans la mesure où : - en l'absence d'une théorie du "risque politique" (ou du "risque pays" dans notre cas) généralement acceptée, le choix des indicateurs, celui de leur pondération et les classements réalisés grâce à ces éléments, sont hautement arbitraires et subjectifs 467 ; 467 Le Anh Tu Packard,. « Country Risk analysis « The Vietnam Business Journal, October 1995, p.43. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 480 - ces classements comparent des pays difficilement comparables (la Cité État de Singapour et la République Populaire de Chine) et sont établis sur des faits passés 468 ; - ces classements sont incapables de présenter la spécificité d'un pays, ni d'en faire apparaître la dynamique (interactions des variables, des jeux d'acteurs, et leur évolution) ; - ces classements supposés fournir une échelle de risque comparative pour l'investisseur, l'exportateur ou le banquier négligent le caractère unique des stratégies d'entreprises. Pour compléter ces approches tout en les renouvelant, nous avons proposé, au chapitre 4 de cette thèse, une théorie du risque-pays. Elle nous a permis, dans le chapitre 5, de sélectionner, sur la base d’une problématique, des indicateurs qui ont une fonction : identifier l’information utile pour évaluer le risque-pays, et l’exploiter dans ce but, grâce à une démarche d’analyse mono-pays, combinant trois propriétés : - c’est une démarche globale, tout d'abord, qui refuse de ne voir un pays que sous l’angle de son économie, ou de risques négatifs. Ce qui est jugé facteur de risque dans une dimension de l’action (Tiananmen en République Populaire de Chine) peut s'avérer porteur, pour un temps, de stabilisation (paix sociale obtenue à court terme par la répression) ; et ce qui est facteur de risque dissuasif pour certains entrepreneurs, sera facteur de risque-opportunité pour d'autres ; - c’est une démarche systémique, ensuite. L’analyse structurelle permet de croiser les variables de nature diverse (politique, technique, financière, etc.) identifiées grâce à une batterie d’indicateurs ; l’analyse des jeux d’acteurs la complète. C’est l’étude des interactions entre ces éléments qui doit nous permet- 468 "Les classements sont établis sur des fait passés", interview de Terrier J.L., créateur et ancien directeur de Nord-Sud Export Consultants (fondateur et aujourd'hui directeur de Credit Risk International - nda), in L'usine Nouvelle n°2395, 28 Janvier 1993, p.55. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 481 tre d’identifier les facteurs de rupture à l’échelon d’un pays (vu comme un « système de systèmes »). - c’est une démarche prospective, enfin. À partir de l’image d’une situation nationale donnée, la construction de scénarios favorise la description d’images futures, ainsi que celle des cheminements qui y mènent. L’exercice permet alors aux utilisateurs de la démarche (gouvernements, agents économiques, associations), d’envisager les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre ou se rapprocher de l’image souhaitée, et éviter le ou les futurs redoutés. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Troisième partie Une application au cas du Viêt Nam Retour au sommaire 482 Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 483 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Troisième partie : Une application au cas du Viêt Nam INTRODUCTION Fondements d’une application au cas du Viêt Nam Retour au sommaire C’est sur la base d’un travail de recherche de deux ans sur le Viêt Nam, qui a abouti à l’élaboration d’une « base de connaissances » combinant données scientifiques et journalistiques, que nous avons pu mener notre travail d’évaluation du risque de ce pays. L’objectif était en fait de « rentrer » dans la réalité vietnamienne, d’en démonter les mécanismes et les rouages du pouvoir, ceux de la création de valeur, ou de la dynamique sociale, et de prendre en considération l’impact, sur ce pays, de la rencontre brutale entre les forces de la globalisation, les aspirations du régime communiste et celles de la population. Le Viêt Nam a été, entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990, une destination privilégiée par l’investissement étranger. Pendant cette période, la grande presse internationale a vu dans ce pays un « nouveau tigre » et n’a cessé de tarir d’éloges sur la volonté réformiste de ses dirigeants, servie par la stabilité du régime. Une crise financière régionale et une décennie d’opérations locales plus tard, les avis ont changé et les analyses se font plus pessimistes sur l’avenir du pays. Il est difficile, reconnaissent de nombreux investisseurs Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 484 étrangers, de faire des bénéfices au Viêt Nam. Et la presse internationale se charge maintenant de répercuter cette opinion, signalant, dans le même temps, la chute brutale des IDE dans ce pays et la résistance des autorités aux réformes. Le chercheur se pose alors des questions : pourquoi et comment pendant un temps, le Viêt Nam (qui reste l’un des pays les plus pauvres du monde) peut-il être présenté comme un pays à fort potentiel, le territoire de toutes les opportunités ? Et pourquoi et comment, en un laps de temps relativement bref, peut-il perdre toute crédibilité aux yeux de la communauté des affaires 469 ? N’y aurait-il pas un moyen de tempérer ces jugements excessifs, de « raison garder » et d’épargner à la population des chocs sociaux difficiles à gérer 470, en faisant, dès le départ, une analyse plus approfondie de ses réalités ? N’y aurait-il pas un moyen d’éviter les effets de mode (« pays émergents », etc.) redevables à des analyses économiques hâtives, en allant voir ce qui se cache derrière les chiffres de la croissance, de l’inflation, de l’investissement et derrière l’évolution de la parité d’une monnaie ? C’est pour tenter de traiter ces problèmes d’analyse et de méthode que nous mettrons en oeuvre ce travail de recherche et d’application sur le risque-pays au Viêt Nam. Trois étapes seront enchaînées dans ce but : 469 « Vietnam avoids needed reforms », Asian Wall Street Journal, Tuesday, March 9, 1999 ; Soloman A., « Glacial Vietnam reforms sadden donors », Reuters, Hanoi, June 13, 1999 ; Yates D., « Revived Asia to leave Vietnam behind », Reuters, Hanoi, May 21 1999 ; « Foreign business upset over new Vietnam Tax », Reuters, Hanoi, March 9, 1999 ; Soloman A., Prasso S., « Foreigners’ flight out of Vietnam », Business Week, Monday, October 6, 1997. 470 Watkin H., « Social crisis alarms leaders », South China Morning Post, wednesday, July 28, 1999 ; Marshall S., « Vietnam labor summit offers few ideas on joblessness », The Asian Wall Street Journal, Monday, Nov 9, 1998 ; « UN warns Vietnam of rising unemployment, potential social instability », AFP, Hanoi, sept 10, 1998. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 485 * Identifier les ruptures et les points de bifurcation au Viêt Nam (Systémique) Nous nous efforcerons, tout d’abord, de décrire de façon exhaustive le système (Viêt Nam) associé à la problématique posée (son risque-pays, conçu comme la résultante d’un dé-ajustement des logiques et des systèmes structurant le monde et les territoires). Nous recenserons ainsi un certain nombre de variables significatives, puis nous étudierons leurs relations dans une matrice d’analyse structurelle l’objectif étant de parvenir à identifier plusieurs éléments : des tendances lourdes, des variables de rupture et des points de bifurcation. il s’agit, à ce stade de l’application, de mettre en évidence les variables porteuses d’instabilité (variables clés), en se posant les bonnes questions et en essayant de ne pas négliger de piste. Le programme informatique MICMAC sera utilisé à cet effet. * Analyser le jeu des acteurs du risque-pays au Viêt Nam (Stratégique) C’est ensuite autour des variables clés identifiées lors de l’analyse structurelle, que seront identifiés les acteurs ayant une réelle capacité d’influence sur le pays. L’exercice consistera à étudier les interactions de ces protagonistes locaux, régionaux et internationaux, et à dresser un inventaire aussi précis que possible de leurs moyens d’influence réciproques. La réalisation de cette étape devrait nous permettre de faire apparaître progressivement leurs convergences et divergences de vue et de révéler, par là même, leur rôle dans l’amplification ou l’apaisement des facteurs de tension et d’instabilité au Viêt Nam. Nous aurons recours au programme informatique MACTOR pour accomplir ces tâches. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 486 * Construire les scenarii du risque-pays au Viêt Nam (Prospective) Nous nous interrogerons, pour finir, sur les évolutions les plus vraisemblables du risque-pays au Viêt Nam. Une série d’hypothèses fondamentales sur le devenir du pays étudié sera élaborée, à partir des enseignements tirés des exercices précédents. Pour ce faire, nous nous poserons une série de questions : quels événements, quelles innovations peuvent rester sans conséquence ? Quelles autres sont susceptibles d’affecter le Viêt Nam dans le sens d’une évolution souhaitée ou subie par les différents intérêts en présence ? L’énoncé, sous forme de scénarios, des hypothèses clés du futur et des cheminements pouvant y conduire sera contenu dans cette étape. L’utilisation de l’analyse morphologique et du programme informatique MORPHOL permettra de mener à bien ces opérations. Avant d’enchaîner ces étapes, une précision importante nécessite d’être faite. Le travail d’analyse qui suit est réalisé dans le contexte d’une thèse. Pour cette raison, il est le fruit des réflexions d’une seule personne. Cet élément le met ainsi en contradiction avec les pratiques du risque-pays ou de la prospective, qui mobilisent habituellement les compétences d’équipes de professionnels dont les qualifications se complètent. Nous avons dû ainsi jouer le rôle de « l’homme orchestre », sans être en outre un spécialiste du pays étudié (le Viêt Nam). Pour ces raisons, l’analyse présentée ici ne peut prétendre atteindre la qualité d’un travail où le dialogue des savoirs et les controverses d’experts enrichissent l’analyse. Plus qu’une application dont la finalité serait de prouver ou d’infirmer le raisonnement théorique et la démarche méthodologique proposés en fonction des résultats obtenus, cette « application limitée », réalisée en laboratoire, est davantage conçue pour éveiller l’intérêt du chercheur et du praticien sur une autre façon d’évaluer le risque-pays. Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 487 Le plan de cette partie est le suivant : - chapitre 6 : Identifier les ruptures et les points de bifurcation au Viêt Nam (Systémique) - chapitre 7 : Analyser le jeu des acteurs du risque-pays au Viêt Nam (Stratégique) - chapitre 8 : Construire les scenarii du risque-pays au Viêt Nam (Prospective) Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 488 Risque-pays et prospective internationale : théorie et application (à la République socialiste du Viêt Nam). Troisième partie : Une méthode d’analyse prospective du Risque-Pays Chapitre 6 Identifier les ruptures et les points de bifurcation au Viêt Nam (Systémique) Introduction Retour au sommaire La première étape de cette application consistera à construire la base du problème étudié, en s’appuyant sur la méthode d’analyse structurelle. Il s’agira, dans le but de bâtir ultérieurement des scénarios d’évolution possible du Viêt Nam, de décrire, de façon exhaustive, le système (Viêt Nam) associé à la problématique posée (son risquepays, conçu comme la résultante d’un dé-ajustement des logiques et des systèmes structurant le monde et les territoires). Nous serons ainsi amené à distinguer, parmi les nombreuses variables quantitatives et qualitatives qui influencent la marche et le devenir du pays étudié (compris comme un « système de systèmes »), des tendances lourdes, des variables de rupture et des points de bifurcation. L’objectif sera de mettre en évidence les variables clés, en se posant les bonnes ques- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 489 tions et en essayant de ne pas négliger de piste ; le recours au programme informatique MICMAC nous y aidera. En tant que technique d’analyse de système, l’analyse structurelle vise la description la plus complète possible du ou des systèmes associés à la problématique posée (ici un pays structuré par des logiques, leurs systèmes, et les effets induits par leur articulation territoriale, sous forme de risques). Capable de traiter simultanément un nombre souvent important de variables hétérogènes, à la fois quantitatives et qualitatives, l’analyse structurelle aide à distinguer, parmi elles, les tendances lourdes et les variables de rupture. Elle permet de hiérachiser ces variables en fonction de leur influence (et de leur dépendance) sur les évolutions du ou des systèmes considérés. Pour y parvenir, on remplit un tableau à double entrée, à l’aide de notes (0 et 1, ou de 0 à 4, lorsque l’on veut traduire l’intensité de l’influence des variables les unes sur les autres). Les sommes en lignes et en colonnes de cette matrice d’interaction donnent, pour chaque variable, un indicateur d’influence et de dépendance. Il permet de dresser un classement, afin de faire apparaître celles qui sont les plus influentes et celles qui sont les plus dépendantes. L’examen, à l’aide d’une matrice booléeenne, des relations directes entre variables ne suffit toutefois pas. Il existe en effet des variables dont la faible influence directe cache une capacité d’influence indirecte forte qui les amène, à terme, à jouer un rôle important. L’algorithme MICMAC permet de les révéler. Ce programme consiste à élever la matrice en puissance, sachant que, à partir d’une certaine puissance, en général 7 ou 8, les classements restent stables. Une fois l’opération effectuée, il est alors intéressant de comparer les deux classements, directs et indirects. Apparaissent en effet, dans le second, les variables cachées, celles qui, à première vue, ne semblent pas déterminantes, mais s’avèrent en réalité très importante. Les informations obtenues servent ensuite à construire un plan influence/dépendance (encore appelé plan motricité/dépendance). Le positionnement des variables sur ce plan indique le rôle qu’elles jouent dans le système étudié. Ce sont, en divisant le plan en quatre cadrans : dans le cadran gauche supérieur, les variables motrices (forces), dans le cadran droit supérieur les variables enjeux (menaces-opportunités), dans le cadran inférieur droit les variables résultats (faiblesses), et dans le cadran inférieur gauche les variables exclues (sans importance). On tirera également un certain nombre de conclusions sur la natu- Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 490 re du système étudié, en particulier en matière de stabilité, en fonction de la forme du nuage de points qui se dessine sur le plan. Lorsqu’il n’y a pas de variables motrices et que le système se résume par une nébuleuse d’enjeux, celui-ci est particulièrement instable. La solidité des variables motrices est une garantie de stabilité du système. L’analyse structurelle comprend ainsi trois grandes phases : - le recensement des variables ; - le repérage des relations dans la matrice d’analyse structurelle ; - la recherche des variables clés par la méthode Micmac. Elle a donc pour objectif et avantage de mettre en évidence des variables clés, cachées ou non, de poser les bonnes questions ou de faire réfléchir à des aspects contre-intuitifs du système étudié. Pour y parvenir, il nous faut recenser, dans un premier temps, les principaux composants des logiques et système d’action structurant le Viêt Nam. En raison du caractère évolutif de ces composants, nous les appellerons « variables ». Dans un souci de qualité d’analyse et de synthèse, nous n’en retiendrons qu’une quarantaine, issues du renseignement des indicateurs appartenant aux cinq rubriques (souverainetés, marchés, innovation-technicité, idées, société) contenues dans la section III du chapitre 5 (« Les indicateurs du risque-pays »). Bernard Sionneau, Risque-pays et prospective internationale… (2000) 491 I - Le recensement des variables Les variables des risques souverains : Retour au sommaire Dans ce registre, l’intitulé des variables renseigne le lecteur sur l’état ou l’évolution des éléments internes et externes (acteurs, processus, interactions) qui, à l’échelle d’un pays donné, facilitent ou bloquent l’exercice des prérogatives liées à la souveraineté 471. La définition des variables se fait en intégrant les effets produits, à l’échelle d’un pays, par son fonctionnement politique dans un contexte international dominé par le leadership des États-Unis, la rivalité entre les grands pays industrialisés, et le choix, effectué par leurs gouvernements, de remettre entre les mains des opérateurs financiers, les destinées économiques des collectivités nationales dont ils ont la responsabilité (« souveraineté limitée »). 1 - la pression des agences multilatérales et des pays donateurs : cette pression est portée aujourd’hui par les revendications des agences