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SUPPLÉMENT MENSUEL PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS NOVEMBRE 2014 LE SAFIR FRANCOPHONE Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe Amine El Bacha, « Amaya en train de lire ». Sélim el-Hoss S’il devait exister une capitale pour le livre arabe, ce ne pourrait être que Beyrouth Beyrouth est devenue célèbre grâce au livre arabe, et celui-ci tient d’elle sa notoriété. Le livre est la grande fierté de la capitale libanaise. Chaque année, Beyrouth publie et diffuse une profusion de livres, des plus quelconques aux plus exceptionnels. Le livre est un prédicateur, son message porte la connaissance avec tout ce qu’elle comporte d’héritage, les trésors du patrimoine et des civilisations. Beyrouth a longtemps su garder sa place et son prestige. Son rôle et son statut dans le monde arabe l’y ont aidée, car elle a su s’attacher à préserver la liberté intellectuelle et la liberté d’expression, tout comme elle a su maintenir son ouverture au monde arabe dans sa totalité. Les Libanais s’enorgueillissent de ce statut qu’ils œuvrent à consolider, d’autant plus qu’il se répercute positivement sur l’économie en général. La liberté intellectuelle, la liberté d’expression et la liberté du livre font partie intégrante de la culture des Libanais, elles lui sont indissociables et constituent sa marque distinctive, inscrite dans le mode de vie de la société libanaise. C’est ce qui a donné à ce petit pays une place si particulière au sein du monde arabe. Les Libanais n’ont pas d’autre modèle à proposer. Si la liberté est la marque distinctive du Liban, elle le restera, grâce à la volonté des Libanais, grâce à leur obstination à sauvegarder les libertés et l’esprit d’ouverture, dans la conviction que cette attitude est la garante de leur survie comme de leur développement. (…) Beyrouth restera la capitale du livre et de la culture envers et contre toutes les crises, contre toutes les calamités confessionnelles et sectaires, elles qui sont absolument étrangères à nos conceptions morales comme à notre héritage, et absolument incompatibles avec Beyrouth, la mère des lois. Le Liban est voué à poursuivre sa marche dans cette voie jusqu’à l’accomplissement des temps. ■ (Extrait de l’allocution de M. Sélim el-Hoss, Premier ministre du Liban à plusieurs reprises, au cours du lancement de l’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre le 9 octobre 2014). Rédacteur en chef : Talal Salman Directrice de la publication : Leila Barakat Contributeurs : Carole André-Dessornes, Elie Ferzli Passages extraits des discours de S. E. M. Sélim el-Hoss et de Mohammed Youssef Beydoun Passages extraits d’articles de Mohammad Al-Sammak, Ahlam Mosteghanemi, Farès Sassine Supervision de la traduction : Johnny Karlitch Traducteurs : Samia Bitar, Fadia Farah Correctrice : Anne van Kakerken Maquettiste : Ahmed Berjaoui Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat. Publié grâce au soutien des éditions [liR]. Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban Courriel : [email protected] www.facebook.com/safir.francophone 2 DOSSIER DU MOIS : UNE ENCYCLOPÉDIE SUR BEYROUTH CAPITALE MONDIALE DU LIVRE Lancement de l’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre « Les hommes ont inventé le livre pour soulager leur mémoire. Ce qu’ils déposent dans les livres, c’est ce qu’ils veulent conserver » (Georges Duhamel). C’est pourquoi est née l’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre. Le lancement de l’ouvrage a eu lieu le Jeudi 9 octobre à l’hôtel Crowne Plaza, sous le patronage d’une personnalité hautement symbolique pour les Beyrouthins, le Premier ministre M. Sélim el-Hoss, qui a été représenté par l’ancien ministre de la Culture M. Mohammed Youssef Beydoun. Un pavé de 4 kilos, et 948 pages d’un grand format ! Emile Nasr Le 9 octobre dernier, dans une belle salle d’un hôtel de Beyrouth, nous étions une centaine de « héros éternels », ainsi qualifiés par Leila Barakat, l’hôtesse incontestée, à venir la féliciter, bien qu’avec un certain retard, pour le travail qu’elle a accompli il y a cinq ans : Beyrouth clôturait alors l’année 2009 où elle avait été déclarée par l’Unesco capitale mondiale du livre. Quasiment tous les termes de cette dernière phrase pourraient être modifiés, mais certaines choses perdurent : l’année actuelle, avec une certaine difficulté, remplacerait 2009, la position de l’institution internationale resterait la même, et à la place du verbe clôturer on mettrait son contraire, inaugurer ou maintenir. Mais par-dessus tout c’est l’hôtesse, de l’avis de tous les présents, qui resterait la même, avec plus de détermination encore, plus d’expérience, plus d’amis et surtout moins de sceptiques, maintenant qu’elle sait qu’elle dispose de centaines de « héros éternels ». Quant au livre, expression majeure de la culture, il a reçu en 2009 son lot de 567 projets et 1200 activités, en cette année où il a fait de Beyrouth sa capitale et sa reine ; il peut maintenant continuer à régner, mais non sans partage avec les autres formes de la culture, comme les arts plastiques ou la musique, qui attendent qu’à leur tour une année entière leur soit allouée. Pour donner l’exemple de ce que devrait être une année réussie, Leila Barakat, coordinatrice de l’année du livre, a voulu consigner, dans ce qu’à juste titre elle a appelé une encyclopédie, tous les événements qui se sont déroulés en 2009. Leila n’a pas hésité à voir grand. C’est un pavé d’au moins quatre kilos, et 948 pages d’un grand format ! A l’entrée de la cérémonie chacun de ses « héros éternels » a reçu son exemplaire. Encombrés par le poids, ravis de l’aubaine, nous avions des difficultés à nous féliciter et surtout à embrasser l’hôtesse qui la première a pris la parole. ■ Emile Nasr est le rédacteur en chef de l'Agenda culturel. « Une épopée aux héros éternels » Leila Barakat « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres. » Magnifique citation de Marguerite Yourcenar qui en dit long sur la puissance des livres, dont on déclare chaque année, depuis un peu plus d’une décennie, qu’une ville leur est capitale. Capitale mondiale du livre est un titre décerné par l’UNESCO à une ville, en reconnaissance de la qualité de ses programmes pour la promotion des livres et de la lecture, au regard aussi de l’engagement de tous les acteurs de l’industrie du livre. Huit villes avaient bénéficié de ce titre avant Beyrouth – qui fut donc la neuvième. Une L'ancien ministre des Travaux publics M. Adel Hamiyé, le DG du Tourisme Mme Nada Sardouk, les députés M. Marwan Farès et M. Mohammed Kabbani. dynamique culturelle au niveau national fut du Livre, si l’on tient compte du coût du capital humain aussitôt enclenchée, avec pour acteurs principaux engagé, ne dépasse pas un tiers de l’ensemble. les instances de la société civile, les ONG, les Beyrouth Capitale mondiale du Livre est une ambassades, les municipalités, les écrivains, les épopée dont vous êtes et resterez les héros éternels. ■ intellectuels, les artistes… Vous, en réalité. L’année fut exceptionnelle à plus d’un titre pour (Allocution de Leila Barakat au cours de la cérémonie de le monde culturel dans son ensemble. Il a d’ailleurs lancement de l’encyclopédie). fallu du temps pour en archiver les résultats d’une manière exhaustive : ainsi est né cet ouvrage volumineux, qui se retrouve aujourd’hui entre vos mains, quelques années après l’événement. Cette festivité aujourd’hui, nous l’avons voulue celle de la société civile par excellence. Il convient d’ailleurs d’indiquer que la contribution financière du secteur Les députés M. Mohammed Kabbani et M. Fouad el-Saad, M. Talal Salman et l'ancien ministre de la Culture M. Mohammed Youssef Beydoun. public à Beyrouth Capitale mondiale Dr Hayan Haydar, l'ambassadeur M. Mohammed Daher et l'ancien ministre de la Justice M. Chakib Kortbaoui. L'ancien député M. Zaher Al Khatib et le président de l'Ordre de la presse M. Mohammed Baalbaki. Dr Nader Srage, Dr Leila Barakat, M. Talal Salman et l'ancien ministre de la Culture M. Naji Boustani. As-Safir et Le Safir francophone au cœur de l'évènement beyrouthin. Mme Rime Khatab, Chargée de programmes, M. Thierry Quinqueton, Chef du Bureau du Livre et M. Jean-Christophe Augé, Conseiller de presse (Ambassade de France). Mme Zoad Karam, Ambassadrice du Venezuela. Mme Reine Codsi, Présidente du Forum Francophone des Affaires. Mme Salwa Siniora, DG de la Fondation Hariri. M. Ahmed Salman, Vice-Directeur général d'As-Safir, M. Bahije Tabbara et l'ancien président du Syndicat des imprimeurs M. Joseph Raidy. SUPPLÉMENT MENSUEL - NOVEMBRE 2014 DOSSIER DU MOIS : UNE ENCYCLOPÉDIE SUR BEYROUTH CAPITALE MONDIALE DU LIVRE 3 « La Princesse Beyrouth » Talal Salman Soyez les bienvenus à la cérémonie de lancement de cette encyclopédie, qui vous surprendra par son fond comme par sa forme, car elle diffère de toutes celles que vous avez jusqu’ici tenues entre vos mains. Le volume traite de Beyrouth, Capitale mondiale du Livre. Mais cette encyclopédie, c’est Leila Barakat elle-même. Et la Princesse Beyrouth en est tout à la fois le sujet, la chanson et la mélodie. C’est elle la muse, l’auteur et le recueil ; elle est l’imprimerie, la culture dans toute sa créativité, en poésie, musique et sciences, dans toutes les formes de la connaissance et des arts qui enrichissent le fin connaisseur, par l’œuvre de tant de génies qui reformulent la conscience. Beyrouth écrit. Beyrouth lit. Beyrouth chante. Beyrouth danse. Elle efface la tristesse avec son amour de la vie… Beyrouth… Beyrouth écrit sur les Arabes, elle raconte leurs tristesses et leurs joies, leurs victoires, leurs chutes et leurs défaites. Beyrouth incarne tous les Arabes face au monde. Beyrouth incarne le monde entier face aux Arabes. Elle est intraduisible. Elle est inimitable. Elle M. Talal Salman et l'ancien ministre de la Justice M. Bahije Tabbara. est ceux qu’elle représente, elle les connaît, les comprend, elle parle toutes les langues de la terre, du silence à l’appel du muezzin ou au son des cloches des églises. Beyrouth lit la langue de tous les peuples : les opprimés des dictatures, les victorieux par la démocratie, les victimes de l’obscurantisme religieux, et ceux qui fêtent les révolutions sur les places publiques ! Beyrouth lit. Beyrouth écrit. Beyrouth imprime. Beyrouth publie. Beyrouth distribue. Le Caire prend son envol de Beyrouth. Avec lui Damas, Bagdad et les pays du Golfe. De même la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. Paris, Londres et Washington y installent leurs universités et leurs centres de recherche. Moscou et Pékin, New Delhi et São Paulo viennent puiser à sa poésie et sa littérature, mais aussi à la science des finances et de l’économie. Beyrouth les emmène très haut, derrière la lune et la planète Mars, là où errent les poètes. Car Beyrouth est le pays de la poésie, d’Imru’ alQays à Mahmoud Darwich, Nizar Kabbani, Ahmed Chawki, Khalil Mutran, Omar Abou Riché, Al Sayab, Mouzafar Al Al Nawab, Saïd Akl, Fairouz, les Rahbani, Adonis, Mohammed Ali Chamseddine, Joseph Harb et Onsi el Hajj. Et le Beyrouth de l’art, c’est une exposition ouverte à tous les créateurs, depuis Omar el Onsi à Moustapha Faroukh, Rachid Wehbé, Chafic Abboud, Paul Guiragossian, en passant par Hussein Madi, Halim Jordak, Asador, Dr Hassan Hallak, Dr Leila Barakat, M. Khaled Sinno, ancien président de l'Union des Familles de Beyrouth et M. Talal Salman. Seta Manoukian, Rafic Charaf, Hreir, Wajih Nahlé, Hassan Jounieh, Amine El Bacha, Ibrahim Marzouk, Moussa Tiba, Saliba Doueihy, Elie Abou Rjeilé, Aref Al Rayess et Jamil Mlaeb. Oui, Beyrouth connaît toutes les langues. Elle les acquiert, les enrichit. Elle est intraduisible. Elle reformule les livres et les auteurs. Elle leur donne son éclat. Elle publie leurs livres dans le vent et la chanson. Elle fait de leurs philosophies des conversations de soirée. Cette encyclopédie est une image complète de Leila Barakat, de ses efforts en tant que coordonnatrice générale de Beyrouth Capitale mondiale du Livre. (…) ■ (Extrait de l’allocution de M. Salman au cours de la cérémonie de lancement de l’encyclopédie). Le député M. Mohammed Kabbani, Dr Leila Barakat et M. Talal Salman. M. Taref Othman, DG de Dar Al-Ilm. M. Talal Salman, l'éternel amoureux de Beyrouth, entouré de la crème de la société beyrouthine. « Un évènement culturel archivé pour la première fois au Liban » Mohammed Youssef Beydoun J’ai le grand honneur de représenter SE le président Sélim elHoss, la conscience du Liban. En vérité, il n’est nul besoin de présenter Sélim el-Hoss. En revanche, avant de prononcer son allocution, permettez-moi de consacrer quelques minutes à Talal Salman et Leila Barakat, quoiqu’il ne soit nullement nécessaire de les introduire, eux non plus, car aucun titre ne saurait leur rendre pleinement justice. M. Talal Salman a entamé son parcours comme propriétaire et directeur du quotidien As-Safir, avec le slogan « La voix des sans-voix ». Il entendait en faire « le journal du Liban dans la nation arabe – le journal de la nation arabe au Liban ». Son désir fut exaucé à force de fermeté et de détermination. Il adopta toutes les causes arabes, à la tête desquelles, bien sûr, la question palestinienne. Le docteur Leila Barakat, quant à elle, est un cas unique. Elle est constamment en quête de plus de savoir sans jamais se rassasier. Elle a décroché successivement plusieurs diplômes, passant d’un pays à l’autre. Toutes les tâches qu’elle a assumées ont été entreprises avec le sens de l’excellence et du défi, toujours couronnées de succès. Elle n’arrête pas de trimer, de jour comme de nuit. Si jamais elle prend un peu de repos, c’est seulement pour réfléchir à la solution d’un problème qu’elle entend résoudre. De ma vie je n’ai connu une personne aussi altruiste, s’occupant aussi peu d’elle-même. Les mots « jours de congé » ou « jours de fête » lui sont inconnus car ils sont pareils aux journées ordinaires. Aussi n’est-il point étonnant qu’elle produise une œuvre d’une telle ampleur, que nous vous distribuerons à l’issue de cette cérémonie. En réalité, c’est la première fois au Liban qu’a lieu la mise en recueil d’un événement culturel de niveau mondial aussi considérable que Beyrouth Capitale mondiale du Livre. ■ (Extrait de l’allocution de M. Beydoun au cours de la cérémonie de lancement de l’encyclopédie). M. Talal Salman et M. Ahmad Tabbara, DG de « Innovation ». 4 DOSSIER DU MOIS : UNE ENCYCLOPÉDIE SUR BEYROUTH CAPITALE MONDIALE DU LIVRE La reconnaissance et le défi Farès Sassine La proclamation de Beyrouth, capitale mondiale du livre 2009, marque la reconnaissance de son universalité et la consécration de sa primauté dans le domaine de la culture en général, et dans celui du livre en particulier. L’universalité de Beyrouth se manifeste à travers ce dialogue constant entre son ouverture au monde et son enracinement dans ses origines orientales, arabes, communautaires et religieuses... Cela signifie que Beyrouth n’évolue pas uniquement vers une perspective d’avenir et de globalité mais qu’elle est, avant tout, le premier vivier expérimental et universel d’interactions entre l’ancien et le moderne, le rationnel et l’irrationnnel, le spirituel et les modes de vie matérialistes en expansion, entre l’intégrisme et l’ouverture, le repli sur soi des factions et le développement civilisateur... Et ce qui donne, ou doit donner, un sens et une valeur aux espaces de dialogue à Beyrouth, c’est justement l’aspect tragique, parfois violent, de ce qui se déroule dans Dr Ibrahim Othman et Dr Zahida Darwiche, Secrétaire générale de la CNL pour l'UNESCO. ses rues, ses immeubles et ses quartiers, aspect que l’on impute à une « mondialité » issue de la géographie et de l’histoire, mais qui appelle aussi la responsabilité des intellectuels de Beyrouth et de ses habitants. L’avant-gardisme de Beyrouth dans le domaine culturel est une réalité qui n’a pas besoin d’être prouvée. La ville avait déjà assumé ce rôle, bien avant la proclamation du Grand Liban en 1920, à l’époque où les écoles et les universités modernes étaient édifiées, complétant le rôle du Mont-Liban, et prédisposant Beyrouth à s’affirmer comme capitale culturelle du pays bien avant qu’elle n’en devienne la capitale économique et politique. Le livre apparut dans la perle du Machrek à la fin du 19ème siècle. Les publications s’y faisaient en langue arabe, et le patrimoine antique, l’écriture, la renaissance linguistique, littéraire et scientifique, y furent ravivés, octroyant à cette patrie toute neuve, le Liban, l’un des fondements primordiaux de son existence. Mais la reconnaissance du rôle de Beyrouth n’implique pas qu’elle se repose sur ses lauriers. Car Dr Khaled Tadmori et son épouse. Beyrouth n’est pleinement Beyrouth que lorsqu’elle relève les défis, qu’elle se dégage des impasses pour continuer à tenir son rang, et conserver cette excellence que lui envient les autres capitales. En assumant sa primauté dans le domaine de la culture, Beyrouth doit se surpasser. Elle doit résoudre les problématiques qui se posent aujourd’hui partout dans le monde, au sujet du livre et de la place de la culture, et contribuer efficacement à établir de nouvelles approches pour le traitement de ces questions. Il existe à Beyrouth et au Liban une diversité, une liberté, des possibilités d’interactions et des capacités créatrices qui permettent de relever ces défis. Mais les tâches importantes qu’il nous incombe à nous tous d’accomplir, requièrent une créativité novatrice et une collaboration rationnelle afin de pouvoir, munis du livre et de la culture, donner de la voix dans ce siècle nouveau menacé d’obscurantisme. ■ (Article de Farès Sassine, professeur de Philosophie à l'Université Libanaise, extrait de l’encyclopédie). M. Karim Mroué et l’ancien Directeur général de l’Inspection des Finances Dr Hassan Awada. Mme Sophie Salloum, Présidente de l'Association des Enseignants de Français et Dr Elham Hoteit. C'est dans une ambiance gaie et joviale que l'audience a découvert l'encyclopédie qui a été offerte à tous les présents. Mme Nathalie Saba et le DG du Conseil économique et social M. Farouk Yaghi. M. Mohammed Irani, DG d'Academia. Mme Emilie Nasrallah et M. Iskandar Habache. Mme Nassima Al Khatib, Présidente de BeyrouthPatrimoine et l’ancien DG Mme Nimat Kinaan. Dr Fadia Kiwan, représentante du Chef d'Etat pour la Francophonie et Mme Sardouk. À Beyrouth, ma mère de cœur Ahlam Mosteghanemi L’écrivain n’est pas enfanté par une seule ville. Il a autant de mères que de villes qui ont veillé sur lui. C’est pourquoi tout écrivain possède un pays natal, un autre pour son cœur et un troisième pour sa plume. Il y a des villes qu’on habite et d’autres qui nous habitent. Des villes qu’on écrit et d’autres qui nous écrivent. Il n’existe aucun écrivain arabe qui n’ait été écrit par Beyrouth, avant même de l’avoir visitée. Il n’est pas obligé d’y habiter, c’est elle qui l’habite. Et puisque les liens de l’encre sont plus forts que les liens du sang, il n’existe aucun écrivain arabe qui n’ait trahi son pays avec Beyrouth. Dans la vie de tout écrivain arabe, il y a un avant et un après Beyrouth. Personne ne l’a quittée sans avoir emporté avec lui un éclat de sa beauté et un grain de sa folie. Ibn Arabi a dit : « On ne peut faire confiance à un lieu qui ne peut pas être féminisé ». Connaissez-vous une seule ville qui soit plus féminine que Beyrouth ? Elle est la Vénus des Arabes, et elle est notre Ève... la reine du monde... notre dame... notre mère... une tribu de femmes en une seule femme. Écrivain anonyme, tu arrives chez elle. Elle ne t’interroge pas sur tes origines. La littérature ne requiert pas de haut lignage. Ta plume est ta filiation. Chaque créateur est orphelin, selon Nizar Kabbani, mais il n’y a pas un seul créateur qui ait demeuré à Beyrouth sans avoir gagné en son sein une famille et un clan, y prospérant en chef de tribu. Son arbre généalogique se transforme en forêt par le nombre de ses lecteurs, et c’est pour cette raison précise que Beyrouth est devenue la mère de tout écrivain et qu’elle a été couronnée Capitale du Livre depuis l’éternité. (...) Si tu viens à résider dans n’importe quelle autre capitale arabe, celle-ci te montrera de l’hostilité pour ton succès. C’est pour cela que tous les grands sont passés par Beyrouth, car seul le ciel de Beyrouth leur a permis d’être des astres sur sa terre. Pour tout ce qui a été dit, je proclame Beyrouth ma mère de cœur. Et je proclame, vous prenant à témoin, mon appartenance au Liban. Beyrouth ne m’a pas prise par la main mais par la destinée. (...) Beyrouth est ainsi, elle ne fraternise pas avec toi... elle t’adopte. Et tu ne pourras plus lui échapper, car tu ne sauras plus vivre ailleurs. Elle est le passage inévitable pour tes aspirations. Elle est la ville de ta liberté, de toutes tes libertés. À qui d’autre qu’elle confierais-tu ta folie ? Qui d’autre qu’elle impliquerais-tu dans tes causes et tes rêves ? Elle est la ville des insoumissions... et la ville de la rébellion, si elle le désire. Celle du bâtisseur et du résistant, la ville des plumes nobles et élégantes, qui, à l’apogée de leur ardeur, tombent, ensanglantées, pour un principe et une poignée de mots. ■ (Allocution de la romancière algérienne Ahlam Mosteghanemi à l’occasion du lancement de Nessyan.com - L’art d’oublier -, extraite de l’encyclopédie). CULTURE SUPPLÉMENT MENSUEL - NOVEMBRE 2014 5 Du 31 octobre au 9 novembre 2014 Le Salon du Livre francophone de Beyrouth Cela a commencé il y a 20 ans. 1992 : Il y a vingt ans, l’Ambassade de France crée le Salon du livre francophone pour rendre hommage aux libraires qui ont continué a diffuser, durant la guerre civile, la production des maisons d’édition françaises. Le Salon s’installe à l’Espace des lettres, rue de Damas, sur 600 m². Très vite, un partenariat a été établi avec le Syndicat des importateurs du livre et les libraires francophones libanais. 1994 : Les disquaires libanais sont associés à la manifestation qui devient le Salon francophone du livre, du disque et du multimédia : « Lire en français et en musique ». 1995 : Le Salon du livre s’installe au Futuroscope puis, à partir de 2002, au BIEL, très proche du Centre-ville. La manifestation prend de l’ampleur et s’étend désormais sur 3500 m². 2005 : Preuve du dynamisme et de la richesse de l’édition et de la culture française au Liban, près de 92 000 visiteurs rencontrent une cinquantaine d’auteurs francophones et plus de 70 stands réunissent dans une même optique, les librairies, les maisons d’édition nationales, la presse et les différentes associations culturelles libanaises, les ambassades francophones et institutions autour d’un programme riche en nouveautés. (...) 2008 : L’organisation du Salon revient au Syndicat des importateurs de livres. Le Bureau du Livre de l’Ambassade de France peut centrer son intervention sur la programmation culturelle : l’édition 2008 est l’occasion de recevoir une centaine d’écrivains dont une quarantaine venus de l’étranger, et de découvrir de très nombreux auteurs francophones libanais ainsi qu’un large programme de conférences et de rencontres. 2009 : A partir d’avril et durant un an, Beyrouth est « Capitale mondiale du livre » de l’Unesco. Cette nomination donne à la 16 ème édition du Salon du livre un caractère particulier. De nombreux artistes de renom sont présents, et le prestigieux Prix littéraire des cinq continents organisé par l’Organisation internationale de la Francophonie, est décerné au Salon. Des événements marquants sont organisés dont le projet Ulysse 2009, dans le cadre duquel un bateau transportant une pléiade d’auteurs et de conférenciers termine son voyage dans le port de Beyrouth. 2010-2011 : Depuis deux ans le Salon, qui a confirmé sa position phare dans la vie culturelle libanaise, s’organise autour de grands thèmes : « Les mots de la Méditerranée » en 2010 et « Les mots de la liberté » en 2011. La Belgique qui était l’invité d’honneur en 2011 organise de nombreuses rencontres et notamment les frères Schuiten qui créent « en live » et en musique le dernier épisode d’une série BD. 2012 : Le Salon fête ses 20 ans, en 2012, avec l’Académie Goncourt comme Invité d’honneur. Huit académiciens annoncent en direct du Salon, la 3ème sélection du Prix Goncourt 2012. A cette occasion est lancé le nouveau prix littéraire Liste Goncourt / Le Choix de l’Orient. 18 étudiants de 12 Universités du Proche-Orient ont la tâche de désigner un titre parmi la 2 ème sélection Goncourt. 2013 : Le Salon a accueilli l’écrivain libanais Amin Maalouf ainsi que la prestigieuse Académie française. (1) ■ (1) Site web du Salon du Livre francophone de Beyrouth. Quelle capitale pour quel livre ? Mohammad Al-Sammak Avant que les inondations ne submergent la ville de Ninive, dans l’antique royaume assyrien, le roi Ashurbanipal (668-627 av. J.-C.) accorda un intérêt particulier aux tablettes d’argile qui contenaient les textes des rituels religieux, les règles à suivre pour offrir des sacrifices aux dieux, ainsi que l’art de lire l’avenir dans les étoiles et les planètes. Il ordonna d’assembler ces tablettes et de les ranger dans des étagères surélevées, à l’abri des débordements du Tigre et de l’Euphrate. Cette initiative fut la première tentative de l’histoire pour aménager une bibliothèque. Un certain nombre de ces tablettes est conservé jusqu’à ce jour au British Museum de Londres. Les bibliothèques n’existent sous l’aspect qu’on leur connaît aujourd’hui que depuis la découverte de l’imprimerie par Gutenberg, ce qui a ouvert la voie à la publication d’ouvrages en grande quantité. Les premières bibliothèques, telle la bibliothèque de Ninive, étaient constituées de livres traitant de religion, d’astrologie et d’astronomie. Par la suite, on y inclut les livres de médecine, de mathématiques ou de littérature. En 1290, la bibliothèque de Paris ne contenait qu’un millier d’ouvrages environ, consacrés à la littérature et à la religion, empilés sans inventaire ni classification. En revanche, cent ans plus tôt la bibliothèque d’Al-Zahra’, capitale du califat en Andalousie, avait inventorié et classé ses 400 000 livres selon leurs différents sujets : science, médecine, astronomie, histoire, philosophie et doctrine musulmane. La majeure partie de ces livres fut traduite dans les langues européennes et constitua, par la suite, la base de la Renaissance moderne. Bon nombre de bibliothèques européennes conservent toujours des manuscrits arabes de l’époque. Dans la bibliothèque du Vatican, par exemple, on dénombre plus de dix mille anciens manuscrits arabes, dont le plus ancien, qui appartenait au couvent Sainte-Catherine du Sinaï, en Égypte, fut récupéré pour le compte de la bibliothèque par le moine libanais, Andraos Iskandar, employé au Vatican au 17ème siècle. Ce manuscrit, que l’on suppose être le plus ancien texte en langue arabe se rapportant à l’Évangile, présente un sermon sur le sujet des noces du royaume des cieux : c’est un texte de mystique chrétienne qui décrit la condition ascétique du moine et son renoncement au monde pour mieux se rapprocher de Dieu. La bibliothèque du Vatican possède aussi une ancienne et exceptionnelle collection de 850 000 manuscrits du Coran en différentes langues, ainsi que plus d’un million de livres imprimés, 100 000 documents historiques, et des sceaux rares ayant été utilisés par les papes, les rois d’Europe et les empereurs pour authentifier leurs documents. La bibliothèque du Vatican renferme également des manuscrits sur papyrus, qui ont échappé à la destruction de l’antique bibliothèque d’Alexandrie ; celle-ci a été reconstruite par l’Égypte avec le concours de l’Unesco, permettant d’ouvrir en 2002 la plus importante bibliothèque du monde arabe, de l’Afrique et du Moyen-Orient. Les recherches et les fouilles se poursuivent jusqu’à nos jours pour retrouver des manuscrits anciens en langue arabe. J’en ai vu un certain nombre dans la bibliothèque de l’Université de Selly Oak, à Birmingham en Angleterre. Quand je me suis renseigné sur le mystère de leur présence en ce lieu, j’ai été informé que le propriétaire de la chocolaterie Cadbury avait consacré un important budget pour l’acquisition de ces documents et que l’université (financée par Monsieur Cadbury) avait chargé une personnalité d’origine irakienne de cette tâche, laquelle avait été couronnée de succès. Ceci a eu lieu bien avant que n’éclate la guerre en Irak. On peut donc imaginer ce qui a pu se produire après l’invasion… Ces faits rappellent combien l’alliance entre le livre et le monde arabe est historiquement très ancienne. Or, selon les statistiques de l’Unesco, la production arabe littéraire moderne est très faible comparativement à sa démographie. Il existe un adage qui dit que le Caire écrit, que Beyrouth publie et que Bagdad lit. On peut penser que cela est exagéré. Cependant, et sans considérer le pourcentage des lecteurs au Liban, les statisques de l’Unesco affirment que de 1975 à 1990, pendant la période des événements sanglants, il a été publié au Liban plus d’ouvrages que dans les autres pays arabes réunis. ■ (Article de Mohammad Al-Sammak, Secrétaire général de la Commission du dialogue islamo-chrétien, extrait de l’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre). 6 POLITIQUE LOCALE Houla, Adayssé, Kfar Kila, Mayss el-Jabal… Ils osent bâtir des palais sur la frontière sud… Elie Ferzli D ans le caza de Marjeyoun, de Kfar Kila à Adayssé en passant par Houla et Mayss el-Jabal, c’est une seule et même histoire, un seul et même sort, avant d’atteindre le caza de Bent Jbeil. Quatre bourgs et villages frontaliers, dont les habitants ont grandi en contemplant une Palestine qui fait partie de leur quotidien, comme ceci est d’ailleurs le cas pour toutes les autres agglomérations le long de la frontière. Kfar Kila, qui en langue syriaque signifie « le village de la mariée », entretient une longue relation avec la résistance. En 2000, la localité a littéralement revêtu les atours d’une mariée, car c’est par son passage grand ouvert que s’en est allé le dernier soldat israélien. Qui veut constater de visu la défaite israélienne n’a donc qu’à visiter le lieu symbolique dit Porte de Fatima, puis lancer une pierre en direction du poste militaire israélien situé en face, et repartir. La porte n’a pas tardé à se transformer en point de ralliement pour tous les sit-in et manifestations organisés lors des occasions nationales. Israël en a été à ce point irrité qu’il a érigé un mur de béton à droite et à gauche du passage. Mais si la vue a été occultée, la symbolique du lieu, elle, est demeurée intacte ; d’autant qu’Israël n’a pu effacer les traces de sa défaite gravées de manière flagrante tout au long de la frontière. En 2000, le Liban-Sud a brisé les chaînes d’une occupation qui s’était maintenue un quart de siècle environ. Puis la victoire de 2006 a définitivement discrédité l’image israélienne d’invincibilité. Les habitants des localités frontalières, qu’ils soient pour ou contre l’action du Hezbollah, se rejoignent dans la constatation qu’Israël a concrètement prouvé qu’il était « plus fragile qu’une toile d’araignée ». À Houla, le docteur Nemr Salim s’enorgueillit : « Israël a peur de nous et non l’inverse ». Il raconte qu’il a acheté un terrain qui jouxte la frontière, en vue d’y bâtir une demeure, entreprise inenvisageable avant la victoire de juillet-août 2006. Dr Nemr, qui est communiste, assure que sa localité, connue pour être historiquement un bastion communiste, ne se préoccupe pas de savoir qui résiste. La priorité est de résister. (…) Ce n’est pas l’avis du frère de Nemr, Adel, qui revient d’Arabie Saoudite : « Les camps du 8 mars et du 14 mars (un allié, l’autre opposé à Damas, ndlr) sont des voyous qui s’imaginent que le Liban est leur domaine. » Il a des réserves à formuler sur la conduite du Hezbollah, notamment sur son ingérence en Syrie, mais il refuse d’établir une distinction entre les uns et les autres : chacun tient sa part de responsabilité dans le dépérissement de l’État. Ces divergences d’opinions ne s’aggravent jamais au point de se muer en conflits. Ainsi, Sajed Ghenwi ne nie aucunement l’importance historique de l’implication des communistes dans la lutte. Affilié au Hezbollah et lui-même issu d’une famille communiste, il confirme que les habitants de Houla se tiennent toujours les coudes quand il s’agit de résister. Malgré tous les désaccords politiques, leur but est le même : résister à Israël. Le village de Mayss el-Jabal ne diffère pas trop de Houla, en dehors du fait qu’il surpasse son voisin par la profusion de banderoles commémorant la victoire de juillet-août : « Mayss el-Jabal, citadelle du djihad et de la résistance ». (…) La sécurité, et encore la sécurité : toutes les personnes rencontrées en cours de route nous Caricatures de Naji Al Ali montrant la colonisation israélienne. évoquent ce sentiment de sécurité qu’éprouvent aujourd’hui les habitants du Sud. Abbas Kabalan, un captif libéré, déclare que la guerre de juillet-août a entériné l’équation de la stabilité dans la région et que « l’Israélien ne perd pas de vue que toutes ses colonies sont à la portée des fusées ». (…) Les soldats du contingent indonésien de la Finul sourient devant les caméras. Ils sont positionnés sur la corniche du village de Adayssé ; celui-ci donne sur la plaine de Houla, qui s’étend jusqu’en Palestine. Affables, ils ne trouvent aucun inconvénient à être pris en photo par les visiteurs. La position de Adayssé est particulièrement délicate aux yeux de la Finul. Ses recrues et ses officiers n’ont pas oublié les affrontements qui se sont déroulés entre les armées libanaise et israélienne, il y a quatre ans (le 3 août 2010), autour de l’abattage d’un arbre par les Israéliens, dans la zone frontalière libanaise. Bilan : côté israélien, un officier mort et deux soldats blessés ; côté libanais, trois soldats morts, ainsi que le journaliste Assaf Bou Rahhal. Cet incident n’aura pourtant pas été le plus grave depuis la guerre de juillet-août. Nombre de provocations israéliennes l’ont suivi, que le contingent international, qui venait de s’établir dans un poste près de celui de l’armée libanaise, s’est efforcé de traiter pour contenir la situation. Les violations israéliennes n’ont pas altéré les projets des habitants de la ville. Les maisons se succèdent sur la bande frontalière, et des palais s’y construisent sans que leurs propriétaires s’inquiètent de les voir pris pour cibles, en première ligne dans l’éclatement de n’importe quelle guerre future. Construire le long de la frontière est devenu une culture de la résistance, que partagent tous les habitants du Liban-Sud. ■ Elie Ferzli est journaliste politique. Chasser un peuple, ravir sa terre, y construire des colonies : ces stratégies sionistes s’appliquent en Palestine, mais non au Liban-Sud. Les Libanais, qui vont jusqu’à bâtir des palais sur la frontière sud, ont appris la leçon. Les Israéliens aussi. POLITIQUE REGIONALE SUPPLÉMENT MENSUEL - NOVEMBRE 2014 7 Les femmes-martyres dans le monde arabe Retour aux sources d’un phénomène à relativiser Carole André-Dessornes L a femme a toujours joué un rôle durant les guerres, même si la plupart du temps elle est restée en arrière-plan. En avril 1985, les femmes vont faire leur entrée dans un espace qui demeurait jusqu’alors l’apanage des hommes. Avec l’occupation du Liban par Israël, émergent de nouvelles stratégies de lutte introduites par le Hezbollah, à savoir les opérationssuicides, très vite appelées opérations-martyres. Mais c’est par le biais de mouvements séculiers, le PSNS (Parti social-nationaliste syrien), le Parti communiste libanais et le parti Baas syrien, que cette forme d’engagement au féminin dans la lutte contre l’occupant sera inaugurée. Sanaa Mehaidli, la première femme-martyre morte dans une opération-suicide contre une armée d’occupation, incarne un nouveau visage de la lutte nationaliste. Elle est celle qui ouvrira la voie et deviendra une source d’inspiration pour d’autres après elle. Le 9 avril 1985, elle lance une Peugeot 504 chargée de 200 kg de TNT contre un convoi de l’armée israélienne dans la zone de sécurité de Jezzine. Quelques jours plus tard, le 21 avril 1985, c’est Loula Abboud qui accomplit sa mission-suicide. Au total une dizaine de femmes participeront à la lutte dans ces opérations-martyres au Liban contre l’armée d’occupation et sa milice supplétive, l’ALS (Armée du Liban Sud). L’arrivée de ces nouvelles protagonistes crée la stupeur autant qu’elle suscite l’horreur chez l’ennemi. Ce phénomène paraît inconcevable du fait même que la mort est envisagée dès le départ, ce qui va à l’encontre de l’instinct de survie propre à l’être humain. Ces femmes ne présentent jamais leur acte comme un suicide, mais comme un sacrifice pour une cause noble : la libération d’un territoire bafoué ! Pour ce qui est de l’Irak, le cadre serait plutôt celui d’une dérive, comme nous le verrons plus loin. Ces femmes-martyres (ou femmes-kamikazes) se sont engagées dans cette voie au nom de la lutte nationale de libération, ou au nom de Dieu, ou encore des deux à la fois. Le contexte est essentiel pour comprendre un phénomène globalisé et bien trop souvent défini à travers le paradigme religieux ; or il faut comprendre que la religion n’est qu’un habillage. Cette stratégie du sacrifice de soi s’inscrit pleinement dans une lutte asymétrique. Infliger des pertes humaines et matérielles, fragiliser psychologiquement l’ennemi en mettant l’accent sur sa vulnérabilité, tels sont les objectifs de ces missions-suicides. La femme en choisissant cette voie rompt de manière délibérée avec les normes sociétales traditionnelles. Son entrée dans cet univers est perçue comme une transgression. La candidate au martyre se trouve au centre de contradictions, oscillant entre affirmation de soi et renoncement. Avec la Palestine, le religieux finit par se greffer sur la lutte nationale. Les missions-martyres vont Graffiti à Gaza représentant la martyre Dalal al-Maghrabi surnommée « La mariée de la Palestine ». Dalal al-Maghrabi est une combattante du Fatah qui est morte dans l’attaque qu’elle a perpétrée sur un bus de Tel Aviv. « Mourir est passivité, mais se tuer est acte. » (André Malraux) marquer une nouvelle étape dans la lutte contre Israël. On peut comprendre aisément que Wafa Idriss, première Palestinienne à mener une telle opération contre Israël le 27 janvier 2002, va là aussi créer la surprise. Ces attaques au féminin menées au départ dans le cadre des Brigades des martyrs d’al-Aqsa – branche armée du Fatah – ont un impact psychologique tel que cela va pousser les organisations islamistes jihadistes à emboîter le pas. Le sacrifice de Wafa Idriss a suscité des débats y compris au sein du Hamas et du Jihad islamique, qui bien qu’opposés au départ à la féminisation de ces opérations, ont compris l’intérêt et les enjeux que cela représentait. Certaines de ces femmes ont rejoint les groupuscules uniquement pour accomplir leur mission, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles aient été engagées politiquement. Ces nouvelles icônes sont arrivées à un moment où la lutte nationale palestinienne souffrait d’un déficit de figures emblématiques. La religion est loin d’être le facteur déterminant dans cet engagement des femmes dans la voie du martyre. Elle peut générer une plus grande mobilisation chez ces dernières, mais elle n’explique pas tout. S’il s’avère que les motifs qui poussent les femmes à franchir le pas sont assez similaires à ceux qui conduisent les hommes sur ce même chemin, il est clair que les raisons personnelles ont également leur place. Affirmer son identité, se venger de la mort d’un proche, tout faire pour bâtir un monde meilleur mais dans l’au-delà, faire face à la souffrance imposée par l’autre, reprendre la main sur son destin en choisissant sa mort…voilà autant d’éléments qui peuvent jouer un rôle dans cette destinée choisie. C’est en Irak que le nombre d’opérations a connu une ampleur sans précédent, y compris pour les femmes (surtout entre 2007 et 2010). Cette violence repose sur la terreur, « pierre angulaire » de l’idéologie jihadiste revendiquée alors par Al-Qaïda. Les principales cibles de ces missions opérées par les femmes en Irak sont les Irakiens eux-mêmes : forces de sécurité comme population civile chiite. Beaucoup de ces femmes ont perdu un proche, d’autres se sont retrouvées totalement isolées donc plus vulnérables. Le martyre peut devenir une sorte d’échappatoire ! Certains leaders et religieux de la mouvance jihadiste ont favorisé cette entrée de la femme dans la sphère sacrificielle, y voyant une façon de pallier le manque de volontaires hommes. Ces opérations-martyres en Irak semblent relever plus d’un activisme développé par des femmes désœuvrées ou séduites par une idéologie mortifère, que par des femmes convaincues du bien-fondé de leur engagement pour une cause nationale. La violence n’a pas de genre, l’histoire ne cesse de le prouver aussi loin que l’on puisse remonter dans le passé. Plus une guerre dure, plus ce type d’engagement risque de faire son apparition. Jusqu’à présent la Syrie avait été épargnée par les opérations-martyres menées par des femmes, mais le 5 octobre dernier, Arin Mirkan, âgée d’une vingtaine d’années et membre des Unités de protection du peuple (YPG), branche armée syrienne du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), s’est fait exploser en ciblant les jihadistes de l’EI. Le PKK est connu pour avoir eu recours, dans le passé, à cette tactique. Mais il faut rappeler que ce phénomène des femmes-martyres relève plus de l’exception que du signe avant-coureur d’une tendance appelée à se généraliser. Le monde arabe est un théâtre parmi bien d’autres de ce type de missions-suicides. ■ Carole André-Dessornes, de nationalité française, est consultante en géopolitique, chercheur, Docteur en sociologie et membre associée du CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques) de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. 8 LA PAGE DE TALAL SALMAN Il pleut des livres sur Beyrouth, cette capitale qui a confédéré Le Caire, Damas, Bagdad et bien d’autres ! C’ est par le livre que ma génération s’est introduite à Beyrouth, cette cité enchanteresse qui continue à nous enseigner la lecture. Et on en redemande, dans l’espoir qu’en sachant plus, nous pourrions comprendre mieux et trouver notre chemin vers le futur. Entre l’école et l’université, entre le café et le restaurant, entre la maison et les chambres miteuses à petits loyers juchées sous les toits, il y a toujours eu, pour les jeunes gens issus de la poussière des capitales ou des blés verts de nos campagnes, des promesses éternelles de livres sur les trottoirs. Les bibliothèques n’étaient pas nombreuses, les maisons d’édition non plus, et l’insuffisance de nos piastres ne pouvait prétendre à l’achat de ces livres aux couvertures pourtant banales, mais où brillaient les noms poétiques de leurs illustres auteurs. Les livres qu’on achetait, après d’autres qui les avaient maintes fois lus avant nous, nous offraient à foison leurs sujets et leurs titres. C’étaient des romans de passion ou d’amour, dont les dernières lignes étaient escamotées, nous privant de la jouissance du dénouement. Il y avait les biographies, les livres historiques ou encore les romans policiers. Plus rares, voire presque inexistants, étaient les essais politiques, ou les mémoires de personnalités célèbres qui avaient opéré des changements et initié des événements majeurs ; s’il nous arrivait d’en trouver un ou deux sur le trottoir du libraire, des pages entières en manquaient ou ils étaient considérablement abîmés. Les plus importantes imprimeries se trouvaient au Caire : Dar al-Maâref, Dar al-Hilâl, et par la suite, Dar al-Qawmiyya, qui nous a inondés d’une profusion de livres et de sujets, certains traduits, avec de nombreuses autobiographies, mais aussi des ouvrages de philosophie, de psychologie et d’art. Damas rivalisait avec Alep dans le domaine de la publication, mais il fallait aussi compter avec Bagdad et ses trésors cachés de poèmes, de romans et d’études sur le patrimoine. Certains trottoirs, dont les plus fréquentés se trouvaient en face de l’immeuble Azariyyé, au cœur de Beyrouth, ou dans les alentours de l’Université américaine, se sont transformés en expositions permanentes de livres hétéroclites, dont la majorité était déjà passée de main en main, et dont quelquesuns seulement n’étaient pas lacunaires et possédaient encore toutes leurs pages. L’on pouvait parfois deviner l’identité de certains lecteurs grâce à leurs annotations dans les marges. C’était un réel plaisir de lire les commentaires ou les notes de celui qui avait lu le livre avant nous... Certains avaient même inscrit des pensées, imaginant peut-être les reprendre un jour. Vers la fin des années cinquante, Beyrouth s’imposa à l’ensemble du monde arabe dans les domaines de l’édition et de la publication. Des conflits politiques s’étaient instaurés entre ceux qui s’imaginaient être les défenseurs de la conscience du peuple et de ses aspirations, et ces États qui, directement ou au travers d’hommes d’État liges, voyaient dans les appels au changement une volonté d’hégémonie égyptienne camouflée sous la bannière de l’arabisme. L’arabisme semblait pouvoir se ramasser en un seul État depuis la naissance de la République arabe unie, suite à la proclamation de l’union entre l’Égypte d’Abdel Nasser et la Syrie, celle-ci assiégée par de fortes pressions occidentales, sous couvert des alliances étrangères (le pacte de Bagdad, le projet Eisenhower…). Éclata alors la guerre politique, dont les armes favorites étaient la culture en général, et l’information en particulier. Par voie de conséquence, la presse et les maisons d’édition, au Liban, furent dynamisées : de nouveaux journaux et revues politiques apparurent, de nouvelles tendances culturelles émergèrent, pro-arabes ou prooccidentales, modernes ou fumistes, traduites ou retranscrites. La poésie se divisa en deux parties : classique et moderne, du moderne en prose sans rythme, ou du rythmé sans rimes, voguant au gré des nouvelles vagues culturelles venues des capitales occidentales. Beyrouth avait des allures de Caire et de Damas. En même temps, un autre front s’y affirmait, celui du Bagdad de Nouri el-Saïd, puis un troisième, celui de l’Arabie saoudite et du Koweït. (...) Il n’est pas présomptueux de dire que Beyrouth est actuellement l’imprimerie et la maison d’édition principale du monde arabe. Des dizaines de maisons d’édition y ont proliféré, en association ou en collaboration avec des maisons algériennes ou marocaines, sans oublier que certaines maisons égyptiennes ont ouvert des succursales ou se sont associées à des maisons libanaises, ou encore ont carrément adopté l’identité libanaise pour des raisons politiques. D’autre part, de nombreuses compagnies ont été créées, associant des maisons d’édition occidentales (françaises, allemandes, italiennes ou britanniques) à des maisons libanaises, si bien que les imprimeries de Beyrouth fonctionnent à plein régime... Il n’est pas non plus présomptueux de dire que plus de mille publications périodiques (munies de leur permis de publication) paraissent actuellement à Beyrouth, dont la plupart à un rythme hebdomadaire, traitant de sujets artistiques ou sociaux ; d’autres ont une périodicité mensuelle, quand certains paraissent au gré du vent, rapportant des événements mondains, à l’affût des soirées et cocktails de personnalités en vue, des stars de la chanson boiteuse et de leurs vidéo-clips en conserve. Certains magazines sont publiés dans le but d’être exportés : ils sont soit rédigés à Beyrouth pour des gens du Golfe, soit rédigés dans les pays du Golfe pour être ensuite publiés à Beyrouth, là où il n’y a ni censure ni restrictions, puisant leurs sujets à tous les râteliers sans jamais les épuiser, à peine de quoi titiller le palais des lecteurs. Beyrouth, Capitale permanente du Livre. Dans un passé récent, elle représentait la rue nationale arabe, que les manifestants des causes arabes justes pouvaient occuper. Il est dommage que les guerres civiles et les scissions communautaires et sectaires aient fermé cette rue, la transformant en ferment de crainte pour le présent et l’avenir. Et pourtant… Beyrouth, ce forum intellectuel et littéraire, cette maison d’édition, cette imprimerie, ce livre, ce journal du matin et cette télévision du soir, continue à briller. Elle ne cesse d’aimanter les rencontres de ceux qui continuent à résister au désespoir et qui, bien qu’accablés par le poids des ans, s’obstinent à faire naître une aube plus prometteuse. Les maisons d’édition nous servent des livres à profusion, au fil des heures, dans un catalogue riche et varié, même si les expérimentations poétiques et les tentatives d’écriture romanesque y tiennent une place considérable. Mais les livres historiques, les mémoires politiques, les études sociales et économiques s’offrent également en nombre et en qualité, d’autant plus qu’ils s’aventurent au-delà du point de vue local pour englober des points de vue arabe et international. Beyrouth n’est plus la remplaçante du Caire, de Bagdad ou de Damas. Elle est toutes ces capitales à la fois. Elle est la fierté des Libanais qui s’enorgueillissent de leurs ancêtres qui ont créé l’alphabet, alors que l’Europe bafouillait encore à la recherche de sa langue. ■