Djazair n°6 - Al

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REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE
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Numéro 6. Avril/mai 2003
Abdelkader,
2003 ÍU± ,q¥d≠√ /”œUº∞« œbF∞«
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homme d’état,
stratège, philosophe
et mystique
Bahdja Littérature coloniale,
Bachtarzi
de
l’exotisme
Rahal
racontait le vieil Alger
Quand
musical
comme Maâlma
Yamna
au racisme
«Rappelàl’intelligent,
avisàl’indifférent»
Nos lecteurs constateront que ce numéro 6 de Djazaïr 2003
se distingue des précédents par la suppression de L’HOMMAGE
aux pionniers de la littérature algérienne et par l’introduction d’une nouvelle rubrique intitulée «BÂTISSEURS», laquelle
évoquera de grandes figures de notre Nation : hommes ou
femmes qui, sur plus de vingt-trois siècles d’histoire ont, par
leur intelligence, leur courage et leur volonté, contribué à
établir le socle sur lequel repose cette Nation dont la réalité
incontestable et intangible s’est définitivement imposée à l’occasion de la glorieuse guerre de libération.
Le caractère éphémère -par définition- de Djazaïr 2003 ne
nous permettra pas de retracer la vie de toutes les figures dont
l’action a enrichi le terreau matriciel de l’homme algérien.
Nous tenterons toutefois d’en présenter les principales dont,
pour commencer -à tout seigneur, tout honneur!-, l’Emir
Abdelkader ben Mahieddine, l’intrépride, le génial initiateur
et animateur de la résistance à la colonisation, dont
l’exemple devrait habiter nos esprits et ceux des générations
futures. Il réunit aux yeux du monde entier toutes les qualités
qu’on est en droit d’exiger d’un homme d’Etat: intelligence et
perspicacité, courage et audace, foi et tolérance, spiritualité
et sens de l’humain, intégrité et amour de la justice, ouverture sur le progrès et respect des valeurs nationales ...
La rubrique PRECURSEURS accueillera par ailleurs une
autre grande figure nationale, celle de Abdelhamid Benbadis,
penseur, réformateur, l’un de ceux dont l’action courageuse a
préparé l’explosion de Novembre 1954. «CREATEURS» s’intéresse pour la seconde fois à une femme -après Ahlam
Mosteghanemi dans le précèdent numéro-, la cinéaste algérofrançaise Yamina Benguigui dont la vie est vouée au devoir
de mémoire envers deux générations, étrangement restées
muettes, d’émigrés algériens en France.
Une autre personnalité féminine, en voie d’occuper une
place de premier plan dans le paysage artistique national,
Bahdja Rahal, voix magnifique, sérieux et travail infatigable
de conservation du patrimoine algéro-andalou occupera les
pages de «NOVA», tandis que ce même patrimoine sera évoqué
dans le cadre de l’»ANNEE DE LA MUSIQUE» par une voix
«d’outre-tombe», celle du regretté Mahieddine Bachtarzi
racontant, pour le plaisir des mélomanes, le vieil Alger musical, celui de Ali Sfindja, Edmond Yafil, Maâlma Yamna,
Cheikh Nador et autres....
Nos lecteurs trouveront dans ce numéro que nous avons
voulu plus riche, d’autres articles traitant de sujets qui, nous
osons l’espérer, retiendront leur attention. Citons pour
L’ANNEE LIVRES:
- un article sur les auteurs français de la période coloniale
qui se sont intéressés de près à notre pays : «Orientalistes» à la
recherche d’un exotisme, souvent de pacotille, ou
«Algérianistes» foncièrement racistes, pris d’une passion fanatique pour une Algérie dont les Algériens auraient été exclus.
- un article sur la foisonnante et prometteuse génération
d’écrivains de langue arabe.
L’ANNEE THEATRE se penche sur le phénomène Benguettaf,
homme-orchestre de la scène algérienne, comédien, auteur,
metteur en scène ...Tandis que l’ANNEE ARTS PLASTIQUES
s’intéresse à la personnalité et à l’oeuvre de l’artiste algéroallemande Bettina Heinen Ayech.
Signalons pour la rubrique PASSERELLES l’hommage posthume rendu à la mémoire de deux grandes figures de la littérature: Anna Greki et Emmanuel Roblès ainsi que le retour,
dans L’ANNEE FESTIVE, après une brève interruption, des
CARNETS DE ROUTE évoquant, cette fois-ci la majesté du
Hoggar et le mystère de Sédrata, ville ibadite engloutie sous
les sables du Grand Erg ; sans oublier notre traditionnelle
rubrique culino- gastronomique sur la «Sofra dziria», l’on ne
peut plus raffinée cuisine algéroise.
Bonne lecture à «l’intelligent» !, bon réveil à «l’indiffèrent» !
Djazaïr 2003
Djazaïr 2003
!
n cette veille de journée
internationale de la femme,
dans les bureaux de «Bandits
Productions» où Yamina
Benguigui a établi son Q.G., une agitation
intense parcourt les trois bureaux mitoyens.
Réalisatrice de son métier, Yamina a toujours
fait flèche de tout bois. Entre deux déplacements en province où, six ans après sa sortie
–une rareté- elle continue à animer des
débats autour des trois volets de Mémoires
d’immigrés (1997), cette native de SaintQuentin, dans le nord de la France, développe un activisme tel qu’on la croirait dotée du
don d’ubiquité. Elle est ici et ailleurs. Ici,
c’est l’organisation d’un hommage à des
actrices algériennes et franco-algériennes
que le «Forum des Images» de Paris accueille
dans le cadre de l’Année de l’Algérie. Se voulant passerelle entre les deux rives, Yamina a
imaginé d’associer à Fettouma Ousliha,
Biyouna ou Bahia Rachedi, les Charlotte
Rampling, Françoise Arnoul, Brigitte Fossey
et autre Gabrielle Lazure, sous le regard bienveillant et intéressé de Charles Berling qui
vient de tourner en Algérie avec Abdelkrim
Bahloul et Bernard Giraudeau, lequel n’a pu
dissimuler à Mohamed Lakhdar-Hamina
l’émotion qu’il a ressentie à la vision du Vent
des Aurès et à la prestation majeure de la
grande Keltoum.
La réception qui a suivi la projection a
réuni le Tout-Paris du cinéma, preuve que
Yamina Benguigui a su gagner la reconnaissance de ses pairs, un rêve secret qui habitait
la jeune adolescente des années 70 après la
révélation d’une vocation précoce, née à la
fois sur les bancs d’un ciné-club qui projetait
le mythique America, America d’Elia Kazan
et devant un téléviseur retransmettant
depuis Cannes la remise de la palme d’or à
Mohamed Lakhdar-Hamina pour sa
Chronique des Années de Braise…Car
l’Algérie est on ne peut plus obsédante et
récurrente dans l’inspiration des œuvres à
venir, comme un prolongement naturel à
une enfance, à une éducation, et à un père,
qui a élevé ses enfants, filles et garçons, dans
le culte d’une Algérie aussi absente que
mythique.«On appartenait les uns et les
autres à un «Nous» qui excluait l’individualité, un «Nous» sorte de moule d’une Algérie
à laquelle nous devions revenir en qualité
de très bons Algériens». Parmi ces blessures
de l’âme qui, très souvent, forment la matrice de l’inspiration artistique, il est clair que le
vécu familial et la figure emblématique du
père ont lourdement pesé sur le destin de la
jeune Yamina.
D’autant qu’un divorce douloureux sanctionné par l’enlèvement en Algérie d’un frère
E
Yamina Benguigui"
Yamina
Benguigui
ouledevoirde
mémoire
Par Mouloud Mimoun"
Journaliste
Yamina Benguigui est bien
typique de cette génération
d’Algériens d’origine qu’on
continue d’appeler «immigrés»
ou «émigrés» -c’est selon-, mais
qui, se revendiquant en même
temps de l’une et de l’autre rive,
sont sortis du silence que
s’étaient imposé leurs parents.
Caméra au poing, elle s’exprime
et de quelle façon ! Pour se
souvenir, pour dire, pour réaliser et «apparaître» ...
Mouloud Mimoun l’a rencontrée
pour Djazaïr 2003.
et d’une sœur par le père, va renforcer
Yamina dans l’idée que «la vie n’est pas un
long fleuve tranquille»…
Dès lors, c’est le CINEMA qui «va parler» à
celle qui ne parlait pas, face à la figure tutélaire du père. «Le paradoxe, dit-elle, c’est que
la culture autodidacte de mon père a
façonné mon indépendance d’esprit». Autre
élément formateur qui a pesé, «le visionnage
chaque dimanche de «Mosaïque» sur
France 3, la seule émission de télévision que
nous pouvions regarder en famille. Je t’ai
même croisé un jour, toi, Mouloud, présentateur de cette émission, au Consulat
d’Algérie à Paris sans pouvoir t’aborder ou
t’adresser la parole».
Le désir
d’apparaître
A ce rendez-vous télévisuel s’ajoute la rencontre avec la Cinémathèque lorsqu’elle se
rend à Alger pour tenter de récupérer son
frère et sa sœur enlevés par le père. «J’ai
frappé à la porte de la cinémathèque
d’Alger pour me faire aider -bizarrement le
cinéma est toujours sur mon chemin- et
c’est Liazid Khodja qui m’accompagnera au
Tribunal d’Alger pour entreprendre des
démarches».
Les scènes de désespoir qu’elle observe
suite aux refus de l’administration, l’inciteront plus tard à donner la parole dans
Mémoires d’immigrés à ces mères invisibles
de la première génération. Grâce à un subterfuge, elle parviendra finalement à faire
rapatrier en France son frère et sa sœur, creusant un peu plus au passage le fossé qui
s’était créé avec le père.
Parmi les moments-clés de sa jeune existence, il y aura la rencontre avec Abder Isker,
sorte de substitut au père, et celle avec le
cinéaste Rachid Bouchareb avec lequel elle
fera un bout de chemin. Mais le choix définitif de la création cinématographique, c’est
Lakhdar-Hamina lui-même qui en a eu la primeur à la faveur d’une lettre de sept pages
dans laquelle elle lui affirme son désir de réaliser et d’accéder à la notoriété.
Pour bien connaître Yamina depuis vingt
ans, je sais l’importance pour elle de la
reconnaissance par les autres et le besoin des
projecteurs sur sa personne. Mais en même
temps, cette gloire naissante ou ces succès
ne sont pas là pour flatter l’ego. Ils doivent
servir un dessein, un destin : celui de mettre
en lumière et de donner à voir et entendre
des fragments de vie, de mémoire, des souffrances et des silences longtemps refoulés
Djazaïr 2003
#
Unetentative
d’écrirel’histoire
aux marges d’une société qui s’est satisfaite
d’un «contrat» marchand alors que derrière
des statistiques froides et impersonnelles,
combien d’hommes et de femmes et désormais d’enfants, doivent bricoler un projet de
vie de nature ambivalente. Ainsi, en écho à
une histoire d’invisibilité correspond aujourd’hui un désir d’apparaître, d’exister. «Sais-tu
combien sommes-nous de femmes cinéastes
d’origine algérienne? trois avec Rachida
Krim et Zaïda Ghorab-Volta ! Et encore, je
suis seule à avoir signé de grands documentaires !» Cette notoriété, Yamina la met au service des siens. Loin des projecteurs, il ne se
passe pas un jour où elle n’intervient en faveur
de l’un ou de l’autre à la suite d’une lettre
dans laquelle on lui demande d’aider à avoir
des places sur Air-Algérie pour convoyer le
corps d’un parent décédé, ou d’ouvrir ses
salles de montage ou le plateau de ses tournages pour favoriser l’apprentissage professionnel de jeunes franco-algériens en difficulté.
Ce rôle «d’assistante sociale», Yamina
Benguigui le revendique pleinement, comme
une sorte de devoir de mémoire, rejoignant
en cela, par une ironie de l’Histoire, le credo
d’un père aujourd’hui retrouvé et pour lequel
: «lui, moi, toute la famille, nous sommes en
mission !» ❑
Comme on vient de le voir dans l’article qui précède, Yamina
Benguigui s’attache avant tout à lutter contre l’oubli. Retrouver et
reconstituer la mémoire de deux générations d’émigrés murés dans le
silence, se pencher sur le sort injuste fait à nos femmes, oeuvrer pour
arrêter l’entreprise de démantèlement du cinéma algérien, telles sont
pour l’heure les préoccupations de notre réalisatrice. Les lecteurs de
Djazaïr 2003 trouveront ci-après sur ces sujets, les explications de
Yamina Benguigui recueillies pour nous par la lettre d’information de
«Djazaïr, une Année de l’Algérie en France» (N°3).
Djazaïr 2003 : Vous êtes fascinée par le vécu des immigrés, pourquoi ?
Y.Benguigui: Je ne suis pas fascinée. Je me suis intéressée à cette composante de la société française parce que j’en suis issue. Mes parents
sont arrivés à la fin des années 50 avec l’idée de repartir. A l’époque,
c’était une immigration de transit, soit pour le travail, soit pour les
guerres. Il était plus facile pour le patronat français d’aller chercher
une main-d’oeuvre «française» plutôt que de recruter à l’étranger. J’ai
commencé à m’intéresser à cette histoire parce que nous n’avions pas
d’histoire. Nous n’avions pas de mémoire. Nos parents avaient quitté
leur pays d’origine pour la réalité du travail. Ils se sont retrouvés avec
des enfants nés en France, et nous, leurs enfants, nous nous sommes
retrouvés à cheval sur ... rien. Il faut arrêter de mythifier la fabuleuse
«double culture» ! On parle d’intégration : il n’y a pas eu d’intégration.
On pensait que nous allions tous repartir à un moment. J’ai eu envie
d’essayer d’écrire et de décrire notre histoire.
Djazaïr 2003 : Vous avez une opinion sur la situation actuelle du cinéma
algérien ?
Y. Benguigui : Ce n’est pas l’envie des Algériens qui manque pour relancer la production,
mais il faudrait une volonté politique énorme parcequ’il ne reste plus rien de la grandeur
du cinéma algérien. On a recommencé à ouvrir des salles à Alger, trois ou quatre, mais la
production cinématographique n’existe plus. L’Algérie avait un potentiel énorme. Il y avait
des techniciens fabuleux dans les années 70. En matière de cinéma, c’était le premier pays
dans le monde africain. Je crois qu’il faudrait une réelle volonté politique, en association
avec les pays d’Europe. Il faudrait du matériel et il faudrait aussi que les jeunes puissent
être formés dans les écoles étrangères pour les métiers du cinéma. Aujourd’hui, grâce à
l’Année de l’Algérie en France, la richesse du cinéma algérien est mise en avant ; je souhaite donc que cette saison culturelle soit le début d’une apogée. ❑
FILMOGRAPHIE
Mémoires d’immigrés- L’héritage maghrébin
1997 (3X52min)
Trilogie sur l’histoire de l’immigration maghrébine en France. «7 d’or» du meilleur documentaire en 1997, Golden gate award au festival de
San Francisco (USA).
Inch’Allah Dimanche, Long métrage, 2001,
Fiction sur l’immigration des femmes ,
A remporté de nombreux prix, dont le grand
prix du festival de Marrakech (Sept.2001) et le
prix du meilleur film du festival d’Ottawa
(Canada) en 2002. Pré-sélection aux Oscars
(Los Angeles) 2002 pour représenter l’Algérie.
Un jour pour l’Algérie 1997
La maison de Kate 1995 (52 min)
Femmes d’Islam 1994 ( 3x 52 min)A
recueilli de nombreux prix internationaux .
Documentaires :
Le jardin parfumé Arte 2000
Prix du meilleur documentaire, Montréal 2001.
Pimprenelle, 2001 (6 min)
Le grand voyage de Lalla Amina, 2000 (10min)
Une dizaine de films réalisés pour des
fondations ou des chaînes de TV ainsi que des
clips. Yamina Benguigui produit, anime et
réalise des émissions de télévision dont
«Place de la République» (France 2)
En préparation :
Le paradis c’est complet (long métrage)
Le plafond de verre (documentaire pour
France 5)
Les Beurs dans l’armée (pour France 3)
Djazaïr 2003
$
Bahdja Rahal
Bahdja
Rahal:
Elle est désormais «la voix»
féminine par excellence de la
musique classique algérienne
arabo-andalouse.
S
on but, affirme- t-elle avec
une grande conviction, est
de préserver cette musique
dans son authenticité. Elève de l’Ecole d’Alger,
dont elle perpétue fidèlement l’enseignement
de ses maîtres, notamment Mohamed
Khaznadji et Sid Ahmed Serri, Bahdja Rahal
tend, par sa superbe voix cristalline, à sauvegarder «la lettre et l’esprit» de ce genre que
Par Hind Oufriha" l’on s’accorde à faire remonter à l’âge d’or de
Journaliste. la civilisation arabe, incarné par Ziryab.
Travailleuse inlassable, obstinée, généreuse
et passionnée, Bahdja a réussi, avec quelques
rares autres consoeurs, l’exploit de forcer les
portes de l’univers andalou, généralement
accaparé par la gent masculine, et s’inscrit
ainsi dans la lignée de Maâlma Yamna bent El
Hadj El Mahdi et Cheikha Tetma. Non contente de se faire «une place au soleil» dans ce
milieu, elle nourrit l’ambition de raviver la
flamme du chant millénaire arabo-andalou,
de le faire connaître et aimer, de le «démocratiser», en quelque sorte.
Elle avoue ambitionner d’enregistrer les 12
noubas conservées jusqu’à présent (sur 24) et
a effectivement réalisé en grande partie ce
vœu, patiemment, une année après l’autre. Et
pas seulement ! D’autres projets, aussi palpitants, l’attendent. Si d’aucuns reconnaissent
danslalignée
deMaâlmaYamna
son incontestable talent, il reste, note-t-elle
avec amertume, que «la femme n’a pas encore pleinement sa place dans ce domaine».
Elle est en cela un modèle de courage, de
tenacité et de persévérance. Née déjà dans
une famille de mélomanes, c’est naturellement qu’elle embrasse cette carrière, délaissant l’enseignement auquel la prédestinaient
des études en biologie. Une autre profession,
un autre destin… fabuleux celui-ci, puisqu’aujourd’hui, elle joue dans la cour des plus
grands. Chanteuse-musicienne comblée, elle
dirige son propre orchestre et peut être
désormais considérée comme l’une des
toutes premières interprètes du genre. Cette
place, Bahdja Rahal l’a conquise de haute lutte
dans son propre pays. A l’étranger, elle s’applique avec bonheur à faire découvrir, proposer et aimer cette musique algérienne
méconnue.
Nul doute que l’Année de l’Algérie en
France sera pour elle l’occasion de persévérer
dans ce louable objectif.
L’entretien qui suit permettra à nos lecteurs
de mieux cerner et la personnalité et les projets de cette grande artiste.
Toujours
plus loin...
Djazaïr 2003: En ce début d’année, où en
êtes-vous de votre activité ?
Bahdja Rahal: Après les trois récitals d’Alger,
je m’apprête à donner une série de concerts,
en France, à Oman et en Hollande. Mais je
reviendrai à Alger pour enregistrer mon
deuxième album, une nouba, comme promis.
Dj.2003 : Parlez-nous un peu de la dernière Nouba Hsine sortie au mois de
Ramadan. Quelles sont ses particularités?
B.R. : J’ai eu de très bons échos du côté du
public car s’est son avis qui compte le plus
pour moi. L’interprétation de cette nouba
reste difficile pour une voix féminine du fait
de sa tonalité élevée. Cela nécessite donc un
effort particulier. J’essaye à chaque fois de
m’améliorer en travaillant davantage la
voix et la technique, dans le souci de donner
le meilleur à un public de plus en plus exigeant.
Djazaïr 2003
%
Association El Fakhardjia" dirigée par Rezki Harbit
DJ.2003 : Que ferez-vous quand votre
travail sur les 12 noubas sera achevé ?
B.R. : J’ai plein de projets ! Les 12 noubas, ce
n’est qu’un début car elles sont loin de
constituer la totalité du patrimoine. Je suis
très loin encore d’avoir réuni l’ensemble du
patrimoine Sanâa.
DJ.2003 : Quelle place occupe, d’après
vous, la voix féminine dans la musique
andalouse ?
B.R. : La femme n’a pas encore la place qui
doit être la sienne. Même si elle a appris
cette musique dès son jeune âge aux côtés
de l’homme, même si elle est aussi douée
que lui, elle n’est reconnue encore que
comme «soliste». On ne parle pas de chanteuse mais de «soliste» au féminin. La femme
a toujours prouvé ses capacités et son
talent. Nous en avons un très bel exemple
avec Maâlma Yamna Bent El Hadj El
Mahdi. Elle pouvait se trouver aux côtés des
grands maîtres de l’époque sans aucun
complexe. Elle était chanteuse et musicienne de très haut niveau mais elle ne pouvait
chanter en public qu’en de rares occasions.
Dj.2003 : Si la femme est encore absente, que faut-il alors faire pour changer
les choses?
B.R. : Je n’ai pas de solution. Vous pensez
bien qu’il est très difficile pour la femme de
s’imposer dans ce domaine. Il appartient à
nos institutions et aux artistes en général
de changer tout cela. Croyez-vous que les
talents féminins n’existent pas ? Ils ne manquent pas mais on ne fait rien pour les
aider à progresser. Il faut que les mentalités
changent, mais quand ?...
DJ.2003 : Quel regard porte Bahdja
Rahal sur la musique algérienne en
général ?
B.R. : J’adore notre musique, et encore
davantage depuis que je vis en France. C’est
notre identité, notre moyen de communiquer avec le reste du monde... Voyez comment réagissent les Européens à l’écoute de
nos musiques traditionnelles !
Orchestre Mawsili (Paris) dirigé par Farid Bensersa
DJ.2003 : Qu’écoutez-vous en dehors de
l’andalou ? Vos chanteurs ou chanteuses
préférés ?
B.R. : Ce que j’écoute n’est pas spécialement
de l’andalou. J’aime tout ce qui est beau et
bien chanté. J’aime Ahmed Wahbi, Allah
Yarhamou, j’aime le Jazz, j’aime les mouachahate, j’écoute Sabah Fakhri, Kadhem
Essaher, Fairouz, etc...
DJ.2003 : Avez-vous d’autres occupations en dehors de votre musique ?
B.R. : La musique occupe une grande partie de ma vie. Lorsque je ne répète ni ne
chante, je donne des cours d’andalou au
Centre culturel algérien de Paris, je réponds
au nombreux courrier que je reçois chaque
jour, ou bien, le soir je rencontre des amis,
je vais au théâtre, au cinéma…
DJ.2003 : Peut-on connaître votre point
de vue sur cet important événement qui
marquera 2003, à savoir l’Année de
l’Algérie en France?
B.R. : L’Année de l’Algérie en France est une
occasion en or pour faire découvrir et
connaître notre culture. Pour les jeunes
artistes, c’est aussi l’occasion de montrer
leur talent à un public autre que le public
algérien, celle aussi de connaître les artistes
français, de partager avec eux une méthode
de travail différente, des expériences
différentes. Ce sera certainement très enrichissant.
DJ.2003 : Pouvez-vous nous citer un
épisode de votre vie artistique qui vous
a marqué ?
B.R. : Ma rencontre en 2001 avec Cheikh El
Hasnaoui, Allah yarhamou ! Cet homme
représentait la culture nationale. Pour moi
il était le patrimoine national à lui tout
seul. Et dire que j’ai été la dernière
algérienne à l’avoir vu, une année avant sa
disparition ! C’était important de transmettre son message à nos compatriotes,
particulièrement ses fans qui s’imaginaient
que le Cheikh ne voulait plus avoir de
contacts avec son pays. Cela m’avait fait
plaisir de leur donner des nouvelles de ce
grand chanteur, de leur dire qu’il était
toujours vivant, qu’il habitait l’Ile de la
Réunion, et était prêt à venir chanter dans
son pays. ❑
Djazaïr 2003
&
Etablir un bilan de ce premier
trimestre de l’Année de l’Algérie
en France relève de la gageure,
tant sont nombreuses et disséminées à travers l’ensemble du territoire français, les manifestations programmées.
Pour ses lecteurs qui n’ont
guère le temps de suivre au jour
le jour, à travers leurs journaux,
le déroulement de cette «Année»
que l’ont peut désormais qualifier d’évènement sans précédent,
Djazaïr 2003 a demandé à son
correspondant à Paris de relever
quelques-uns des temps forts de
cette manifestation qui marquera d’une pierre blanche l’histoire
de nos deux peuples.
e premier trimestre de l’Année
de l’Algérie en France a déjà
signé une manière d’exploit. En
effet, aucune des saisons culturelles qui ont précédé celle de l’Algérie, n’a connu
pareil volume de manifestations, sanctionné par
un impact populaire et médiatique aussi spectaculaire. La «vitrine» culturelle algérienne n’a cessé
de drainer les foules, qu’il s’agisse du théâtre, du
cinéma, du design, des expositions en tous
genres, des rencontres littéraires ou des concerts
de musique.
Le coup d’envoi musical de Bercy du 31
décembre dernier -une date d’ordinaire creuse- a
mobilisé quelque quinze mille afficionados qui
ont célébré dans la joie et la liesse un pluralisme
musical de bon aloi qui, bien évidemment, a culminé avec les passages remarqués des deux «locomotives» du raï que sont Khaled et Mami. Ce qui
rend d’autant plus regrettable une couverture
télévisuelle plutôt défaillante. Mais ce concert a
prouvé à la fois la place privilégiée de la musique
dans le champ de la culture et le sens de la fête de
ces foules algériennes, fières d’arborer un emblème enfin célébré dans l’hexagone.
Autre temps fort musical, «Femmes d’Algérie»
qui a eu pour cadre le Cabaret Sauvage à Paris
dans la deuxième semaine de mars. Les accents
musicaux de la chanson kabyle ont retenti avec la
voix toujours aussi superbe de Cherifa autour de
laquelle se sont agrégés le Rythm and Blues de la
«beurette» Assia, les chants «chaouis» de Keltoumel-Aurassia, le «jazz-fusion» de Mamia Cherif ou
l’andalou de Rym Hakiki, sans oublier Naïma
Ababsa. Le patrimoine arabo-andalou n’a pas été
en reste, qui a élu domicile dans la Maison de
l’UNESCO où différentes écoles ont réjoui un
public de mélomanes conquis tour à tour par l’ensemble de l’Est algérien avec Hamdi Benani,
Abdelmoumen Bentobbal et Hadj MohamedTahar Fergani toujours égal à lui-même malgré le
L
L’Annéedel’AlgérieenFrance,
unévénement
sans
précédent
poids des ans, l’ensemble d’Alger avec Zerouk
Mokdad, Mohamed Khaznadji et Sid Ahmed Serri
et enfin l’école de Tlemcen représentée par Rym
Hakiki, Hadj Kacem et Hadj Ghaffour pour lequel
nombre de spectateurs ont fait le déplacement au
coeur de Paris.
Objet Filmique Non Identifié
(OFNI)
Le cinéma a également connu un démarage en
fanfare avec une vingtaine de cinéastes et comédiens présents sur la scène de l’Institut du Monde
Arabe dont la programmation a balayé quarante
ans d’existence du 7ème art algérien à travers 80
films -du jamais-vu en France!- à la grande joie
d’un public cinéphiphile, lequel a découvert ou
redécouvert «l’OFNI» (Objet Filmique Non
Identifié) que constitue Tahia ya Didou du
regretté Mohamed Zinet. A la fois documentaire
et fiction, drame et comédie, récit et poésie,
mémoire de la guerre et du présent, hymne
d’amour à cette Casbah (Bahdjati !) chantée par
Momo (Himoud Brahimi), Tahia ya Didou a
enchanté les Champs-Elysées (cinéma Le Balzac)
et le centre Georges Pompidou (Cinéma du Réel).
Si on y ajoute les festivals d’Angers et de
Clermont-Ferrand, où des tables rondes ont permis un état des lieux d’une cinématographie
aujourd’hui exangue aux plans de la production,
de la distribution et des salles réduites à la portion
congrue (une vingtaine là ou elles furent quatre
cents il y a quarante ans !), on pourra dire que
jamais le cinéma d’Algérie n’aura été à pareille
fête. D’autant que , Année de l’Algérie en France
aidant, quatorze nouveaux longs-métrages et cinq
courts-métrages, verront le jour d’ici fin 2003.
Autre moment privilégié, dans le domaine du
théâtre cette fois, l’intronisation de l’immense
Kateb Yacine dans ce temple qu’est la Commédie
Française avec ces «présences de Kateb Yacine»,
soirées de lectures par des acteurs, mises en
scène par Marcel Bozonnet et résultant d’un travail d’entremêlement entre création et biographie, dû à Mohamed Kacimi. Succès également au
TILF (le Théâtre International de Langue
Française) pour nos comédiennes Sonia Mekkiou
et Fettouma Ousliha dont le huis clos, orchestré
par Richard Demarcy, réhabilite la mémoire, dans
«Les Mimosas d’Algérie», d’un patriote algérien
d’origine française, militant de l’indépendance,
Fernand Yveton, condamné à mort par la justice
française et guillotiné. Le même TILF a enchaîné
avec «Alger-Alger» de Gérard S. Cherqui, d’après
«La guerre des gusses» de Georges Matteï.
Emmanuel Salinger, Mohamed Farid Bensara et
Arié El Maleh y représentent un épisode de la
guerre d’Algérie en 1956 où des appelés (les
gusses) de l’armée française, des colons piedsnoirs et des combattants du FLN posent les
termes du conflit qui, quarante ans après,
«travaille» encore les consciences.
Souvent parent pauvre de la création, le design
vient rappeler autour de l’incontournable et
brillant Abdi que l’Algérie n’est pas seulement une
terre d’histoire au riche patrimoine, mais également une culture qui sait aller de l’avant, vers une
modernité à même de transfigurer des traditions
artistiques millénaires, qu’il s’agisse des luminaires de Yamo ou des sièges de Chérif, ou encore des «meubles totem» d’Abdi...
Le livre, pour sa part, est largement célébré dans
le cadre de l’Année de l’Algérie et pas seulement
par le Salon du livre. événement de dimension
mondiale, mais aussi par une programmation très
riche de la Mairie de Paris, laquelle, à travers un
cycle «Lumières d’Algérie», a mobilisé son réseau
de bibliothèques publiques pour rendre hommage à Mohamed Dib, Albert Camus, Jean Sénac,
Emmanuel Roblès... Ces auteurs ont été au coeur
d’un colloque passionnant, sous les lambris de
l’Hôtel de Ville. Leurs amitiés, leurs déchirements
ou divergences au moment de la guerre d’indépendance ont donné lieu à de brillantes interventions orchestrées par Catherine Chaulet-Achour.
Quant à la couverture médiatique et audiovisuelle,le partenariat avec Radio-France et FranceTélévisions n’a pas été une clause de style.
Information, magazines, divertissements ou fictions, tous les genres ont été convoqués pour
marquer d’une forte empreinte cette année algérienne en France.
Mentionnons les téléfilms : Le porteur de cartable
de Caroline Huppert d’après Akli Tadjer, Le premier fils de Philomène Esposito et Pierre et Farid
de Michel Favart, programmés en prime-time
(21 heures) et qui, tous, ont mis à mal visions
réductrices, clichés et stéréotypes pour évoquer
l’essentiel, l’alchimie souvent complexe des
rapports humains. ❑ M.M.
Djazaïr 2003
'
L’autre rive
e 9 février dernier, en effet,
le cathédrale de Paris
accueillait une grande
manifestation présidée par
l’Archevêque, Mgr Lustiger lui-même, au
cours de laquelle des extraits de l’ œuvre
ont été lus par l’acteur Gérard Depardieu
et par le Professeur André Mandouze, ami
fidèle de notre pays et grand spécialiste de
saint Augustin.
Pour rendre compte de cette émouvante
manifestation, Djazaïr 2003 reprend sous
cette rubrique réservée à L’Autre rive, les
articles qui y sont consacrés par le quotidien français «Le Monde» dans la page culturelle de son édition de dimanche 9-lundi
10 février 2003 : un entretien avec le grand
comédien français réalisé par Franck
Nouchi, un compte-rendu de lecture, suivi
d’un portrait d’André Mandouze par Henri
Tincq.
L
LesConfessions
desaintAugustin
àNotre-DamedeParis
Après Kateb Yacine à la Comédie-Francaise, voilà qu’à la
faveur de l’Année de l’Algérie en France, un autre Algérien,
Augustin de Thagaste franchit en force cette fois-ci
le portail de Notre-Dame de Paris. Ce n’est certes pas
une «première» pour saint Augustin puisque l’évêque
d’Hippone est considéré comme l’un des plus grands
penseurs du christianisme, mais c’en est bien une
pour son œuvre «profane», Les Confessions..
La voix de Depardieu
et la foi de saint Augustin
Par Franck Nouchi
Comme une vague immense. Gérard
Depardieu parle de saint Augustin et rien ne
semble pouvoir l’arrêter. Il est chez lui, dans
le 16e arrondissement à Paris, ravi de son
effet de surprise. Loin de l’homme d’affaires
algérien Rafik Abdelmoumene Khalifa et de
Fidel Castro. Saint Augustin et Depardieu, qui
l’eût cru ?
Tout commence en 2001 à Alger, après un
colloque international sur saint Augustin.
«Monseigneur Paul Poupard [le «ministre de
la culture» du pape], à qui j’avais parlé de mes
premières lectures des Confessions, m’avait
encouragé à faire quelque chose. Jean Paul Il
également, lorsque je l’avais rencontré à
Rome, en 2000, lors du jubilé des artistes. Son
souhait était que je fasse un film sur saint
Augustin».
(
saint Augustin. Immédiatement, André s’est
dit intéressé par mon projet. Et nous nous
sommes mis à travailler ensemble, un peu
comme, par le passé, j’avais travaillé avec
Claude Régy ou Maurice Pialat. Un voyage,
un cheminement, où la vie l’emporte sur les
idées. Il m’a servi, ainsi que son épouse
Fort de ces recommandations, Gérard
Depardieu entame alors un long périple à la
rencontre de saint Augustin. Il le mènera,
dimanche 9 février, à Notre-Dame de Paris,
où, dans le cadre de l’Année de l’Algérie en
France et avec l’aide du philosophe André
Mandouze, il proposera une lecture des
Confessions.
«Mon projet, explique Depardieu, n’est pas
de lire les Confessions uniquement dans des
églises. J’irai aussi dans des temples, des
mosquées, des synagogues… Mon rêve
serait de lire saint Augustin devant le Mur
des lamentations».
Et il parle, encore et toujours intarissable :
«saint Augustin, c’est pour moi la question
du pourquoi. C’est le mystère, le mystère de
la vie. J’aime voir les gens en prière, je ne
parle pas des fanatiques ou de ceux qui utilisent la religion pour anesthésier leurs douleurs. J’aime le verbe de saint Augustin, sa
parole de la méditation, le son qui s’en
dégage».
L’idée serait donc de faire l’acteur à propos de saint Augustin ? «Oui et non, je ne
veux pas être vu, je veux juste donner à
entendre, poursuivre l’écho d’une question.
C’est pourquoi je ne voulais pas faire un
film sur saint Augustin. Ça aurait brouillé
les pistes».
C’est par l’intermédiaire du président
algérien Bouteflika que Depardieu a rencontré, en juin 2002, à Alger, André Mandouze.
«Je ne le connaissais pas. C’est Bouteflika
qui m’avait dit qu’il était un spécialiste de
normales. Revenir à l’essentiel de la vie».
«Au fond, pour moi, à la différence de
beaucoup d’acteurs, l’essentiel ce n’est pas
de jouer ; le plus important, c’est la vie. J’ai
fait ce métier par abondance et finalement,
ma carrière, je m’en fous. Pour moi, l’art ce
n’est pas chercher, au contraire, c’est vivre,
Notre*Dame de Paris
Jeannette, de guide, de maître, C’est une
rencontre fascinante qui a marqué ma vie».
Plus Depardieu parle, plus l’on se demande
s’il joue, s’il se compose un nouveau personnage. «Qu’est-ce qu’un acteur pour saint
Augustin, sinon quelqu’un qui viendrait
prendre la douleur d’un autre et qui la
vivrait ? Jouer, c’est un acte de transfert.
Certains passages des Confessions sont très
proches de la psychanalyse. Rien de catholique là-dedans. Ça concerne n’importe
quelle religion».
A ce stade de la conversation, on se met à
parler du cinéma. A essayer de comprendre
pourquoi, depuis Le Garçu, de Maurice
Pialat, en 1995, Depardieu donne parfois
l’impression de ne plus rechercher la difficulté, le risque. «C’est vrai qu’après Le
Garçu j’ai eu envie d’arrêter. Avec
Maurice, on avait touché des choses très
fortes. Quand on en est à poser des vraies
questions et que la seule réponse que l’on y
apporte c’est la mort, quand on touche ces
choses-là de trop près, alors il vaut mieux
changer d’air, retourner à des choses plus
complètement, généreusement. On peut me
coller toutes les étiquettes qu’on veut, je
m’en fiche, ça ne m’intéresse pas».
Mais comment déchiffrer ces trajectoires,
de Marguerite Duras à Francis Veber en passant par les téléfilms en costumes, les aventures pétrolières à Cuba et vinicoles en
Algérie ? «Certains artistes sont capables de
tout sacrifier pour le public. Je me souviens
de Barbara qui disait : «Je ne peux pas avoir
d’homme, parce que mon homme, c’est le
public». Moi je n’y arrive pas et c’est pour
ça, d’ailleurs, que je ne suis pas un acteur.
Je réagis, je traverse des moments de lumière que j’essaye de faire partager. C’est le cas
avec Cyrano». Soudain, un sourire illumine
son visage : «Et puis, quand je fais du vin, en
Algérie, en Sicile ou non, c’est aussi un acte
de création».
Admettons donc que Depardieu ne soit
pas un acteur , mais alors qu’est-il ? On lui
parle de ses aventures avec Fidel Castro et
Abdellaziz Bouteflika, et le voilà qui ne résiste pas au plaisir du jeu et de l’imitation .
«Depardieu, mon ami !», soudain le visage
Djazaïr 2003
)
de Depardieu change, comme par enchantement il est Fidel Castro. La situation à Cuba,
les atteintes aux droits de l’homme, la censure ? «C’est vrai, il y a un côté Shakespeare
dans tout ça. Mais bon, il y a aussi de la
poésie. Et du soleil». Le théâtre, toujours.
Comme la vie de Depardieu. ❑
Un message éternel
pour des temps incertains
Par Henri Tinq
«Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer.
Je cherchais quoi aimer, aimant à aimer».
Avait-on jamais ainsi parlé d’amour dans la
littérature de l’Antiquité ? Pas de l’amour à
l’eau de rose des romans de gare, mais de
l’amour puisé à l’expérience d’un génie,
Augustin (354-430), que des générations
vont lire et relire avec la même émotion.
L’évidence est là : si les Confessions (397401) ont traversé le temps, c’est qu’elles
manifestent quelque chose de l’éternité de
l’homme et de celle de Dieu.
Moderne, le ton de la confidence intime,
le genre littéraire de l’autobiographie. Jamais
homme d’Eglise aussi respectable, qui était
né en 354 à Tagaste (Souk-Ahras, à l’est de
l’Algérie), en Numidie, alors province de
l’Empire, membre de la haute société romaine, ne se livra à un tel déshabillage de son
cœur et de son âme. Augustin vivant serait
sur les plateaux de télévision, confiant ses
émois d’adolescent, son initiation à la foi
chrétienne qu’il but «avec le lait de sa mère
Monique», sa lutte contre les convoitises de
la chair, ses doutes existentiels, sa séduction
pour la sagesse païenne découverte à 19 ans
dans Cicéron, qui était à son programme de
rhétorique.
Moderne, aussi, le récit de sa conversion,
à l’âge de 31 ans, dans la fameuse «lumière»
du jardin de Milan qui chasse en lui les
ténèbres, l’éclaire sur l’enseignement de
l’apôtre Paul : «Plus de ripailles, ni de beuveries ; plus de luxure, ni d’impudicités,
plus de disputes, ni de jalousies». Mais sa
conversion n’est pas illuminisme ni purement spéculative. Elle est affaire de cœur.
Augustin est comme tous les chercheurs de
Dieu et d’absolu, en quête d’un sens à donner à leur vie. L’accès à Dieu passe d’abord
par l’intériorité et la connaissance de soi.
Converti, son désir divin devient infini, sa
louange perpétuelle, sa confession chant et
prière. Le génie littéraire des Confessions est
tout entier dans ce balancement des phrases
lié à son expérience la plus intime, dans ce
jeu des mots et des sonorités qui fait dire à
ses interprètes et biographes (Serge Lancel)
que, pour en percevoir la saveur, il faut lire
Augustin à haute voix -ce que fait Gérard
Depardieu- et en latin ! Qu’on en juge :
«Dieu est au plus profond que le tréfonds de
moi-même et plus haut que le très haut de
moi-même».
Moderne, enfin, l’art de vivre qu’il promeut
dans les Confessions, si proche d’un air du
temps menacé encore par la guerre et la
désespérance. Si Augustin nous paraît
actuel, c’est qu’il fut le témoin d’une époque
d’apocalypse : la chute de l’empire romain.
Hippone (Annaba), dont il était l’évêque, fut
conquise par les Vandales l’année même de
sa mort (430). Leçon inépuisable : le bonheur ne se trouve pas dans la richesse, le plaisir ou la gloire, mais dans l’ascèse et la
contemplation. ❑
André Mandouze
Profil : André Mandouze,
Fidèle et Rebelle
S’il est connu pour ses emportements,
André Mandouze, né en 1916, est d’abord un
homme de passion et de fidélité, comme
celle qui le lie à saint Augustin qu’il fréquente, toujours ébloui, depuis soixante ans et
qu’il a fait découvrir à Gérard Depardieu.
Son premier combat remonte à l’occupation. Avec le père jésuite Pierre Chaillet, il
fonde les Cahiers du témoignage chrétien,
qui réunit clandestinement des résistants et
des journalistes en lutte contre l’antisémitisme et les idées nazies. Pour lui, résistance
spirituelle et résistance politique ne font
qu’un.
Combat contre la colonisation ensuite.
Après la libération, il s’éloigne de
Témoignage chrétien, devient en 1946 professeur à l’université d’Alger, épouse la cause
nationaliste, crée des journaux comme
Consciences algériennes (1953), défend les
thèses pro-indépendantistes qui vont l’obliger à fuir précipitamment l’Algérie en 1956. Il
fait quarante jours de prison à la Santé, mais
continue de manifester dans les rues, dans
ses articles au Monde, contre la torture et
une guerre qui n’ose pas dire son nom.
Fils spirituel de Péguy, de Mounier et de
sa revue Esprit, Mandouze est de tous les
combats de la gauche renaissante des années
1970. En Algérie, il s’était pris de passion
pour Augustin, l’enfant du pays, berbère par
sa mère Monique, à qui il consacre sa thèse
en … mai 1968. Il vénère en Augustin, non
pas l’icône d’une Eglise romaine avec laquelle il aura toujours des rapports tumultueux,
mais l’homme qui symbolise le lien entre africanité et universalité. En avril 2001, il organise à Alger avec le président Bouteflika un colloque sur Augustin qui représente une «révolution», tant pour le désir manifesté par ce
pays de retrouver sa part de mémoire chrétienne que par le choix d’une référence
comme Augustin par temps d’intégrisme.
Laïc d’Eglise insoumis, professeur latiniste
redouté à la Sorbonne, André Mandouze
célèbre dans l’auteur des Confessions la
modernité d’un penseur pour qui, contre
tout fondamentalisme, la foi ne peut jamais
être imposée, sinon comme une vérité librement confrontée avec celle des autres. ❑
H.T.
Djazaïr 2003
+
IbnBadis,
pionnierdela
renaissanceculturelle
PAR BOUAMRANE CHEIKH"
PROFESSEUR D’UNIVERSITÉ" ÉCRIVAIN,
Les idées d’Ibn Bâdîs,
sa vie et son action exemplaires
ont marqué profondément tous
ceux qui l’ont approché,
de près ou de loin,
compagnons, disciples
ou simples auditeurs.
Son influence s’est exercée de
son vivant et après sa mort
sur toutes les couches
de la population
algérienne.
!-
é le 4 avril 1889 à
Constantine, le jeune
Abdelhamid reçoit une éducation solide. Il se rend
d’abord à l’école coranique et apprend bientôt tout le livre sacré par cœur. En 1903, il est
confié à un précepteur qui exerce une grande influence sur l’enfant. Il s’agit de Cheikh
Hamdân Lounici, adepte de l’ordre maraboutique des Tidjâniyya. Ibn Bâdîs acquiert
auprès de ce maître les éléments de la langue
et les connaissances islamiques indispensables.
En 1908, Ibn Bâdîs est envoyé à Tunis à
l’université de la Zitouna où après l’obtention de son diplôme, il enseigne un an
comme c’est l’usage pour les étudiants qui
viennent de terminer leur cycle d’études. Il
se rend à la Mecque au cours de la même
année, en 1912 et, après avoir accompli le
pèlerinage, séjourne à Médine où il complète ses connaissances. Sur le chemin du
retour, il s’arrête au Caire, suit les cours du
Cheikh Belkhayyat, mufti d’Egypte -qui lui
délivre un diplôme- . Il entre en relation avec
le milieu réformateur, en particulier avec
Rachid Ridha, disciple du Cheikh
Mohammed Abdou. En 1913, Ibn Bâdîs
retourne à sa ville de Constantine. Son séjour
en Orient lui aura permis de mûrir ses idées
et de réfléchir à l’état dans lequel se trouvait
la communauté musulmane.
Ibn Bâdîs note, parmi les causes de notre
décadence, le pouvoir arbitraire qui s’était
substitué à la libre consultation communautaire (Al-shourâ), de sorte que les citoyens
ne participaient pas à la vie publique et
restaient en dehors des décisions politiques,
prises par ceux qui détenaient le pouvoir. Les
savants et les penseurs, dans leur majorité,
ne jouaient guère le rôle qui devait être le
leur de guides éclairés de l’opinion.
Une seconde cause de décadence résidait
dans la théorie de la résignation, conception
paresseuse du destin tout à fait étrangère à
l’Islam. Les notions de travail et d’efficacité
étaient devenues négligeables, chacun
s’abandonnant au sort qui lui était fixé. Cet
état d’esprit avait entraîné la stagnation intellectuelle et le conservatisme social.
L’action d’Ibn Bâdîs, à la suite des pionniers de «l’Islâh» a consisté à dissiper ces
erreurs, en revenant à la doctrine authentique de l’Islam. Il a démontré que le croyant
est libre d’agir et qu’il doit agir; il n’est pas un
N
Ibn Badis en compagnie de Tayeb El ‘Oqbi
jouet entre les mains du destin. Il résuma son
programme en un triptyque célèbre : L’Islam
est ma religion; l’Algérie est ma patrie; l’arabe est ma langue.
L’action
éducative
De 1913 à 1925, Ibn Bâdîs se consacre principalement à l’action éducative, d’une part,
pour créer les conditions de la renaissance
et, d’autre part, pour former des disciples et
diffuser les idées nouvelles au sein de la communauté.
Il ouvre ainsi la première école de filles à
Sidi-Boumaza et y enseigne avec Cheikh
Moubarek El-Mili. Devant l’afflux considérable des élèves, il décide de doter l’école
d’un internat. Le maître s’est rendu compte
que l’instruction des filles est une condition
nécessaire de la renaissance algérienne ; il
déploie des efforts considérables dans ce
sens et parvient à convaincre les parents réticents ou réservés qu’en dehors de cette voie,
il n’y a pas de progrès possible. Parallèlement
à la création des écoles libres à travers les
principales villes du pays, Ibn Bâdîs ouvre
des cercles culturels pour rassembler des
groupes de jeunes et des adultes cultivés.
L’un des plus importants est Le Cercle du
progrès, fondé à Alger, et qui existe encore,
place des Martyrs.
A Constantine, l’emploi du temps quotidien d’Ibn Bâdîs est si chargé qu’il s’épuise
pratiquement à la tâche. Levé avant l’aube, il
donne ses premiers cours aux élèves des
écoles primaires, en se consacrant successivement à plusieurs classes. Il ne s’arrête qu’à
la prière de midi, et après avoir pris un repas
frugal, se remet à son enseignement qu’il
poursuit jusqu’à la nuit tombée. Il dispense
en outre un cours public de commentaire
coranique qu’il poursuivra inlassablement
pendant 25 ans.
Ibn Bâdîs pratiquait une méthode rationnelle de persuasion à l’égard de ceux qui ne
partageaient pas son point de vue ou dont la
conduite s’écartait de la voie droite. Il n’usait
ni de polémique ni de diffamation. Il ne
condamnait définitivement ni les pêcheurs,
ni les incroyants, laissant toujours la porte
ouverte à un retour possible.
Ibn Bâdîs diffusait ses idées non seulement
par l’enseignement et les conférences qu’il
donnait dans les principales villes du territoi-
Djazaïr 2003
!!
re, mais aussi par la presse, les brochures et la publication d’ouvrages
importants. El-Mountaqid est ainsi
fondé en 1926 : ce fut le bon premier
journal hebdomadaire, suivi de plusieurs autres. Il en était le rédacteur en
chef et en avait confié la direction à
Ahmed Bouchemal; y collaboraient
aussi Cheikh Moubarek El-Mili et
Cheikh Tayeb El-Okbi. Comme son
nom l’indique, ce journal était surtout
critique et polémique; il s’attaquait en
particulier au maraboutisme peu éclairé.
Ach-Chihâb, revue d’abord hebdomadaire, puis mensuelle, paraît de
1926 à 1940. Cette revue publiait les
cours du Cheikh, notamment son
commentaire du Coran, du Hadith et
des articles traitant des problèmes de
l’heure. C’est aujourd’hui la source
principale de documentation pour
l’étude des idées d’Ibn Bâdîs et de son
école.
Le 5 mai 1931, se réunit à Alger, au
Cercle du progrès l’assemblée générale constitutive de l’Association des
Ulamâ musulmans d’Algérie, en présence d’Ibn Bâdîs, de ses compagnons, de ses disciples et des délégués
de l’intérieur. Ibn Bâdîs fut élu président de l’Association et le premier
conseil d’administration fut mis en
place. Il comprenait notamment
Cheikh Larbi Tebessi, Cheikh Tayeb El
Okbi et bien d’autres compagnons.
Les objectifs de l’Association sont définis : faire connaître l’Islam véritable et
lutter contre ses détracteurs et ses
déformateurs, user de la méthode
rationnelle à partir de l’ijtihad ou
effort de recherche personnelle et
rejeter le taqlid, imitation servile des
maîtres.
En 1936, la politique coloniale tenta
d’accorder quelques droits à certaines
catégories d’Algériens. Le projet BlumViolette, mis au point sous le gouvernement du Front populaire, voulait
gagner une partie de la population
algérienne par des réformes timidement libérales que la minorité européenne combattra avec tant d’acharnement qu’elles ne verront pas le jour.
Ce projet ne stipulait pas que les
Algériens bénéficiaires de certains
droits politiques devaient renoncer à
leur statut personnel musulman, mais
les colons l’exigeaient à travers leur
presse et leurs groupes de pression. Le
projet Blum-Violette fut abandonné,
d’autant plus que la minorité européenne avait tout mis en œuvre pour
s’y opposer, parce que trop libéral à
ses yeux.
C’est dans ce contexte que, dans un
article de la revue Ach-Chihab de septembre 1937, Ibn Bâdîs précise sa
conception de la nation algérienne,
après avoir choisi comme devise du
journal El-Mountaqid : «la vérité au
dessus de tout et la patrie avant tout».
Il distingue quatre conceptions de la
nation que l’on peut résumer brièvement par le nationalisme local fondé
sur l’égoïsme, le nationalisme étroit
basé sur le sectarisme, l’internationalisme qui veut dépasser la nation, voire
la nier et le nationalisme au sens large
qui écarte le chauvinisme et coopère
avec les autres nations, sans renoncer
à son originalité propre.
Il dénonce la politique coloniale qui
s’immisce dans les affaires du culte,
ferme «les médersas» et poursuit leurs
maîtres, interdit les cercles culturels,
fournit une aide importante aux missions religieuses chrétiennes, particulièrement dans le sud du pays, alors
qu’elle n’y autorise pas les Ulamâ.
L’Imam Abdelhamid Ibn Bâdîs est
mort le 16 avril 1940, à 51 ans, succombant à la tâche, à l’âge où d’ordinaire l’homme est encore plein de
vigueur et de promesses.
Lorsqu’on compare l’étendue de son
œuvre à la brièveté de son existence,
on se rend compte qu’il a fait le sacrifice de sa vie, au service de son pays et
de son peuple. Ibn Bâdîs a mérité
d’appartenir à l’histoire de l’Algérie
contemporaine, comme l’un de ses
bâtisseurs et de ses penseurs les plus
remarquables.
Penseur et homme d’action, le
Cheikh Abdelhamid Ibn Badis peut
être considéré comme l’un des artisans de la renaissance de notre pays,
en même temps qu’un précurseur du
mouvement national dont le rayonnement a d’ailleurs largement dépassé
nos frontières. ❑
Lapersonnalitéd’IbnBadis
Dans son ouvrage-référence, Le
réformisme musulman en Algérie
de 1925 à 1940, Ali Mérad estime
que « le succès fulgurant» des
thèses réformistes en Algérie, ainsi
que l’efficacité du mouvement créé
et impulsé par Ibn Badis sont essentiellement dus à la personnalité du
Cheikh, qualifié de génial organisateur :
« On n’insistera jamais assez sur le caractère exceptionnel de cette personnalité. Les témoignages les
plus divers, dont ceux des observateurs européens les
moins prévenus en faveur du leader réformiste algérien, s’accordent à le dépeindre comme un esprit audessus de la moyenne, et comme un génial organisateur. Il est incontestable que, sans la compétence
intellectuelle de cet homme, la solidité de son caractère, les ressources inépuisables de son intelligence
et de son imagination, la petite association constantinoise qui avait donné le jour au Muntaqid, aurait
sombré comme une folle équipée.
« Badis était admirablement servi par des qualités
morales qui le plaçaient nettement au-dessus de tous
les lettrés algériens qui travaillaient à ses côtés pour
l’idéal réformiste. Sa foi, d’abord, était extraordinaire. Ses disciples et ses amis voyaient volontiers en lui
un mystique; d’autres, un saint; on n’hésita pas à le
comparer à un prophète. Toutes préoccupations rhétoriques mises à part, il demeure ce fait qu’Ibn Badis
avait frappé l’imagination de ses contemporains, qui
l’identifièrent aux grandes figures qui, de siècle en
siècle, remuent la conscience islamique, bouleversant
parfois les régimes politiques, les systèmes sociaux,
instaurant de nouvelles «voies» éthico-religieuses, de
nouvelles orientations culturelles.
« Sa façon de vivre, son allure patriarcale -en dépit
de sa relative jeunesse-, le choix qu’il avait fait de la
simplicité, sinon de la pauvreté, comme règle de vie,
la volonté qu’il avait de ne jamais tirer avantage de
son éminente situation religieuse -et donc sociale-, et
de «se faire peuple», son refus systématique des futilités, des vanités, du désir de paraître, son infini
dévouement à ses élèves, aux fidèles de sa mosquée,
à ses amis, puis à son Association des «Ulama», tous
ces traits le désignèrent à l’estime et à la vénération
populaires, comme un imam de l’ancienne trempe,
un «guide de la communauté», un digne successeur
des grands maîtres spirituels de l’Islam.
« Ces qualités personnelles d’Ibn Badis contribuèrent
certainement à aplanir le terrain devant son mouvement réformiste. Mais les thèmes de sa propagande
religieuse et culturelle étaient, eux aussi, propres à
susciter l’intérêt des masses musulmanes, et à provoquer de nombreuses adhésions parmi elles ». ❑
Djazaïr 2003
!#
Musique
Quand
Bachtarzi
racontait
«levieilAlger
musical»
PAR
KAMEL BENDIMERED"
JOURNALISTE,
La kouitra
Son plus grand souhait, en 1936,
était d’écrire l’histoire des chanteurs et musiciens algériens...»,
mais ce n’est qu’une quarantaine
d’années plus tard (en 1976) que
Mahieddine Bachtarzi, - après
plusieurs sollicitations et de
conviviales rencontres ayant
suivi la publication (en 1969, par
l’ex-Sned) du premier des trois
tomes de ses «Mémoires»-, acceptait d’ouvrir, aux fins de publication dans une revue algérienne
de l’époque, une fenêtre sur
«l’Alger musical» de ses souvenirs.
ul sans doute n’était plus qualifié pour évoquer ce pan de
la mémoire culturelle algérienne et algéroise que cette
haute figure de la culture nationale né à la fin
du 15ème siècle et disparu en 1986, dont le
parcours professionnel s’est déployé pendant plus d’un demi-siècle sur une large
palette: hazzab (lecteur de Coran), mouaddhin qui a «inauguré» la Mosquée de Paris en
1926, chanteur que sa belle voix de ténor faisait appeler le «Caruso du désert», inspirateur des «Nuits de Blida» de Camille SaintSaens à partir de la musique andalouse qu’il
interprétait spécialement pour le grand compositeur, vice-président de l’association
musicale «El Moutribia» aînée d’ «El
Mossillia», représentant pour l’Afrique du
Nord de sociétés d’édition phonographique
internationales comme «Baïdaphone»,
acteur de cinéma, comédien et auteur dramatique, et surtout organisateur culturel
hors pair dont la vie, comme le soulignait
N
Saâdeddine Bencheneb, a été si intimement
liée à l’histoire du théâtre algérien qu’on ne
saurait parler de l’un sans, du même coup,
évoquer l’autre.
De ce témoin -acteur majeur d’une aventure et d’une époque qu’il a eu ce coup de
génie ultime de ne pas laisser sombrer dans
l’oubli en les faisant revivre dans ses
«Mémoires», tirons profit et matière à
réflexion-à travers cet entretien condensé et
modelé pour permettre la lecture la plus
éclairante et attrayante possible- de la valeur
documentaire de sa contribution qui, de
manière implicite, situe l’enjeu majeur et
redoutable auquel est confrontée la société
algérienne actuelle, celui de l’amnésie culturelle rampante.
Et, juste avant de laisser la merveilleuse
voix de conteur de Bachtarzi tisser les fils
chatoyants du «vieil Alger musical», retenons
cet autre message qu’il délivre et qui n’est
pas sans rapport avec le précédent : les gens
du culte des anciennes cités algériennes
étaient des hommes de culture, des créateurs de beauté et de sens et non ces censeurs d’art et castrateurs de mémoire et
d’histoire égarés dans les villes-bourgs d’aujourd’hui. La tragédie que nous vivons s’explique aussi par ces «déficits» culturels et ces
«décalages» de terreaux qui font s’entrechoquer les hommes et vaciller la société.
Ainsi
parlait Bachtarzi...
«Mon plus grand souhait, en 1936, était
d’écrire l’histoire des chanteurs et musiciens
algériens. Malheureusement le manque de
documents et le trop petit nombre de personnes connaissant ce milieu, furent à l’origine de mon découragement et de l’abandon
de mon projet. De plus, en m’adonnant par
la suite entièrement au théâtre, et surtout
avec la disparition, l’un après l’autre, de tous
ceux qui pouvaient me documenter, mon
projet s’avérait irréalisable. Le peu de renseignements que j’ai pu me procurer, je le dois
essentiellement à des gens depuis longtemps
disparus (1). Celui qui aurait pu m’aider était
Si Mohamed Lekhehal, dernier représentant
de la grande lignée des mélomanes ayant
bien connu les maîtres de la musique classique à Alger de 1900 à 1908.
«Si je me suis intéressé à l’histoire des
chanteurs et musiciens algériens, c’est que
!$
Musique
Mohamed Sfindja" un des maîtres de la musique andalouse algérienne,
rien, ou presque rien, n’a été écrit sur eux. Il
aurait été bon, aujourd’hui, d’évoquer ces
artistes d’Alger, de Tlemcen et de
Constantine, de parler de leur art, de leur vie
et de leurs activités dans la musique classique ou populaire que nous chérissons
tous.
«En évoquant quelques figures d’artistes,
poètes, chanteurs ou musiciens, vous regretterez avec moi qu’ils ne nous aient laissé
aucune trace pour écrire leur histoire. Le
regretté Saâdeddine Bencheneb me disait, il
y a quelques années combien «la conservation, l’histoire et l’évolution de la musique en
Algérie serait moins énigmatique, si un
Benfarachou ou un Cheikh Menémèche
avaient rédigé ne serait-ce que quelques
pages sur leur art et la tradition dont ils ont
hérité. Quel intérêt inappréciable présenteraient les mémoires, même fort courts et mal
écrits, d’un céramiste ou d’un enlumineur
algérien. Si j’évoquais pour vous quelques
souvenirs que j’ai vécus comme témoin ou
auditeur, vous constateriez que tout au long
de son histoire lyrique, l’Algérie a tant bien
que mal réussi à conserver son patrimoine
musical national. Pourtant, il n’y avait à
l’époque ni concert public, ni conservatoire,
ni théâtre, ni cinéma et, bien entendu, ni
radio ni télévision. Ce n’est que par amour
pour elle qu’ils ont pu défendre et conserver
leur musique contre vents et marées, afin
qu’elle ne se perde pas dans la nuit des
temps.
!%
Un évènement capital
au 17ème siècle
«Selon de vieux Algérois qui ont euxmêmes servi de relais à leurs anciens, l’histoire de la musique classique algérienne fut
marquée par un événement d’une importance capitale au 17ème siècle. De nombreux
mélomanes constatèrent à une certaine
époque que la musique classique perdait de
plus en plus ses chanteurs musulmans
connaissant bien le répertoire, et que la plus
grande partie de celui-ci se trouvait entre les
mains de chanteurs israélites d’Alger ne
connaissant pas l’arabe classique. Devant la
menace qui planait sur cette musique, qu’il
connaissait et aimait, le Mufti hanafite de
l’époque convia tous les moudjouidine (lecteurs du Coran de la capitale) à une réunion.
Ils étaient une centaine, possédant de puissantes et belles voix. A l’époque, les moudjouidine connaissaient en général tous les
modes de notre musique et n’avaient pas
besoin d’un instrument pour distinguer un
araq d’un zidane, un moual d’un djarka,
ou un sika d’un remel maïa. Ils avaient tous
une vaste culture musicale. Dans le but de
trouver un moyen qui consolidât la musique
et lui assurât une conservation fidèle, le
Mufti suggéra à ses interlocuteurs d’adapter
le plus souvent possible les airs des noubas
aux paroles des cantiques qu’ils psalmodiaient dans les mosquées. Prenant
l’exemple d’un cantique qu’on récitait lors
de la prière des taraouih durant les veillées
du Ramadhan, le Mufti leur chanta «soubhan
Allah wa bi hamdihi, soubhan Allahi ladhimi, sur l’air de «khademli saâdi». Le
Ramadhan suivant, cette initiative appréciée
par tous les fidèles et les mélomanes était
donnée en exemple aux autres mosquées, et
chacun des moudjouidine s’ingéniait à adapter un air. Ainsi, tous les airs adaptables
furent chantés sur les paroles de «soubhan
Allahi wa bi hamdihi» à Alger. Devant le succès de cette innovation qui fut étendue aux
mosquées hanafites de Blida, Médéa et
Miliana, ses promoteurs ne s’arrêtèrent pas
en chemin. C’était le siècle des Muftis Sidi
Ammar, Sidi Ben Ali, Ben Echahed... et il fallait trouver le moyen d’adapter d’autres airs
de noubas aux cantiques appris. Le choix
s’est alors porté sur les Mouloudiates.
«Comme ils s’étaient déjà occupés des qassaïd de l’Imam Ali, Cheikh-El-Bossaïri, AbdEl-Hay El-Halabi, Ibnou Morsia, Omm Hani,
El Bikri, Mohammed Salah, Ibnou L’Khatib,
Sidi Boumediene, Sidi Abderrahmane
Athaâlbi et Chems Eddine Ibnou Djabir, dont
la qassida «Fi koulli fatihatine lil qaouli
mouatabarah» fut une des premières chantées à la mosquée Sidi Abderrahmane à l’occasion du Mawlid Ennabaoui, les
Moudjouidine ne savaient plus quelle qasida adapter. C’est alors que les Muftis d’Alger
se sont mis à écrire des mouloudiate à leur
tour. Et c’est ainsi que les Moudjouidine, que
nous appelâmes par la suite Qassadine, se
trouvèrent en possession d’un répertoire de
mouloudiate composé entièrement par des
poètes algériens, presque tous musicologues
et même musiciens, tels Cheikh Sidi Ammar,
Cheikh Sidi Benali, Cheikh Menguellati,
Mohammed Ben Echahed, tous quatre
Muftis d’Alger, Cheikh El-Mazouni, Cheikh El
Aroussi, Cheikh Benmerzoug et bien
d’autres encore. Cette tradition, dont le berceau était Alger, s’est étendue à Blida tout
d’abord, ensuite jusqu’à Constantine.
«Encore jeune vers 1920, j’ai eu souvent le
plaisir d’assister à Sidi Abderrahmane et à
Sidi M’hamed à la venue des qassadine de
Constantine pour les fêtes du Mawlid
Ennabaoui. Ils ont même été accompagnés
par le Cheikh Abdelhamid Ibn Badis luimême en 1921 et en 1924. Il est regrettable
que cette tradition, enracinée en Algérie
depuis près de trois siècles et qui s’est maintenue même durant la nuit coloniale, se soit
perdue depuis une vingtaine d’années. Est-
Djazaïr 2003
Musique
Edmond Yafil" transcrivit près de &-- airs andalous (*)
ce le manque d’adeptes ou la pénurie de
jolies voix ?
«J’avais douze ans à la mort du grand maître
Mohamed Sfindja, le 30 juin 1908. J’avais eu
le plaisir de l’écouter pour la première fois
lors d’une soirée familiale, donnée à Djenane
Bensemman à Tixeraïne. Il avait à ses côtés,
cinq musiciens : Maâlem Mouzino, qui jouait
alternativement du rebab et de la kamandja, Cheikh Echérif, terrar, Maâlem Laho
Séror, joueur de kouitra, et Chaloum, mandoliniste. J’ai eu également l’occasion de
réentendre Mohamed Sfindja à deux autres
reprises, mais avec les qassadine à Sidi Ouali
Dada. Mohamed Sfindja et son disciple Saïdi
se joignaient souvent aux qassadine dans les
manifestations religieuses, pour leur apporter le concours de leurs voix.
«Ce que je vous raconte sur la vie modeste
de Si Mohamed Sfindja, sur son art et son
activité, me fut raconté par Sidi Mohamed
Boukandoura, Mufti hanafite d’Alger et Bach
Qassad, ainsi que par Mouzino, Laho Séror,
Saîdi et Yafil. Boukandoura, Mouzino et Yafil
décédèrent tous trois en 1928, et Laho Seror
le 1er février 1940, Ces maîtres, qui m’ont
enseigné le peu que je sais de la
musique classique, étaient tous des amis de
Mohammed Sfindja. A son époque, celui-ci
était la coqueluche des citadins d’Alger,
Blida, Médéa, Miliana et Cherchell. Mais
l’Alger de la fin du 19ème siècle n’était pas
celui d’aujourd’hui, et malgré sa grande
popularité, Sfindja ne se faisait entendre au
maximum que trente fois par an, en été, dans
les fêtes familiales, pour un cachet de 100,
150 ou 200 francs d’alors représentant l’équivalent de 500 de nos dinars actuels (un
ouvrier gagnait 7 francs pour une journée de
dix heures). Si Mohammed Sfindja ne pouvait vivre convenablement avec ce qu’il
gagnait comme chanteur. Aussi avait-il un
magasin de chaussures. De plus, il jouait le
soir dans les cafés tels que kahouet
Bouchaâchoua, kahouet Laârayèche,
kahouet El-Boza et kahouet Malakoff qui
était le plus fréquenté. La clientèle de
kahouet Malakoff et kahouet El-Boza était
formée de jeunes mélomanes et d’Israélites.
Notez que si ces derniers, par ignorance de
notre langue littéraire, ont contribué à une
certaine dégradation de la poésie arabe andalouse, il ont, par contre, beaucoup aidé à la
sauvegarde de notre musique.
« Avant de vous parler d’autres chanteurs et
musiciens, permettez-moi de vous raconter
l’histoire d’une collaboration qu’on peut
qualifier d’historique. C’est celle de Si
Mohammed Sfindja avec Yafil et Jules
Rouanet aux environs de 1896-1904. On avait
persuadé Sfindja que pour sauver les trésors
de cette musique, il fallait la transcrire.
Edmond Yafil était le fils de Makhlouf Yafil,
connu à Alger sous le sobriquet de Makhlouf
Loubia et qui avait fait fortune en vendant un
bol de loubia et une khebiza pour deux sous
(10 centimes). Sa gargote se trouvait à l’angle
du passage Malakoff par l’entrée de la rue
Jenina, soit tout prés du café où Sfindja chantait le soir. Makhlouf Loubia était illettré, ne
parlait que l’arabe, comme tous les Israélites
algériens de son époque; son fils Edmond,
était bachelier, diplômé de langue arabe et
musicien. Comme ses coreligionnaires de
l’époque, Edmond Yafil aimait la musique
andalouse et, chaque fois qu’il y était autorisé par son père, allait écouter Sfindja. Le
grand maître était heureux de le recevoir
pour lui chanter tout ce qu’il désirait
entendre. En bonhomme qui voit loin,
Edmond Yafil mettait dans le plateau l’équivalent de tout ce que Sfindja collectait durant
une bonne soirée.
«Ce manège dura plusieurs années. Puis un
jour, en 1897-1898, une maison d’édition fit
appel à plusieurs musicologues de réputation mondiale pour collaborer à une grande
encyclopédie musicale. Jules Rouanet fut
chargé de la musique arabe. Nanti d’une
bourse, il partit se documenter à Rabat,
Tunis, Damas et au Caire, durant près d’une
année. Mais à Alger, à qui s’adresser sinon à
Sfindja, puisque Mouzino et Laho Seror
n’étaient que ses élèves ? Sfindja ne parlait
pas français, Jules Rouanet ne connaissait pas
l’arabe, Edmond Yafil parlait les deux. Jules
Rouanet étant paralysé des jambes, et Yafil
boiteux, c’était Sfindja qui allait, avec sa kouitra, une fois chez Jules Rouanet au Télemly,
une fois chez Yafil à Bologhine (ex- SaintEugène). A eux trois, de 1899 à 1902, ils
transcrivirent exactement 76 airs (Touchiate,
Noubate, Neqlabate, etc...). Jules Rouanet,
qui s’était introduit dans le milieu des musiciens arabes par la suite, et qui a eu tous les
renseignements et documents voulus, a terminé ses travaux pour l’encyclopédie en
1903.
Les dessous
d’une exploitation
Après la disparition de Sfindja en 1908, sans
rompre ses relations avec Jules Rouanet, Yafil
continua seul le travail de transcription musicale. Il s’était assuré du concours de Laho
Seror et Saïdi. Car s’il n’a édité que 112 airs
Djazaïr 2003
!&
Musique
Durant ses recherches à Alger" Jules Rouanet eut à travailler avec Mohamed
Sfindja et Larbi Bensari (deuxième rang sur la photo) (*)
andalous mis en vente sur le marché mondial, Edmond Yafil eut à en transcrire près de
500, qu’il a déposés à la S.A.C.E.M (2) comme
arrangeur. Mais ce n’est qu’en 1926, donc 18
ans après, qu’Alger apprit les dessous de
cette appropriation du patrimoine musical
national. C’était à l’occasion de l’inauguration de la mosquée de Paris. Dans le cadre de
cette inauguration, la capitale française vécut
plusieurs
manifestations
artistiques
(concerts, représentations théâtrales arabes,
etc...) et le nom de Yafil, comme mécène et
sauveur de la musique algérienne, était cité
partout dans la presse parisienne. Ne voyant
pas son nom associé à celui de Yafil, Jules
Rouanet fut piqué au vif . Rédacteur au journal «La Dépêche Algérienne», il eut la partie
belle pour étaler au grand jour les agissements de Yafil. Celui-ci répliqua vertement,
et non moins perfidement, que le sieur Jules
Rouanet, avant la date du 11 novembre 1898,
ignorait absolument tout de la musique
arabe.
«Tout ceci n’empêche pas de reconnaître
que c’est grâce à Yafil que notre musique a
dépassé les frontières du pays à son époque.
Il a aimé cette musique par-dessus tout. Il
considérait ses noubate comme de grands
chefs-d’oeuvre. Il fallait écouter les conférences qu’il donnait sur la musique classique,
son audience dans le peuple et son prestigieux passé, non seulement à Alger, mais
aussi à Paris, durant de longues années. Il a
cherché à en tirer profit, en retour, c’est certain, mais est-ce qu’il y avait un seul bour-
geois fortuné de chez nous, à l’époque, qui
aurait eu son audace, son courage et son
amour pour une musique dont il a recueilli
les paroles de la presque totalité des noubate, et édité le diwan qui, malgré toutes ses
imperfections, continue à nous rendre
aujourd’hui service. De plus, il a su imposer
aux éditeurs de disques, durant une trentaine d’années, l’enregistrement du seul répertoire classique. Il suffit de jeter un coup
d’oeil sur les catalogues de 1900 à 1920 pour
s’en rendre compte. N’oublions pas aussi de
mentionner les longs et coûteux voyages
qu’il effectua en Europe pour trouver des
éditeurs pour cette musique qu’il a transcrite
à ses frais, ne sachant si elle se vendrait ou
non. Infirme, il a accepté, à la fin de sa carrière, d’occuper la chaire de musique arabe
au conservatoire, lors de sa création en
1922.
«En vous parlant de Sfindja, Mouzino,
Laho Séror et Yafil, je ne vous ai pas parlé de
quelques-uns de leur devanciers et maîtres
de 1880 à 1930. Il y avait, tout d’abord,
Cheikh Menémèche. On dit qu’il avait une
voix douce et agréable à entendre, mais elle
n’avait pas la puissance et l’étendue de celle
de Sfindja. Cependant Cheikh Menemèche,
qui était un virtuose de la kouitra, fut le
détenteur de tout le répertoire de la musique
classique à Alger. Son accompagnateur au
rebab était Maâlem Benfarachou. De confession juive, Benfarachou fut, avec Cheikh
Menemèche, celui qui connaissait le plus
d’airs andalous. Décédé en 1904, à l’âge de
Ruelle dans le vieil Alger
71 ans, Benfarachou apprit à Sfindja plusieurs noubate que Menémèche n’avait pu
lui transmettre. Il a également eu l’occasion
de rectifier plusieurs airs mal appris par
Sfindja, Mouzino et Yafil. A part les noms que
je viens de citer, il y eut Saïdi qui connaissait
tout le répertoire classique et jouait parfaitement de la kouitra mais qui malgré son
immense talent, ne plana pas aussi haut que
Mouzino et Laho Séror après la disparition
de Sfindja.
Un règne de trente ans
sur la chanson...
«Le vieil Alger s’enorgueillit aussi de ses
groupes de femmes chanteuses qu’on appelait Messemaâte, S’bayate ou Meddahate ou
encore Fqirate, et qui ne se produisaient que
dans les fêtes familiales. Kheira Djabouni et
Djazaïr 2003
!'
Musique
Rebab
Kheira Tchoutchana, qui jouaient de la kouitra, étaient, avec leurs ensembles, les chanteuses les plus appréciées dans leur répertoire d’aroubi, haouzi, zendani, medh et
même classique.
«Par contre, Cheikha Halima Fouad ElBeghri (à cause de la grosse tâche qu’elle
avait au menton), spécialiste du deff, ne pratiquait que le chant religieux. Ce n’est
qu’après une vingtaine d’années, suite à la
disparition de ces chanteuses, l’une remplacée par Hanifa Ben Amara, l’autre par Aïcha
El-Khaldia qui faisaient déjà partie de leurs
groupes, qu’apparaît Yamina Bent Hadj ElMehdi. Celle-ci a commencé à jouer du
Guenibri à l’âge de 13 ans et eut la chance de
trouver un mécène en la personne de
Cheikh Brihmat, directeur de la dernière
Médersa d’avant l’occupation coloniale qui
se trouvait en pleine Casbah. Cheikh
Brihmat, grand érudit de l’époque, mélomane passionné de musique classique, a appris
à Yamina Bent Hadj El-Mehdi, tout d’abord à
lire et à écrire l’arabe, ensuite la kouitra et le
kamandja. A la disparition de son bienfaiteur, Yamina Bent Hadj El-Mehdi était la seule
et unique artiste de renom, connue non seulement dans son pays, mais également en
Tunisie et au Maroc. C’est cette renommée
qui lui a fait enregistrer près de 500 disques
de 1905 à 1928. Si, parmi les jeunes, nombreux sont ceux qui ignorent ce que fut cette
vedette, comme on dit de nos jours, il y a
encore pas mal d’Algérois qui ont eu le plaisir de l’écouter. Tout Alger a assisté à ses
obsèques au cimetière d’El Kettar, le 1er
juillet 1930.
« Les troupes de chanteuses dont je viens
de vous parler se composaient de sept ou
huit éléments et ne se produisaient que
devant un public de femmes. Enfant, j’ai eu
le bonheur d’assister à une noce à la Casbah,
dont le souvenir ne peut s’effacer de ma
mémoire. Il y avait là les groupes réunis de
Yamina Bent Hadj El-Mehdi encore jeune, et
de Hanifa Bent Amara, assises sur des petits
Djazaïr 2003
matelas, couverts d’un tissu argenté. Les
chanteuses des deux groupes étaient
habillées de caftans roses, longs et amples.
Les deux maâlmate jouaient de la kamandja. Deux autres sebayat jouaient de la kouitra . Les interprètes étaient alignées tout le
long du large patio... Derrière ces musiciennes-chanteuses se tenaient assises sur
des chaises, qui leur étaient exclusivement
réservées, les jeunes femmes, qu’on appelait
les haddarate, habillées toutes de karakos
en velours brodé d’or. Les bijoux dont ces
jeunes femmes étaient couvertes et qui coûteraient des fortunes aujourd’hui, étaient
pour la plupart prêtés. Dans cette mise en
scène, les femmes âgées avaient leurs places
réservées derrière les haddarate. Face à ce
spectacle et sous les arcs du patio, se
tenaient les spectatrices admises à assister au
mahdhar ou hadhir.
«Le hadhir est la séance de danse des
femmes qui se déroulait, à chaque noce, de
18 heures à 20 heures, toujours en présence
de la mariée et de ses demoiselles d’honneur. Les spectatrices, qu’on désignait sous
le nom de ferradjate, étaient composées, en
principe, des femmes du quartier. Plus la
renommée de la chanteuse était grande, plus
elle attirait de ferradjate. Il pouvait y avoir
parmi les auditrices des femmes invitées
mais qui, pour une raison quelconque, ne
tenaient pas à assister officiellement. Elles se
glissaient dans cette foule, voilées de foutas
ou de hayeks. Ces spectatrices, invitées ou
non, étaient de véritables critiques de mode.
Elle passaient de longues journées à parler
des karakos, frêmlate, djabadolis et bijoux
portés par les dames. Jusqu’aux alentours
de 1920 encore, les Tlemceniennes, les
Annabies, les Constantinoise et les Algéroises
ne s’habillaient qu’en costume national .
S’hab
Echaâbi
«Pour terminer, laissez-moi vous dire qu’en
plus de ces deux genres de musique que
sont le chant féminin et le classique, il y avait
à Alger les genres medh et zorna. Les meddahine, que la génération actuelle désigne
sous le nom de S’hab echaâbi, avaient,
comme de nos jours, beaucoup plus
d’adeptes que les chanteurs du classique. Car
la musique savante, chez nous comme
ailleurs, n’est pas à la portée de tous. Par
contre, le medh, avec sa poésie populaire,
était accessible au grand public et avait de
grands maîtres comme chanteurs. C’étaient
non seulement de bons chanteurs, mais également les auteurs de la presque totalité des
qassidate qu’ils interprétaient. Le plus
connu d’entre eux, et de loin le plus célèbre
dans l’Algérois, fut certainement le Cheikh
Mohamed Ben Smaïl. Né en 1820 à Alger. Il
mourut vers 1870. Ayant peu de goût pour
l’étude du Coran et malgré les réprimandes
de son père, il quitta l’école et entra en relation avec les poètes de l’époque. Il parcourut alors en véritable trouvère tout le pays
compris entre le Djurdjura, Miliana et
Cherchell. Auteur prodigieux, nous connaissons de lui une centaine de qassidate, la plus
célèbre étant sans doute celle qu’il a consacrée à la «Guerre de Crimée», en 1856. Ses
fils Ali et Kouider ont continué son
oeuvre et perpétué le nom de Ben Smail.
Contrairement à son père, Kouider Ben
Smail était taleb. Il a étudié le Coran dans sa
jeunesse et s’est acquis un nom dans le medh
à Alger en se faisant, le premier, accompagner par un orchestre composé de musiciens
à cordes, alors que les meddahine ne s’accompagnaient à l’époque que du deff et du
bendir.
« Parmi les derniers de cette grande lignée
de chanteurs de medh, il faut placer le
Cheikh Essaidji, connu sous le sobriquet de
Cheikh Mustapha Nador, dont le grand disciple fut Hadj M’hamed El-Anka.
Suivant la voix tracée par Cheikh
Mohammed Ben Smaïl, qui, le premier, est
allé à la recherche des poètes en dehors de
sa ville natale, Mustapha Nador, après Hadj
El-Habib, fut de ceux qui ont beaucoup fait
pour la musique algérienne.
Dans le genre Zorna, Alger fut également
riche en musiciens de valeur, à ne citer pour
exemple que les groupes de Hadj Ouali, El
Baghdadi, Bouchaâchoua, Sadani (dont la
mort, lors d’une exposition en Amérique, en
1909, a endeuillé tout Alger), Ain-El-Kahla,
El-Hocine, Titiche (père de notre célèbre
Boualem Titiche qui reste le seul gardien de
cette grande tradition musicale). ❑
(1) Mustapha Lakset, Zoubir Ben Lamine, Ahmed
Bendjiar, Sid Ahmed Meknine, Mohamed Ben
Chaouche, Abderrahmane Ettamaa, Hafiz, Hamdi
Saboundji, Abderrahmane Mohamed Benelhaffaf,
(2) Société française des droits d’auteur.
(*) Photographies extraites de l’ouvrage de Hadri
Boughrara: Voyage sentimental en musique araboandalouse (Collection Nadia Bouzar).
Djazaïr 2003
!(
Livres
Après avoir marqué le pas pendant la
décennie écoulée, la littérature algérienne affiche un retour remarqué sur les
scènes nationale et internationale. De
Kateb Yacine à Yasmina Khadra, nos écrivains jouissent d’une grande notoriété à
Paris, Londres, Rome ou Beyrouth. On
pourrait croire que le livre algérien de
langue arabe est exclu de ce succès. Loin
de là ! Les Benhadouga, Tahar Ouettar,
Rachid Boudjedra (écrivain bilingue) et
plus récemment Ahlam Mosteghanemi
ne le cèdent en rien à leurs compatriotes
francophones. Mieux, ces auteurs sont
désormais talonnés par une «foultitude»
de jeunes, hommes et femmes dont les
livres envahissent nos librairies, en attendant celles du monde arabe et du monde
tout court. Ecrivain lui-même, Djilali
Khellas fait le point pour Djazaïr 2003.
Lalittérature E
algérienne
delangue
arabe:
duréformisme
aumodernisme
PAR DJILALI KHELLAS"
JOURNALISTE" ECRIVAIN,
n ce début du XXème siècle,
où la langue arabe écrite
n’était admise que dans les
zaouïas, il était rare de voir
un écrivain arabophone publier un essai, un
poème ou une nouvelle. L’édition était très
pauvre. La première anthologie de la poésie
algérienne de langue arabe ne fut publiée
qu’en 1926. La seule maison d’édition qui
existait dans les années vingt était celle de
Kaddour Mourad Roudoci, qui éditait surtout
le Coran et quelques fascicules de grammaire. «Il était difficile, dans ces conditions, de
voir s’épanouir une littérature moderne au
sens qu’on lui prête de nos jours», remarque
Merzak Bagtache (1).
Il faut attendre les années trente, pour
voir l’Association des Oulémas lancer ses
revues Echihab et El-Bassaïr. Celles-ci servirent d’espace d’expression à des poètes tels
que Mohamed-Laïd Al Khalifa, Tayeb El-Okbi,
Mohamed-Salah Ramdane, etc... Néanmoins,
les écrits tournaient essentiellement autour
du poème d’inspiration et de forme classique et de la chronique littéraire.
«Influencés par les Egyptiens Ezzayat et ElMazini, ainsi que par Chakib Arslane, leurs
auteurs se recrutaient principalement dans le
mouvement réformiste dont le chef de file
était le Cheikh Ben Badis, fondateur de
l’Association des Oulémas (1931)».
C’est bien timidement que la nouvelle
fait son apparition avec Abed Djilali, qui fut le
premier à publier dans ce genre littéraire, au
sens moderne du terme. Quant à Réda
Ahmed Rédha Houhou
Houhou, il passe pour être le premier auteur
à s’être illustré en imposant à la littérature
algérienne de langue arabe une autre forme
d’expression que la poésie, la nouvelle ou la
chronique, dans les années trente, en
publiant La belle de la Mecque, un court
roman qui attaquait un tabou -qui reste d’actualité encore de nos jours-, le mariage forcé
des filles.
Après la seconde guerre mondiale, la
création littéraire algérienne adopte un rythme beaucoup plus vif. Ainsi, on remarque
des écrits plus imagés comme Types
humains et En compagnie de l’âne du
Hakim de Réda Houhou, Le Cri du coeur de
Lahbib Bennassi, ou les productions poétiques de Abderrahmane El-Aggoun.
Le 1er novembre 1954, la colère accumulée depuis des décennies par le peuple
algérien, éclata soudain. Les années de feu
allaient emporter tant de vies humaines et
apporter tant d’espoirs. Pendant cette période, peu propice à la poésie, se poursuit dans
le sillage de Djellouah et Moufdi Zakaria une
production poétique éparse, plus inspirée
qu’experte. La poésie classique de Moufdi
Zakaria fut le véritable porte-flambeau de la
révolution. Dans l’ombre, exilées loin du fracas de la guerre, quelques voix essayèrent de
chanter la patrie lointaine. Néanmoins, trois
poètes: Belkacem Saâdallah, Abdallah
Cheriet et Belkacem Khemmar donneront à
la poésie libre un souffle libérateur.
Djazaïr 2003
!)
Livres
Ahlam Mosteghanemi
Merzak Bagtache
Yasmina Salah
Bachir Mefti
Djazaïr 2003
Une lueur vivifiante
et imagée
A travers leurs oeuvres, transparaît une
imagination qui traduit la substance évanescente des choses dans des impressions fournies par la Révolution. Réda Houhou incarcéré dans les geôles du colonialisme dès
1956 (il sera exécuté), la relève des nouvellistes tarde à venir.
Il faudra attendre 1959, pour voir les premières nouvelles de Abdallah Rekibi,
Othmane Saâdi et Abdelhamid Benhadouga,
suivis plus tard, vers 1960, par Tahar Ouettar,
Z’hor Ounissi et Belaïd Doudou. Etudiants
au Machrek ou en Tunisie, ces nouvellistes
n’ont pas donné, cependant à leurs oeuvres
cette lueur vivifiante et imagée qui les aurait
pérennisé. Parmi eux, trois (Ouettar, Ounissi
et Benhedouga) continueront à publier dans
les années soixante, suivis de près par
Merzak Bagtache. Ce dernier donnera à la
nouvelle arabe un souffle nouveau qui n’a
rien à envier à ce qui s’écrit dans les langues
vivantes de l’Occident.
Si les années soixante n’ont pas vu apparaître de grands poètes, elles ont par contre
enfanté des critiques littéraires (chose nouvelle pour la littérature algérienne de langue
arabe) d’un niveau appréciable. Revenus tout
frais de l’exil, les Abdallah Rekibi, Mohamed
Missaief, Djenidi Khelifa et autres Mohamed
Saïdi animeront pendant toute la décennie
soixante les pages du quotidien Ech Chaab et
de l’hebdomadaire El Moudjahid (édition
arabophone).
Pour le roman, de vraie mue il n’y en eut
pas jusqu’en 1971, quand Abdelhamid
Benhadouga publia Vent du sud. Ce fut l’évènement littéraire du début des années
soixante-dix, car ce roman, d’une forme
moderne, permet d’appréhender la réalité
de la société algérienne de l’époque. Son
auteur, «par le pouvoir d’une écriture réaliste
et sincère, a ému et émerveillé le lecteur arabophone» (3).
En 1974, Tahar Ouettar publie L’As, un
roman bouleversant qui lève le voile sur une
partie des déchirures qui ont émaillé la guerre de libération. Le roman a trouvé un accueil
favorable. Cependant, l’année 1975 fait
découvrir un romancier d’une autre facture,
il s’agit de Merzak Bagtache qui publie «Les
Oiseaux du zénith», un roman proche du
«nouveau roman français» par ses descriptions optiques, ses monologues et sa réédification. Ces années soixante-dix consacreront
d’autres nouvellistes qui ont pour noms
Amar Belahcène (1953-1994), Laïd Benarous,
Djilali Khellas, Cherif Ladra, Abdelhamid
Abdous, Ahmed Menour, Abdelhamid
Bourayou, Mohamed Meflah, Mostepha Faci,
Waciny Laâredj, Abdelaziz Bouchefirat, M.S.
Harzallah, etc...
En poésie, il faut attendre le milieu de la
décennie soixante-dix pour voir s’affirmer
Ahlam Mosteghanemi, Abdelali Rezzagui,
Ahmed Hamdi, Slimane Djouadi, Mohamed
Zettili, Azradj Omar, Zeïneb Laâouedj, Rabia
Djelti, etc...
Avec l’ouverture de l’édition, au début
des années quatre-vingt, quelques nouvellistes se sont essayés au roman, tels Waciny
Laâredj, Djilali Khellas, Mohamed Sari, etc..
Leurs romans apportèrent un souffle nouveau à la littérature algérienne de langue
arabe. La poésie aussi s’est enrichie de nouveaux noms tels que Lakhdar Fellous, Amar
Mérieche, Othmane Loucif, Aboubakr
Zemmal, Nacéra M’hammedi, Nadjib Anzar,
etc... Quant au roman et à la nouvelle, ils ne
sont pas restés à la traîne, produisant, au
début des années quatre-vingt-dix les Ahlam
Mosteghanemi (succès phénoménal de son
premier roman au Machrek), Said
Boutadjine, Bachir Mefti, Yasmina Salah,
Hamama El-Amari, Allel Sengouga, Hamid
Abdelkader, Didani Arezki, Djamel Foughali,
etc..
Aujourd’hui, avec un certain cumul
d’oeuvres de bonne qualité, la littérature
algérienne de langue arabe se hisse au niveau
de la production littéraire du Machrek, voire
de la production universelle moderne à
laquelle elle emprunte largement sur le plan
des formes et des techniques. ❑
(1),(2) Merzak Bagtache in «Algérie», Enal 1988
(3) A.Lamalif: le réalisme chez les romanciers algériens, in El Watan du 08/12/1996.
!+
Livres
Note de lecture
`
Aquoi
rêvent
lesloups
deYasminaKhadra
Yasmina Khadra
n d’autre temps et sous
d’autres cieux, Nafa Walid
aurait pu se retrouver sous
les feux de la rampe, réaliser
cette carrière cinématographique que lui faisait miroiter son baptême de la caméra dans
Les Enfants de l’aube. Hélas, pour lui, sous
nos latitudes turbulentes et imprévisibles, de
tels rêves ont vite fait de s’effilocher avant de
se dissoudre sans laisser de traces au contact
de la réalité. La vraie, l’implacable réalité qui
vous ramène à vous-même, à votre petitesse,
à votre quotidien nauséeux dès que vous
osez lever la tête vers les étoiles.
Nafa Walid devra donc renoncer à ses
grandes espérances et remplir son office au
service des Raja, cette famille huppée de la
nouvelle aristocratie du pays qui a accepté de
l’employer comme chauffeur de maître,
grâce à une solide recommandation. Et il
aurait pu prospérer dans ce milieu où il lui
suffisait de se prêter de bonne grâce aux
caprices somme toute bien légitimes de ses
employeurs pour obtenir sa parcelle de
soleil. Mais il était écrit que l’existence de
Nafa allait basculer et se fondre dans l’épisode dramatique à l’échelle d’une nation qui en
était à l’époque à son prologue. Révolté par
le peu de cas que l’on faisait de la vie humaine du côté de ses maîtres du moment, le
jeune homme en oublia sa condition et, non
seulement dut revenir à la case départ mais
surtout, lourd du secret qui l’y avait ramené,
il avait eu aussi le temps d’apprendre que
même à ces altitudes sociales, l’apparence
servait de somptueux écrin aux pires immon-
E
dices.
Mais jusque-là, n’est ce pas , rien de bien
original. Pas même le numéro de séduction
qui fait de Nafa l’amant d’un soir de Sonia, la
fille de la maison, «une créature vénéneuse,
belle comme l’illusion à laquelle elle ne tarderait pas à emprunter les vices»; pas même
la révélation que la mère du nabab, une
vieille femme aveugle finissait ses jours abandonnée dans un asile de vieillards ni celle
que ce même nabab avait pour maîtresse la
propre sœur de sa femme.
Pourtant, à part d’être orphelin de son rêve,
le héros de ce sixième ouvrage de Yasmina
Khadra (*) puisqu’ainsi continue de se pseudo-nommer l’auteur de Double blanc et
Morituri, n’a rien a priori qui puisse le qualifier pour les monstrueuses activités d’assassin de bébés, après celles de liquidateur d’intellectuels et d’artistes. Qu’importe, Nafa
aura accompli, en cédant à la tentation
malencontreuse de quêter la sérénité auprès
d’un imam imbibé de componction, ce premier pas qui a conduit des milliers de ses
semblables à écrire en lettres de sang et de
larmes une décennie entière de l’histoire
d’un pays qui ne méritait pas tant de malheurs.
S’il est écrit à la manière d’un polar de
haute facture et se lit avec le même intérêt, A
quoi rêvent les loups n’a rien d’un roman
policier. Dans un style imagé, avec juste ce
qu’il faut de concessions à l’expression orale
ordinaire pour paraître renoncer à toute prétention littéraire, le texte se déroule, alimenté par une connaissance si parfaite du sujet,
Djazaïr 2003
#-
Livres
une maîtrise si sûre des éléments socio-poli
tiques et psychologiques qui se sont combinés pour enfanter l’intégrisme, ainsi que des
mécanismes économiques grâce auquels il a
gagné en violence, que l’on en sort avec l’impression d’en avoir appris beaucoup plus que
dans les analyses les mieux élaborées. C’est
que dans le personnage si complexe de Nafa
Walid et dans ceux qui croisent son parcours
tumultueux- de Sid Ali le poète, à Zawèch le
faux débile, de Nabil Ghalem et Cheikh
Younès aux Chourahbil, Abdel Jalil et
Zoubéïda- ce sont tous les ingrédients ayant
contribué à mettre le pays à feu et à sang qui
sont réunis, avec un sens de la narration et
une aptitude à ménager l’intérêt du lecteur
jusqu’au dénouement, conscient de surcroît
qu’en réalité il ne s’agit pas d’un roman. Que
les personnages, pas plus que les événements
relatés ne sont le fruit d’une imagination
féconde, tout en étant mis en scène par un
écrivain de premier ordre.
Construit sous la forme d’un long flash back,
tour à tour à la troisième personne ou faisant
intervenir le personnage central à la première
personne, sans que l’alternance n’engendre
une quelconque lassitude, le livre relate un itinéraire sur lequel le héros n’a aucune prise. Il
est vrai que les principales articulations de
cette aventure terrifiante sont représentées
par des «moments». Meurtre d’une pauvre
jeune fille fugueuse : Nafa quitte les Raja ;
moment de doute et de lassitude : Nafa est
pris en charge par les activistes en la personne de Cheikh Younès ; mort de Hanane : Nafa
renonce à son rêve de fonder foyer; escroquerie au visa : Nafa renonce à son rêve de
fuite; mort du père : Nafa rejoint les commandos de la mort islamistes; liaison avec
Zoubéïda, Nafa touche au paroxysme de la
cruauté… C’est ainsi : l’aventure singulière
de ce mutant aux yeux bleus que les événement mènent à sa perte aussi sûrement que
s’il y était conduit par une volonté toute-puissante, n’est qu’une sorte de support. L’intérêt
est ailleurs. Il réside dans ce drame par lequel,
ainsi que l’a souligné un leader politique,
l’Algérie a manqué de peu de glisser hors de
l’Histoire. Voici sans doute, plus qu’un excellent roman semé de passages d’une puissance
évocatrice bouleversante, une contribution
majeure à la compréhension des données
essentielles du drame algérien. ❑
M. A.
Lespetitsaussi...
PAR
LEÏLA BOUKLI"
JOUNALISTE
Du nouveau dans le gisement encore en friche, chez nous, du marché
de l’édition enfantine. Pénétrer ce territoire méconnu et enchanté de
l’enfant, c’est le pari que s’est lancé Rabéa Benguedih Khati, qui garde
en mémoire les contes et légendes magistralement narrés jadis par
nos grands-parents.
Elle a choisi de faire une savante combinaison du merveilleux oral
et de la pédagogie de l’écrit, pour expliquer la terre, les éléments, les
fleurs, les animaux, en un mot, inciter au respect de l’environnement
et de la nature. Elle s’ouvre ainsi pour, par et avec les enfants vers
l’imaginaire, ajoutant dans ses petits livres ce support dynamique que
sont l’image, le dessin et les couleurs.
On sait que si l’enfant illettré d’antan se contentait d’écouter,
aujourd’hui il a appris à lire, écrire, compter et applique ce savoir
tout nouveau à lire des livres. Avec Rabéa, il entre dans un univers
merveilleux peuplé de héros ayant pour noms Nour, Mira, Mounir
Alizé ou Princesse Jardin. Rédigés dans une langue simple, tant pour
les ouvrages en arabe que pour ceux écrits en français, ces petits
livres d’une vingtaine de pages chacun sont agréablement illustrés
par de talentueux dessinateurs (Rachida Azdaou et Hocine Akrouche)
et publiés par les éditions Dalimen avec le concours du
Commissariat Général de l’Année de l’Algérie en France. ❑
(*) A quoi rêvent les loups, roman de Yasmina
Khadra - Editions Julliard- Paris1999- 274 pages.
Djazaïr 2003
#!
Patrimoine
Littérature
coloniale:
orientalistes
etalgérianistes
PAR
FARIDA BOUALIT"
UNIVERSITAIRE,
Alger au !+ème siècle (Anonyme)
Dès le début de la colonisation, de nombreux artistes français contibuèrent à
mettre l’Algérie à la mode...en France.
Cependant, les représentations qu’ils
offraient de cet Orient algérien (la ville
d’Alger, les bédouins et leurs chevaux,
l’Atlas et ses lions, le désert avec ses
chameaux et ses palmiers,...) n’étaient
pas nouvelles mais calquées sur celles,
beaucoup plus anciennes, des récits
d’Européens (voyageurs, diplomates en
mission, captifs chrétiens...), aux
16ème, 17ème, 18ème siècles, et qui
ont marqué l’imaginaire occidental.
Dans certains cas, les schèmes exotiques, comme la blancheur d’Alger,
sont bien antérieurs à la colonisation,
et de siècle en siècle, gravures, discours
de savoir (historique-géographique),
récits de voyage et fictions se relayent
pour reproduire ce cliché d’Alger la
blanche.
es premiers artistes français
à venir s’initier à l’exotisme
algérien, dès les années
1830, furent ceux qui accom-
L
pagnèrent les corps expéditionnaires. Citons
à titre d’exemple, le peintre Eugène
Delacroix qui fit, dès 1832, son «voyage en
Barbarie», dans le cadre d’une mission diplomatique, et qui peignit Femmes d’Alger dans
leur appartement en 1834 (Musée du
Louvre). Horace Vernet, peintre officiel des
hauts faits d’histoire militaire vint,quant à lui,
en 1833 et peignit La prise de la Smala
d’Abdelkader, (Salon de 1845, Musée du
Louvre).
Une décennie plus tard, le temps semblait
avoir intensifié la fascination du dépaysement au lieu de l’entamer, Eugène
Fromentin, qui séjourna la première fois, en
Algérie, en 1846, y revint en 1848 et en 1852,
séduit par ce pays de la lumière, le désert,
les guerriers bédouins et les chevaux arabes;
autant de thèmes qui lui inspirèrent bon
nombre de tableaux et deux ouvrages, Un
Eté au Sahara (1956) et Une Année dans le
Sahel (1959), peuplés des impressions
éprouvées lors de son «immersion solaire»
en Algérie.
La liste est très longue et des plus prestigieuses car , à partir des années 1840 ( et sur-
Djazaïr 2003
##
Patrimoine
Dauzats (A) Alger" Place du Gouvernement " !)%+,
Eugène Delacroix: Femmes d’Alger dans leur appartement,
tout après la crise de 1848), ils furent de plus
en plus en plus nombreux à venir visiter cet
«Orient» pittoresque, à le peindre avec plus
ou moin de talent, et à le dépeindre dans des
carnets et des récits de voyage, dans des
notes et des fictions romanesques.
Le mirage
oriental
Certes, tous les écrivains et artistes français
qui connurent l’Algérie à cette époque n’eurent pas la même attitude à l’égard de ce
qu’ils y avaient vu. Il n’en demeure pas moins
qu’ils n’avaient pas résisté à l’attrait de ce
«mirage oriental» :Théophile Gautier (1845
et 1862), les frères Goncourt (1847), Gustave
Flaubert (1858), Georges Feydeau (1860),
Alphonse Daudet (1862), Claude Monet
(1861 et 1862), Paul Valéry (1871), Auguste
Renoir (1881 et 1882), Guy de Maupassant
(1881 et 1887), Pierre Loti (1891), André
Gide (à partir de 1893), Isabelle Eberhardt (à
partir de 1895), et bien d’autres.
Malheureusement, les oeuvres littéraires
françaises sur l’Algérie de cette époque,
considérées comme des oeuvres de second
ordre, pour la quasi-totalité d’entre elles, ont
été écartées des anthologies et autres encyclopédies. Littérature d’évasion, du poncif,
en un mot de la facilité esthétique et du
manichéisme idéologique, ces ouvrages
furent, à de rares exceptions près, relégués
aux oubliettes.
Née à la faveur de l’entreprise coloniale,
cette littérature sur l’Algérie a été identifiée à
l’imaginaire colonial. Cela est d’autant plus
justifié que même lorsque la magie de la
découverte exotique n’agissait plus sur certains écrivains-touristes, ils ne se sont pas
retournés contre le système colonial. A peine
fut-il vilipendé par certains d’entre eux pour
avoir terni, ça et là, la couleur locale, D’autres
se contenteront de tourner en ridicule tous
les ingrédients de l’imagerie pittoresque de
l’Algérie coloniale.
Et qui mieux que Tartarin de Tarascon
peut nous renseigner sur ce que tout voyageur «occidental» était «censé» découvrir
dans ce miroir aux alouettes qu’était cet
«Orient» algérien ? Sauvé de l’inhibition grâce
à la raillerie qui visait autant l’exotisme de la
province française du Midi que celui de la
«province» coloniale d’Algérie, ce célébre
personnage de Daudet, qui a marqué l’imaginaire social français de ses «tartarinades», est
un véritable remède contre toute mauvaise
conscience.
Que vit donc Tartarin de Tarascon quand il
débarqua à Alger, après trois jours de traversée depuis Marseille?
Du bateau qui accostait, il vit d’abord un
paysage dont la représentation était déjà un
poncif des récits de voyage depuis
l’Antiquité: «En face, sur une colline, Alger
la blanche avec ses petites maisons d’un
blanc mat qui descendent vers la mer, serrées les unes contre les autres. Un étalage de
blanchisseuse sur le côteau de Meudon» Sur
le quai, il ne fut pas non plus déçu en pittoresque en voyant « une bande de sauvages,
encore plus hideux que les forbans du
bateau (...) Grands Arabes tout nus sous des
couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Nègres, Tunisiens, Mahonais,
M’zabites, garçons d’hôtel en tablier blanc,
tous criant, hurlant, s’accrochant à ses
habits, se disputant ses bagages...». Le topo
du cosmopolitisme du port et de la ville
d’Alger est également antérieur à la colonisation française. D’où la désilusion de Tartarin
quand il s’aventura à l’intérieur de la ville:
dès les «premiers pas qu’il fit dans Alger (...)
il tombait en plein Tarascon ... Des cafés,
des restaurants, de larges rues, des maisons
à quatre étages, une petite place macadamisée où des musiciens de la ligne jouaient
des polkas d’Offenbach (...), et puis des militaires, encore des militaires, toujours des
militaires ...» .
Le voici bien désenchanté, car «il s’était
figuré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose tenant le milieu entre
Constantinople et Zanzibar».Sans pittoresque, l’Algérie n’était plus, pour son visiteur, qu’ «Arabie en carton peint», «Orient
ridicule, plein de diligences».
Le charme du Bédouin
et du chameau
A peu près à la même période séjournait en
Algérie Théophile Gautier, ébloui par la couleur locale. Il y effectuait son deuxième voyage (le premier datant de 1845), avant d’écrire, en 1865, Voyage pittoresque en Algérie.
Djazaïr 2003
#$
Patrimoine
Jean Pomier
Qu’avait-t-il vu du «mirage oriental algérien»?
En 1845, il fut d’abord enchanté, comme
Tartarin, en apercevant, depuis le bateau,
Alger, «tache blanchâtre découpée en trapèze» avec ses coteaux et ses maisons de campagne. Mais, dans la ville basse d’Alger, il
commença par éprouver la même désillusion
que Tartarin. Il fut d’abord surpris, comme il
l’écrivait plus tard dans Voyage pittoresque
en Algérie, par la bigarrure de la foule de la
Place du Gouvernement (aujourd’hui Place
des Martyrs) où circulaient «des gens de tous
les états et de tous les pays, militaires,
colons, marins, négociants, aventuriers...
un mélange incroyable d’uniformes, d’habits, de burnous, de cabans, de manteaux et
de capes... une confusion d’idiomes à
dérouter le plus habile polyglotte». Puis,
arpentant les rues principales de la ville, sa
déception fut sans nuance devant tous les
édifices qui rappelaient l’architecture moderne de «la métropole». Et comme il fallait s’y
attendre, il trouva plus d’agrément à se promener dans la vieille ville, la ville haute, la
Casbah. Elle lui offrait le spectacle pittoresque des dédales de ses ruelles, de ses
«minuscules boutiques», de ses «étaux de
bouchers qui ont quelque chose de sanguinolent», de ses «Arabes accroupis qui vendaient des broderies ou des pastèques», etc...
Voyageur enchanté, il écrivait dans une de
ses lettres, «Nous croyons avoir conquis
Alger, et c’est Alger qui nous a conquis».
Animé du désir de préserver l’exotisme du
paysage, gâté de son point de vue par la
technologie industrielle française, il eût
même l’audace de penser que «L’Algérie
(était) un pays superbe où il n’y (avait) que
les Français en trop».
Guy de Maupassant, autre écrivain français
illustre qui visita l’Algérie plus tard à la fin
des années 1880 et à plusieurs reprises, lui
aussi, n’était pas loin de penser comme
T.Gautier. Il se montra, en effet, pour le
moins sévère vis-à-vis de l’armée coloniale :
«Nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées
toutes faites, nos maisons parisiennes. Nos
usages choquent sur ce sol comme des
fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons
semble outre-sens, un défi à ce pays, non
pas tant à ses habitants premiers qu’à la
terre», peut-on lire dans son oeuvre Au
Soleil. Il y dénonce l’affairisme et la cupidité
des sous-officiers et des hommes de troupe
de l’armée coloniale qui s’y entendaient pour
«ruiner l’Arabe, le dépouiller sans repos, le
poursuivre sans merci et le faire crever de
misère». Dans Mohammed-Fripouille, le ton
cynique de la description de la torture par la
pratique de la «chaîne arabe» masque à peine
sa réprobation: les prisonniers, pendant leur
transport, étaient «liés de telle sorte que le
moindre mouvement de l’un pour s’enfuir
l’eût étranglé, ainsi que ses deux voisins».
Dans la nouvelle Allouma, parue dans l’Echo
de Paris, en 1889, le narrateur semblait louer
la ténacité que manifestaient ces «habitants
premiers» dans leur résistance à l’influence
coloniale: «Jamais peut-être un peuple
conquis par la force n’a su échapper plus
complètement à la domination réelle, à
l’influence morale, à l’investigation acharnée, mais inutile du vainqueur».
Pierre Loti ne fut pas en reste. Romancier
de l’exotisme, il ne pouvait pas ne pas effectuer son «séjour en Barbarie», ne pas louer, à
l’instar des peintres et des romanciers français venus avant lui, les charmes du Bédouin
et du chameau, ne pas se laisser surprendre,
comme les autres, par la bigarrure de la foule
d’Alger et les prostituées de la Casbah;
autant de poncifs auxquels était identifié cet
«Orient» lointain mais pourtant si près de
Marseille.
«Algériens» ou
algérianistes
Mais vers la fin de la seconde moitié du
XIXème siècle, une distance très nette vis-àvis de cet exotisme de
bon aloi commençait à se
dessiner. La situation en
Algérie avait changé et la
colonisation de peuplement avait porté ses
fruits avec l’arrivée d’une
Alphonse Daudet
nouvelle génération au
statut identitaire des plus ambigus : elle se
considérait comme algérienne sans se
confondre avec les autochtones qu’elle identifiait comme Musulmans ou Indigènes (avec
valeur dépréciative); elle se considérait
comme française sans se sentir d’affinités
avec les Français de France qu’elle appelait
les Francaouis.
Cette ambivalence identitaire de ce «nouveau peuple» français pourrait expliquer
peut-être que les écrivains «métropolitains»,
en quête de couleur locale, ne leur firent
tout d’abord aucune place dans le décor
algérien. Cette communauté ne finira par
entrer dans des fictions romanesques, et
encore, par la petite porte, que dans les
toutes dernières années du XXème siècle.
Encore doit-elle cette faveur à des Français
de France qui se sont érigés en écrivains pendant de longs séjours professionnels en
Algérie. Non seulement ils ne jouirent d’aucune notoriété au-delà de la mer mais la qualité de leurs oeuvres fut contestée même au
niveau local. Ce fut le cas, par exemple, de
Louis Bertrand (1866-1941) qui vint à Alger
en 1891 et qui s’y installa pour une dizaine
d’années pour enseigner les lettres. Il fut
l’un des premiers à donner la parole à cette
«foule bigarrée de tous les états et de tous les
pays». Dans Le Sang des races (1899), Louis
Bertrand met en scène des charretiers d’origine espagnole, installés à Alger et qu’il présente comme de vaillants travailleurs. Bien
plus qu’une apologie de la race espagnole, ce
roman populaire consacre plutôt le mélange
heureux des «races» qui composaient la colonie européenne et qui avaient fini par constituer, selon lui, une «race nouvelle» et prometteuse : «véritable mêlée cosmopolite de
mercenaires, de colons, de trafiquants de
toutes sortes, ce sont eux que j’aperçus
Djazaïr 2003
#%
Patrimoine
d’entre eux fut Robert Arnaud alias Robert
Randeau à qui revient la paternité de l’expression Les Algérianistes (1911), titre d’un
de ses nombreux romans. Robert Randeau
était lui-même un membre de cette «nouvelle race» : il est Français, natif d’Alger (1873)
où il fit une partie de ses études et où il mourut en 1950. Il fut, en outre, fonctionnaire de
l’administration coloniale en Algérie, au
Soudan, en Mauritanie, au Sénégal, au
Niger... pour «établir, comme il l’écrivait luimême, le développement de l’empire colonial».
Une
«nouvelle race»
d’abord, quand je cherchais l’Algérie vivante, active, celle de l’avenir». Cette Algérie de
l’avenir,
composée
majoritairement
d’Espagnols et d’Italiens, avait besoin d’un
passé pour confirmer son droit du sol. Qu’à
cela ne tienne ! Louis Bertrand invoqua
l’Afrique latino-chrétienne. Il était persuadé
d’avoir retrouvé les traces de cette filiation
dans les ruines de Tipaza auxquelles il consacra une partie de son deuxième ouvrage La
Cinna (1901), l’autre partie étant réservée
aux émeutes anti-juives provoquées par certains Français d’Algérie en 1897/1898, pendant l’affaire Dreyfus.
Dans cette Algérie d’avenir, Louis Bertrand
n’avait, bien entendu, laissé aucune place à
«l’Indigène» parce qu’il aurait appartenu à
«tout ce vieux monde (qui) sent la décrépitude, la décomposition, et la mort !». Il était
donc loin de corroborer le portrait qu’en
brossait la littérature française exotique: «Par
quel miracle, écrivait-il, une pouillerie, une
saleté, une misère, et une laideur affligeante, une stupidité et une barbarie toutes
pures devenaient admirables dès qu’elles
étaient arabes ou orientales (...) Mais si cet
éloge de l’Indigène était vrai, nous n’aurions plus qu’à nous en aller !». Il faut
admettre que certains artistes français étaient
conquis par l’Algérie, au point d’écrire
comme Fromentin:«c’est beau, c’est beau!
tout est beau, même la misère, même la
boue des sandales». Il fallait agir pour corriger cette vision et c’est ce que les émules de
Louis Bertrand, appelés plus tard les
Algérianistes, ont tenté de faire. Le premier
Dans un précédent ouvrage, Les Colons
(1908), il avait déjà tracé le projet dont il se
revendiquait : «Ainsi que les Romains nos
maîtres, un jour notre idéal sera de diviser
le monde en deux parties : celle qui nous
adviendra par droit de force, et celle qui
sera exploitée à notre profit par les autres.
Et si cela ne doit pas être, que cela soit du
moins notre idéal».
La consécration de cette «geste», par celui
qui a été élu père des Algérianistes, s’est
donc faite dans un but qui ne souffre d’aucun
malentendu : affirmer la spécificité de cette
«nouvelle race» de Français et sa détermination à consolider le projet colonial. Ainsi,
lorsqu’on lit aujourd’hui la définition de
l’Algérianisme, on est en droit d’être sceptique quant à sa vocation exclusivement littéraire : «Mouvement littéraire animé, au lendemain de la première guerre mondiale,
par des écrivains français d’Algérie (Robert
Randeau, Jean Pomier, Louis Lecoq, Jean
Grenier) pour créer entre les communautés
une convergeance culturelle et spirituelle».
Certes, les Algérianistes, à travers leurs
oeuvres, leur revue Afrique et leur
Association des écrivains algériens, leur Prix
Littéraire d’Algérie, voulaient réagir contre
«l’orientalisme de bazar dont étaient rendus coupables les écrivains métropolitains»,
comme le préconisait leur penseur et fondateur Jean Pomier (fonctionnaire du gouvernement colonial). Mais ils entendaient surtout «permettre à l’âme algérienne, à l’authentique culture, voire civilisation, qui
voyait le jour en Algérie, d’émerger, de s’éle-
ver, de s’exprimer». Est-il bien nécessaire de
préciser que ceux dont il est question ici sont
les Algériens au sens de Ferdinand Duchêne,
un autre algérianiste, magistrat à la cour
d’Alger et qui était considéré comme le
sociologue de la «nouvelle race» : «Les vrais
Algériens sont ceux nés en Algérie de
parents européens ou d’origine
européenne».
Dans la préface à l’Anthologie des conteurs
algériens que leur Association fit paraître en
1925, Louis Bertrand plaide leur cause
auprès de la «mère-patrie»: «Pour la première fois, une race neuve prend conscience
d’elle-même. (...) En dépit de tout ce qui
peut choquer ou scandaliser des Français
de France, dans cette littérature africaine,
je n’hésite pas à la tenir pour bienfaisante(...) O critiques, qui criez que le roman se
meurt(...), tournez-vous vers ces écrivains et
ces pays de la «plus grande France»».
Louis Bertrand ne fut entendu ni par les
«Francaouis», ni même par les nombreux
intellectuels français locaux, tels que Jean
Pélégri, Emmanuel Roblès, Albert Camus,
etc... qui ne se reconnaissaient nullement
dans ce courant. Mais ceci est une autre
histoire... ❑
Djazaïr 2003
#&
Arts plastiques
Un tableau plein de couleurs vives de Bettina
Bettina
Heinen-Ayech
S’il est une caractéristique que l’on retrouve
dans les œuvres de Bettina Heinen Ayach, c’est
bien l’éclectisme, depuis les paysages d’El
Oued, Hammam Meskhoutine, les scènes à
résonance sociale, jusqu’aux tableaux intimistes. Si elle découvre avec une joie sans
cesse renouvelée les riches coloris des champs
de blé parsemés de coquelicots et des oliviers,
c’est surtout à Guelma, sa ville d’adoption, et
dans la Mahouna qu’elle trouve son inspiration
la plus durable et la plus intense .
out le talent de cette artiste se
trouve dans sa capacité de combiner ses sensations et les
expressions qu’elle en donne…
Elle possède l’art d’organiser symphoniquement
les couleurs. Le monde monte à elle comme une
mer de visions colorées, multiples, complexes,
mêlées les unes aux autres. Les couleurs ne vivent
pas par elles-mêmes, toutes entrent dans chacune
d’entre elles pour la détruire et la recomposer. Les
aquarelles de Bettina sont comme un prisme où la
nature se reforme toute seule dans le jeu et la
pénétration réciproque des tons, des ombres, des
reflets et de la lumière.
Cette lumière, Bettina la découvre dans ce pays
qu’elle sillonne et qui lui donne cette inspiration…le soleil, la lumière. «Tous les Méditerranéens ferment leurs persiennes, surtout en été.
oul’art
d’organiser T
symphoniquement
lescouleurs
PAR
BELKACEM ROUACHE"
JOURNALISTE
Moi, je n’ai jamais pu faire cela! Sans lumière,
j’ai l’impression d’être enterrée…j’étouffe»,
Bettina crée entre des accords aigus des stridences, des dissonances, des harmonies avides;
ainsi parfois, elle asperge ses toiles de couleurs
qui giclent sur le support ; de même elle les farde
d’orange, de bleu indigo, de jaune, de chrome, de
verts acides comme des pommes pas mûres, de
verts tendres comme l’herbe des près. Au gré de
sa fantaisie, elle les «pomponne» de châtain, de
rose nacré, de roux cuivré chauffé au niveau du
mordoré. Elle organise de la sorte des joutes
endiablées de couleurs vives et les «saoule» avec
les alcools violents de teintes exquises.
Quant à la lumière, elle s’en sert comme d’une
lanterne magique allumée aux feux de la rampe
qu’elle promène comme une enchanteresse poétique pour les éclairer de reflets imaginaires, de
lueurs blafardes.
Les œuvres de Bettina ont cette pureté, cette
transparence du ton, cette magnificence intacte
émanant de la matière même , tellement dure et
condensée qu’elle semble, comme un diamant
noir, rayonner sa propre lumière. «La vallée de la
Seybouse», «La Mahouna», «Biskra», lui donnent
une inspiration fougueuse… Elle est la conteuse
puissante de la campagne. Bettina peint cet olivier
dont le feuillage luit, presque noir : son tronc est
tourmenté, son environnement avide, mais ses
Djazaïr 2003
#'
Arts plastiques
myriades de feuilles argentées
bruissent d’une musique secrète et
nostalgique à la moindre brise.
C’est cette musique, si énigmatique, si difficile à interpréter que
cette artiste cherche à saisir.
Bettina chante la nature. Son
œuvre est un poème dont chaque
vers nous séduit davantage, dont
les rimes nous ramènent à l’essence de notre terre, l’eau, la lumière,
les arbres… Cette beauté sincère
nous touche au plus profond de
notre être. Dans la simplicité de
son œuvre, Bettina met en lumière
nos regrets face au temps révolu
dont seule la nature demeure un
témoignage vivant.
Une dernière touche à un nouveau tableau
Dans l’entretien qui suit, l’artiste
algéro-allemande nous parle de son cheminement, de son art, de ses rapports avec son pays B.H-A. : Durant toute ma vie, j’ai cherché des
d’adoption, l’Algérie et avec la nature, sa principa- paysages forts en couleurs. Dans ma jeunesse,
j’ai peint des paysages suisses, italiens, allele source d’inspiration.
mands. En Norvège , j’ai réalisé 18 œuvres. En
Djazaïr 2003: Vous êtes l’un des rares peintres été, avec le soleil de midi, les couleurs y sont fancontemporains à peindre en plein air. D’où tastiques. Mais quand il pleut, la paysage perd de
avez-vous hérité cette habitude artistique ? quel sa couleur. Aussi, ai- je toujours, en Europe,
éprouvé un désir d’évasion.
avantage vous apporte-t-elle ?
Depuis que je me suis installée à Guelma en
Bettina Heinen-Ayech: L’Ecole allemande,
1963,
j’ai découvert un monde plein de couleurs.
comme toutes les écoles d’art nordiques, a touDans
les environs de Guelma, la terre est rouge,
jours été attirée par la nature, certainement
le
vert
du blé en herbe est brillant et en été le payparce que la nature dans ces régions s’exprime
sage
est
doré. Je suis fascinée par ces paysages. La
d’une manière plus dramatique et plus coslumière
en Algérie est éclatante, l’air y est quasimique que celle du sud. Avec les brouillards, les
ment
magique
et je m’y sens chez moi.
vents et les pluies glaciales, l’être humain doit
DJ.2003
:
Que
pensez-vous du désert algérien ?
lutter constamment pour s’y adapter. Pour ma
B.H-A.
:
C’est
mon plus grand rêve ! le désert
part, depuis ma prime jeunesse, j’ai été attirée
m’attire
comme
une fleur attire l’abeille.
par la peinture des paysages. Cela a été aussi
DJ.2003
:Votre
façon
de peindre en Algérie difune manière d’exprimer mes sentiments envers
fère
de
votre
façon
de
travailler en Allemagne,
la nature.
comment
expliquez-vous
cela ?
Mon maître, Erwin Bowien (1899-1970) était
B.H-A.
:
En
Europe,
j’ai
tendance à exagérer
un excellent paysagiste ; il a été pour moi un
dans
le
choix
de
mes
couleurs.
Ici en Algérie, les
exemple . Il m’a appris à regarder le paysage
couleurs
sont
si
fortes
qu’elles
s’imposent
à moi,
avec l’œil d’un peintre, non pas d’un photoEn
Europe
j’étais
tourmentée,
je
ne
pouvais
même
graphe. J’ai été aussi très impressionnée par le
pas
donner
une
explication
quant
aux
couleurs
grand paysagiste hollandais Jacob Van
Ruysdael(1), le Norvégien Edvard Munch(2) et que j’utilisais. Mon histoire avec l’Algérie a coml’Allemand Emil Nold(3) qui avait peint la mer mencé avec ma rencontre en 1960 à Paris avec
en rouge -c’était pourtant la mer !- c’est ainsi Abdelhamid Ayech qui deviendra mon mari, C’est
que j’ai appris à voir les lignes des montagnes, la un être modeste et bon. C’est à travers lui que j’ai
superposition des collines, leur aspect drama- connu les Algériens, je suis arrivée en Algérie avec
un esprit romantique, lequel d’ailleurs continue
tique, leur grâce ou leur poésie.
La peinture de plein air rafraîchit l’esprit, à m’habiter. Ici la vie à une autre dimension. En
parce que la nature est en perpétuel change- Algérie, au coucher du soleil toutes les maisons
ment. Chaque nuage apporte une nouvelle baignent sous une lumière rose et le crépuscule
atmosphère au paysage. La nature n’est jamais donne un sentiment de repos et de paix. Quand je
suis à Solingen, ma ville natale, je suis impatiente
ennuyeuse : elle est ma source d’inspiration.
DJ.2003 :Vous avez peint beaucoup de paysages de retourner à Guelma. A Guelma, j’ai le temps de
d’Algérie. En dehors de l’aspect pictural, quel vivre et de rêver.
DJ.2003 : On trouve de la poésie et de la
plaisir en tirez-vous ?
musique dans vos œuvres, d’où proviennent-
Djazaïr 2003
elles?
B.H-A. : Le véritable art doit
contenir des mélodies et de la
poésie. Mon père était un poète.
Il disait qu’un bon poème doit
avant tout être composé comme
une musique. Mon maître principal Erwin Bowien, disait lui
aussi que la juxtaposition des
couleurs doit vibrer comme de
la musique. La couleur, c’est
comme la poésie, elle doit exprimer quelque chose; un paysage
ou un portrait peut être une
œuvre dramatique ou lyrique.
Quand je peins un être humain,
je m’efforce de faire ressortir ce
qui transparaît de son âme;
comme disait Léonard de Vinci,
l’art, c’est de peindre l’être
humain avec son âme.
Dj.2003 : La plupart de vos œuvres sont des
aquarelles. Pourquoi ce choix ?
B.H-A. : C’est depuis mon enfance que j’ai commencé à peindre à l’aquarelle. Mon maître me
donnait des feuilles aquarelles de grand format
(73 x 102 cm) pour mieux percevoir mes erreurs.
Dans les écoles et académies des beaux-arts, à
Cologne, Copenhague et Munich j’ai appris
d’autres techniques , mais je suis restée toujours
attirée par l’aquarelle. La plupart des artistes utilisent l’aquarelle comme esquisse. Pour ce qui me
concerne, avec le temps, j’ai compris qu’on pouvait faire beaucoup de choses avec l’aquarelle.
J’ai trouvé un charme exquis dans cette technique, parce que la ligne de dessin réalisée avec
un pinceau ne peut pas être corrigée. En Europe,
le climat est humide et les couleurs s’entrechoquent entre elles; à Guelma, le climat est sec, c’est
pour cette raison que j’ai adopté une technique
appropriée et que mes tableaux sont très colorés.
Avec mon ancien professeur, je me suis exercée
dans plusieurs variations et mélanges qu’on peut
réaliser avec quatre couleurs.
DJ.2003 : Votre amour pour la peinture remonte à votre enfance, parlez-nous-en .
B.H-A. : Ma famille vivait pour l’art. Mon père
Hanns Heinen, était journaliste et poète et ma
mère était connue pour son salon littéraire.
Beaucoup d’écrivains et de poètes ont lu leurs
œuvres dans ce salon. Elle organisait aussi des
concerts de musique et des expositions. Mes
parents m’ont beaucoup encouragée ; c’est à
l’âge de 17 ans que j’ai présenté ma première
exposition, à Bad Homburg . Aujourd’hui, j’ai
derrière moi plus de 83 expositions réalisées dans
différentes villes européennes et africaines . ❑
(1) 1628-1682
(2) 1863-1944
(3) 1867-1956
#(
Théâtre
M’hamed
Benguettaf,
unauteur
dramatiqueheureux:
«J’aimelethéâtre
sanslignesdroites
nicassures...»
PAR
KAMEL BENDIMERED"
JOURNALISTE,
Djazaïr 2003
#)
Théâtre
Benguettaf félicitant le comédien Sirat Boumediène
Que de chemin parcouru par M’hamed
Benguettaf qui, de la distance de ses 63
ans (il est né le 20 décembre 1939 à
Alger), peut s’estimer -et il l’avoue luimême- un auteur dramatique passablement comblé avec une oeuvre qui,
après avoir patiemment creusé ses
sillons intra-muros, s’affiche bien également hors des frontières nationales.
omme de théâtre pugnace
et polyvalent en ce sens qu’il
butine sur tout le spectre de
l’art de la scène : comédien,
auteur, adaptateur, traducteur, metteur en
scène, Benguettaf, entré au Théâtre national
d’Alger en 1966 après une incursion de
reconnaissance dans le théâtre radiophonique, a été distribué dans la majeure partie
des pièces produites par cet organisme jusqu’à ce qu’il lui tire sa révérence (1989), et
cette activité relativement soutenue n’a fait
que bonifier ses dispositions talentueuses.
Rendant hommage à ses grandes qualités de
comédien qui en font, dans le sens positif de
la formulation, une bête de scène, un ancien
directeur du TNA a eu un jour cette boutade
à son sujet : «donnez-lui à lire l’annuaire téléphonique et il est capable de vous le faire
prendre pour un texte dramatique».
Traducteur ou adaptateur, il a aiguisé avec
bonheur sa plume sur Ivan Ivanovitch a-t-il
existé ? de Nazim Hikmet, L’Homme aux sandales de caoutchouc de Kateb Yacine, De
quoi piéger le diable lui-même d’Ali Salem,
Porte des conquêtes de Mahmoud Diab et Le
Merveilleux complet couleur noix de coco
de Ray Bradburry.
Metteur en scène du Bossu de Mohamed
Touri ainsi que de deux de ses créations :
Djeha et les gens et Ciel et le Rideau se lève
H
!, il avoue n’avoir joué ce rôle que par extrême nécessité et en a d’ailleurs fait l’économie
par la suite en s’autoréalisant autrement et
judicieusement.
En l’espace de 27 ans il a «commis» onze
oeuvres dramatiques : Hasna et Hassen
(1975), Stop (1979), Djeha et les gens (1980),
Ciel, le rideau se lève ! (1982), Le Collier de
perles (1984), Djilali Zine el haddat (1986),
Le Cri (1989), Fatma (1990), La Répétition
ou le Rond-Point (1994), Arrêt fixe (1996) et
Matin de...quiétude (1998). Les quatre derniers textes cités ont été écrits dans une version bilingue (arabe/français), édités (chez
Lansman, Belgique) dans la langue de
Molière et, à l’exception de Matin de...quiétude, montés et joués sur des scènes internationales.
Ajoutons à ce tableau la réussite de la
double adaptation à la scène de la nouvelle
de Tahar Ouettar, Les Martyrs reviennent
cette semaine (1987), et du roman de Aziz
Chouaki, Baya (1992).
Dans sa maturité
créative
Après avoir engagé laborieusement son char
sur le terrain exigeant de l’écriture dramatique, freiné à la fois par une nette propension à l’autocensure et l’assimilation encore
imparfaite des arcanes du langage où le
lyrique phagocitait le dramatique et où l’effet
verbal prenait le pas sur l’action, Benguettaf
tend vers son point d’équilibre à partir d’El
Ayta, un cri libérateur qui élargira son espace
d’écoute et d’attention au-delà des espaces
national et arabe, grâce au Festival du
Théâtre Européen de Grenoble (1989), où la
pièce mettra public et critique dans sa
poche. Cette création marque un tournant
dans le parcours du dramaturge, que soulignera et confirmera une année plus tard
Fatma, le premier one woman show du
théâtre algérien dans lequel la comédienne
Sonia brûlera littéralement les planches.
Benguettaf chevauche désormais une trajectoire à partir de laquelle il assume avec
plus d’audace et de rigueur son propos et
décorsète son imagination dans la création
de situation dramatique. La compréhension
de ce changement de spire peut se situer à
l’intersection-interaction de trois facteurs : le
nouveau contexte lié à la libération des
esprits et de la parole dans la foulée du séisme socio-politico-culturel d’octobre 1988,
l’expérience artistique emmagasinée par l’auteur et, enfin, la consolidation d'un rapport
de création dynamique et ouvert tissé avec le
metteur en scène Ziani Chérif Ayad dans une
compagnie théâtrale fraîchement émoulue et
porteuse d’espérances, le Théâtre de la citadelle, avant que cette structure ne se délite
progressivement parce que le mercantilisme
et les faux semblants érigés comme modes
de gestion ont fait imploser la solidarité d’un
groupe et sa complicité artistique.
Sur ce qui le définirait formellement
comme auteur, Benguettaf avance que
«comme beaucoup d’Algériens (il a) été
élevé dans l’univers des contes» et, ajoute-til, «cette manière de raconter des histoires
qui m’a profondément marqué a fait que,
plus tard, en m’adonnant à l’écriture, cette
facette est apparue tout naturellement dans
mon travail... Je n’aime pas les lignes
droites ni les cassures, je préfère raconter
une histoire par un mouvement ondoyant
qui me semble plus riche de possibilités de
communication en fonction de nos traditions culturelles».
Ayant bouclé avec la cinquantaine la première grande étape de son parcours, qu’il
assimilait suivant ses propres termes à «un
stage de formation professionnelle» à la
faveur duquel il a capitalisé savoir-faire et
outils de nature à crédibiliser son langage,
Benguettaf est aujourd’hui dans sa maturité
créative. Sa voix d’auteur dramatique, bonifiée par la patine du temps et l’ouverture sur
d’autres aventures artistiques à l’échelle
internationale, a repoussé ses horizons d’audience puisqu’elle s’exporte avec le même
bonheur sur les scènes de Limoges, Paris,
Bruxelles, Bamako, Tunis ou Damas, qu’elle
s’expose et s’impose dans les salles algériennes. ❑
Djazaïr 2003
#+
Festive
Voyageur infatigable, Abdelkrim Djilali,
nous fait partager, à travers ses Carnets
de route, ses découvertes de l’Algérie
profonde.
Après les provinces du Sud : Saoura,
Gourara, Tidikelt, Aurès, Ziban et Mzab,
le voilà qui nous guide dans le Hoggar,
sur l’inoubliable Plateau de l’Assekrem,
puis à Ouargla où la nostalgie le prend
à la gorge davant Sédrata, ville ibadite
légendaire engloutie sous les sables du
Grand Erg.
Autre page de l’histoire, le Musée de
Ouargla. Architecture à la soudanaise, il est,
avec le Bordj Chandez, fort saharien qui jouera un rôle clef dans l’histoire de l’invasion
coloniale du Sahara, l’un des monuments de
la ville. Pour ceux qui aiment les musées,
celui-là fait de la peine. Retapé mais toujours
sans statut. Il n’y reste plus rien ou si peu de
choses. Mis à part les stucs en plâtre des
ruines de Sedrata, le reste est un entassement d’objets hétéroclites, un faux rondbosse, une reproduction d’une fresque du
Carnets
deroute
PAR
ABDELKRIM DJILALI"
JOURNALISTE,
Ouargla
Ouargla, le 26 décembre
Je retrouvais Ouargla en pleine effervescence. Demain commence le 11ème colloque sur feu Houari Boumediene. Mille participants sont attendus. Au jour «J» il y en
aura le double. Que des jeunes, en majorité
étudiants, venus de toutes les régions du
pays. Difficile de maîtriser une aussi turbulente énergie. Un véritable casse-tête pour
les organisateurs. Les choses rentrent dans
l’ordre ou le désordre, c’est selon, et l’ambiance de fête prend finalement le dessus sur
tout le reste. Rues colorées de troupes folkloriques, du rythme, du punch avec les
fameux karkabou de Rouisset, un quartier
populaire de Ouargla, la cavalerie et ses chevaux Barbe, une belle harmonie d’élégance
et de puissance, le boucan du baroud tant
attendu, le traditionnel défilé en fanfare des
Scouts, soirée poétique, une opérette par le
ballet de l’ONCI sur des textes de Slimane
Djouadi et une musique de Mohamed
Boulifa et bien sûr, comme il se doit pour un
colloque, des conférences sur les multiples
facettes de la vie du défunt... Un peu trop
clean pour une personnalité aussi complexe.
Tassili réalisée par Poitevin, dessinateur
d’Henri L’Hote, quelques outils lithiques et
une section ethnographique plutôt rudimentaire…Le spectacle pathétique de la grandeur et de la misère d’un musée saharien.
Mais ceci est une autre histoire...
Celle-là, à quelques lieues au sud de
Ouargla, raconte une prestigieuse mais tragique épopée, celle des Ibadites et de
Sedrata, Isedraten, la glorieuse capitale rostémide, prospère entre les Xème et XIIème
siècles. Chassés de Kairouan par les
Aghlabides, de Tiaret par les Fatimides et de
Sedrata par les Hammadites, (on ne sait pas
exactement quand et comment Sedrata fût
ruinée) à partir du XII éme siècle, les Ibadites
vont finalement trouver un refuge durable
dans ce qui allait devenir plus tard la
Pentapole du M’Zab. De 1950 à 1952,
Marguerite van Berchem, une Suissesse passionnée de mosaïques dirigera les fouilles
des ruines de Sedrata. Des pièces remarquables vont être mises au jour…des sculptures en stuc d’un grand raffinement et à la
géométrie d’une rare complexité, un vaste
réseau de canaux d’irrigation, ainsi que la
trame des quartiers, des rues et des
ruelles…
Plus de cinquante ans après, Sedrata est
Djazaïr 2003
$-
Festive
toujours là, sous la masse de l’Erg, une ville
entière engloutie sous les sables. Les prochaines fouilles, en préparation, annoncent
un défi et une aventure incroyables.
Comment, en effet, arracher du cœur de
l’Erg, un kilomètre carré de ruines de la cité
légendaire. Contre la puissance des dunes
imposantes, une œuvre de titan. D’ailleurs,
pour la communauté ibadite de Ouargla et
pour laquelle ce site est encore de nos jours
un lieu de pèlerinage, « le jour où la ville
sera sortie des sables, ce sera, assure-t-on,
l’un des signes de la dernière heure».
Professeur à l’université de Ouargla, le
Docteur Zouzi, Ibadite lui-même, sourit
quand il me rapporte le jugement des
anciens mais cela, pour lui, n’est qu’une allégorie pour désigner une tâche considérée, à
la vue du chantier, comme impossible.
L’équipe, dont le Docteur Zouzi est membre,
sait ce qui l’attend. Architectes, géologues,
historiens ont déjà proposé un plan d’action
pour empêcher l’Erg d’avancer plus encore
et détourner son cours par un système de
plantations d’arbres. Alors la fouille pourra
commencer et Sedrata livrera enfin son terrible secret et son lot de précieux renseignements sur un Moyen Âge maghrébin si peu
connu.
nous avons raté le coucher du soleil.
Nous retrouvons plus bas la chaleur du
refuge et une chorba fumante pour le dîner.
Un régal et nous sommes affamés et transis
de froid. Il y a du monde ce soir, un groupe
d’Anglais, près du feu, embarqué pour un
raid à moto. Ils sont si calmes, épuisés, silencieux. Dans «le salon» avec la cheminée, bien
en face d’eux, des Italiens chantent ensemble
de tout cœur. Ils sont si heureux. Leur exubérance ne dérange personne. Hakim, un
enfant trisomique est avec sa sœur dans un
Anglais. Ils sont tous sous le charme et s’agglutinent autour d’elles. Elles leurs parlent
de leur Kabylie natale avec un gros accent.
Au bout d’un moment les filles s’essayent à
l’anglais et les Anglais au kabyle. Du pur bonheur ! Protégé du froid par mon chèche,
l’une d’elles me prend pour un Targui. Oui !
Mais un Targui des Kel Bab-El-Oued. J’enlève
mon chèche, elle éclate de rire. Nous étions
dans le même avion !
Les chauffeurs se rassemblent et improvisent un tindi avec un jerrycan et des bidons
Tamanrasset, le 29 décembre.
Toujours à la lisière du Grand Erg Oriental.
Comme Timimoun, El Goléa est, elle aussi,
au bord de quelque chose, une frontière,
une voie de passage et pour moi, une escale.
Une heure, c’est peu, mais c’est fort.
Une occasion à ne pas rater: une nuit sur
l’Assekrem et retour demain sur
Tamanrasset, ça ne se refuse pas ! Kada
accompagne un couple d’amis qui doivent
continuer un circuit dans l’Atakor. Il s’impatiente: la piste est mauvaise et nous sommes
en retard. Il a beau faire, nous ne dépassons
pas les quarante kilomètres/heure. Arrivée
au refuge à dix-sept heures, tout remués.
Pourtant, il faut faire vite et grimper les deux
mille huit cent mètres d’une méchante
pente. Cela fait rire Kada d’être le premier et
moi le dernier. Cela m’est complètement
égal, je marche à mon rythme et dans le plaisir. Pour moi, c’est un pèlerinage, je le dis à
mes compagnons, cela fait plus de vingt ans.
C’était mon premier voyage au Sahara.
A peine arrivés, il faut redescendre. Un
vent glacial balaie le plateau. Intenable. La
chapelle du Père de Foucauld est fermée et
Le plateau du Hoggar
groupe d’amis venus fêter le réveillon dans le
Hoggar. Là-haut, sur le plateau, il a pleuré. «Il
s’est rappelé son père, mort quelques mois
plus tôt» raconte sa sœur, totalement
dévouée au bien-être de son petit frère.
Gilbert et Jacqueline sont en vacances. Ils
viennent de Djanet. Gilbert est chef d’une
entreprise française installée en Algérie, dans
une ville côtière, depuis une année. Leurs
enfants ont grandi, fait leurs vies et eux se
retrouvent seuls enfin. Gilbert est revenu du
plateau tout retourné, il n’en revient pas
d’avoir retrouvé, ici, un vieux copain de classe qui vit là haut depuis dix-neuf ans. Hakim
se jette spontanément dans les bras affectueux de Jacqueline et n’arrête pas de l’appeler grand-mère; elle le câline, il pleure jusqu'à
s’apaiser. Deux jeunes filles du groupe de
Hakim engagent la discussion avec les
de plastique. N’importe quoi, mais ça
marche, les Italiens tapent des mains conquis
par l’orchestre improvisé et les Anglais par
les filles. Couchés à une heure du matin, un
matelas, une couverture, à peine enlevé ses
chaussures, surtout se protéger du froid.
Réveil brutal à six heures du matin pour
monter sur le plateau et enfin, ne pas rater le
lever du jour. On vient aussi pour ça, à
l’Assekrem. Fin de nuit glacée. En haut, l’attente commence et à 7H15 précisément, sur
l’indication d’un père blanc, un seul cri
accueille la première lueur du jour : LE
VOILA ! Devant la dizaine de bouches
ouvertes, on dirait un incendie où peut-être
même la naissance du monde, l’embrasement du big-bang. Le soleil est bien là et,
déjà, nous avons moins froid. ❑
Djazaïr 2003
$!
L’Emir hommed’état
Abdelkader, etstratègegénial
PAR
KAMEL BENDIMERED"
JOURNALISTE,
Portrait de l’Emir ,,,,,,
Une destinée hors du commun :
l’expression traduit avec justesse
et rigueur la prodigieuse histoire
de l’Emir Abdelkader sertie dans
l’Histoire collective qui, tout à la
fois, la porte et en est impulsée.
«Je n’ai point fait les événements, disait l’Emir en 1848, ce
sont eux qui m’ont fait…
L’Homme est comme un miroir,
le miroir ne reflète l’image du
ciel que lorsqu’il est net».
ertes, mais dans la partie de
bras de fer qui s’engage
contre l’occupant français
avec pour enjeu la liberté et
l’indépendance de l’Algérie, «les semences
du génie latent d’Abdelkader, souligne
Charles-Henry Churchill, éclatèrent soudain
jusqu’à son plein épanouissement». Sous la
baguette de ce chef d’orchestre hors pair,
ajoute l’auteur de La Vie d’Abdelkader, «le
caractère arabe se mettait à développer des
vertus depuis longtemps ensevelies et qui
renaissaient des âges : patience, ténacité,
C
persévérance, concentration, esprit
d’union…».
A ce point de jonction où l’Histoire fait
litière aux personnages exceptionnels, le
nom d’Abdelkader a trouvé un ancrage légitime. Car rarement un homme aura développé à un aussi haut degré l’articulation d’une
pensée et d’une action dont les sources de
lumière s’appellent devoir patriotique et
confiance en Dieu, aura atteint une telle plénitude dans l’accomplissement de son destin.
D’où la fascination qu’il a exercée sur ses
contemporains, à commencer par cette
pléiade de maréchaux et généraux de l’Empire français dont le talent militaire a été mis
à cruelle épreuve, voire souvent franchement ridiculisé par la stratégie de lutte de
l’Emir Abdelkader.
Il est le plus grand homme de son temps,
avec Napoléon, a dit à son propos le maréchal Soult, tandis que son plus implacable
ennemi, Bugeaud, l’a qualifié –mais oui ! –
d’“ homme de génie”, celui que " l’Histoire
doit placer à côté de Jugurtha ". Tous les officiers supérieurs français, et ils furent nombreux (Desmichels, Lamoricière, Trézel,
Bedeau, Yusuf, Valée, Saint-Arnaud,
Cavaignac…), qui ont eu affaire aux troupes
Djazaïr 2003
$#
de l’Emir, ont été unanimes à souligner les
qualités militaires et politiques de ce meneur
d’hommes incomparable, de cet animateur "
génial "- un adjectif qui revient souvent dans
leurs témoignages – de la Résistance algérienne.
L’Etat algérien sous le régime ottoman,
nous dit en substance Mohamed- Chérif
Sahli, ne fut pas à la hauteur de la tâche primordiale requise par le mouvement général
des temps modernes, qui était d’engager et
de poursuivre un processus de nature à
achever et consolider l’unité et la cohésion
de la nation. Cette mission, paradoxalement,
s’exprimera après la chute d’Alger, et dans
l’urgence du chaos, sous la férule de l’Emir,
lequel " apparaît tout autant comme le révélateur des énergies algériennes et comme le
portrait de cette (nouvelle) Algérie qui
s’ébauche " (René Galissot).
En même temps qu’il guerroie,
Abdelkader se fait rassembleur en regroupant progressivement derrière son étendard
des centaines de tribus et de féodalités traditionnellement irréductibles à tout pouvoir
central, posant les fondements d’une unité
nouvelle postulant à plus longue échéance le
dépassement du système tribal et clanique.
Son autorité s’étendant bientôt sur les
deux tiers du territoire, “l’Emir organise son
administration… avec une compétence politique et juridique pour le moins étonnante,
répartit l’autorité civile en huit provinces,
gérées par des aghas et des caids, (et) restreint surtout l’influence des marabouts et
des cheikhs trop enclins à jouer aux prédicateurs ou aux saints” (Kateb Yacine).
Les édiles à la tête des " khalifaliks "
deviennent des sortes de hauts fonctionnaires responsables devant Abdelkader et
payés par le Trésor, ce dernier alimenté
essentiellement par l’impôt levé non pas de
manière abusive et imprévisible comme du
temps des Deys, mais suivant les prescriptions de la Loi coranique instituant les seuls
zakat et ochour.
Sont également rétribués, selon un traitement qui variait avec le savoir et le mérite de
chacun, les tolbas qui enseignaient dans les
zaouïas et les mosquées, où les cours
étaient dispensés gratuitement et où la
constitution de bibliothèques par l’aide à la
préservation des manuscrits et livres participait de manière cohérente à l’établissement
d’un système d’éducation publique.
Rémunérés sont aussi les cadis, assistants
La stratégie
de la mouvance
Le sceau de l’Emir
qui rendent la justice, autre fondement sourcé à une vertu cardinale coranique, l’équité,
et devant asseoir un Etat stable et durable,
lequel bénéficiera par ailleurs, dans les
conditions difficiles de la lutte contre l’occupant, de la sécurisation des biens et personnes et de la moralisation de la vie
publique mises à mal par la désagrégation du
pouvoir précédent, et par la facilitation de
l’activité commerciale en créant notamment
une nouvelle monnaie (dont la frappe se fera
à Tagdempt) pour régler les salaires des fonctionnaires , les soldes de l’armée, les opérations de négoce, etc.…
Cette action civile régulatrice et moderniste s’exprimera de manière aussi prégnante
sur le plan militaire, puisque l’armée est
rationalisée dans son statut et son organisation, Abdelkader la structurant et la dotant
d’un code militaire (règles sur la discipline, la
solde, l’habillement des troupes…), important l’essentiel de l’armement dont elle a
besoin et recrutant des spécialistes étrangers
pour aider à fabriquer le reste, montant plusieurs petits arsenaux, des fabriques de
poudre et des fonderies.
Ses efforts pour réformer et conforter
l’Etat en fonction aussi bien du combat libérateur que d’une perspective de durabilité,
qui lui vaudront des témoignages de respect
et d’admiration de la part des souverains des
pays voisins (Egypte, Tunisie, Libye,
Maroc…), font écrire à Churchill que c’est
"grâce au contrôle personnel incessant
qu’Abdelkader fut à même de poursuivre et
de compléter ses plans ambitieux de réforme et de progrès. Toujours en déplacement,
passant ses troupes en revue, visitant les
arsenaux, inspectant les écoles, rendant la
justice, (l’Emir) semblait incarner le principe de progrès, et semer comme un bon
génie, à travers tout le pays, les bienfaits de
l’instruction, de la sécurité et de la stabilité ".
Après la reddition, le 23 décembre 1847,
de l’Emir, décidée volontairement et précédée de conditions- dont celle d’aller librement dans un pays musulman de son choix –
auxquelles le général Lamoricière souscrira
entièrement par écrit, la chambre des députés français reprochera vertement à ce dernier la signature d’un tel traité, alors qu’il
aurait pu épargner aux autorités coloniales,
lui dit-on, cette " faute politique grave "
(qu’elles n’avaliseront d’ailleurs dans les faits
que plusieurs années plus tard) en se saisissant du chef algérien plutôt que de le laisser
se rendre.
Réponse de Lamoricière : " on m’a accusé
d’être entré en négociation au lieu de poursuivre l’opération. Savez-vous ce que j’aurais
pris si je l’avais poursuivi ? J’aurais pris son
convoi… fait une razzia de plus. J’aurais été
en mesure d’annoncer que j’avais pris la
tente d’Abdelkader, son tapis, son harem,
peut-être un de ses khalifas. Mais lui, avec sa
cavalerie, aurait gagné le désert ".
Aveu de taille que celui-là, sur la mobilité
et le génie tactique de l’Emir Abdelkader qui
le rendaient proprement insaisissable. Le
maréchal Bugeaud ne disait pas autre chose
lorsqu’il soulignait, dans le " mémoire "
adressé le 24 novembre 1845 à son ministre
de la guerre : " …Il faudrait être sorcier
pour deviner ses mouvements, et que nos
soldats eussent des ailes pour l’atteindre…
(il) passe où nous ne sommes pas, où nous
ne sommes plus ".
" Stratégie de la mouvance " c’est
ainsi qu’a été appelé par le sociologue Wadi
Bouzar, dans son ouvrage " La Mouvance et la
pause " (SNED, 1983), ce système de lutte
conçu et animé avec succès par Abdelkader
contre un ennemi incomparablement supérieur dans ses moyens et dispositifs, dont les
chefs avaient étudié et pratiquaient la guerre
selon des schémas " scientifiques ".
Au plus fort de ses effectifs et de
ses moyens, la force d’intervention régulière
de l’Emir n’a jamais dépassé les 10.000 soldats (cavaliers et fantassins) et 20 canons,
alors que l’armée de campagne coloniale a
vu les chiffres de ses composantes multipliés
par 12 de 1832 à 1845, passant d’une dizaine
de milliers à 120.000 hommes, soutenus par
une logistique et une force de feu impo-
Djazaïr 2003
$$
Toujours en selle,,, Photo prise en !)'& par Jean Louis Delton,
santes, à la mesure de la première puissance
mondiale de l’époque.
Comment comprendre, vu la disproportion des forces en présence, que l’armée
algérienne ait pu faire échec pendant quinze
longues années, jalonnées de très nom-
breuses batailles, dont une centaine d’envergure, à l’armada de guerre coloniale ?
L’analyse de la stratégie mise en œuvre par la
Résistance algérienne fournit plusieurs éléments de réponse.
Intégrant les facteurs-avantages de la géo-
graphie physique et humaine du pays, autrement dit s’appuyant sur un " rapport natureculture " exprimé par une connaissance intime et une remarquable utilisation de l’espace territorial et des qualités " nomades " des
hommes, la stratégie déterminée par
Abdelkader sera fécondée et affinée
constamment par son génie créatif en fonction de l’évolution de la guerre et de la stratégie de l’adversaire.
Si l’art, selon Cocteau, tire sa source de ce
qui déconcerte et surprend, alors on peut
parler d’un art de la guerre traduit à un haut
niveau par l’Emir, inscrit dans un système de
lutte révolutionnaire dont l’explicitation
interviendra un siècle plus tard avec l’émergence et l’affirmation des mouvements de
libération dans le Tiers-Monde. Batailles
simultanées qui duraient parfois plusieurs
jours avec affrontements des cavaliers et
luttes au corps à corps des fantassins,
attaques-surprise suivies de replis tactiques
pour attirer l’adversaire loin de ses bases
arrières avant de fondre sur lui à nouveau ;
embuscades, harcèlements, blocus des garnisons, déplacements constants pour dérouter
et user l’ennemi : la panoplie des formes de
lutte pratiquées par des troupes de l’Emir
laisse tout simplement rêveur.
Proportionnalité (adéquation) entre les
objectifs (cibles visées) et les moyens disponibles, liberté d’action, économie des forces
et rentabilisation maximum des moyens : ce
sont les principes qui ont guidé et structuré
la stratégie d’Abdelkader, relève, dans une
thèse de doctorat d’état soutenue il y a une
vingtaine d’années et portant sur l’" Histoire
administrative et militaire de l’Emir ", Adib
Harb, ex-officier supérieur de l’armée libanaise et professeur à l’université de
Beyrouth.
Ces principes, ajoute Harb, sont éclairés
par un ensemble de règles : avoir le sens de
la mesure (agir à l’aune de ses capacités),
importance majeure du renseignement
(l’Emir s’était constitué en ce sens un réseau
remarquable), inviolabilité des lignes de
communication, vigilance et préservation du
secret des intentions jusqu’au déroulement
de l’action, mobilisation et optimisation des
moyens, réunion des forces et mise en
œuvre conjuguée des différentes armes,
choix du lieu et du moment du combat,
vitesse dans l’exécution et continuité dans
l’effort.
Ces principes et règles d’une stratégie à
Djazaïr 2003
$%
anneaux multiples trouveront leur dense
expression et matérialisation lors de la seconde étape de la guerre (1839-1847), et plus
particulièrement à partir de l’année 1841 qui,
avec l’intronisation de Bugeaud comme gouverneur général de l’Algérie, voit un renforcement considérable du potentiel militaire
colonial et une modification de la tactique
ennemie. Celle-ci est illustrée par la formation et l’intervention de " colonnes mobiles "
dont les chefs, triés sur le volet (Lamoricière,
Bedeau, d’Aumale, Changarnier…) ont reçu
pour consigne d’appliquer la politique de la
“terre brûlée”.
S’attachant aux faits de lutte de cette
période, Churchill parle d’ " admirables épisodes, d’actions passionnantes d’une sublime grandeur, merveilles d’audace et de génie
tactique, grâce auxquelles Abdelkader imprima à la lutte glorieuse à laquelle il s’était
voué la marque de son extraordinaire personnalité… Les tribus avaient été organisées, elles agissaient sous une impulsion
commune… s’étendaient ou se retranchaient sur un simple mot d’ordre… attaquaient au moment où on les craignait le
moins… s’évanouissaient au moment où on
se lançait à leur poursuite… ".
Pour arriver à un tel résultat, on ne peut
imaginer les trésors d’énergie et de patience,
la somme d’efforts et le capital temps dépensés par l’Emir sur le front interne pour faire
prendre conscience aux chefs de tribus de
l’importance de l’enjeu en cours mettant en
balance le destin du pays et de ses habitants,
pour les amener à taire leurs désaccords et
resserrer leurs rangs, à réaliser l’utilité d’une
autorité unique et l’opportunité d’un gouvernement central. Pour les faire participer
en vérité et en résumé, en insistant sur la
contribution (paiement des impôts notamment) exigée par l’effort de guerre, à l’organisation d’un Etat fort, seul à même de résister de façon permanente aux attaques de
l’ennemi.
J’aurais du suivre
mon inspiration première
Pour faire entendre ce langage à des formations sociales habituées à une existence
indépendante et isolée, réfractaires à toute
autorité centralisatrice, l’Emir a investi une
énergie phénoménale, traduite en déplace-
ments incessants pour persuader et pour
sévir le cas échéant contre les récalcitrants,
pour maintenir la pays sur un qui-vive
constant. Car, ce qui paraissait acquis la veille
était à reconquérir parfois le lendemain, les
fluctuations de la guerre contre l’occupant
entraînant ici ou là la soumission ou le
"retournement " de telle ou telle tribu, ou le
fléchissement momentané d’autres à qui il
fallait redonner courage.
Dans " Abdelkader, chevalier de la foi ",
Mohamed-Chérif Sahli note que " la fermeté
(de l’Emir ) devant le malheur et sa patience
devant l’inévitable fléchissement de natures
moins fortes, tout cela, en lui, touchait au
sublime… Sa carrière ne fut pas une suite de
succès s’épuisant dans la défaite finale. Il
connut la redoutable alternative où l’homme
doit se défendre tour à tour contre la griserie
de la victoire et l’amertume de l’échec. Il vit
parfois sa puissance réduite à néant, mais il
ne touchait le sol que pour reprendre des
forces nouvelles et se redresser dans un élan
prodigieux. "
Jusqu’à l’instant ultime de sa reddition,
l’Emir développera la même volonté de fer
pour tenter d’accomplir l’immense et redoutable tâche engagée sur deux fronts : faire
échec à l’invasion française et renforcer son
autorité sur les tribus en amenant à résipiscence celles qui s’y montraient réfractaires.
Toujours en selle, engagé aujourd’hui contre
l’ennemi, demain à plusieurs dizaines de
kilomètres de là, pour réinjecter courage et
confiance à une tribu qui flanchait, contreattaquant et annulant l’effet des opérations
coloniales, l’Emir aura été jusqu’au bout sur
la brèche, fidèle à lui-même : attisant l’esprit
de résistance dans toutes les contrées du
pays, maintenant les troupes coloniales en
perpétuel état d’alerte par ses apparitions
inopinées dans des régions apparemment
soumises, disparaissant ensuite en déjouant
toutes les mesures visant à se saisir de sa personne .
Ajoutons, pour clore ce chapitre, cette
remarque : dans son déploiement effectif, la
" stratégie de la mouvance " de l’Emir a été
poussée, sous l’effet des conditions de lutte,
jusqu’au terme extrême de sa logique. Ainsi
en est-il de la formation de la Smala , devenue une immense capitale ambulante et le
symbole d’un Etat " nomade ".
Dressant, alors qu’il était en captivité à
Toulon, le bilan de quinze années passées à
concevoir et à organiser un Etat moderne,
ainsi qu’à diriger une lutte sans merci contre
l’occupant, l’Emir fera en substance cet aveu
au général Daumas : les Français ne seraient
jamais venus à bout de notre Résistance, lui
dira-t-il, si j’avais suivi mon inspiration première .
Parceque les propos tenus à ce sujet sont
d’importance, on livrera ci-après, à titre de
conclusion, le passage le plus significatif :
"Dans le double but de maintenir en respect
les tribus turbulentes du Sahara et de mettre
mes ressources à l’abri de vos coups, j’avais
à grands frais, et avec des difficultés sans
nombre, fait construire ou rétablir sur la
limite du Tell, et par conséquent en arrière
des villes de la ligne du milieu, un certain
nombre de forts que, depuis, vous avez
détruits.
" C’était, en partant de l’ouest : Sebdou,
au sud de Tlemcen , Saida, au sud de
Mascara, Tagdempt, au sud-est de la même
ville, Taza, au sud de Miliana, Boghar, au
sud de Médéa, Belkheroub, au sud-est
d’Alger, enfin Biskra, au sud de
Constantine.
" J’étais convaincu en effet que la guerre recommençant, je serais forcé de vous
abandonner toutes les villes de la ligne du
milieu, mais qu’il vous serait pour longtemps impossible d’arriver jusqu’au
Sahara, parce que les moyens de transport
qui embarrassent vos armées vous empêcheraient de vous avancer au loin.
" Le maréchal Bugeaud m’a prouvé que
je m’étais trompé, mais j’avais pour moi
l’expérience faite avec ses prédécesseurs.
Cependant, même avec les systèmes du
maréchal Bugeaud, si les Arabes avaient
voulu souscrire à ma proposition de détruire de fond en comble les villes de Médéa,
Miliana, Mascara et Tlemcen, c’est-à-dire
les marches de l’escalier qui vous ont permis de monter plus haut, vous eussiez
éprouvé des difficultés telles qu’elles vous
auraient empêchés d’arriver à ma véritable ligne de défense.
"Quelques-uns soutenaient que les
Français rebâtiraient vite ce que nous
aurions détruit, d’autres, que ce serait une
mauvaise action de renverser, en vue
d’une simple éventualité, ce qui avait
coûté tant de mal à édifier. Les uns et les
autres avaient tort: j’aurais du suivre ma
propre inspiration ". ❑
Djazaïr 2003
$&
Abdelkader,
unhomme,
undestin,
unmessage
(1)
PAR SETTY G, SIMON KHEDIS"
CONSERVATEUR" CHERCHEUR EN SCIENCES HUMAINES,
Kitab el mawâqif" oeuvre marquante dans la littérature mystique
Chef de guerre hors normes, fondateur
de l’Etat algérien moderne... Abdelkader ne fut pas que celà. Les écrits
qu’il a laissés pourraient consacrer un
grand poète, mais il fut également un
philosophe et un mystique, disciple et
continuateur du Shaykh -al -Akbar,
Ibn’Arabi, le plus grand des maîtres du
soufisme. C’est cet autre aspect -insolite pour beaucoup- de la personnalité de
l’Emir que se propose d’évoquer pour
nous Setty G. Simon-Khedis.
«Ne demandez jamais
quelle est l’origine
d’un homme,
interrogez plutôt
sa vie, ses actes,
son courage,
ses qualités
et vous saurez
qui il est.»
(Abdelkader)
ous ne pouvons comprendre l’itinéraire de cet
homme exceptionnel qu’en
nous référant au contexte
culturel de ce début du XIXe siècle dans
lequel il est né, et à l’ancrage éducatif que
constituent, plus particulièrement, les
zaouïas.
Lieux d’enseignement traditionnel et d’initiation, elles sont, en effet, l’assise sur laquelle
repose tout enseignement(2) et toute éducation que reçoivent filles et garçons dès leur
plus jeune âge. Implantées dans toute
l’Algérie, elles sont «le lieu où la communauté vit, travaille et prie sous la direction
d’un maître (cheikh)».
C’est donc dans la zaouïa familiale,
qu’Abdelkader reçoit sa première éducation.
Après que sa mère Lalla Zohra lui eut communiqué, outre son affection et sa grande
N
noblesse d’âme, les premiers rudiments de
l’écriture, de la lecture et les premières
valeurs de la vie traditionnelle, son père,
Hadj Mahieddine, moqaddem de la confrérie
qâdiriyya, homme de grande notoriété,
aimé et respecté, lui donne une éducation
qui conjugue la formation religieuse, morale
et intellectuelle à l’apprentissage de l’adresse
et de l’endurance physique. Ses dispositions
spirituelles et intellectuelles, affermies par
cette formation dans un milieu d’étude et de
piété, seront remarquées par tous, dès son
plus jeune âge.
Le philosophe
«Gardez-vous de ne faire partie que
de l’une des deux espèces d’homme, le
rationaliste ou le croyant, soyez les
deux». (Abdelkader)
Considéré par ses contemporains comme
l’un des esprits les plus cultivés de son
temps, Abdelkader a laissé des écrits qui
révèlent une pensée nourrie de la connaissance des textes classiques mais aussi un
esprit libéral et précurseur, animé d’une foi
enthousiaste en l’avenir et le progrès. La subtilité de ses analyses, la rigueur de son raisonnement, la hauteur de son éthique, l’imaginaire et l’imaginal dans lequel il puise son
inspiration poétique et métaphysique,
constituent un héritage dont on mesure,
encore mieux aujourd’hui, la richesse et la
Djazaïr 2003
$'
profondeur.
Examinant, parmi les grandes questions
philosophiques, celle de l’Homme, il place
ce dernier, au plus haut degrè de l’échelle de
la création. S’il se présente en effet, comme
végétal par sa croissance, minéral par son
corps, l’homme qui tient aussi de l’animalité,
s’en différencie par des facultés qui lui sont
propres :
«Dieu voulant honorer l’homme, l’a distingué par l’esprit et la raison» Et, seule, l’étude accompagnée du culte de l’effort, reste le
moyen sûr d’avancer sur le chemin de la perfection individuelle.
Pour lui, la science la plus haute entre
toutes, la science indispensable à l’homme,
c’est la recherche de la connaissance de
Dieu:
«Pour tout homme d’un esprit sain, il est évident que l’homme n’est venu dans ce monde
que pour acquérir la science utile et pratiquer l’oeuvre pieuse, et, la plus noble
d’entre elles, c’est la connaissance de Dieu
très haut, de la sagesse de Ses oeuvres, de
leur nature et de leurs rapports.»
S’élevant avec force contre la fatale tendance du vulgaire à placer le suprême bonheur
dans les jouissances matérielles, il met en
regard de ces plaisirs faux et grossiers, les
purs plaisirs de l’esprit, S’exclamant, en parlant du bonheur qu’éprouve le savant qui
vient de découvrir la solution d’un problème: «Ah ! les sultans, les fils des sultans sont
bien loin d’une aussi noble jouissance !»
Abordant la question du déterminisme et
de la liberté, Abdelkader, qui refuse tout fatalisme, affirme que «Dieu a voulu que les
hommes agissent librement» démontrant à
travers une analyse du jeu d’échec, le libre
arbitre du joueur qui, par ses propres efforts,
triomphe. Il proclame aussi, contre l’intolérance et le fatalisme, la supériorité du rationalisme et invite à ne pas se conformer à une
imitation servile.
Dans sa Risâla, adressée à la Société asiatique, connue sous le titre «Lettre aux
Français ou Rappel à l’intelligent, avis à
l’indifférent(3)», Abdelkader livre son
approche d’autres sujet fondamentaux : civilisation, écriture, connaisance... S’adressant à
un public de savants, pour la plupart gagnés
à la pensée positiviste, l’Emir attire l’attention sur la complémentarité de la foi et de la
raison. Il estime que les sciences et les techniques ne sont pas antinomiques avec le fait
religieux et que l’homme doit s’adapter à la
modernité sans perdre son âme : «s’il parvient à retrouver le chemin de son âme,
alors son bonheur sera à la mesure de sa
science. Dans le cas contraire, son malheur
sera à la mesure de son ignorance.»
Tout à la fois fidèle à la tradition et ouvert
aux idées nouvelles, il met en garde contre la
science sans conscience et l’esprit de
conquête qui dénie le sens de ce que nous
pourrions appeler aujourd’hui, l’altérité des
nations.
Le soufi
«Leur vie conjugue, sans regret sinon sans
effort, les affaires du ciel et celles de l’éternité. Il sont pareils à cet «arbre excellent»
que mentionne le Coran (14 ; 24) «dont la
racine est ferme, et la ramure dans le ciel» :
symbole de l’axis mundis, c’est-à-dire de
l’homme parfait (al-insân al-kâmil) qui, en
vertu du mandat divin (khilâfa), conjoint
en sa personne les réalités supérieures et les
réalités inférieures (al-haqâ’iq al-haqqiyya
wa l-khalqiyya (4)».
Abdelkader a une vingtaine d’années,,
quand il effectue, en 1827, le pélerinage à La
Mecque et à Médine avec son père. Au cours
de ce voyage, de près de deux ans, qui le
mène de Tunis à Alexandrie, au Caire et à
Jérusalem, il prend contact avec l’Orient et
fréquente les savants les plus renommés. A
Damas, il se rend sur le tombeau du grand
mystique arabo-andalou Ibn’Arabî (5), pour y
recevoir la bénédiction.
Déjà rattaché par son père à la «chaîne» ou
«silsila»(6) akbarienne, il devient le disciple
d’un très grand maître, le Cheikh Khalid alNaqshabandi(7). Le voyage se poursuit à
Bagdad où vécut leur ancêtre éponyme,
Abdelkader el-Jilânî(8), fondateur de la confrérie qâdiriyya dont il reçoit la khirqa(9) . Il
s’agit là du prélude à un enseignement spirituel qu’il poursuivra auprès de Muhammed
al-Fâsî al-Shadhilî, lors d’un autre pélerinage
à La Mecque, bien des années plus tard, en
1863. Ainsi, rattaché par ses maîtres successifs à la voie initiatique soufie, il va consacrer
l’essentiel de ses longues années d’exil,
d’abord en France, à la lecture et à la médita-
tion, puis en Syrie, où sa renommée attire les
savants et les foules qui viennent assister aux
cours qu’il donne quotidiennement.
Son enseignement, regroupé dans Le Livre
des haltes ( Kitâb al-Mawâqif ) témoigne du
parcours d’un gnostique fidèle à la voie soufie muhamadienne. On y retrouve les thèmes
chers à Ibn’Arabî : l’unité divine et le ravissement amoureux du pur amour et de l’adoration parfaite, comme expression de l’amour
in divinis. Son itinéraire spirituel, dans la
voie du juste milieu, est celui de l’extatique,
tiré hors de sa conscience et habité de
visions inspirées. Sa quête d’absolu révèle
l‘âme d’un être qui répond par son combat
intérieur à l’appel du divin. Il atteint alors
l’état de ‘ubudiyya, état de servitude de
l’amoureux de Dieu, qui résulte de l’appel du
Seigneur «d’où tout émane et vers qui, tout
revient».
Homme de méditation profonde, animé
par ce souffle poétique et l’esprit qui l’inspire,
l’Emir Abdelkader, porte-parole de la
Connaissance, va assumer avec humilité, la
fonction de khalîfa(10) et, dans une verve
poétique singulière, transmettre cette voix
intérieure qui l’habite, décrivant alors, les différentes étapes de la réalisation suprême de
l’homme, dans l’union avec le principe divin,
qui Seul, finalement demeure. «Je suis en
vérité Amant, Aimé, entre les deux, je
suis Amour».
(1) Exposition itinérante conçue par l’association Terre
d’Europe, en partenariat avec l’association Alaouia pour l’éducation et la culture soufie.
(2) Selon un rapport français de l’époque, 92% de la population
algérienne sont scolarisés, contre 48% en France (cf. Marcel
Emérit).
(3) Lettre aux Français, trad. R. Khawan, Paris, Phébus, 1977.
(4) Ecrits spirituels, prés. et trad. M. Chodkiewicz, Paris, éd. du
Seuil, 1982.
(5) Ibn’Arabi (1165/1240), «al-shaykh al-akbar» (le plus grand des
maîtres spirituels) mystique visionnaire, érudit incomparable,
philosophe et poète, représente l’une des plus prestigieuses
figures du soufisme.
(6) Les maitres soufis sont nécessairement rattachés à des
lignées initiatiques par lesquelles se transmet la baraka ou
influence spirituelle. Au départ, toutes les lignées initiatiques
sont confondues dans la personne du Prophète, qui est leur
commune origine.
(7) Maitre spirituel de la confrérie originaire de Boukhara, en
Asie centrale, dont le fondateur éponyme est Baha’al-Din
Naqchaband : (XIVe siècle).
(8) Abd al-Qadir al-Jilânî (1077/1170), grand saint, maître spirituel et prédicateur célèbre de Bagdad où il passa l’essentiel de sa
vie.
(9) Khirqa ou bure qui symbolise l’entrée dans la voie mystique.
Elle est l’équivalent de la poignée de main (musâfaha) par
laquelle le guide spirituel transmet à l’initié l’influence bénissante (baraka) héritée du Prophète. Ce sens s’est élargi pour signifier l’initiation en tant que transmission.
(10) Lieutenant et représentant (tel Adam) de Dieu sur terre et
aussi chef de la communauté des croyants, tant sur le plan temporel que spirituel.
Djazaïr 2003
$(
A cause de la couleur du ciel
Le 6 Janvier 1966, Anna Gréki, militante
de la cause nationale, nous quittait. Et
pourtant, combien de fois nous arrive-til encore, après avoir parlé d’elle, d’être
tenté de décrocher le téléphone pour
l’appeler et entendre ses éclats de joie
ou de colère. Ce semi-réflexe est dû
certes, à la fidélité du souvenir toujours vivace, à l’absence des
moments inoubliables passés au
sein de sa famille, au sein de son
esprit. Et puisque je sens aujourd’hui encore que nous ne l’avons
pas tout à fait perdue, je voudrais
parler d’elle avec une allégresse
intacte, lénifiante.
Arrogant tel un jeune homme
Il ressemble à la liberté
Il ressemble tellement à la liberté
Ce ciel tendre plus qu’un oiseau ce ciel adulte
Que j’en ai la gorge serrée-ciel de vingt ans
Qui veut aller au triomphant comme une insulte
La gorge serrée à ne plus pouvoir parler
-corps défendu, corps parfumé, ciel sans pitiéLa gorge nouée sans pouvoir dire à quel point
Je suis triste à cause de la couleur du ciel.
Déployant ses muscles soyeux
Il ressemble à la paix
Il ressemble tellement à la paix ce ciel paisible
Que j’y vois des hommes libres s’y promener
A l’ombre des eucalyptus et des fontaines
Où viennent boire tranquilles les sangliers
Et si j’ai des yeux à l’épreuve du soleil
Pour fixer ce ciel dérimé, c’est parce que
Je suis triste à cause de la couleur du ciel.
Proche à tendre la main
Il ressemble à mon amour
Il ressemble tellement à mon amour
Ce ciel à portée de la main ce ciel lointain
Que j’en ai le cœur battant-ciel jamais atteint
Lèvres mordues pupilles au large dans les yeuxLe cœur battant à ne plus savoir que
Je suis triste à cause de la couleur du ciel.
Poursuivi poignardé présent
Il ressemble à mon pays
Il ressemble tellement à mon pays
Ce ciel persécuté ce ciel bleu comme la colère
Comme l’ombre de la mer bleu persévérant
Que j’en ai la tête haute-ciel nourrissant
Ciel oxygéné ciel directeur ciel tenace
Tel un parfum de paix de liberté d’amour
La tête haute malgré le poids des nuages
J’ai la tête haute et je n’ai jamais dit
Que je suis à cause de la couleur du ciel.
Anna Gréki, in Algérie, capitale Alger.
AnnaGreki,
militante,
poètesse.
Desaprison,
elleavaitchanté
l’Algérielibre
DJAMEL AMRANI"
POÈTE*JOURNALISTE,
PAR
L’eau
J’arrive et je te reconnais. Je viens à toi
Du fond de ma tristesse et du fond de ta vie
J’arrive et je suis dans tes mains- comme ton corps
dans la lumière – et la lumière dans mes mains
Je te reconnais dans la forêt des passants
et je m’installe à ta douceur à ton silence
Où je suis le ruisseau qui te rafraîchira.
Anna Gréki, in Temps forts
Ed. Présence africaine, 1966
Voilà des mots tracés pêle-mêle, alors que je
voudrais y verser mes larmes, car Anna n’a pas
gagné cette bataille pour vivre qu’elle a toujours
su livrer avec acharnement.
Elle était clairvoyante, sans excessive illusion.
Tout était cependant en ordre, sa vie, ses rêves,
ses exigences. Une part d’elle est restée en nous,
tendre, tenace : sa grande pudeur, sa délicatesse
de cœur. Tout l’émouvait, tout piquait sa curiosité…et sa perpétuelle présence éclairée par un
début de printemps là-bas, au milieu des " lentisques et des arbousiers "… et son rire que ne
traversait aucune ride de vieillissement.
Anna Gréki de son vrai nom Colette-Anna
Grégoire, épouse Melki, est née le 14 mars 1931 à
Batna. Après des études primaires à Collo, secondaires à Philippeville (actuelle Skikda) et Bône
(Annaba), elle continue ses études supérieures en
France. Elle interrompt sa licence es-lettres
modernes pendant toute la durée de notre lutte
de libération non sans avoir obtenu trois certificats à Paris en 1953-54. Puis elle enseigne à
Annaba et pendant un an à Alger.
Militante communiste convaincue, elle mène
une vie active avant d’être arrêtée en mars 1957,
en pleine bataille d’Alger par les paras de Massu.
Torturée, humiliée comme ses sœurs algériennes,
elle est incarcérée à la prison SerkadjiBarberousse jusqu’à la fin de l’année 1958 (la
durée de sa période de prévention a excédé celle
de sa condamnation) pour être à sa libération
expulsée d’Algérie. En prison, elle écrit, elle dessine. Elle a croqué le portrait fort ressemblant de
ses co-détenues.
(…)Je vous serre contre ma poitrine mes
sœurs
Bâtisseuses de liberté et de tendresse
Et je vous dis à demain
Car nous le savons
L’avenir est pour bientôt
L’avenir est pour demain " (1)
De retour en Algérie peu après l’indépendance,
Djazaïr 2003
$)
on la retrouve tour à tour au ministère du
Tourisme et de la Jeunesse et des Sports. Elle collabore à la revue Atlas, puis à Révolution africaine. Ayant terminé parallèlement ses études, elle
occupe un poste de professeur de littérature française au lycée Emir Abdelkader en 1965. Elle
meurt subitement le 6 janvier 1966 alors qu’elle
mettait la dernière main à un roman. Anna Gréki
a publié en 1963 Algérie, capitale Alger, chez
Pierre-Jean Oswald (SNED-Tunis), édition
bilingue (français-arabe) avec une remarquable
préface de Mostefa Lacheraf et n’a pu voir la parution de son second recueil Temps Forts édité à
Présence africaine l’année même de sa mort.
L’amitié qui nous liait m’éclaire en ces propos mais ne me dévoie pas. Je crois avec toute ma
conviction de lecteur attentif et fidèle, que Anna
Gréki est, et restera, quand avec le temps la mise
au point sera faite, un être hors du commun, une
voix qui en charrie d’autres comme le fleuve ses
affluents, une humaniste profonde pour laquelle
le vocabulaire que j’utilise n’a pas de mot.
Convenons-en : faute d’isoler le poète, on
peut détacher le poème, analyser, commenter,
même si les poètes le savent et elle le savait, Anna.
On ne parle jamais mieux d’un poème qu’en
lui laissant la parole. Or, pour s’en tenir à ses deux
recueils, reconnaissons que chaque poème apporte des illuminations, des réflexions incidentes.
Oui, on retrouve dans chacun de ses poèmes
ardents, riches, où l’ombre tisse avec la lumière,
et la parole avec le silence, des chants profonds
comme nous les avons aimés chez Malek Haddad
et Jean Sénac. Les poèmes de prison de Algérie,
capitale Alger et ceux de Temps forts, comment
ne pas dire, qu’ils donnent à l’œuvre, chacun pris
séparément, un centre, un noyau, en quelque
sorte un essieu.
Après avoir relu récemment ces deux recueils,
il me semble qu’un mot suffirait pour comprendre
l’œuvre : natal. Le poème chez Anna est natal, la
poésie immanente à cette œuvre est natale.
Natale, en ceci que, par un double et constant
mouvement, elle permet de connaître, de s’initier
et d’initier, d’accéder et de faire accéder, de créer
et d’interpréter. Et ainsi, la poésie serait cet espace et ce temps, cet espace/temps où la vie commence, où elle se distribue. Une disposition aussi:
celle dans laquelle on reçoit et on donne, on élucide et on explicite. Quoi ? Tout : un être, une
idée, une révolte, un mythe, un amour, une fraternité ou même les croquis qu’Anna faisait de ses
sœurs à Serkadji-Barberousse.
Le poète a pénétré au fond des mots avec
les choses. Et quelles choses ! Les choses de la vie,
les choses de la mort. ❑
(1)“ L’avenir est pour demain” in " Algérie, capitale Alger"
(SNED-Tunis, 1963).
De Roblès à Montserrat
Cette allure mesu
rée et nette, si
engageante dès
l’abord, unie à cet
allant, à cette
fougue, à cette
verve
toutes
méridionales qui emportent illico la sympathie,
ces mains mobiles comme des ailes, cet œil perforant derrière des lunettes brillantes, ces dents
éclatantes de santé, cette carrure, ces épaules qui
semblent brutales, mais n’inspirent bientôt que
confiance; par là-dessus, cette agilité du discours,
cet incessant affût de l’esprit, cette aptitude à la
synthèse équilibrant promptitude et acuité de
l’analyse, cette lucidité, cette générosité cordiale
jointe, parfois, à ces réticences, cette rétractibilité
d’une sensibilité qui ne veut pas être dupe -et
qu’est-ce autre chose qu’une pudeur ?ces
prestes mouvements opératoires d’un praticien
de la logique, ces allées et venues souples et
comme caoutchoutées du raisonnement, ce goût
des déductions, cette intelligence des idées, puis
cette clarté d’exposition- une telle lumière jaillit
(c’est là l’étrange!) d’un foyer très obscur, née et
issue d’un noir profond, enraciné, inextirpable,
veines d’un charbon glacé dans les abîmes du
cœur. Cette générosité jointe certainement à un
grand pessimisme interne, cette robustesse, cette
santé sur fond tragique, tout cela c’est Emmanuel
Roblès (né en 1913 dans un quartier populaire
d’Oran, décédé en 1950 en France) romancier,
c’est Roblès auteur dramatique, c’est Roblès
l’homme tout court.
Jamais œuvre, sans doute, autant que
Montserrat (1), ne marqua la part de l’homme
même. Pièce tout en crocs, en canines blanches.
Même vigueur de carnivore, pareille charpente
massive et sûre, même allure «bon garçon» et
franche, même vivacité de mouvements, même
prestesse dans les répliques, solidité de l’argumentation, probité dans le débat, où ne demeure
plus aucune ombre, conviction dans les conclusions qui percutent comme des balles, mêmes
richesses et faisceaux fusant de la lumière sur un
fond affreusement morne qui, dans le débat de la
condition de l’homme, touche de près au «bout
de la nuit».
Et à présent, il est bon de faire remarquer
que c’est avec une pièce toute sobriété et sincérité, reflétant fort curieusement le visage même de
son auteur, que le romancier de L’Action, de
Cela s’appelle l’aurore, Les Couteaux, Les
Hauteurs de la ville… a fait ses débuts au
théâtre.
Cela se passait en 1949, ici même à Alger. Estce à cause de la force explosive de la pièce ? A
cause aussi de la netteté des caractères ? Du
manque absolu d’ambiguïté des situations dans
une Algérie effervescente ? De la percussion des
mots et des phrases dans l’enchaînement sûr du
dialogue ? A cause de cela et de bien d’autre
encore (Roblès a connu les massacres du 8 mai
1945)? Ou, simplement, du fait de cette sincérité
sans fard ? Toujours est-il que Montserrat, première pièce d’un jeune auteur, a connu un succès
sans précédent.
Les critiques louangeuses, la quasi-unanimité de la presse parisienne, ce qui est réellement
exceptionnel, nombre d’articles ou d’études ont
mis à jour et défini les éléments de ce triomphe.
Celui-ci est toujours vivace. Et ce n’est plus seulement la France, mais l’Italie, la Roumanie,
l’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la
Hongrie, la Grèce, les trois Amériques, la Chine,
sans oublier l’Algérie (avec la troupe d’art dramatique de Cordereau) qui ont donné à Montserrat
les chances d’une éblouissante carrière.
«Texte cruel, plein d’éclats de verre, dur à la
fois et déchiré chez Montserrat, mordant, perforant, enragé dans la froide férocité d’Izquierdo.
Miracle de ses premières échardes ! La substance même, en plein bois dur et à pleine sève que
je cherchais depuis longtemps à mettre en scène.
Je décidai donc de créer Montserrat avec les
comédiens d’Alger. Et c’est ainsi que le 23 Avril
1948, au théâtre du Colisée (actuel El-Mouggar),
nous eûmes l’honneur de présenter l’œuvre en
sa chair. Je dirai volontiers en sa chair périssable; le perdurable, si à l’origine il profite du
succès, il ne relève finalement que du seul texte».
Voilà ce que nous disait il y a plus de cinquante
ans, Louis Foucher, lors d’une conférence à la
salle Maubert à Paris.
Non, «la vérité n’est pas morte», ne peut mourir tant que les personnages droits et ardents tels
que ceux d’Emmanuel Roblès se servent de «mots
innocents», de mots qui valent leur pesant de vie.
Leurs dialogues ne s’effondrent pas dans le langage éclaté, dans le vocabulaire de panique ; ils
ne deviennent pas l’ombre même de la parole
humaine mais, au contraire, dans la terrible cacophonie de «veilleurs de morts», dans cette rouge
lueur d’un univers en proie au drame, ils apportent l’écho d’une langue sûre et fidèle qui n’a
point peur de salir son vocabulaire et de faire
pression sur l’espoir. ❑
(1) Ed. Edmond Charlot-Alger 1949 ; réed. Paris, Le Seuil 1952
Djazaïr 2003
$+
à table
Essofra
Edziriya*
PAR MOHAMED MEDJAHED"
JOURNALISTE" GASTRONOME
Bien que tronquée d’une partie de ses
richesses par les péripéties de l’histoire, la
cuisine algéroise, une des plus prestigieuses
de la mosaïque gastronomique nationale,
n’en présente pas moins un large éventail de
délices.
Les témoignages des chroniqueurs au long des
siècles attestent autant des raffinements de l’art
culinaire d’El Djazaïr que de sa variété ou de
l’abondance qui la caractérisait. Le docteur
Thomas Shaw écrivait au XXVIIème siècle dans sa
relation Voyage dans la Régence d’Alger :
«Outre le bouilli et le rôti (plats qu’ils accommodent d’une manière fort délicate), les Turcs et les
Maures mangent encore toutes sortes de ragoûts
et de viandes fricassées. Chez les gens riches, on
sert aussi un grand nombre de plats aux
amandes, aux dattes, à la confiture, aux laitages, au miel, ou à d’autres comestibles semblables...» et d’ajouter : «J’ai vu servir dans leurs
fêtes plus de deux cents plats, qui étaient apprêtés au moins de quarante manières différentes.»
Le témoignage est d’autant plus éloquent que
l’auteur a connu les tables princières du RoyaumeUni et d’Europe.
La carte des mets de la capitale est l’aboutissement d’un brassage culturel unique. Les bouleversements qu’a connus le pays depuis plus d’un
siècle ont fait perdre un pan important de ce patrimoine. Mais il suffit du génie créatif de quelques
chefs pour les remettre au goût du jour. En attendant passons à table...
L’agencement du repas à la table d’hôte ne ressemble en rien au service des restaurants. De
nombreux mets sont disposés sur la table avant
les services de viandes ou toute autre chose,
même les soupes. Il s’agit surtout de préparations
aux vertus apéritives qui accompagneront tout le
repas. Légumes, tels que carottes ou betteraves,
en chermoula, c’est-à-dire cuits, assaisonnés de
vinaigre et aromatisés au cumin ou au carvi. Le
choix de ces aromates, si proches l’un de l’autre
pour le néophyte, fait l’objet d’un débat d’école.
La chermoula est également le mode de prépara-
tion du foie et de certains poissons. Typique est la
préparation apéritive, le fameux kherdel, -fruits et
écorce d’agrumes préparés à l’aigre-doux et
condimentés de grains de moutarde- qui côtoie
l’antchouba, anchois dessalés arrosés de jus de
citron, aillés et persillés. Les boureks et leurs
interminables apprêts sont omniprésents. Les
conserves ne manquent pas, de la gamme d’olives
aux torchi, légumes conservés aux vinaigre.
Prélude à une symphonie
gustative
Au chapitre des potages, à nous ecchhrabi
(pl.de chorba, dans le parler algérois) au poulet, à
l’agneau, au poisson, voire au zellouf (tête
d’agneau) ou à la chkamba (tripes en turc).
Garnies au pâtes, au riz ou aux céréales, elles sont
le prélude à tout festin.
Les volailles relèvent le plus souvent du repas
festif. Pour les commémorations religieuses, un
bouillon de volaille aux navets, courgettes et poischiches, est toujours de mise pour arroser le plat
de pâte, rechta, macaroune ber ettork, ou simplement un couscous. Le poulet s’accomode à
d’autres sauces, tout comme la ch’titha où la
volaille est cuite dans une sauce relevée au paprika fort, au cumin, et à l’ail et généreusement garnie de pois-chiches. Le mets tire probablement
son nom de l’amazigh amechtoh (peu, par extension petit), du fait que c’est l’un des rares plats où
les morceaux de viande sont coupés menus, et
que quelques auteurs ont traduit un peu rapidement par «poulet danseur»...Notons également les
m’hamer (doré en cocotte), mehchi (farci),
m’bettane (enrobé d’une pâte à frire); ou plus élaborée sfiriyat edjej, une des rares préparations
culinaires utilisant du fromage. Outre les gallinacés, la gastronomie algéroise recèle par ailleurs
quelques joyaux comme les pigeons aux petits
pois, le canard au naânaâ (menthe) ou la torta
(tourte).
L’agneau, reine des viandes, est le prélude à une
symphonie gustative, toujours servi en parts
consistantes quand il n’est pas haché; parfois sous
les deux formes dans le même plat, comme dans
le m’touème el aaroussa dont nul repas de noces
ne saurait se passer; mariage du parfum de l’ail et
du goût de l’amande, auxquels se mêlent encore
les fragrances du cumin. Et ce m’derbel, variante
de la braniya qui se distingue par l’ajout d’un trait
de vinaigre; et la koucha datant probablement
d’après la deuxième guerre mondiale, car ce n’est
qu’à cette époque-là que le tubercule américain
commença à être toléré sur les tables algéroises
raffinées; et les dolmas, palettes de légumes
diversement farcis, les feuilles de vigne dont la
présence dans les menus se raréfie à cause du
manque de disponibilité des feuilles en milieu
urbain... Les mets se suivent et ne se ressemblent
pas. Il serait fastidieux d’en énumérer la totalité.
N’oublions pas toutefois l’ham lahlou, viande
douce à l’excès mais qui a ses inconditionnels.
Toutefois le nec plus ultra revient au prince des
mets chbeh essofra (parure de la table) : côtelettes d’agneau revenues au beurre, épicées à la
cannelle, parfumées à l’eau de fleur d’oranger,
saupoudrées d’amandes moulues et de sucre
caramélisé.
Les ichtyophages ne sont pas en reste. Les poissons sont accommodés de nombreuses manières.
Les poissons bleus en chermoula, ou en dersa
avec de l’ail, felfel gnaoua (piment de Cayenne,
dit également de Guinée ou de Jamaïque), du persil, du cumin. Les espèces les plus fines sont cuisinées surtout à la tomate ou cuites au four. Les
calamars farcis sont le fleuron de ces préparations.
Nulle zerda (festin) ne saurait se passer du café.
Servi dans de miniscules tasses, la qahoua est
accompagnée d’une cohorte de gâteaux : fanid,
makrout, aârayèche, qnidlette, tcharak, samsa,
baklaoua, m’hancha et d’autres encore, alliant le
miel, l’amande, la cannelle, l’eau de rose ou de
fleur d’oranger, pour le ravissement des palais...❑
* La table algéroise
Djazaïr 2003
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